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Document généré le 14 sep. 2018 01:33 Études françaises Le Père du Tertre Chateaubriand et ses précurseurs français d’Amérique Volume 4, numéro 3, août 1968 URI : id.erudit.org/iderudit/036333ar DOI : 10.7202/036333ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les Presses de l’Université de Montréal ISSN 0014-2085 (imprimé) 1492-1405 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article (1968). Le Père du Tertre. Études françaises, 4(3), 293–296. doi:10.7202/036333ar Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique- dutilisation/] Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1968

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Études françaises

Le Père du Tertre

Chateaubriand et ses précurseurs françaisd’AmériqueVolume 4, numéro 3, août 1968

URI : id.erudit.org/iderudit/036333arDOI : 10.7202/036333ar

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Éditeur(s)

Les Presses de l’Université de Montréal

ISSN 0014-2085 (imprimé)

1492-1405 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet article

(1968). Le Père du Tertre. Études françaises, 4(3), 293–296.doi:10.7202/036333ar

Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des servicesd'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vouspouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/]

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Universitéde Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pourmission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org

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LE PÈRE DU TERTRE

Un dominicain, le P. du Tertre (1610-1687), s'est fait, avantson frère en religion le P. Labat, l'historiographe des Antilles. Il y aséjourné dix-huit ans, de 1640 à 1658, et en a publié l'Histoire généraleen 1667. Si Labat, par sa \erve sarcastique, offre assez d'intérêtlittéraire pour avoir été réédité de nos jours, du Tertre vise plutôt àl'exactitude: il s'exprime en «témoin oculaire», avec, dit-il, «lesoin particulier de rejeter tout ce qui m'a paru douteux». Chateau-briand l'a lu et le cite. Il y trouvait une fois de plus l'éloge desSauvages, de leur « physionomie rude et mélancolique », de leur sim-plicité naturelle. Nous reproduisons un de ses chapitres le- plu*scaractéristiques à cet égard.

L'homme à l'état de nature

Les Sauvages de ces Isles sont les plus contens, les plusheureux, les moins vicieux, les plus sociables, les moinscontrefaits, & les moins tourmentez de maladies, de toutesles nations du monde. Car ils sont tels que la nature les aproduits, c'est a dire, dans une grande simplicité & naifveténaturelle: ils sont tous égaux, sans que Ton connoissepresque aucune sorte de supériorité ny de servitude ; & àpeine peut-on reconnoistre aucune sorte de respect, mesmeentre les parens, comme du fils au père. Nul n'est plus riche,ny plus pauvre que son compagnon, & tous vnanimementbornent leurs désirs à ce qui leur est vtile, & précisémentnécessaire, & méprisent tout ce qu'ils ont de superflu, commechose indigne d'estre possédée.

Ils n'ont point d'autre vestement, que celuy duquella nature les a couverts. On ne remarque aucune policeparmy eux : ils vivent tous à leur liberté, boivent & mangentquand ils ont faim ou soif, ils travaillent & se reposentquand il leur plaist : ils n 'ont aucun soucy, ie ne dis pas dulendemain, mais du desjeusner au disner, ne peschant ou ne

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chassant que ce qui leur est précisément nécessaire pour lerepas present, sans se mettre en peine de celuy qui suit,aymant mieux se passer de peu, que d'acheter le plaisird'une bonne chère avec beaucoup de travail.

Au reste, ils ne sont ny velus ny contrefaits : au con-traire, ils sont d'vne belle taille, d'vn corsage bien propor-tionné, gras, puissans, forts & robustes, si dispos, & si sains,qu'on voit communément parmy eux des vieillards de centou six vingts ans, qui ne sçavent ce que c'est de se rendreny de courber les épaules sous le faix des vieilles années, &qui ont fort peu de cheveux blancs, & à peine le frontmarqué d'une seule ride.

Que si plusieurs ont le front plat & le nez camus, celane provient pas d'vn défaut de nature, mais de l'artificede leurs mères, qui mettent leurs mains sur le front de leursenfans pour l'aplatir & l'élargir tout ensemble, croyant quepar cette imposition de mains, ces pauvres petits reçoiventtoute la beauté de leurs visages ; & parce que cette premierefigure imprimée dés la naissance de l'enfant changeroit avecl'âge : les mères tiennent fort souvent leurs mains appli-quées dessus le front de leurs petits, de peur qu'elle nechange.

Les Chassieux, les Chauves, les Boiteux, & les Bossus, ysont très-rares. Il s'y rencontre peu de frisez, mais pas unseul qui ayt les cheveux blonds ou roux, haïssant extrême-ment ces deux sortes de poil. La seule couleur du cuir lesdistingue d'avec nous; car ils ont la peau bazanée commela couleur d'olive, & mesme le blanc des yeux en tient unpeu.

Plusieurs ont asseuré que cette couleur ne leur estoitpas naturelle, & que naissans blancs comme les Europeans,ils ne deviennent ainsi bazanez qu'à force de se peindre &se froter du Roiïcou. Mais une preuve manifeste de lafausseté de cette proposition, est que nous avons quantitéd'enfans Sauvages parmy nous, sur lesquels on n'a jamaisappliqué aucune de ces couleurs, qui neantmoins ne laissentpas d'estre bazanez comme les autres.

Ils ont le raisonnement bon, & l'esprit autant subtilque le peuvent avoir des personnes, qui n'ont aucune

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teinture des lettres, & qui n'ont jamais esté subtilisez &polis par les scieces humaines, qui bien souvent en noussubtilizant l'esprit, nous le remplissent de malice: & ie puisdire avec vérité, que si nos Sauvages sont plus ignoransque nous, qu'ils sont beaucoup moins vicieux, voire mesmequ'ils ne sçavent presque de malice que ce que nos Françoisleur en apprennent.

Ils sont grands rêveurs, & portent sur leurs visages unephysionomie triste & mélancolique. Ils passent des demy-journées entières assis sur la pointe d'un roc, ou sur la rive,les yeux fichez en terre ou dans la mer, sans dire un seulmot. Ils ne sçavent ce que c'est de se promener, & rientà pleine teste, lors qu 'ils nous voyent aller par plusieurs foisd'un lieu à l'autre sans avancer chemin, ce qu'ils estimentpour une des plus hautes sotises qu'ils ayent pu remarqueren nous.

Ils se piquent d'honneur, mais ce n'est qu'à nostreimitation, & depuis qu'ils ont remarqué que nous avons despersonnes parmy nous, ausquelles nous portons beaucoupde respect, & déferons en tout : Ils sont bien aises d'en avoirde semblables pour Comperes, c'est à dire pour amis, des-quels ils prennent en mesme temps le nom, pour se rendreplus recommandables, & leur font porter le leur, & taschentaussi pour cette mesme fin de les imiter en quelque chose.

Vn jour un des plus anciens de la Dominique, nomméAmichon, ayant veu Monsieur le Gouverneur de la Marti-nique, avec un grand mouchoir à la matelote autour de soncol, que nous appelions communément Cravatte, il crûtavoir chez soy dequoy se faire considérer, en imitant sonCompere, c'estoit le lezé d'une vieille toille, d'une voilede Chaloupe, de laquelle il se fit deux ou trois tours aucol, laissant pendre le reste devant soy. Il vint à la Guade-loupe en cet équipage, où il appresta à rire à tous ceuxqui le virent ainsi ajusté. Ie m'enquis bien sérieusement deluy, pourquoy il s'estoit ainsi accômodé, & il me réponditd'un ton fort grave & sérieux, que c'estoit come son Com-pere du-Parquet. Mais en vérité, quelques grands désirsqu'ils ayent d'estre honorez, ils n'ont pas de point d'hon-neur que 1'interest d'un petit Cousteau, d'un grain de cristal,

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d'un verre de vin, ou de brusle ventre (c'est ainsi qu'ilsappellent l'eau de vie) ne leur fasse fouler aux pieds.

Ils sont d'un naturel bénin, doux, affable, & compa-tissent bien souvent, niesme jusqu'aux larmes, aux maux denos François, n'estant cruels qu'à leurs ennemis jurez.

(Histoire générale des Antilles, Paris, Jolly, 1667, t. II , p. 357-359.)