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LE PEUPLE DES CARRIÈRES Voyage dans la culture granitière du Pays de Dinan ÉDITIONS APOGÉE

Le Peuple des carrières

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Le patrimoine des carrières de granit est riche — riche de techniques, d'histoires, des paysages qu'il a dessinés… Pourtant, il est quasiment méconnu. Cet ouvrage lui rend donc justice, ainsi qu'aux hommes et femmes qui l'ont façonné et continue de le faire vivre.

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un outil, une pierre taillée, une machine abandonnée à la rouille : dans une forme d’archéo-logie contemporaine enthousiasmante, nombre de carrières peu à peu recouvertes de végéta-tion, laissent deviner les traces d’une formidable activité humaine. dans le bassin granitier au sud-ouest de dinan (côtes-d’armor), la pierre retient encore l’écho des innombrables cliquetis de la massette qui ont quotidiennement émaillé la campagne.

des générations de carriers s’y sont succédé pour approvisionner en matériau noble les bâtis-seurs de nos bourgs et de nos villes. une grande époque parcourt 150 années qui vont du début de l’industrialisation des carrières au milieu du 19e siècle jusqu’à nos jours, à travers plusieurs crises économiques.

autant que les paysages, ce dur labeur a lente-ment façonné les mentalités : découvrez comment, de simple moyen de locomotion des ouvriers, le vélo est devenu un sport populaire ; comment l’ar-rivée de carriers étrangers a ouvert la population locale à d’autres horizons, notamment celui des combats syndicaux.

Les auteurs de ce livre nous révèlent la richesse de cette mémoire ouvrière à travers des témoi-gnages et l’exploitation de nombreuses archives privées, mais aussi en portant un regard actuel. car interroger le patrimoine, c’est nourrir le présent. Pour que cette industrie qui se défend et innove reste bien vivante.

25 €ISBN 978-2-84398-385-6

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© Éditions Apogée, 2011ISBN 978-2-84398-385-6

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Ouvrage collectif du bassin granitier en Pays de Dinan

LE PEUPLE DES CARRIÈRESVoyage dans la culture granitière

Éditions Apogée

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Entrez en vousFaites comme chez moiEt ce que vous direz,moi je l’écrispuis je le dis,dès aujourd’huipas plus tard que cet après-midi.

LS

Chaque pays possède un patrimoine technique, historique et humain. Celui des carrières de granit est quasiment inédit. Il manquait un ouvrage témoin de l’épopée du plus vieux métier du monde ! Un groupe d’amateurs attentifs à l’histoire d’un de ces bassins industriels centré sur la pierre, au sud-ouest du Pays de Dinan, a décidé de relever le défi .

Humblement mais avec sérieux, les auteurs ont accepté de se former et de rédiger eux-mêmes le contenu d’un livre. Ils ont taillé et ciselé les articles avec la même application que le tailleur de pierre consacre à son ouvrage. C’est un travail culturel de longue haleine, véritable démarche citoyenne à laquelle les auteurs ont associé toutes les personnes qui leur ont livré leurs souvenirs, leurs photos et leurs documents. Le livre a ouvert aussi ses pages aux habitants pour qu’ils participent pendant ces trois années aux ateliers de création artistique proposés par le Peuple des carrières, dans le but d’en enrichir l’imagerie : photos, dessins, œuvres textiles, sculptures monumentales. En résumé les auteurs ont voulu qu’il soit beau, facile à lire, largement illustré.

Son contenu retrace une histoire vécue dans tout le bassin granitier. Il atteste l’existence d’un patrimoine architectural dense et de paysages profondément marqués par l’activité d’une multitude de petites et moyennes entreprises. Il évoque des hommes et des femmes venus d’horizons divers. Au fi l des décennies cette population ouvrière a donné au territoire une identité forte et métissée.

Les granitiers de toutes les générations méritaient cet hommage. Il s’adresse aussi à leurs familles, à leurs descen-dants et à toute la population des communes concernées afi n que chacun prenne la dimension remarquable de cette culture ouvrière et de son infl uence sur le paysage humain d’aujourd’hui. Au-delà il ne peut laisser indifférents ceux qui s’intéressent à l’histoire, au patrimoine, à l’environnement et aux grandes aventures sociales.

Un tel document constitue également une passerelle entre le passé, le présent et l’avenir d’une région. Il doit permettre d’attirer l’attention sur l’activité granitière qui aujourd’hui se défend et innove face à la crise de l’industrie de la pierre. Il interpelle aussi les responsables publics sur l’avenir des sites en friche dont on pourrait inventer une seconde vie à voca-tion touristique, économique et culturelle.

Mets des cailloux dans tes poches, dans tes coffres. Tu seras riche en cailloux.

Le collectif Peuple des carrières

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S O M M A I R E5 / Le mot des collectivités7 / Le mot du Peuple des carrières9 / Avertissement12 / Le soir, ça sortait au plein de la route13 / La pierre et les carriers avant tout15 / Le développement par le rail17 / Histoire d’un site phare : La Pyrie au Hinglé20 / Il y a granite et granit23 / Toutes les ressources du sous-sol25 / Différents modes et sites d’exploitation de la pierre28 / La carrière à l’ancienne30 / L’outillage traditionnel des carriers32 / L’évolution des techniques34 / Les métiers de la carrière37 / La forge et les forgerons40 / Histoire d’un site : Languédias, une relation passionnée avec la pierre44 / La condition ouvrière46 / Être mousse49 / Les débuts de la formation professionnelle51 / Sécurité et accidents53 / La silicose, maladie sournoise du carrier55 / Les salaires57 / Histoire d’un site : Le Maroc à Mégrit59 / La rondes des carriers et le trimard61 / Des cultures ouvrières partagées64 / L’installation d’une famille italienne65 / Grèves et syndicat68 / Des lieux d’éducation populaire72 / Des carriers dans la Résistance

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74 / Éléments d’une histoire syndicale et politique des carriers, 80 / Histoire d’un site et d’une invention solidaire : La Coopée à Bobital83 / La vie au quotidien84 / Les conditions de vie des travailleurs immigrés87 / Les femmes de granitiers92 / Les commerces94 / Fêtes et traditions96 / Le vélo véhicule98 / Terre de cyclisme100 / Le Ruban granitier breton102 / La reconstruction d’après-guerre104 / Rioche, l’entrepreneur106 / La relance des années soixante, l’intervention politique108 / La vogue du pavillon néo-breton et des cheminées, une bouffée d’oxygène109 / Histoire de carrière aux Grandes-Landes à Brusvily113 / L’actualité des entreprises115 / Les artistes du granit119 / Puche, l’autodidacte122 / Histoires de pierre124 / Le patrimoine de la pierre126 / Les paysages de carrière et l’environnement130 / Histoire et le devenir d’un projet citoyen133 / Un éclairage géologique sur les granites du massif de Dinan135 / De l’âge de pierre au temps des carrières, chronologie de l’exploitation du granit sur le bassin de Dinan137 / Les mots et expressions de la pierre139 / Références bibliographiques141 / Remerciements

Toutes les citations non signées en tête ou en fi n de chapitre sont des écrits d’élèves ou d’adultes issus des ateliers initiés par le Peuple des carrières. Les citations notées LS sont extraites des textes du « scrimardeur » Michel Le Brigand, qui a œuvré pour mettre en valeur la parole des habitants dans le cadre de la préparation de ce livre.

Pour les mots suivis d’un astérisque, se référer à « Les mots et expressions de la pierre », p. 139.

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LA CARRIÈREÀ L’ANCIENNE

Mineur de fond fallait pas brûler la pierre.

Le carrier, c’est ainsi qu’on appelle au début du siècle dernier celui qui « tire la pierre ».Lorsque l’on entame l’exploitation d’un nouveau gisement, après qu’on a enlevé la

terre, le granit apparaît en couches horizontales minces de 10 centimètres environ, sépa-rées par une fi ne épaisseur d’argile. Le travail consiste à enfoncer à la masse plusieurs coins métalliques qui progressivement soulèvent la couche et par force la cassent. Un cric à crémaillère et des barres en fer achèvent le travail. La couche ainsi levée est cassée à la masse pour faire de « la maçonne* » et des dalles.

Plus la carrière est profonde, plus les bancs sont épais. Il faut utiliser la barre à mine en acier « suédois » pour forer le granit et un explosif appelé poudre noire. Cette poudre n’a pas un effet « brisant » mais « coupant ». Le dosage d’explosif résulte d’un calcul du volume à extraire. Un ouvrier de Brusvily, qui a travaillé aux Grandes-Landes et pratiqué ce genre d’extraction dans les années cinquante, témoigne : « Il fallait être trois ouvriers ; le premier tenait la barre à mine ronde qui faisait 60 à 80 cm de longueur ; l’extrémité était forgée

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Ci-contre : Carrière familliale en Centre Bretagne, Mathurin Méheut, coll. Musée de Bretagne, Rennes.Ci-dessous : Vue spectaculaire d’une grue et d’une chèvre de la carrière de La Coopée, coll. privée.

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en V pour être coupante. L’ouvrier était assis sur le banc, les jambes écartées et tenait verticalement le burin. Les deux autres frappaient à coups de masse chacun leur tour sur la tête du burin, qu’il fallait faire tourner d’un quart de tour après chaque coup pour ne pas le coincer. De temps en temps, avec une curette, il fallait vider le trou ainsi formé en enlevant la poussière. Dans les trous alignés on introduisait de la poudre noire puis une bourre de sable pour permettre à l’explosif de séparer le banc du front de taille ». Le carrier s’est appelé alors « mineur ». Quand il s’est spécialisé, il est devenu « le chef de fond ».

Pour les manœuvres au fond, c’est dur et dangereux : « On montait les pierres de taille fi nies à bras sur une civière. » « On se mettait à quatre ou six gars. Les plus gros cailloux, on les faisait avancer sur des rondins de bois. Je me souviens de ma première bordure, ils l’ont portée à deux avec un bois, ils l’ont culbutée en arrivant. Le premier travail, ça marque ! » Il faut également tirer sur des chaînes pour faire monter les blocs de plusieurs tonnes. Les accidents sont graves.

Les Italiens sont à l’origine d’un progrès technique important pour la fente des blocs : les « potées* ». Les Français ne connaissaient pas cette méthode : eux utilisaient des coins en bois qu’ils arrosaient d’eau pour que le bois gonfl e et que la pression exercée éclate le bloc. Avec le système des potées, on fait de petits trous dans la pierre et on y insère des coins métalliques, puis on tape dessus avec une masse. Gain de temps considérable !

« Y avait pas de matériel à l’époque : on faisait des angles, des crochets, des lancis, des linteaux, tout bouchardé à la 100 dents *, au marteau à main. »

Ci-dessus, de haut en bas : Outils et coins de fer pour la fente d’un bloc par la technique des potées, diapo-club Léhon.Restes d’un wagonnet à Languédias, coll. PDC.Bloc de Languédias équarri par la méthode des trous de fora-tion et des coins, coll. Chauris.

Ci-contreEn haut : Geste traditionnel du tailleur de pierre, coll. privée. En bas : Chargement d’un camion en 1938, coll. privée.

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LES MÉTIERSDE LA CARRIÈRE

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Mangeur de terrecoupeur d’arbrejongleur de feuillesouffl eur de verreet surtout tailleur de pierrecarj’ai caressé, j’ai mesuréj’ai palpé la pierrej’ai pris la forme avec mes mains.

Un ancien contremaître se souvient de la composition complète du personnel de l’entreprise où il travaillait, offrant ainsi un panorama complet des métiers traditionnels d’une carrière.

« Il y avait environ deux cents employés dans l’entreprise. Le patron était René Rioche. M. Simon était le directeur et M. Helleux le comptable. Au bureau d’études, il y avait quatre personnes : Houel, Déqué, Bérichel (adjoint de Simon), Massard.

La carrière fonctionnait de la façon suivante :– une équipe d’extraction des blocs, commandée par Bodin,– une équipe de fendeurs au grand hangar, avec Fleury comme contremaître,– une autre équipe de fendeurs au centre, avec Cosson,– à la taille des pierres, les contremaîtres étaient Gicquel, Herbert et ensuite Royer,– il y avait aussi une petite équipe pour faire des cheminées et des travaux délicats, y

compris de la sculpture.Pour les monuments funéraires, il y avait Maillard, et Armange ; au polissage : Baron.Il y avait aussi les forgerons : Maillard, Boyer et Bidan,– une équipe de mécaniciens : Fresnel, Bouexière, Carré,– une équipe de 6 ou 7 moëllonneurs qui taillaient des restes de pierre pour faire des

murs : Bouxière, Rouillé.Il y avait une importante fabrique de parpaings dont le responsable était Delépine.

On fabriquait des parpaings avec de la pierre concassée, du sable et du ciment. Un énorme concasseur fournissait sable et gravillons à partir des déchets. Des manœuvres ramassaient les déchets de pierre et les chargeaient pour les concasser.

Il ne faut pas oublier les chauffeurs : Boulier, Badouard et Commereuc, conducteurs d’engins.

Le métier était très dur. Les tailleurs de pierre étaient correctement payés car ils étaient à la tâche. Les manœuvres étaient peu payés. Il y a eu une grève importante dans les années soixante pour améliorer les salaires. Elle a duré dix jours, voire plus. Cela s’est terminé en queue de poisson. »

Puis ce contremaître décrit ses propres tâches. « Moi je suis rentré comme contremaître ; j’étais chargé de contrôler tout ce qui partait de la carrière, en produits fi nis. Je commençais 20 minutes avant l’ouverture pour remettre le courant, préparer les compresseurs et les mettre en marche, afi n que les ouvriers puissent faire fonctionner leurs outils à air comprimé dès l’ouverture. Ensuite, pour chaque commande, tous les éléments étaient regroupés suivant un plan établi par le bureau d’études. La commande est mise sur des palettes métalliques, déposées sur le parking à l’aide d’un pont transbordeur ; chaque pierre portait une lettre et un numéro peints. Après avoir effectué le contrôle, je devais établir un bon de livraison détaillé ; lors du chargement dans le camion, je pointais chaque élément pour rédiger un bon de livraison dont le double restait au bureau de la carrière. »

Un carrier témoigne de son passage d’une activité à une autre et de sa découverte des « métiers sur le tas ». « Des métiers, j’en ai connu, dans les carrières ! Le premier, ce fut

Fendage avec des coins d’une trentaine de centimètres, de gros blocs qui viennent d’être extraits, diapo-club Léhon.

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De gauche à droite et de haut en bas (diapo-club Léhon):Extraction de blocs par le système des longs trous de foration verticaux.Découpe des plaques détachées du front de taille en des blocs transportables.Le chargeur accède au fond de la carrière par une rampe, pour récupérer les blocs.Le fendeurBouchardage au marteau pneumatique à main.Bouchardage au marteau pneumatique sur rouleau.

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HISTOIRE D’UN SITE :

LANGUÉDIAS, UNE RELATIONPASSIONNÉEAVEC LA PIERRE

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« Les débuts de l’exploitation du granit à Languédias se perdent dans la nuit des temps. Ils témoignent de l’aptitude des premiers prospecteurs à l’identifi cation des gisements de valeur. Résistant à l’érosion, le granit de Languédias s’est constitué en buttes. Ces affl eurements ont certainement facilité sa reconnaissance précoce », observe le professeur Louis Chauris. Il poursuit en citant Jollivet : « À Corseul, presque tous les blocs de grand appareil d’origine antique conservés sur place — près d’une centaine — sont en granit de Languédias. » Il ajoute « les témoignages écrits anciens confi rment la réputation de cette pierre connue naguère sous le nom de Querignan 13. »

À l’époque contemporaine, l’information donnée par Éric Rondel 14, à propos du chômage, en 1879 faute de commandes, « de 38 ouvriers ayant à nourrir 119 personnes », témoigne d’une certaine activité au 19e siècle. Cependant l’activité prend un essor important entre 1920 et 1940. Un ouvrier né en 1924, habitant Languédias et très engagé dans la vie locale, se souvient très bien qu’en 1938, quand il commence à travailler comme apprenti à 14 ans, il y a alors trois grosses carrières en activité : Tertre Isaac, dirigée par Joseph Béthuel, Le Houx, dirigée par Eugène Cocheril, maire de Languédias à l’époque, Bel-Air, dirigée par Olivier Béthuel. Puis, selon les propos de l’ancien carrier, la commune a connu environ 25 carrières après la seconde guerre mondiale.

« La pierre de Languédias, déjà recherchée à l’époque gallo-romaine, est encore aujourd’hui, l’un des granites bretons les plus estimés. C’est un granit plus fi n que celui de Brusvily, de couleur gris perle à beige » explique Louis Chauris, grand connaisseur du bassin. « Il tient sa variété de couleur de la nature géologique du sous-sol granitique, précise un ancien exploitant. Là comme ailleurs, le granit se présente, sous forme de couches horizontales, de plus en plus épaisses en allant en profondeur. Celles-ci sont espacées par des joints de glaise et traversées verticalement par des fractures à travers lesquelles s’infi ltre l’eau. C’est elle qui va teinter en les oxydant, certains niveaux du gisement (les beiges) et pas d’autres (les gris ou les bleus). »

13. Louis Chauris, revue Association bretonne.14. Éric Rondel, Languédias et son abbaye : Beaulieu.

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À l’évidence le granit de Languédias est un très beau matériau, offrant d’excellentes aptitudes au façonnement. Il faut sans doute s’interroger avec Louis Chauris sur le fait qu’une si belle roche soit exploitée à Quélaron pour obtenir du gravier et du sable grossier pour béton, et ceci à raison de 2 000 tonnes par jour. Rappelons que dans ses prestigieuses utilisations, le granit de Languédias a fourni les 14 500 m2 de pavés et les 2 000 m2 de dalles de la cour Napoléon au Louvre.

Cette relation passionnée avec le granit, de nombreux noms de famille l’illustrent, aussi bien chez des générations d’ouvriers de père en fi ls, que chez les patrons de carrières. Certaines entreprises qui existaient dans les années cinquante sont toujours présentes un demi-siècle plus tard. Les entreprises André et Hillion en particulier, pendant trois générations, ont exploité plusieurs sites à Languédias et font ainsi partie des grandes familles granitières de la région.

De source orale, la carrière de La Touche actuellement usine de taille de matériaux pour le bâtiment et la voirie, est probablement en activité dès la fi n du 19e siècle. En novembre 1956, Élie Hillion reprend l’extraction et construit des ateliers de taille qui produisent des éléments pour la construction. L’embauche de 9 salariés en 1957 puis de 10 en 1958 va donner de l’importance à l’exploitation. Deux des fi ls, André et Daniel, rejoignent l’entreprise dans les années soixante. En 1966, une SARL est créée, le troisième fi ls s’y associe en novembre 1968. En 1976, cette société emploie jusqu’à 83 ouvriers sur trois sites, dont 70 à Languédias. Dans les années 1980, l’extraction s’arrête dans l’excavation initiale qui est inondée ; la carrière s’étend au nord sur une plus grande surface. Dans les années 1990, de nouveaux ateliers sont édifi és en tenant compte du changement de production : les éléments pour la voirie (dalles, pavés, bordures) mobilisent maintenant l’essentiel du travail. Un transformateur et un compresseur sont installés à proximité pour

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Page 40 :En haut : Les frères Hillion avec un groupe d’ouvriers à la carrière du Houx en 1960, coll. privée.En bas : Bloc de granit de Languédias, diapo-club Léhon.

Ci-dessous :Deux générations de la famille André et des ouvriers vers 1930, coll. privée.

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LA CONDITIONO U V R I È R E

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« Pour le choix du métier, c’était simple ! Il n’y avait pas autre chose ! » Le bassin ouvrier a fi xé des générations de fi ls de paysans, obligés sans cela de s’exiler vers les villes pour trouver du travail. Habitués à un monde rude et aux gros travaux, ils ne rechignent pas à la besogne, pas plus que les fi ls de « picotous » qui suivent les traces de leurs aînés.

Dans les années 1930-1940 encore, les ouvriers vont au travail à pied la plupart du temps, et en sabots. Si la carrière est proche, ils rentrent manger chez eux sinon, ils emportent leur gamelle ou leur casse-croûte avec un litre de cidre : « On faisait des journées de dix heures avec pas grand-chose dans la musette. On mangeait sur le chantier au pied du morceau ! »

Par tous les temps, les carriers doivent travailler dehors ou dans des lieux mal abrités. « L’hiver, sur l’échelle en ferraille, avec le gel, les mains restaient collées ! Des jours il faisait tellement froid, j’ai vu des ciseaux et des poinçons accrochés à nos mains ! » « Les gerçures et les écorchures ne guérissaient pas ! »

« Dans les hangars, il n’y avait pas grand espace. C’était serré, on était nombreux à travailler côte à côte. Il y avait beaucoup de bruit, on respirait des poussières de pierre, les éclats de pierre volaient dans les yeux ! Et en plus il y avait plein de courants d’air. » L’hiver il gèle, l’été c’est la fournaise.

Les carriers qui travaillent au fond peinent encore plus que les autres : « Les extracteurs, les pauvres vieux, ils travaillaient dans des conditions ! Ils faisaient des trous debout, des trous à plat. Ils restaient toute la journée au fond. Quand il pleuvait trop, on les remontait dans les hangars pour casser les cailloux et les faire sécher ! »

La pénibilité vient aussi du fait que, avant les années cinquante, tout le travail se fait à la main dans la plupart des carrières : « À mes débuts en 1945, on était obligés de porter à la civière ! Pour les gros blocs, on faisait rouler sur des rondins de bois. Des troncs de trente chargés toute la journée, les gars en avaient plein les bras ! » « Les premières semaines, j’étais manœuvre au chargement de la maçonne dans les camions. Nous n’avions pas de gants. Au bout de quelques jours, j’avais les mains en sang. Cela a été ma première revendication, ceci début des années cinquante ! »

Conditions de vie diffi ciles, peu d’accessibilité aux soins, journées de travail longues, exposition permanente aux dangers, limitent la longévité chez les carriers : 65 ans en moyenne dans les années cinquante. « Les ouvriers ne s’arrêtaient pas beaucoup, ils

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étaient solides mais quand ils s’arrêtaient c’était pour de bon ! » Il arrive même qu’ils ne voient pas de retraite du tout : « Oh ! Le Grand Morin, il ne se relevait jamais, il arrosait le caillou avec sa sueur. Il était mort qu’il tapait encore ! »

Pourtant certains n’hésitent pas à dire que la modernité et l’arrivée du machinisme après 1950 n’apportent pas que des points positifs : « L’arrivée des outils pneumatiques a été un progrès mais il y a eu en contrepartie plus de bruit, plus de poussière, plus de vibrations au niveau des bras et des mains. « Avec le chalumeau pour découper la pierre, ça faisait un de ces bruits ! On aurait dit un avion à réaction qui décollait ! »

Les machines ont cependant allégé le travail de l’homme. « On était physiques » confi rme un ancien ouvrier. Aujourd’hui encore, le métier le reste.

Dans les années soixante-dix, d’autres choix professionnels s’offrent aux carriers encore jeunes, qui préfèrent opter pour une reconversion : « Quand j’ai quitté la carrière, j’ai pris mes sabots,

ma massette, mes affaires ; je les ai attachés sur le porte-bagages de ma mobylette. Les anciens n’étaient pas contents et me critiquaient. Ils savaient que j’avais raison mais eux ne pouvaient plus faire autrement. C’est Marcel qui m’avait appris le métier de tailleur de pierre. Neuf ans plus tard, c’est lui aussi qui m’a appris mon métier à l’hôpital psychiatrique. »

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Page 44 : Cabane de carriers, coll. privée.Atelier de taille sous le hangar, coll. privée.

Ci-dessus : Feuillet de compte de la caisse de solidarité, coll. privée.Transport de blocs par wagonnet, coll. privéeCi-contre : Le tailleur à la tâche, aquarelle, Gildas Chasseboeuf.

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Hillion aux Grandes-Landes à Brusvily. À chaque fois que je changeais, c’était pour la paie. C’est moi qui allais voir les employeurs pour offrir mes services. Si la paie était meilleure, j’y allais. »

Plus rarement, c’est le patron qui vient chercher le tailleur de pierre. Il arrive un soir ou un dimanche matin au domicile du compagnon. Après discussion, au cours de laquelle chacun essaye de négocier au mieux, voire de ruser, le marché se conclut et le mouvement se fait en l’espace de deux ou trois jours. « Mon père minait chez Rioche, il est parti aux Grandes-Landes à Brusvily. C’était un pigeon voyageur ; il allait là on lui donnait plus ; on allait là où il y avait l’argent ! » Parfois le patron, plutôt que d’intervenir personnellement, envoie un de ses hommes de confi ance pour négocier l’embauche d’un bon ouvrier. « Au retour du service militaire, je me suis retrouvé chez Genetay à la carrière du Louvre en Bobital J’y suis resté jusqu’en juin 1972. Puis, j’ai été embauché par Gérard Bignon à Brusvily. J’ai accepté pour un meilleur salaire. J’y suis resté jusqu’en septembre 1977. Je suis parti pour retourner chez Genetay qui me proposait, lui aussi, un meilleur salaire. À chaque fois, je suis parti en très bons termes. » « Oh moi je les ai toutes faites ! » ajoute un fameux trimardeur.

Qu’est-ce que le trimard ?Pendant la première moitié du 20e siècle, de nombreux granitiers choisissent le trimard.

Trimarder, c’est partir au-delà du bassin granitier d’origine, une forme de compagnonnage.Les « picotous », nom donné en patois local au tailleur de pierre du pays dinannais

s’en vont volontiers à Lanhélin (35) et surtout dans le bassin granitier de Fougères (Saint-Brice-en-Coglès, Louvigné-du-Désert). Là, ils deviennent des « picaous ». Ils s’en vont pour gagner plus mais aussi pour s’émanciper, prendre de la distance avec les parents, « faire la nique » au patronat local, ou simplement s’écarter des aînés qui commandent un peu trop sur les chantiers.

C’est ce que feront trois frères — Albert, Francis et Louis, originaires des Champs-Jéhan en Bobital — grévistes à La Pyrie. Bien que deux d’entre eux soient mariés, ils partent à Saint-Étienne-en-Coglès où ils seront embauchés tout de suite. Ils rentreront au pays quelques mois après pour participer à l’aventure de La Coopée.

Quand ils partent trimarder dans les années vingt, les « picotous » enfourchent leur vélo avec la lourde caisse à outils sur le porte-bagages, et quelques vêtements dans une musette en bandoulière. Parfois, le samedi soir, ils rentrent sur Le Hinglé ou Bobital pour rapporter la paie du mois mais ils redoutent la traversée de la forêt de Coëtquen. Le secteur a la réputation d’avoir été le théâtre d’agressions de « picotous » qui se sont vu délester de leur cagnotte. « Pour faire face à une éven-tuelle agression, ils se regroupaient à quatre ou cinq. Avant d’arriver dans la zone à risque, ils roulaient doucement, économisant leurs forces. Dès l’entrée dans la forêt, ils appuyaient à fond sur les pédales pour passer comme des fl èches devant la chapelle de Bon-Secours. »

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Ci-dessus : Un peu de gris au fond de la poche pour la route, coll. PDC.Ci-dessous : La musette, élément indispensable de la mobilité du carrier, DR.

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DES CULTURESO U V R I È R E SPARTAGÉES

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Des travailleurs immigrés viennent travailler nombreux au côté des ouvriers bretons dans les carrières de granit du pays de Dinan et vont participer à leur expansion. Ils arrivent par vagues successives, de la fi n du 19e siècle jusqu’aux années soixante dix. C’est l’instinct de survie qui pousse tous ces hommes à quitter leur maison, leur pays. Ces spécialistes de la pierre savent qu’en France, leur expérience professionnelle se négociera à un meilleur prix. Ils pourront ainsi aider leur famille en envoyant une bonne partie de leur paye au pays. Les patrons de carrière y trouvent aussi leur compte car ils manquent de main d’œuvre locale qualifi ée et les nouveaux arrivants sont opérationnels tout de suite.

Aucun problème de cohabitation dans les carrières entre travailleurs locaux et immigrés : « ils ne nous dérangeaient car il y avait du boulot pour tout le monde ». « Avec les étrangers il y avait un bon contact, on partageait. On était tous là pour gagner notre vie. » Ces nouveaux arrivants gagnent la considération par leur savoir professionnel et leur ardeur au travail. Et c’est dans les nécessités quotidiennes de l’activité qu’ils apprendront le français.

Les premiers, les Italiens, constituent un groupe important tant par leur nombre que par leur apport à la culture ouvrière du bassin granitier. Ils viennent travailler dans les exploitations industrielles qui se sont créées à côté des carrières artisanales, à La Pyrie au Hinglé à la fi n du 19e siècle, ou au Chêne-Marquet à Mégrit au début du 20e. Ils seront des ouvriers prisés répondant aux besoins des patrons par leur qualifi cation et leur expérience, dans toute la palette des métiers de la pierre. Peu d’entre eux viennent directement d’Italie car, comme les compagnons du Tour de France, ils se sont confrontés à divers chantiers, pour certains à travers l’Europe, où ils ont engrangé des techniques différentes. Ces voyages leur ont aussi permis de voir comment les conditions de travail pouvaient varier d’une carrière à l’autre suivant le patron, et le poids que pouvaient avoir ensemble les ouvriers. Ils ont osé s’expatrier, ils oseront revendiquer et s’opposer aux patrons. Il semble que ce soit eux qui, au début impulsent les luttes ouvrières et la syndicalisation. Les ouvriers originaires du bassin, venant du monde rural, sont pour beaucoup encore dépendants des grandes familles propriétaires de la terre.

Ces immigrants sont originaires du Nord de l’Italie : Piémont, Toscane et Frioul. Ils arrivent à partir de 1890. En 1914, tous les hommes mobilisables repartent au pays pour ne

Ci-dessus : Registre d’enregistrement des demandes de cartes d’identité des étrangers à la préfecture, 1925-1928, 4M151, archives départementales 22.Ci-contre : Groupe d’ouvriers italiens au casse-croûte, dans la carrière, coll. privée.

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Ci-contre : Tableau statistique des étrangers en résidence en 1930 au Hinglé, 4M151, archives départementales 22.Ci-dessous : Groupe d’ou-vriers italiens en 1910, à La Pyrie, coll. privée.

Page 63 : La massette ronde, introduite dans les carrières par les ouvriers espagnols ou portugais, coll. PDC.Miguel, l’Espagnol, et Fernando, le Portugais, prenant le métré d’une pierre, à la carrière Granibat en Languédias en 2010, coll. privée.

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pas être coupés de leur famille et considérés comme déserteurs. Dans la seule journée du 18 août 1914 une quarantaine de carriers du Hinglé sont comptabilisés au poste frontière de Modane. Après la guerre de 39-45, il n’y aura plus d’Italiens à émigrer vers les carrières du Pays de Dinan. De nouvelles nationalités et de nouveaux prénoms font alors leur apparition Mariano, Francisco, Antonio, Ricardo,… puis Joao, Adelino,… et encore Ali, Mehmet…

Dans les années soixante, les incitations de René Rioche, patron de carrière entreprenant, aboutissent à une arrivée importante d’Espagnols puis de Portugais, qui vont être employés dans les carrières de celui-ci, principalement au Rocher-Jehan en Bobital mais aussi à Languédias. Ils y importent une massette ronde, inconnue jusqu’alors des Bretons. Sa paternité espagnole ou portugaise n’est pas tranchée mais dans le langage professionnel elle sera baptisée « massette espagnole ». Les ouvriers espagnols cherchent à gagner de quoi envoyer à leur famille restée au pays. « Ils gardaient un minimum pour manger et vivre chichement. Ils dépassaient largement les horaires habituels de travail qui étaient de 45 heures. Le soir ils rentraient manger à 19 heures et ils repartaient vers 20 heures pour travailler jusqu’à la nuit. Je les voyais passer devant chez moi. »

En 1963, un groupe de Yougoslaves arrivés depuis peu de temps rentre précipitamment chez eux après l’énorme tremblement de terre du 26 juillet à Skopje, dont ils sont originaires. D’autres courants d’émigration plus restreints viendront de Pologne, de Hongrie, de Turquie et du Maroc.

Dans les années soixante-dix, le CELIB (Comité d’Étude et de Liaisons des Intérêts Bretons) publie un rapport où il s’inquiète des diffi cultés de renouvellement de la main-d’œuvre dans les carrières. Les jeunes jugeant le métier trop dur, intègrent peu nombreux la formation de tailleurs de pierre. L’apport de la main d’œuvre étrangère devient primordial pour combler ce manque. Sur l’ensemble du département, dans les entreprises de plus

de 10 personnes, travaillent 150 carriers immigrés. Le bassin Le Hinglé-Languédias en emploie 60. Dans ce rapport, le comité tance les responsables de carrière qui favorisent la mobilité de ces travailleurs en faisant de la surenchère sur les salaires. Cette population ayant peu d’attaches est d’autant plus susceptible de passer de carrière en carrière, ce qui désorganise le travail.

Plusieurs d’entre eux rentrent dans leur pays d’origine avec les acquis de ces années de labeur, mais quelques-uns sont déçus : « Je suis parti du Portugal, je suis resté 30 ans en France, je repars cassé et je n’ai rien ». Un certain nombre de ces travailleurs s’installeront avec leur famille et s’intégreront à la population. Cette diversité d’origine est devenue une diversité culturelle, qui peut être considérée aujourd’hui comme un atout de cette partie du département.

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HISTOIRE D’UN SITEET D’UNE INVENTION SOLIDAIRE

LA COOPÉEÀ BOBITAL

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Dansons la capucine,Sur le trou de La Coopée.Y’a plus de pain chez nous.Et le trou il est où ?Des trous, y’en a partout !

La Coopée… C’est ainsi qu’était connue une carrière de granit qui fut exploitée de 1926 à 1980. Sa proximité immédiate avec l’agglomération des « Granits » fi t que tout le monde la croyait implantée au Hinglé. En réalité, cette entreprise s’appelait Le Granit bleu et était installée au lieu-dit Notre-Dame en Bobital. C’était une société coopérative ouvrière de production anonyme (SCOP) à capital et personnel variables dont le siège social était établi au Hinglé, ainsi qu’en attestent les statuts.

La naissance de cette entreprise constitue une page importante de l’histoire des luttes ouvrières en Bretagne. En l’absence d’archives, cette aventure a été transmise oralement.

Nous sommes en 1925. À cette époque, la carrière de La Pyrie au Hinglé est en exploitation depuis 80 ans. C’est une grosse entreprise qui emploie environ 180 ouvriers. Au mois de novembre, la direction allume le feu de la contestation, en annonçant qu’elle va procéder à des licenciements et diminuer les salaires. Les ouvriers se mettent en grève, une grève totale qui paralyse l’activité de la carrière. Il n’y a pas d’occupation du chantier. Les ouvriers sont absents tout simplement. Et leur absence dure des semaines et des mois puisque la grève ne prend fi n qu’au mois de juin 1926, soit au bout de six mois. Durant cette période, les granitiers ne peuvent pas se permettre de vivre sans ressources, leurs familles se privent déjà quand il y a du travail. Ils partent donc travailler sur d’autres carrières du coin où on les embauche facilement. D’autres, qui ont une fermette habituellement tenue par leur épouse, se livrent aux travaux de la terre. Certains choisissent le « trimard ».

Pendant ce temps-là, au Hinglé, des responsables syndicaux s’activent. Ils préparent l’avenir, un avenir hors de La Pyrie. C’est le cas de Célestin Lafranche, secrétaire de la « chambre syndicale des ouvriers granitiers et similaires du Hinglé et des environs ». Il suit l’évolution de la situation et diffuse l’information aux camarades dispersés. L’issue du mouvement est décevante pour les ouvriers en lutte. Bientôt, un groupe de tailleurs de pierre se constitue avec la ferme intention de créer sa propre carrière. Ils sont une dizaine : Célestin Lafranche, Albert Gontran, Francis Gontran, Aristide Lemée, Alphonse Letestu, Eugène Piedvache dit vengeur, Ernest Rehel, Auguste Reux… la liste n’est pas exhaustive. C’est au cours du deuxième semestre 1926 que la coopérative ouvrière Le Granit bleu qu’ils appellent d’emblée « La Coopée », voit le jour. Ils s’installent sur un terrain que

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leur donne Germaine Rioche. C’est une lande dans laquelle la pierre affl eure parmi les ronces, les genêts et les ajoncs. Au milieu, un trou d’eau creusé dans la pierre sert de lavoir. De beaux blocs y apparaissent. Ils n’ont pas froid aux yeux, les gars ! Pendant des semaines, ils grattent la lande et creusent pour atteindre le fi lon de granit bleu. Il leur faut creuser jusqu’à quatre à cinq mètres de profondeur. Tout cela sans revenu. Dès que les premières ventes s’effectuent, les moins nécessiteux laissent la paie aux autres. Tous laissent une partie de leur salaire pour créer l’entreprise coopérative. Ils triomphent de toutes les diffi cultés et leur carrière devient vite compétitive. Ils sont rapidement une trentaine d’employés coopérateurs. Et la solidarité est forte : conscient de l’enjeu collectif, on n’ose pas s’arrêter lorsqu’on est malade, de peur de mettre les camarades en diffi culté.

Le Granit bleu s’est constitué comme antenne de la société L’Avenir de Louvigné-du-Désert (35), une coopérative ouvrière créée en 1921 par une quinzaine de syndicalistes sous la direction de Jean Patin. À La Coopée, il n’y a pas de chef désigné dans les premiers temps de la carrière. Mais plus tard, il faut s’organiser. Certains dirigeants qui ont laissé

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Page 80 : Fond de carrière à La Coopée en 1950.

Ci-contre : Les compagnons au début de l’aventure.Système de transport des blocs que les carriers appellent les chèvres, coll. privée.

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LE RUBANG R A N I T I E RB R E T O N

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Il était une fois une course taillée sur mesure par des granitiers… LS

Quand, en 1967, Jean Patin et Marcel Bouvier, dirigeants d’une coopérative ouvrière dans les carrières de granit, discutent de quelle manière ils pourraient promouvoir leur profession, la réponse est vite trouvée.

Effectivement, ils sont tous les deux passionnés de vélo et imaginent une course cycliste reliant deux carrières de la société L’Avenir qu’ils dirigent. Le parcours sera Le Hinglé (22) / Louvigné-du-Désert (35) : 170 km, le 1er mai en hommage aux ouvriers des carrières.

Le coup d’essai est un succès et la première victoire revient au Mayennais Duchemin. Émile Helary, membre du Vélo club côte de Granit rose, est contacté en 1968 dans le but de prolonger la course vers le bassin granitier de Perros-Guirec. L’idée est accueillie avec enthousiasme et l’épreuve se déroule sur deux jours, allant du bassin de Fougères au bassin de Perros. Avec le patron des Carrières du Haut-Croc, Gilbert Pléven, grand ami de Jean Patin et intéressé par l’épreuve dès le départ, ils conviennent d’une étape à Plaintel.

L’épreuve prend de l’importance et a besoin d’un directeur. Les organisateurs n’ont pas oublié l’un des leurs, un tailleur de pierre du Coglès devenu champion cycliste, Albert Bouvet. Celui-ci travaille à la société du Tour de France, il accepte la responsabilité et la suite va montrer que c’était un bon choix : il apporte une grande expérience en la matière et l’épreuve prend de l’ampleur d’année en année.

En 1980, sous la présidence de Marcel Bouvier et du secrétaire général Émile Hélary, la course se déroule dorénavant sur sept jours et devient la plus importante épreuve amateur par étapes en France. Cependant la question du fi nancement commence à inquiéter ; l’organisation a grandi et coûte de plus en plus cher. Nous sommes bien loin de la première année où la seule vente des programmes avec des annonceurs privés « qui faisaient de la réclame » avait suffi à boucler le budget.

L’idée originale de faire participer les entreprises granitières au prorata du nombre de leurs salariés avait été bien accueillie et avait permis à la course de vivre quelques années. L’arrivée des partenaires publics allait devenir indispensable pour la pérennité de l’épreuve.

Ainsi, les villes étapes, les conseils généraux, la Région Bretagne sont sollicités. Ils répondent favorablement, ce qui implique moins de partenaires privés devenus diffi ciles à convaincre. Aujourd’hui, ce mode de fi nancement fonctionne toujours dans un rapport de moitié-moitié.

En 1980, un obstacle de taille se pose sur la route du Ruban. Celui que les granitiers avaient recruté en 1969 pour être le directeur technique de la course, propose de créer le Ruban de l’Avenir avec l’appui de la société du Tour de France. Mais Albert Bouvet n’est pas suivi par les granitiers et une partie des organisateurs.

Son départ ainsi que celui de quelques autres, provoque le retrait de quelques fi nanceurs importants. Les fi dèles sont un peu désarmés mais décident malgré tout de continuer. La chance leur sourit car un partenaire miraculeux s’engage pour une durée de quatre ans. Ensuite la course va vivre normalement pendant une vingtaine d’années. Elle atteint alors le sommet de ses possibilités et l’importance prise en Bretagne et en France va lui donner une aura défi nitive.

Avec les années 2000, un nouveau virage doit être pris pour continuer à assurer la pérennité fi nancière de l’épreuve.

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Au cours de l’année 2005, les premières discussions s’engagent mais une proposition surprenante va ébranler les organisateurs. Jean-Marie Leblanc, alors patron du Tour de France et représentant la société Amaury sport organisation, propose au président de la Région Bretagne de créer un Tour de Bretagne cycliste. Alors que la conclusion semblait imminente, Jean-Yves Le Drian rencontre le directeur du Ruban granitier et déclare « le Tour de Bretagne ? Mais il existe déjà ! Il s’agit seulement de changer de nom ». La décision de dire non à A.S.O. est alors prise. C’est le choix de la continuité, celui de ne pas appartenir à un groupe fi nancier. C’est donc le choix de laisser les organisateurs « historiques » et les élus bretons décider pour les Bretons. En hommage aux dirigeants et aux bénévoles, mais aussi pour garder cet esprit amateur basé sur la solidarité et la convivialité, le premier Tour de Bretagne Trophée des Granitiers a lieu en avril 2006.

Du point de vue sportif, l’évolution des résultats a suivi un parcours peu commun. Les six premières éditions ont été remportées par des coureurs français venant de clubs bretons, normands, des Pays de Loire et de l’Île-de-France. Mais en 1973, la course devient internationale avec des équipes venant des pays de l’Est qui n’ont pas de statuts professionnels, ce qui les autorise à courir avec les amateurs. De 1973 à 1994, l’URSS, la Pologne, la RDA, l’Ukraine vont dominer l’épreuve avec Shukov, Szozda, Radkte, Berzin, Tchoobar. Après l’éclatement de l’URSS, ces pays ne viennent plus et les différences de niveaux entre les coureurs se restreignent. Ce sont les Pays Bas, la Belgique et la France qui gagnent alors le plus souvent.

La sécurité de cette course a une particularité qui mérite d’être signalée. Elle devrait être nomalement assurée par les gendarmes motocyclistes du département, ce qui a été le cas les premières années. Mais depuis 1985, c’est la garde républicaine qui intervient avec dix motards. Et en 2010, ce sont vingt-cinq motards qui ont été sur le terrain pendant sept jours de course. Seulement quelques épreuves non organisées par A.S.O. bénéfi cient en France de cet appui prestigieux.

Aujourd’hui, Christophe Fossani ne cherche pas à faire grandir l’épreuve. Il s’attache plutôt à faire progresser la qualité de l’organisation et à satisfaire les partenaires et les villes qui les accueillent. La Région Bretagne et le groupe Ouest-France apportent des aides fi nancières et commerciales importantes. Le volet fi nancier demeure fragile mais c’est avec sérénité et optimisme que le président du Tour envisage l’avenir.

En 44 éditions, la course a connu six présidents : Jean Patin et Gilbert Pléven (des granitiers) M. Garghi (éditeur de la revue professionnelle Le Mausolée), Marcel Bouvier (un granitier), Émile Helary (de 1998 à 2000) également secrétaire général depuis 1969, Christophe Fossani depuis 2000.

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Ci-dessus : Programme du premier Ruban granitier breton, coll. privée.Une chute à l’arrivée d’une étape de 1979, coll. privée.Ci-contre : L’équipe de Bretagne devant les remparts de Fougères avant le départ en 1978, coll. privée.

Page 100 : Un départ de course à Trégunc, dans le Finistère, en 1979, coll. privée.

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Sa directrice a des arguments : le travail bien fait, les délais de livraison respectés et surprise, parfois le prix. Depuis quelque temps en effet, les mouvements sociaux en Chine ont fait grimper les prix de vente. Et la réfl exion devenue habituelle du client « C’est pas la peine de me faire un devis, j’en ai un en chinois » n’est plus vraie. La deuxième particularité de l’entreprise est une invention simple : un tiroir en granit à l’arrière du monument funéraire, en inox galvanisé à l’intérieur, et qui ne se voit plus dès qu’il est repoussé. On y range tous les produits et ustensiles de nettoyage, plus rien à transporter,

le tour est joué ! Avec environ trente-cinq monuments fabriqués par semaine, la patronne se démarque de ses confrères et sourit, étonnée que personne n’y ait pensé avant, mais pas mécontente du coup réalisé.

La gestion nouvelle du chantier du tramway de Brest est une autre bonne nouvelle pour le granit breton. En février 2010, les 40 000 mètres carrés de granit prévus étaient annoncés chinois car 10 à 30 % moins chers. Le président des Granitiers bretons, les carrières et entreprises concernées ont alors apporté la preuve que leur coût pouvait être moindre et surtout qu’ils avaient la capacité de fournir dans les délais demandés. En effet, EUROVIA, l’entreprise de pose, devra tenir compte pour acheter sa pierre de la distance de transport et, conformément au marché, respecter un bilan carbone très précis. Ainsi, si le trajet parcouru fait exploser ce bilan, EUROVIA devra payer des pénalités. Une belle façon de contrebalancer la concurrence liée à des coûts de main-d’œuvre très bas. Le marché du tramway de Brest sera donc pour une part, en granit breton. Un groupement d’entreprises vient d’en recevoir la commande et Sodigranits est présente dans ce groupement.

Ce tour d’horizon permet de constater que les granitiers sont bien décidés à utiliser toutes les fi lières pour conserver leur activité. Mais ceci dans un rapport normal de concurrence avec les produits importés. Il leur faudra pour réussir, un relais indispensable : la volonté sans faille du monde politique.

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Ci-dessus : Labrador bleu pearl de Norvège, pour la décoration intérieure, coll. privée.Ci-contre : 65 000 m2 de granit chinois dans l’aéroport de Düsseldorf, revue Pierre actual.

Ci-dessous : Dépliant publicitaire pour une innovation dans le funéraire, doc. Sodigranits.

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LES ARTISTESDU GRANIT

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Il faut d’abord évoquer la relation sensible de tous les tailleurs à la pierre. Relation sensible qui les amène souvent à dépasser leur tâche quotidienne, pour s’engager malgré la rudesse du matériau, dans des réalisations plus personnelles : « Au cimetière c’est lui qui a sculpté la croix de ses mains. Pour un carrier c’est beau ! » « J’ai sculpté un ballon de football en pierre de Languédias, à l’époque où il y avait tous les ans un challenge qui rassemblait les équipes de plusieurs bassins granitiers ». Professionnellement certaines commandes spécifi ques mettent des carriers en situation d’exécuter de véritables œuvres sous la direction de maîtres-sculpteurs : « J’ai aidé à tailler les fonds baptismaux de l’hôpi-tal Morvan à Brest, c’était une forme d’œuf sur pied. J’ai participé à la réalisation du glaive et de la balance au palais de justice de Brest avec Maurice Rouvrais. Il y avait beaucoup de pierre à enlever, et à la main ! On a été des mois sur ce travail. »

Des artistes ont choisi d’explorer les possibilités artistiques du granit. Ainsi sur le pays de Dinan plusieurs d’entre eux témoignent de leur itinéraire dans le voisinage des carrières.

Francis Guinard est né en 1913 à Mégrit (Côtes-d’Armor). De 1931 à 1939, il est l’élève du sculpteur Bourget aux Beaux-Arts de Paris. Il fait ensuite son apprentissage dans l’atelier des sculpteurs Bouchard et Niclausse. Son œuvre est récompensée au Salon des Artistes français en 1938 par une médaille de bronze, en 1939 par une médaille d’argent et, en 1947, par un second Grand Prix de Rome. En 1955, il s’installe à Languédias (22), où il crée avec sa femme Henriette le centre de Bel-Air, dont il assure la gestion tout en sculptant. Les commandes privées sont peu fréquentes. La solution est le concours. Ce qui lui permet de réaliser des œuvres publiques monumentales : le monument Laplace à Saint-Cast, la statue de Du Guesclin à Broons, le bas-relief La Quête du Graal en façade de la préfecture de Saint-Brieuc, ainsi que des œuvres à caractère religieux : plusieurs statues de la Vierge à Saint-Brieuc, ou pour la chapelle des Rothouers d’Eréac, le calvaire du cimetière de Mégrit. Francis Guinard pratique la sculpture fi gurative classique, ce qui demande une grande maîtrise de la taille. Il travaille la pierre au ciseau, à la massette, essentiellement le granit de Languédias dont il aime la fi nesse et la couleur nuancée du sable au gris perle. Homme modeste et tranquille, sculpteur de grand talent, il laisse une œuvre qui a trouvé sa place dans la statuaire bretonne. Depuis quelques années, la commune de Mégrit a décidé d’honorer « l’enfant du pays » en donnant son nom à la rue principale du bourg.

Maurice Rouvrais est né en 1925 à Dinan, dans la Maison du Gouverneur. « Aux Beaux-Arts de Caen où je suis entré à 15 ans, je me suis formé en même temps à la sculpture et à la mécanique. J’ai appris à travailler sur des sculptures d’église. Je suis allé ensuite travailler chez Gallé, sculpteur et Prix de Rome à Evran. En deux ans, j’y ai sculpté plusieurs monuments aux morts. En 1946 Rioche m’a embauché au Hinglé. J’étais logé dans une de ses maisons à Dinan. C’est René Beghetti qui m’a formé. En 1958 je me suis mis à mon compte à Dinan. Puis j’ai acheté une carrière à Rioche à la Pierre Percée à Languédias. On ne faisait que des cheminées, 8 à 10 par mois. Ca payait bien. Je me suis acheté des grosses voitures. J’en ai eu 27 ! J’ai sculpté les bas-reliefs de la cité judi-ciaire de Brest, les écussons du viaduc de Dinan, et le mémorial de la Frégate Laplace à Saint-Cast sous la direction de Guinard. C’est moi qui ai fait la plaque qui a été remise au ministre Sudreau lors de sa visite en 1960. »

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Jean-Yves Menez né en 1953, habite à Dinan. Après une maîtrise en sciences humaines, il entreprend une formation de tailleur de pierre. En 1989, il sculpte dans le mur de Berlin le « premier passage d’homme » et s’engage en 1994 dans la réali-sation d’un projet de circuit mondial de dix mégalithes : le Chant de la Pierre. C’est en 1996 qu’il réalise le troisième mégalithe du Chant de la Pierre en Guadeloupe. De 1998 à 2000, il relève le défi de sculpter un « vaisseau de granit ». L’œuvre sera mise à l’eau 14 fois en 10 ans. « Issue du magma, dégagée de la vibration originelle par la main du sculpteur, cette embarcation est inspirée des légendes celtiques et universelles. J’ai réactualisé le mythe qui a vu arriver sur les côtes bretonnes au 6e siècle nos moines évangélisateurs dans des auges en pierre. » De 1993 à 2009, il participe à de nombreuses rencontres internationales, dont à plusieurs reprises des rencontres de sculpture sur neige et sur glace. En 2009 il expose son « théâtre minéral » : 11 sculptures monumentales sur le port de Dinan.

Deux sculpteurs ont été tour à tour invités en résidence par le Peuple des carrières. Ils ont conçu et exécuté des œuvres sur plusieurs mois, avec le concours des carrières du bassin, qui les ont accueillis sur leur site, leur ont mis du matériel à disposition, ont fourni de la pierre, ont accompagné la réalisation grâce à leur soutien technique et avisé.

Ronan Thébaut réalise en 2008, dans la carrière des Grandes-Landes à Brusvily une œuvre monumentale. L’œuvre a été offerte à la commune d’accueil et doit être installée sur l’aire de repos de la Croix-Domjean.

Laëtitia Lavieville séjourne en 2009 à la carrière André, puis à la carrière Hillion à Languédias pour une réalisation en hommage aux forgerons, artisans essentiels du bon fonctionnement des carrières. Cette sculpture a été offerte à la commune du Hinglé. Elle orne depuis décembre 2009 la petite esplanade devant la maison du peuple. Laëtitia déclare dans son journal de résidence : « Les anciens tailleurs vont travailler sur un bloc de granit, je vais leur demander de faire une enclume puis bien avant sa réalisation fi nale, je vais leur demander d’arrêter et je prendrai le relais avec le métal. Au départ les anciens tailleurs se posaient beaucoup de questions sur la forme et le sens de l’œuvre. Je leur ai doucement et avec humour suggéré de me faire confi ance. Je crois qu’ils étaient heureux de taper sur la pierre. »

« J’ai allumé la forge à Languédias. Plus de 20 ans qu’elle n’a pas servi ! Je le vis comme un moment solennel. Arrive le public : des ferronniers, des forgerons, fabricants d’outils, des anciens liés par un savoir commun. C’est eux qui prennent le marteau, l’enclume. Je vis leur dextérité avec admiration : selon leur spécialité certains foulent le métal, d’autres le refoulent. On me montre la trempe, témoi-gnage si crucial. »

« Nous avons inauguré offi cieusement vendredi, cette Femme marteau sur place, à la carrière du Houx. Il y avait les membres du Peuple des carrières, les carriers, les anciens tailleurs de pierre, le patron de la carrière. J’ai vraiment regardé cette sculpture avec fi erté. Jamais je n’aurais réussi à faire cela toute seule. Ce soir-là, je me suis sentie heureuse d’être une artiste. »

On peut espérer que les communes du Pays de Dinan aient le désir de poursuivre cette politique de commande de sculpture pour l’espace public. La réalisation progressive d’un parcours intercommunal d’œuvres sculptées consti-tuerait un acte symbolique fort, du soutien des collectivités locales à l’économie

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Page 115 : Le granit du Hinglé, malgré son grain assez fort, se révèle apte à la sculpture, ainsi que l’atteste la statue érigée devant le palais de justice de Brest, coll. Chauris.Page 116, de bas en haut : Maurice Rouvrais devant une de ses œuvres, coll. privée.Un ouvrier sculptant une croix celtique, coll. privée.

Ci-dessous, de bas en haut : Le bateau de pierre taillé dans un bloc par Jean-Yves Menez, lors d’une de ses mises à l’eau dans le port de Dinan, coll. privée.Écussons sur les remparts de Dinan, traduits dans le granit par Maurice Rouvrais, diapo-club Léhon.La Quête du Graal, exécutée par Francis Guinard, fresque en fronton de l’esplanade d’accueil de la préfecture des Côtes-d’Armor, photo P. Pichouron, conseil général 22.

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LE PATRIMOINEDE LA PIERRE

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Dans la carrière, ça résonne comme dans une cathédrale.

« Ce qu’il y a de plus séduisant dans un pays, c’est peut-être l’harmonie qui règne entre ses paysages et les habitations des hommes qui y vivent. Et cette harmonie n’est jamais aussi étroite que lorsque les matériaux qui ont servi à bâtir ont été sortis du sol même. Or, la Bretagne est une terre de Granit. Il n’y a pas si longtemps que la prospérité du peuple, après celle des grands, se reconnaissait au nombre de « pierres de grain » dont il pouvait enrichir ses demeures, si modestes fussent-elles. Portes et fenêtres, corniches sous le toit, couronnements de cheminées, même les plus pauvres éprouvaient que cette pierre sans pareille leur donnait un air de seigneurie. Quoi d’étonnant à cela ! C’était elle qui faisait le prestige des châteaux et des manoirs de noblesse, elle qui servait à célé-brer la divinité dans les grandes cathédrales comme dans les chapelles de campagne, elle encore qu’utilisaient les sculpteurs pour en tirer ces croix de carrefours, ces arcs de triomphe, ces ossuaires, ces calvaires si respectés par le petit peuple. Et ces saints innombrables qui sont les véritables propriétaires de nos lieux sacrés. Elle enfi n que de très anciens occupants de notre pays ont dressée en menhirs ou en dolmens pour se concilier on ne sait quelles forces obscures ou peut-être s’initier aux ultimes secrets. En Bretagne, quoi qu’on fasse, on ne saurait échapper au granit. Il est l’un de nos plus sûrs héritages : la pierre à tailler. » Per Jakez Hélias

Si l’on prend le temps de parcourir les communes du Pays de Dinan, on découvre vite que l’habitat trouve un certain équilibre en la présence d’un matériau qui traverse le le temps et rapproche les architectures : le granit. Si les maisons anciennes, dans leur ensemble, demeurent simples, elles n’en sont pas moins exemplaires quant à la manière d’utiliser les matériaux qui les composent, ainsi au village de Tremblay à Mégrit.

Le granit a aussi tout au long des siècles permis à l’homme de témoigner de ses croyances. Éric Rondel évoque le pouvoir guérisseur de l’eau d’une fontaine de sa commune : « Saint-Armel, qui vivait au 5e siècle, passant par le bourg de Languédias, qui était alors privé d’eau, fi cha son bâton en terre puis le retira. Aussitôt, il parut dans ce lieu même une source d’eau excellente qui n’a depuis cessé de couler. On se rend à cette fontaine de très loin. On prétend que son eau a la vertu de guérir une maladie de peau dont plusieurs enfants en bas âge sont atteints et que l’on nomme dans le pays : Mal de Sainte-Radegonde 23. »

Si Le Hinglé a deux salles communes comme il est expliqué par ailleurs, la commune a eu aussi deux églises. La première avait été construite dans le Vieux Bourg, avec de la pierre provenant du lit de la rivière du Guinefort dit-on. Mais le manque de foi des parois-siens fi t que l’édifi ce était peu fréquenté. Les législateurs de la Révolution décidèrent en 1792 que la paroisse n’était pas viable. En 1822 le bâtiment fut démoli et son granit parti-cipa à construire l’église de Trévron. Sous Louis-Philippe (1830-1848) Le Hinglé redevint une paroisse succursale de l’église Saint-Malo de Dinan. Sous l’impulsion et l’aide pécu-nière de la famille de Querhoënt on entreprit donc de construire une nouvelle église, avec le granit local car ce n’était pas la pierre qui manquait !

L’ossuaire de Mégrit est un remarquable monument classé. « Son architecture en granit est originale avec sa couverture en grosses dalles, son beau linteau soutenu par deux colonnettes, et surtout la maçonnerie en arête de poisson ou en épi de blé (signe de Saint-Pierre) qui témoigne d’une très vieille technique. Cet ossuaire a été en partie enterré dans

23. E. Rondel, Languédias et son abbaye : Beaulieu.24. Mégrit, la vie d’une commune à travers le temps.25. Alain Hervé et Daniel Maja, L’Abécédaire de l’ange, Éd. Octavo.

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l’enclos comme en témoigne le bénitier au ras du sol.

À Mégrit également on ne compte pas moins de vingt-quatre croix et calvaires. Ces croix avaient différentes fonc-tions : croisées des chemins, vœux lors des épidémies, lieux de décès, croix de missions. Trois croix très anciennes auraient été taillées dans des menhirs, entre le 7e siècle et le 13e siècle, lors de l’implan-tation de la religion chrétienne en Bretagne 24. » Souvent ce sont d’humbles tailleurs de pierre, qui sculptent ces croix et qui édifi ent ainsi comme leur signature éternelle dans le paysage. « Souvent, je passe devant ce que j’ai fait. Je suis fi er d’avoir fait quelque chose pour le patrimoine. »

La construction et la reconstruction de l’abbaye de Léhon se sont déroulées en plusieurs étapes. « Vers l’an 850 : chapelle en bois, huttes de branchages. Au 10e siècle : construction de l’abbatiale avec des pierres taillées et façonnées en provenance des temples romains de Corseul ou Taden. On raconte que lors de la destruction du temple de Mars de Corseul, la main de Saint-Magloire retint l’effondrement des pierres de la voûte, pour épargner la vie du maître d’œuvre qui s’apprêtait à abattre le pilier central. Le geste protecteur de la main miraculeuse protège ainsi à tout jamais le peuple des carrières. Au 12e siècle : recons-truction du monastère détruit après les invasions normandes. Réutilisation des pierres récupérées sur place auxquelles sont ajoutés les matériaux puisés dans les carrières de la Vallée de la Rance : carrière de Lanvallay, rive droite de la Rance, carrière de la Vallée aux Moines, route de Calorguen. Au 18e siècle : agrandissement du monastère, reconstruction du cloître. Une partie des pierres provient de la démolition du château de Léhon. Le roi Louis XIII donne les ruines du vieux château aux moines de Léhon. »

Enfi n dans la mort même, les hommes continuent à confi er leur corps à la pierre. « Opposant aux hommes son front tombal, le granit nous rappelle qu’il nous attend pour en fi nir avec nos envols, nous sceller dans l’épaisseur de la planète. Se souvenir que c’est nous qui, délibérément, choisissons de nous tirer sur les yeux ce pesant drap, comme si nous craignions d’être intempestivement tirés de notre éternel sommeil 25. »

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Page 124 : Entourage de porte dans une ancienne maison paysanne de Bobital, coll. privée.

Ci-dessus :Albert Poulain, conteur et collecteur du patrimoine bâti lors d’une randonnée-patrimoine à Languédias, coll. PDC.La fontaine Saint-Armel à Languédias, diapo-club Léhon.En haut : Four à pain au village de Tremblay en Mégrit, diapo-club Léhon.Ci-contre : Gisant de la tour de Coëtquen, en granit de Langué-dias, coll. Chauris.

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LES PAYSAGESDE CARRIÈRESET L’ENVIRONNEMENT

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Une carrière inondéeUn trou « à ban de nez »Un paradisUn truc cachéEst-ce un secret ?

Le granit a été utilisé bien avant son exploitation industrielle au 19e siècle. C’est même un matériau employé depuis des millénaires, en témoigne certaines colonnes de temple de Fanum Martis à Corseul (la capitale romaine des Coriosolites), taillées dans du granit de Languédias.

L’absence de moyens de transport ne permet cependant pas d’utiliser du granit très loin du site d’extraction. Quand on a besoin de pierre pour construire une maison, un bâtiment de ferme, on ouvre une carrière à proximité pour satisfaire les besoins de cette construction. Chacun tape dans son trou ainsi que le montre un document notarié de la vente par M. et Mme Louyer à M. et Mme Lebail le 28 avril 1924 : « La présente vente a lieu sous la condition expresse que la prairie présentement vendue ne pourra servir soit directement, soit indirectement à aucune exploitation granitique ou autre similaire à celle de La Pyrie. » Le 19 décembre 1900, le marquis Albert de Querhoent vend avec cette condition particulière, un terrain sis à La Maltournée au Hinglé. Elle montre aussi le souci du vendeur de ne pas permettre d’ouvrir en ce lieu une carrière qui viendrait concurrencer celle de La Pyrie dont il est propriétaire.

Quand le chantier de construction est terminé, on abandonne souvent la carrière en l’état. La nature, qui a horreur du vide, reprend ses droits et très vite le trou d’exploitation disparaît sous la végétation. Parfois, quelques années ou plusieurs décennies plus tard, l’exploitation d’une ancienne carrière peut être réactivée pour répondre à un nouveau besoin ponctuel. Ce qui est vrai pour les chantiers des particu-liers l’est aussi pour des travaux plus importants s’inscrivant dans l’aménagement du territoire. C’est aussi de cette manière qu’autour de Dinan, on résout les besoins en matériaux pour la construction de quais, d’écluses, de ponts ainsi que pour les travaux de voirie. Il en va de même dans les communes rurales quand il faut construire une chapelle, une école, une mairie. Ainsi l’ouvrage 1 000 ans d’histoire à Languédias évoque l’existence vers 1860 d’une immense et profonde carrière ouverte pour la reconstruction de l’église, entre celle-ci et le presbytère, et ensuite comblée pour la somme de 220 francs de l’époque.

Ces friches centenaires n’ont pas toutes disparu de notre paysage mais on n’y prête pas

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toujours attention. Ici et là, dans une lande, dans un bois, sous les ronces et les arbris-seaux, on peut trouver un de ces anciens trous. Parfois, ces excavations sont devenues étang, réserve d’eau ou lavoir. Ces creusements spectaculaires et ces véritables collines de pierres au rebut ont confi guré le paysage et transformé certains espaces ruraux sans particularité en lieux de promenade et de curiosité. Tous ces sites ont une histoire et un intérêt paysager fort. Au-delà ils constituent des friches industrielles précieuses dans la mesure où la culture granitière est très peu écrite et documentée. Les seules archives sont donc là en plein air à l’abandon.

La Direction régionale de l’industrie et de la recherche (DRIRE) fait depuis 1972, obligation à l’exploitant, lors d’une fermeture de carrière, de supprimer tous les remblais et de remettre en état le site, ce qui n’implique pas de reboucher le trou d’exploitation. L’application de cette réglementation se révèle dans certains cas plutôt sommaire. En effet les propriétaires, les collectivités locales et les représentants de l’État pourront se limiter à la gestion du principe de sécurité et de la propreté du site lorsque l’on ne voudra pas faire l’effort de gérer autrement les recommandations publiques. Pourtant parmi les quatre éléments d’évaluation permettant un réaménagement adapté, la loi recommande d’intégrer les attentes des acteurs locaux. Car c’est alors la confi guration de la friche et ce qu’elle continue à porter comme sens au niveau technologique ou biologique, qui risquent d’être évacués. Dans le cas du Rocher-Jéhan à Bobital, faute de prise en compte de la réfl exion collective pourtant existante, une partie des remblais a été poussée dans le trou afi n d’aplanir le terrain, sans souci de la mémoire du lieu et de la conservation du paysage naturel qui s’était réinstallé. Le résultat offre aujourd’hui un aspect de parking, échec de conservation d’un site magnifi que.

Pour éviter que de telles situations se renouvellent, quel devenir peut-on envisager pour les sites encore existants ? Le magazine de l’UNICEM de juillet 2009 consacré au réaménagement des carrières déclare « un réaménagement bien mené, c’est-à-dire l’aboutissement d’un projet qui va bien au-delà de la simple remise en état, est porteur d’enjeux déterminants. »

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Page 126 : L’étonnant fjord de la carrière André à Languédias, coll. PDC.Bâtiment et trou d’extraction, carrière Rioche, à Bobital, coll. privée.

Ci-dessus : Ancien atelier de taille, coll. privée.Piliers supports d’un pont roulant, vestiges d’un bâtiment de taille et ruines d’une forge, traces d’une future archéologie industrielle, aquarelle, coll. PDC.Ci-contre : Bâtiment dans une carrière désaffectée, coll. PDC.