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 © Philopsis – Paul Ducros 1 Le phénomène L’équivoque du phénomène  Paul ucros Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. La phénoménologie s’est instituée comme une nouvelle attitude  philosophiq ue, ayant pour ambition la refondation de l’ensembl e d u s avoir 1 . Aux yeux de Husserl – et son constat demeure de nos jours tout aussi, et même plus encore, valable – la science souffre de sa spécialisation et de la dispersion des différents ordres du savoir qui s’ignorent les uns les autres 2 . L’ambition de la phénoménologie est de refonder le savoir, d’instituer une nouvelle Théorie de la science , capable de donner les fondements par lesquels les savoirs éclatés pourront se réunifier 3 . 1  Sur cette question, il suffit de lire l’« Introduction » des  Méditations cartésiennes , tr. M. de Launay, PUF, 1994, p. 43 à 48.  2  « Conférences de Londres (1922). « Méthode phénoménologique et philosophie  phénoménologique », tr. A. Mazzù, in  Annales de phénoméno logie , N ° 3, 2003, p. 162. Si Husserl a toujours absolument regretté cet état de dissémination des savoirs dans lequel il verra, à la fin de son itinéraire de pensée, un des symptômes de la Crise de l’Humanité européenne , la pensée contemporaine – que l’on appelle post-moderne – s’accommode de cette condition qu’elle semble même trouver désirable.  3   Introduction à la logique et à la théorie de la connaissance , tr. L. Joumier, Vrin, 1998, p. 203 à 259. Husserl reprend le projet de Bolzano ( Théorie de la science , tr. J. English, Gallimard, 2011) et non celui de la  Doctrine de la science  fichtéenne. C’est pourquoi, en suivant les choix des traducteurs français, il faut parler de « Théorie » de la science et non de « Doctrine » même s i le terme allemand est le même pour ces trois auteurs : « Wissenschaftlehre ». 

Le phénomène, L’équivoque du phénomène (Paul Ducros)

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Le phénomène, L’équivoque du phénomène (Paul Ducros)

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  • Philopsis Paul Ducros 1

    Le phnomne Lquivoque du phnomne

    Paul Ducros Philopsis : Revue numrique

    http://www.philopsis.fr

    Les articles publis sur Philopsis sont protgs par le droit dauteur. Toute reproduction intgrale ou partielle doit faire lobjet dune demande dautorisation auprs des diteurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant lauteur et la provenance.

    La phnomnologie sest institue comme une nouvelle attitude

    philosophique, ayant pour ambition la refondation de lensemble du savoir1. Aux yeux de Husserl et son constat demeure de nos jours tout aussi, et mme plus encore, valable la science souffre de sa spcialisation et de la dispersion des diffrents ordres du savoir qui signorent les uns les autres2. Lambition de la phnomnologie est de refonder le savoir, dinstituer une nouvelle Thorie de la science, capable de donner les fondements par lesquels les savoirs clats pourront se runifier3.

    1 Sur cette question, il suffit de lire l Introduction des Mditations cartsiennes, tr.

    M. de Launay, PUF, 1994, p. 43 48. 2 Confrences de Londres (1922). Mthode phnomnologique et philosophie

    phnomnologique , tr. A. Mazz, in Annales de phnomnologie, N 3, 2003, p. 162. Si Husserl a toujours absolument regrett cet tat de dissmination des savoirs dans lequel il verra, la fin de son itinraire de pense, un des symptmes de la Crise de lHumanit europenne, la pense contemporaine que lon appelle post-moderne saccommode de cette condition quelle semble mme trouver dsirable.

    3 Introduction la logique et la thorie de la connaissance, tr. L. Joumier, Vrin, 1998, p. 203 259. Husserl reprend le projet de Bolzano (Thorie de la science, tr. J. English, Gallimard, 2011) et non celui de la Doctrine de la science fichtenne. Cest pourquoi, en suivant les choix des traducteurs franais, il faut parler de Thorie de la science et non de Doctrine mme si le terme allemand est le mme pour ces trois auteurs : Wissenschaftlehre .

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    Ce lieu de fondation, Husserl nhsite pas, parfois, convoquer son propos les Mres de la connaissance goethennes 4 . Elles sont les dimensions originaires qui portent toute reprsentation humaine, quelle soit scientifique, commune ou triviale. Certaines expriences fondent la pense humaine et, par l-mme, sa relation au monde. La phnomnologie se donne pour tche de les faire apparatre. Tel est le sens du mot dordre si souvent repris presque comme un slogan : Aux choses mmes ( Zur Sache selbst )5. Il ne sagit pas de considrer les objets (Objekte) de lexprience, ou les choses perues (Dinge) mais les expriences de la subjectivit par lesquelles le monde se donne. Les Sache nont rien de chosique, elles sont les vcus par lesquels les choses mondaines ont quelque sens pour lhumain. Et la phnomnologie considre que ces expriences premires peuvent relever dune vie non logique, non scientifique. Elles ne sont pas irrationnelles, puisquelles fondent la science, mais ne relvent pas de celle-ci. La tche de la phnomnologie est de montrer comment ces couches primordiales peuvent motiver les reprsentations de la science. Sil y a des vcus propres la science que la phnomnologie doit mettre en lumire, elle va les lier des vcus plus primordiaux. Si, par exemple, lastronomie est la dtermination objective des corps clestes, dtermination dans laquelle elle va intgrer la Terre elle-mme, elle le fait partir dune exprience premire de la Terre comme sol immobile, irrductible toute dtermination astronomique et en mme temps condition de lapparition de quelque corps spatial que ce soit6.

    Ce sont ces Sache, ces expriences, que le courant de pense fond par Husserl, nomme phnomnes. Les hritiers de Husserl saccordent pour considrer que toute phnomnalit renvoie cette couche profonde de lexprience humaine. Le phnomne et ce point, pour lmentaire quil soit, est crucial na, pour la phnomnologie, rien de chosique ni dobjectif. Il relve de lexprience sous toutes ses couches (de la plus sensible et sensuelle, et mme animale, la plus intellectuelle). Le phnomne est penser comme relation dune vie humaine toute objectit qui lentoure, celle des choses (Dinge) perues ou mme irrelles de limagination, jusquaux pures idalits mathmatiques. La phnomnologie,

    4 Goethe, Faust II, Acte I, tr. J. Lacoste et J. Le Rider, Bartillat, 2009, p. 544 549.

    Husserl sapproprie cette rfrence dans les Ideen III (Ides directrices ..., Livre III, tr. D. Tiffeneau, PUF, 1993, p. 96). On la retrouve au 42 de la Crise des sciences europennes et la phnomnologie transcendantale, tr. G. Granel, Gallimard, 1976, p. 174.

    5 La philosophie comme science rigoureuse, tr. M. de Launay, PUF, 1989, p. 85 ; Ides directrices ..., Livre I, tr. P. Ricur , Gallimard, 1953, p. 63. Heidegger reprend son compte la formule en 1969, en disant quelle a guid tout son parcours philosophique : La fin de la philosophie et le tournant , tr. J. Beaufret et F. Fdier, in Questions IV, Gallimard, 1976, p. 122-123. Il convient de remarquer que la formule Zur Sache selbst nest pas explicitement donne par Husserl qui ne parle que des choses mmes ( Die Sachen selbst ). Cest Heidegger qui la forge en lattribuant Husserl pour la considrer comme lnonciation de lessence mme de la phnomnologie. Il est probable que Husserl ny voyait quune formulation imprcise. Cest dj lindice que Heidegger se lie Husserl mais pour se dtacher de lui.

    6 Larche originaire Terre ne se meut pas , tr. D. Franck, in La Terre ne se meut pas, Minuit, 1989, p. 11 29. Nous nous permettons de renvoyer notre livre : Husserl et le gostatisme. Perspectives phnomnologiques et thiques, Le Cerf, 2011.

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    en tant que science des phnomnes, est la rflexion la plus rigoureuse qui soit sur cette vie de lhumain.

    La phnomnologie fait ainsi clore un sens du phnomne qui na rien voir avec celui quon lui donne habituellement, que ce soit dans lattitude naturelle ou dans les sciences de la nature. Le phnomne du phnomnologue nest en effet pas un fait qui surgit dans la nature et que la conscience pourrait apprhender. Si un fait nest pas une chose mais une relation entre choses, il possde un sens exclusivement mondain : il est ce qui se passe dans la nature. Et si le fait devient phnomne lorsquil se donne la conscience, il nen garde pas moins une signification naturelle. Est phnomne, ainsi que le dit Kant, tout objet indtermin dune intuition empirique 7. Aussi apparat-il dans le temps et lespace et est dterminable par les catgories : il est alors pens dans un rapport la subjectivit humaine. Toutefois, mme sil est dabord coordonn par les formes a priori de la sensibilit pour tre ensuite unifi par les concepts de lentendement, le phnomne est ce qui advient dans le monde. Bref, il a un sens irrductiblement objectif. Ce phnomne peut tre en relation la subjectivit et tre pens en tant que relation, celle-ci est considre depuis lobjectivit pour affirmer la primaut de cette dernire. Si la phnomnologie et nous le verrons plus prcisment dans la suite de notre dveloppement pense la relation cest depuis lexprience vcue. Le phnomne nest pas la chose et son sens, mme pour moi, mais le sens de mon exprience dans son rapport la chose. ce titre la phnomnologie, et cest une revendication affirme par tous les phnomnologues, est lattitude de pense la plus concrte qui soit.

    Tous les phnomnologues saccordent pour ter tout sens objectif au phnomne. Tout risque de confondre la phnomnologie avec quelque science de la nature que ce soit est, de la sorte, vit. Revenir aux choses cest revenir au phnomne en tant quexprience la plus concrte et trouver la dmarche rigoureuse pour parler des phnomnes de telle sorte que ce soit comme si la parole revenait aux phnomnes eux-mmes.

    Toutefois, au-del de cette exigence premire, il se pourrait que les phnomnologues et la phnomnologie dans son dveloppement ne saccordent plus sur le sens donner au phnomne. Sil doit toujours tre concret et rompre avec toute reprsentation naturelle (commune ou scientifique), le sens de sa concrtude diffre dun phnomnologue lautre. Si le sens phnomnologique du phnomne ne doit en rien tre confondu avec tout sens objectif et scientifique, sil ny a, sur ce plan, aucune quivoque, il se pourrait que lquivocit revienne, quoique sous une autre forme, dans le champ de la phnomnologie elle-mme. Il se pourrait que le sens accord au phnomne par les phnomnologues ne soit pas univoque et, surtout, quon ne sache pas toujours de quoi il sagit dun penseur lautre.

    La porte nouvelle du phnomne a t institue par Husserl, mais sa postrit lui a fait subir une extraordinaire torsion smantique et conceptuelle, plongeant les lecteurs leur suite dans le risque de

    7 Critique de la raison pure, tr. A. Traymesagues et B. Pacaud, PUF, 1944, p. 53.

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    multiplication dquivoques. Cette modification du sens du phnomne, cest Heidegger qui la institue. La force de sa pense a t telle que la postrit, mme lorsquelle sincarne dans des penseurs aussi minents que Merleau-Ponty ou Patoka, la suivi en sloignant du sens que Husserl avait pu donner au phnomne et, par l mme, la phnomnologie. Cest cet cart entre les sens du phnomne donns par le fondateur de la phnomnologie et son successeur htrodoxe le plus minent que nous voudrions ici clairer quelque peu.

    Puisque le sens dsormais le plus communment retenu du phnomne est celui que lui donne Heidegger, cest de lui que nous partirons. Nous ne considrerons pas prcisment le long processus par lequel, dans ses premiers cours, il a forg son sens du phnomne8. Nous nous fonderons seulement sur son rsultat tel quil se donne dans le 7 dtre et Temps 9 . Par la suite nous reviendrons au sens premier du phnomne tel que Husserl la mis en place et la maintenu, mme aprs le dveloppement de la pense heideggrienne.

    Avant de nous mettre louvrage, nous voudrions souligner un point : il ne sagit pas pour nous de comparer les mrites des uns et des autres, ni de voir qui aurait raison de Husserl ou de Heidegger. Nous partons dun constat : le sens du phnomne sest dplac de Husserl Heidegger. De quelle faon ? Quelle est la porte dun tel glissement ? Il ny a ici aucun jugement de valeur, simplement le souci de rendre compte (partiellement) dun mouvement de pense dterminant dans lhistoire de la pense du sicle dernier. Il nous semble un peu paradoxal que la postrit ait suivi Heidegger plutt que Husserl, quelle ait prolong le successeur plutt que le fondateur. Cela a produit une quivoque qui est probablement un des moteurs de lhistoire de la phnomnologie jusqu nous. Cest un trs lger clairage sur ce mouvement et, par l mme sur le sens du phnomne, que nous voudrions mettre en place.

    Le phnomne comme apparatre tre et Temps sauto-prsente comme un ouvrage de phnomnologie.

    Ddi Husserl, il a pour finalit dclare de prolonger la phnomnologie pour la conduire des dimensions que Husserl navait peut-tre pas lui-mme poses mais quil aurait pu (et mme d, aux yeux de Heidegger) thmatiser.

    Cette profession de foi nest pas la consquence ncessaire de litinraire de pense prcdent de Heidegger. Si ce dernier a rencontr la philosophie et la personne de Husserl assez tt, le fondateur de la phnomnologie nest ni la premire ni la seule source dinspiration de Heidegger. Lorsquil thmatise lhermneutique de la facticit, Heidegger est au moins autant li Dilthey qu la phnomnologie. Et tout au long des cours quil professe Marbourg et mme Fribourg il est aussi dans un rapport trs troit avec le nokantisme de Natorp. Dans ses travaux,

    8 Sur ce point nous renvoyons lensemble de louvrage : Heidegger 1919-1929. De

    lhermneutique de la facticit la mtaphysique du Dasein, d. J.-F. Courtine et j.-F. Marquet, Vrin, 1996.

    9 tre et Temps, tr. E. Martineau, Authentica, 1985, p. 42 49.

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    Heidegger ne cesse de confronter les penses des uns et des autres : ainsi dans les 18 20 de Zur Bestimmung der Philosophie10, ensemble de cours professs Fribourg en 1919, Heidegger se penche sur le sens du prthorique comme exprience premire qui doit tre pense dans et par une phnomnologie des vcus. Or cette position rsolument husserlienne soppose aux rquisits de Natorp qui considre que toute pense, mme descriptive, est objectivante de son contenu de pense. Bref, le nokantisme montre que mme la phnomnologie objective les vcus. La seule voie pour sortir dune telle impasse est de sen remettre une hermneutique lie Dilthey. Heidegger critique Husserl (dont il nest donc pas le fidle disciple) avec Natorp, non pas pour devenir nokantien mais pour conqurir une hermneutique qui ne sera pas pour autant exactement celle de Dilthey car une pense des valeurs telle quon la trouve chez Rickert se rvle ses yeux plus rigoureuse, mme sil faudra lui intgrer une analyse concrte des vcus. Dans ces cours, Heidegger recherche sa voie travers les penseurs de son temps, et Husserl nest que lun dentre eux, dterminant, certes, mais gure plus que les autres. Il nest en fait quun moyen pour mettre en place une nouvelle hermneutique.

    Dans ses travaux ultrieurs, Heidegger sloigne du nokantisme rickertien et natorpien, afin de mieux sapproprier la phnomnologie. La lecture du cours de 1925, profess Marbourg : Prolgomnes lhistoire du concept de Temps, latteste. La prparation de la rdaction dtre et Temps exige de se faire plus univoquement phnomnologue, de reprendre les questions poses par Husserl, et notamment celle de la dmarche phnomnologique. On peut considrer, et cest bien tre un phnomnologue husserlien, que la question de la phnomnologie est, essentiellement (et peut-tre exclusivement), celle de sa mthode. Heidegger le pose tout au long de la partie prliminaire de ce cours11. Il reprend son compte la ncessit de mthodologie phnomnologique dans le 7 dtre et Temps 12 . Ce moment du trait, qui clt lIntroduction, tablit que lensemble du trait sera phnomnologique en ce quil suivra la mthode fonde par Husserl. Si, dans la partie prliminaire des Prolgomnes, Heidegger reprenait son compte les concepts husserliens, notamment celui dintentionnalit13 , il ninsistera plus sur lui dans tre et Temps pour souligner la question de la mthode14. tre phnomnologue cest suivre une dmarche de pense institue par Husserl. Si, dans le trait de 1927, laffirmation dtre phnomnologue est brve mais rsolue, elle prend une tournure trs particulire, caractristique de Heidegger. Elle va devenir une analyse du mot phnomnologie en recourant son tymologie. Afin de savoir ce quest la mthode phnomnologique, il faudra comprendre la signification du terme phnomnologie . Avec Heidegger, cette saisie conceptuelle se fera en comprenant lorigine du vocable. Heidegger explique le sens de la mthode husserlienne en recourant une dmarche absente de

    10 Ga, 56/57, Vittorio Klostermann, 1999, p. 90 108. 11 Prolgomnes lhistoire du concept de temps, tr. A. Boutot, Gallimard, 2006, p.

    39 195. 12 tre et Temps, op. cit., p. 42. 13 Prolgomnes ..., op. cit., p. 52 84. 14 tre et Temps, op. cit., p. 42.

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    tout protocole husserlien. Une telle position est dj en dcalage par rapport Husserl, et le sens mme que Heidegger donnera au concept de phnomnologie (et lattitude quil induit) sera essentiellement et mme exclusivement heideggrien.

    La phnomnologie renoue avec le sens premier du phnomne. Ce dernier ne peut donc se trouver que dans la langue grecque. Il faut alors comprendre le (phainomenon). Toutefois, pour cela il faut saisir la porte de (phainesthai) car le sens dun nom provient du verbe dont il drive15. tant donn que signifie apparatre, au sens de se montrer et se rendre manifeste, il sensuit que la signification premire du phnomne est dtre ce qui se montre, cest--dire qui se donne de manire manifeste16. Le phainesthai ne peut ici tre entendu comme lobjet qui se manifeste mais comme sa manifestation mme, son apparatre. Le phnomne nest alors pas ce qui apparat mais lapparatre de ce qui apparat. Lapparaissant est secondaire par rapport au sens de son apparatre. Lapparatre tant phainesthai et ce dernier contenant le radical pha qui dit la lumire, il faut entendre le phnomne comme la venue la lumire. Toutefois, une ambigut traverse le (phainomenon) qui est la fois lensemble des apparaissants lumineux, et leur apparatre mme comme luminosit. Heidegger dit bien que le phnomne en tant que phainomenon est la totalit de ce qui apparat ; il est lensemble des apparaissants, autrement dit la totalit des tants mis en lumire. Cependant, il rvle simultanment une autre dimension : lapparatre de ces apparaissants, qui est comme la lumire et qui se dit dans le (pha) du phainesthai. Cette ambigut nest en rien une indcision conceptuelle de la part de Heidegger. Elle est seulement lindice que le phnomne possde une double porte qui permet de lentendre comme chose donne mais aussi comme forme de donation de la chose.

    Cest cette ambigut, implicitement marque par Heidegger, qui le conduit en souligner une autre, explicite celle-l. Le phnomne, en tant quil est ce qui apparat, est interprt comme une simple apparence. Lerscheinen devient ainsi un simple Schein quon entend comme porteur dune illusion. Il se montre, certes, mais non tel quil est. Son apparition est une dissimulation. On pense ainsi que la premire apparition est lie quelque dimension qui, elle, se dissimule. Lapparition est alors un renvoi. Elle indique quelque chose qui, lui, nest en rien manifeste17. Un glissement conceptuel et smantique sest effectu, dapparatre (erscheinen) apparition (Erscheinung) et apparence (Schein). Dans ce glissement, on est pass dune dimension de manifeste, qui a trait la vrit, lide dune illusion et dune tromperie. Toutefois, aux yeux de Heidegger, mme une apparence illusoire qui nest quune simple apparition est bien quelque chose qui apparat, qui relve dun pur apparatre. Mme le phnomne quon interprte comme simple apparence superficielle apparat dabord en pleine lumire. Ainsi le phnomne est toujours un manifeste. Il est un apparatre donnant une vrit et non une apparition illusoire, car mme cette dernire

    15 Op. cit., p. 43. 16 Ibid. 17 Heidegger critique ici la distinction et le rapport mis en place par Kant entre

    phnomne et noumne (in Critique de la raison pure, op. cit., p. 216 232).

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    commence par apparatre en pleine lumire. Le phnomne est essentiellement quelque chose qui apparat, mme pour disparatre ds son apparition, mme pour renvoyer un inapparaissant plus consistant intellectuellement. Le phnomne est toujours et avant tout un apparaissant qui apparat. Et lapparaissant ayant pour sens ultime lapparatre, puisquun apparaissant est fond par son apparatre, il sensuit que lapparatre est le sens le plus essentiel du phnomne.

    Si le phnomne (lorsquon le pense comme li au ) est lapparaissant dans son apparatre, son explicitation travers ltymologie ne suffit pas comprendre le sens et la porte de la phnomnologie. Cette dernire est en effet parole des phnomnes quil faut entendre la fois comme un gnitif objectif et subjectif. Sil faut parler sur les phnomnes comme si les phnomnes eux-mmes venaient la parole, il faudra comprendre le sens et la porte de la parole, autrement dit du . partir du sens que lui ont donn les Grecs, il continue de porter toute forme de discours, surtout lorsquil se fait thorique et tend la scientificit18.

    Le est apophantique, non pas au sens o il lie des prdicats leur sujet mais, plus originairement, au sens o il est -19, cest--dire quil fait apparatre quelque chose partir de ce quelque chose mme. Autrement dit le met en lumire ce qui est. Il est mme la dimension essentielle du . Cest par le que la phnomnalit originaire comme apparatre mme advient. Le est ce qui met en lumire les tants. Lapparatre des tants advient par le au sens o lapparatre est, dans son essence mme, logique. Si le phnomne est le lien de lapparaissant et de son apparatre, le prolonge ce lien mais pour insister sur la dimension dapparaitre. Le donne la phnomnalit sa dimension dapparatre. Et si, primairement, laccueil de lapparatre advient dans l20, il nous parat vident que, aux yeux de Heidegger, le sens ferme de lapparatre est donn dans et par le . Le phnomne advient donc dans la parole. Cest par la parole que les choses apparaissent, cest par la parole que lapparatre des choses advient.

    Il sensuit que le phnomne est dj tourn vers la phnomno-logie. Le sens du phnomne est dans le , si bien que le phnomne en appelle tre parl par une parole qui rvlera son apparatre essentiellement verbal. Tel est le sens heideggrien de la phnomnologie. ses yeux elle est la parole qui montre lapparatre mme de ce qui apparat, tant entendu que cet apparatre a toujours trait la parole. Heidegger fournit ainsi sa dfinition de la phnomnologie :

    Phnomnologie veut donc dire : - faire voir partir de lui-mme ce qui se montre tel quil se montre partir de lui-mme 21. Elle est une science, porte par la parole mais qui tend un 22.

    Elle fait voir, elle rvle des dimensions pour un regard pensant fond par la 18 tre et Temps, op. cit., p. 45-46. 19 Op. cit., p. 45. 20 Op. cit., p. 46. 21 Ibid.

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    parole. Se donne ainsi le phnomne, cest--dire ce qui se montre, ce qui apparat. Lapparaissant se montre toujours, mme dans la quotidiennet. Mais cette dernire, affaire ses tches, nest pas attentive larchi-fait quil y a de lapparaissant et quil apparat selon sa forme dapparatre. La parole du phnomnologue se fait ainsi regard qui se tourne vers le simple fait quil y a de lapparaissant et insiste sur son apparatre. La phnomnologie montre ce qui apparat tel quil apparat23. Elle met ainsi en lumire le phnomne. Ce dernier a pour sens la visibilit mais qui est comme teinte car le phnomne peut, de lui-mme, sinvisibiliser. Cest la visibilit du phnomne que le phnomnologue restitue alors. Il redonne au phnomne son sens qui pouvait stre dissimul. Les tants se donnent dans leur apparatre et sont visibles. Cest le sens du phnomne. Mais la visibilit a de multiples tournures jusqu se faire presque invisible. Le phnomnologue rvle la visibilit, il met en lumire lapparatre. Il montre les formes dapparatre des apparaissants, y compris de ceux qui tendent disparatre mais pour les restituer leur pleine visibilit. Tout se montre et la phnomnologie montre les formes de monstration de tout ce qui se montre. Bref, elle fait voir ce qui se montre, tel quil se montre.

    Afin de comprendre la porte du phnomne selon Heidegger, il faut insister sur la forme rflexive de la monstration. Le phnomne est ce qui se montre. Il se donne en lui-mme, il a sa visibilit selon une forme chaque fois spcifique. Cette auto-monstration du phnomne le dtache de tout lien la naturalit. En effet si, dans lattitude naturelle ou la science, on pourra toujours dire que le phnomne apparat, son apparition sera toujours dtermine et sinscrira dans un ordre de la causalit. Tout phnomne naturel est leffet dun autre qui est sa cause de telle sorte que toute possibilit dauto-apparition na, pour lui, aucun sens. En insistant sur lauto-monstration du phnomne, Heidegger dtache sans quivoque la phnomnologie de toute science naturelle et de toute reprsentation objective. Cest cette auto-monstration, cest la forme dauto-monstration propre chaque phnomne, que le phnomnologue doit mettre en lumire.

    Le propre du phnomne est de se montrer24 pour tre visible. Le phnomnologue doit montrer cette monstration, rendre visible la visibilit. Il doit ainsi ramener au visible ce qui sest invisibilis car le sens de linvisible est dtre visible, dtre restitu sa visibilit25. Linvisible est une forme de la visibilit quil faut donc rinstituer sans quivoque. En outre, rien ne se rvle plus invisible que le plus visible. La saturation de visibilit invisibilise le visible qui en est porteur. La tche du phnomnologue est alors, aux yeux de Heidegger, de retrouver la visibilit du plus visible. Le phnomne possde nous lavons dit une ambigut en ce quil est lapparatre dun apparaissant. Lapparatre est condition de lapparaissant, mais ce dernier simpose et dissimule lapparatre. Celui-ci est la visibilit mme du visible qui sinvisibilise en lui. Lapparatre est la visibilit. Il est le sens le plus essentiel du phnomne que la phnomnologie doit montrer. Cest la visibilit de lapparatre que le phnomnologue doit restituer. Il doit rendre pleinement visible la visibilit.

    22 Ibid. 23 Op. cit., p. 47. 24 Op. cit., p. 43. 25 Op. cit., p. 47.

  • Philopsis Paul Ducros 9

    Lapparatre est le sens du phnomne. Il se distingue de lapparaissant avec lequel il apparait en ce quil est son apparatre. Dans la diffrence entre lapparatre et lapparaissant se joue, pour Heidegger, la diffrence ontologique. Lapparaissant est ltant et lapparatre est ltre de cet tant. Un apparaissant est un tant. Il est, selon une forme dapparatre qui est donc ltre de cet tant. Le phnomne est ainsi le lieu de la diffrence ontologique. Toutefois, lessentiel, dans le phnomne, est lapparatre. Il est le sens du phnomne au point que le phnomne est lapparatre. Si lapparatre est toujours celui dun apparaissant, la phnomnalit est dans lapparatre et non dans ce qui apparat. Or lapparatre est ltre. Il sensuit, ainsi que laffirme Heidegger, que le phnomne est donc ltre26. Le phnomne quil faut mener son auto-monstration, est ltre. Ltre est le sens du phnomne, ce qui revient dire que la phnomnologie doit se faire ontologie27. Cette dernire, en tant que pense de ltre est le telos de la phnomnologie. Celle-ci nest pas ontologie mais la voie pour accder lontologie, ce qui revient dire que la voie de phnomnologie institue par Husserl doit aboutir lontologie fondamentale de Heidegger.

    Le phnomne est fondamentalement apparatre et donc tre. La phnomnologie se fait donc ontologie fondamentale. Toutefois il y a toujours un lieu pour lequel la question de ltre advient. Plus prcisment il y a un tant (et un seul) pour qui ltre de ltant a un sens. Cet tant est lhomme, en tant que Dasein, en tant quil est l o ltre rsonne et se donne voir28. Pourquoi la question de ltre est-elle celle du seul Dasein ? Parce que ce dernier est le seul tant dot de la parole, et ltre ne se donne que dans la parole. Le est un , le sens de l'apparatre est verbal et cest bien pourquoi lapparatre est tre car ltre est ce qui se donne dans la parole apophantique. Lapparatre advient dans la parole, pour le seul tant qui existe par la parole : lhomme en tant que Dasein.

    Il est donc ncessaire de penser les formes dexistence concrtes du Dasein. Et cest la porte de la phnomnologie. Elle devra montrer comment, dans chaque forme dexistence, le sens de ltre apparat pour le Dasein. La phnomnologie est reprise en tant quanalytique du Dasein qui permettra la saisie du sens de ltre, cest--dire lontologie. Les formes dexistence que lanalytique du Dasein, en tant que reprise de la phnomnologie, devra considrer seront lies exclusivement ltre et seront donc verbales. La phnomnologie va tre lanalyse des formes dexistence dun tre parlant. Et tout ce qui y sera dcrit mettra en jeu la parole. La phnomnologie heideggrienne, en tant quanalytique du Dasein, analyse seulement les expriences parlantes dun tant parlant. ce titre la phnomnologie, devenue analytique du Dasein, ne peut que se prolonger en hermneutique29. Cette dernire est un art de linterprtation qui analyse des expriences qui nont de signifiance que pour un tre parlant parce quelles

    26 Ibid. 27 Ibid. Heidegger dit explicitement que lontologie nest possible que comme

    phnomnologie (Ibid.). Toutefois il nous parat vident que cette phrase a pour finalit dtablir que le destin de la phnomnologie est lontologie.

    28 Op. cit., p. 30 37. 29 Op. cit., p. 48.

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    sont celles dun tre parlant. La phnomnologie, en tant quanalyse concrte des vcus, sest ainsi mtamorphose en hermneutique en tant quelle est analytique du Dasein, cest--dire comprhension dun tre parlant. Ce nest quen tant quelle est hermneutique que la phnomnologie peut devenir pense de ltre car ltre (en tant quil se donne dans tout jugement) na de sens que dans lexprience dun tant parlant. Seule une hermneutique peut comprendre les expriences de ltant parlant quest le Dasein. Seule une hermneutique pourra comprendre comment ltre est chaque fois en jeu dans ces expriences qui sont celles de la parole. Seule une hermneutique peut mtamorphoser la phnomnologie en ontologie fondamentale.

    Heidegger a donc confr au phnomne un sens fort. partir de son tymologie, il le pense comme apparatre. Le phnomne est un apparaissant qui apparat, dans lequel la dimension essentielle est lapparatre. Cet apparatre est verbal en tant quil napparat que pour un sujet parlant et que cet apparatre est lui-mme dj parole. Lexprience concrte, en jeu dans le phnomne, et que la phnomnologie doit mettre en lumire, est donc exclusivement celle de la parole. Lapparatre devient alors ltre tel quil advient dans le jugement. Chaque jugement, en tant quacte apophantique, pose ltre. La phnomnologie est alors la comprhension de lexistence de celui qui pose ltre dans les jugements. Cet tant qui pose ltre est lhomme, en tant que Dasein.

    Le 7 dtre et Temps, que nous avons suivi, est central pour toute la pense de Heidegger car il donne au phnomne son sens spcifique, en le liant la question de ltre. Si ltre comme apparatre y est encore li ltant qui est apparaissant, linjonction de penser ltre en tant qutre, lexigence de mettre en lumire lapparatre pur afin de porter lapparatre lapparatre lui-mme, qui caractriseront le second Heidegger30, se font dj entendre31. En outre, et une telle dimension sera mise au centre aprs la Kehre, la phnomnologie sera et devra toujours tre une pense de la parole.

    Il y a ici une indiscutable fondation philosophique trs puissante. Elle nous parat rompre avec le sens que Husserl avait pu donner la phnomnologie et au phnomne. Une telle rupture est la condition d'une transformation de la philosophie et par l mme la possibilit quelle puisse avoir une histoire. Cependant, cette mtamorphose advient propos de la signification du mot phnomne . On le maintient tout en lentendant dune toute autre faon. Cette homonymie est alors porteuse dquivoques.

    30 Temps et tre , tr. F. Fdier, in Questions IV, op. cit., p. 11 97. 31 Noublions pas que Temps et tre tait le titre que devait avoir la troisime

    partie dtre et Temps. Il nest pas exagr de dire, la suite de nombreux commentateurs, que Heidegger (et cest le signe dune exigence de la pense et de la continuit de ses questions) a rempli trente-cinq ans plus tard, travers plusieurs tapes, le programme manquant de son ouvrage de 1927.

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    Le phnomne comme apparition et comme vcu

    Husserl a fond la phnomnologie et la trs souvent dfinie tout au long de son uvre. Elle est ses yeux une attitude philosophique nouvelle porte par une mthode spcifique. Toutefois cette nouveaut est tout autant la reprise de lessence de la philosophie et de toute philosophie : refonder lensemble du savoir. Paradoxalement, les dfinitions ritres de la phnomnologie ne saccompagnent pas de caractrisations aussi nombreuses de la notion de phnomne. Leur prsence a pour but dtoffer la dtermination de la phnomnologie et elles sont alors extrmement prcises.

    Dans Phnomnologie et psychologie, opuscule crit entre 1916 et 191732, Husserl, en vue de dfinir la phnomnologie comme science des phnomnes purs, en la distinguant de toute science de la nature, diffrencie la caractrisation du concept de phnomne par les sciences de la nature et le sens que le phnomne acquiert dans la phnomnologie pure33. Il y a ici une quivocit quil faut demble lever si on veut que la phnomnologie ait toute sa lgitimit. Les sciences de la nature reprennent le sens du phnomne que lui avait donn la pense grecque et qui prolonge lattitude naturelle. Les phnomnes sont des apparitions (Erscheinungen) qui ne sont pas une apparence (Schein) vide. Il y a en eux, naturellement, un sens de ralit (Wirklichkeit), reconductible au fait que les phnomnes sont au fond les choses (Dinge) telles quelles se donnent dans la perception sensible. Pour lattitude naturelle un phnomne est la chose donne, l, prsente. Le phnomne est la prsence de la chose mais dont le sens est bien dtre chose en tant quindividualit donne dans lexprience. Bref, le phnomne et cest alors Kant qui donne le dernier mot cette caractrisation est le prsent de toute reprsentation intuitive34.

    Cependant une simple modification de notre attitude de chercheur va nous conduire considrer que ce qui est donn comme prsence relle se donne dans une exprience. Le prsent est prsent un sujet qui fait lexprience de sa prsence. Sil y a apparition, il faut toujours la penser par rapport au sujet pour qui et qui il y a apparition. Lexprience (Erfahrung) est le rapport entre lapparition de la chose comme prsence et le sujet pour qui il y a apparition. Cest un tel rapport que Husserl appelle constitution qui nest en rien la fabrication de lobjet mais seulement le rapport du sujet une apparition, tant entendu que ce rapport peut tre, pour le sujet, rellement passif.

    La signification du phnomne se modifie, car la notion va alors dsigner lexprience elle-mme. Le phnomne nest plus ce qui se

    32 In Hua XXV, Aufstze und Vortrge (1911-1921), d. Th. Nennon et H.-R. Sepp,

    Nijhoff, 1987, p. 82 124. 33 Op cit., p. 82 87. 34 Ajoutons tout de mme que pour Husserl le phnomne naturel doit tre largi

    jusqu des manifestations mme illusoires (op. cit., p. 83). Au moment o une hallucination se donne elle a une ralit qui sera corrige par la suite. Toutefois cette rectification ne signifie en rien quil ne sagissait pas, dans la premire apparition, dun phnomne authentique porteur de ralit.

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    manifeste dans une exprience mais lexprience dans laquelle il y a cette manifestation. Le sens de cette exprience est trs large car il ne sagit pas de la seule subjectivit pour qui quelque chose se manifeste mais bien de lexprience de la subjectivit en tant que quelque chose se manifeste pour elle en prsence. Le phnomne nest pas la chose, il nest pas non plus ce qui se passe en moi mais lexprience que jai de la chose et la chose en tant que jen fais lexprience. Le phnomne nest pas lensemble des processus dans mon intriorit mais moi dans mon rapport la chose et la chose dans son rapport moi.

    Le phnomne possde alors un double niveau : il est bien la chose en tant quobjet (Objekt) possdant une unit de prsence ; il est aussi lensemble des manifestations de la chose. Husserl lnonce dune faon extrmement prcise au 2 de Phnomnologie et psychologie :

    Nous appelons phnomne, non seulement lunit intuitive qui advient de manire adquate la conscience, travers les transformations des intuitions, mais galement les formes changeantes de sa prsentation, par exemple les vues continment changeantes de lobjet 35. Lobjet, peru, possde une unit qui est sa prsence. Tel est le sens

    du phnomne pour lattitude naturelle. La phnomnologie intgre sa recherche une telle dimension mais qui nest quune dimension du sens dsormais authentique du phnomne. Il faut aussi, et surtout, considrer que le phnomne est la suite des apparitions changeantes de la chose. La chose se prsente, chaque instant, selon un aspect nouveau. Il y a ici une immanence du phnomne, qui est son appartenance la conscience. Pour moi la chose fait apparition de manire chaque fois nouvelle, ne serait-ce que parce que la dure de ma perception sest modifie et que la chose nest pas claire de la mme faon selon les changements de la lumire dans lavance du temps. En outre la chose transforme sa forme dapparition simplement parce que je me suis dplac et quelle ne mapparat plus sous le mme angle. Toutefois, dans ces transformations dapparition, une identit se constitue car il y a une continuit des apparitions. Le phnomne est mon exprience de la chose, exprience dans laquelle la chose est dabord multiple pour que se constitue son unit dans cette multiplicit.

    Le phnomne est bien ma vie de la chose, la chose avec moi. Il ne faut jamais dsolidariser ces deux niveaux. Si on le fait, on verse dans le naturalisme des sciences de la nature, qui ne considrent que la chose, ou bien dans le psychologisme qui, en dtachant ce qui se passe en moi de ma relation la chose, fait de ma vie et de son intriorit un simple objet existant lui aussi dans la nature. La chose avec moi, la chose pour moi est lapparition de la chose. Et cette apparition est changeante. La chose se donne dans limmanence de mes vcus comme changeante. Mais depuis ces changements dapparitions et ces apparitions changeantes, se donne, comme au-del de limmanence des apparitions cest--dire comme une transcendance dans limmanence, lunit objective de la chose. Elle advient dans lexprience, elle est donc phnomnologique et cest ce sens qui est exclusivement retenu par lattitude naturelle. Ds lors le sens naturel du phnomne doit tre intgr son sens phnomnologique comme une

    35 Op. cit., p. 85.

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    simple partie du phnomne rel. Cest bien lpoch qui permet de considrer ce sens profond du phnomne, il faut avoir cess dadhrer la croyance en la ralit nue de la chose dans son apparition immdiate pour envisager quelle se donne pour moi et que lapparition est le sens de la chose pour ma subjectivit et ses actes. partir de lpoch on peut comprendre que, dans ses apparitions moi, la chose changeante se constitue en unit. Cependant cette poch est ici presque immdiate, elle est mme lexprience et affleure dans lattitude naturelle qui contient sa possibilit. Cest bien pourquoi le phnomne est aussi bien le sens de la chose donne que lexprience qui la donne.

    Le phnomne comme exprience doit alors tre entendu, ainsi que ltablissait dj en 1907 Lide de la phnomnologie36, comme le vcu (Erlebnis) et la phnomnologie est bien la science pure des vcus. Il faut ici insister nouveau sur un point essentiel : dire que le phnomne est le vcu ne signifie pas quil est lintriorit de la psych humaine. Le vcu nest pas, ainsi que pourrait le penser une simple psychologie, ce qui se passe en moi loccasion de lapparition naturelle de la chose. Le phnomne est le vcu en tant quil est bien exprience de la chose. Cest bien la chose que je vis et mon vcu nest que ma vie de la chose qui est bien ma relation la chose et la relation de la chose moi. Cest dans ce sens seulement que mon vcu est exprience de la chose, exprience dans laquelle il y a apparition de la chose et donc phnomne.

    Le mot phnomne, ainsi que le rpte plusieurs fois Husserl la fin de Lide de la phnomnologie, est alors double37 . Il signifie deux prsences absolues 38 : celle de l apparition (Erscheinung) et celle de lapparaissant (erscheinend)39. Ces deux dimensions sont celles du vcu : il comporte lapparition et lapparaissant, cest--dire pour ce dernier lobjet dans sa prsence40 unitaire et pour lapparition le sens subjectif de la chose41. La prsence absolue de lapparition est celle de limmanence la conscience ; celle de lapparaissant est celle de la chose transcendante dont la transcendance advient par lapparition, et donc dans limmanence du vcu. La difficult comprendre le sens phnomnologique du vcu rside dans le fait quil est bien ce que je vis mais qui souvre un extrieur lequel na de sens que par et pour ma vie ; cest cela que Husserl nomme la constitution .

    Cest la double articulation du phnomne en tant que vcu qui est peut-tre une limite nos facults de comprhension mais qui peut sclairer

    36 Lide de la phnomnologie, tr. A. Lowit, PUF, 1970, p. 112. 37 Op. cit., p. 112 ; 113 ; 116. 38 Op. cit., p. 113. 39 Soulignons ici quAlexandre Lowit traduit Erscheinung par apparatre. Or

    apparatre se dit en allemand erscheinen, terme que Husserl nemploie en rien. Un tel choix fausse la comprhension du texte et tmoigne du poids de linterprtation heideggrienne du phnomne. Pour Heidegger le phnomne est erscheinen (cest-- dire apparatre) ; pour Husserl il est Erscheinung (apparition) et il nest pas pour lui question, du moins ici, derscheinen mais derscheinend, cest--dire dapparaissant. Il faut donc retraduire Erscheinung par apparition afin de pouvoir mieux comprendre les diffrences de sens que confrent les deux penseurs au phnomne dans le champ mme de la phnomnologie.

    40 Ibid. 41 Op. cit., p. 116.

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    si nous considrons que tout apparaissant na de sens que pour un sujet et quil advient donc dans une apparition. Lapparition est le sens de la chose pour moi ; elle est la modalit de sa prsence pour moi, tant entendu quil ny a de prsence de la chose que pour moi. On est ici dans lexprience la plus primitive. Et ce nest que depuis elle, dans ses variations, que lunit apparaissante de la chose advient comme un sens ultime, pour moi, mais comme en dehors de moi.

    Prcisons encore une fois un point : lapparition nest pas la structure interne et aveugle dun vcu reclus dans mon intriorit. Lapparition est bien celle de la chose, mais pour moi ; cest pourquoi on est dans limmanence. Dans sa structure intentionnelle, elle est lapparition la plus primitive de la chose. En tant quelle est sa propre apparition, la chose ne possde alors pas dunit close : elle est ouverte une multiplicit de possibilits car elle ne se donne ici que pour mon corps en mouvement qui ne voit, chaque fois, que des aspects partiels de la chose. Lapparition est en fait la suite dapparitions seulement latrales de la chose qui ne se lient que par leur continuit temporelle. Le vcu archi-immanent est la continuit de ses apparitions, par laquelle lunit de la chose se constitue comme apparaissante. La chose apparaissante excde alors limmanence des apparitions mais se constitue en elle comme le transcendant de limmanent.

    Si le vcu est larticulation de lapparition et de lapparaissant, le vcu est bien doublement phnomne mais dont la dimension la plus originaire est lapparition. Les apparitions, rptons-le, sont celles de la chose. En chaque apparition la chose se donne selon un sens diffrent. Cest lui que Husserl pouvait, dans le 2 de la V e Recherche logique, appeler apparatre (erscheinen)42. Lapparatre est la modalit, la forme dapparition de la chose. Il nest pas lapparaissant quest la chose lorsquelle transcende les apparitions, mais la dimension de sens immanente chaque apparition. Il y a autant de formes dapparatre quil y a dapparitions. Cest comme apparatre que le sens multiple de la chose se donne. Lapparition est le vcu qui souvre, qui vise ; lapparatre est ce quil vise, le sens de la vise. Il y a donc une multiplicit dapparatre mais cest prcisment en eux que lunit apparaissante de la chose se donne. Les apparitions contiennent de multiples apparatre dans lesquels se donne lunit de lapparaissant. Les apparatre sont un contenu de sens, cest en eux, par leur recoupement, que lapparaissant, un se donnera dans la prsence de son unit43. Lapparition contient elle-mme et lapparatre ; depuis lesquels, dans leur immanence, se constitue lapparaissant avec sa transcendance.

    Lapparatre tant immanent lapparition et tant le pivot partir duquel il y a de lapparaissant, on peut le considrer comme le centre du

    42 Recherches logiques, Tome 2, Deuxime partie, tr. H. Elie, A. Kelkel, R. Schrer,

    PUF, 1972, p. 148-149. 43 On peut considrer, en reprenant la terminologie des Ideen I (ainsi que le fait

    dailleurs Husserl dans le 6 de Phnomnologie et psychologie , op. cit., p.90), que lapparatre est le contenu nomatique. Il est bien immanent au vcu. Il est ce qui est vis par la nose ; mais en toute rigueur il se donne dans un contenu hyltique comme le sens de ce contenu. La nose vise une unit. Elle rencontre les contenus hyltiques qui donnent une multiplicit nomatique. Toutefois la vise notique continue de jouer, elle unifie alors les nomes multiples des contenus hyltiques, jusqu donner un sens unitaire : un nome de tous les nomes, rellement transcendant, dont le sens est lunit transcendante.

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    phnomne. Il ny a de phnomne quen tant quapparatre. Cest ce qui est luvre dans la V e Recherche logique que Heidegger considrait, juste titre dailleurs, comme le lieu de naissance de la phnomnologie, mme si ses yeux elle saccomplissait plutt dans la VI e Recherche avec le concept dintuition catgoriale 44 . Husserl nglige lapparatre en insistant sur lapparition pour aller jusqu lapparaissant. Ceci revient dire, dans un champ heideggrien, que Husserl demeure dans la stricte pense du sujet (au niveau de lapparition) et de lobjet cest--dire de ltant (sur le plan du seul apparaissant), mais quil oublie (car il lindique mais ne le thmatise pas) ltre contenu dans la notion dapparatre. Cest bien ce dernier quil faut mettre au centre et en lumire pour dire quil est toujours lapparatre dun apparaissant, cest--dire ltre dun tant, lors des expriences, non plus du sujet, mais du Dasein. Suivre cette interprtation, qui est celle que Heidegger et lheideggrianisme donnent de la phnomnologie, revient dire que Husserl na de raison qu ouvrir Heidegger ; cela conduit alors ngliger les questions qui sont celles de Husserl lui-mme. Si ce dernier prfre parler dapparition (Erscheinung) et non dapparatre (erscheinen) ce nest pas parce quil serait pass ct de lessentiel mais bien parce quil a ses questions propres qui ne se confondent avec celles daucun autre.

    Aux yeux de Heidegger sil faut dfinir le phnomne en tant quapparatre et non comme apparition, cest parce que lErscheinung connote lillusion, alors que le verbe erscheinen signifie la vrit45. Pour Husserl lErscheinung na rien dun Schein46 et na donc nul besoin de lerscheinen pour tre philosophiquement lgitime.

    Lenjeu de la phnomnologie husserlienne est de saisir lexprience la plus subjective qui soit parce que cest la subjectivit que les choses se donnent en premier et que cest depuis ma subjectivit que je peux interroger le sens premier des choses. Il faut donc saisir lexprience dans sa dimension rellement subjective. ce titre rien nest plus subjectif que lapparition. Elle dit que la chose apparat, certes, mais essentiellement la subjectivit. Prcisons : lapparition est bien celle de la chose, mais pour moi et pour toute subjectivit. Lapparition dit la relation du sujet la chose telle quelle est vcue par le sujet. Lapparition est le sens de la chose dans sa ncessaire relation la subjectivit pour laquelle elle fait apparition.

    Lapparatre heideggrien est le sens de la chose qui tendrait tre asubjectif47. Certes lapparatre se modalise selon les expriences du Dasein. Il se donne donc pour ce dernier. Toutefois par-del ces modalits il y a un

    44 Heidegger laffirme dans les Prolgomnes lhistoire du concept de temps, op.

    cit., p. 52 114. Il le redit en 1969, dans Mon chemin de pense et la phnomnologie , tr. J. Lauxerois et C. Rols, in Questions IV, op. cit., p. 162-163.

    45 tre et Temps, op. cit., p. 43 et 44. 46 Phnomnologie et psychologie , op. cit., p. 82. 47 Cest bien ce que Patoka a parfaitement saisi ( Le subjectivisme de la

    phnomnologie husserlienne et la possibilit dune phnomnologie asubjective ; Le subjectivisme de la phnomnologie husserlienne et lexigence dune phnomnologie asubjective , in Quest-ce que la phnomnologie ? tr. E. Abrams, Millon, 1988, p. 189 248). Une phnomnologie asubjective venue de Heidegger permet de dpasser la phnomnologie subjective de Husserl car lapparatre est au-del de lapparition en ce quil est un sens de la chose qui tend se dlier de la subjectivit. Ce nest pas la chose (lobjet) qui se dtache de la subjectivit, car cela reviendrait rgresser lattitude naturelle, mais bien son apparatre.

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    sens au fond unique de lapparatre. Tout tant apparat. Au-del des formes spcifiques dapparatre il sagit toujours de la venue la lumire de la chose. Les tants sont multiples, ils apparaissent de multiples faons mais il sagit toujours dapparatre. Les multiples apparitions relvent dun mme apparatre. Aussi le Dasein est-il presque comme la simple occasion de lapparatre de la chose qui a sens en elle-mme. Cest bien la porte ontologique de la pense heideggrienne qui nest pas aboutie dans tre et Temps mais qui se dessine dj, et qui sera mise en place dans le second Heidegger. Dans tre et Temps il faudra considrer que le sens ontologique de ltant se donne dans la relation dexistence que le Dasein entretient avec lui, et cest pourquoi une phnomnologie des expriences du Dasein sera mise en uvre. Cependant cette phnomnologie a pour finalit douvrir une ontologie. On naccde (encore) lontologie que par une phnomnologie, mais cest bien dire que la phnomnologie des expriences a pour sens de donner une ontologie plus essentielle que toute phnomnologie. Elle se donne dans la phnomnologie pour la sursumer.

    Husserl, lui, naura jamais voulu dpasser la phnomnologie. Il naura jamais prtendu quon pouvait aller au-del de limmanence de lexprience qui est ncessairement celle de la subjectivit. Sil y a des questions ontologiques qui se posent, sil y a un sens ontologique de la chose perue qui se distingue de celui de la chose imagine ou dun objet mathmatique, ces ontologies rgionales ne peuvent lgitimement tre poss qu partir de et aprs une analyse phnomnologique48. Il ny a dontologie que dans notre exprience. Il ne faut donc jamais quitter la phnomnologie.

    On est tout de mme en droit de considrer que le Dasein heideggrien vit des expriences. Il nous parat vident quelles sont celles dun tant dot de la parole et qui se tourne vers le monde en tant quil est parlant. Ltre de ltant na de sens que pour celui qui parle et cest bien pourquoi lAnalytique du Dasein est une hermneutique qui ouvre une ontologie. La phnomnologie des vcus husserlienne est, bien videmment, mise en uvre par un sujet parlant : le phnomnologue parle. Toutefois, il dcrit des expriences infra-langagires et cest une des raisons pour lesquelles la phnomnologie husserlienne considre la perception comme un vcu, autrement dit un phnomne, privilgi. En elle se donne lexprience de la premire relation aux choses et, partir delles, au monde. Depuis la perception on peut considrer dautres expriences, notamment verbales, en tant quelles sont fondamentalement motives par la vie perceptive49. La phnomnologie est ainsi leffort pour saisir lensemble de notre exprience en partant de larchi-immanence de ses vcus les plus primitifs50.

    Le phnomne est donc le vcu de lexprience ; il consiste en lapparition, vue depuis moi, de la chose pour moi. Lapparition constitue alors la chose comme apparaissante. Lapparaissant appartient ainsi au phnomne, au mme titre que lapparition dans laquelle il se constitue, mais comme excdant celle-ci. Le phnomne est donc, depuis lapparition,

    48 Ides directrices ..., Livre III, op. cit., p. 92 94. 49 Exprience et jugement, tr. D. Souche, PUF, 1970, p. 35 60. 50 De la synthse passive, tr. B. Bgout et J. Kessler, Millon, 1998, p. 47.

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    larticulation de lapparition et de lapparaissant. Il faut alors comprendre comment le phnomne ainsi caractris ouvre la phnomnologie. Bref, comment le phnomne comme apparition est-il la condition dune science pure des phnomnes ?

    Pour cela considrons quelques passages des Confrences de Londres51. Dans lattitude naturelle, je subis la prsence massive des choses qui simposent en elles-mmes. Par une trs lgre inflexion de notre pense, celle de la rflexion, on peut comprendre que cette prsence est pour moi. Il suffit par ailleurs dune simple rverie de notre esprit, comme imaginer que les choses pourraient ne pas exister 52 , pour parvenir saisir que ma conscience, elle, est vidente et que cest par elle que toute chose possde une prsence. Me dlestant du poids des choses, je considre quelles nont de sens que dans mon vcu qui est bien apparition de la chose, cest--dire phnomne53. Ma rflexion dtache ainsi un moi spcifique, spectateur de ses propres vcus. Il ne les vit plus et nadhre plus la massivit de ltre-donn-l de leurs objets. Il les contemple (dans leur articulation dapparition et dapparaissant) et apprcie (dune faon rsolument thorique) leur sens. Le vcu est donc ici phnomne pour le spectateur dsintress quest le phnomnologue. On ne peut plus seulement parler de lapparition dun contenu nomatique une conscience notique dans la structure immanente du vcu. Il faut prsent dire mais parce que cela tait rellement dj luvre quil y a apparition de cette structure au moi du phnomnologue qui, stant dtach delle par la rflexion, la contemple. Le vcu est phnomne en ce quil se phnomnalise la conscience thorique qui le contemple. Une scission du moi54 sest opre entre le moi qui vit les vcus et pour lequel il y a apparition de la chose et le moi qui regarde ce vcu qui est bien pour lui un phnomne. Bref, le phnomne est le vcu contempl par le phnomnologue.

    Ce dernier stant dtach du champ de ses propres expriences, elles lui apparaissent comme un tout55. Ou, plus exactement, on est en droit de considrer que le phnomnologue peut pressentir quelles composent un tout. Si cest toujours dun phnomne que je pars, en tant quapparition singulire dune seule chose, je peux penser quil sarticule dautres. Ntant plus absorb par ce quil vise mais pouvant lapprcier en tant quacte de vise de la chose, je contemple sa phnomnalit dans son lien

    51 Confrences de Londres. Mthode phnomnologique et philosophie

    phnomnologique , op. cit. Ce texte de 1922, que nous citerons dans la traduction quen a faite Antonino Mazz pour les Annales de phnomnologie, est trop ignor alors quil constitue probablement une des introductions les plus claires et les plus prcises, tout en gardant une profonde rigueur philosophique, que Husserl ait pu donner de la phnomnologie.

    52 Op. cit., p. 170-171. Cest par la phantasia que je peux commencer une telle rflexion mais Husserl ajoute quil y a une possibilit apodictiquement dmontre du non-tre du tout du monde (op. cit., p. 171). Cette pense de la possibilit du non-tre du monde est rigoureusement dmontre dans les Leons 33 38 de Philosophie premire, Deuxime partie, Thorie de la rduction phnomnologique, tr. A. Kelkel, PUF, 1972, p. 61 113. Pour une tentative de comprhension de ce mouvement de pense chez Husserl, nous renvoyons notre tude : Le monde et le rien , in Recherches husserliennes, Vol. 23, 2005, p. 65 153.

    53 Op.cit., p. 171. 54 Eugen Fink, Sixime Mditation cartsienne, tr. N. Depraz, Millon, 1994, p. 76-77. 55 Confrences de Londres , op. cit., p. 172.

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    essentiel aux autres vcus. Cest alors un flux de vcus qui fait son apparition ; ce flux est la forme essentielle de la conscience. Le phnomne ultime est le flux de la subjectivit en tant que lien de continuit mouvant et changeant des vcus. La subjectivit est flux qui se phnomnalise de la sorte la conscience du spectateur dsengag quest le phnomnologue.

    Si nous avons ici caractris le phnomne, nous navons pas rellement dfini la phnomno-logie. Cette dernire est la saisie de lessence des phnomnes, elle doit se faire eidtique des vcus. Si la structure dapparition, cest--dire intentionnelle, sest rvle, elle nest pas rigoureusement circonscrite. Pour cela il faudra faire varier le vcu, montrer les possibilits quil contient et jusquo sa structure intentionnelle peut tre tendue56. Si je pars dun vcu singulier, dtach de tout sens existentiel, je peux alors voir cette mme structure propos dun autre vcu jusqu envisager quelle est tout autant essentielle pour un vcu dapparition visant un irrel. Partant de la perception visuelle de larbre qui est apparition pour moi, je peux comprendre que cela advient pour la perception de nimporte quel objet prsent dans le monde, mais aussi pour un arbre qui serait irrel tel quil peut se donner dans un vcu de phantasia. La variation eidtique fonde lanalytique des vcus et elle est le sens de la phnomnologie. Le phnomne sera alors le vcu dtermin dans toute lextension et la comprhension de son essence. Ce discours rationnel et essentiel sur le phnomne naura t possible qu la condition quil ait t saisi comme apparition. Il doit avoir t une apparition pour le spectateur dsintress, apparition dans laquelle il a t saisi comme apparition dune chose pour un sujet dans le flux de ses vcus. Je ne peux dailleurs considrer lensemble du flux de la subjectivit qu la condition davoir fait varier les vcus. Leur multiplicit essentielle surgit alors. La phnomnologie est la saisie des vcus dans leur essence et leur reconduction la forme universelle du flux de la subjectivit. Ces deux oprations, indissolublement lies, ont pour pralable la comprhension du vcu comme phnomne cest--dire comme pure apparition.

    Sil est possible de conclure, nous devrons remarquer la profonde quivocit de la notion de phnomne. Son ambigut smantique est prsente dans nimporte lequel de ses champs de questionnement.

    Elle advient tout dabord entre son sens naturel et son sens phnomnologique. Si le premier signifie la factualit et dsigne lobjectivit du monde, le second relve de lexprience et correspond la vie de la subjectivit.

    Le phnomne est quivoque sur un second plan : dun ct, il connote lillusion si on lassocie lapparence ; dautre part, il peut possder un indice de vrit surtout si on considre quil ny rien au-del du monde sensible et des apparitions quil nous offre. On peut affirmer que cette quivocit est surtout luvre dans lattitude naturelle et dans les sciences de la nature qui la prolongent. Elle est par contre leve par la phnomnologie pour qui lexprience est faite des apparitions des choses et du monde.

    56 Op. cit., p. 180 183.

  • Philopsis Paul Ducros 19

    Toutefois, si la phnomnologie a dpass cette seconde ambigut de la notion de phnomne, cest pour en produire une autre, spcifique son champ. En phnomnologie, le phnomne oscille entre deux acceptions : celle strictement husserlienne ; et celle que lui a confre Heidegger et que de nombreux phnomnologues (tels que Patoka) ont adopte.

    Pour Husserl, le phnomne est le pur vcu dapparition de la chose. Il est lexprience la plus subjective, non pas au sens o le moi se refermerait sur lui-mme, mais en ce que le monde et ses objets sont toujours une apparition pour la subjectivit. Le phnomne relve alors de la vie complte de la subjectivit qui nest que flux des phnomnes.

    Avec Heidegger, le phnomne devient apparatre. Il est le sens de ltant et du monde qui apparaissent bien au Dasein humain. Lapparatre de tout apparaissant est alors ltre de ltant, quil faut ainsi penser ontologiquement. Par la luminosit de son apparatre, la phnomnalit tend excder lexprience dans laquelle elle sest donne.

    Lenjeu vritable de cette quivoque est de savoir sil faut en rester la stricte phnomnologie des vcus, ou sil faut dpasser la phnomnologie en ontologie. La phnomnologie est-elle le moyen pour une refondation de lontologie ou un champ qui peut se dvelopper en lui-mme ? Il ne sagit pas ici de trancher entre ces deux voies. Nous nous contenterons de remarquer que cest la notion de phnomne qui est le pivot de cette alternative selon quon lentend comme apparition ou comme apparatre. On devra alors affirmer, en ultime instance, que le phnomne demeure une notion profondment quivoque.