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Frédéric Mathieu Le phénomène Une synthèse philosophique Montpellier 2015. Tous droits réservés.

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Frédéric Mathieu

Le phénomène

Une synthèse philosophique

Montpellier 2015. Tous droits réservés.

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Sommaire

INTRODUCTION .......................................................................... 7

a. Définition ................................................................... 8 b. Enjeux ....................................................................... 13 c. Plan ........................................................................... 17

I. L’OBJET DU PHÉNOMÈNE ....................................................... 19

1. Essences et apparences .................................................. 20 a. La voie sceptique (Pyrrhon) .................................... 20 b. La voie idéaliste (Platon) ......................................... 25 c. L’extériorisme classique (Burnyeat) ........................ 30

2. Le phénomène scientifique ........................................... 33 a. La philosophie naturelle (Aristote) ......................... 34 b. La science moderne (Duhem) .................................. 36

3. Le noumène scientifique ............................................... 39 a. La phénoménotechnique (Bachelard) ..................... 40 b. La mécanique quantique (Planck) ........................... 42

II. LE SUJET DU PHÉNOMÈNE .................................................... 49

1. Le sujet épistémologique ............................................... 51 a. La déceptivité des sens (Descartes).......................... 52

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b. L’activité de la raison (Hobbes) ............................... 59 c. La distinction des qualités (Locke) .......................... 60

2. Le sujet transcendantal .................................................. 62 a. La révolution critique (Kant) ................................... 63 b. Les apories du criticisme (Jacobi) ............................ 66 c. L’intuition polymorphe (Uexküll) ........................... 70

3. Le sujet immatérialiste .................................................. 73 a. L'idéalisme empirique (Berkeley) ........................... 74 b. L’empire du simulacre (Nozick) .............................. 81 c. L’idéalisme subjectif (Fichte) ................................... 84

4. Le phénomène psychique .............................................. 87 a. Le phénomène onirique (Freud) ............................. 87 b. Le phénomène délirant (Shakespeare) .................... 91 c. Le phénomène refuge (Sartre) ................................. 94 d. Le phénomène affectif (Heidegger) ......................... 95

5. Le phénomène culturel ................................................. 97 a. Le phénomène de langue (Quine) ........................... 97 b. Le phénomène esthétique (Goodman) .................... 99

III. L’ÊTRE DU PHÉNOMÈNE .................................................... 103

1. Le phénomène en acte ................................................. 104 a. Phénoménologie de l’esprit (Hegel) ...................... 105 b. Dynamisme et interprétation (Nietzsche) ............ 106 c. La résolution positiviste (Comte) .......................... 109

2. La réduction phénoménologique ................................ 110 a. Le phénomène pur (Husserl) ................................. 111 b. Phénoménologie du corps (Merleau-Ponty) ........ 116 c. Le phénomène originaire (Augustin) .................... 118

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3. La transcendance du phénomène ............................... 121 a. La querelle des images (Plotin) .............................. 122 b. Le phénomène d’autrui (Levinas) .......................... 124 c. Le phénomène saturé (Marion) ............................. 125

CONCLUSION .......................................................................... 129

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Le phénomène

Introduction

Le terme « phénomène » est d’un usage paradoxal. Il

s’emploie dans la vie courante pour caractériser ce qui

heurte, ce qui saute aux yeux, ce qui frappe l’imagination.

Le phénomène au sens vulgaire, c’est ce qui pèche par

outrance ; c’est ce qui exacerbe, qui outre une qualité ; c’est

ce qui est hors normes (« é-norme »). D’où son association

au monstrueux (du mot latin monstrum, « présage »,

avertissement des dieux). Il est, par suite, ce que l’on

montre : le « phénomène de foire ». Le phénomène, en un

sens moins péjoratif – bien que l’excès (hybris) comme

transgression de la norme soit toujours menaçant –, ce peut

être également le prodigieux, le surprenant, ou l’être

d’exception.

Dans tous les cas, le phénomène est quelque chose de

rare. Or, rien de plus commun, au prisme de la philosophie,

que le phénomène conçu en son sens étymologique de

« luire » (phainesthai), c’est-à-dire d’« apparaître ». Rien de

plus familier que le phénomène, qui est l’étoffe du monde

sensible ; soit de l’univers entier, à l’exclusion des êtres de

raison connus de l’esprit seul et de l’esprit connaissant.

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Dieu même s’est fait image puis homme. Le champ du

phénomène s’étend ainsi à la totalité de ce qui vient au

jour, au propre comme au figuré. Le phénomène désigne en

conséquence et simultanément ce qui sort de l’ordinaire et

ce qu’il y a de plus banal.

Cette brève introduction à la question du phénomène

sera l’occasion de nous pencher sur cette contradiction. Et

de déterminer s’il y va réellement d’une contradiction.

Peut-être est-ce que le plus visible est également le plus

facile à ne pas voir. Comme si la projection de l’évidence

avait fini par recouvrir le monde de son rideau de lumière

ou à l’inverse, comme si le doute s’était épris des

apparences au point de ne plus leur reconnaître qu’un

simulacre de réalité. On ne saurait dire de ces deux postures

laquelle est la plus saine, tant il est vrai que les apparences

peuvent être moins trompeuses que l’apparence d’être

trompé par elles.

a. Définition

S’il est une interrogation qui paraît traverser

l’ensemble de l’histoire de la philosophie occidentale, il

semblerait qu’elle se puisse exprimer ainsi : « Pourquoi y a-

t-il ceci plutôt que rien ? » ; « Pourquoi y a-t-il de

l’apparaître ? » Le concept de phénomène élève à leur point

d’orgue ces interrogations, au point d’en être devenu

l’enjeu de la fracture classique entre les conceptions

qualifiées à grands traits d’« idéalistes », d’« empiristes » et

de « phénoménistes ». Des « Lumières grecques » jusqu’aux

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essarts de la phénoménologie contemporaine, le

phénomène n’a cessé d’être questionné et, à travers le

phénomène, la relation de l’homme au monde. L’énigme de

l’apparaître en est devenue l’un des fils conducteurs de la

philosophie.

Il y a pourtant matière à s’étonner de cet

investissement, inattendu pour une notion à laquelle la

philosophie, dans son procès de rationalisation, n’a pas

toujours porté une grande estime. Le phénomène est ce qui

brille ; il est par là ce qui aveugle. Ce qui attire l’attention

sur l’éphémère, ce qui attire l’éphémère au feu qui concourt

à sa perte. Le phénomène serait ainsi à l’être ce que les

apparences seraient à la vérité et le sophisme à la

philosophie. On dit des apparences qu’elles sont

trompeuses. On dit parfois de la philosophie qu’elle sauve

des apparences ; et ce n’est rien dire encore de ceux pour

qui elle doit, sous le signe des sciences, « sauver les

apparences ». Les phénomènes ainsi compris mettent en

danger la réflexion, ou bien ne devraient leur salut qu’à la

philosophie (et à la science). Mais – premier maux de la

philosophie – ne sont-ils pas aussi le premier mot de la

philosophie ?

Ainsi les phénomènes, par leurs contradictions, parce

qu’ils sont relatifs et volontiers trompeurs, prêteraient à la

pensée sa première impulsion. Voilà l’organe-obstacle dont

dissertait Jankélévitch. Peut-être n’est-il pas hasardeux que

la littérature grecque fasse droit à la première mention

écrite du terme noèsis dans l’Odyssée, en l’attribuant au

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chien d’Ulysse, Argos, qui reconnaît son maître dissimulé

par la déesse de la metis sous le manteau de la pauvreté1.

Avoir l’intelligence des choses, c’est donc percer le voile

des apparences ; découvrir l’or dans l’impureté ; c’est se

défier des apparences et re-connaître la vérité, laquelle

reste identique, à la manière du chien qui servirait, avec

Platon, de modèle au gardien de la cité juste (République

IV). Les choses ne sont pas telles qu’elles se présentent au

premier regard. Il se pourrait que ce soit précisément du

fait de leur déficience, des illusions et des erreurs qu’ils

occasionnent, que les phénomènes aient acquis ce statut de

nerf de la philosophie.

Les phénomènes donnent à penser parce qu’ils sont en

eux-mêmes problématiques : ils ne sont pas ce qu’ils

semblent être. Que donnent-ils à penser ? D’abord le fait de

l’inconsistance des représentations, la relation des hommes

au(x) monde(s). Précisément, cette relation est-elle directe

(le phénomène est-il le monde) ou bien médiatisée (est-il

son déguisement) ? Y a-t-il une réalité au-delà des

phénomènes ? En serait-il une, serait-ce dénier aux

phénomènes toute forme de réalité ? Ensuite, la relation des

hommes aux autres hommes. Les phénomènes ne sont pas

les mêmes pour tous ; ils sont divers et se corrompent. Ils

sont un flux sensible de sensations précaires et relatives. Ils

mettent en jeu la possibilité de rapporter le divers à l’unité

et de trouver avec autrui un langage commun. Enfin, la

1 Homère, Odyssée, trad. V. Bérard, Paris, Gallimard,

Bibliothèque de la Pléiade, 1955, chant XVII.

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relation des hommes au phénomène lui-même, tel qu’il se

donne à la conscience. Le phénomène est-il un fait, une

représentation, une construction, une interprétation, une

donation, une révélation ? Est-il présence ou relation ?

Quoi qu’il en soit des différentes réponses que la

tradition ait apporté à ces questions, il semble qu’elles

nécessitent toujours de penser l’articulation – parfois

l’identité – de l’instance qui apparaît (« das Erscheinende »),

de l’apparaître en tant qu’instance (« das Erscheinen ») et de

l’instance à qui cela apparaît. Par-là est dévoilée la

dimension relationnelle du phénomène, en cela qu’il se

rapporte tantôt à une essence, tantôt à un sujet. Cette

relation est à la fois ce qui découvre un monde et le pouvoir

d’une conscience qui s’en distingue pour l’ordonner. Le

phénomène est en effet le premier contact que nous nouons

avec les choses ; or l’on admet par expérience et par

proverbe qui ne faut pas juger sur un premier regard. Le

paradoxe est néanmoins que si ces choses peuvent

apparaître comme différentes de ce qu’elles sont, leur «

apparaître » propre ne peut être réfuté. Que les apparences

trompent ne retire rien au fait que les apparences sont, ni –

autre découverte – que nous soyons aussi, puisque trompés

par elles. C’est assez dire le caractère révélateur ou

heuristique du phénomène ; ce n’est pas encore

comprendre ce que le phénomène est en lui-même.

Que le phénomène se constitue au sein d’une relation

ne retire rien au fait qu’il y ait des phénomènes dont il faut

rendre compte. De quoi le phénomène est-il le nom ?

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D’une « monstration », nous apprend l’étymologie. La

racine phôs de « phénomène » désigne la lumière en grec.

Or, la lumière est à la fois, comme le note Aristote dans son

traité De l'âme 2, ce qui se montre soi-même en se rendant

visible, et ce qui illumine. Phaéton personnifie l’astre

solaire, irradiant par lui-même ; la lune arbore des

« phases », du grec ancien phásis. Elle illumine de sa

lumière reçue et réfléchie (comme Héraclite en a le

premier fait la supposition). Le verbe phaïnesthaï signifie «

se montrer », par référence à ce qui rayonne. Si le

paradigme de la brillance s’avère à la racine de l’ensemble

de nos impressions – les phantasma – il faut toutefois

relever le privilège de la vision sur le champ propre aux

autres sens. Ce privilège pourrait tenir à ce que la vue est,

parmi tous les autres sens, celui qui dit avec la plus grande

acuité la scission du sujet et de l’objet. Ce qui est vu l’est à

distance. Le phénomène fut en effet longtemps considéré

comme ce qui éloigne de la vérité. Thématiser le

phénomène consiste alors à prendre de la distance, à

s’éloigner par abstraction de l’apparaître pour retrouver la

vérité (lorsqu’elle est accessible). Pour s’éloigner du

phénomène, il faut toutefois partir de lui. Pour découvrir

l’instance ou l’essence dont il est le signe, mais également

ce qu’il est en lui-même – « en tant que phénomène ».

Le phénomène est avant tout lumière. Le phénomène

a donc rapport à la « brillance », laquelle peut être tout

2 Aristote, De l'âme, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1977, III,

1 429a3.

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tantôt ou simultanément ce qui aveugle et ce qui illumine.

Double nature d’obstacle et d’auxiliaire, de remède et de

poison, de « pharmakon » épistémologique qui requiert

d’être élucidé (si l’on nous passe le pléonasme). Montaigne,

dans son Apologie de Raimond Sebond forge le terme de «

discrépance » pour évoquer l’ambivalence de cet apparaître

qui cèle et qui révèle3. Comme s’il y avait un « érotisme »

du phénomène, au sens de ce qui suggère sans exposer, sans

révéler la nudité (pornographie). L’analogie peut être

prolongée dans la mesure où la réalité supposément

dissimulée sous le voile des apparences est ce qui fait naître

le désir philosophique. Autant de raisons qui justifient la

position centrale de la problématique du phénomène dans

la philosophie.

b. Enjeux

L’énigme du phénomène engage la réflexion en

direction du quod de ce qui apparaît, de l’instance à qui cela

apparaît et du mode d’être de cette apparition. Trois ordres

de questionnement qui ressortissent tout à la fois aux

champs de l’épistémologie (comme interrogation sur la

nature de ce qui est objet de connaissance), de la

métaphysique (conceptions et critères de la vérité) ainsi

que de la phénoménologie (modalités de l’apparaître).

3 M. de Montaigne, Les Essais, Paris, Pléïade, II, 12, p. 639,

673-674.

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– Si l’on conçoit le phénomène sous le rapport de

la « manifestation », on ne peut pas ne pas se poser la

question de savoir ce qui s’exprime à travers lui. Toute

manifestation est manifestation de quelque chose. De

quelque chose qui se sépare en tant que tel de sa

manifestation, qui donne à voir ou à penser ce qui n’est pas

visible. Ainsi la première occurrence du terme «

phénomène » apparaît au pluriel (« tô phaïnômena ») au

sein d’un aphorisme d’Anaxagore : « les phénomènes sont la

vision du non-manifeste »4. Preuve, s’il était besoin, que

Platon(-Socrate) n’est pas le premier des Grecs à avoir

engagé une réflexion métaphysique en direction de

l’apparaître de l’inapparent, ou de la manifestation d’un

ordre de réalité qui transcende l’apparence. Le phénomène

serait en ce cas l’apparition déficitaire de ce qui ne peut

être vu, de la même manière qu’un dieu se fait connaître

aux hommes à la faveur de l’hypostase ou de l’épi-phanie :

« brillance à la surface » (ainsi d’Athéna à Achille sous les

portes de Troie, d’Aphrodite à Anchise, etc.). Voir

l’invisible s’incarner, la transcendance dans l’immanence, le

verbe (logos) se fondre dans la chair.

Le phénomène « en général » est ainsi affecté d’une

valeur « transitive » : il est « phénomène de ». De quoi ?

D’une réalité en marge du sensible, répondent les partisans

de l’idéalisme ; alors le phénomène se fait une apparence.

4 H. Diels, W. Kranz, Die Fragmente der Versokratikér : griechisch unddeutsch (= DK), Berlin, Weidmann, 1951,

Anaxagore, DK fr. B 21 a.

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D’un objet constitué, proposent les sciences modernes,

induit par voie de mathématisation ; le phénomène se

donne alors pour une apparition. D’un signe ; le

phénomène comme expression d’une force ne renvoie plus

alors à une substance, mais à un processus. Il faut enfin se

demander si une telle manifestation donne un accès direct à

« la chose même » (quitte à rabattre l’être sur sa

phénoménalité), l’occulte inexorablement (ce qui est

restreindre drastiquement le champ de l’expérience et, ce

faisant, les prétentions de la connaissance) ou s’y réfère,

mais en ce cas, comment ? À la manière selon laquelle un

signifiant dénote son signifié ou bien comme l’énoncé

d’une langue qui nécessite une interprétation ? Comment

réaliser cette traduction qui s'indique dans le phénomène ?

– S’il faut que le phénomène soit manifestation de

quelque chose, ce quelque chose ne se manifeste qu’en tant

qu’il est une subjectivité pour s’ouvrir à cette manifestation.

La donation requiert le donataire autant que le donateur,

tant il est vrai que le « se montrer » s’adresse à une instance

qui participe – peut-être – à sa constitution, assurément à sa

phénoménalité. Le phénomène engage la perception. Il

présuppose un corps à affecter. Il apparaît dans la rencontre

entre les paramètres, vertus, propriétés de la chose dont il

est phénomène et les constitutions, infiniment variables,

des sensibilités individuelles. Est ainsi mise en évidence la

bipolarité (hybridité ?) du phénomène : mis en tension

entre l’apparaissant, le quod d’une monstration, et son

destinataire, à qui il apparaît. Toute la question est de

savoir dans quelle mesure ces deux instances prennent part

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à la genèse du phénomène. Doit-on déduire de cette

tension que le phénomène ne serait qu’un compromis, un

entre-deux équilibré ? Se pourrait-il que le sujet soit en un

sens démiurge de la manifestation ? Que les objets se

règlent sur les formes de son intuition ? Ou bien, enfin, que

l’apparaître commande lui-même ses modes d’apparitions ?

– Le phénomène n’a pas toujours eu bonne littérature.

Qu’on s’en réfère aux dialogues de Platon. Il y est maintes

fois question de la prison des apparences, de l’empire des

sens, de l’illusion d’où s’origine l’erreur de raisonnement, le

mal involontaire (ayant ici valeur de pléonasme). On note

que le mot même d’« apparition » renvoie dans le langage

courant à une dégradation de l’être authentique, soit qu’il

s’agisse d’un spectre, d’un fantôme, d’un songe, d’un

simulacre, d’une ombre, etc. La vérité, la science, le bien

sont situés du côté des formes intelligibles ; c’est elles, écrit

Platon, qu’il nous faut contempler avec l’œil de l’esprit. Il y

va de la vie juste et de l’eudaïmonia. Tourner son âme en

direction des formes requiert une force d’abstraction qui se

conquiert dans l’exercice de la philosophie, praxis tout à la

fois éthique (voire sotériologique) et épistémologique. C’est

dire que le sensible et donc le phénomène en qualité de

non-réalité sensible ne peut constituer que le premier

terme de la dialectique ou de la réminiscence. S’il est un

fait que la connaissance des formes œuvre en dernier

ressort à éclairer le flux perpétuel du lieu sensible, Platon

traite souvent l’apparence en des termes peu valorisants :

tromperie, mensonge ou illusion. Mais le non-être du

phénomène ne saurait être un pur néant (comme en atteste

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le « parricide » de Parménide dans le Sophiste). Le

phénomène n’est qu’une image – mais il est une image. Il a

donc bien une consistance ontologique intime qui doit être

étudiée à part.

c. Plan

Étant tout à la fois le dévoilement qui manifeste et

l’apparence qui dissimule, le phénomène atteste que le

monde quotidien n’est pas d’emblée offert dans sa pureté et

dans son innocence. Les choses sont déformées par le

besoin que nous en avons. Le phénomène revêt l’étoffe de

nos croyances, de nos attentes, de nos états, de nos

opinions, de nos désirs conscients et ignorés. L’homni-

savant Hippias tombe sous le coup de cette illusion

cosmique, incapable d’accéder à la beauté autrement que

sous les traits de la belle vierge (parthenos). C’est là

pourquoi toute la démarche du philosophe (aux antipodes

de celle du sophiste) va être définie dès les dialogues

platoniciens comme un effort pour arracher la vérité de

l’être à son occultation, à laisser l’être se manifester, au-delà

des contingences propres au domaine sensible (incluses

celles de nos sens).

Mais si le phénomène est bien ce que la raison doit

surmonter, il est aussi ce de quoi part la dialectique (et ce à

quoi l’intelligence retourne, tant il est vrai que les idées

prennent corps dans la pratique). Le commencement, disait

le Stagirite, est la moitié du tout. Les apparences ne sont pas

rien. Comme expressions, elles visent un exprimé. C’est

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donc que les apparences disent quelque chose de l’être ou,

tout au moins, que des idées on peut s’élever à l’être. Mais

de quel être est-il question ? De quoi le phénomène est-il le

phénomène ?

(1) Celui d’une forme intelligible, ou d’une essence,

ou d’une substance, ou d’une monade, ou d’un objet

physique que travestissent nos sens, celui d’une entité

cachée indépendante de la sensibilité. Le phénomène ainsi

compris est phénomène d’une objectivité.

(2) Celui d’un « je » épistémologique actualisant ses

facultés de connaissances, d’une sensibilité sculptée par

l’entendement, d’une complexion sensible, d’un

inconscient, d’une ouverture au monde, d’une culture ou

d’un langage. Le phénomène est alors phénomène d’une

subjectivité.

Ainsi le phénomène se fait-il témoin de son

fondement dans l’être et dans le sujet. Le phénomène est

l’apparaître d’un être pour une subjectivité, mais aussi

dévoilement de l’être d’une subjectivité dans l’apparaître.

Le phénomène exprime la chose et le sujet, mis en tension

entre ces deux polarités que sont l’objet et le sujet de

l’apparition. Mais qu’en est-il de son expression propre ? Il

se pourrait qu’en le faisant ainsi parler, nous parlions à la

place du phénomène et, pis encore, qui parlions d’autre

chose que de lui. Le phénomène, avant d’être un discours,

se donne comme une présence ; et cette présence dissout

l’opposition entre monde vrai et monde des apparences.

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(3) Le phénomène n’est plus fondé en autre chose

qu’en lui, il parle de lui-même. Encore faut-il que nous

puissions l’entendre et, pour cela, avoir mis entre

parenthèses le monde comme représentation. Le

phénomène, en se livrant enfin dans sa richesse

irréductible, dévoile d’un même élan sa transcendance et

son mystère. Ceux-là que la philosophie risquait d’avoir

perdus.

Ces différentes lectures du phénomène ne sont pas

sans témoigner de conceptions distinctes de ce que signifie

« philosopher ». Chacune engage un fondement, une

méthode, un jeu de préoccupations, une fin dernière et un

objet d’étude qui lui est spécifique. Il se pourrait, en

conséquence, qu’interroger le phénomène ne soit pas faire

autre chose qu’interroger le sens de la philosophie.

I. L’objet du phénomène

Le phénomène ne saurait être quelque chose sans être

tout à la fois un phénomène de quelque chose et pour

quelqu’un. Telle fut du moins la conviction qui traversa le

premier âge de la philosophie. Certains abandonnèrent

l’espoir de nouer jamais un contact immédiat entre ce

quelque chose et ce quelqu’un ; d’autres ont jugé possible

de s’affranchir des apparences pour s’élever d’elles jusqu’à

leur origine intelligible. Ces deux grandes traditions –

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respectivement subjectivistes et réalistes – ont essaimé au

gré des siècles pour adopter des formes disparates.

1. Essences et apparences

Pyrrhon peut être regardé comme un héraut de la

première catégorie. Platon comme le champion de la

seconde. Tous deux maintiennent l’absoluité du mobilisme

au regard du lieu des apparences. Aucun des deux toutefois

ne songe à nier le fait d’une région authentique de l’être au-

delà du phénomène. Il en résulte que leur différence tient

moins à leur pensée du phénomène qu’à la confiance qu’ils

font ou non à la raison pour nous en délivrer : non pas

sauver le phénomène, mais nous sauver de lui.

a. La voie sceptique (Pyrrhon)

Pyrrhon d’Élis instaure la tradition sceptique5 selon

laquelle nous ne sommes en relation qu’avec les

phénomènes : « Alla to phainomenon pantè sthénei ouper an elthè », « Mais le phénomène l’emporte sur tout, partout

où il se rencontre »6. Affirmation dont Marcel Conche

5 Cf. J.-P. Dumont, Les Sceptiques grecs. Fragments, Paris,

PUF, 1966. 6 Pyrrhon d’Élis, cité par Timon de Phlionte, extrait de

Images (Indalmoi) et repris par Sextus Empiricus dans son

Contre les logiciens, P. Pellegrin (dir.), trad. C. Dalimier,

D.J. Delattre et B. Pérez, Paris, Seuil 2002.

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propose une interprétation phénoméniste7 (au sens du

dictionnaire Lalande8). À nuancer : que les phénomènes

soient tout ce que nous percevons ne signifie pas que les

phénomènes soient tout. Le fait est que l’existence d’une

extériorité réelle aux phénomènes mentaux – nous

préciserons plus loin notre pensée – ne sera pas remise en

cause (puis rétablie) avant Descartes. De même chez

Démocrite, le principe de l’apparence est bel et bien posé :

le vide et les atomes ; mais ce n’est qu’au phénomène que

nous avons affaire9. Le phénomène n’est pas ce qui existe

mais ce qui apparaît. Le dernier Leibniz rejoue cette

partition pour qui seules les monades – les atomes spirituels

– sont véritablement10. Pour Héraclite d’Abdère11 comme

7 M. Conche, Pyrrhon ou l’apparence, Paris, PUF,

Perspectives critiques, 1973. Voir également Sextus

Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, trad. P. Pellegrin,

Paris, Seuil, Points Essais, 1997, I, 10. 8 A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France,

Quadrige Dicos Poche, 2010. 9 Cf. J. Salem, Les Atomistes de l'Antiquité : Démocrite, Epicure, Lucrèce, Paris, Flammarion, Champs Essais, 2013. 10 G.W.L. Leibniz, « De modo distinguendi phaenomena

realia ab imaginariis », dans Leibniz, Discours de métaphysique et autres textes (1663-1689), éd. Frémont,

Paris, Flammarion, 2001, p. 193 sq ; idem, Discours de Métaphysique et Correspondance avec Arnauld, Paris,

Vrin, 1993, § 14 ; idem, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Paris, Garnier Flammarion, Philosophie, 1993.

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22

pour le personnage platonicien de Théétète (selon sa

première définition de la science comme sensation),

Protagoras (l’homme mesure de toute chose) et les

Sophistes, le phénomène est relatif et subjectif12. Mis sous la

dépendance de la complexion de chaque individu, il est un

flux instable et idiosyncratique. Il parle de nos sens ; il ne

dit rien de l’essence.

Cela tient, selon Schopenhauer, au fait que la Volonté,

essence des choses, est « originellement et en soi

inconsciente ». Elle ne prend connaissance d’elle-même que

par son expression dans le monde phénoménal13. L’être

comme volonté façonne le monde comme représentation.

Encore est-ce accorder trop de crédit aux arrières-mondes

que récuse Nietzsche14. Le philosophe de Sils-Maria

11 Héraclite, Fragments, Paris, Garnier Flammarion,

Philosophie, 2002. 12 Platon, Théétète (45b-d 67c et 151e), dans Platon,

Œuvres complètes, trad. L. Brisson et alii, Paris,

Flammarion, 2008. 13 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation (Die Welt als Wille und Vorstellung) (1818/1819), vol. 2 (1844), trad. A. Burdeau, revue par R.

Roos, Paris, PUF, 1966 ; idem, De la volonté dans la nature (Über den Willen in der Natur) (1836), Paris, PUF,

Quadrige, 2000. 14 Fr. Nietzsche, Humain, trop humain ; Gai savoir ;

Crépuscule des idoles ; Considérations inactuelles ;

Généalogie de la morale ; La volonté de puissance ;

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constate qu’il n’y a ni objet ni sujet fixe ou substantiel, ni

même valeur qui soit un absolu. Le monde est devenir, les

faits sont interprétations. Les tentatives menées pour fuir

cette réalité accusent le préjugé métaphysique qui veut que

la vérité vaille mieux que les apparences. Cette réclusion

dans le royaume du phénomène témoigne d’une position

que nous appellerons subjectiviste.

L’inconvénient de cette position est qu’elle ne permet

pas de rendre pensable un monde commun, une vérité ou

une science positive qui garantisse contre les illusions et les

fantasmes. Malebranche, à l’occasion de ses Entretiens sur la métaphysique, met son lecteur en garde contre l’empire

des apparences : « Plus nos fantasmes sont terribles ou

agréables, plus ils paraissent avoir de corps et de réalité,

plus ils sont dangereux et propres à nous séduire »15. C’est

en effet l’erreur d’Hippias, l’homme-orchestre de la

sophistique, interrogé par le Socrate de l’Hippias majeur,

que de confondre ce qui s’exprime avec son expression,

l’essence et le phénomène16. Citant la belle jeune fille en

guise de définition du beau, Hippias ne fait qu’énoncer ce

qui lui apparaît le plus immédiatement au sens et à l’esprit,

et indiquer l’objet le plus commun de son désir. Il fait de

son désir l’aune de la manifestation et manque ainsi le beau.

Naissance de la tragédie, trad. I. Hildenbrand et J. Gratien,

dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1971. 15 N. Malebranche, Entretiens sur la métaphysique, Paris,

Folio, Folio essais, 1995, III, § VIII. 16 Platon, Hippias majeur, op. cit.

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C’est là tout ce qui sépare le sophiste du philosophe :

Hippias prend son désir pour la réalité ; Platon prend la

réalité pour son désir. Une autre inconséquence commune

à ces relativismes que revisite Platon consiste à croire que si

tout ce qui apparaît devient, rien n’est dans le sensible

instable. Il faut plutôt penser, par contraposition, que ce qui

ne devient pas n’apparaît pas (l’intelligible), tout en restant

ouvert par son image ou ce qui participe de lui.

Préservons-nous de faire au scepticisme le faux procès

du mentalisme ou du phénoménisme. Assignation qui

pècherait par anachronisme autant que par contresens. L’on

ne comprendrait pas sinon pourquoi le plus auguste

représentant de cette école, Berkeley, aurait voulu livrer

bataille au scepticisme et à son corrélât théologique (la

mécréance ou la libre-pensée). Que le phénomène soit

relatif à une manière de voir ne remet pas en cause la thèse

d’un principe extérieur au phénomène. Sceptique : celui qui

suspend son jugement quant à la vérité des choses cachées,

hors de la représentation, et donc hors de portée –

lesquelles existent bel et bien. Phénoméniste : celui qui

réduit l’être à l’apparaître et à la subjectivité, résume la

trame de la réalité à l’idée perceptible et à l’esprit qui la

conçoit. Cette dernière attitude ne se fera jour qu’ensuite

de la reconduction avec Descartes de la méthode du doute

poussée à son plus haut degré, contemporaine et tributaire

de la substitution à la passivité de l’hupokeimenon du sujet

organisateur moderne.

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b. La voie idéaliste (Platon)

Le phénomène antique se définit selon Jean-Paul

Dumont comme « un produit mixte né de la rencontre de

l'effluence du sens avec celle du sensible »17. Il est marqué

du sceau du double mobilisme : celui de la chose et de la

sensibilité. Ainsi Socrate, dans le dialogue du Théétète,

rend à Protagoras ce qui lui appartient, la théorie de

l’anthropomètron que semblait indiquer une première

définition par le jeune mathématicien de la science comme

« sensation »18. Platon ne nie en rien que le phénomène soit

en effet en proie à la labilité des sens et du devenir ; il

exclut en revanche que le phénomène puisse être objet de

science, et constitue le tout de la réalité. Le mobilisme reste

valable en ce qui concerne le lieu sensible, il ne l’est pas

dans l’absolu. Or l’absolu est du domaine de la dialectique,

la seule science authentique.

Le continuum de sensations dont est peint

l’apparaître, son instabilité et sa précarité rendraient la

17 J.-P. Dumont, Le Scepticisme et le phénomène, Paris,

Vrin, 1985, p. 3. 18 Les dialogues mentionnés sont édités dans Platon,

Œuvres complètes, trad. L. Brisson et alii, Paris,

Flammarion, 2008. Voir en particulier le Théétète (156-

157 pour l’argument dit « des six osselets ») ; Hippias ;

Sophiste ; Protagoras ; Parménide ; Cratyle ; Timée (29c-d :

le mythe, « conte vraisemblable ») ; République (VII pour le

symbole de la caverne et X pour la typologie des lits).

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science inopérante, s’il n’existait un ordre fixe au-delà des

choses sensibles, une méta-physique qui fixe des repères

(avec peut-être pour base empirique l’observation de la

sphère des fixes ; cf. infra). En butte à la menace relativiste

et nihiliste dans le domaine épistémologique aussi bien que

moral et politique ; face aux sceptiques et aux sophistes,

Platon fait l’hypothèse de formes intelligibles accessibles à

l’esprit. L’être lui-même, au-delà du phénomène, n’est pas

voué à demeurer caché (adelon, pour reconduire le mot

qu’aimait à citer Héraclite, dit également l’ « obscur » :

« Physis kryptesthai philei », « La nature aime à se cacher

»19). C’est en partant de l’étonnement produit par la

diversité et les incohérences de la multiplicité sensible que

le philosophe, en s’abstrayant de ce sensible, pourra tourner

son âme en direction des formes capables de l’expliquer et

d’orienter l’action20. Il faut fermer les yeux sur le sensible

pour enfin voir avec les yeux de l’esprit. Tel Tirésias rendu

aveugle par Athéna déesse de la sagesse, il s’agit de

s’affranchir de la lumière du jour pour devenir clairvoyant.

19 Héraclite, op. cit., Aphorisme 123. Voir également

Anaxagore, cité dans H. Diels, W. Kranz, Die Fragmente der Versokratikér : griechisch unddeutsch (= DK), Berlin,

Weidmann, 1951, frg DK 21a : « Les apparences sont un

aperçu de l’obscur ». 20 Cf. E.(/I.) Kant, Critique de la faculté de juger (1790),

trad. A. Renault, Paris, Garnier Flammarion, Philosophie,

2000, pour constater l’analogie fonctionnelle établie par

l’auteur entre les formes intelligibles platoniciennes et ses

idées régulatrices de la raison pratique.

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27

Encore que les yeux nous soient donnés pour observer les

astres, et préparer à cette contemplation.

La versatilité du phénomène met la science en échec

en cela qu’elle n’offre à l’expérience que des objets relatifs

et périssables. L’opinion seule peut s’appliquer aux

phénomènes, à ce qui s’offre par le truchement des sens. Or

l’opinion, tenant le milieu entre l’erreur et la vérité, se

laisse contaminer par l’inconstance de son objet. Le risque

épistémologique est reporté dans le champ des valeurs qui

deviennent relatives sous l’empire des sophistes (cf.

Gorgias). Platon veut croire que la science ni la morale ne

sont démocratiques ; elles ne sont pas affaires de goût et de

couleur. Un philosophe idéaliste ne peut s’en tenir au seul

spectacle de l’apparaître sans le réduire à un paraître

interrogé en direction de son principe. C’est

paradoxalement le sensible lui-même qui pointe ce dont il

est l’image ou ce à quoi il participe (Phédon), prête à la

dialectique ou sert d’amorce à la réminiscence, de même

que l’ombre de la caverne fait signe en direction de l’objet

dont elle est l’ombre, projetée par la lumière ; cette chose

elle-même n’étant que la copie sensible d’une réalité

suprasensible sous l’éclairage du bien (République, VII).

S’il est un fait que l’« on ne se baigne jamais deux fois

dans le même fleuve », comme le formule la thèse du

mobilisme universel, il reste néanmoins possible

d’envisager qu’un principe en retrait de l’immanence

sensible offre à l’esprit des objets immuables, intelligibles et

stables qui accomplissent l’unité de la diversité et rendent

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raison des apparences contradictoires. La position d’un lieu

intelligible, foyer des formes inaltérables rend conciliables

le devenir perpétuel ou mobilisme universel hérité de Cratyle et l’être stable de Parménide (« une seule et même

chose sont être et penser »)21. Conciliation ou réconciliation

de l’eau et du feu à la faveur de ce que Platon présente plus

sous un mode conjectural que doctrinal : l’hypothèse des

idées, jointe à une conception de leur rapport avec les

phénomènes (le modèle paradigmatique ou participatif) et

entre elles-mêmes (la communication des genres dans le

Sophiste). Le terme chorismos (« séparation ») est d’Aristote

; mais il semble applicable à la doctrine platonicienne (cf.

Timée), quoiqu’en pense Gaël Fine qui fait état de

« différence » dans le but d’affaiblir cette dichotomie. On

ne peut parler non plus de self-prédication (Vlastos) au sens

des philosophes analytiques : ce que l’idée est, le

phénomène l’a de manière imparfaite et transitoire. Tout

phénomène devient à cette enseigne une manifestation

partielle, partiale et mélangée des formes offertes à la

contemplation (cf. Phèdre).

Les phénomènes peuvent en ce sens se concevoir

comme le support d’apparition de quelque chose qui n’est

pas perceptible aux sens. Comme s’il y avait un second type

de phénomène au-delà du phénomène : un phénomène

d’ordre second, manifesté par le premier. Les

caractéristiques d’un corps peuvent suggérer l’idée de

21 Parménide, Sur la nature ou sur l'étant. La langue de l'être, trad. B. Cassin, Paris, Seuil, Points Essais, 1998.

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beauté (Banquet) – idée que nous ne voyons pas. Pas plus

que la justice d’un acte (République, I, alias Thrasymaque),

ou la piété d’un homme (Euthyphron). Nous ne voyons pas

l’égalité en soi, mais un espace sensible au sein duquel se

montre quelque chose qui le dépasse et s’y trouve diffracté.

Ce « quelque chose » ne peut qu’être indiqué sans se laisser

saisir par le moyen des sens.

Un autre lieu privilégié de manifestation de

l’intelligible réside dans le discours, et plus

particulièrement sous sa forme dialogique et dialectique, tel

qu’il est évoqué dans le Phédon (72d). Le terme de logos prend ici toute son envergure. Le rhéteur du Gorgias revient sur cette propriété qu’a le discours de manifester de

l’invisible (de l’élégance, de la beauté, de la rigueur, etc.).

C’est également à la faveur du mythe, du « récit

vraisemblable » que Platon affleure les vérités intelligibles

(cf. le « palaïos logos » narré dans le Timée). La notice «

phénomène » du Dictionnaire étymologique de la langue grecque édité par Chantraine22, attire notre attention sur la

polysémie du radical sanscrit « bha » sur lequel est formé le

verbe grec «phaïnô ». En dérivent aussi bien les mots

« phaïnoi » (« éclairer ») et « phami » (« briller ») que

« phêmi », « expliquer » et « fari » (« parler », en latin) ; par

extension « phasis » (« déclaration »), se partageant entre

« kataphasis » (« affirmation ») et « apophasis »

22 P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, Série linguistique, 2009.

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(« négation »), comme s’il y avait coextensivité de la parole

et de l’apparaissant23.

Ce n’est donc pas que le phénomène soit défectueux,

ou déficient, ou fasse défaut, ou reste muet qui pose

problème. Il « dit » bien quelque chose, « atteste » bien de

qualités réelles. Le fait est qu’il ne s’identifie pas à ce qu’il

manifeste. La belle jeune fille n’est qu’une image de la

beauté. Qui voudrait l’ignorer resterait prisonnier de ses

fantasmes, vivant comme dans un rêve.

c. L’extériorisme classique (Burnyeat)

Une précision s’impose dont on voudrait qu’elle lève

une confusion récalcitrante quant au statut de l’intelligence

du phénomène dans la philosophie classique (antique et

médiévale). Nous faisons nôtre la position de M.

Burnyeat24, d’après laquelle il semblerait que ni l’idéalisme

ni le scepticisme, ni quelque autre doctrine idéaliste ou

empiriste héritée des Anciens n’ont revêtu la forme du

23 Motif central de la Genèse biblique : création par le

Verbe. L’énoncé d’une « phénoménologie » serait, en

dernier ressort, tautologique. 24 Position énoncée dans ses articles « Idealism and greek

philosophy : what Descartes saw and Berkeley missed »,

Philosophical review, 91, 1982, p. 3-40 et « The sceptic in

his place and lime », dans R. Rorty, J.-B. Schneerwind, Q.

Skinner, Philosophy in History, Cambridge, 1984, p. 225-

254.

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phénoménisme. Notons toutefois que cette position est

contestée par certains interprètes de la philosophie antique,

parmi lesquels G. Fine25 qui soutient son propos par

l’exégèse de certains loci de Sextus Empiricus26. Nous

persistons à croire que les différences notoires qui séparent

Platon d’Épicure ou de Démocrite préservent intact leur

commun accord à reconnaître aux apparences sensibles un

substrat substantiel, objectivement réel, Idée chez l'un,

Atome chez les deux autres. Fils de la Terre (matérialistes),

Amis des Formes (idéalistes), atomistes ou éléatiques,

d’Héraclite jusqu’à Parménide, tous posent et présupposent

un principe au-delà du phénomène – que ce dernier soit

accessible ou non depuis le phénomène. Le phénomène lui-

même, pensé en relation avec l’en-soi, ne peut être exprimé

dans l’absolue occultation, non plus que dans la

transparence totale, au risque de se nier comme « apparaître

». Il est le lieu d’un entre-deux : jonction, suture, symbole.

Nous ne pouvons en conséquence souscrire à la lecture «

phénoméniste » de Marcel Conche du scepticisme grec27.

25 Cf. « The Cyrenaics, Sextus and Descartes » dans èd. J.

Miller et B. Inwood, Hellenistic and Early Modem Philosophy, Cambridge, 2000. p. 192-231 et « Sextus and

External World Scepticism », Oxford Studies in Ancien Philosophy, 23, 2003, p. 341-385. 26 Cf., entre autres, les Esquisses pyrrhoniennes, éd. P.

Pellegrin, Paris, Seuil, 1997, I § 19-20 et II. S 72-75. 27 M. Conche, Pyrrhon ou l’apparence, Paris, PUF, Mégare,

1973, section 9, p. 56.

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Que le primat soit donné à l’expérience sensible ou à

la force d’abstraction de l’intellect, l’ensemble de la

philosophie antique demeure substantialiste, « extérioriste »

dans la mesure où les idées et sensations ne sont pas

originairement contenues dans notre esprit. Le Moyen Âge

ne l’est pas moins. La querelle des universaux a beau

sembler faire vaciller ce cadre, il tient jusqu’à Descartes.

Descartes n’est pas phénoméniste mais, du phénoménisme,

il sème dans ses Méditations les germes théoriques28.

Descartes, malgré son innéisme, restait de fait extérioriste

en tant qu’il affirmait une substance étendue (« res extensa », réalité fondamentale de la physique cartésienne)

en marge de la substance pensante (« res cogitans »). Locke

n’en pensait pas moins, bien qu’empiriste, qui entérine

pour ses contemporains la distinction des qualités

premières réelles, extérieures à l’esprit, et des qualités

secondes, dites également sensibles, relatives au sujet (ainsi

que des qualités tertiaires). On devra à Leibniz29, à

Berkeley30, à John Stuart Mill31, à Fichte32, à Russell33 ou à

28 R. Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, GF-

Flammarion, Paris, 1993. 29 G.W.L. Leibniz, Discours de métaphysique et autres textes, éd. C. Frémont, Paris, GF. 2001, p. 191-199 : «

Comment distinguer les phénomènes réels des imaginaires

». 30 G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine, dans

Œuvres, t.1, G. Brykman (dir.), Paris, PUF, 1985.

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33

Nozick34 de l’avoir battu en brèche. Les qualités premières,

rétorquent ces auteurs, nous sont aussi connues par le

truchement des sens, si bien que l’étendue elle-même n’est

qu’un complexe de sensations tactiles et musculaires. Les

attributs sensibles se passent de substratum. Ce n’est

qu’alors, en suite de cette réduction, que le phénoménisme

investira vraiment la scène philosophique – pour être

défendu ou récusé comme tel35. Alors seulement l’existence

d’un monde extérieur devient problématique.

2. Le phénomène scientifique

Le phénomène conçu comme apparaître avère ainsi

son statut ambigu de moyen-terme (franchissable ou non)

entre un sujet et une essence percluse dans l’envers du

décor, un être demeuré occulte (adelon). Il peut être aussi

bien ce qui obère définitivement l’accès à la réalité qu’une

31 J.S. Mill, The Logic of the Moral Sciences. A System of Logic, Ratiocinative and Inductive, L. VI, Peru, Illinois,

Open Court, 1988. 32 J.G. Fichte, La Doctrine de la science Nova Methodo,

Paris, L'Âge d'homme, 1989. 33 B. Russell, Probems of philosophy, Londres, Williams &

Norgate, 1912. 34 R. Nozick, Anarchie, État et Utopie, Paris, PUF, 1988. 35 L’imputation à Kant d’avoir soutenu une doctrine

phénoméniste est la raison de la rédaction de la seconde

préface à la Critique de la raison pure, occasion pour

l’auteur de se départir de l’option berkeleyenne.

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voie d’accès à la réalité de l’en-soi. Reste que l’on ne peut

s’en tenir à l’apparaître seul dès lors qu’il est question, non

plus seulement de ressentir ou de juger d’après la sensation,

mais de pourvoir à des nécessités pratiques. La science

(épistémê) doit alors ordonner le flux des phénomènes, les

rendre prévisibles, intelligibles, manipulables.

a. La philosophie naturelle (Aristote)

Le monde phénoménal ne semble pas d’emblée

manifester de véritable unité ou d’ordre intelligible. C’est

que cette unité, cet ordre, s’il en est un, n’est pas donné

avec les phénomènes. Il est induit ou découvert par leur

étude. Sans doute, l’explication des phénomènes ne donne

pas nécessairement lieu à un discours rationnel et

scientifique. Il n’en demeure pas moins que même une

genèse mythique ou une explication magique témoigne déjà

de la position d’un principe de raison. La science peut être

définie comme une tentative plus raffinée d’induire un

ordre intelligible de la variabilité et du chaos des

apparences. La récurrence de certaines observations à

l’exclusion de la versatilité des circonstances met sur la voie

d’un invariant qui prend ainsi la forme de lois naturelles.

Ces lois permettent ensuite de faire des prédictions.

Aux phénomènes est donc envisagée une cause qui

leur soit extérieure, fasse sens et ne réduise pas le monde à

un ensemble d’événements irrationnels. C’est ainsi que

l’astronomie se donne, selon le mot du Stagirite, comme ce

qui tente de « sauver les phénomènes » (« sozein ta

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phainomena »)36. En découvrant les rapports rationnels, les

régularités et les lois invisibles qui administrent le monde

supra-lunaire37. En dépassant le désordre apparent des

phénomènes célestes. La connaissance doit s’attacher à

mettre en évidence une rationalité que manifestent les

mouvements du ciel, l’intelligible du sensible, présent dans

le sensible. Duhem étend cette prétention de l’astronomie à

la totalité de la science hellénique. « Sauver les

phénomènes » revient à les faire dériver d’un système

d’hypothèses ayant une portée universelle38. Des principes

tels que celui de simplicité et de cohérence sont institués à

titre de repères heuristiques pour constituer de tels

systèmes39. Le phénomène devient alors la manifestation

d’une raison (logos) que la philosophie naturelle a pour

objet de percer à jour.

36 Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Librairie

Philosophique Vrin, Biblio Textes Philosophiques, 2000

Alpha, 8, 1074a. 37 Aristote, Traité du ciel (De Coelo), trad J. Groisard, Paris,

GF-Flammarion, 2004. 38 G. Duhem, Sauver les phénomènes. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée (1908), Paris, Vrin,

coll. Bibliothèque des Textes Philosophiques, 2005. 39 G. Duhem, Le Système du Monde. Histoire des Doctrines cosmologiques de Platon à Copernic (1913-1959), Paris,

Biblio, 2009.

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36

b. La science moderne (Galilée)

Les penseurs médiévaux se départissent

progressivement des idéaux de la science grecque

(christianisée) pour s’acheminer vers une physique qui

anticipe le mécanisme du Grand siècle. La théorie de

l'impetus prépare ainsi le principe d’inertie40. La science

moderne franchit un pas de plus dans ce procès de

désubjectivation du phénomène. Le recours aux

mathématiques, « langage de la nature » (Galilée) lui prête

une dimension universelle qui supplée à la défectivité des

sens. La nature est « soumise à la question »41

conformément à une méthode qui articule l’établissement

de lois universelles et la constitution de schémas idéalisés

de la nature. Le phénomène auparavant donné dans

l’expérience non sollicitée ou de l’observation naturelle

devient l’objet construit de l’expérimentation. La science,

alors, change de nature dans le courant de la révolution

intellectuelle qui accomplit le passage « du monde clos à

l’univers infini », selon le mot de Koyré42.

40 Cf. N. Oresme, Le livre du ciel et du monde (De Caelo) (1377), éd. A.D. Menut, A.J. Denomy, New York, 1941-

1943 et Albert le Grand, De Mineralibus, Paris, Manucius,

Alchimie, 2003, II, 2, 1. 41 Fr. Bacon, Novum Organum (1620), trad. M. Malherbe et

J.-M. Pousseur, Paris, PUF, coll. Epiméthée, 1986. 42 A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, trad. R. Tarr,

Paris, Gallimard, 2003.

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Non que ce bouleversement soit uniquement le fait de

l’évolution de l’instrumentation. Ni même de la

mathématisation du monde43 ou de l’expérimentation,

critère privilégié par les travaux de Ian Hacking44. Une

discipline se constitue comme science moderne par voie de

dématérialisation d'un champ de l'expérience. Il s’agit de

surmonter l’apparence immédiate pour remonter du fait

irrationnel et subjectif au phénomène réglé et objectif. Le

geste de Descartes consiste ainsi d’abord à effectuer la

spatialisation de ce qui n’est pas spatial, la quantification de

ce qui n’est pas (ou du moins pas immédiatement)

quantifiable. La dimension ou la mesure (d’une étendue,

43 Cf. G. Galilée, L’essayeur (Il saggiatore) (1623), trad. Ch.

Chauviré, Paris, les Belles Lettres, 1979 : « La philosophie

est écrite dans ce livre gigantesque qui est continuellement

ouvert à nos yeux (je parle de l'Univers), mais on ne peut le

comprendre si d'abord on n'apprend pas à comprendre la

langue et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit.

Il est écrit en langage mathématique, et les caractères sont

des triangles, des cercles, et d'autres figures géométriques,

sans lesquelles il est impossible d'y comprendre un mot. »

Mathématisation de l’étendue corrélative à la

mathématisation de l’esprit : Logique de Port-Royal par

Arnauld et Nicole, Éthique « more geometrico » de Spinoza,

Leibniz et son projet de « Caractéristique universelle », etc. 44 I. Hacking, « Est-ce qu’on voit à travers un

microscope ? », dans S. Laugier, P. Wagner (dir.),

Philosophie des sciences, t. 2 : Naturalismes et réalismes, Paris, Vrin, 2004.

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38

d’une translation) a chez Descartes fonction de paramètre.

La mesure de tels paramètres est ce que l’on retient pour

constituer l’objet des sciences. La certitude (le fait de

circonscrire une vue) résulte de ce processus. Les sciences

modernes effectuent lors une réduction dont la finalité est

de donner accès au phénomène-objet.

Ce qui vaut des phénomènes vaut également des lois

universelles qui les régissent. Nul n’a jamais de ses yeux vu

la loi de l’inertie, ni une situation au sein de laquelle elle

s’appliquerait adéquatement (à l’exclusion de toute friction,

etc.). Il est heureux que Galilée n’ait pas gravi la Tour de

Pise pour expérimenter la loi de la chute des corps. Les

apparences auraient joué contre lui, de même qu’elles

jouaient contre l’hypothèse de la rotation de la Terre. Et

contre Copernic45. Le phénomène selon la science n’est

ainsi plus le phénomène selon la perception. Le phénomène

construit du sujet théorique (l’objet) fait sécession d’avec le

phénomène à titre de sense-data bien liées, d’apparition

sensible. Le premier a néanmoins pour vocation d’expliquer

le second. C’est en ce sens que Koyré a pu écrire que le nerf

de la révolution galiléenne consiste dans la « décision de

traiter la mécanique comme une branche des

mathématiques, c'est-à-dire de substituer au monde réel de

l'expérience quotidienne un monde géométrique hypostasié

45 N. Copernic, Des Révolutions des orbes célestes (De Revolutionibus), trad. A. Koyré, Paris, Diderot éditeur,

Pergame, 1998.

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et d'expliquer le réel par l'impossible »46. Changement de

« paradigme », changement de vision du monde ; voire

également de monde47.

3. Le noumène scientifique

La science moderne accuse un schisme entre l’image

que les phénoménologues ont appelé « manifeste » et

l’image scientifique (« épistémique ») du monde. La

mécanique relativiste, quantique et les géométries non-

euclidiennes ont mis les philosophes des sciences du XXe

siècle en situation de constater combien celle-ci pouvait

être éloignée de celle-là, donnant naissance à des courants

tels que le conventionnalisme (Poincaré), le

représentationnisme ou le constructivisme, alternatives au

réalisme qui considère l’adéquation de la chose et de son

concept (intellectus et rei). Le problème est posé avec une

acuité sans précédent de savoir sur quoi porte la science.

46 A. Koyré, Études d’histoire de la pensée scientifique,

Paris, Gallimard, Tel, 1985. Voir également idem, Études newtoniennes, Paris, Gallimard, Bibliothèque des idées,

1968 ; idem, A. Koyré, Études galiléennes (1939), vol. III :

Descartes et Galilée, Paris, Hermann, 1986 ; idem, A.

Koyré, La Révolution astronomique : Copernic, Kepler, Borelli, Paris, Hermann, 1961. 47 T.S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques,

Paris, Flammarion, Champs, 1983 ; en part. chap. IX : « Les

révolutions comme transformations dans la vision du

monde ».

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40

Popper promeut la notion de vér(i)similarité (ou de

vér(i)similitude) pour indiquer comment ses théories

tendent vers la réalité sans jamais l’épouser48 : le territoire

excède nécessairement la carte.

a. La phénoménotechnique (Bachelard)

Toute connaissance, comme le montre Bachelard, ne

peut être qu’« approchée », et en rupture avec le sens

commun. Le philosophe épistémologue, dans son article de

1931 intitulé « Noumène et microphysique »49, fait un sort à

la conception kantienne de la séparation entre noumène et

phénomène qu’il investit d’un sens nouveau. Cette

revisitation sous les auspices de l’anthropotechnie lui fait

prôner l’usage régulateur de celui-là en vue de la

production de celui-ci : « Entre le phénomène scientifique

et le noumène scientifique, écrit Bachelard, il ne s'agit donc

plus d'une dialectique lointaine et oisive, mais d'un

mouvement alternatif qui, après quelques rectifications des

projets, tend toujours à une réalisation effective du

noumène. La véritable phénoménologie scientifique est

donc bien essentiellement une phénoménotechnique »50.

48 K. Popper, Logique de la découverte scientifique, Paris,

Payot, Bibliothèque scientifique, 2007. 49 G. Bachelard, « Noumène et microphysique » dans

Études, Paris, Vrin, Bibliothèque des Textes

Philosophiques, 1970. 50 G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF,

Quadrige, 2013, § 1, p. 17.

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Cette promotion de la phénoménotechnique rend compte

d’une nouvelle forme d’expérimentation, contemporaine de

l’émergence de la « big science » (il faudrait ajouter, pour

rafraîchir cette analyse, de l’usage des « big data »). Les

phénomènes sont désormais produits par des dispositifs qui

sont eux-mêmes des « théories matérialisées ».

Théorie matérialisée : le LHC du CERN qui permit

récemment de confirmer l’existence du boson de Higgs,

prévu par le modèle standard. Comme si la théorie (l’outil

intellectuel et expérimental) anticipait ses résultats.

L’attitude scientifique exposée par Bachelard inaugure

un usage réglé du noumène comme norme du phénomène,

propice à indiquer les axes de l’expérimentation. Cela

implique que le noumène ne soit plus la chose en soi,

inaccessible à l’intuition sensible et aux catégories de

l’entendement, qu’avait défini Kant. Il est la « contexture »

de la réalité. Le monde nouménal est celui de la relation

réelle, le seul doté de sa consistance propre ; celui des

phénomènes ne peut être que son dérivé, il est « dissous »

dans ce monde inconnu que révèle la micro-physique. Un

monde où la matière n’est plus distincte de l’énergie, ni les

principes de localité ou de non-contradiction, où la

substance le cède à l’événement. Monde « inimaginable » ;

si bien que « c'est l'effort mathématique qui forme l'axe de

la découverte, c'est l'expression mathématique qui, seule,

permet de penser le phénomène »51. Le phénomène est

51 G. Bachelard, op. cit., p. 58.

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traversé dans une mesure qui le réduit à un produit

artificiel d’invocation et d’ordonnancement obtenu en

laboratoire. Émile Meyerson n’exclut nullement le

scientifique de son constat que « l’homme fait de la

métaphysique comme il respire »52.

b. La mécanique quantique (Planck)

La science classique croyait « sauver les phénomènes »

en dégageant des lois abstraites à même de subsumer la

multiplicité des faits sous des principes universels. Il

s’agissait de faire ressortir une constance au sein des

phénomènes en apparence aléatoires ; une permanence qui

rende possible l’explication et l’anticipation. Les faits

d’observation n’étaient plus capricieux, mais ordonnés à la

faveur d’une théorie. Cette théorie ressaisissait le monde

dans un modèle qui s’en voulait une simplification

commode.

Née des travaux de physiciens théoriciens tels que

Max Planck, Feynman, Einstein et Schrödinger durant le

second tiers du XXe siècle, la mécanique quantique remet

en cause l’idée qu’un tel modèle puisse même être

représenté. L’architecture ultime de la matière, les

52 « L'homme fait de la métaphysique comme il respire, sans

le vouloir et surtout sans s'en douter la plupart du temps »

(É. Meyerson, « De l'analyse des produits de la pensée »,

dans Essais (1936), rééd. Corpus des œuvres philosophiques

en langue française, Paris, Fayard, 2009).

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particules subatomiques – fermions (leptons, quarks),

bosons de champ + antiparticules –, voient leurs

comportements décrits à la faveur d’un formalisme

mathématique ardu, hautement contrintuitif, qui n’a plus

rien à voir avec les équations de la physique relativiste, a fortiori de la physique newtonienne. Richard Feynman

explique la modestie requise de la part de ses théoriciens : «

Je crois pouvoir affirmer que personne ne comprend

vraiment la physique quantique »53.

Cette « incompréhension » (laquelle n’est pas

rédhibitoire quant à la « description ») met en relief le

gouffre qui sépare le monde perçu, qui nous est familier, du

monde quantique sur lequel il repose. Leurs points de

divergence concernent notamment :

1) la quantification d’un certain nombre d’observables

qui ne peuvent prendre leur valeur, en mécanique

quantique, que dans un ensemble discret de résultats là où

la mécanique classique dessine un continu ;

2) la dualité onde-particule fait que les notions d’onde

et de particules cessent d’être séparées pour constituer les

deux aspects d’un phénomène unique, exprimé

mathématiquement par une fonction d’onde. Ainsi de la

lumière, analysable en onde ou en photons selon le

contexte expérimental ;

3) le principe (les relations) d'indétermination de

Heisenberg rend impossible de donner la mesure précise de

53 R. Feynman, The Character of Physical Law, Modern

Library, 1994.

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la vitesse d’une particule en même temps que celle de sa

position. La perturbation irrémédiablement induite par

l’instrument de mesure fait que le degré de précision de

l’une est en fonction inverse de celui que l’on peut obtenir

de l’autre (et vice versa) ;

4) un même état quantique peut cumuler plusieurs

valeurs pour une même observable (spin, position, quantité

de mouvement, etc.), et cela simultanément en vertu du

principe de superposition. Cette divergence du phénomène

quantique d’avec le phénomène commun est illustrée de

façon emblématique par l’expérience de pensée du chat de

Schrödinger54 ;

5) la superposition d’état ne se conserve pas à notre

échelle qui est celle de l’observation nue, administrée par le

principe du tiers exclu. Une « réduction du paquet d’ondes

» s’opère dès lors que le système quantique interagit avec

un instrument de mesure ou un observateur. L’observation

influe sur le système observé en poussant à prendre des

valeurs fixes, déterminées, discrètes et non probabilistes.

Un électron ne devient ainsi un électron ayant une position

déterminée que par le fait de l’observation. Que l’existence

d’une propriété ne constitue plus ainsi une propriété

ontologique de l’objet mesuré ou non, mais soit comptable

de l’interaction de l’objet et de l’appareil de mesure, remet

en cause la conception classique d’une réalité indépendante

de l’observateur ;

54 Cf. J.R. Gribbin, Le Chat de Schrödinger. Physique quantique et réalité, Paris, aux éditions Champs Flammarion, 2000.

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45

6) l’intrication quantique atteste que deux particules

ayant interagi par le passé continuent d’être en relation

quel que puissent être l’espace et le temps qui les séparent.

À telle enseigne que la détection d’une particule serait

responsable de la localisation complémentaire de sa

partenaire. Ce phénomène peut être interprété en direction

de la non-localité de la réalité quantique (abolition de

l’espace-temps), de l’identité des particules ( : une particule

visible en deux endroits/moments, comme un objet dans un

trou de ver ; lien EPR = pont ER) ou de l’émission par l’une

d’une onde qui remonterait le temps afin d’informer l’autre

à l’instant de la mesure (ce qui entre en contradiction avec

la relativité restreinte qui fixe une vitesse limite, la

constante c, à la propagation de l’information) ;

7) citons enfin le caractère de contrafactualité

quantique qui œuvre en sorte que des événements possibles

qui ne se sont pas produits rejaillissent sur les résultats de

l’expérience.

Il en ressort que le monde de l’infiniment petit

répond d’un cadre théorique nettement distinct de celui

applicable à notre environnement macroscopique55. Il y a

bien loin de la métaphysique quantique à la métaphysique

classique, si l’on ose s’exprimer ainsi. Les physiciens ont mis

au jour un univers subatomique qui ne prend sa forme

déterminée spatiale et temporelle que par l’observation.

55 Cf. Er. Schrödinger, Physique quantique et représentation du monde, Paris, Le Seuil, Points-Sciences,‎

1992.

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Étant acquis que celui-ci n’est que le prolongement de

celui-là, force est d’admettre que le phénomène comme

apparaître procède effectivement de cet univers étrange. La

question est : comment passe-t-on d’une région à l’autre ?

d’une physique probabiliste à une physique déterministe ?

Du niveau le plus fondamental de la matière au niveau

supérieur du phénomène ? Comment, pour permuter les

termes de l’interrogation de Bachelard, la structure peut-

elle rejoindre la construction ?56 Comment résoudre le

problème de la détermination par la mesure ? Comment, en

somme, « sauver les phénomènes » en rendant compte de

leur émergence ?

Diverses interprétations ont proposées. La théorie

d’Everett (ou théorie des états relatifs) est la plus riche de

conséquences, qui postule que l’ensemble des possibilités

que tolère la théorie quantique se réalise, actualisant autant

de mondes et donc autant d’observateurs n’ayant accès

qu’au leur. Une interprétation « transactionnelle » (aussi

dite théorie de « l’absorbeur généralisé ») est avancée par

John Cramer. Elle fait droit à la possibilité pour une onde

de confirmation de remonter le temps, afin d’atteindre et

d’informer sa source au moment de l’émission de l’onde

offerte. C’est alors la causalité qui est battue en brèche.

Mais l’interprétation la plus souvent retenue est celle de

Copenhague. Elle établit que l’effondrement de la fonction

d’onde serait un effet de l’interaction du système quantique

56 G. Bachelard, Étude de l'évolution d'un problème de physique (1927), Paris, Vrin, 2014.

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avec l’environnement (inclus l’observateur, l’appareil de

mesure, etc.). Une telle interaction provoque un

phénomène de décohérence qui réduit à néant la

probabilité d’états superposés. La raison pour laquelle la

fonction d’onde évoluera vers un état déterminé plutôt

qu’un autre n’est pourtant pas explicitée. Nonobstant leurs

lacunes (la perfection n’est pas de ce monde), l’intérêt

essentiel de ces théories et de rendre possible de retrouver

les phénomènes de la physique classique sans rien admettre

d’autres que les lois quantiques. De la mécanique quantique

à la physique macroscopique, une continuité peut ainsi être

rétablie.

Les postulats de la mécanique quantique restent en

revanche résolument incompatibles avec ceux de la

physique relativiste, propre à décrire les phénomènes

soumis à l’influence de la gravitation57. Les singularités

physiques tiennent de l’une et de l’autre et motivent la

recherche active d’une théorie du tout qui unifie les quatre

interactions fondamentales, une théorie quantique de la

gravitation (théorie des cordes, gravitation quantique à

boucles, etc.) réconciliant ces deux physiques, de la même

manière que Newton appareillait sous de mêmes lois celles

57 W. Heisenberg, A. Salam, P. Dirac, La grande unification : Vers une théorie des forces fondamentales, Paris, Seuil,

Science ouverte, 1991.

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des espaces célestes et du monde sublunaire58. Le mot

d’ordre « sauver les phénomènes » reste on ne peut plus

actuel.

À supposer que la théorie quantique (ou la structure

seulement de cette théorie, à part ses entités) décrive

effectivement la trame de la réalité pour nous

phénoménale, alors une telle réalité ne peut être décrite à

l’exclusion de l’observateur. Dans le sillage de Michel

Bitbol59, les interprètes récents de la mécanique quantique

insistent sur le fait que le physicien n’est pas dans un

rapport de face-à-face à la réalité physique ; il est partie

prenante de la réalité physique, juge et partie de la réalité

physique. Le biais d’immersion que l’on voulait réserver

aux sciences humaines doit s’élargir aux sciences de la

nature. Le spectateur est également acteur de la pièce qu’il

« interprète », dans les deux sens du terme (« analyser »,

« pro-duire ») : il est un « spectacteur ». Le mantra de

l’objectivité – ce Graal mythique de l’épistémologie naïve –,

le cède à l’objectivation. L’on ne peut plus considérer que

l’homme est poussière, et même poussière d’étoiles

(l’ensemble des atomes qui nous composent en sont la

58 I. Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle (Principia Mathematica), trad. M. Châtelet, pref.

Voltaire, Paris, Dunod, 2005. 59 M. Bitbol, L’Aveuglante proximité du réel, Paris,

Flammarion, Champs, 1999. Voir également B. d'Espagnat,

À la Recherche du Réel, Paris, Bordas Édition, 1993.

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conception), sans prendre en compte le fait que ces

poussières proviennent aussi de nous.

Reflet de l’intelligible, objet physique ou

manifestation de l’être ineffable, le phénomène apparaît

toujours lié à une substance qui se tient en retrait de lui. Il

semble en cela l’ombre portée de la chose véritable.

Considérer le phénomène en sa nature d’intermédiaire

entre un sujet et une essence suppose pourtant de ne pas

nous en tenir à l’une seulement de ses polarités : celle de

l’apparaissant. Janus aux deux visages, il regarde aussi bien

vers son principe que vers sa manifestation. Comme vient

le confirmer la mécanique quantique, il n’y a de

phénomène que pour et par une subjectivité. « Il y a » parce

que « je suis » (et réciproquement). Le phénomène engage

une réceptivité en l’absence de laquelle il n’y aurait aucun

sens à parler d’apparaître. L’enjeu est alors de comprendre

dans quelle mesure cette réceptivité pourrait ne pas être

exclusivement passive. C’est à cette fin qu’il nous faut

transpercer le voile des apparences en direction, non plus

de la chose versée dans son apparition, mais du sujet de

l’apparition. La visibilité tient-elle exclusivement à l’être

qui se manifeste, ou doit-elle être rapportée – si oui, dans

quelle mesure – au pouvoir du sujet qui inspecte le monde ?

II. Le sujet du phénomène

L’esprit, dans sa quête d’ordre et de stabilité, refuse

que le désordre apparent du monde soit le fin mot des

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phénomènes. Sa quête d’une connaissance possible le

conduit à théoriser des régularités dans un système

explicatif et prédictif. La science repose sur cet axiome

fondamental d’intelligibilité de l’apparaissant. Il n’est de

discours (logos) possible sur la réalité qu’en la présence

d’une rationalité (logos) de la réalité. Reste à nous

demander si cette raison cachée habite l’empire des

phénomènes ou bien relève d’abord d’une projection par le

sujet, d’une injection de catégories qui n’ont de consistance

que dans et pour la subjectivité. Notre interrogation portée

sur le phénomène en qualité d’objet de science atteint par

abstraction suggère déjà que le sujet pourrait avoir un rôle

actif prépondérant dans sa constitution. Quel est

exactement le rôle assumé par le sujet dans la genèse des

apparences ? Se pourrait-il que le phénomène soit (en un

sens qui reste à définir) une production de nos facultés et

de notre subjectivité en acte plus que l’émanation d’une

objectivité perçue ?

Le doute méthodique à l’œuvre dans les Méditations

serait un premier moment d’une recherche en direction de

la signification du phénomène compris dans la sphère

immanente de son apparaître à un « sujet

épistémologique »60. La revisitation critique du phénomène

par Kant achève ce déplacement du centre de gravité de la

question du phénomène dont le sujet redevient

60 Y.C. Zarka, « Le moment moderne : Michel Foucault et la

subjectivité », dans Archives de philosophie, vol. 65, n° 2,

Paris, 2002, p. 255-267.

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l’administrateur. Nous resituer sur le terrain de la genèse

subjective du phénomène implique enfin de prendre en

compte, au-delà des conditions transcendantales de

l’expérience possible, un certain nombre de variables

accidentelles qui ressortissent tantôt à la culture, tantôt aux

langues, tantôt à l’affectivité, et dont on ne peut manquer

d’interroger les incidences épistémologiques. Ainsi serons-

nous à même de décider dans quelle mesure toute

interrogation sur l’apparaître peut être qualifiée de «

réflexion », au sens le plus entier du terme.

1. Le sujet épistémologique

L’on ne saurait mésestimer le rôle joué par

l’humanisme dans le travail de réinterprétation du

phénomène comme objet constitué par le sujet pensant. Le

credo de l’humanisme est de resituer l’homme au cœur de

ses préoccupations (cf. l’homme de Vitruve, foyer du cercle

qui épouse toutes les figures), lieu dont l’avait expulsé la

théologie. Les retrouvailles avec les auteurs grecs via

l’apport des penseurs arabes desserrent l’étau de la pensée

médiévale (thomiste et scolastique) tandis que l’idéal

contemplatif le cède à celui d’efficacité (Machiavel). C’est

la revanche posthume de Marthe sur Marie. Il ne s’agit plus

d’observer l’ordre du monde (le voir, le respecter) mais

d’ordonner le monde. Avec Montaigne affleure la

subjectivité moderne, encouragée par le protestantisme,

mais aussi préparée par un mouvement de repli sur

l’intériorité ressentie comme un ultime bastion de stabilité

dans un monde bouleversé. Les moralistes de Port-Royal

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dénoncent le règne de l’amour-propre. Avec Descartes et

Locke naît la notion de « conscience » (mind). C’est autour

du « sujet que désormais se constitue le monde61.

a. La déceptivité des sens (Descartes)

Descartes commence, dans ses Méditations parues en

164162, par récuser en doute la pertinence de la sensibilité

comme instrument (organon donne « organe ») de saisie de

la réalité. Le champ du connaissable se restreint peu à peu

au fur et à mesure des arguments produits dans la première

méditation : argument de l’illusion d’optique (du latin

illusio, dérivé de illudere, « jouer avec », « se jouer de », «

railler »), de la folie, du rêve, du Dieu trompeur et du malin

génie. La mise en œuvre du doute hyperbolique aboutit

néanmoins à ce constat qu’à tort ou à raison, étant ou non

trompé par un malin génie, il me faut être pour douter

(quoique l’ordre logique du raisonnement constate plutôt

qu’il faut douter pour être). Et qu’aussi bien pour

61 Pour le détail de cette évolution philosophique et

historique de l’idéal contemplatif au souci d’éfficacité

pratique, se reporter à J. Rohou, Le XVIIe siècle, une révolution de la condition humaine, Paris, Seuil, 2002 ; voir

en part. chap. I, art. 2 : « La logique d'une civilisation plus

contemplative que technique et son évolution à partir du

XIIIe siècle ». 62 R. Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, GF-

Flammarion, Paris, 1993.

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concevoir, pour affirmer, vouloir, imaginer, sentir, il doit y

avoir une chose pensante : « res cogitans »63.

Le soleil qui m’éclaire pourrait ne pas être à la mesure

d’un pied, il est indubitable qu’il m’apparaît ainsi.

Indubitable, aussi longtemps que ce qui est vu est vu, et

cela indépendamment de son adéquation avec la chose

représentée. C’est un apport majeur de l’épicurisme que

celui de la distinction entre les opinions (« doxa ») d’une

part, les impressions (« phantasia ») et affections (« pathos »)

de l’autre. Contre les stoïciens qui promeuvent une

opposition captieuse entre perception vraie et fausse,

Épicure montre que les perceptions ne sont que pures

passivités, sans mémoire ni raison (« alogos »). Par-delà le

vrai et le faux, elles ne sont pas justiciables de valeur de

63 N’est pas ici envisagée la question de savoir si une telle

chose pensante s’identifie à moi, ou bien si « cela » pense à

travers moi. Cf. G. Groddeck, Le livre du ça, Paris,

Gallimard, Tel, 1976.

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vérité64. Ne le sont que les jugements (de prédication) que

nous portons sur elles65. Descartes a retenu la leçon.

Indubitables donc, les illusions d’optique qui ne

trompent pas mes sens, mais me conduisent à affirmer plus

que ce que je puis connaître (par cela de regrettable qu’en

l’état post-lapsaire, la volonté déborde l’entendement) ;

indubitables, le rêve, qui révèle un rêveur. Le cogito, telle

est la découverte de la deuxième méditation. Les facultés

humaines ne sont pas niées, le monde n’est pas annihilé au

terme de la procédure sceptique. Reste que les phénomènes

sont plus désormais pensés qu’à titre, précisément, d’objets

de pensée. Leur connaissance est subjective (elle est

actualisée plutôt qu’acquise par les idées qui sont dans

l’entendement66). Une nouvelle théorie de la sensation

étayée par les novations de la dioptrique périme la

conception classique et scolastique de la perception,

64 Épicure, Lettre à Hérodote, § 50-51, trad. O. Hamelin,

publiée dans la Revue de métaphysique et de morale, 1910,

p. 397-440, où se trouve évoqué l’exemple de la tour ronde-

carrée, repris par Descartes, Condillac, Berkeley, etc. Voir

également Lucrèce, De la Nature, IV, trad. A. Ernout, Paris,

Les Belles Lettres, Classiques en poche, 2009, v. 802-818 et

Sextus Empiricus, Contre les logiciens, op. cit., VII, §209-

210. 65 Ibid., VII, §206. Cf. aussi Lucrèce, De la Nature, IV, op. cit., v. 379-386. 66 Se reporter à l’analyse du morceau de cire dans la

Méditation troisième, § 11-13.

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envisagée comme affection directe du sentant par le senti67.

Le doute sceptique conduit Descartes à ne plus penser le

phénomène sous l’angle de la métaphysique ou comme une

compénétration d’éléments objectifs et subjectifs. Il se voit

détaché de tout corrélat objectif pour devenir « état mental

». Et rien ne prouve qu’en vérité (ou du point de vue de

Dieu, ce qui est tout un) aucun objet ne lui corresponde

hors de l’esprit ou dans l’esprit d’autrui.

La certitude du cogito est bel et bien acquise, autant

par intuition que par démonstration. Mais cette certitude

est elle-même temporaire, ponctuelle ; sa vérité n’est jamais

effective que chaque fois « que je la prononce, ou que je la

conçois en mon esprit ». Du reste, rien ne permet d’assurer

que ce qui nous apparaît de manière subjective a bien, en

vérité, une valeur objective universelle. Dit en termes

kantiens, il reste à faire passer le monde perçu du statut

d’objet de pur jugement réfléchissant à celui de jugement

déterminant. L’aporie solipsiste qui menace d’enfermer

l’ego cogito dans la prison de ses représentations (de ses

cogitationes) ne peut être surmontée qu’au prix de la

démonstration de l’existence de Dieu ; soit par la cause

(c’est l’idée d’infini de la troisième méditation, qui est

67 Cf. R. Descartes, La Dioptrique (1637), dans René

Descartes, Œuvres complètes, t. III, èd. J.-M. Beyssade et D.

Kambouchner, Paris, Gallimard, Tel (n° 364), 2009 ; idem,

Traité du monde et de la lumière (1664), dans René

Descartes, Le Monde, L'Homme, éd. A. Bitbol-Hespériès et

J.-P. Verdet, Paris, Seuil, Sources du Savoir, 1996.

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l’empreinte de l’ouvrier dans son ouvrage), soit par

l’analyse de son concept même (la preuve ontologique de la

sixième méditation). Le fait de ce Dieu bon et tout puissant

exclut qu’il soit trompeur ou laisse sévir le malin génie de la

première méditation. Dieu seul peut concevoir de manière

synoptique et conserver l’ensemble des vérités ; lui seul

peut assurer que si nos sens parfois nous trompent, au

moins l’usage réglé de notre raison nous permettra toujours

de redresser le tir. Si bien que la substance pensante n’est

véritablement fondée à titre de « substance » (ce qui sub-

siste : « ce tient en deçà de » ses accidents), tout comme la

vérité de l’objet extérieur, qu’une fois livrée la preuve

ontologique de la sixième méditation. Dieu nous conserve

en nous créant à chaque instant, de même qu’il garantit aux

choses une existence hors de leur représentation68.

L’article 64 de la deuxième partie des Principes de la philosophie (1644)69 confirme d’une manière plus explicite

encore l’identification entérinée par Dieu, dans l’ordre de la

connaissance, de la nature des choses que nous connaissons

de manière phénoménale et des objets de la mathesis abstracta : la quantité continue ou l'étendue géométrique

diversifiée par les figures et le mouvement. C’est par

ailleurs à l’occasion de cet article décisif, comme le relève

68 Ainsi selon Descartes, l’athée, qui rejette Dieu, ne peut

fonder de science mathématique qui ne soit pas douteuse. 69 R. Descartes, Les Principes de la philosophie (Principia philosophiae) (1644), Paris, Vrin, Bibliothèque des Textes

Philosophiques, 1993, I, 66.

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Frédéric de Buzon70, qu’est posée l’articulation des termes « physica » et « phaenomena ». Cette articulation fait fonds

sur une « institution de la nature »71 responsable de la

géométrie naturelle. Et ce n’est rien autre chose que cette

institution réglée par Dieu qui légitime la réduction

épistémologique, à la faveur de la seule lumière naturelle,

du phénomène aux modes de l’étendue, et l’accès aux

choses mêmes ; donc aux mêmes choses pour tout

individu72. La relation du phénomène à la réalité en ressort

subvertie. Il n’y a plus, à proprement parler, de contact

effectif ou affectif entre ces deux instances, mais une

coïncidence médiatisée par la raison, se dévoilant par une

intervention active de la subjectivité pensante.

Descartes, par ses Méditations, n’en a pas moins fait

voir que le solipsisme était une position tenable en théorie.

Sa mise en cause de l’extériorité du monde atteint un degré

de radicalité que ne connaissait pas le scepticisme antique.

70 Cf. Fr. de Buzon, « La mathesis des Principia : remarques

sur II 64 », dans J.-R. Armogathe et G. Belgioioso (dir.),

Descartes : Principia philosophiae (1644-1994), Naples.

Vivarium, 1996, p. 303-320 ; repris dans Fr. de Buzon, La Science cartésienne et son objet. Mathesis et phénomène, Paris, Champion, 2013, p. 127-146. 71 Cf. R. Descartes, Les Passions de l'âme (1649), Paris, Tel

(n° 131), Gallimard, 1988. 72 Cf. É. Mehl, Descartes et la visibilité du monde. Les Principes de la philosophie, Paris, PUF-CNED, 2009, p.

132.

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Burnyeat rappelle que ce dernier ne se défiait ni de

l’existence de l’objet, ni de la véracité de la sensation ;

seulement de la transparence de la relation qui accordait les

deux73. Le doute hyperbolique invite au solipsisme. Sauf à «

sauver les phénomènes » grâce à l’intervention

providentielle de Dieu, ainsi qu’y pourvoira Descartes en sa

sixième méditation, point névralgique de son système

philosophique, au-delà du cogito.

Descartes… et nombre de ses successeurs. Si bien que

ce Dieu des philosophes allait bientôt devenir

l’incontournable deus ex macchina de la métaphysique

revisitée selon Malebranche (occasionnalisme), Leibniz

(harmonie préétablie) ou Berkeley (immatérialisme). Mais

il s’en faut de beaucoup que les preuves démonstratives de

l’existence de Dieu, ou que même Dieu comme

transcendance et dogme à même de garantir la fiabilité de

la perception externe soit reconnu par tous les philosophes.

Si bien que la récusation d’une démonstration a priori de

Dieu peut conduire la postérité à adopter une forme

d’idéalisme qui ne permette plus de postuler rien

d’extérieur à soi : et c’est le monde de Fichte qui vient à la

lumière, univers résultant du moi posé et du non-moi

posant (Dieu n’est réintroduit qu’à titre de postulat subjectif

identifié à l’ordre moral). On voit en cela que Descartes, s’il

déjoue habilement le brisant du solipsisme et du

73 Cf. M. Burnyeat, « Idealism and Greek Philosophy : What

Descartes Saw and Berkeley Missed », dans The Philosophical Review, 91/1, 1982, p. 3-40.

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phénoménisme, ouvre un chemin risqué pour la postérité.

Le ver est dans le fruit.

b. L’activité de la raison (Hobbes)

Descartes promeut dans le Discours de la méthode un

ensemble de règles authentifiant la rectitude, par suite la

puissance rectificatrice de la raison bien employée, seule en

mesure de nous préserver contre l’erreur74. Un tel recours à

la recta ratio n’est nécessaire qu’autant que le phénomène a

été dissocié de son corrélat externe à la conscience. C’est

cette dissociation que revisite Hobbes dans une perspective

non plus idéaliste et innéiste mais empiriste, à la faveur

d’une théorie de la sensation75. Hobbes ne nie pas – non

plus que ne le faisait Descartes – la substantialité d’une

matière extérieure, indépendante de nos représentations.

Le monde n’est pas soluble dans le phénomène mental. Le

mécanisme universel thématisé par Hobbes admet que tout

être est corporel et tout ce qui arrive s’explique par le

mouvement. Dans le cas de la vision est supposé un objet

74 R. Descartes, Discours de la méthode. Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences (1637), dans

Œuvres, éd. Adam & Tannery, Paris, Vrin, 1996. 75 Cf. T. Hobbes, Éléments de droit naturel et politique,

trad. D. Tivet, Paris, Vrin, Bibliothèque des Textes

Philosophiques, 2010, ch. 1, § 2 et 2, § 4 ; idem, Léviathan,

Paris, Folio, Folio essais, 2000, I, 1 et idem, De Corpore,

Paris, Librairie Philosophique Vrin, Textes Philo, 2000,

XXV.

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60

extérieur et matériel qui, agissant sur l’œil, induit des

représentations fantasmatiques. On ne peut toutefois, à

partir de ces perceptions, déterminer son lieu, ni même

aucune de ses propriétés.

Car c’est une autre chose que d’affirmer que l’objet

dont nous avons la sensation a quoi que ce soit de commun

avec l’image que nous nous en faisons. Cela est si vrai que

nous pouvons produire des représentations en l’absence

manifeste d’objets extérieurs : moyennant la stimulation

d’un organe sensoriel (chocs ou pression sur l’œil) ou bien

par des mouvements internes au corps d’aller-retour du

cœur aux organes sensitifs, comme dans le cas du rêve. Il en

ressort que le phénomène, même embrassé dans un cadre

empiriste, peut être libéré de l’exigence de la ressemblance

avec la chose qui l’occasionne.

c. La distinction des qualités (Locke)

Avec Descartes et Hobbes est donc entériné le divorce

de l’apparaître et de l’apparaissant. Un détour par la

physique lockéenne serait une opportunité pour nous de

préciser sur quoi repose cette inadéquation. Le

corpuscularisme de Locke s’inscrit en réaction face à la

scolastique ou à la physique d’Aristote revisitée par les

Pères de l’Église. Les choses ne sont pas investies de qualités

saillantes, sensibles ou de vertus intrinsèques (cf. Molière,

Le malade imaginaire) et ne sont pas mues selon des causes

finales, comme le prétend la théorie des lieux. Les

phénomènes sont le produit de l’interaction des qualités

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premières indissociables des corps, inséparables de chaque

partie de la matière aussi petite soit-elle – soit la solidité,

l’étendue, le mouvement76 – et de la sensibilité. De cette

rencontre procèdent en notre esprit les idées corrélées aux

qualités secondes, dites plus communément les qualités

sensibles, qui ne sont pas absolues77, mais bien

relationnelles78 ou interactionnelles : couleurs, odeurs et

sons. Elles restent tributaires des qualités premières en cela

qu’elles en dépendent, mais ne sont que pour et par un

esprit incarné79.

Précisément, les qualités secondes sont des puissances

de production attachées à la chose (elles y sont

virtuellement et non pas réellement présentes) ; elles

induisent des idées dans notre esprit par le truchement de

l’appareil sensitif. Pour être ainsi décrites comme «

différentes puissances que [l]es substances ont de produire

diverses idées en nous à la faveur des sens »80, elles ne sont

pas l’image de ces substances ; « car, écrit Locke, s'il n'y

avait point d'organes propres à recevoir les impressions du

feu sur la vue et sur l'attouchement, et qu'il n'y eût point

d'âme unie à ces organes pour recevoir des idées de lumière

76 J. Locke, Essai sur l'entendement humain (1689), trad. P.

Coste, Paris, Le Livre de Poche, Classiques de la

philosophie, 2009, II, VIII, 9. 77 J. Locke, op. cit., II, XXXI, 2. 78 J. Locke, op. cit., II, XXIII, 37. 79 J. Locke, op. cit., II, VIII, 17. 80 J. Locke, op. cit., II, XXIII, 9.

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et de leur chaleur par le moyen des impressions du feu ou

du soleil, il n'y aurait non plus de lumière ou de chaleur

dans le monde, que de douleur s'il n'y avait aucune créature

capable de la sentir, quoique le soleil fut précisément le

même qu'il est à présent »81. Un troisième type de qualité

plus spécifique à la physique de Locke doit être mentionné :

les qualités tertiaires, définies comme puissances de

produire des effets sur d’autres corps (et non, comme

s’agissant des précédentes, des idées dans l’esprit)82.

La théorie des qualités permet de spécifier à quoi tient

l’hétérogénéité du phénomène présenté par les sens et de

l’objet extérieur. Cette distinction n’est pas propre au

matérialisme ou à l’empirisme, mais se retrouve aussi chez

un penseur idéaliste tel que Descartes. Elle thématise une

différence ontologique entre deux ordres de sensation qui

ne laissera pas d’être remise en cause. Son principal apport,

pour ce qui touche à notre objet, est d’avoir constaté

combien la structure de la sensibilité et l’esprit connaissant

prenaient activement part à la constitution du phénomène.

Kant saura s’en souvenir.

2. Le sujet transcendantal

Le phénomène, jusqu’à présent, a paru s’opposer

tantôt à la substance ou à l’essence qui serait sa cause ou

son fondement, tantôt à l’expérience commune en ce qu’il

81 J. Locke, op. cit., II, XXXI, 2. 82 J. Locke, op. cit., II, VIII, 23.

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procède d’une construction rationnelle, en devenant l’objet

de la physique. Mais est-on bien fondé à maintenir une

conception selon laquelle le voile des apparences

dissimulerait l’objet réel ou que la chose en soi serait

manifestée – donc en partie reconstituable, par abstraction,

– à travers lui ? Y a-t-il, derrière le phénomène, une

connaissance possible de la chose en soi ?

a. La révolution critique (Kant)

Rien n’est moins sûr ; rien n’est plus sûr après que la Critique de la raison pure a achevé de redéfinir le rôle de la

métaphysique, et de limiter les prétentions de la raison aux

objets éligibles à l’expérience possible. En vue de mettre un

terme à la « crise de métaphysique », l’ontologie critique de

Kant exhibe les conditions transcendantales de la

connaissance. Il fait de l’être raisonnable le centre de la

connaissance, de manière analogue (mais en fait inversée :

contre-révolution) à Copernic dans le domaine de

l’astronomie. Il y va en effet de la structuration du

phénomène par les formes de l’intuition sensible et des

concepts purs ou des catégories de l’entendement, qui sont

a priori. Ce n’est plus l’objet qui contraint le sujet à se

conformer à lui, c’est le sujet qui donne à son objet ses

règles83.

83 E.(/I.) Kant, Critique de la raison pure (1781 et 1787),

trad. A. Renault, Paris, Flammarion, 2006. Cf. en particulier

la Préface de la seconde édition, III, 12.

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La sensibilité se définit chez Kant comme réceptivité

tandis que le pouvoir de penser relève de l’entendement.

Or, affection et spontanéité œuvrent toujours de pair à la

constitution de l’objet de connaissance : « Des pensées sans

contenu sont vides, des intuitions sans concepts, aveugles »

résume lapidairement l’auteur dans sa Logique

transcendantale84. Si l’expérience (première source de la

connaissance) est bien l’origine de toute connaissance

possible, elle n’en est pas le fondement, en cela que les

principes organisateurs ou les formes appliquées à cette

matière relèvent de la spontanéité de l’esprit (deuxième

source de la connaissance). Il en ressort que nous ne

pouvons connaître la réalité en soi ; seulement telle qu’elle

nous apparaît sous la forme du phénomène : « L'objet

indéterminé d'une intuition empirique s'appelle

phénomène »85. Contre la théorie classique de la

connaissance illustrée par Leibniz et Wolff, Kant établit

que la réception-information-synthèse du phénomène ne

nous dit rien de ce dont il est le phénomène. On atteint là

l’apex de la coupure entre l’apparaissant et l’apparaître, la

manifestation et le manifesté.

Le scepticisme qui menaçait le monde des

phénomènes est paradoxalement disqualifié par cette

évacuation du phénomène de toute valeur représentative

de la chose en soi. Ou plus exactement de la chose «

84 E.(/I.) Kant, op. cit., Logique transcendantale : « De la

logique en général ». 85 E.(/I.) Kant, op. cit., Esthétique transcendantale, § 1.

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considérée comme en soi » ou « en elle-même » (« das Ding an sich selbst betrachtet »), expression employée dans les

deux tiers des occurrences86 ; car le noumène87 dont il s’agit

ne peut même être appelé une « chose », ce qui le rendrait

éligible à nos catégories. Il ne peut pas être conçu, imaginé,

prouvé ; seulement pensé comme exigence de la raison

(noumène provient précisément du mot grec noumenon

qui désigne un contenu de pensé). C’est un concept négatif,

limitatif, problématique au sens kantien du terme, on

ignore même s’il est, combien il est, etc. ; on ne peut

l’envisager que de manière apophatique. Le noumène ni la

mort ne se peuvent regarder en face. Il ne peut y avoir de

« nouménologie » cataphatique ou positive qui ferait

pendant à la phénoménologie. L’intuition empirique qui est

la seule que nous ayons n’accède qu’aux phénomènes88 dont

l’exégèse critique ne peut nous faire connaître que la forme

qui les détermine, et qui est celle de notre esprit89. Le

phénomène ne renvoie plus aux choses en soi

86 Sur cette substitution malencontreuse et ses

répercussions, cf. F.-X Chenet, L’Assise de l’ontologie critique, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1994, p. 313

sq. 87 E.(/I.) Kant, op. cit., Analytique des principes, chap. III :

Du principe de la distinction de tous les objets en général

en phénomènes et noumènes ». 88 E.(/I.) Kant, op. cit., Esthétique transcendantale, § 8. 89 Cf. E.(/I.) Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, Paris, Vrin, Bibliothèque des Textes

Philosophiques, 2000, I, remarque 3.

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indépendantes de l’apparaître ; il n’en est pas moins

traversé au profit des a priori transcendantaux qui nous

révèlent la structure de la subjectivité.

b. Les apories du criticisme (Jacobi)

L’idéalisme transcendantal a beau tenter de mettre un

point définitif aux controverses métaphysiques, beaucoup

s’en faut que Kant soit parvenu à le soustraire à la

contradiction. Amené à qualifier le rapport liant la chose en

soi au phénomène, il semble à maintes reprises manquer à

sa résolution de réserver les tables du jugement et les

formes de la sensibilité aux objets de l’expérience possible.

On ne peut saisir conceptuellement ce qui est par définition

exclu du champ de la connaissance : l’en soi ; a fortiori, le

rapport de l'en-soi à l'apparence (pour soi). En aucun cas,

précise l’auteur, la chose en soi ne peut être considérée sous

les rapports de la quantité, de la qualité, de la relation et de

la modalité. Aucun des éléments de la table des catégories

ne peut être admis dans un discours portant sur le

noumène. Il n’y a de place au sein du criticisme kantien

que pour une ontologie apophatique. Le noumène, comme

son rapport au champ du phénomène, échappe aux

déterminations catégorielles de la réalité, de la négation ou

de la limitation, de l’unité ou de la multiplicité, du possible

ou de l’impossible, du contingent ou du nécessaire, de

l’existant ou du non-existant. Sont pourtant employés les

termes relationnels de « fondement » (Grund) et d'«

affection » (Affektion) pour qualifier la chose en soi comme

son rapport aux apparences. Mais c’est plus

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particulièrement à un usage privilégié chez Kant de la

catégorie de causalité que s’en prennent Jacobi et Schulze.

Schopenhauer, Maimon et Fichte en tirent les

conséquences.

– Pour être inexplicables sans les noumènes, note

Jacobi90, nos représentations ne peuvent leur être articulées

selon un rapport de détermination qui ne convient qu’au

phénomène. La chose en soi demeure sans prise pour notre

connaissance.

– Un usage régressif de la causalité qui remonterait de

l’effet à la cause ne peut ainsi, comme le signale Gottlob

Schulze, dans son Aenesidemus, justifier (même

indirectement) l’hypothèse de la chose en soi91. Le principe

de raison (Leibniz) est ici sans valeur.

– Schopenhauer, élève de Schulze, croit pouvoir

contourner cette objection à la faveur d’une

réinterprétation de la chose en soi à titre de Volonté et de

la causalité en termes d’expression : la volonté s’exprime au

sein des phénomènes de même que la substance chez

Spinoza est exprimée selon ses attributs92.

90 F.H. Jacobi, « Appendice sur l’idéalisme transcendantal »,

dans David Hume et la croyance. Idéalisme et réalisme,

trad. de L. Guillermit, Paris, Vrin, 2000, p. 239-248. 91 G. Schulze, Aenesidemus, dans Zeitschrift für philosophische Forschung, 33/3, 1792. 92 A. Schopenhauer, « Critique de la philosophie

kantienne » dans Le Monde comme volonté et comme représentation (Die Welt als Wille und Vorstellung)

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– Salomon Maimon, en qui Fichte honorera un

précurseur, entend que le kantisme bien compris constate

naturellement l’identité du phénomène et de la chose en

soi par réduction phénoméniste93. Cela en dépit des efforts

accomplis par Kant pour se dédire de l’option

phénoméniste à laquelle sa première Préface pouvait prêter

le flanc (c’est la raison de la seconde Préface). Il reconnaît

toutefois le caractère inachevé ou insatisfaisant de son

explication du lien entre noumène et phénomène.

D’où il ressort que les « choses [considérées comme]

en soi » ne sont pas éligibles à la notion de « chose » (Ding) ;

ou pas au sens commun du terme, la chose étant d’ordre

phénoménal. Et Karl Jaspers de relever que le syntagme de

« chose en soi » (Ding an sich) constitue en lui-même un

oxymore : « Comme "chose" on ne peut penser qu'une

apparence ; "en soi" indique qu'il ne s'agit pas d'une

apparence. [...] [Cette pensée] suggère deux mondes, l'un au

premier plan, l'autre caché derrière – un dédoublement du

monde. Il peut sembler alors qu'ils existent tous deux, l'un

se rapportant à l'autre. Dès lors le deuxième monde, celui

qui est derrière, devient un royaume de fantasmes dont

tous les contenus proviennent de ce monde-ci, qui est le

nôtre. Mais il n'y a pour Kant qu'un seul monde. Ce que,

grâce au mouvement transcendant, la pensée réussit à

(1818/1819), vol. 2 (1844), trad. A. Burdeau, revue par R.

Roos, Paris, PUF, 1966. 93 S. Maimon, Essai sur la philosophie transcendantale trad.

J.-B. Scherrer, Paris, Vrin, 1989.

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toucher, n'est pas un autre monde, n'est pas monde du tout.

Et, pour autant que cela existe, cela aura en ce monde une

présence de non-monde. Une théorie d'un double monde

n'est pas kantienne ; c'est seulement une manière de dire,

inévitablement contradictoire »94. L’idée de « chose en soi »

n’est pas tenable. Que la chose en soi soit bien une chose,

elle ne pourrait exister en soi ; que la chose en soi existe en soi, elle ne pourrait être appelée une chose. L’antinomie

n’est pas soluble, elle fait échec à la dichotomie kantienne :

« on ne peut décrire l'en-soi, en conclut Fichte, que comme

ce qui anéantit sa pensée »95.

L’idéalisme transcendantal appréhendait le

phénomène dans la synthèse entre, d’une part, la réception

passive du donné intuitif modélisé dans le temps et l’espace

et, d’autre part, l’imposition des catégories pures et

empiriques qui transforment ce donné en objet de

connaissance unifiée par l’aperception transcendantale. Le

phénomène ne prenait sens que par rapport sujet, mais

également à une non-chose que la raison doit postuler pour

ne pas tomber dans les errements phénoménistes. La

critique du kantisme par ses successeurs accuse l’inanité de

ce second pôle du phénomène. De cette critique émergera

une pensée originale qui, certes, pourra prendre la

94 K. Jaspers, Les grands philosophes, ceux qui fondent la philosophie et ne cessent de l'engendrer : Kant, Paris, Plon,

Agora, Paris, 1989. 95 J.G. Fichte, La théorie de la science. Exposé de 1804, trad.

D. Julia, Paris, Aubier, 1967, conférence XII.

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direction du phénoménisme, mais pourra également s’en

affranchir pour donner corps à la phénoménologie.

c. L’intuition polymorphe (Uexküll)

Une chose sur laquelle Kant se veut explicite est que

la complexion humaine est telle qu’il n’a pas d’intuition

intellectuelle (Fichte reviendra sur cette affirmation). Dieu

seul pourrait en être doué, et accéder aux noumènes purs,

c’est-à-dire exclusif des conditions de l’expérience sensible.

Cela n’exclut pas que d’autres modes de l’expérience

sensible puissent être envisagés. C’est-à-dire des manières

alternatives de constituer le phénomène, donc de

phénoménaliser ; donc une pluralité de phénomènes d’un

même divers sensibles. À tout le moins ne saurait-on

l’exclure, quand bien même nous ne pourrions savoir de

quoi il retourne : « D'autres formes de l'intuition pure (que

l'espace et le temps) et aussi d'autres formes de

l'entendement (que les formes discursives de la pensée ou

de la connaissance par concepts) seraient-elles possibles,

que nous ne pourrions d'aucune manière les concevoir ni

les rendre concevables »96. C’est assez pour l’auteur que de

les savoir possibles. Leur existence, « problématique », ne

peut qu’être « postulée ».

Explorer ces alternatives à la phénoménalité humaine,

tel est pourtant le défi que s’est proposé le biologiste et

96 E.(/I.) Kant, Critique de la raison pure (1781 et 1787),

trad. A. Renault, Paris, Flammarion, 2006.

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philosophe allemand, pionnier de la « biosémiotique » et de

l’éthologie, Jakob Johann von Uexküll. Uexküll propose le

concept d' « Umwelt » pour qualifier l’univers propre de

chaque espèce vivante, en tant que ces dernières

l’investissent d’un sens et lui imposent leurs

déterminations97. Le « sujet animal » est moins en cela un

animal-machine qu’un animal-mécanicien. C’est en

attribuant des caractères, marqueurs ou balises perceptives

à son milieu qu’il s’y adapte, aménageant, selon la « règle

générale », « un milieu vécu optimal (ce que le sujet peut)

dans un environnement pessimal (l’infinité indiscernable

de la nature). L’exemple de la tique, repris par Gilles

Deleuze98, a force d’illustration : « De tous les effets dégagés

par le corps du mammifère, il n’y en a que trois, et dans un

certain ordre, qui deviennent des excitations. Dans le

monde gigantesque qui entoure la tique trois stimulants

brillent comme des signaux lumineux dans les ténèbres et

lui servent de poteaux indicateurs qui la conduiront au but

sans défaillance »99. Il s’agit de la lumière qui permet à une

femelle fécondée de se diriger jusqu’à la branche d’un

arbre. Percevant l’acide butyrique qui se dégage des glandes

sudoripares d’un mammifère, la tique se laisse alors tomber.

97 J. von Uexküll, « Théorie de la composition naturelle »,

dans Mondes animaux et monde humain suivi de La théorie de la signification (1934), éd. Denoël, 1965 ; réed. sub titulo

Milieu animal et milieu humain, Rivages, 2010. 98 G. Deleuze, « A comme Animal », dans Mille Plateaux,

Paris, Editions de Minuit, Critique, 1980, p. 67-68 et p. 314. 99 J. von Uexküll, op. cit.

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Elle ressent la chaleur de sa peau dénudée, y ensevelit sa

tête, se gorge de sang avant de pondre et de se laisser

mourir. Le monde propre d'un organisme est donc la

somme des expériences qui lui sont accessibles par le

truchement de ses parties fonctionnelles, sa sensorialité. Le

monde de la tique n’est pas le nôtre et, quoiqu’il nous

paraisse restreint, il est un monde à part entière.

Si l’on fait sienne la thèse de modes alternatifs de

l’intuition sensible et d’autres formes du jugement, doit-on,

comme le suggérait Kant, renoncer à savoir à quelle

phénoménalité ils ouvrent ? Incommensurable, aux yeux

d’un philosophe de l’esprit tel que Thomas Nagel, serait

alors le monde de la chauve-souris100, qu’il tient pour un

exemple paradigmatique. Les expériences phénoménales

d’une chauve-souris nous sont inaccessibles et

irreprésentable pour cela que notre constitution diffère

radicalement de celui d'une chauve-souris. Il faudrait être

soi-même une chauve-souris pour ressentir en chauves-

souris. C’est que les qualia (les propriétés sensationnelles,

les phénomènes de l’expérience) échappent à l’analyse,

privant de pertinence toute investigation de la conscience

en direction d’autres manières de phénoménaliser. Plus

largement selon Nagel, l’expérience en « première personne

» se caractérise par l’immersion au sein d’un univers mental

100 Th. Nagel, « Quel effet cela fait d’être une chauve-souris

? » (« What is it like to be a bat ? »), dans The Philosophical Review, no 83, 4, 1974.

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particulier que manque nécessairement le point de vue

objectif des sciences.

3. Le sujet immatérialiste

« On ne cherche pas derrière les phénomènes : ils

sont eux-mêmes la doctrine », affirmait Goethe dans ses

Maximes et réflexions. Jusqu’à quel point pouvons-nous

suivre le poète allemand dans cette rupture d’avec

l’essence, ce reniement de l’« adelon » de la pensée grecque

? Aussi loin que nous y autorise l’idéalisme le plus radical.

Cette réduction de l’être à l’apparaître – à l’appar-être – et à

l’esprit pour qui il y a apparition, Berkeley fut le premier à

la mener à bien. Il fut en cela suivi par Mill, par Fichte et

de manière tout aussi singulière, par des auteurs tels que

Nozick. Le phénoménisme n’a d’ailleurs rien perdu de son

intérêt auprès des philosophes intéressés à la simulation

informatique101. Comprendre comment une pareille théorie

de l’esprit en est venue à exister implique d’en revenir aux

acquis de la philosophie moderne. Ce qui s’était fait jour

chez trois auteurs d’obédiences aussi différentes que

Descartes, Hobbes et Locke, était le caractère actif de la

raison qui lie entre elles et juge nos représentations. La

cause ou l’occasion du phénomène n’est pas donnée à

contempler. L’être et le phénomène sont séparés par un

écart propice à l’attitude sceptique.

101 Cf. R. Sussan, Demain, les mondes virtuels, Paris,

Pearson, La fabrique des possibles, 2009.

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a. L'idéalisme empirique (Berkeley)

La résorption de cet écart est l’enjeu décisif de la

philosophie de Berkeley. C’est à cette fin qu’est postulé le

Nouveau Principe selon lequel « être, c’est être perçu ou

percevoir » (« esse est percipi aut percipere ») : n’existent

réellement que des idées et les esprits qui les perçoivent.

Les phénomènes sont l’intégralité de la réalité sensible ; eux

seuls sont susceptibles de nous affecter. Quant aux esprits –

autrui et Dieu – ils nous sont suggérés par les effets

sensibles de leurs actions. Par le langage humain et par

celui de l’auteur de la nature, lequel s’exprime par les idées

sensibles102 ; si bien que tout fait signe en direction de Dieu.

Le scepticisme et la libre pensée sont ainsi récusés : le

scepticisme en cela qu’il s’appuyait sur une dissociation non

pertinente de l’apparaître et de l’apparaissant pour douter

de l’adequatio rei et intellectus ; et l’athéisme (partant, le

solipsisme) en tant qu’il ignorait l’omniprésence de Dieu,

lequel s’adresse sans cesse à nous. Les deux grands

adversaires du penseur immatérialiste sont ainsi désarmés.

Le monde comme vérité n’est pas distinct du monde

comme représentation. Cette réduction phénoméniste a

pour effet de faire un sort à la typologie des qualités. « Je

réponds [à Locke] qu'une idée ne peut ressembler à rien

qu'à une idée ; une couleur, une figure ne peuvent

ressembler à rien qu'à une autre couleur ou figure. Si nous

102 G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine

(1710), Paris, GF-Flammarion, Philosophie, 1998, § 30-33.

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regardons un tant soit peu dans nos pensées, nous

trouverons qu'il nous est impossible de concevoir de la

ressemblance si ce n'est entre nos idées »103. Donc pas de

ressemblance entre une idée et une chose matérielle conçue

hors de l’esprit. Pas de matière hors de l’esprit ; pas de

matière, de chose en soi, d’objet physique au-delà ou en

deçà de nos idées sensibles.

L’évêque de Hanovre réduit ainsi les choses à des

idées, puis les idées aux choses. Une entreprise en germe

dans la Théorie de la vision (1709), qui soutenait la thèse de

l’hétérogénéité des champs perceptifs dans le contexte du

problème de Molyneux, ainsi que le caractère sémiotique

de nos idées visuelles (distances, etc.) élaborées d’après les

objets propres de la vue (idées visibles), mises en

correspondance avec les objets propres du toucher (idées

tangibles) de même qu’un signifiant dénote un signifié104.

Non pas arbitrairement, en ce qui concerne Berkeley, mais

en s’autorisant de l’expérience répétée des rapports de

succession et de coïncidence entre nos différentes idées.

Berkeley affirmait en effet dès le premier paragraphe de ses Principes que les choses ne sont rien d’autre que des «

collections d’idées »105. Et l’on pouvait alors se demander si

ce sont bien les choses en tant qu’objets, ou les idées dont

103 G. Berkeley, op. cit., § 8. 104 G. Berkeley, Théorie de la vision (1709), dans Œuvres, Paris, PUF, Epiméthée, 2009. 105 G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine

(1710), Paris, GF-Flammarion, Philosophie, 1998, § 1.

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elles sont faites, qui apparaissent. Comment la chose est-

elle construite ? De quoi la manifestation est-elle la

manifestation ?

Répondre à cette question implique de distinguer,

d’une part, ce qui est immédiatement « senti », les objets

propres de nos sens, et d’autre part ce qui l’est par eux de

manière médiatisée, qui nous est « suggéré » par ces idées

sensibles et que nous « percevons ». La sensibilité relève de

l’affection et de la donation, la perception d’une synthèse

opérée à l’horizon de ce que suggèrent les sensations

élémentaires actuelles.

« J'accorde que, suivant une certaine acception

des mots, on peut dire que nous percevons les choses

sensibles médiatement par les sens : quand, par suite

d'une connexion fréquemment perçue, la perception

immédiate d'idées par un sens en suggère à l'esprit

d'autres, qui appartiennent peut-être à un autre sens,

mais qui ont coutume d'être connectées avec les

premières. Par exemple, quand j'entends une voiture

rouler dans la rue, immédiatement, je ne perçois que

le son ; mais, de par mon expérience passée qu'un tel

son est en liaison avec une voiture, on dit que

j'entends une voiture. Il est toutefois évident que, en

réalité et strictement parlant, rien ne peut être

entendu que le son ; et la voiture n'est donc pas

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proprement perçue par le sens, mais suggérée par

l'expérience. »106

Berkeley réussit-il à refermer comme il se doit la

brèche ouverte par les penseurs modernes entre la chose et

l’apparaître, l’être et son corrélat sensible ? Une question

délicate, dans la mesure où les idées de Dieu que nous

percevons en nous (non pas en Dieu, comme le voulait

Malebranche) ne sont pas perçues en nous comme elles le

sont en Dieu.

Le Philonous (« ami de l’esprit ») des Trois Dialogues

admet que Dieu soit cause ultime de toutes les choses au

point de rendre effectives, c’est-à-dire perceptibles, les

décisions de notre volonté, conformément aux lois de la

nature. Or les idées ne sont pas sans (« without » : à

l’exclusion et à l’extérieur de) les esprits qui les perçoivent :

le nôtre, celui de Dieu. Que l’esprit de Dieu perçoive

continuellement les choses est ce qui permet de résoudre le

problème de l’anéantissement d’un monde qui ne serait pas

actuellement perçu. Le monde dépend effectivement de

l’esprit en cela qu’il n’est pas sans être perçu, mais ne

s’évanouit pas pour si peu que l’on ferme les yeux, qu’on lui

tourne le dos ou que l’on disparaisse. Il en irait ainsi si la

totalité des esprits percevant (dont Dieu) devaient cesser

d’exister, de la même manière qu’une langue peut sans

106 G. Berkeley, Trois dialogues entre Hylas et Philonous (1713), trad. G. Bryckman et R. Dégremont, Paris, GF -

Flammarion, Paris, 1998, 3e dial.

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difficulté survivre à la disparition d’un locuteur, mais pas à

leur disparition à tous 107. Dieu est le premier locuteur du

monde selon Berkeley. Voilà donc surmontée l’aporie de

l’intermittence introduite pas Hylas (« matière »), qui ne

concerne en dernier ressort que des esprits finis. Les choses

existent continuellement en Dieu qui les adresse à nous108.

Cette relation qu’entretiennent les idées en Dieu,

perçues par Dieu, et les idées sensibles telles qu’elles nous

apparaissent, c’est-à-dire telles qu’elles apparaissent en

nous, Berkeley la spécifie dans sa Lettre adressée à Johnson

du 24 mars 1730109. En Dieu, elles sont des archétypes. Dieu

les perçoit sans en être affecté, sans endurer, sans ressentir,

au-delà des sens qui ne sont les attributs que d’esprits

incarnés. Il n’éprouve pas la peine, la haine ni la douleur ; il

les connaît toutefois. Les connaît sub specie aeternitatis,

107 Cf. M. Atherton, « Berkeley Without God », dans éd. R.

Muehlmann, Berkeley's Melaphysks. Structural, Interpretive and Critical Essays, Pennsylvany, University

Park, The Pennsylvania State University Press, 1995, p.

244-245. 108 Et ce faisant, s’adresse à nous. « Entendre » cet « appel »

et lui répondre de sa voix, tel est le sens « vocation »

théologique. 109 La correspondance de Georges Berkeley, incluant les

lettres à Johnson datées du 10 septembre 1729 et du 24

mars 1730 est éditée en version originale dans The works of George Berkeley, bishop of Cloyne, éd. G. Sampson,

Londres, George Bell and sons, 1898.

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d’une façon synoptique et objectale qui n’admet pas la

succession110. Sa connaissance est, au sens strict, une théorie

(« contemplation »). Ce qui est en Dieu comme archétype

affecte l’homme de l’extérieur (il n’y a donc pas d’idées

innées, contra Descartes), en tant qu'ectype. Non que

l’archétype soit à l'ectype ce que la cause est à l’effet. Pas

davantage n’est-il ce que l’intelligible est au sensible ou le

modèle à la copie. Il s’agit pour Berkeley de différencier

deux types de perception : l’une éternelle, en Dieu, la

connaissance divine des archétypes ; et l’autre temporelle,

externe ou adventice, la perception humaine.

« J'imagine que, si j'avais été présent à la

Création, j'aurais vu les choses amenées à l'être,

autrement dit devenir perceptibles dans l'ordre

décrit par l'historien sacré [...] Quand on dit que les

choses commencent ou finissent d'exister, ce n'est

pas par rapport à Dieu qu'on l'entend ainsi, mais au

regard de ses Créatures. Tous les objets sont

éternellement connus de Dieu, ou, ce qui revient au

même, ils ont une existence éternelle dans son esprit

; mais quand des choses auparavant imperceptibles

aux créatures deviennent, par un décret de Dieu,

perceptibles à celles-ci, alors on dit que ces choses

commencent une existence relative, au regard des

esprits créés. Donc en lisant le récit de la Création, je

comprends que les différentes parties du monde

devinrent graduellement perceptibles aux esprits

110 G. Berkeley, op. cit., troisième Dialogue.

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finis dotés de facultés appropriées ; si bien qu'elles

furent véritablement perçues par tous les esprits de

ce genre, quels qu'ils aient pu être, qui étaient

présents. »111

Dès lors que les idées existent en Dieu, par Dieu, de

toute éternité, le décret divin de création doit être

reconsidéré comme une « révélation » à des « esprits finis

dotés des facultés appropriées » de ce qui est en latence ; la

parole créatrice est actualisation des archétypes rendus

sensibles en qualité d’ectypes situés dans le temps. Ou plus

exactement, le temps procède de la consécution de telles

idées sensibles que nous communique Dieu. C’est dire que

le temps est, pour Berkeley, une forme du sentir et non une

propriété ontologique des choses. La temporalité est ce en

quoi nous recueillons et phénoménalisons les idées-signes

communiquées par Dieu. Leur apparaître est également,

pour nous qui percevons au gré d’une succession d’idées, un

disparaître. Il est aussi accompagné d’une qualité de plaisir

ou de douleur. C’est elle qui, réfléchie et raffinée par la

philosophie, informe sur la conduite à tenir dans l’existence

et constitue le critère de la morale.

Savoir s’il est possible à Dieu de connaître ce qui n’est

pas encore, soit le moment du décret de création, n’est pas à

la portée d’un esprit incapable de se représenter l’éternité

comme autre chose qu’une prolongation indéfinie du

temps, et de comprendre un acte comme autre chose qu’un

111 G. Berkeley, op. cit., p. 218.

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événement inscrit dans une chronologie. Dieu conçoit de

manière intellectuelle ce qui se donne à nous de manière

sensible, et même particulière (en ce qui concerne les objets

seconds des sens) dès lors que les « idées générales » sont

des idées particulières dont nous usons de manière

générale. D’où il ressort que pour un entendement non

limité, non incarné, ce que nous percevons comme des

réalités physiques – le monde sensible, la nature – existe en

Dieu comme une réalité mentale. Or une réalité mentale

n’est pas un phénomène, c’est une essence (ousia), c’est une

pensée : un noumenon.

N’est-ce pas réintroduire sous de nouveaux auspices la

distinction entre la chose intellectuelle ou « pure » et son

état manifesté ? Entre une essence divine et son

appréhension sensible ? Entre l’être d’une part, prérogative

divine, le phénomène de l’autre ? Il ne suffit peut-être pas

d’éventer l’illusion d’une substance matérielle extérieure à

l’esprit pour échapper à la dichotomie, contrairement à ce

qu’une communis lectio tend à accréditer.

b. L’empire du simulacre (Nozick)

Berkeley, après Descartes, surmonte l’écueil du

solipsisme en assignant à nos idées sensibles le statut de

signes par lesquels s’adresse à nous l’auteur de la nature. Si

la question de la correspondance entre le phénomène et

l’être ne se pose plus avec Berkeley, on a pu voir que son

issue n’allait pas de soi chez le philosophe français. C’est

encore Dieu qui résout l’équation. On peut toutefois se

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demander si l’argument tient bon dans un contexte

scientifique athée, réticent à utiliser ce genre de

raisonnement métaphysique.

L’hypothèse du « Malin génie » n’a pas laissé d’être

reprise et adaptée ad libitum au cinéma de science-fiction.

Citons des films tels que EXistenZ (David Cronenberg,

1999), Matrix (Andy et Larry/Lana Wachowsky, 1999)

Vanilla Sky (Cameron Crowe, 2001), et Inception

(Christopher Nolan, 2010). Ces œuvres ont en commun de

mettre en scène une variante transhumaniste de

l’hypothèse de Descartes, thématisée par des penseurs

américains frottés d’épistémologie comme Hilary Putnam

et Robert Nozick. L’expérience de pensée imaginée par le

premier est connue sous le nom de « cerveau dans une cuve

» (« brain in a vat »)112. Nozick la reconduit dans son

ouvrage Anarchie, État et Utopie pour démontrer

l’impossibilité d’avoir la certitude apodictique que nous ne

soyons pas un davantage qu’une collection de neurones

branchés sur une machine113.

Synthétisons. Nozick réduit le phénomène à une

stimulation. Le monde perçu n’est pas distinct de sa

représentation. Supposons que l’univers ne soit que

112 H. Putnam, « Brain in a vat » (« Le Cerveau dans une

cuve »), dans Reason, Truth, and History (Raison, Vérité et Histoire, trad. A. Gerschenfeld), Cambridge, Philosophical

Papers, 1981. 113 R. Nozick, Anarchie, État et Utopie, Paris, PUF, 1988.

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l’ensemble de ce qui a lieu pour nous, il se réduit en dernier

lieu à un complexe de sensations distribuées dans le temps

(l’espace lui-même n’est pas requis, s’il est une dimension

déduite du temps, une anticipation de la durée qui nous

sépare des choses et qui sépare les choses entre elles). De

quoi sont faites nos sensations ? Si l’on se range à une

option moniste physicaliste, d’impulsions électrochimiques.

Comment nous prouvons-nous, dans de telles conditions,

que nous ne sommes pas qu’un cerveau immergé dans du

formol, stimulé par un ordinateur ? De quels critères

disposons-nous pour décider si nous ne sommes pas en

présence de purs fantasmes induits par une machine ?

À l’objection qui arguerait de l’insuffisance de nos

technologies actuelles pour mettre en place un tel

dispositif, l’auteur objectera que notre présente incapacité

ne préjuge pas de la stricte « possibilité » d’un tel dispositif.

Rien n’interdit de penser que nous le puissions un jour. Ou,

mieux, que cela soit déjà le cas : dans la réalité externe à la

simulation. Le monde perçu produit par le truchement de

stimuli électrochimiques artificiels serait délibérément

élaboré de telle manière que nous croyons vivre au début

du XXIe siècle, à une époque où il n’est pas encore possible

de générer ce simulacre. Cette indigence technologique

serait propre à la réalité virtuelle, non pas à la réalité qui

voit se dérouler l’expérimentation. Je doute, je suis, j’existe

– mais où, comment et quand, c’est ce que ne permet pas de

découvrir un raisonnement fondé sur la simulation.

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L’expérience de pensée développée par Nozick n’est

pas pour mettre en cause l’existence d’une réalité extérieure

à l’esprit. Ni même pour récuser le caractère matériel de

cette réalité. Elle nécessite au moins le substrat d’un

cerveau connecté et d’un ordinateur en charge de la

simulation. Par suite, d’une énergie capable d’alimenter

l’ordinateur, et le reste à l’avenant114. Rupture d’avec

Berkeley pour qui seuls coexistent les idées et les esprits. Ce

qui fait problème dans le cas qui nous occupe, c’est à

nouveau l’adéquation du monde représenté, virtuel, et de la

réalité tangible du monde depuis lequel a lieu

l’expérimentation. Nous n’avons pas de contact avec un tel

substrat. On peut encore imaginer que la simulation ait lieu

depuis un monde qui n’est lui-même que la simulation d’un

monde, et ainsi de suite à l’infini. Il n’en demeure pas

moins que dans le cas de la simulation autant que dans celui

de l’immatérialisme berkeleyen est déduite l’existence

d’une extériorité : respectivement celle du simulateur et des

stimulations, celle de l’auteur de la nature et des idées

sensibles.

c. L’idéalisme subjectif (Fichte)

C’est déjà trop admettre. Johann Gottlieb ne

s’embarrasse pas de cette extériorité. Nul autre que ce

disciple dissident de Kant, à notre connaissance, ne s’est

enfoncé plus loin sur la voie de la réduction phénoméniste.

114 A. Milon, La réalité virtuelle : Avec ou sans le corps,

Paris, Éditions Autrement, Le corps plus que jamais, 2005.

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Si l’on s’en tient à la manière d’idéalisme baptisé «

subjectif » ou « absolu » de sa première philosophie, c’est

désormais le « Moi auto-posant » qui est intronisé auteur et

organisateur de la réalité perçue ; « Moi absolu » qui

s’objective par la confrontation (de facture dialectique) du

Moi posant (posant le Non-Moi posé) et du Non-Moi posé

(posé par le Moi même)115. Le phénomène est une

émanation du Moi ressaisi par le Moi selon des formes et

des catégories produites par ce même Moi. Le monde est

activement projeté depuis le Moi en même temps qu’il

affecte passivement le Moi. Le Moi s’auto-affecte

inconsciemment et n’a conscience que d’être

affecté comme le rêveur découvre en même temps qu’il

produit son rêve ; il n’aperçoit qu’une vérité partielle, de

même que l’œil ne se voit pas voir. L’altérité du phénomène

n’est en ce sens que l’ignorance de l’identité foncière, mais

pas encore « pour soi », de l’être et du non-être.

Que deviennent alors autrui et Dieu ? Quelle place

pour l’autre et le Grand Autre s’ils sont en vérité le (Moi-

)Même ? Kant ayant récusé les preuves ontologiques116, il

ne reste plus possible de postuler Dieu qu’en qualité de

garant de la morale (et c’est en tant que Dieu moral qu’il

115 J.G. Fichte, La Doctrine de la science Nova Methodo,

Paris, L'Âge d'homme, 1989. 116 E.(/I.) Kant, Critique de la raison pure (1781 et 1787),

trad. A. Renault, Paris, Flammarion, 2006.

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sera par ailleurs disqualifié par Nietzsche117) et de

l’existence d’une extériorité au Moi. Voilà qui met

l’idéalisme de Fichte en butte au solipsisme. Fichte

considère que la dialectique du Moi et du Non-Moi résout à

terme cette aporie à un niveau métaphysique. Une solution

par provision est suggérée par le sentiment pratique. Seul

un acte de foi conscient et volontaire, distinct de la

croyance de l’attitude naturelle, peut nous hisser de

l’incertitude à la vérité et de l’imagination à la réalité. Tout

ne peut pas être qu’illusion – ou bien l’action morale et la

vertu, qui n’ont de sens qu’en relation avec autrui, seraient

proprement absurdes. Le sentiment pratique ou l’exigence

morale que nous éprouvons en nous nous induit à penser le

monde perçu comme existant hors de l’esprit, un monde au

sein duquel l’homme est présent à ses devoirs ; voire à un

monde meilleur au terme de cette vie118.

Mais la pratique ne peut rien inférer de certain sur le

plan scientifique, celui de la théorie. Autrui pourrait ne pas

exister comme autre chose qu’un phénomène mental.

Demeure au moins ceci d’acquis que, par contraste avec

Descartes, la question de la ressemblance entre nos

représentations et la réalité hors de l’esprit cesse d’être

pertinente. La formuler serait à nouveau mettre en regard

un phénomène et une essence ou un pour soi à un en soi

117 Fr. Nietzsche, L’Antéchrist (1888), Paris, Gallimard,

Folio Essais, 2006. 118 J.G. Fichte, Destination de l'homme, trad. B. de

Penhoen, Paris, Charpentier, 1836.

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qui s’en affranchirait ; soit, dans les termes de Fichte,

envisager le Non-Moi posé comme posé indépendamment

du Moi posant. Moi et les phénomènes comme processus de

réappropriation du Moi se confondent de même que la

nature naturante inhère la nature naturée.

4. Le phénomène psychique

Le phénoménisme franchit ainsi un pas

supplémentaire dans le processus de subjectivation du

phénomène. En quoi le phénomène peut-il être une

empreinte de la subjectivité, c’est ce qu’il nous faut

maintenant considérer en marge de l’idéalisme, à l’aune

non plus de la physique, mais de la psychologie.

a. Le phénomène onirique (Freud)

C’est une tendance ancienne que de concevoir le rêve

et la réalité sous le mode de l’opposition. Depuis

l’Antiquité, et plus encore depuis Descartes et l’irruption du

doute hyperbolique, a prévalu la question des critères

propres à faire le départ entre le monde onirique et la

réalité. Descartes, dans la sixième de ses Méditations, met

en avant la pierre de touche de la liaison de nos idées entre

elles119. C’est par la congruence des phénomènes, leur

inscription dans une série qui permet d’en extraire des

régularités et de faire des prédictions ; enfin, par l’accord

119 R. Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, GF-

Flammarion, Paris, 1993, sixième méditation.

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intersubjectif que Leibniz entend réaliser cette partition120.

Mais le monde onirique n’est-il pas une partie (sinon le tout

: « skias onar anthropos », « l’homme est le rêve d’une

ombre », écrit Pindare dans sa huitième Pythique 121) de la

réalité ? En quoi le phénomène du rêve serait-il moins «

réel » que le phénomène vigile ? Ne pourrait-il être

également l’indicateur d’une vérité inscrite dans le sujet ?

C’est bien la conviction de Freud, dont le propos

réhabilite le rêve en tant que « voie royale vers

l’inconscient ». Ses précurseurs d’Égypte et de Grèce

antique pouvaient encore interpréter le rêve comme une

prophétie ou un présage à valeur collective122. Freud

inaugure une nouvelle lecture centrée sur le psychisme de

sujet. Tout l’intérêt de l’interprétation des rêves frayée par

la psychanalyse consiste à dégager cette vérité individuelle

et refoulée de sa gangue onirique. Au sein d’un rêve mis en

120 G.W.L. Leibniz, « De modo distinguendi phaenomena

realia ab imaginariis », dans Leibniz, Discours de métaphysique et autres textes (1663-1689), éd. Frémont,

Paris, Flammarion, 2001, p. 193 sq. 121 Pindare, VIIIe Pythique, dans Œuvres complètes, trad.

J.-P. Savignac, Paris, éd. La Différence, Minos, 2004, p. 242-

243, vers 95 à 97 : « Êtres éphémères ! L'homme est le rêve

d'une ombre. Mais quand les dieux dirigent sur lui un

rayon, un éclat brillant l'environne, et son existence est

douce. » 122 Cf. Artémidore d’Éphèse, Clef des songes, Paris, Vrin,

Textes Philo, 1999.

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récit doit être distingué le contenu manifeste du contenu

latent. Seule l’interprétation du contenu manifeste permet

de mettre au jour le contenu latent : il est toujours, pour

Freud, l’accomplissement masqué d’un désir refoulé. Le

rêve, en tant qu’il réalise ce désir refoulé tout en s’en

défendant, retrouve l’ambivalence de ce compromis

psychique que la psychanalyse décelait dans le

symptôme123.

Le rêve de « l’injection faite à Irma » décrit dans

l’Interprétation des rêves est l’occasion pour Freud de

préciser de quelle nature est le désir manifesté : c’est, en

dernière instance, un désir infantile124. L’inconscient est le

lieu de processus primaire et le rêve un moment privilégié,

non pas de leur satisfaction brute ni de leur ajournement,

mais de leur réalisation sur le mode hallucinatoire. Parmi

les caractéristiques du rêve revisité par Freud sont

distinguées :

(1) sa tendance à incorporer des résidus diurnes. Des

événements ayant eu lieu la veille lui servent de matériaux,

mêlés à des souvenirs inconscients plus ou moins anciens ;

(2) l’opération de figurabilité. Soit la mise en image de

désirs inconscients ; (3) l’opération de déplacement qui

tantôt accentue les éléments du rêve les moins révélateurs

123 S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot,

Petite bibliothèque Payot, 2004. 124 S. Freud, L'Interprétation du rêve, Paris, Points, Points

Essais, 2013.

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du point de vue du refoulé au détriment des plus chargés de

signification, tantôt lie un affect dérangeant à une

représentation qui désamorce sa charge émotionnelle ; (4)

sa faculté de condensation, qui lui permet de fondre

plusieurs éléments en une seule représentation. Cette

représentation est investie de plusieurs niveaux de sens et

prête à des lectures hétéronomes qui s’additionnent au lieu

de se neutraliser. Un postulat de la métapsychologie est en

effet qu’une même image puisse être interprétée sous

plusieurs angles et à plusieurs reprises en des sens

différents ; (5) l’opération de figuration, aussi dite «

élaboration secondaire », qui articule les désirs figurés dans

un schème narratif. Le rêve déploie un scénario qui

détourne l’attention de ce qui est en jeu.

Il en ressort que le rêve, tissé de phénomènes

psychiques, n’est pas que le « gardien du sommeil ». Il

manifeste la réalité de la pulsion qu’il symbolise au moyen

de l’imagination. Le désir inconscient se phénoménalise en

se travestissant125.

125 Pour un échantillon des différentes approches

psychologiques ou psychanalytiques du rêve, voir R.

Bernet, Force-Pulsion-Désir. Une autre philosophie de la psychanalyse, Paris, Vrin, Problèmes et controverses, 2013 ;

M. Henry, Généalogie de la psychanalyse, Paris, PUF,

Epiméthée, 2011 et P. Carrique, Rêve, vérité. Essai sur la philosophie du sommeil et de la veille, Paris, Gallimard,

NRF, 2002.

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b. Le phénomène délirant (Shakespeare)

Il y a loin que le rêve soit l’unique circonstance à

l’occasion de laquelle la vie psychique revêt la toge du

phénomène pour se manifester. Témoins, en psychiatrie,

les mécanismes de l’hallucination, de la psychose et de la

paranoïa. En référence au personnage de la pièce éponyme,

le syndrome d’Othello baptise ainsi la projection maniaque

de l’amant jaloux qui ne voit partout que trahison126. Sa

jalousie prédétermine tout ce qui lui apparaît au point de

bientôt contaminer l’ensemble de ses représentations : tout

s’interprète en termes de rivalité. Projection hallucinatoire

qui bien souvent finit par se donner raison, en cela que le

jaloux, par son comportement odieux, finit par provoquer

l’adultère qu’il redoute (espère ?). Son imagination, «

maîtresse d’erreur et de fausseté » (Pascal), a finalement

raison de sa raison. Tout le conforte dans sa folie. Le

phénomène ne fait alors qu’objectiver une obsession127 ; ou

dans le cas d’Othello, sous l’éclairage de la psychanalyse,

que métaboliser l’angoisse de la séparation. C’est en tout

état de cause l’impossibilité de sortir de la particularité

d’une interprétation pour trouver la sécurité d’un monde

stabilisé que dit l’enfer de la folie. L’enfer de la folie n’a pas

besoin des autres : l’enfer, c’est la prison du soi.

126 W. Shakespeare, Othello, Paris, Librio, Théatre, 2003. 127 Cf. G. Lagache, Les hallucinations verbales et travaux cliniques (1932-1946), Paris, PUF, Bibliothèque de

psychanalyse, 1969.

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L’enfer peut être nous au sens où le monde entier se

laisse contaminer par des agitations psychiques que le sujet

n’est plus à même d’identifier comme siennes. Tel est le cas

du trouble psychotique et, de manière plus éloquente, de la

schizophrénie. Celle-ci se manifeste, non pas comme on le

croit communément, par un syndrome de personnalité

multiple (troubles dissociatifs de l’identité), mais bien

essentiellement par une difficulté à établir une démarcation

entre le soi et le non-soi, à distinguer le phénomène interne

du phénomène externe. Le schizophrène – littéralement,

l’homme dont l’esprit (phrèn) est fractionné (schizein) – est

paradoxalement celui dont l’esprit cesse de

compartimenter, suggérant par là-même qu’une telle

compartimentation n’est pas a priori (exemple du

nourrisson chez Winnicott, qui est sa mère avant l’épreuve

de la séparation). Le schizophrène fait « apparaître » ses

démons, il leur donne corps dans l’ordre de la manifestation

et se laisse dévorer par eux. On citera pour exemple le cas

de l’économiste et mathématicien américain John Forbes

Nash dont la biographie128 adaptée à l’écran (A Beautiful Mind, réalisé par Ron Howard, 2001) a largement participé

à sensibiliser le grand public sur la question.

On peut encore citer les travaux précurseurs d’Eugène

Minkowski, figure pionnière de la psychopathologie. Cet

ancien assistant d’Eugène Bleuler propose une description

128 S. Nasar, Un cerveau d'exception : de la schizophrénie au prix Nobel, la vie singulière de John Forbes Nash, Paris,

Calmann-Lévy, 2000.

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proto-phénoménologique de la schizophrénie, laquelle est

définie comme une perte de contact avec la réalité129. Il

retient de Bergson le concept d’élan vital exposé dans

L'Évolution créatrice 130, ainsi que le caractère dynamique,

vécu et intuitif de l’espace et du temps131. C’est à leur

distorsion que tiendrait l’élément pathologique de la

schizophrénie132. Cette distorsion empêche la mise en place

d’une relation viable au monde et à autrui… et à soi-même

– d’où la difficulté de circonscrire le « soi ». Le monde du

schizophrène, s’il n’est pas notre monde, peut néanmoins se

laisser approcher par l’art et la littérature. Shutter Island

129 E. Minkowski, La schizophrénie, Paris, Payot, Petite

Bibliothèque Payot, 2002. Pour un développement

proprement phénoménologique de la question, cf. H.

Maldiney, Regard Parole Espace, Paris, Cerf, 2012 et idem,

Penser l’homme et la folie, Paris, Jérôme Million, Krisis,

2007. 130 H. Bergson, L’évolution créatrice (1907), éd. A. François,

Paris, PUF, Paris, PUF, Quadrige Grands textes, éd.

critique, 2007. 131 H. Bergson, Durée et simultanéité : À propos de la théorie d’Einstein (1922), Paris, PUF, Quadrige Grands

textes, éd. critique, 1992 ; idem, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Paris, PUF, Quadrige

Grands textes, éd. critique, 2007. 132 E. Minkowski, Le Temps vécu. Étude phénoménologique et psychopathologique (1933), Paris, PUF, Quadrige, 2013.

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tente de faire partager cette expérience dans le registre du

roman-puzzle133.

c. Le phénomène refuge (Sartre)

La manifestation schizophrénique tout comme le

délire interprétatif qui accompagne la jalousie pathologique

ne constituent jamais que des exemplifications cliniques

d’un mécanisme de mutilation ou de déformation de la

réalité perçue qui peut prendre des formes plus prosaïques

et moins spectaculaires. Des formes quotidiennes ; ainsi

lorsque devient aveugle celui qui ne veut pas voir et sourd

celui qui ne veut entendre. Ce qui n’est pas toujours

apprendre en un sens figuré. L’extinction d’un champ

perceptif en suite d’un traumatisme est un topos classique

de la psychopathologie, inscrit sous la rubrique de l’«

hallucination négative ». De façon plus insidieuse, le

praticien qui ne veut pas voir l’être souffrant (« patient »

vient du latin patiens : « celui qui souffre ») derrière la

maladie jette sur son cas un voile d’invisibilité ; il l’annihile

comme homme pour mieux traiter l’organe ou la

pathologie134. La distance s’établit au moyen de l’abstraction

et de la connaissance qui se veut objective ; elle immunise

contre le poids de l’empathie.

133 D. Lehane, Shutter Island, Paris, Sélection du Reader's

digest, 2005. 134 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique (1943 ;

rev. 1966), Paris, Presses Universitaires de France, 2005.

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Dans la lignée des moralistes de Port-Royal, Pascal,

dans une pensée sur l’amour-propre, accuse une même

manière d’auto-aveuglement de l’homme envers lui-

même135. L’homme s’aime tel qu’il n’est pas et il ne s’aime

pas tel qu’il est. Il veut faire illusion, vivre dans l’illusion.

Une illusion peut être préférable à la réalité : seule la vérité

blesse, dit l’adage populaire. Le roi Œdipe n’ignorait rien de

cette violence, qui se creva les yeux d’avoir percé le voile

des apparences, et aperçu ses crimes136). Que l’homme soit

donc victime des illusions n’empêche pas qu’il leur donne

parfois son consentement, qu’il se complaise en elles. «

Nous avons l’art, écrivait Nietzsche, pour ne pas mourir de

la vérité ». La vie inauthentique du « on » heideggerien137, la

mauvaise foi chez Sartre138 sont des exemples sans cesse

échoués de la subjectivité qui tente de se réfugier dans

l’être de l’étant qui n’est qu’une apparence sédimentée.

d. Le phénomène affectif (Heidegger)

On ne peut conclure sur la prédétermination du

phénomène par le sujet sans évoquer le rôle de ces «

135 Bl. Pascal, Pensées, Paris, Folio Classique, 2004. 136 Sophocle, Œdipe roi, trad. A. Dain, P. Mazon, Paris, J'ai

lu, Librio Théâtre, 2013. 137 M. Heidegger, Être et Temps (Sein und Zeit) (1927),

trad. Martineau, Paris, Gallimard, Bibliothèque de

Philosophie, Œuvres de Martin Heidegger, 1986, I : 1, § 27. 138 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, TEL,

1976.

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existentiaux » que sont les affections fondamentales chez

Heidegger. Au cours du § 40 de Sein und Zeit, Heidegger

définit l’angoisse comme cette disposition

(Befindlichkeit) fondamentale dont toutes les autres sont

dérivées (l’ennui, etc.)139. Le monde, de fait, ne se donne

pas sur un mode objectif, dans un rapport purement

intellectuel (ni même déjà dans un « rapport » au sens de «

face-à-face »). Le regard théorique le plus dépassionné n’est

pas lui-même exempt de tonalité. La tonalité affective

(Stimmung) est ce qui ouvre le Dasein au monde. Elle se

distingue en cela du sentiment induit par les choses

extérieures ou de l’état psychologique. Elle détermine la

manière dont l'étant peut être rencontré. Elle est ce qui

ouvre le Dasein en son être-jeté selon une réceptivité qui

est toujours et originairement pathique ; en sorte que le

commerce avec le monde ambiant ne relève jamais de la

simple perception ou de l’observation. Autrui, et les choses,

ne sont pas simplement perçus ou ressentis. Ils font

encontre selon diverses modalités allant de la répulsion à

l’attraction. Ils se dévoilent sous le rapport du

« concernement » (Betroffenheit). Cette analyse s’avère

d’un intérêt crucial pour ce qui touche à notre enquête, le

phénomène se découvrant d’emblée saisi ou infecté par une

139 M. Heidegger, op. cit., § 40. À lire en parallèle avec les

commentaires suivis de J. Greisch, Ontologie et temporalité. Esquisse d’une interprétation intégrale de Sein und Zeit, Paris, PUF, 1994 et de M. Zarader, Lire Être et

temps de Heidegger, Paris, Vrin, Bibliothèque d'histoire de

la philosophie, 2012.

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tonalité affective inséparable du sujet. Reflet de passions

fondamentales, il se découvre le miroir de l’âme. « Psychè »

en grec, c’est le miroir et l’âme.

5. Le phénomène culturel

Nous ne pouvons voir le monde sans aussitôt le revêtir

de sens. Aussi ne voyons-nous pas immédiatement le

monde, mais telle instanciation de concept, de qualité ou de

relation : une table, une couleur, un acte. C’est que la

culture soutient la perception en lui offrant un cadre. Le

phénomène n’est donc pas relatif qu’à l’appareil sensible

des individus, il l’est encore à la totalité de leur savoir et de

leur expérience passée.

a. Le phénomène de langue (Quine)

La manière dont le monde nous apparaît n’est pas

indifférente à la constitution des langues qui nous servent à

le dire. Le phénomène est structuré par un schème

perceptif, filtré par le concept, taillé dans la réalité en

épousant les articulations de la langue. Si le langage peut

refléter le monde perçu, le monde perçu est lui-même en

partie le fruit d’une syntaxe et d’une sémantique qui

mettent en forme les données de l’intuition sensible, de la

même manière que les formes a priori et les concepts purs

dans l’Esthétique et dans l’Analytique transcendantale

kantiennes. La langue est également ce qui stabilise le flux

de la pensée. Tout ce qui tend à devenir phénomène fait

donc les frais d’une « démiurgie » particulière, renvoyant à

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des contingences de nature socioculturelle. Chaque langue

peut, à ce titre, témoigner d’une modalité originale de

phénoménalisation. Originale, et peut-être

incommensurable.

Quine parle en ce sens d’« inscrutabilité de la

référence » pour qualifier l’impossibilité pour un linguiste

de déterminer le sens d’un énoncé analytique émis par

d’autres locuteurs de langues étrangères en situation de

traduction radicale140. Quand bien même cette proposition

serait émise à partir de faits d’observation communs. Le

lapin (« gavagaï ») pointé par le chasseur peut être pour le

chasseur un lapin-événement, une partie de lapin ou un

concept de gibier. Nietzsche, de la même manière, relève ce

fait que la langue Hopi ne distingue pas l’ « éclair » du «

luire » – et en tire argument pour réfuter la permanence

d’un sujet séparé de son action. Pour en revenir à Quine,

nous ne pouvons qu’imposer – et donc interpréter – la

langue de l’indigène au sein du schème de langue qui est le

nôtre, de notre patron d’objectivation local, articulant

substance et prédicat. L’indétermination de la traduction

est telle que la clause de cohérence peut être respectée pour

différents manuels de traduction. Que l’ontologie soit

relative, et le phénomène ne le sera pas moins.

140 W.V.O. Quine, « Parler d’objets », dans Relativité de l'ontologie et autres essais (1977), trad. S. Laugier, Paris,

Aubier, coll. Philosophie, 2008.

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La détermination du phénomène par le langage (qui

sélectionne et interprète le flux des impressions sensibles)

renoue avec une intuition déjà présente dans la Genèse,

celle de la parole comme puissance créatrice, réinvestie

dans l’Évangile de Jean141. Le Fiat lux préside à la naissance

du phénomène en tant que ce qui « luit », reçoit dans un

même acte l’existence et la visibilité (contrairement à ce

qu’une lecture trop rapide pourrait laisser penser : les «

luminaires » (ou astres) ne sont ordonnés qu’au troisième

jour de la création). Certains, dans le sillage de J.G. Herder,

au risque de l’essentialiser ou de la naturaliser, iront jusqu’à

prêter aux langues de « substantialiser » l’Esprit d’un

peuple, assimilant par-là les collectifs de locuteurs à des

êtres captifs de leurs déterminations. Autant de langues,

autant de points de vue, autant de perceptions uniques et

singulières sur la réalité142.

b. Le phénomène esthétique (Goodman)

Le fait de l’hétérogénéité des mouvements artistiques

donne à penser que le phénomène ne relève pas que de la

donation. Ce qui est offert à contempler dans l’œuvre n’est

141 Genèse ; Prologue de l’Évangile selon Jean, dans La Bible, Traduction œcuménique, Paris, Les éditions du Cerf,

Bibli'O : Société biblique française, 2010. 142 J.G. Herder, Traité sur l'origine de la langue. Suivi de l'analyse de Mérian et des textes critiques de Hamann, trad.

P. Pénisson, dans Revue Philosophique de Louvain, vol. 77,

n° 35, 1979, p. 430-432.

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pas qu’une simple image de la réalité, mais déjà une

manière d’interpréter, sinon de transformer le monde.

Comme le remarque Nelson Goodman143, le réel perçu peut

devenir un objet d’art au terme d’une opération de

sublimation que l’on retrouve sous d’autres formes dans sa

transformation en objet de science. Un même flux sensitif

ne sera pas vu (phénoménalisé ou métaphorisé) de la même

façon selon que la nature parle le langage des

mathématiques ou le langage de la lumière, qu’elle s’adresse

à l’esprit ou se rapporte aux sens de telle ou telle manière.

Car il est mille manières de représenter les sens, témoins,

juges et parties des choses, qui sont autant de possibilités de

phénoménalisation144. Le canon esthétique serait alors aux

arts ce que le paradigme serait aux sciences, ce nonobstant

leur coutumière opposition. Loin que le phénomène ainsi

« produit » (au sens de scénique du terme) soit à distance du

« spectacteur » et de l’auteur (premier parmi ses

spectateurs), il se présente d’abord comme l’interprète (le

traducteur) d’une subjectivité.

Cette analyse n’a pas à être cantonné aux arts

figuratifs (et « défiguratifs »), non plus qu’à la peinture ainsi

nommée. Les arts plastiques autant que les arts du temps et

143 N. Goodman, Manières de faire des mondes, Paris, Folio

essais, 2006. 144 Comparer, par exemple, Les Pêcheurs à la ligne de

Georges Seurat (1883, impressionnisme), Adieu de August

Macke (1914, expressionnisme), et la Léda atómica de

Salvador Dalí (1949, surréalisme).

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la prose littéraire confèrent au phénomène un statut

d’expression de la sensibilité. Cette expression peut être

partagée, de sorte que la perception du récepteur se

discipline (se fait disciple) en étant attentive à de nouvelles

réalités, nuances et variations saisies dans l’œuvre d’art.

Une sensibilité première éclaire notre sensibilité. Il y a là

un effet en retour faisant que lecture de la réalité perçue se

nourrit de la précédente, une causalité récursive

apparentable au cercle herméneutique chez Heidegger. De

la même manière, pour reconduire l’analogie, que la théorie

en sciences prépare l’observation145, l’art configure la

perception. Il n’y a pas loin de l’atelier au laboratoire. Le

phénomène est en partie l’ouvrage de cette configuration.

Que chaque culture, chaque langue, chaque épistémè146,

chaque courant artistique puisse donner lieu à autant

d’expériences du monde147 plaide en faveur de l’idée que le

phénomène est tributaire à de nombreux égards de

l’individu historiquement situé à qui il apparaît.

145 Cf. P. Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure (1906), Paris, Vrin, Bibliothèque des Textes

Philosophiques, 2007. 146 Cf. P.-M. Foucault, Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard,

Bibliothèque des sciences humaines,‎‎ 1966. 147 Voir notamment M. Pastoureau, Couleurs, images, symboles. Études d'histoire et d'anthropologie, Paris, Le

Léopard d'Or, 1996.

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L’injonction à « sauver les phénomènes » laisse à

penser que les phénomènes seraient en péril, ou qu’ils

seraient impuissants à se tenir par eux-mêmes. C’est peu

leur faire justice, et trop prêter aux théories grâce

auxquelles nous les rationalisons. Réfléchissant au

phénomène, il nous est apparu que le phénomène nous

réfléchit aussi. Il réfléchit autant l’activité de la raison, que

le sujet connaissant qui accompagne potentiellement

chacune de ses représentations, les formes de l’intuition

sensible et la structure de l’entendement, les désirs refoulés,

les passions de l’âme, ses emballements révélateurs, le fond

affectif de toute présence au monde, les soubassements

métaphysiques de la culture, de l’épistémè, de l’esthétique,

de la langue qui voit ce que nous percevons et pense à

travers nous, façonne notre « vision du monde ». Il n’est pas

impossible qu’en rapportant le phénomène à l’homme, nous

ne finissions ainsi par mieux connaître l’homme que le

phénomène lui-même.

C’est dire qu’encore une fois, le phénomène nous aura

échappé.

Encore une fois, de même qu’en concentrant notre

attention sur l’être hypothétique dont le phénomène serait

le phénomène, nous avons traversé le phénomène vers

autre chose que lui. Perdu de vue l’apparaître au profit de

l’un des pôles de son apparition : soit qu’il s’agisse de l’objet

de la manifestation (le locuteur, la chose qui se dirait en

lui), soit qu’il s’agisse du sujet percevant (le récepteur,

objectivant ses facultés). Le message a été absorbé,

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l’intermédiaire contourné soigneusement ; or le message,

c’est le médium (McLuhan), le phénomène lui-même. Il

faut donc prendre le phénomène au mot. Se « convertir » :

se « tourner vers » le phénomène. Et pour ce faire, ne plus

l’interpréter comme le symbole d’une vérité occulte, mais

en revenir à sa présence originaire.

III. L’être du phénomène

Présence originaire du phénomène qui donne à voir

sa variété et sa richesse, son étrangeté, sa singularité, voire

son excès. Si bien que cette régression aux origines du

monde, pour procéder – comme nous le verrons – d’une «

réduction » phénoménologique, consiste paradoxalement

en une prolifération phénoménologique, soit un

« élargissement » considérable du champ de l’expérience.

Encore faut-il être en mesure, pour investir ce champ,

de contourner l’écueil de la « représentation » qui risque

incessamment de dégrader le phénomène au statut de

dérivation d’un fait plus radical. Lui restituer sa dignité

ontologique revient à reconnaître au phénomène une

existence irréductible au modèle de l’émanation, de la copie

ou de la projection. Autrement dit, ce n’est qu’en

surmontant l’obstacle épistémologique de la séparation

entre la cause et l’apparaître du phénomène que l’on rendra

pleinement intelligible son caractère de nouveauté, de

jaillissement, de transcendance, de vie, de première

évidence, de rencontre et d’événement.

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1. Le phénomène en acte

« Le monde entier est un théâtre », déclare le plus

célèbre des dramaturges anglais dans sa pièce Comme il vous plaira (As You Like it), produite un an avant Hamlet. La métaphore du Theatrum mundi a fait florès sous le règne

du baroque. Mais en a-t-on saisi toutes les implications ? Le

monde entier n’est pas que la scène, et il n’est pas que la

représentation ou l’interprétation ; c’est également les

stalles et les coulisses, la cour et le jardin. Il n’y a pas de

quatrième mur. Il n’y a pas de séparation entre l’acteur et le

personnage (persona : masque). Pas d’apparaître distinct de

l’être ou, transposé à la philosophie, de noumène distinct

du phénomène.

Le dépassement de la dichotomie entre noumène et

phénomène s’est effectué principalement, à compter de la

seconde moitié du XIXe siècle, en direction de la

phénoménologie. Il était préparé par des pensées du

phénomène original qui ressaisissent déjà les apparences de

manière ouverte et dynamique. Les penseurs postérieurs à

Kant ont su très tôt prendre acte des limites et des

contradictions de l’idéalisme transcendantal, grevé des

mêmes dislocations ontologiques que les précédentes

épistémologies. Diverses tentatives ont été faites pour

penser autrement le phénomène qu’hypothéqué par le

noumène, tout en lui conservant une valeur expressive.

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a. Phénoménologie de l’esprit (Hegel)

De toutes ces tentatives, celle de Hegel allait

connaître la plus abondante postérité. Hegel avance que

l’opposition du phénomène et du noumène relève encore

d’une logique dualiste, antagonique, c’est-à-dire inachevée,

qui méconnaît le troisième moment de la dialectique148. Si

la loi dégagée de l’observation est bien ce qui conjure

l’erratisme apparent de la réalité (aussi longtemps que le

réel est rationnel), elle ne peut épuiser le phénomène qui

est aussi la source de son propre sens. Le phénomène n’est

pas le résultat statique d’une élaboration de la subjectivité :

il est lui-même activité, opération, accomplissement. Non

pas état, mais devenir, non pas substance, mais processus.

Le phénomène est ce à travers quoi l’esprit qui s’objective

dans le mouvement de l’histoire se reconnaît, prend acte de

sa liberté, devient en soi pour soi, tend vers l’adéquation de

l’Esprit Absolu149.

On peut trouver chez Aristote matière à éclairer cette

conception du phénomène en termes de devenir, comme

148 G.W.F. Hegel, La Science de la logique (Wissenschaft der Logik) (1812), trad. G. Jarczyk, P.-J. Labarrière, Paris,

Editions Kimé, Logique hegelienne, 2007. 149 G.W.F. Hegel, La phénoménologie de l'Esprit (1807),

trad. J. Hyppolite, Paris, Editions Aubier, Bibliothèque

philosophique, 1998.

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force de manifestation150. Le phénomène serait ainsi

l’actualisation d’une vérité qui serait déjà là mais pas encore

« pour soi », vérité en puissance. L’entéléchie désignerait

cet élan dynamique d’accomplissement (entelecheia : « qui

séjourne dans sa fin ») ou d’objectivation achevée. L’usage

que fait Aristote des notions d’acte (energeia) et puissance

(dunamis) enveloppe autant la politique que la physique et

que la biologie. C’est avec cette dernière, et plus

spécifiquement dans le domaine de l’embryologie, que nous

débusquons le syntagme évocateur de « phénotype »

(« empreinte brillante »), état manifesté du génotype

(« empreinte inchoative »), ordre caché qui vient à la

lumière. Le phénomène, littéralement, devient l’épiphanie

de l’être.

b. Dynamisme et interprétation (Nietzsche)

Qu’il n’y ait pas lieu de rechercher les causes des

phénomènes (idées, essences, substances, etc.) ailleurs que

dans la psychologie humaine, c’est ce que découvre un

philosophe comme Nietzsche. La quête d’une stabilité au-

delà des apparences relève d’une illusion de l’esprit

dégradé, incapable d’affronter le devenir incessant du

150 Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Librairie

Philosophique Vrin, Biblio Textes Philosophiques, 2000,

Alpha, 9 ; idem, Aristote, Parties des Animaux, trad. P.

Pellegrin, Paris, Flammarion, GF bilingue, 2011.

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monde et du sujet151. Ce qu’Heidegger interprétera comme

un « oubli de l’être », Nietzsche le dénonce comme un oubli

du devenir. Un oubli mortifère en cela qu’il est aussi celui

de la vie, et une déploration de la terre au nom du ciel des

fixes. Cette foi ontologique en une réalité extra-mondaine

s’est ancrée (encrée ?) jusque dans les langues issues de

l’indo-européen, qui aboutissent à une dissociation entre

sujet et attribut, substance et accident. Cette dissociation

explique en grande partie la méprise de Descartes. Le sujet

prétendument originaire et absolu (puisque substance) du

cogito ne se distingue pas en dernier ressort du flux des

prédicats qui lui sont liés, pas plus que l’éclair ne se

distinguent du luire. L’analyse nietzschéenne de la

conscience comme succession d’états mentaux retrouve

certains accents humiens.

Quant à la généalogie des arrières-mondes

fantasmatiques de la métaphysique occidentale, Nietzsche

en retrace les origines dans la pensée éléatique. Le

promeneur de Sils Maria impute à Parménide d’avoir été

père de l’ « être » ; soit du concept inaugural qui incuba

(avec le nombre pythagoricien) l’idée intelligible

platonicienne, laquelle aurait ensuite contaminé le

christianisme spéculatif à la manière d’une lèpre. Il

diagnostique chez Kant l’acmé de cette métaphysique

idéaliste. Pas plus que celle de matière et l’esprit, la

distinction du phénomène et de la chose en soi – cet être

151 Fr. Nietzsche, La naissance de la tragédie, Paris,

Gallimard, Folio essais, 1989.

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hypothétique – n’a d’intérêt pour un penseur du devenir :

« Ce n'est pas le monde en soi, c'est le monde en tant que

représentation, donc en tant qu'erreur, qui a de l'intérêt

pour nous. Connaître la chose en soi nous importe aussi peu

qu'il importe peu à des passagers qui se noient de connaître

la composition chimique de l'eau de mer ». Il faut

apprendre à respirer sous l’eau.

La vérité, faisait valoir Platon, la science ne peut

porter que sur un contenu stable. Et Nietzsche d’objecter

l’inexistence d’un tel contenu dès lors que tout devient.

Que la science soit rendue impossible par ce dynamisme est

infirmé par les sciences historiques naissantes ou

l’évolutionnisme contemporain de l’auteur. Le

transformisme de Lamarck152, la sélection selon Darwin153

démontrent que les espèces elles-mêmes ne sont pas fixes.

Mais c’est déjà, plus fondamentalement, un préjugé

métaphysique que celui qui veut que la vérité vaille mieux

que l’illusion, ou même que la vérité soit autre chose que la

plus puissante de nos illusions. Être trompé par les

apparences est peut-être moins lourd de conséquences que

de se tromper sur elles. Parce que les « faits » ne sont pas

152 J.-B. Lamarck, Philosophie zoologique, 1809, pref. A.

Pichot, Paris, Garnier Flammarion, Philosophie, 1994. 153 Ch. Darwin, De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la Préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie (1859), trad. d. Berra, Genève,

Champion, édition du Bicentenaire, 2009.

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indépendamment de leur interprétation. Parce que les «

faits » ne sont pas autre chose que leur interprétation.

Autant de raisons qui ne rendent que plus urgent le

dépassement de l’opposition entre le monde vrai et le

monde des apparences. Une même chose sont, à l’aune du

gai savoir, penser et devenir. Être fidèle au phénomène

n’est pas s’en rendre maître en l’assignant à être ce qu’il

n’est pas : un être ; c’est l’accueillir comme phénomène,

sans rien céder de son étrangeté.

c. La résolution positiviste (Comte)

Renoncer à chercher une cause au phénomène pour

s’en tenir à lui est également à l’agenda de la démarche

positiviste consacrée par Auguste Comte154. Le progrès de la

pensée comme celle de la société s’effectue, selon Comte,

moyennant l’adoption successive de différentes formes

d’esprit. La première correspond au stade théologique. Des

entités mystiques y sont élues en guise de principes

explicatifs des phénomènes de la nature. De tels principes

évoluent en concepts une fois hissés au stade métaphysique.

Sortir du stade métaphysique implique alors, de la même

manière, de renoncer à la métaphysique, de brûler ce que

l’on a adoré pour entrer de plain-pied dans l’état positif. Un

tel état, dit aussi « scientifique », se caractérise par

l’abandon de la question des causes – tant premières que

154 A. Comte, Cours de philosophie positive (1830-1842),

Paris, Allal Sinaceur, Hermann, 1975.

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finales – pour celles des relations constantes que l’on peut

observer à l’œuvre dans le monde : « La révolution

fondamentale qui caractérise la virilité de notre intelligence

consiste essentiellement à substituer partout, à

l’inaccessible détermination des causes proprement dites, la

simple recherche des lois, c’est-à-dire des relations

constantes qui existent entre les phénomènes observés »155.

La description des lois disqualifie celle des raisons.

L’énigme du « pourquoi » s’efface au profit du « comment ».

On ne peut que constater le chemin parcouru depuis le

platonisme qui réservait la seule et véritable science

(appelée dialectique) au domaine de l’intelligible. La seule

science tolérée par le positivisme ne peut inversement

porter que sur les phénomènes.

2. La réduction phénoménologique

Sans prétendre en conclure aucun enseignement

méta-philosophique définitif sur les tendances évolutives

ou régressives de la pensée, il aura pu sembler que nous

assistions, siècle après siècle, à un renversement de rapport

de force entre l’être et sa manifestation. D’abord, avec le

binôme Platon-Aristote et la pensée chrétienne, focalisée

sur l’être de l’apparaissant, la réflexion s’est orientée

progressivement en direction de l’apparaître pour douter

155 A. Comte, Discours sur l'esprit positif (1844), Paris, Vrin,

1974 ; où sont thématisés les transitions entre les états

théologiques, métaphysiques (marqués par une commune

recherche des causes) et positif (description des effets).

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finalement de la pertinence de la dissociation traditionnelle

entre le phénomène et la réalité en soi. C’est de cette

réflexion que se nourrit Husserl pour fonder la

phénoménologie.

a. Le phénomène pur (Husserl)

Husserl part du constat que les analyses classiques

conduites autour du phénomène ont abouti à toujours

l’établir sur autre chose que lui. Qu’il ait été fondé par une

essence ou par une subjectivité, le plus souvent par l’un et

l’autre ensemble, le phénomène est toujours négligé comme

apparaître, son être propre est occulté, mis en retrait,

comme oublié156. C’est à chaque fois ne s’arrêter sur le

phénomène que pour le traverser. La vitre (transparente) et

le miroir (réfléchissant) peuvent nous servir de paradigmes

en vue de mieux comprendre comment le phénomène peut

renvoyer à autre chose tout en s’investissant d’une réalité

propre. La vitre et le miroir peuvent également s’opacifier.

C’est cette dimension concrète du phénomène qui se donne

« en chair et en os » que tente de retrouver Husserl, en

réaction contre le psychologisme des philosophies de la fin

du siècle, mu par l’idée que seule une « suspension de

l’attitude naturelle » est susceptible de reconduire à la

pureté du phénomène. La voie ouverte par la

phénoménologie se présente sous ces auspices comme un

156 E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, Tel,

2004, § 9.

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retour à ces « choses mêmes » (« zu den Sachen selbst »157)

cofondatrices du moi et de l’expérience du monde.

Il n’y a plus lieu de rapporter le phénomène à quelque

chose qui le précède et dont il serait une manifestation.

C’est en lui-même, en qualité de « vécu concret », d’acte de

« présentification », de « donation » (« Gegebenheit ») qu’il

doit être exploré : « Toute intuition donatrice originaire est

une source de droit pour la connaissance ; tout ce qui s'offre

à nous dans "l'intuition" de façon originaire (dans sa réalité

corporelle pour ainsi dire) doit être simplement reçu pour

ce qu'il se donne, mais sans non plus outrepasser les limites

dans lesquelles il se donne alors »158. Comment tenir et se

maintenir en deçà de ces limites ? Comment ne pas céder

sur la résolution phénoménologique ; comment contrevenir

aux tendances spontanées de la conscience naturelle,

résister aux sirènes des arrières-mondes ? En commençant

par distinguer du phénomène au sens de la psychologie, le

phénomène au sens de la phénoménologie. Le phénomène,

compris au sens de la phénoménologie, précise Laurent

Perreau dans son article sur « Le sens de l’apparaître chez

Husserl », n’est « ni l'objet phénoménal, ni une composante

157 E. Husserl, Recherches Logiques, t. II, Recherche 1,

Paris, PUF, 1959, § 1, p. 6. 158 Idem, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pure, t. I, Paris, Gallimard,

1950, § 24, p. 78.

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du vécu, mais le vécu lui-même compris comme rapport

intentionnel à l'objet »159.

Ce conscription du phénomène au sens de la

phénoménologie, distinct du phénomène posé de l’attitude

naturelle, rend surmontable une amphibologie

fondamentale de la phénoménalité : toute chose se donne

comme une totalité, c’est-à-dire « en personne » (ce que

théorise, au XXe siècle, le gestaltisme ou la psychologie de

la forme160) mais également selon une infinie série

d’esquisses. Être fidèle au phénomène, c’est ainsi s’emparer

de l’objet intentionnel comme « guide transcendantal » et

non pas s’enferrer dans le subjectivisme. Les concepts purs

de l’entendement sont dérivés de la chose-même, en aucun

cas « plaqués » sur elle. L’accès au phénomène originaire

nous fait ainsi comprendre la réalité de l’objet comme «

unité de sens » donnée par la « noèse » et à laquelle Husserl

assigne le statut de « noème ». Cette distinction

noèse/noème épouse la partition entre, d’une part, « les

composantes proprement dites des vécus intentionnels » et,

d’autre part, « leurs corrélats intentionnels » (Idées directrices)161. Relève de la noèse « le processus originaire

159 L. Perreau, « Le sens de l’apparaître chez Husserl », dans

O. Tinland (dir.), Le phénomène, Paris, Vrin, 2014, p. 165. 160 Husserl reprend d’ailleurs l’exemple de l’arbre de

Christian von Ehrenfels, pionnier de la discipline, issu de

son article « Über Gestaltqualitäten » paru en 1890. 161 Deux exposés suivis de ce couple dialectique figurent

entre les §§ 87-99 et 128-135 des Idées directrices. Se

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d’animation des "data hylétiques" ou des "vécus sensuels"

(sensations, phantasmes, souvenirs) qui produit un "sens

d'appréhension" qui les animent »162. Par la noèse s’opère

ainsi la donation de l’objet « réel » à la conscience. Le

noème est en retour ce qui détermine l’objet « intentionnel

» – le cogitatum –, et « ce qui établit la médiation vers

l'objet transcendant »163.

Le fait qu’Husserl conçoive le phénomène de manière

dynamique découvre la nécessité d’une analyse du temps et

de la temporalité vécue. Celle-ci trouvera son

développement dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps 164. Une autre tâche de la

phénoménologie est d’affranchir l’esprit de sa propension à

ne considérer les choses que sous le rapport de leur

ustensilité (« Zeughaftigkeit », thème cher à Heidegger).

L’art s’aborde à ce titre comme une pédagogie de la

perception. Il y va d’une purification du regard, qui nous

rend disponible au phénomène en soi, d’une innocence

retrouvée par l’effort, d’une renaissance au monde. C’est en

un sens une suspension du monde réalisé par

reporter plus particulièrement aux §88, p. 303, 89, p. 308 et

91, p. 316 de l’op. cit. 162 L. Perreau, op. cit., p. 177. 163 Ibid. 164 E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, PUF, 1996.

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l’ « épochè »165. Ne plus réduire les choses au besoin que

nous en avons, c’est alors rendre au phénomène sa richesse

et sa variété. Sa variété, aussi longtemps que les « objets

investis d'esprit » ou « spiritualisés » et les « objets

d’entendement » ont leurs caractères propres, et ne se

donnent pas de la même manière. Une figure géométrique

ne se livre pas comme se donnerait un arbre, ni comme

autrui s’« apprésenterait » à nous sur le mode direct-

indirect qui nous suggère sa transcendance. « Nous n'avons

proprement rien perdu, constate Husserl, mais gagné la

totalité de l'être absolu, lequel, si on l'entend correctement,

recèle en soi toutes les transcendances du monde, les

"constitue" en son sein »166.

Le phénomène revisité par la phénoménologie n’est

plus le phénomène au sens psychologique, classique du

terme, entendu comme une manifestation partielle ou

défectueuse de la réalité cachée. Il est un « se montrer » qui

ne renvoie qu’à lui-même, sans déficit de perfection ou

réserve de puissance. Il est une manifestation complète et

exclusive de l’être. La chose, le geste, l’idée, l’acte, l’œuvre

ne doivent pas être recherchés ailleurs ou au-delà d’eux-

mêmes. Le phénomène n’est que le phénomène ; mais il est

tout le phénomène.

165 E. Husserl, L'Idée de la phénoménologie, Paris, PUF,

1992. 166 E. Husserl, op. cit., § 50, p. 166.

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b. Phénoménologie du corps (Merleau-Ponty)

Que le phénomène ne doive pas être rapporté à une

réalité qui lui soit extrinsèque ne doit pas faire oublier qu’il

ne peut y avoir de donation sans une conscience. Or cette

conscience, rappelle Merleau-Ponty, est solidaire d’un

corps vivant (« Leib »). Elle lui est inhérente. Les relations

éidétiques ne sont pas des liens désincarnés167. À la

conscience intentionnelle que découvrait Husserl répond

ainsi l’intentionnalité de la chair, à la fois phénomène et

condition fondamentale de toute phénoménalité.

L’établissement d’une phénoménologie de la perception168

ne peut donc faire l’économie d’une analyse du corps

sentant.

Le corps est phénomène ; le corps peut-être en cela

objectivé sous le chiffre des sciences. La chair est

phénomène en tant que nous la sentons, mais c’est aussi

avec la chair que nous sentons la chair qui sent, la chair que

nous sentons, comme en témoigne l’expérience de la

caresse des mains superposées. Celle-ci met la conscience

aux prises avec le corps au génitif à la fois objectif et

subjectif de la conscience « d »’un corps. L’œil ne se voit pas

voir, écrivions-nous tantôt ; la chair, en revanche, peut se

sentir sentir. Merleau-Ponty, dans Le visible et l’invisible,

167 Cf. D. Franck, Dramatique des phénomènes, Paris, PUF,

Epiméthée, 2001. 168 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception,

Paris, Gallimard, Tel, 1976.

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développe ainsi les deux définitions de la sensibilité du

corps comme simultanément sensible et (se) sentant169. Il

en ressort que le rapport au monde est toujours un rapport

de chair à chair et que la réflexivité qui est celle du toucher

n’a pas lieu hors du monde, elle descend dans les choses.

Com-prendre le phénomène, c’est donc littéralement le

prendre avec son corps, c’est se l’in-corporer. C’est

également comprendre que son opacité, sa résistance, est

une condition de visibilité et de tangibilité de la chose

saisie dans l’épaisseur d’une chair. Existe ce qui nous

résiste.

Loin que le corps soit ce qui fasse obstacle à la

visibilité, il est le phénomène par excellence qui rend

sensible tous les autres. Il est une interface avant d’être un

écran, à la frontière de l’intériorité et de l’extériorité. Le cas

de la chair, à la fois expérience et détermination ultime de

l’expérience, est en cela sans équivalent, un phénomène

premier qui porte sa lumière sur tous les phénomènes (de

même que l’idée de bien rend, chez Platon, intelligibles

toutes les autres idées). C’est par la chair que nous sommes

ouverts au monde et par la chair encore que nous

investissons le monde. La chair est immersion au monde.

Son épaisseur nous place au cœur des choses. Elle est le lieu

de l’inscription du phénomène, le phénomène s’écrit en

elle. Si bien que sa complexion, ses accidents, son nuancier

déteint sur l’expérience : un corps malade, souffrant,

169 M. Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, Paris,

Gallimard, 1993.

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intoxiqué, réaménage intégralement son univers, eu égard à

la dimension constitutive de la perception.

Une telle réhabilitation phénoménologique du corps

ouvre le champ à une ontologie exonérée de l’opposition

entre l’objet et le sujet. Le tangible est définitoirement ce

qui s’appréhende, mais il est également ce qui contrarie la

chair. Le visible est aussi bien ce qui se donne à voir que ce

qui borne le regard. Il est donc solidaire de l’invisible ; et

c’est cet invisible indissociable du visible qui dit sa

transcendance.

c. Le phénomène originaire (Augustin)

Merleau-Ponty instruit la quête du phénomène

premier, du phénomène qui ouvre à la lumière (phos). Il est

un phénomène qui rend possibles tous les autres, faisant de

tous les autres des épiphénomènes de ce phénomène

premier. Un phénomène dont la nature détermine celle de

toute phénoménalité. Quelle pourrait être la condition sine qua non de l’apparaître ? C’est à la chair que la

Phénoménologie de la perception semble confier le premier

rôle. Mais c’est encore trop peu faire cas de ce « rapport au

monde social » que le même texte dit archaïque et plus

profond que toute espèce de perception et de jugement.

Que la méthode (le cheminement) phénoménologique

innove est un point manifeste. Il n’en va pas de même pour

son aspiration à situer l’« origine du monde ». Comme si

aucun système métaphysique digne de ce nom ne pouvait

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se développer sans isoler un fait inaugural, le fondement

non fondé de toute phénoménalité. Est-ce à partir de la

donnée absolue du « je » accompagnant sciemment ou non

chacune de ses représentations qu’advient, de la manière

décrite par Kant, le monde du phénomène, le phénomène

de monde ? Est-ce par le « je » qui se saisit, si l’on en croit

Husserl, comme pouvoir inconditionné de réflexion,

comme transcendance jetée dans l’immanence ? Est-ce

l'être-au-monde (In-der-Welt-sein), ce mode existential

fondamental et unitaire que révèle Heidegger comme

antérieur à tout « rapport », comme « immersion » attesté

par le dévalement ; ce « toujours déjà là » du monde

ambiant qui prime toute connaissance, et expose le Dasein à

l’existence à partir de possibilités ouvertes d'ores et déjà

saisies ? Ou bien serait-ce la transcendance d'autrui,

manifestée par le visage décrit par Levinas comme

l'évidence des évidences éclairant toutes les autres

(conformément à l’étymologie latine de evidens, video : «

voir »). N'est-ce pas enfin la donnée du soi en situation,

engagé dans un monde et, par sa liberté, au sein d’une

historicité, d’un faisceau de possibilités tel que l’envisagent

Sartre et l’existentialisme ?

Ou bien ne serait-ce pas Dieu, dont le nom même

réfère à la lumière ; « Dieu » dérivé de la racine indo-

européenne dei- (« éclat », « brillance ») présente dans le

sanskrit dyen (« jour lumineux »), de laquelle procède

encore les termes Zeus, dies, « diurne », « divin », « jour »…,

le phénomène premier ? Que les mystiques rhénans se

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disent sujets à des « visions »170, que la contemplation se

peigne en termes de « lumière »171, d’« éblouissement »172,

d’« épiphanie » – autant d’équivalents du « phénomène » en

son sens étymologique – fait expressément signe en

direction de la doctrine de l’illumination qui trouve en

Augustin l’un de ses plus éloquents prédicateurs. Avec les Soliloques où se trouve discutée la question de

l’immortalité, l’évêque d’Hippone identifie la vérité à Dieu

(« le vrai [...] c'est ce qui est », « id est quod est »)173. De

l’idée platonicienne de Bien (souvent assimilée au démiurge

du Timée et au phyturge du Xe livre de la République), il

retient l’exclusive capacité de faire croître et de rendre

visible, de même que le soleil éclaire et nourrit de sa

lumière le lieu sensible174. Notons de surcroît que la

remontée de l’âme (épanodos, apagogie) initiée aux

mystères de la contemplation du beau, est rapportée dans

un dialogue intitulé le Phèdre 175, nom dérivé de

« phaidros », « brillant ». Augustin fait sienne cette

170 Cf. H. de Bingen, Scivias (Sache les voies), Paris, Cerf,

Sagesses chrétiennes, 1996. 171 Cf. Dante (Durante degli Alighieri), La divine comédie,

Paris, Flammarion, 2010. 172 Cf. Augustin d’Hippone, Confessions, Paris, Garnier

Flammarion, Philosophie, 1993. 173 Augustin d’Hippone, Soliloques, Paris, Rivages, 2010, II,

5, 8. 174 Platon, Timée ; République X, dans Œuvres complètes, trad. L. Brisson et alii, Paris, Flammarion, 2008. 175 Platon, Phèdre, op. cit.

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métaphore de l’illumination sous sa forme plotinienne qu’il

tente de concilier, dans La cité de Dieu avec l’apport de la

Révélation (Dieu est lumière)176. Le fait est que

l’illumination n’affecte plus seulement la part intelligible de

l’âme ; elle prend l’homme tout entier.

3. La transcendance du phénomène

L’« objet transcendantal » admis par la

phénoménologie comme prescripteur de ses modes de

donation contrebalance la thèse centrale du criticisme

selon laquelle l’être du phénomène se réglerait sur les

structures a priori du sujet transcendantal. Les phénomènes

ont leurs raisons que la raison ne commande pas. Il reste à

préciser que les phénomènes ne se donnent pas tous de

manière univoque, ou pas identiquement, selon les mêmes

modalités. Merleau-Ponty attire notre attention sur le

caractère propre de l’expérience du corps, au fondement de

toutes les autres expériences. La chair – hapax

phénoménologique – n’est cependant que l’une parmi bien

d’autres manifestations de la détermination du phénomène.

Quel statut accorder au phénomène d’autrui et à son mode

de donation, tout à la fois direct et indirect (soit l’«

apprésentation ») ? Au monde, moins comme ensemble de

phénomènes qu’en qualité d’abîme, de ligne d’horizon

ouverte sur l’infini ? À l’œuvre d’art, au vertige du néant, à

la souffrance, à Dieu ? À l’impensable qui se manifeste au-

176 Augustin d’Hippone, La cité de Dieu, Paris, Seuil, Points

Sagesses, 2004, X, 2, 1.

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delà de tout concept ? Y a-t-il des phénomènes qui ne

peuvent être fondés, de véritables « épiphanies » en marge

d’autres phénomènes « communs » relevant de

l’objectivation infinie de la conscience ? Des phénomènes

irréductibles à l’apparaître ? Des phénomènes dont le

mystère serait à jamais scellé, et dont la seule présence

suffit à perpétuer un étonnement sans fin ?

a. La querelle des images (Plotin)

La transcendance du phénomène plaide pour l’idée

selon laquelle il pourrait être paradoxalement, sans

renvoyer à une essence distincte, la manifestation d’un

absolu, d’un infini ou d’un excès. Tout se passe comme s’il y

avait une région apophatique de la phénoménologie. Une a-

phénoménologie. Comme si le phénomène pouvait aussi

rendre visible son débordement, sa surabondance d’être,

telle l’idée d’infini dans l’entendement humain (Descartes).

Déjà Plotin en s’emparant de la question du beau se posait

la question de savoir si le phénomène était donné à voir ou

bien donné à être177. La pensée médiévale distingue les

beautés spirituelles des beautés temporelles, puis interroge

leur articulation par le truchement de l’icône qui manifeste

sans capturer l’essence de la divinité (là où l’idole

prétendait s’y assimiler). Le Concile de Trente porte à son

apogée la controverse en même temps qu’il y met un terme

; du moins, doctrinalement, pour ce qui concerne le

177 Plotin, Ennéades, Adamant Media Corporation, Elibron

classics, 2002.

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catholicisme. Mais l’iconoclastie de l’art byzantin178,

l’interdit de la représentation exprimée par le décalogue

(Exode 20:4-6), par la Torah (Exode, 20:3 paracha Yitro),

l’épître de Jean (1 Jean 5:21) et la fatwa célèbre du juriste

shaféite syrien al-Nawawî (féconde prohibition qui

donnera lieu, entre autres, à l’art de la calligraphie), ne

laissent pas de suggérer la déficience du phénomène au

regard de la transcendance qu’il ne ferait que caricaturer,

c’est-à-dire blasphémer.

L’image et l’invisible pensés comme adversaires

peuvent l’être aussi comme les deux faces d’une même

médaille. Image de l’invisible : c’est ainsi qu’une certaine

phénoménologie contemporaine tend à traiter du

phénomène. Qu’on se rappelle l’exemple de Plotin179.

L’excès de ce qui se manifeste est manifeste dans la beauté.

La beauté est la manifestation par excellence, virtuellement

accessible dans toutes les productions de l’homme et de la

nature. N’est-elle pas néanmoins – pour entretenir la

métaphore du numineux – un authentique mystère

(mystère à distinguer de l’énigme comme ce qui ne trouve

pas de résolution) ? Ainsi de la beauté, ainsi de l’œuvre

d’art, d’autrui, de Dieu. Le dévoilement de tous ces

phénomènes-limites ne semble rien ôter de leur secret.

Leur apparaître suggère un autre monde que l’on

n’attendait pas, un faisceau infini de possibilités. Une

178 M.-Fr. Auzépy, L'iconoclasme, Paris, PUF, Que sais-je ?,

2006. 179 Plotin, op. cit.

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œuvre d’art n’est-elle pas en effet ce qui se dérobe à toute

itération, ce qui dans son absolue unicité conduit à voir le

monde sous des aspects encore jamais considérés ? Une

grâce porte en elle quelque chose d’inattendu,

d’irréductible au seul concept ; elle suscite la surprise et

force l’admiration180. « Admiration », dans le langage grand

siècle (ainsi dans le français de Descartes), traduit le terme

d’« étonnement ». Or c’est de l’étonnement/émerveillement

(thaumazein), selon une tradition qui remonte à Platon181,

consacrée par le Stagirite182, que procède tout entière la

réflexion philosophique.

b. Le phénomène d’autrui (Levinas)

Le plus originaire peut être aussi le plus dissimulé,

parce que le plus présent. Le poisson ne sent pas l’eau sein

de laquelle il baigne. De même, la conscience naturelle

180 « La beauté est toujours bizarre », pouvait écrire

Baudelaire ; ce qui ne signifie pas que le bizarre soit

toujours beau. Voir C. Baudelaire, Les fleurs du mal, Paris,

Larousse, Petits Classiques Larousse, 2011. Cf. aussi J.-L.

Chrétien, « La beauté dit-elle adieu ? », dans J.-L. Chrétien

(dir.), L’arche de la parole, Paris, Presses PUF, Epiméthée,

1999, p. 105 sq. 181 Platon, Théétète, dans Platon, Œuvres complètes, trad.

L. Brisson et alii, Paris, Flammarion, 2008. 182 Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Librairie

Philosophique Vrin, Biblio Textes Philosophiques, 2000,

Alpha, I, 1.

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neutralise l’extranéité du phénomène. Se rendre disponible

à ce qu’elle implique de transcendance requiert une

conversion du regard, une forme d’attention qui nous

amène à nous rendre présent à la présence du phénomène,

au-delà de son être objectif. Autrui, dans son surgissement,

porte à son plus extrême degré cette transcendance. Autrui,

note Levinas, excède toujours l’image que nous nous faisons

de lui. Le visage auquel nous nous ouvrons est investi d’une

exigence éthique183. Il est un phénomène qui dit l’abîme et

en même temps suscite la compassion, l’amour ; il porte en

lui l’énigme de l’altérité184, enjoint au dépassement de l’ego.

Au point de vaincre la mort.

c. Le phénomène saturé (Marion)

La réflexion de Jean-Luc Marion185 consacre le «

virage théologique » de la phénoménologie française

(Dominique Janicaud) en se tournant vers Dieu comme

l’ultime manifestation du phénomène « saturé ». Une

nouvelle typologie phénoménologique établie au regard du

183 E. Levinas, Totalité et infini, Paris, Le Livre de Poche,

Biblio Essais, 1990. 184 E. Levinas, « Énigme et phénomène » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris,

Vrin, Bibliothèque d'histoire de la philosophie, 2002. 185 Cf. J.-L. Marion, Étant donné. Essai d'une phénoménologie de la donation, Paris, PUF, Quadrige,

2013 ; J.-L. Marion, De surcroît, Paris, PUF, Quadrige,

Essais Débats, 2010.

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modèle de la donation caractérise une telle catégorie de

phénomènes comme englobant les cas où un surcroît

irréductible d’intuition excède la signification, là où

Descartes, Kant et Husserl n’avaient envisagé que le cas

d’une intuition déficiente au regard de la signification, des

phénomènes « communs ». Le phénomène saturé est

entendu comme l’événement irréductible à son concept. Il

est un surgissement qui dépasse l’entendement et ne peut

être objet de communication, une expérience de

l’inintelligible. Notre incapacité à le comprendre n’est pas

cette fois le fait de la finitude et de la précarité de toute

connaissance humaine ; elle tient à un excès de ce qui se

donne. Toute parole prononcée sur un tel phénomène

mesure son impuissance à être à la hauteur de ce qui se

manifeste.

Ainsi de l’ego qui ne peut que se manquer en tant que

sujet dès lors qu’il se rapporte à lui ; ainsi d’autrui qui est

toujours plus que son propre nom, la transcendance d’une

liberté et d’un avenir ; ainsi, entre autres, du néant,

révélateur par excellence du monde comme monde et de

l’infinité de nos possibles ; ainsi de la chair, à l’estran du

sujet et de l’objet, sentant sensible, « moi-peau » de la

psychanalyse ; ainsi de la mort ; ainsi de l’œuvre d’art ; ainsi

de l'icône et du sacré ; ainsi éminemment de Dieu, qui seul

parle bien de lui-même, et peut se comprendre sans se

réduire à une définition (et donc à une idole). Prétendre

dire des phénomènes plus grands que leur concept est le

moyen le plus certain de passer à côté. Les phénomènes-

limites ont pour propriété de se donner en excès. L’oubli de

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cet excès appert alors comme un oubli de la phénoménalité.

Oubli qui peut avoir partie liée aux mécanismes

d’habituation que décrivait Leibniz dans la préface de ses

Nouveaux Essais. Il faut tenir ensemble l’étant donné et le

surcroît.

Le nihilisme et la mystique sont deux façons de réagir

à l’excédence du phénomène, soit qu’on le nie, soit qu’on le

laisse nous submerger. Une autre voie est la voix du poète

qui parle par analogie, et célèbre les choses comme au

premier matin du monde. Le chant du phénomène devient

louange lorsque, passant de la création au créateur, il se

destine à Dieu. Il est l’hommage que le fini témoigne à

l’infini. Il reste, en marge de ces orientations, une place

pour la philosophie comme exercice de mise en condition.

Beaucoup s’en faut que la réfutation des arrières-mondes

expose au chaos perpétuel et porte à l’aphasie. Même

saturé, le phénomène ne saurait être muet. Disert, il ne

prête pas qu’à la parole d’ivresse du poète inspiré. De la

même manière que la théologie apophatique purifie Dieu

de nos désirs, de nos attentes et de nos projections, Jean-

Luc Marion pose les linéaments d’une phénoménologie

apophatique à même de libérer le phénomène saturé des

tentatives de réduction que la conscience lui fait

spontanément subir, tout en rendant possible un discours

rationnel sur ce qui semble échapper à la rationalisation186.

L’accès à la pureté du phénomène dépend éminemment de

186 J.-L. Marion, Dieu sans l'être, Paris, PUF, Quadrige,

2013.

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la pureté du regard que nous portons sur lui. À la

phénoménologie serait alors dévolu le rôle de préparer

l’esprit à accueillir les phénomènes comme autant de

révélations187.

Reste à savoir si la démarcation que théorise Marion

entre les phénomènes communs et saturés peut être

maintenue. Ce dernier type de phénomène constitue-t-il

une exception à l’ordre régulier de l’apparaître, une

catégorie sui generis de la phénoménalité, ou bien peut-il

être pensé comme dévoilant de la manière la plus

spectaculaire un surcroît inhérent à toute phénoménalité ?

N’est-ce pas que tout objet se donne déjà comme en excès,

encore que cet excès soit recouvert par l’usage quotidien ou

la moindre valeur ontologique que nous lui attribuons ? Il

faut imaginer, avec Pascal188, que l’infini consiste autant

dans les immensités vertigineuses du temps et de l’espace

que dans les plus petites parcelles de l’être.

Passer des apparences à l’être comme nous y invitait

le Théétète ne peut plus tenir lieu de programme

philosophique. Le fait des phénomènes-limites porte un

coup décisif à la dissociation du phénomène et de la

substance ou de l’essence ; non plus seulement parce que ce

départage serait problématique, mais également parce qu’il

187 J.-L. Marion, Le visible et le révélé, Paris, Cerf,

Philosophie et Théologie, 2005. 188 B. Pascal, Pensées, Paris, Folio Classique, 2004, liasse

« Misère », frg. 17.

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existe des formes de voilement qui ne s’opposent pas au

dévoilement, des phénomènes qui concilient opacité et

transparence, des transcendances qui font encontre et ne se

rencontrent que sous le chiffre du mystère.

À ce mystère du phénomène qui se dérobe à la pensée

peut néanmoins répondre une pensée qui s’interroge sur ses

limites – et se demande jusqu’où elle peut les repousser.

Son échec perpétuel à enchaîner le phénomène pourrait en

cela être conçu comme le ressort caché de la philosophie,

tant il est vrai que l’on ne se ne se heurte qu’à ce qui fait

obstacle. Preuve que les apparences n’ont pas cessé de

constituer pour elle, quoiqu’elle en ait, son premier

interlocuteur.

Conclusion

Nos investigations nous ont permis de dégager trois

différentes manières d’appréhender le phénomène. À ces

approches sont corrélées des interprétations distinctes du

rapport de l’être à l’apparaître, de la nature et de la réalité

de l’apparaître.

(1) Notre premier réflexe a été de nous attacher à

l’objectivité de la chose phénoménalisée ; par suite, à

l’extériorité, à l’étrangeté et à l’excès de ce qui se donne

derrière le « voile des apparences ». Les premières traces de

cette démarche remontent à l’Antiquité grecque

(Parménide, Platon, Pyrrhon) ; elle se poursuit au Moyen

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Âge sous les auspices de la théologie naturelle avec les

thèmes de la révélation et de la manifestation divine.

L’intelligible et Dieu le cèdent au sacerdoce de la science

moderne qui « sauve les phénomènes », en retrouvant par

les mathématiques les lois et les objets physiques au-delà

des contingences de la nature qui ne sont que l’apparence.

Le phénomène est phénomène d’un être indépendant

auquel il s’agit d’accéder ; il est la manifestation partielle

d’une objectivité qui rend possible, intelligible, mais aussi

dépassable la représentation (archétypes, idées, essences ou

choses en soi, objets, etc.) L'accès à l’être du phénomène

relève ici d'une purification du regard.

(2) Une autre tradition insiste sur le pôle subjectif du

phénomène. La cause de l’ordre des phénomènes est

ressaisie comme le fait extériorisé d’une rationalité (logos) que la Renaissance cesse de poser dans le cosmos ou dans la

Bible, mais trouve dans le sujet. C’est à partir de lui, du

cogito, que se déploie la connaissance dans les Méditations

(connaissance des idées – et non des choses directement – à

l’occasion de la perception) ; c’est le sujet transcendantal

qui, d’après Kant, informe les sense-data de l’intuition

sensible, selon ses règles propres. Le phénomène est

phénomène d’une élaboration ou représentation par le sujet

acteur de sa vision, une objectivation de la subjectivité

(c’est-à-dire par et de et dans la subjectivité) pouvant aller

jusqu’à remettre en cause le bien-fondé de la croyance en

l’extériorité physique (tradition immatérialiste), qui peut

être aussi altérée par une complexion, par une culture, par

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un langage, par une disposition, par un état d’esprit. Le

phénomène relève alors d’une construction par le regard.

(3) De la même manière que « la crainte des ennemis »

(metus hostium) peut être celle inspirée ou éprouvée par les

ennemis, nous avons donc appréhendé le « phénomène de

quelque chose » selon le génitif objectif (le phénomène de

ce qui apparaît) puis subjectif (le phénomène par qui il

apparaît). Ces deux approches focalisées, qui sur l’objet du

phénomène, qui sur la subjectivité, ont en commun de

postuler au moins un élément au-delà du phénomène :

essence ou objet substantiel d’une part, sujet ou esprit

stable de l’autre. Or, non content d’ouvrir la voie à ce que

que Nietzsche appelle des arrières-mondes, elles manquent

le phénomène en le traversant vers autre chose que lui. Le

voilà devenu un épiphénomène sans consistance, le simple

effet d’une cause qui lui est extrinsèque. Le phénomène

n’est pourtant pas que le phénomène de quelque chose

(d’une objectivité, par une subjectivité ; d’une subjectivité,

par une objectivité), il est aussi un quelque chose qui

apparaît.

D’où la nécessité de surmonter l’opposition entre être

et apparaître, processus d’objectivation et de subjectivation,

pour retrouver le phénomène selon son mode de donation

première, comme événement, présence, encontre. Le

phénomène est alors phénomène de manière intransitive,

offert dans toute son épaisseur, sa transcendance et sa

richesse (le phénomène perceptif, construit par la raison,

limite ou saturé ne se donne pas de la même façon). Ce

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n’est qu’au terme d’une odyssée de la conscience que le plus

originaire est retrouvé. Le mode ordre du « retour aux

choses mêmes » semble à cette aune teinté d’une nostalgie

qui ne dit pas son nom, et leur redécouverte féconde un

étonnement dont on ne veut croire qu’il soit indifférent

aux origines de la philosophie. Le phénomène relève enfin

du phénomène.

Être rendu au monde par la présence du phénomène

n’est pas prendre congé du jour de la connaissance qui rend

les choses/idées « claires et distinctes ». C’est nous souvenir,

comme l’écrivait dans ses Hymnes à la nuit le poète

Novalis, que « les yeux infinis que la nuit ouvre en nous

paraissent plus célestes que ces étoiles scintillantes, et leur

regard porte plus loin, par-delà les cohortes du firmament

»189. La nuit ne se fait lumière que lorsque nous renonçons à

l’éclairage artificiel que nous projetons en elle. À nos pâles

représentations succède alors l’éblouissement des choses

qui rayonnent par elles-mêmes. Il ne s’agit plus de « sauver

les phénomènes » au seuil de la caverne mais d’accepter

d’être sauvé par eux.

189 Novalis (G.P.F.F von Hardenberg), Hymnes à la nuit et

Cantiques spirituels, trad. R. Voyat, Paris, Éditions de la

Différence, Orphée, 1990.

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133

Bibliographie

Afin de ne pas surcharger la bibliographie, nous limitons

nos références aux œuvres mentionnées dans le corps de

cette introduction.

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Édités chez TheBookEdition

Le Dernier Mot (2008)

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Les Texticules t. I, II, III (2009-2012)

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Jamais sans ma novlangue ! (2014)

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Janvier 2015

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