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Dialogue http://journals.cambridge.org/DIA Additional services for Dialogue: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Le «platonisme» dans la première philosophie de Russell et le «principe d'abstraction» Jules Vuillemin Dialogue / Volume 14 / Issue 02 / June 1975, pp 222 - 240 DOI: 10.1017/S0012217300043377, Published online: 05 May 2010 Link to this article: http://journals.cambridge.org/ abstract_S0012217300043377 How to cite this article: Jules Vuillemin (1975). Le «platonisme» dans la première philosophie de Russell et le «principe d'abstraction». Dialogue, 14, pp 222-240 doi:10.1017/S0012217300043377 Request Permissions : Click here Downloaded from http://journals.cambridge.org/DIA, IP address: 195.19.233.81 on 28 Nov 2013

Le «platonisme» dans la première philosophie de Russell et le «principe d'abstraction»

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Le «platonisme» dans la premièrephilosophie de Russell et le «principed'abstraction»

Jules Vuillemin

Dialogue / Volume 14 / Issue 02 / June 1975, pp 222 - 240DOI: 10.1017/S0012217300043377, Published online: 05 May 2010

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How to cite this article:Jules Vuillemin (1975). Le «platonisme» dans la première philosophie deRussell et le «principe d'abstraction». Dialogue, 14, pp 222-240doi:10.1017/S0012217300043377

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LE «PLATONISME» DANS LA PREMIEREPHILOSOPHIE DE RUSSELL

ET LE «PRINCIPE D'ABSTRACTION »

« La «theorie des idees» de Platon est un essai pour resoudre ce probleme etmon opinion est qu'elle est un des essais les plus reussis faits jusqu'ici. Latheorie qu'on defendra dans ce qui suit est largement platonicienne, avecsimplement les modifications que le temps a montrees necessaires.» (Pro-blems of Philosophy, 1912, cite d'apres l'edition de 1946, p. 91).

I

«Definitions par abstraction »et «Principe a"abstraction »

DANS ses Notations de Logique Mathematique', Peano in-troduit de la facon suivante les definitions par abstraction:

« Soit u un objet; par abstraction on deduit un nouvel objet <pu;on ne peut pas former une egalite:

<pu = expression connue,

car <p\i est un objet de nature differente de tous ceux qu'on ajusqu'a present considered. Alors on definit l'egaliti et Ton pose:

D hu.v.D.<pu = <pv. = .p u,v. Df.,

ou hu,v est l'hypothese sur les objets u et v; <pu = <p\ est l'egalitequ'on definit; elle signifie la meme chose que pu,v, qui est unecondition, ou relation, entre u et v, ayant une signification bienconnue». Par exemple, si «h» signifie: «etre une droite» et si«px,y» signifie: «x est parallele a y», on obtient Interpretationsuivante de D: «Si u et v sont des droites, alors <pu =<pv si et seu-lement si u est parallele a v», et la signification de l'egalite de-vient claire: on veut dire que la direction de u est identique a ladirection de v. De meme, si «h» signifie: «etre un objet physi-que» et si «px,y» signifie: «x est-exactement-semblable-par-la-couleur a y » , on obtient: «Si u et v sont des objets physiques,alors (pu = ipv si et seulement si u est-exactement-semblable-par-la-couleur a v», et la signification de l'egalite devient egalementclaire: on veut dire que la couleur de u est identique a la couleurde v.

Turin, 1894,§38, p. 45.

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RUSSELL ET LE PRINCIPE D'ABSTRACTION

Au point de vue des mathematiques, ces definitions doiventleur importance a ce qu'elles permettent de remedier a la distinc-tion tranchee que Peano avait etablie entre idees logiques et ideesmathematiques2. Grace a elles, ces dernieres, en particulier cellede nombre naturel, peuvent etre ramenees aux premieres3, la no-tion generale de nombre cardinal etant definie:

a,b e Cls D{ (Num a = Num b) = (3 (bfa) rep) Df,

qu'on lira: «a et b etant des classes, le nombre cardinal de a estegal au nombre cardinal de b si et seulement s'il existe une cor-respondance biunivoque entre les classes b et a»4. Ainsi, lesdefinitions par abstraction sont l'instrument qui permet de retablirla continuite entre la methode axiomatique et le logicisme.

A de telles definitions, Russell fait trois objections de naturephilosophique. Elles introduisent par contexte un element nou-veau par rapport au vocabulaire de base, irreductible a lui et ine-liminable. L'hypothese hu,v restreint l'usage des variables et reta-blit en mathematiques l'autonomie et l'isolement des domainesaxiomatiques. Surtout, l'abstrait defini de la sorte n'est pas uni-voquement determine5. Dans la premiere interpretation qu'on adonnee de D, on peut obtenir une infinite de lectures deviantes et,en particulier, la suivante: par «<pu = <pv» on dira que la directiondes perpendiculaires a u est identique a la direction des perpendi-culaires a v.

Pour remedier a ces trois defauts, Russell introduit, au lieu des«definitions par abstraction» ce qu'il nomme le «principe d'abs-traction» qu'il definit de la facon suivante.

— (Principe a"abstraction) « Toute relation transitive symetri-que, dont il existe au moins une instance est analysable dans lapossession conjointe d'une nouvelle relation a un nouveau terme;la nouvelle relation etant telle qu'aucun terme ne peut avoir cetterelation a plus d'un seul terme, mais que sa converse ne possedepas cette propriete. Ce principe revient, en langage commun, aaffirmer que les relations transitives symetriques naissent d'unepropriete commune, en ajoutant que cette propriete se trouve, eu

2 Formulaire de Mathematiques, Paris, 1901, pp. 39 sq.3 Sur ce point J. Vuillemin, Lecons sitr la premiere philosophic de Russell,

Colin, Paris, 1968, p. 176.4 Formulaire, Paris, 1901, p. 70.5 Principles, chap. XI . § 110, pp. 114-115.

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egard aux termes qui la possedent, dans une relation telle que riend'autre n'a cette relation avec ces termes6». Par exemple, si larelation transitive symetrique est celle de parallelisme; si deuxtermes u et v ont cette relation, il existe une relation univoque quileur fait correspondre un terme unique, la classe d'equivalence detoutes les droites paralleles a u, la «direction» de u n'etant riend'autre que cette classe. De meme, la couleur de u sera la classede tous les objets physiques u, v, etc. tels qu'ils sont-exactement-semblables-par-la-couleur. Enfin, le nombre cardinalde a sera la classe de toutes les classes qu'on peut mettre en cor-respondance biunivoque avec a.

Le principe permet, selon Russell, d'eliminer les trois defautsdont on faisait reproche aux definitions par abstraction. Le termeintroduit n'est pas specifique ni contextuel: c'est un terme logique(«la classe de tous les...») qui, ajoute-t-il, appartient au vocabu-laire de base. L'hypothese restrictive concernant la nature des en-tites dont on definit la propriete commune disparait au profitd'une conception universelle de la variable: tout ce que le prin-cipe dit, c'est que, sans rien specifier sur ce que sont les entitesqui constituent le champ de la relation d'equivalence, on pourraanalyser cette relation au profit d'une autre qui fait correspondrea ces entites leur classe d'equivalence. Enfin, chacune de cesclasses d'equivalence etant bien definie, l'abstrait desormaisidentifie a chacune de ces classes se trouve libre de toute ambi-guite.

II

L'enjeu philosophique de cette distinction

L'interpretation philosophique de ce debat est claire et s'inscritdans la querelle des universaux, dont elle permettra de preciserles termes.

Les mathematiciens distinguent trois sortes de definitions: lesdefinitions nominates, les definitions contextuelles et les defini-tions creatrices7. Elles correspondent respectivement aux thesesdu nominalisme, du conceptualsme et du realisme.

6 Principles of Mathematics, chap. XXVI . § 210 (2e ed., p 220) . §216, p. 226;Logic of Relations (in Logic and Knowledge, ed. by R.C. Marsh, London, 1956,pp. 10-12). Ce principe est dans les P.M. exprime dans la proposition:* 72.66: S 2 c S . S =/= S. = . (5 R) . R € CIs -> l . S =/= RIR.

7 J'utilise le mot «definitions creatrices» faute de mieux. Ces definitions nesont telles que lorsqu'on les caracterise par le vocabulaire qu'elles utilisent. Mais.

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RUSSELL ETLE PRINCIPED'ABSTRACTION

On peut les construire en combinant deux criteres:

Le premier porte sur le Definiendum. II s'agit de savoir si l'en-tite introduite dans le Definiendum Test isolement, ce qui garantitson eliminabilite en termes du Definiens, ou si, au contraire, elleTest contextuellement, ce qui a pour consequence de l'attacher ad'autres termes du discours et a ne permettre son eliminabilitequ'au cas ou tous ces termes seraient rencontres a la fois. A cecritere de type grammatical correspond un critere de type ontolo-gique. Un Definiendum isole peut denoter une substance, encorequ'il puisse n'introduire qu'un mot nouveau. Un Definiendumcontextuel ne peut denoter une substance, mais seulement un ac-cident. La contextualite est done la marque d'une existence seu-lement accidentelle, qui s'oppose a l'isolabilite, marque ou biende ce qui n'existe pas, ou bien de ce qui existe au plus haut de-gre, a titre de substance. Nominalisme et realisme ne reconnai-tront que des definitions isolant le Definiendum. La contextualitede ce dernier sera, en revanche, caracteristique du conceptua-lisme, pour qui la forme universelle ne peut exister independam-ment de la matiere individualisante, bien que cette matiere indivi-dualisante soit, a elle seule, incapable de determiner l'objet de lascience. Le concept a un fondement dans la chose, mais il ne l'ac-tualise ni dans l'etre, ni dans l'intelligence hors de la matiere8.

Le second critere porte sur le Definiens. II s'agit de savoir sicelui-ci contient ou ne contient pas de mots nouveaux par rapportaux mots du vocabulaire de base. Les definitions nominalesconsiderent comme illegitime une telle nouveaute et, en ce sens,le nominalisme est la seule doctrine a donner de la definition une

selon le realiste, ce n'est pas notre esprit qui cree les nouveaux objets qu'ildefinit: il voit seulement ce qui preexiste a sa vue. On notera qu'il existe uneclasse importante de definitions, les definitions par induction, qui n'entre pas danscette trichotomie, encore que. lorsqu'on accepte les definitions creatrices, elles setrouvent, comme Russell l'a fait remarquer a Poincare, remplacees par ces dernie-res. Considerees comme irreductibles, elles caracterisent l'une des formes de l'in-tuitionisme mathematique.

8 St. Thomas, Summa theologica, Quaest, 85, Art. 2: «Non ergo voces si-gnificant ipsas species intelligibiles, sed ea quae intellectus format sibi ad judican-dum de rebus exterioribus».Naturellement, bien que la contextualite soit un trait conceptualiste, une definitioncontextuelle ne peut etre interpreted comme conceptualiste que si les individusdesquels la forme universelle ne saurait etre detachee sont des individus concrets,j'entends donnes dans l'espace et le temps. Si ces individus sont des ensembles,comme il arrive dans la definition par abstraction du nombre, la contextualite resteincapable, a elle seule, de faire l'economie du realisme (voir note 14).

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theorie rigoureuse. En utilisant le principe d'abstraction, Russell,au contraire, introduit le mot «classe» ou «ensemble», quin'etait pas compris dans le vocabulaire de base. Cette remarqueest importante pour marquer les limites du logicisme; strictosensu, les definitions creatrices ne redeviennent nominales que siTon joint au vocabulaire de base du Definiens le mot ensemble,c'est-a-dire que si Ton se place d'emblee dans une theorie des en-sembles. Ce qui opposerait alors nominalisme et realisme, ce se-rait non plus une conception specifique de la definition, mais unedecision a priori concernant l'ampleur du vocabulaire de base. S'ilne comprend que des mots denotant des particuliers, il caracterisele nominalisme. S'il comprend des mots denotant des universels(des classes) entendus comme des substances ayant un statutd'existence comparable a celui des individus particuliers, il carac-terise le realisme.

Revenons, a present, a l'opposition des «definitions par abs-traction» et du «principe d'abstraction». Les premieres font del'abstrait, qu'on leur reproche de ne pas determiner univoquement— mais comment, selon le conceptualisme pourrait-on, sanscontradiction, determiner univoquement la forme sans la matiere,si la forme n'est precisement pas un particulier? — une entite quin'a pas d'existence autonome, etant donne qu'on ne l'introduitque dans le contexte d'une proposition d'egalite. On ne pourradone pas eliminer l'abstrait lui-meme, puisqu'il est attache a telcontexte defini. II en va ici comme dans la celebre definition V.5d'Euclide, ou, faute de pouvoir definir un rapport entre deuxgrandeurs eventuellement irrationnelles, on definit seulementl'analogie, c'est-a-dire l'egalite de deux de ces rapports9. Assure-

a c > >g = g = D f (m) (n) ma = nb. = .me = nd,

ou m et n sont des entiers naturels quelconques. Cette definition, comme onle voit dans le texte des Analytiques posterieurs, rend raison de l'interversion

des moyens (Si r- = -r , alors - = -= ), alors que, lorsqu'on concoit

ce rapport isolement, il se peut que l'interversion devienne impossible (Si a est

ble rapport entre le cote d'un carre et le cote de ce meme carre reduit a son

cquart, - sera le rapport des deux diagonales correspondantes; mais on ne pourra

dintervertir les moyens). Cette definition remonte a Eudoxe. Theodore et Thee-tete avaient donne du «rapport irrationnel» une definition realiste mais en utili-sant un developpement infini en fraction continue.

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RUSSELL ETLEPRINCIPE D'ABSTRACTION

ment les contextes ou est affirmee l'egalite de deux universelssont integres dans une proposition d'equivalence ou le Definiensne fait qu'enoncer une propriete d'individus particuliers (droites,figures, objets physiques). Mais Fineliminabilite de l'universel,prisonnier du contexte, interdit ici une interpretation nominaliste:l'universel existe, mais, comme le veut le conceptualisme, ilexiste plonge dans les particuliers dont on ne saurait l'isoler.

Au contraire, le «principe d'abstraction» identifie certes l'abs-trait avec une fonction logique determinee de ces individus («laclasse de tous les...»), mais il projette hors d'eux cette classed'ailleurs etrangere au vocabulaire de base du Definiens et enten-due comme terme de reference unique de la relation asymetriqueentre les individus et leurs classes d'equivalence respectives. End'autres termes, le principe tel que Russell l'entend en 1903, per-met, a partir d'une relation d'equivalence definie sur des indivi-dus, d'inferer l'existence de la propriete commune. Ces traits sontplatoniciens.

Cette opposition philosophique a des consequences immediatessur la conception qu'on se fera de la grandeur, du temps, de l'es-pace et du nombre10. Les «definitions par abstraction* condui-sent a une conception relative, le «principe d'abstraction»conduit a une conception absolue de ces entites. La conceptionabsolue a l'avantage d'induire sur les classes d'equivalence un or-dre total qui est a I'origine de la notion de serie, ordre qui a lieupar exemple pour les instants du temps, non pour les evenementsdans le temps.

Ill

Critique et reinterpretation nominalistedu «principe a"abstraction »

Les trois raisons alleguees par Russell pour rejeter les « defini-tions par abstraction» sont irrecevables. Les definitions contex-tuelles sont legitimes et Russell en systematisera meme l'usage en1905 a propos des descriptions definies; s'il les refuse en 1903c'est en vertu d'un atomisme des significations deja rejete parFrege et qui lui fait admettre que tout mot doit posseder une si-

10 Principles, chap. XIX, XXVI, L-LII, XXIX; L'idee d'ordre et la positionabsolue dans 1'espace et le temps, Bibliotheque du Congres de Philosophic 1901.Paris, Colin, III, pp. 241-277.

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gnification autonome. En second lieu, la clause de l'universalitede la variable, entendue sans reserve, est fatale au systeme logi-ciste. Les «definitions par abstraction» s'assurent, avant de cons-truire l'abstrait, que les entites qu'on partagera en classes d'equi-valences sont recues dans l'univers du discours. En supprimantcette clause, le «principe d'abstraction» s'expose aux antino-mies: ainsi, la relation de similitude ordinale arrangeant en serieunique les ensembles ordonnes suivant le nombre ordinal qui cor-respond a leur classe d'equivalence, on n'echappe pas a l'antino-mie de Burali-Forti. En fait, la theorie des types annulera la theo-rie de la variable universelle. Enfin, que l'universel ne soit deter-mine que relativement, entrainant avec lui tous les universels quiadmettent la meme partition d'equivalence des particuliers, n'estpas une objection dirimante contre le conceptualisme, auquel ilsuffit que cette partition soit univoquement determinee. C'estmeme un principe fondamental du conceptualisme que le memeprincipe d'individuation ne saurait s'appliquer a l'universel et auparticulier et que la forme ne saurait etre que dans la matiere.

Le platonisme qui s'associe au « principe d'abstraction» parait,en revanche, expose aux memes critiques que ce dernier.

Aristote avait reproche a Platon de «separer» les formes(c'est-a-dire les Universels) en les faisant exister aussi bien a partdes particuliers qu'en eux". Quelle que soit la verite de l'imagequ'Aristote nous a donnee de Platon, il est remarquable de re-trouver dans la Theorie des idees, presentee du moins sous cetteforme, une autre expression du principe d'abstraction. En effet ladifficulte de la theorie des idees telle que la decrit Aristote tientjustement a ce que l'ensemble, ou Universel, partitionne par unefonction propositionnelle quelconque, est a la fois, a titre d'«ob-jet» nouveau, separe de ses elements ou particuliers, et situe eneux, puisqu'il est forme a partir d'eux par une construction logi-que donnee, en apparence, dans le vocabulaire de base. Or les an-tinomies mathematiques sont toutes liees a l'usage ambigu de lanotion d'ensemble, en tant que, du fait que cette notion est enelle-meme abstraite, on etait tente de mettre sur un meme plan etde considerer comme des objets du meme genre un ensembled'ensembles considere comme un universel et ses ensembles ele-ments considered comme particuliers. En fait, le probleme de la

11 W.D. Ross, Aristotle's Metaphysics, Oxford, Clarendon Press, 2e ed.,1948, I, p. XL1I1.

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definition d'un ensemble est celui de son identite: deux ensemblesetant donnes, ils sont identiques lorsque chaque element de l'unest element de l'autre et reciproquement. Or «cette question serefere a un domaine d'objets existants et on ne peut lui repondreen recourant a la seule signification... C'est une illusion a laquelleont cede un certain temps Dedekind, Frege et Russell, parcequ'ils concevaient apparemment un ensemble, apres tout, commeun collectif — de penser qu'on a acheve ainsi une representationconcrete des objets ideaux»12.

Admettons un instant que, lorsque nous parlons d'un ensembled'objets satisfaisant a telle ou telle fonction propositionnelle, nousn'ajoutions rien au vocabulaire de base, l'ensemble de n chosesne se distinguant pas du tout concret constitue par ces n choses.On pourra alors reinterpreter le Principe d'abstraction en un senspurement nominaliste. Non seulement on ecartera ainsi, semble-t-il, Fobjection aristotelicienne d'hypostase, mais on croira allerau-dela du conceptualisme, puisque le Definiendum etant isole etnon contextuel, et le Definiens se trouvant exprime dans le voca-bulaire de base sans creation de nouvel objet, il y aura tout lieude croire que le Definiendum n'est qu'une abreviation nominaledu Definiens.

Russell fit sienne cette nouvelle interpretation de son propreprincipe. Cette evolution ou plutot cette volte-face devait aboutira l'elimination des concepts absolus de la grandeur, de 1'espace etdu temps, conformement aux exigences de la physique nouvelle.Bien plus, par une versalite que l'humeur d'un chacun tiendracomme la marque de l'heroi'sme ou de l'inconstance, Russell euttot fait de reinterpreter le meme principe d'abstraction accorde ala theorie des types en un sens nominaliste. Partout ou on le peut,il faut remplacer l'inference existentielle par une construction lo-gique. Ce conseil, nous dit expressement Russell, doit s'appliquerau principe d'abstraction lui-meme: «Toutes les relations quipeuvent naturellement etre representees comme une egalite sousun rapport quelconque ou comme la possession d'une proprietecommune, sont transitives et symetriques — ceci s'applique, parexemple, a des relations telles qu'etre de la meme faille, du memepoids ou de la meme couleur. Conformement au fait que la pos-

12 H. Weyl, Philosophy of Mathematics and Natural Science, Princeton,1949, p. 12; Carnap, Aujbau der Wett,§§37 et 40, Logische Syntax der Sprache38; Fraenkel, Einleitung in die Mengenlehre, 1928, p. 58.

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session d'une propriete commune donne lieu a une relation transi-tive symetrique, nous en venons a imaginer que, partout ou sepresente une telle relation, elle doit etre due a une proprietecommune. «Etre egalement nombreux» est une relation transitivesymetrique de deux collections; de la nous imaginons qu'elles ontune propriete commune appelee leur nombre. «Exister a un ins-tant donne»... est une relation transitive symetrique; de la nousen venons a penser qu'il y a reellement un instant qui confere unepropriete commune a toutes les choses existant a cet instant...Dans tous les cas semblables, la classe des termes qui ont la rela-tion transitive et symetrique avec un terme donne remplit tous lesrequisits formels d'une propriete commune de tous les elementsde cette classe. Puisque la classe existe necessairement, tandisqu'une autre propriete commune peut etre illusoire, il est prudent,pour eviter des hypotheses inutiles, de substituer la classe a lapropriete commune adoptee ordinairement»13.

Que reste-t-il alors du platonisme russellien? Illusion de jeu-nesse et probleme mal pose, que l'analyse a dissipes? Rested'une mentalite metaphysique qu'il faudrait ranger a cote de laperiode «hegelienne» que l'auteur dit avoir traversee et peripetiedu meme ordre que l'illumination d'un soir par la preuve ontolo-gique?

Une telle conclusion, conforme aux apparences, manqueraitcependant, selon nous, l'esprit veritable de la premiere philoso-phie de Russell et peut-etre de toute la philosophic de Russell.C'est a le demontrer qu'on va s'attacher a present.

IV

Ambigu'ite du principe d'abstractionrapporte an critere de Quine

L'interpretation nominaliste du principe d'abstraction se heur-terait en effet a deux objections. Ce n'est pas parce que les uni-versels ne peuvent pas etre des entites comme les particuliers queTon doit et surtout que Ton peut les rejeter dans l'univers desmots. Dire, d'autre part, que «la classe de tous les...»n'augmente pas le vocabulaire primitif est une maniere ambiguede s'exprimer: des qu'on a reconnu que le symbole d'abstraction

13 Introduction a la philosophie mathematiqtie.

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RUSSELL ETLE PRINCIPED'ABSTRACTION

de classe est ineliminable lorsqu'on l'utilise a gauche du signed'appartenance, la question se pose necessairement de savoir aquelles conditions nous nous trouvons, dans l'abstraction, «enga-ges ontologiquement».

Le seul critere de decision qui ait ete propose est, a notreconnaissance, celui de Quine 14. Selon lui, etre c'est etre la valeurd'une variable. On devra done distinguer deux usages des univer-sels dans le jugement de predication. Dans le premier de ces usa-ges (relation d'un particulier et d'un universel, exemple: «Socrateest un homme», «la droite a est parallele a la droite b»), l'universeln'engage pas ontologiquement, parce qu'il n'est pas la valeurd'une variable. En d'autres termes, l'universel sert et sert unique-ment a grouper des particuliers (Socrate, les droites a et b), sansqu'il soit lui-meme pose comme objet. Dans le second de ces usa-ges (relation d'un universel et d'un universel, exemple: «L'hu-manite est une espece», «Le parallelisme est une relation d'equi-valence»), l'universel sur lequel porte la predication engage onto-logiquement, puisqu'il resulte de l'assignation de la valeur d'unevariable dont le domaine est constitue par des universels et nonplus par des particuliers — bien que ces universels jouent eux-memes le role de particuliers par rapport a l'universel qui lesgroupe; ce dernier universel qui groupe les autres n'est pas objetet il ne comporte pas d'engagement, lequel ne porte que sur lesuniversels groupes (l'humanite, le parallelisme). Bref, si Ton s'entient a la notation canonique de la Theorie des ensembles ou «x €y» peut etre lu «x est element de y» ou plus librement «x est uny», l'engagement ontologique porte sur la variable situee a gauchedu signe d'appartenance et ne porte pas sur la variable situee a sadroite.

Outre sa limpidite, une telle doctrine a un double avantage. Lepremier, qui est fondamental, est lie aux proprietes differentes destheories qui admettent comme variables de quantification unique-ment les individus (logiques dites du premier ordre) et des theo-ries qui admettent comme variables egalement des classes (logi-ques dites du second ordre et d'ordres superieurs). En effet on ademontre que les premieres sont completes et les secondes inde-cidables, et c'est la une bonne raison de faire le partage ontologi-que conformement aux valeurs differentes que la theorie admet

14 From a logical Point of View, p. 13. Ce meme critere a ete exprime, inde-pendamment, par Bernays.

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comme variables. Le second avantage est de preciser la diffe-rence, affirmee mais non analysee chez Aristote, entre un enonceprediquant d'une substance individuelle une substance universelleet un enonce prediquant une substance universelle d'une subs-tance universelle. Aristote tantot admet, tantot nie l'existence dessubstances universelles. Quand il la nie15, il precise que: 1° lasubstance de quoi que ce soit est particuliere a cette chose, maisl'universel est commun, au moins en droit, a cette chose et ad'autres; 2° la substance en tant que particuliere a la chose n'enest pas assertee, mais l'universel est asserte d'elle. Mais ces deuxarguments ne s'appliquent pas tant a l'universel lui-meme qu'a saplace dans la relation de predication et ils valent pour ce qui est adroite du signe d'appartenance, non pour ce qui est a sa gauche(quelle que soit sa nature propre).

S'il en allait ainsi, le principe d'abstraction serait, en lui-meme,etranger a la question posee. On pourrait le lire de facon nomina-liste — et on devrait done le faire en vertu de rasoir d'Occam —chaque fois que l'abstrait qu'il constitue est utilise en position at-tributive. On devrait le lire de facon realiste chaque fois que l'abs-trait est utilise en position substantive et qu'aucune paraphrase nepeut dispenser de cette utilisation.

Or telle n'est pas la position de Russell, en 1903 et apres 1903.Le principe d'abstraction parait entrainer un engagement ontolo-gique concernant les «Universels», independamment de la ques-tion de la position — adjective ou substantive — qu'ils occupentdans les enonces. Et cet engagement est lie a une theorie des rela-tions, propre a Russell et qu'il ne parait jamais avoir abandonnee.C'est done a travers la theorie des relations que nous devonssoumettre le probleme a un nouvel examen.

V

Relations et engagement existentiel

Dans sa Philosophie de Leibniz. (1900), Russell avait mis enevidence le prejuge qui est la veritable raison pour laquelle la lo-gique classique etait impuissante a exprimer les enonces mathe-matiques. Ce prejuge est celui des «relations internes*: les rela-tions ne sont rien de reel et elles sont en droit reductibles soit aux

Metuphysique, 2, 13.

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termes qui les verifient (monadisme), soit au «tout» inanalysableque constituent ces termes (monisme), soit a l'action de l'enten-dement qui les met en rapport (kantisme)16. Si les notions fonda-mentales des mathematiques sont celles de progression et de se-rie, qui mettent en oeuvre des relations asymetriques et transiti-ves, on voit immediatement que le logicisme — meme entendudans sa definition minimale, comme doctrine de l'expression logi-que des mathematiques — demeure un ideal contradictoire, tantque le prejuge des relations internes continue de dominer la philo-sophic Aussi Russell le combat-il en lui opposant le principe desrelations externes: les relations, comme universels, sont des enti-tes aussi respectables que les attributs. Dans sa Logique des rela-tions, publiee dans la revue de Peano, il construit d'autre partcette logique des relations, dont le «principe d'abstraction»constitue la proposition principale.

Or, de ce point de vue, le principe d'abstraction consiste aremplacer une relation d'equivalence et un ordre partiel sur unensemble d'elements par une relation asymetrique univoque entreces elements et leurs classes d'equivalence qui, elles, deviennenttotalement ordonnees. C'est a cette intervention des relations queRussell rapporte son platonisme. Pour le juger, il faut done exa-miner si et pourquoi les relations, meme utilisees en position attri-butive, component un engagement existentiel.

Considerons les quatre enonces «fermes» 1° «(3x) (x estrouge)»; 2° «(=x) (Ey) (x est parallele a y)»; 3° «(3x) (3y) (x res-semble a y)»; 4° «(3x) (3y) (x est a gauche de y)». Ces quatreenonces, selon Quine, n'engagent a reconnaitre que l'existencedes individus, seules variables de quantification17. La question estde savoir si 1'usage des relations n'enveloppe pas un autre typed'engagement existentiel.

Remarquons d'abord qu'un enonce constitue par une relationd'equivalence (deuxieme enonce) peut etre reduit a un enonceconstitue par l'attribution d'une propriete (premier enonce).Comme de Morgan l'a demontre, les relations symetriques transi-tives «sont reductibles, comme on peut le demontrer dans chaquecas particulier, a la possession d'une propriete commune ou iden-

16 Voir, par exemple, Principles, chap. XXVI; Problems of Philosophy, p. 90,pp. 94-95.

17 Voir aussi Russell's Ontological Development, The Journal of Philosophy,vol. LXIII, no. 21, nov. 1966, p. 662.

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tite de contenu»18. En effet, l'enonce «x est parallele a y» peut,en vertu de la definition par abstraction, etre traduit dans les deuxenonces. «x est 8-dirigee» et «y est 8-dirigee» ou le predicat aune place «S-dirigee» designe la propriete definissante de laclasse d'equivalence a laquelle appartient x et y. Jusqu'ici, nouspouvons done dire que, si l'usage en position de verbe (done sansquantification) des predicats a une place n'enveloppe aucun enga-gement ontologique, il en va de meme pour l'usage des signes derelation d'equivalence.

Mais e'est cette hypothese, lorsqu'on la prend dans sa genera-lite, que met en question l'analyse du troisieme cas. En effet, onmontrera que 1°) l'elimination des signes d'universels attributifsdans les enonces ne peut se faire qu'en introduisant au moins unsigne d'universel-relationnel, ce signe etant celui de la ressem-blance (these de Berkeley-Hume); 2°) l'utilisation du signe de laressemblance en position attributive — et non substantive — im-plique son utilisation implicite en position substantive, et, par la,l'engagement ontologique par rapport a elle (refutation de l'empi-risme par Russell).

La premiere de ces theses est bien connue et parait universel-lement admise19. Au lieu de dire que a et b sont des triangles, ondira que, c etant un triangle particulier choisi, a et b ressemblenta c. Si Ton adopte la these de Quine, cette paraphrase ne changerien au probleme ontologique, puisque, le predicat de ressem-blance, figurant en fonction attributive et non substantive, n'enve-

18 Russell, Order, Mind, X, 1901, p. 30.19 The Problems of Philosophy, pp. 95-96. On pourrait montrer a l'oeuvre cette

these chez Quine; par exemple dans Word and Object: la notion de stimulation estintroduite (p. 34) comme un Universel — non comme un particulier date, maiscomme une forme evenementielle repetable; en consequence, le stimulus-signification revient a une disposition pour un sujet a donner son assentiment ou sondissentiment a un enonce en reponse a une stimulation presente. Or l'analyse desconditionnels «forts » dans les dispositions (pp. 224-225) se fait en introduisant dansla theorie un predicat Mxy interprete comme signifiant «x et y ont une structuremoleculaire semblable (alike)» ou, dans notre cas (p. 223): «x et y sont des condi-tions nerveuses semblables, induites par l'apprentissage, qui disposent le sujet adonner son assentiment ou son dissentiment a un certain enonce en reponse a cer-taines stimulations donnees». Ainsi l'enonce: «x est stimulus-synonyme avec y»serait paraphrase par Mxy, ou figure l'universel de ressemblance. II en va de meme,dit Quine, pp. 223-224, pour tous les predicats tels que « rouge», en sorte qu'on peutaccepter la paraphrase: x est rouge -» (;y) (Mxy et y reflete selectivement un cer-tain domaine de basses frequences) ou Mxy est interprete: «x et y ont des structu-res moleculaires semblables».

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loppe aucun engagement. Mais examinons de plus pres cette pa-raphrase acceptee.

La relation de ressemblance n'est pas transitive. C'est direqu'elle est susceptible de plus et de moins, c'est-a-dire de compa-raison. En effet si a ressemble a b et b a c, mais non a a c, deuxcas et deux seulement sont possibles. Ou bien a ressemble a b parrapport a P et b a c par rapport a Q; on elimine ce cas en preci-sant, dans la ressemblance, la propriete par rapport a laquelle ellea lieu. Ou bien c'est par rapport au meme P que a ressemble a bet b a c. Par exemple a est bleu, b est violet et c est rouge et Tonpeut insensiblement passer de a a c mais, si Ton peut toujoursdire que a ressemble en un sens a c, puisqu'il appartient a lameme echelle de couleurs, on refusera de dire qu'il a la memeressemblance par rapport a c que celle, jugee plus grande, qu'il apar rapport a b. Or cette comparaison20 indique non pas que plusde couleur semblable est presente respectivement en a et b et enb et c qu'en a et c, mais qu'il y a plus de ressemblance entre a etb ou entre b et c qu'entre a et c. Cette comparaison, qui existetoujours implicitement (comme le montre la necessite ou se trou-vent Berkeley et Hume de se referer a un particulier standard),institue une seriation des qualites sensibles en relation avec la dis-tance ou se trouve le particulier donne par rapport au particulierstandard. Ainsi, en vertu meme de la premiere these, x est rougepeut etre paraphrase, par exemple, de la facon suivante: «il y aun y, qui est un rouge standard et il y a un z, qui est encorecompte comme un rouge, et x est situe entre y et z». On dira quela relation «etre entre» est encore utilisee predicativement ici, etnon substantivement, et qu'elle n'enveloppe done toujours pasd'engagement ontologique, en sorte que la seconde these quenous avons avancee (these de Russell) ne se trouve pas fondee.Mais nous ne sommes pas au bout de notre raisonnement. Ce quenous avons montre, c'est que la relation de ressemblance peutetre analysee, quand on l'explicite, en termes d'«etre entre», et«x est entre y et z» signifie «il y a une relation transitive asyme-trique qui a lieu entre x et y et entre y et z»21 et qui induit dis-tance et seriation sur les termes du champ de cette relation. Ainsi,des quatre cas que nous avons distingues, nous avons ete ren-voyes du second au premier (des relations d'equivalence aux pro-

20 Russell, Principles of Mathematics, § 159, 2e ed., pp. 170-171.21 Russell, op. c(7.,§ 207, p. 217.

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prietes), du premier au troisieme (des proprietes a la relation deressemblance), et du troisieme au quatrieme (de la relation de res-semblance aux relations asymetriques (et transitives)). II suffiradone d'examiner le probleme de l'engagement ontologique sur cedernier cas.

Soit done la relation: x est a gauche de y. Supposons que toutel'ontologie impliquee par notre enonce soit absorbee par les indi-vidus x et y, comme nous avons — sauf reduction du premier casdistingue au troisieme — suppose que e'etait le cas lorsque nousdisions: «x et y sont rouges». Dans cette supposition iordredans lequel les individus x et y figurent dans l'enonce doit etreimmateriel, a moins de supposer que cet ordre est enveloppe dansleur nature d'individu. On pourrait objecter que le role de la rela-tion, quand elle est asymetrique, est precisement de mettre en or-dre et d'imposer un sens a l'ordre des individus. Mais onn'echappe pas au dilemme: ou bien les relations sont externes et,mettant en ordre des individus qui par eux-memes sont etrangersa cet ordre, elles introduisent dans l'univers quelque chose d'irre-ductible aux particuliers. Ou bien elles sont internes, mais il fautalors rendre compte du caractere asymetrique de l'ordre, en enfaisant la propriete soit de chacun des individus eux-memes (theo-rie monadistique), ou du tout des individus (theorie moniste);mais, dans les deux cas, on perd le sens de l'ordre, fondamentalpour determiner l'asymetrie22. Ainsi, dans les deux cas, noussommes conduits a reconnaitre dans le sens de la relation entre aet b quelque chose qui ne saurait etre absorbe dans a ou b; cequelque chose est un universel et son irreductibilite prouve qu'ilenveloppe un engagement ontologique.

A ce raisonnement, on objectera l'analyse des paires ordonneespar Wiener et Kuratowski. Mais, au point de vue qui nous oc-cupe, la paire ordonnee est alors analysee en un ensemble d'en-sembles, et, d'apres le critere de Quine, elle implique done l'en-gagement ontologique. On peut toutefois, en compliquant ladefinition23, reduire la difference de type entre (x,y) et les indivi-dus x et y, mais dans la supposition que toutes les entites sontdes classes; cette supposition est verifiee si les individus sont

22 Russell, op. cit., chap XXVI.23 Quine, On ordered pairs and relations, in Selected Logic Papers, Rawdon.

N. York, 1966, pp. 110-113. Cette definition est analogue a celle de Wiener, a ladifference pres des types.

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identifies avec la classe qui les comprend comme uniques ele-ments. Cette construction est formellement irreprochable, maiselle a deux consequences dont l'une est fatale au critere de Quineet dont l'autre est pour le moins paradoxale. La premiere estd'engager a recevoir ontologiquement les classes identifiers auxindividus. Quantifier sur les individus, c'etait, dans la theorie or-dinaire ou Ton distingue l'individu et la classe qui le comprendcomme unique element, quantifier sur des particuliers, sans s'en-gager au regard des universels. Mais si, pour niveler les relationset les classes, on prend d'emblee les individus pour des classes,des qu'on quantifie sur les individus on quantifie, en fait, sur desuniversels et aucun artifice de langage ne fera que la classecomposee de Funique element Socrate soit un particulier24. Leprix paye pour la simplification est done un engagement ontologi-que general a l'egard des classes etranger a la theorie des predi-cats a une place. La seconde consequence est que toute classedevient une classe de paires ordonnees, e'est-a-dire une relation.«La definition a done, de plus, l'avantage suivant: tout devientune paire ordonnee25... En realite, n'importe quoi devient a lafois une paire ordonnee, une classe et une relation. Les termes« paire ordonnee », « classe » et « relation » se confondent et per-dent toute valeur pour designer des categories, puisqu'elles em-brassent tout»26. Mais cette confusion qui peut avoir des avanta-ges techniques pour le calcul logique brouille la lecon du theo-reme de Church, en vertu duquel, alors que la logique du premierordre admet un procede de decision quand elle est monadique,elle n'en admet pas quand elle est generale, ce qui distingue clai-rement les classes des relations. En meme temps, la place particu-liere des relations dans l'edifice logique est conforme a la diffe-rence historique entre la logique des Anciens et celle des Moder-nes.

24 La doctrine d'Aristote et la scolastique ont, en rapport avec la theorie de la«matiere intelligible* et du probleme de l'individuation, insiste sur ce fait qu'ununiversel reste un universel meme si, de par sa definition, il n'est realise qu'en unseul exemplaire, lequel joue par rapport a lui le role d'un particulier.

25 Un objet quelconque a s'identifie a la paire ordonnee (z(0z e a); z(0z U0€a»26 Quine, op. cit., p. 112.

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VI

Conclusion generate concernant I'abstraction mathematique,les deux criteres et les deux sortes d'engagements

On peut donner deux solutions a ce probleme de l'engagementontologique.

La premiere, celle de Quine, declare qu'exister c'est etre la va-leur d'une variable. Elle permet de separer clairement la logiquemathematique au sens strict (logique de la quantification du pre-mier ordre) et la Theorie des ensembles, comme l'exige le criterede completude de Godel.

La seconde solution, celle de Russell, declare qu'exister abs-traitement, c'est imposer un ordre et un sens a des elements quine le comprennent pas en eux-memes (theorie des relations asy-metriques)27. Elle permet de separer l'ancienne logique (Syllogis-tique et calcul des propositions) et la logique moderne (logiquedes relations), comme l'exige le critere de decision de Church.

Le critere de Russell, etant moins exigeant que celui de Quine,l'enveloppe. Tous les universels que Quine reconnait comme exis-tants sont admis par Russell, plus quelques autres. Bornons-nousdone a l'examen des universels qui repondent au critere de Rus-sell sans repondre a celui de Quine (relations asymetriques en po-sition attributive) et opposons-les aux universels qui repondent aucritere de Quine (classes en position substantive).

Les differences suivantes paraissent les caracteriser:

1° Les premiers sont dans les choses et les seconds sont avantelles. Lorsque nous disons que les seconds sont avant les choses,nous signifions qu'ils existent a l'etat separe. En d'autres termes,nous opposons ici l'etre selon le conceptualisme aristotelicien etl'etre selon le realisme platonicien. Une relation en position attri-butive n'est pas posee comme telle, e'est-a-dire comme element;si elle est irreductible aux particuliers, c'est seulement en ce sens

27 Dans Metaphysique A, 9, 990b 16 Aristote dit precisement que les argumentsplatoniciens conduisent a poser des idees des relations, qui, a son avis, ne for-ment pas une classe independante dans la nature. Comme le note Ross (op. cit..t.l, p. 194) 1'argument du Phedon conduit a poser l'idee de 1'egal, qui s'appli-que, pour la longueur, a des lits, a des hommes, a des arbres, et qui vient donecouper la classification naturelle. II y a evidemment conflit entre l'ontologie exigeepar les mathematiques et l'ontologie suggeree par cette classification.

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que les particuliers ne la contiennent pas, pas plus qu'ils necontiennent l'abstrait aristotelicien. L'universel qu'elle pose estdone dans les choses, en tant que nous les connaissons, sansqu'on puisse les separer d'elles. Considerons au contraire un en-semble d'elements et supposons-le en position substantive. II doitetre distinct de ses elements et il est pose pour lui-meme commeelement; ce sont la les deux traits caracteristiques de la separa-tion et de la substantiate, caracteristiques du realisme.

2° Cette opposition repond a celle qu'on peut instituer entre lestheoremes de Church et de Godel. L'univers des relations estcomplet; s'il n'admet pas de precedes de decision, e'est que detels precedes sont lies a un algorithme, autrement dit a une situa-tion caracteristique de toute connaissance discursive et finie dansson pouvoir de demonstration. En ce sens, l'etre qui correspondaux relations est celui des concepts, e'est-a-dire des unites quenotre entendement constitue en considerant des particuliers don-nes sous un universel. Ainsi, le theoreme de limitation ne portantque sur les choses en tant qu'elles sont connues par concepts,l'ontologie a laquelle les relations nous engagent n'est pas celle dechoses dont Fen soi nous echappe, parce que telle est sa nature,mais celle des phenomenes que notre entendement discursif nesaurait epuiser uniquement a cause de sa constitution. Aucontraire, l'univers des ensembles est incomplet; il n'est coherentque si Ton ne peut pas demontrer cette coherence. Ce qui carac-terise son ontologie, e'est que, par definition, nous ne pouvonspas la constituer, mais seulement l'admettre, en courant le risquede decouvrir des antinomies nouvelles et de devoir y remedier parde nouveaux amendemends apportes a notre faculte d'apprehen-der les idees, e'est-a-dire les unites que notre pouvoir de connai-tre admet au principe meme de ses constructions. Si les relationssont des concepts, les ensembles sont des choses en soi ou idees;a celles-la correspond le point de vue de ma science, a ceux-ci lepoint de vue de la chose28.

28 A certains egards, Popposition de deux sortes d'engagements ontologiquescorrespond, a l'interieur des mathematiques elles-memes a l'opposition que Kantetablit entre deux sortes de jugement synthetique a priori, les jugements «mathe-matiques » et les jugements «dynamiques», le mot «analytique» etant reserveaux propositions du Calcul des propositions et du Calcul monadique, qui sontcomplets et decidables. Les jugements synthetiques a priori mathematiques sontdes liaisons exterieures entre des termes qu'on peut penser independamment decette liaison, et qui appartiennent a la possibility de la representation subjectivedes objets. Les jugements synthetiques a priori dynamiques sont des liaisons in-

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Revenons a present au Principe d'abstraction, tel qu'il estdefini dans P.M. *72.66. Le Definiens parait ne porter que surdes particuliers. Mais le Definiendum explicite les deux sortesd'engagement qu'on a critiquees. II s'agit d'une relation qui induitun ordre sur les particuliers. II s'agit encore d'une classe des in-dividus, qui ne saurait, sans violer la regie des types, se reduire aune totalite concrete de ces individus. Mais pour qu'on sache,avec precision, a quoi nous nous engageons, il nous faut retournerau Definiens. Si celui-ci ne contient, outre S, que des particuliers,l'engagement quinien fait defaut (le symbole de classe dans leDefiniendum, ne figure qu'a droite de la copule). Au contraire, sile Definiendum contient des classes, comme l'exige la definitionlogiciste du nombre, l'engagement quinien est de rigueur. Quant al'engagement russellien, il est, lui aussi, exprime au niveau duDefiniens, dans le caractere asymetrique et transitif de S.

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College de France

ternes entre des termes qui sont poses en fonction de leur appartenance a la liai-son et qui appartiennent aux conditions de la pensee determinee et objective de larealite.

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