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Le poids de la cravate (présidentielle) Nous n’avons pas beaucoup d’appels d’urgence chez Charvet, place Vendôme. Nous incarnons le temple de la cravate et de la chemise sur mesure depuis 1838. Notre rythme tient plus de la recherche de la perfection que de l’excitation médiatique. Bonjour monsieur, c’est le secrétariat général de la Présidence. Pourrais-je parler au directeur, s’il vous plaît ? Notre qualité de tissus, mais surtout de service, nous vaut une clientèle très « relevée ». C’est moi. Quelle présidence, madame ? Nous habillons beaucoup de présidents de groupe. Pas une entreprise, monsieur. La présidence de la République. Nous avons depuis plus de trente ans une commande hebdomadaire d’un président africain de deux chemises avec cravates qu’il nous laisse assortir. La discrétion est une vertu des maisons de luxe et je me dois d’avancer prudemment en ce jeudi 28 mars après-midi. Puis-je vous demander quelle présidence ? Quelle république, en fait, nous en fournissons plusieurs. Mais la France, bien sûr ! L’Élysée. Nous avons un problème pour l’émission de ce soir. Nous ne sommes pas d’accord sur la couleur et le président a besoin de plus de cravates pour faire des essais. Vous comprenez notre urgence. Heureusement, nous sommes presque voisins… Je prends un air incrédule et un peu provocateur pour répondre au ton trop évident de mon interlocutrice : Vous voulez dire que le président va passer ? C’est le mieux pour choisir en effet, nous avons une vingtaine de présentoirs avec chacun deux cents cravates, toutes différentes. Dédaignant ma tentative d’espièglerie, la réponse ne se fait pas attendre, avec une assurance qui n’a pas l’habitude de se voir résister : Vous ne pouvez pas nous envoyer quelqu’un avec des exemplaires de bleu ? Je vais me faire un plaisir de me déplacer, madame. En imprimé, en soie brochée ou tissée peut-être ? Je passe sur les explications nécessaires à la présélection de la trentaine de modèles avec lesquels je pénètre trente minutes plus tard dans un salon du Palais, où une lourde glace en pied me tient compagnie. Je perçois des voix dans la pièce voisine et une jeune femme en sort bientôt. Elle regroupe ses portables en main gauche pour me tendre la droite : - Bonjour monsieur, c’est moi qui vous ai appelé. Grâce à vous, je suis experte en soie pour présidents. Il arrive. Je vous présente son conseiller en communication. Elle ferait mieux de se présenter, elle, plutôt qu’un visage que j’ai longtemps connu comme tous les Français au journal de 20 heures. L’ancienne star de la télévision a un costume bien coupé et une belle soie brochée autour du cou, rien à dire. Il cherche une cravate originale pour créer une rupture lors de l’émission du soir. Nous discutons de trois modèles avec des variations de teintes et de textures. Ma préférence va à une pièce rehaussée de soie tissée. La conseillère reste plongée dans ses écrans quand le président entre. Il m’interroge avec un sourire : Bonjour monsieur, vous aussi vous trouvez que mes cravates bleues n’expriment pas assez de choses ? J’avoue qu’à part celles en laine de Balladur qui inspiraient une confiance

Le poids de la cravate (présidentielle)

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Page 1: Le poids de la cravate (présidentielle)

Le poids de la cravate (présidentielle) Nous n’avons pas beaucoup d’appels d’urgence chez Charvet, place Vendôme. Nous incarnons le temple de la cravate et de la chemise sur mesure depuis 1838. Notre rythme tient plus de la recherche de la perfection que de l’excitation médiatique. ⁃ Bonjour monsieur, c’est le secrétariat général de la Présidence. Pourrais-je parler au directeur,

s’il vous plaît ? Notre qualité de tissus, mais surtout de service, nous vaut une clientèle très « relevée ». ⁃ C’est moi. Quelle présidence, madame ? Nous habillons beaucoup de présidents de groupe. ⁃ Pas une entreprise, monsieur. La présidence de la République. Nous avons depuis plus de trente ans une commande hebdomadaire d’un président africain de deux chemises avec cravates qu’il nous laisse assortir. La discrétion est une vertu des maisons de luxe et je me dois d’avancer prudemment en ce jeudi 28 mars après-midi. ⁃ Puis-je vous demander quelle présidence ? Quelle république, en fait, nous en fournissons

plusieurs. ⁃ Mais la France, bien sûr ! L’Élysée. Nous avons un problème pour l’émission de ce soir. Nous

ne sommes pas d’accord sur la couleur et le président a besoin de plus de cravates pour faire des essais. Vous comprenez notre urgence. Heureusement, nous sommes presque voisins…

Je prends un air incrédule et un peu provocateur pour répondre au ton trop évident de mon interlocutrice : ⁃ Vous voulez dire que le président va passer ? C’est le mieux pour choisir en effet, nous avons

une vingtaine de présentoirs avec chacun deux cents cravates, toutes différentes. Dédaignant ma tentative d’espièglerie, la réponse ne se fait pas attendre, avec une assurance qui n’a pas l’habitude de se voir résister : ⁃ Vous ne pouvez pas nous envoyer quelqu’un avec des exemplaires de bleu ? ⁃ Je vais me faire un plaisir de me déplacer, madame. En imprimé, en soie brochée ou tissée

peut-être ? Je passe sur les explications nécessaires à la présélection de la trentaine de modèles avec lesquels je pénètre trente minutes plus tard dans un salon du Palais, où une lourde glace en pied me tient compagnie. Je perçois des voix dans la pièce voisine et une jeune femme en sort bientôt. Elle regroupe ses portables en main gauche pour me tendre la droite : - Bonjour monsieur, c’est moi qui vous ai appelé. Grâce à vous, je suis experte en soie pour présidents. Il arrive. Je vous présente son conseiller en communication. Elle ferait mieux de se présenter, elle, plutôt qu’un visage que j’ai longtemps connu comme tous les Français au journal de 20 heures. L’ancienne star de la télévision a un costume bien coupé et une belle soie brochée autour du cou, rien à dire. Il cherche une cravate originale pour créer une rupture lors de l’émission du soir. Nous discutons de trois modèles avec des variations de teintes et de textures. Ma préférence va à une pièce rehaussée de soie tissée. La conseillère reste plongée dans ses écrans quand le président entre. Il m’interroge avec un sourire : ⁃ Bonjour monsieur, vous aussi vous trouvez que mes cravates bleues n’expriment pas assez de

choses ? J’avoue qu’à part celles en laine de Balladur qui inspiraient une confiance

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soporifique, je n’ai jamais vu de cravate marquer une identité. Dans leur jargon, mes amis communicants me parlent même d’appétence de cravate.

Le conseiller se justifie : ⁃ Ce n’est pas que ça. Si on veut changer de registre, il faut un marqueur qui le prouve. Du

renouveau dans le style de cravate, c’est un début. ⁃ Oui, mais ce n’est pas une fin en soi. Donc pas trop voyant, le changement, sinon tout le monde

va titrer dessus demain : Et maintenant, le changement de cravate ! Je les vois d’ici : Il change d’avis comme il change de cravate. Comment vous la trouvez, celle-ci, monsieur ? me demande le président en finissant de nouer un superbe bleu pétrole.

⁃ Sobre et distinguée, monsieur le Président. Avisant notre marque au dos du modèle, il ajoute : ⁃ Ah ! Charvet ! Au moins, c’est sûr que ça ne fait pas conseiller général de canton. ⁃ Pour ça, évitez surtout de fermer les deux boutons de la veste, ça fait vraiment une différence.

Voilà, monsieur le Président. Il se tourne vers son équipe qui sourit. ⁃ Alors, pas mal, celle-là ? Une variante de bleu originale, non ? ⁃ Oui. Pas mal. Elle part un peu sur le côté. Resserre un peu le nœud. ⁃ C’est dingue, on me dit toujours ça. Soit je porte à gauche, soit à droite. Les gens font attention

à ça, c’est tout de même un problème. Le conseiller intervient : ⁃ Je me dis peut-être qu’il faut les prendre plus longues, tes cravates. Pour qu’elles descendent

bien et qu’elles se tiennent plus droites. ⁃ Ah non ! Tu ne veux pas que j’aie l’air de Chirac, non plus ? Nous avons la Corrèze en

commun, c’est déjà beaucoup, je ne vais pas remonter mon pantalon sur le ventre pour lorgner sur sa stature.

Regardant l’heure qui tourne et passant la main sur sa cravate pour la positionner, il me demande : ⁃ Vous avez une explication, monsieur ? ⁃ Ce n’est pas un problème de longueur. Il nous arrive de faire des cravates sur mesure pour nos

clients particulièrement grands et notamment ceux qui poussent l’élégance jusqu’à avoir une largeur très précise au niveau du cou pour faire un nœud calibré.

⁃ Je ne vais tout de même pas la faire sur mesure. Si ça se sait, je passe pour un hyper –riche. ⁃ Ce n’est pas nécessaire. Si je puis me permettre, le problème vient de votre… En fait, disons

que le relief stomacal la force à tomber de côté. Elle hésite à partir à droite ou à gauche en permanence. Et d’ailleurs, ça compense sur le nœud et ça crée un desserrement au niveau du cou…, du coup.

Les conseillers sont interdits devant notre échange scientifique autour du nœud présidentiel. ⁃ Bon, qu’est-ce qu’on fait alors ? ⁃ Je vous propose ce que j’ai fait sur un client. Comme sur un filet de pêche qu’on leste avec un

fil à plomb, j’ai développé un ruban de métal très fin qui est cousu à l’intérieur, ça marche très bien. Cravate droite impeccable en toute situation. Et nous pouvons le faire pour le modèle de ce soir.

⁃ Voilà, on avance bien, dit la conseillère inconnue. Le bleu légèrement différent et avec des reflets qu’on ne te connaît pas, pour l’entretien. Pour la suite, on leste toutes les cravates. Après, on a prévu une séance de captation en motion design, on va modéliser ta silhouette comme pour un jeu vidéo. On pourra préparer des typologies de tenue selon les situations

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et réagir très vite à d’éventuelles variations de poids. Il y eut un flottement comme si le président s’interrogeait sur une éventuelle caméra cachée. Mais son conseiller appuya le dispositif d’un ton rassurant : ⁃ Petit à petit, on modernise, on donne du sens, on rajoute du poids à ta communication.

Après ce tourbillon dans les coulisses du pouvoir de la communication, je descends rapidement la rue du Faubourg-Saint-Honoré avec mes cravates dans les bras et en tête tout le poids des apparences. Le poids des mots, l’entourage des puissants qui pèse dans tous les sens du terme et le souci du détail qui nous fait lester les cravates pour donner du poids à une stature. Je me sens léger comme de la soie.