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L’Encéphale, 2005 ; 31 : 25-7, cahier 3 S 25 Le poids des événements de vie dans les troubles unipolaires et bipolaires P. GORWOOD (1) (1) Hôpital Louis Mourier, Service de Psychiatrie, 178, rue des Renouillers, 92700 Colombes. Retranscription Ch. Spadone. La pertinence de la recherche des événements de vie, de leur sens, de leur historique dans la trajectoire des patients, est manifeste en pratique quotidienne. L’acception de la notion d’événements de vie diffère selon l’approche psychiatrique : les événements précoces dans l’émergence du trouble ou sa réémergence, le poids accordé à la perte d’objet, interne ou externe, ou à la perte « symbolique », sont au centre de la théorie et de la pra- tique psychanalytique. Le rôle délétère sur l’équilibre psy- chique a, historiquement, été reconnu par les premières écoles étudiant l’impact du stress, stress qui contraint à un réaménagement adaptatif, sollicitant l’individu et pou- vant dépasser son but, ou le conduire à se sentir incapable de résoudre le problème, et parfois à développer un épi- sode dépressif. La capacité à gérer les événements de vie stressants renvoie aux compétences individuelles, au tempérament et impose de prendre en compte une dimension sociale. HÉTÉROGÉNÉITÉ DU CONCEPT Pour rendre compte de l’hétérogénéité de la place des événements de vie, il faut considérer la dimension indivi- duelle du sujet. L’événement peut toucher la santé physi- que de l’individu. Il a un impact différent : selon le contexte social, comme l’illustre la notion d’« effet-tampon » où l’entourage peut amoindrir l’impact du stress ; selon la per- sonnalité prémorbide ; selon le niveau socio-économique ; selon le traitement, comme par exemple lorsque l’événe- ment de vie altère l’observance thérapeutique ; selon l’environnement personnel, familial, affectif et profession- nel ; selon le contexte endocrinologique, du fait de l’impor- tance de l’axe cortisolique dans le stress ; selon l’exis- tence de facteurs biochimiques ou génétiques, qui peuvent intervenir en modulant la façon dont le sujet inter- prète l’événement de vie. Il faut également envisager de quelle façon les événe- ments de vie agissent. Ils peuvent toucher le sujet ou ses proches, de façon plus ou moins intime. La capacité du sujet à anticiper l’événement de vie est importante : un événement brutal, sans possibilité d’anticipation et donc de mobilisation des défenses, sera d’autant plus délétère. La focalisation sur un domaine de vie particulier, la réac- tion du sujet, amoindrissant ou au contraire exacerbant l’impact du stress, la sévérité de l’événement de vie, objec- tivée si possible à l’aide d’outils quantitatifs, enfin la gravité ressentie par le sujet, sont autant de facteurs à prendre en compte dans l’évaluation des effets des événements de vie sur l’individu. L’explication avancée pour les troubles mentaux fait toujours intervenir trois dimensions : les facteurs généti- ques, les facteurs environnementaux et de stress, et les facteurs familiaux ou éducationnels. Les interactions per- manentes et complexes entre ces trois lignées de facteurs rendent nécessaire une approche intégrative (1). Par exemple, les facteurs génétiques peuvent avoir un rôle essentiel dans la qualité de mise en place d’un réseau social, et dans la capacité à introduire ce réseau social dans le « tamponnement » de l’effet délétère des événe- ments de vie. ATTRIBUTION DES ÉVÉNEMENTS DE VIE AUX DIFFÉRENTS TROUBLES MENTAUX Une étude publiée dans les Archives (6) a montré que les événements du registre du danger ou d’une menace à venir se retrouvent plus chez les sujets qui déclenchent un trouble anxieux, tandis que ceux qui sont du registre de la perte sont plus volontiers retrouvés avant un trouble de l’humeur. Une autre publication (1) a étudié séparément les dépressions névrotico-réactionnelles et les dépressions endogènes : la cinétique des événements de vie et la

Le poids des événements de vie dans les troubles unipolaires et bipolaires

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L’Encéphale, 2005 ; 31 : 25-7, cahier 3 S 25

Le poids des événements de vie dans les troubles unipolaires et bipolaires

P. GORWOOD (1)

(1) Hôpital Louis Mourier, Service de Psychiatrie, 178, rue des Renouillers, 92700 Colombes.

Retranscription Ch. Spadone.

La pertinence de la recherche des événements de vie,de leur sens, de leur historique dans la trajectoire despatients, est manifeste en pratique quotidienne.

L’acception de la notion d’événements de vie diffèreselon l’approche psychiatrique : les événements précocesdans l’émergence du trouble ou sa réémergence, le poidsaccordé à la perte d’objet, interne ou externe, ou à la perte« symbolique », sont au centre de la théorie et de la pra-tique psychanalytique. Le rôle délétère sur l’équilibre psy-chique a, historiquement, été reconnu par les premièresécoles étudiant l’impact du stress, stress qui contraint àun réaménagement adaptatif, sollicitant l’individu et pou-vant dépasser son but, ou le conduire à se sentir incapablede résoudre le problème, et parfois à développer un épi-sode dépressif.

La capacité à gérer les événements de vie stressantsrenvoie aux compétences individuelles, au tempéramentet impose de prendre en compte une dimension sociale.

HÉTÉROGÉNÉITÉ DU CONCEPT

Pour rendre compte de l’hétérogénéité de la place desévénements de vie, il faut considérer la dimension indivi-duelle du sujet. L’événement peut toucher la santé physi-que de l’individu. Il a un impact différent : selon le contextesocial, comme l’illustre la notion d’« effet-tampon » oùl’entourage peut amoindrir l’impact du stress ; selon la per-sonnalité prémorbide ; selon le niveau socio-économique ;selon le traitement, comme par exemple lorsque l’événe-ment de vie altère l’observance thérapeutique ; selonl’environnement personnel, familial, affectif et profession-nel ; selon le contexte endocrinologique, du fait de l’impor-tance de l’axe cortisolique dans le stress ; selon l’exis-tence de facteurs biochimiques ou génétiques, quipeuvent intervenir en modulant la façon dont le sujet inter-prète l’événement de vie.

Il faut également envisager de quelle façon les événe-ments de vie agissent. Ils peuvent toucher le sujet ou sesproches, de façon plus ou moins intime. La capacité dusujet à anticiper l’événement de vie est importante : unévénement brutal, sans possibilité d’anticipation et doncde mobilisation des défenses, sera d’autant plus délétère.La focalisation sur un domaine de vie particulier, la réac-tion du sujet, amoindrissant ou au contraire exacerbantl’impact du stress, la sévérité de l’événement de vie, objec-tivée si possible à l’aide d’outils quantitatifs, enfin la gravitéressentie par le sujet, sont autant de facteurs à prendreen compte dans l’évaluation des effets des événementsde vie sur l’individu.

L’explication avancée pour les troubles mentaux faittoujours intervenir trois dimensions : les facteurs généti-ques, les facteurs environnementaux et de stress, et lesfacteurs familiaux ou éducationnels. Les interactions per-manentes et complexes entre ces trois lignées de facteursrendent nécessaire une approche intégrative (1). Parexemple, les facteurs génétiques peuvent avoir un rôleessentiel dans la qualité de mise en place d’un réseausocial, et dans la capacité à introduire ce réseau socialdans le « tamponnement » de l’effet délétère des événe-ments de vie.

ATTRIBUTION DES ÉVÉNEMENTS DE VIE AUX DIFFÉRENTS TROUBLES MENTAUX

Une étude publiée dans les Archives (6) a montré queles événements du registre du danger ou d’une menaceà venir se retrouvent plus chez les sujets qui déclenchentun trouble anxieux, tandis que ceux qui sont du registrede la perte sont plus volontiers retrouvés avant un troublede l’humeur.

Une autre publication (1) a étudié séparément lesdépressions névrotico-réactionnelles et les dépressionsendogènes : la cinétique des événements de vie et la

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charge de stress associée montrent que l’exacerbationdes événements de vie stressants dans les quelquessemaines qui précèdent l’épisode est identique dans lesdeux groupes, de même que l’accumulation totale destress dans les 6 mois précédents ; en revanche, dans lesdépressions non-endogènes, les vitesses d’apparition dustress sont franches, rapides, facilement repérables. Ladifférence entre dépressions endogène et non endogènerésiderait donc, pour l’observateur, dans la facilité à repé-rer les événements de vie stressants plus que par uneréelle différence du poids des événements de vie stres-sants dans leur genèse.

ÉVÉNEMENTS DE VIE ET GUÉRISON

On a pu montrer que les patients qui restent déprimésde façon chronique après un épisode, c’est-à-dire durantplus de deux ans, présentent significativement plus d’évé-nements de vie que les patients qui guérissent. Cette dif-férence concerne à la fois les événements de vie surve-nant avant l’épisode et ceux survenant durant le traitement(2).

Il faut également prendre en compte les facteurs posi-tifs, de résilience, parmi les événements de vie : les « freshstart events », événements qui permettent de « nouveauxdéparts »…

Le modèle du kindling est un autre phénomène à pren-dre en compte : les événements de vie stressants sont demoins en moins retrouvés au fur et à mesure des épisodes.Sur le plan biologique, ce modèle évoque les cascadesd’événements qui suivent la décharge neuronale : activa-tion de seconds messagers puis de transcription de pro-téines. Ce mécanisme adaptatif devient, par un phéno-mène d’hypersensibilisation, délétère sur l’organismelorsqu’il est trop répétitif. Chaque événement stressantpeut augmenter les symptômes, favoriser la rechute etexpliquer les récurrences. Ceci peut modifier le supportsocial, les émotions exprimées de l’environnement, lesschémas cognitifs selon lesquels les patients perçoiventl’événement, les modalités de l’événement.

ÉVÉNEMENTS DE VIE ET TROUBLE BIPOLAIRE

La comparaison de patients bipolaires, maniaques,dépressifs ou euthymiques, montre que les événementsde vie qui précèdent le dernier épisode, lorsque celui-cisurvient au moins un an après le précédent, sont compa-rables chez les patients maniaques et chez les patientsdéprimés. En revanche, le traitement médicamenteux,l’observance thérapeutique et les antécédents personnels« modulent » le rôle précipitant des événements de vie.

Parmi les événements de vie à prendre en compte, onpeut évoquer le changement de rythme social, par exem-ple à l’occasion d’un changement de poste professionnel.Celui-ci entraîne à la fois un stress, une modification durythme social et une modification du rythme biologique,en particulier de sommeil. Ces changements de rythmesemblent avoir une importance particulière chez lespatients bipolaires : ils sont retrouvés de façon électiveparmi les événements de vie stressants précédant un épi-sode maniaque (3).

ÉVÉNEMENTS DE VIE ET TROUBLE DÉPRESSIF UNIPOLAIRE

Chez les patients unipolaires, le poids des événe-ments de vie apparaît globalement similaire chez lespatients présentant une pathologie à forte récurrence(trois épisodes ou plus) ou à faible récurrence (un ou deuxépisodes) (3). En revanche, lorsqu’on examine les évé-nements de vie les plus sévères ou les plus potentielle-ment dépressogènes, ils apparaissent plus fréquentsdans le groupe avec un ou deux épisodes que dans celuiavec trois épisodes ou plus, tandis que l’inverse estobservé avec les événements de vie de type « inci-dents », les plus banals.

CONCLUSION

Les événements de vie, engendrés par une situationparticulière, mobilisent l’entourage, génèrent du stress,s’inscrivent dans une trajectoire individuelle, et possèdentdes effets délétères en rapport avec la façon dont le sujetinterprète l’événement.

Ces différentes modalités répondent à des approchesthérapeutiques potentielles : la prise en charge socialevise l’environnement, la psychothérapie de soutien aidel’individu, la psychothérapie familiale aide aux remanie-ments familiaux, les thérapies cognitives et comportemen-tales permettent de corriger les schémas cognitifs altérés,la psychothérapie psychanalytique replace ces événe-ments dans leur histoire, et la pharmacothérapie vise àcorriger les effets délétères du stress et des événementsdépressogènes.FIG. 1. — Le modèle de « kindling ».

Secondes Années

GHNeuropeptides

Récepteurs

Enzymes

Neurotransmetteurs

Prot G c-AMP

JoursHeuresMinutes

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Références

1. FRANK E PhD, ANDERSON B MS, REYNOLDS CF III et al. Lifeevents and the research diagnostic criteria endogenous subtype.Arch Gen Psychiatry 1994 ; 51 : 519-24.

2. ECCLESTON D, SCOTT J. Treatment, prediction of relapse and pro-gnosis of chronic primary major depression. Int Clin Psychopharma-col 1991 ; S2 : 3-10.

3. GORWOOD P. Mesurer les événements de vie en psychiatrie.Paris : Masson, 2004, 158 pages.

4. KENDLER KS, KARKOWSKI-SHUMAN L. Stressful life events andgenetic liability to major depression : genetic control of exposure tothe environment ? Psychol Med 1997 ; 27 : 539-47.

5. MALKOFF-SCHWARTZ S, FRANK E, ANDERSON BP et al. Socialrhythm disruption and stressful life events in the onset of bipolar andunipolar episodes. Psychol Med 2000 ; 30 : 1005-16.

6. UHLENHUTH EH, PAYKEL ES. Symptom configuration and lifeevents. Arch Gen Psychiatry 1973 ; 28 : 744-8.