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SUR L'IDÉALISME DE C. S. PEIRCE Author(s): Claudine Tiercelin Reviewed work(s): Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 187, No. 3, LE PRAGMATISME (JUILLET-SEPTEMBRE 1997), pp. 337-352 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41097957 . Accessed: 03/10/2012 10:37 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue Philosophique de la France et de l'Étranger. http://www.jstor.org

LE PRAGMATISME || SUR L'IDÉALISME DE C. S. PEIRCE

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SUR L'IDÉALISME DE C. S. PEIRCEAuthor(s): Claudine TiercelinReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 187, No. 3, LE PRAGMATISME(JUILLET-SEPTEMBRE 1997), pp. 337-352Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41097957 .Accessed: 03/10/2012 10:37

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SUR L'IDÉALISME DE C. S. PEffiCE

Après être surtout passé pour un mouvement matérialiste, utili- tariste, voire philistin, le pragmatisme semble être davantage asso- cié aujourd'hui - mais toujours pour le pire plus que pour le meil- leur - à une forme d'idéalisme. Et comme toujours aussi, Peirce remporte encore une fois la palme. Qu'il s'agisse de sa conception de la vérité comme limite idéale de l'enquête, de son impuissance à comprendre l'importance cruciale de l'éthique par rapport à la logique et à l'epistemologie, pour ne rien dire de sa métaphysique débridée, Peirce est un sommet d'idéalisme. Les critiques, de Quine à Putnam, en passant par Rorty, le répètent à l'envi. Mais que faut-il au juste mettre sous ce terme d'idéalisme, ô combien vague et ambigu ? Le pragmatisme peircien n'aurait-il qu'une vertu, ce serait d'avoir appris à qui veut bien faire l'effort de le lire que le sens d'un concept n'est rien d'autre que l'ensemble des effets sensi- bles qu'il est (ou plutôt serait) susceptible de produire. Comment dans ces conditions donner corps à l'idéalisme de Peirce, au demeu- rant revendiqué par lui ?

D'abord en le distinguant d'autres formes d'idéalisme que lui- même s'emploie à désavouer ; ensuite en expliquant comment celui- ci est en fait parfaitement en accord avec le tour réaliste que Peirce donne à son pragmatisme : ce qu'un certain nombre de commenta- teurs ont du reste établi1 ; enfin et surtout, en analysant de plus près la nature exacte de son «idéalisme objectif».

1. Aussi ne nous concentrerons-nous pas ici, sur ce point, que nous avons par ailleurs présenté in Le vague est-il réel ? Sur le réalisme de Peirce, Philoso- phie, n° 10, 1986. Voir aussi, notamment, les analyses classiques de Murray. Murphey, The Development of Peirce' s Philosophy, Cambridge, Mass., 1961 ; Max Fisch, Peirce's Progress from Nominalism to Realism, The Monist, LI,

Revue philosophique, n° 3/1997

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1/ L'opposition de Peirce à certaines formes d'idéalisme

Quelques précisions s'imposent donc ici1. Peirce a toujours reconnu l'influence déterminante de quatre philosophes sur sa propre version de l'idéalisme, Platon, Berkeley, Hegel et Kant, mais aussi indiqué ses réserves à leur égard. Le platonisme de Peirce n'est jamais aussi net que dans sa philosophie de l'arithmé- tique où il caractérise les nombres comme des « idées » appartenant comme telles à «l'univers platonicien des pures formes» (4.118)2, un «monde interne» (4.161), proche d'un univers frégéen de pen- sées ou de lois de l'être pur ou de l'être vrai, où « le développement de toute la théorie des nombres se fait à partir d'un petit nombre de propositions premières et primitives» (2.361; 6.595) et où ces «riens aériens» (6.455), éternels et abstraits «ne sont pas du tout créés par le mathématicien » (4. 161) et restent donc, pour ce qui est des conditions de vérité de leurs propositions, transcendantes à leur vérification. Mais le platonisme apparaît aussi dans les réflexions métaphysiques sur l'efficace ou le pouvoir réel ou causal des idées elles-mêmes, tel qu'il se manifeste dans l'essor de la « Raisonnabi- lité concrète»: c'est ce pouvoir créatif des idées (6.289,303) ou de l'Amour finalisé - auquel Peirce donne le nom d'agapisme - qui lui fait dire que les idées ne sont pas des formules abstraites, mais qu'elles ont une vie bien à elles, et peuvent même être comparées à des personnes (6.315), témoignant en tout cas d'une «continuité entre l'esprit de l'homme et le Tout-Puissant» (6.307).

Toutefois, le platonisme, c'est aussi une division entre le domaine des idées et celui des existants, l'insistance sur l'indépen-

1967, p. 159-178, repris in Peirce's Semeiotic : Essays in Honour of Max Fisch, K. Ketner & Ch. Kloesel (eds), Bloomington, Indiana, 1986 ; Robert Almeder, The Philosophy of C. S. Peirce, Blackwell, Oxford, 1981 ; Thomas Goudge, The Thought of C. S. Peirce, Univ. of Toronto Press, 1950 ; et Christopher Hook- way, C. S. Peirce, Routledge & Kegan Paul, 1985. Goudge est plus sceptique à ce sujet et attribue l'échec de Peirce à une tension irréductible entre les ten- dances transcendantalistes et naturalistes de sa pensée ; bien qu'il ne situe pas ici les tensions de Peirce, Ch. Hookway admet qu'il est difficile de qualifier Peirce simultanément de réaliste et d'idéaliste.

1. Peirce's objective idealism : a Defense, conférence donnée lors de la réu- nion annuelle de la Peirce Society, dans le cadre de la session de Y American Philosophical association, New York, décembre 1995, à paraître dans les Tran- sactions of the C. S. Peirce Society.

2. Toutes les références renvoient, selon l'usage, au numéro de volume suivi du numéro de paragraphe d'après l'édition en huit volumes des Collected Papers of C. S. Peirce, Harvard Univ. Press, Cambridge, Mass., 1931-1958.

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dance des Idées, ce que l'on critique aujourd'hui sous le terme de « réalisme métaphysique ». Or, y compris en mathématique1, Peirce adopte une forme de réalisme « scolastique » proche du scotisme, qui lui fait dire que sa solution au problème des universaux n'aura rien à voir avec des «idées platoniciennes» (8.17; cf. 1.27 n.). La faute majeure en effet lui paraît être de concevoir que «la réa- lité est quelque chose d'indépendant de la relation représentative » (5.315; cf. 8.13). Il faut dire au contraire que «Le réel est ce qui signifie quelque chose de réel» (8.17). L'essentiel paraît donc à Peirce d'abord de ne pas céder à cette tendance métaphysique protéenne à sortir du langage et de la représentation (sur ce plan, platoniciens et nominalistes sont du reste renvoyés dos à dos), puis de montrer que les universaux sont réels, et ne sauraient donc se réduire, bien qu'étant d'une nature essentiellement predicative (5 . 120), à ce que nous en pensons. « Le réel n'est pas ce qu'il peut nous arriver d'en penser, mais ce qui n'est en rien changé par ce que nous pouvons en penser» (8.18).

Contrairement à ce que l'on croit encore souvent aujourd'hui, lorsqu'on en aborde la querelle réalisme/anti-réalisme à propos des universaux, Peirce considère donc que l'alternative esse in anima I esse extra animant est fausse. Les universaux sont sans conteste des noms ou des concepts. Mais ne sont-ils que cela ? L'op- position fondamentale, comme l'ont bien vu les scolastiques de tous bords, est donc celle du fundamentum universalitatis (6.377).

Et c'est précisément parce que Peirce ne situe pas dans la ques- tion mental / non mental l'opposition entre Nominalisme ou Idéa- lisme et Réalisme qu'il n'est pas gêné de prime abord par Y « idéa- lisme» ou immatérialisme de Berkeley. Au contraire, aussi bien dans sa théorie de la pensée-signe que dans son analyse des signes, Peirce dit n'avoir fait que suivre «la méthode non formulée» de l'évêque (6.481). C'est qu'en effet, «il est impossible que ce à quoi nous pensons soit d'une nature différente de la pensée elle-même. Car la pensée qui pense et l'objet de pensée immédiat ne sont qu'une seule et même chose, vue sous des angles différents » (6 . 339) Berkeley avait donc jusque-là raison. Comme l'ajoute Peirce dans le compte rendu qu'il fait de l'édition Fraser, Berkeley s'est simple-

1. Où il épouse une forme très subtile de «réalisme non platonicien», cf. C. Tiercelin, Peirce's Realistic Approach to Mathematics : Can one be a Realist without being a Platonist ?, in C. S. Peirce and the philosophy of science (papers from the Harvard Congress, 1989), E. C. Moore (ed.), Univ. of Ala- bama Press, 1993, p. 30-48.

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ment comporté comme quelqu'un qui pense que « nous ne connais- sons rien en dehors de l'esprit » (8 . 30). L'immatérialisme n'est donc pas un irréalisme, tout réalisme impliquant, jusqu'à un certain point, un idéalisme phénoméniste de ce genre : « Quand je dis blanc, je n'irai pas aussi loin que Berkeley et je ne dirai pas que je pense à une personne en train de voir. Mais je dirai que ce que je pense est de la nature même de la connaissance » (5 . 385).

Où Berkeley s'est-il donc trompé ? D'abord en ne tenant pas assez compte de la force réactive de l'existence ou de l'expérience (en termes catégoriels peirciens, de la Secondéité), qui convaincrait pourtant n'importe quel idéaliste se cognant contre un réverbère de la réalité du monde extérieur : d'où ses glissements vers l'idéalisme platonicien, la réalité de la chose sensible résidant finalement, sous forme d'archétypes, dans l'esprit divin (8.30). Ensuite, en rédui- sant la pensée non pas tant à un esprit qu'à un esprit pensant dans le présent et l'acte : aussi le cheval cesse-t-il d'exister dès que plus personne n'est là pour le regarder (8.30, 1.36, 37, 39, 7.344). Or penser, selon Peirce, a plus à voir avec la continuité et l'indétermi- nation qu'avec la présence : le nominalisme discontinuiste de Ber- keley est donc incompatible avec le fonctionnement correct de la relation-signe, comme le révèle dans la Siris l'échec de Berkeley à y réfléchir autrement que par référence à un processus dyadique et fermé, où les signes n'interprètent pas d'une manière irréductible- ment indéfinie, mais lisent la « Grammaire » de 1' « Auteur » de la Nature1.

L'idéalisme de Peirce a aussi des affinités avec l'idéalisme alle- mand ou absolu. Peirce avoue du reste «ressusciter Hegel bien qu'en un étrange costume» (1.40-41). Il loue le point de départ de Hegel, son sens de la complexité des catégories, mais finit par juger le système « complètement faux » (5 . 38). Hegel a construit un « château magnifique », mais, comme celui de Schelling, il est «inhabitable» (1.1). Certes, il a su montrer le pouvoir décisif de la rationalité, de l'intelligence (en termes peirciens, de la Tiercéité) (5 . 80), mais il a eu le tort d'y réduire les deux autres, là où le réa- lisme peircien s'affirme dans l'indétermination et l'irréductibilité foncière des trois catégories (la première étant celle du sentiment, de la spontanéité ou du possible). Or l'évolution de l'esprit n'est pas celle de la seule rationalité (5 . 92) : le sentiment aussi existe, ainsi que le vouloir ; l'évolution suit une voie plus souple que celle, néces-

1. Sur ce point, voir C. Tiercelin, La pensée-signe, éd. J. Chambón, 1993, p. 205-223.

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sitariste, dessinée par Hegel. Aussi est-il finalement « moins impor- tant d'hégélianiser Darwin que de darwiniser Hegel»1.

On a beaucoup écrit sur les relations entre Peirce et l'idéalisme transcendantal2 et conclu le plus souvent qu'en dépit des liens étroits entre Peirce et Kant le concept de « transcendantal » devait être tellement modifié qu'il paraissait difficile de l'y retrouver encore. Peirce au demeurant refusait d'être rangé parmi ces « apo- thicaires transcendantaux très forts pour rédiger une facture exi- geant une foule de présuppositions comme Voraussetzungen de la logique (...)» (2.113). Car il y a plus ici qu'un point de terminolo- gie. Comme Hookway l'a fait justement observer, la différence porte sur le statut logique des présuppositions de la logique. Pour les Kantiens, montrer que quelque chose est une présupposition indispensable de l'expérience ou de l'enquête légitime notre assu- rance en sa vérité. Pour Peirce, au contraire - tout en reconnais- sant avoir jadis parlé ainsi, alors qu'il était un bébé en philoso- phie - jamais une croyance ne peut être légitimée de cette manière. Tout au plus pouvons-nous l'espérer (2.113)3 même si «de tels espoirs jouent un grand rôle en logique».

C'est donc parce qu'il lui faut désormais « quelque chose de plus substantiel» que Peirce cherche ailleurs que chez Kant la voie à suivre, ou plutôt ailleurs que dans l'idéalisme transcendantal, car il se pourrait fort que le chemin dans lequel il s'engage soit assez

proche4 de la voie médiane envisagée par Kant lui-même dans la déduction transcendantale, à savoir celui d'une sorte de système de

préformation de la raison pure.

1. Writings of C. S. Peirce : a Chronological Edition, Bloomington Indiana, 1982, Peirce Edition Project, 30 vol. projetés, vol. 5, p. 222 ; voir aussi 6 . 305.

2. Voir notamment K. O. Apel, From Pragmatism to Pragmaticism, New York, 1981, C. Hookway, Metaphysics, Science and Self-Control : a Res- ponse to Apel, in Peirce and Contemporary Thought, K. Ketner (ed.), New York, Fordham Univ. Press, 1995, p. 398-415 ; ou K. Oehler, Is a trans- cendental Foundation of Semiotics Possible ?, Transactions of the Peirce Society, 1987, XXIII, n° 1, p. 45-62.

3. Hookway, op. cit., p. 402. 4. Cf. KRV, B . 166. C'est un point que j'ai soutenu dans La pensee-signe,

à la suite de Murphey, op. cit., p. 46, et développé plus en détail, s'agissant notamment de la conception peircienne de la rationalité normative et des liens entre normes logiques et évolution (qui permet de comprendre en quel sens les Anlagen zum Denken évoquées par Kant peuvent se traduire en termes d'habi- tudes ou de dispositions peirciennes à penser, habitudes naturelles qui sont bien le produit de l'évolution mais dont le contenu mental reste irréductible à elle) in Peirce on Norms, Evolution and Knowledge (Actes du Colloque d'Aa- rhus, Danemark: Chance; Love and Logic: Peirce on Evolution, sep- tembre 1996), Transactions of the Peirce Society, 1997.

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Ainsi comprendrait-on que Peirce se soit présenté comme le fils spirituel de Kant, qui avait si bien saisi « le lien inséparable entre connaissance rationnelle et finalité rationnelle» (5.412) et n'était au fond qu'un « pragmatiste confus ». En tout cas, s'il suffit d'abju- rer du fond de son cœur la chose en soi pour se retrouver finalement dans la peau d'un « pur kantien qui fut simplement forcé d'embras- ser le pragmaticisme, par étapes successives», il y a quelques rai- sons de penser que le « quelque chose de plus substantiel », Peirce va le trouver dans cette voie médiane, qu'il va justement décrire sous les traits de son «idéalisme objectif».

11/ L'idéalisme objectif de Peirce

Peirce a toujours présenté son idéalisme objectif, qu'on le juge obscur, voire contradictoire, comme un élément irréductible de sa philosophie au même titre que - et en parfaite harmonie avec - son réalisme scolastique, son synéchisme (ou métaphysique du continu) et ses engagements évolutionnistes. Commençons donc par en pré- senter l'argument.

La métaphysique doit nous dire à quoi doit ressembler le monde si les espoirs régulateurs qui guident nos recherches logiques sont absolument vrais (1.487). C'est donc notre travail en logique qui nous invite à élaborer un système métaphysique distinctif, étant entendu que, si nous fondions la logique sur la métaphysique, nous suivrions là un «plan insensé» (2.168), puisque nous ne pouvons nous appuyer sur les résultats de nos recherches métaphysiques lorsque nous poursuivons des analyses logiques. Reste que, tant que la métaphysique est incapable d'expliquer comment l'esprit possède les pouvoirs requis par l'exercice de la logique, qui est une science normative ou de contrôle de soi, les résultats de la logique sont défectueux ; on peut le comprendre, s'agissant de cette forme d'inférence logique que Peirce appelle « abduction » ou « rétroduc- tion» (et qu'il distingue de la déduction et de l'induction propre- ment dite) : « La rétroduction part de l'espoir qu'il y a assez d'affi- nité entre l'esprit de l'homme et la nature pour que ce qu'il essaie de deviner (guessing) ne soit pas voué à l'échec, étant entendu que chacun de ces essais est contrôlé par comparaison avec l'observa- tion» (1.121). Pour Peirce, il ne fait aucun doute que «le seul espoir que l'on puisse avoir que le raisonnement rétroductif par- vienne jamais à la vérité, c'est qu'il puisse y avoir une tendance naturelle à un accord entre les idées qui se suggèrent elles-mêmes à

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l'esprit humain et celles dont il est question dans les lois de la nature » (1 .81). Or, dans la mesure où l'on peut dire à l'avance que « l'univers a une explication, dont la fonction comme toute explica- tion logique est d'unifier la variété qu'on y observe, il s'ensuit que la racine de l'être est l'Un ». D'où deux conséquences ontologiques majeures, dont la première a trait à la conception que se fait Peirce de l'évolution de l'univers et à sa cosmologie réaliste et scienti- fique : il lui faut démontrer l'homogénéité fondamentale des choses qui apparaissent diverses à la perception, mais il lui faut aussi pré- senter une théorie de la manière dont la totalité des êtres est advenue à l'être : « La métaphysique doit rendre compte de tout l'être. Il lui faut donc supposer un état de choses dans lequel l'univers n'existait pas et considérer comment il a pu apparaître» (6.214). Ayant le choix entre trois conceptions métaphysiques de la réalité du changement, «à savoir, l'épicurisme, le pessimisme, ou l'évolutionnisme », Peirce opte pour la troisième qui soutient que « l'univers tout entier s'approche dans un futur infiniment distant d'un état doté d'un caractère général différent de celui vers lequel nous regardons dans le passé infiniment distant» (1.362). Ici, «la raison marche des prémisses à la conclusion» et «la nature a une fin idéale différente de son origine» (6.582). D'où la description suivante de la manière dont les choses se déroulent :

« Au commencement - infiniment lointain - il y aurait eu un chaos de sentiment non personnalisé, qui, étant sans liaison ni régularité, aurait été à proprement parler sans existence. Ce sentiment, se transformant ici et là en pure arbitrante, aurait semé le germe d'une tendance généralisante. Ses autres mutations auraient été evanescentes, mais avec un pouvoir de crois- sance. Ainsi aurait débuté la tendance à former des habitudes, et d'elle, jointe aux autres principes de l'évolution, toutes les régularités de l'univers seraient sorties. A tout moment, cependant, un élément de pur hasard (chance) survit, qui subsistera jusqu'à ce que le monde devienne un sys- tème absolument parfait, rationnel et symétrique, dans lequel l'esprit se cristallisera enfin dans un futur infiniment lointain» (6.33).

La seconde conséquence que Peirce tire de cette présentation se conçoit aisément ; comme il l'écrit dans le Ms 956 : « pour autant

que le processus de la nature est intelligible, le processus de la nature est identique au processus de la raison, la loi de l'être et la loi de la pensée, doit-on supposer pratiquement, sont une seule et même chose ». Il n'y a donc aucune raison de voir une démarcation entre la matière et l'esprit ; en vérité, une fois admis que « le dua- lisme cartésien ne trouve quasiment pas aujourd'hui de défen- seurs» (6.24), restent trois formes principales de monisme ontolo-

gique: d'abord le neutralisme, qui considère le matériau (stuff)

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dont est fait le cosmos comme n'étant ni physique ni psychique, mais neutre, les lois de la matière et de l'esprit n'étant que des déri- vations de celui-ci; ensuite le matérialisme, qui établit que la matière et ses lois sont primordiales, les phénomènes « psychiques » étant dérivés et spécifiques, enfin l'idéalisme qui considère l'esprit et sa loi comme « fondamentaux », les phénomènes physiques étant eux aussi dérivés et spécifiques.

Mais, comme le notent Goudge et Hookway1, Peirce ne se livre nulle part à un examen précis de ces positions. Il rejette le neutra- lisme comme étant « suffisamment condamné par la maxime connue sous le nom de rasoir d'Ockham, à savoir qu'on n'a pas à supposer plus d'éléments que nécessaire» (6.535). Le neutralisme est aussi coupable de « mettre les aspects internes et externes de la substance sur le même plan », donnant ainsi l'impression qu'ils sont «tous deux primordiaux» (6.24). Ne restent donc en lice que le matérialisme et l'idéalisme.

Or le matérialisme est pour Peirce étroitement lié au détermi- nisme mécaniste, lequel présente quatre défauts majeurs : il ne tient aucun compte du caractère téléologique de la réalité (les lois de la matière sont entièrement mécaniques et aveugles) ; il ne fait aucune différence entre l'action de l'esprit et l'action de la matière ; il fait fi de la première catégorie (Firstness), Le. de l'aspect qualitatif du réel. Si nous devions réduire l'esprit à la matière, nous ne pourrions expliquer le fonctionnement téléologique de l'esprit qui est toujours intentionnel (ce qui est fondamental, même au niveau du rationnel, qui n'est pas réductible à un calcul mais implique une collaboration entre les images ou icônes et les processus symboliques). L'intelli- gence est toujours triadique - elle n'agit pas à l'aveugle, comme un thermostat. Sinon, nous ne pourrions expliquer ni «le fait que notre connaissance du futur soit d'une nature si différente de notre connaissance du passé » (6.274). Enfin, il nous faudrait aller à l'en- contre de l'évidence observationnelle, qui montre l'impossibilité d'une croyance en un nécessitarisme strict. Quand nous regardons vraiment le monde, nous y trouvons « un degré extraordinaire d'approximation, et c'est tout» (1.402; 6.36); et nous sommes confrontés à la domination générale de la croissance et de la variété, lesquelles nous obligent à envisager l'hypothèse irrésistible d'une indétermination réelle dans les choses. Dès qu'on admet que le hasard est un élément objectif de l'univers, le matérialisme

1. Goudge, op. cit., p. 275 ; Hookway, op. cit., p. 275.

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vacille. Mais il s'effondre carrément dès qu'on se rend compte que le matérialisme est incapable d'expliquer les qualités des choses. Le tychisme et le sentiment deviennent ainsi un moyen décisif d'éta- blir l'idéalisme objectif: «en fait le hasard n'est que l'aspect externe de ce qui en soi est le sentiment» (6.265).

«En supposant l'échec de l'exactitude rigide de la causalité... nous gagnons de la place pour insérer l'esprit dans notre plan, et pour le mettre là où l'on en a besoin, dans la position de ce que, en tant qu'unique chose intelligible, il est fondé à occuper, celle de la fontaine de l'exis- tence» (6.61).

Certes, l'argument de Peirce peut ici paraître rapide. D'abord parce qu'il tient pour acquis que la physique newtonienne est le fin mot de l'histoire dans la caractérisation des propriétés fondamen- tales des substances physiques et conclut du fait de son impuis- sance à expliquer les propriétés du sentiment et la qualité sensible de l'expérience que la doctrine selon laquelle tout ce qui existe est matière est inacceptable. Mais pourquoi la mécanique newtonienne serait-elle incapable de fournir de tels arguments ? Ensuite, au lieu d'examiner la question de savoir si la matière inerte pourrait ou non susciter dans l'esprit des sentiments, Peirce nie d'emblée que ce soit possible et conclut que la seule chose qui existe, c'est l'esprit (6 . 245) : « Les qualités du sens externe, écrit-il, sont excitées par quelque chose de psychique en dehors de nous» (1.311); aussi vaut-il mieux dire que « c'est un sentiment psychique de rouge qui suscite en nous un sentiment sympathique de rouge dans nos sens » : nous ne sommes guère loin ici, comme le note Goudge du « sentiment de sentiment », cher à Whitehead1.

Mais une fois encore, sommes-nous en présence d'un véritable

argument ? Car à l'évidence, la position de Peirce est très proche de ce que l'on appelle traditionnellement l'émergentisme. Or, d'ordi- naire, comme l'ont montré C. D. Broad2 ou, plus récemment, Jaeg- won Kim, les émergentistes associent leurs thèses à une conception matérialiste de la matière. Ainsi voit-on Samuel Alexander, l'un des représentants majeurs de l'émergentisme, soutenir qu'il n'y a pas de processus mentaux en dehors des processus neurologiques :

« C'est ainsi que nous prenons conscience, en partie par l'expérience, en partie par la réflexion, du fait qu'un processus dont la qualité distinctive est l'esprit ou la conscience n'est en même lieu et temps qu'un processus neurologique, c'est-à-dire lié à un processus différencié et complexe de

1. Goudge, op. cit., p. 278. 2. C. D. Broad, Mind and Us flace in ïSature, Londres, JVegan raul, lyzD,

4e éd., 1947.

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notre corps vivant. Nous sommes donc forcés d'aller au-delà de la pure et simple corrélation du mental avec ces processus neurologiques et de les identifier. Il n'y a qu'un seul processus, qui, d'une complexité spécifique, a la qualité de la conscience. Il faut donc accepter comme un fait empirique qu'un processus neurologique d'un certain niveau de développement pos- sède la qualité de la conscience et est par là-même un processus mental, et inversement, qu'un processus mental est aussi un processus vital, d'un cer- tain ordre. »l

II s'agit là, comme le note Kim2 presque mot pour mot, de ce qui est défendu de nos jours sous le nom de « physicalisme des par- ticuliers » (token physicalism) ou de la théorie de l'identité des par- ticuliers, une forme de physicalisme non réductiviste. Ce n'est pas un hasard si Alexander qualifie cette position de « doctrine de l'identité de l'esprit et du corps ». Or de cette théorie moniste, dont le point de départ est le même que celui de Peirce, c'est la conclu- sion opposée qui est tirée. Citons encore Alexander :

«A partir de certaines conditions physiologiques, la nature a élaboré une nouvelle qualité d'esprit, qui n'est donc pas en soi physiologique, bien qu'il vive, se meuve et ait son être dans des conditions physiologiques. Il en découle qu'il n'y a et ne peut y avoir qu'une science indépendante de la psychologie. Aucune constellation physiologique ne nous explique pour- quoi ce devrait être l'esprit» (ibid., p. 8).

Mais en approfondissant la position émergentiste, on compren- dra peut-être mieux ce qui est au cœur de l'engagement peircien. Relisons par exemple la description que donne C. Lloyd Morgan, un autre représentant du mouvement, du développement du pro- toplasme :

« Dans la conférence précédente, on a avancé la notion de pyramide à plusieurs niveaux. Près de sa base, on trouve un fourmillement d'atomes qui ont une structure relationnelle et la qualité qu'on peut appeler d'ato- micité. Au-dessus de ce niveau, les atomes se combinent pour former de nouvelles unités, dont la qualité distinctive est la molécularité ; plus haut à une ligne d'avance, se trouvent disons, des cristaux, où les atomes et les molécules viennent se regrouper en de nouvelles relations dont l'expression est la forme cristalline ; une ligne plus haut, on trouve des organismes qui ont des relations naturelles d'un autre genre et qui confèrent la qualité de vitalité; et plus haut encore, survient (supervenes) une nouvelle sorte de mise en relation naturelle et à son expression peut s'appliquer le terme de "mentalité". »3

1. Samuel Alexander, Space, Time and Deity, Londres, Mac Miliari, 1923, 2* éd., 1927, p. 5-6. 2. J aegwon Kim, The non-reductivist's troubles with mental causation, in

Mental Causation, J. Heil & A. Mele (eds), Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 189-210.

3. C. Lloyd Morgan, Emergent Evolution, Londres, Williams & Norgate, 1923, p. 35.

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Sur l'idéalisme de C. S. Peirce 347

Mais, conclut Lloyd Morgan, «le vitalisme et l'animisme sont exclus, s'ils impliquent l'insertion de l'entelechie» (ibid.). Ce qui est une autre manière de dire que les atomes et leurs agrégats méréologiques épuisent la totalité de l'existence concrète : point n'est besoin d'introduire des « entéléchies », ou autres entités physi- quement étrangères, même si de nouvelles propriétés émergent pour caractériser la structure plus complexe des entités de base. Il n'y a aucune place dans cette vision des choses pour un existant concret qui ne serait pas complètement decomposable en atomes ou en un autre particulier physique fondamental.

Bien que les émergentistes prônent l'irréductibilité des proprié- tés de niveau supérieur (ce que Peirce appellerait l'irréductibilité de la troisième catégorie (Thirdness)) et les considèrent donc comme de nouvelles additions à l'ontologie du monde, ils les voient néan- moins comme émergeant à partir d'une base physique, et c'est pourquoi ils sont physicalistes, bien que non-réductivistes1.

« Comme il est presque sûr que parler d'une qualité émergente de vie a des relents de vitalisme, on pourrait dire incidemment ici, en y insistant, que si le vitalisme connote quoi que ce soit de la nature de l'Entelechie, ou de l'Élan, toute insertion dans l'évolution physico-chimique d'une influence étrangère qui doit être invoquée pour expliquer les phénomènes de la vie loin d'être impliquée, est explicitement rejetée sous le concept d'évolution émergente. »2

Or c'est précisément la conception qu'adopte Peirce, notam- ment dans Man's glassy essence (1892), où l'hypothèse selon

laquelle «le protoplasme non seulement sent (feels), mais exerce toutes les fonctions de l'esprit» (6.255) devient un argument en faveur de la nature psychique de la matière. C'est l'observation des

propriétés du protoplasme qui l'oblige, en raison de «la constitu- tion excessivement complexe de la molécule de protoplasme » et de son impossible explication en termes purement moléculaires, de faire l'hypothèse d'une « tendance primordiale à prendre des habi- tudes» (6.262) :

« Mais que dire de la propriété du sentiment ? Si la conscience n'appar- tient aucunement à tout le protoplasme, par quelle constitution méca- nique doit-on l'expliquer? Le «gluten» n'est rien qu'un composé chi- mique. Il n'y a rien d'intrinsèquement impossible à ce qu'il soit formé synthétiquement en laboratoire, à partir de ses composés chimiques ; et s'il était fait ainsi, il présenterait tous les caractères du protoplasme naturel. Sans nul doute alors, il sentirait... et à moins d'être obligé d'accepter un dualisme faible, on doit montrer que la propriété provient d'une particula-

1. J. Kim, op. cit., p. 199. 2. Lloyd Morgan, op. cit., p. 12.

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rite du système mécanique. Toutefois, il serait futile d'essayer de la déduire des trois lois de la mécanique, en l'appliquant à un dispositif mécanique aussi ingénieux soit-il. C'est quelque chose qu'on ne saurait expliquer sans admettre que les événements physiques ne sont que des formes dégradées ou non développées d'événements psychiques» (6.264).

Mais si toute la matière n'est en réalité rien d'autre que de l'es- prit (6.301), «pas complètement inerte, mais simplement enserrée dans des habitudes » (6. 158), si «la matière inerte n'est simplement que le résultat final de la complète endurance de l'habitude rédui- sant le libre cours du sentiment et la brutale irrationalité de l'effort à une mort complète », que faire de tant de psyché ?

III / Quelques conclusions

L'analyse ainsi résumée offre une image de l'idéalisme objectif peircien qui a plus d'affinité avec Aristote, Leibniz, ou même Schel- ling qu'avec qui que ce soit d'autre. Aussi peut-on comprendre que maint commentateur ait tendance, soit à essayer d'oublier ce que ce tableau a d'obscur, soit à y voir la preuve du goût de Peirce pour un spiritualisme ou un transcendantalisme éhontés. Quelques cor- rections s'imposent pourtant.

1 / II serait tout d'abord inexact de nier que de tels aspects se rencontrent dans les écrits de Peirce. Lui-même se présente parfois comme un « schellingien démodé», qui s'est laissé «infecter par quelques bacilles transcendantalistes », un virus attrapé lors de son éducation aux abords de Concord1. Peirce est donc le premier à admettre que sa philosophie reconnaît certaines influences spiritua- listes (6.163): mais cela suffit-il pour donner une caractérisation correcte de son idéalisme objectif? Si la réponse est oui, alors il faut admettre qu'une inspiration commune se retrouve de Peirce au Dewey de Experience and Nature, ou au James de The Pluralistic Universe, ou au C. I. Lewis de Mind and the World Order, ou même au Whitehead de Process and Reality. Peirce ne serait en définitive que l'un de ceux que Sandra Rosenthal appelle « les pragmatistes spéculatifs », à savoir cette catégorie de penseurs qui adoptent une interprétation des relations entre l'homme et la réalité, ou entre l'organisme et son environnement, comme une « enquête qui s'enra-

1. Pour ma part, je suis frappé par les ressemblances entre le concept peir- cien d'habitude et celui développé par Ravaisson, le « Schelling français », dans son livre De l'habitude. On peut se demander si Peirce, qui cite Maine de Biran, mais jamais, à ma connaissance, Ravaisson, en avait entendu parler.

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eine et se vérifie dans l'expérience vécue», et «dans les significa- tions par lesquelles elle nous est connue»1.

2 / Mais à trop forcer cet aspect des choses, on néglige les impli- cations du réalisme scolastique, qui n'est que l'envers ou l'endroit de l'idéalisme objectif, et ce que Peirce nomme lui-même ses enga- gements « réalistes » ou « reidiens » concernant sa conception de la perception immédiate comme les croyances du sens commun, en un mot on sous-estime le rôle de la seconde catégorie. Et l'on se méprend sans doute aussi sur la place réelle attribuée par Peirce à la spiritualité ou à la religion. Pour ce qui est de la spiritualité - voir par exemple Logic and Spiritualism (6.557-587) ou Hume on Miracles, ou ses commentaires acides sur la Society of Psychic Research et les phénomènes de télépathie - Peirce est très prudent : ou bien la philosophie n'a rien à dire pour ou contre elle, et il faut

vigoureusement séparer les questions théoriques et pratiques (ou vitales), ou bien la nécessité de Dieu et de la religion est rattachée à l'importance de la pratique, de l'instinct et du sentiment. Et sur ce point, même si les liens entre sentiment et raison sont chez Peirce très complexes, une différence de nature, voire d'ordre est maintenue entre les deux.

3 / Cherchant à donner une classification des différents systèmes métaphysiques, Peirce finit par s'inclure dans le groupe de méta-

physiciens qui reconnaissent trois catégories, Kant, Reid, Platon

(dont l'aristotélisme ne constitue à ses yeux qu'une excroissance), et il se définit comme « un aristotélicien de la branche scolastique, proche du scotisme, mais allant bien plus loin en direction du réa- lisme scolastique» (5.77, n. 1). Bien des textes confirment une telle

analyse, et l'influence d'Aristote comme de Leibniz dans son

interprétation des relations entre la matière et l'esprit. Cette dernière est évidente et même reconnue par Peirce, qui relie sa phi- losophie synéchiste à la théorie leibnizienne de l'harmonie prééta- blie (6.273). Leibniz ne soutient-il pas aussi que tout ce qui appa- raît comme matière n'est en réalité qu'esprit ? Mais Peirce est aussi

critique à l'égard du « nominalisme » de Leibniz et de la manière obscure (proche parfois de certaines analyses de la Society of Psy- chical Research) dont il explique l'interaction entre l'esprit et la matière, et il refuse la dissolution que Leibniz finit par effectuer des

esprits en une multiplicité de monades, laquelle introduit une hié- rarchie injustifiable entre les esprits, et en définitive l'idée d'un

1. S. Rosenthal, Speculative Pragmatism, The Open Court, La Salle, Illi- nois, 1990, p. 107 et 157 sq.

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unique continuum psychique dont tous les esprits ne sont que des états occurrents.

Quant aux éléments vitalistes ou même animistes qui apparais- sent dans certains textes, ils sont indéniables. Mais ici encore cer- taines précautions s'imposent. On ne doit pas oublier, notamment, qu'à l'époque où écrit Peirce, le vitalisme est toujours en compéti- tion avec une autre théorie biologique, la théorie cellulaire, théorie qui est sur le point de donner à la biologie un nouveau modèle déci- sif. Il est évident, à travers les remarques négatives de Peirce sur les « Haeckelites », qu'il est au fait de la théorie cellulaire de Haeckel, tout comme il ne semble guère éprouver de sympathie pour Claude Bernard, dont les thèses lui paraissent directement nominalistes (pour lui c'est la suprême injure) et incapables, à l'inverse du proto- plasme germinal, de rendre compte de l'apparition de la vie au sein de la matière. Rappelons qu'il n'était pas le seul, à l'époque, à adopter une telle position, et maint biologiste, au vu des insuffi- sances de la théorie corpusculaire, préférait toujours à la théorie cellulaire la théorie du tissu pour expliquer l'advenue de la vie à partir de masses protoplasmiques continues, mieux à même, selon eux, de rendre compte de la totalité organique du vivant. En d'au- tres termes, il ne faut pas trop vite oublier que le vitalisme est, comme le rappelle François Jacob dans La logique du vivant1, une étape nécessaire au développement de la biologie comme science capable d'assurer la spécificité des organismes comme tels. Ni trop vite effectuer une lecture platonicienne ou spiritualiste de ces pas- sages où Peirce évoque l'activité de la matière à travers des méta- phores de vie et de mort : n'est-ce pas le vocabulaire même que l'on trouve sous la plume de Xavier Bichat, par exemple ?

Ceci nous ramène aux arguments téléologiques qui sont si importants dans l'analyse larmarcko-aristotélicienne de l'évolution. Au vu des développements récents dans la philosophie de l'esprit contemporaine, on peut se demander si Peirce était si loin de la bonne voie, notamment dans les analyses qu'il propose pour essayer d'expliquer les caractéristiques de la causalité mentale. Pour lui, comme c'est aussi le cas pour des philosophes qui suivent aujourd'hui une inspiration fonctionnaliste (comme D. Dennett) ou qui élaborent différentes téléosémantiques (comme R. Millikan ou D. Papineau), invoquer la teleologie n'est pas tant revenir à

1. F. Jacob, La logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970, p. 129, voir aussi G. Canguilhem, Aspects du vitalisme, in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1965.

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quelque obscure explication aristotélisante, en termes de finalité, qu'ouvrir le concept de teleologie à quelque chose de plus large que la conscience, mais aussi que la finalité causale. En tout état de cause, son introduction ne signifie pas que l'on ne soit pas sensible à la causalité efficiente. C'est ce que Peirce exprime parfois en disant que son idéalisme ne contredit pas la philosophie mécaniste. Simplement, il ne renonce pas à l'idée de causalité mentale, et pense qu'il faut introduire la teleologie si l'on veut comprendre que l'esprit est un « système intentionnel » : comme le dirait Dennett, il faut adopter une « posture intentionnelle » pour parvenir à une des- cription correcte de ce qui se passe.

4 /Enfin, il est fondamental, lorsqu'on s'interroge sur un concept comme l'idéalisme, de voir quelle définition du mental il implique. Or, rappelons-le, l'esprit n'est jamais réduit par Peirce à la seule conscience. Au contraire, un tel amalgame est responsable de l'état déplorable dans lequel se trouve la psychologie. La cons- cience n'est que l'aspect interne, mais superficiel de l'esprit. L'es- prit est bien plus hors de nous qu'en nous ; le modèle sémiotique de la pensée-signe est là pour expliquer pourquoi et comment. Le concept d'esprit chez Peirce est donc bien plus large que celui que l'on entend traditionnellement par là. Et c'est pourquoi ses ana- lyses sont si pertinentes pour bien des développement contempo- rains en intelligence artificielle et dans les sciences cognitives.

«La pensée n'est pas nécessairement connectée à un cerveau. Elle apparaît dans le travail des abeilles, des cristaux, et à travers tout le monde purement physique. Et l'on ne peut pas plus nier qu'elle est réelle- ment là, que ne sont réellement là les couleurs, les formes, etc., des objets» (4. 551)1.

5 / Enfin, on ne saurait oublier un élément décisif du réalisme scolastique peircien: ce qui est le plus souvent en cause n'est pas tant la question de savoir s'il y a ou non une réalité ni si la concep- tion que nous en avons est adéquate que celle se savoir jusqu'à quel point la réalité est déterminée. Et nous touchons ici aux affirma- tions les plus fondamentales de Peirce sur sa propre version du réa- lisme, celle de la réalité du vague mais aussi du vague de la réalité : s'il y a des objets vagues en effet, il est compréhensible qu'il soit difficile de tracer une frontière non seulement entre le monde men- tal et le monde physique2, mais entre les objets physiques eux-

1. Sur tous ces points, voir La pensée-signe, chap. 4. z. J ai analysé ce point plus en detail m L,e vague de i oDjet, cruzeiro

Semiotico, janvier 1991, n° 4, p. 29-41.

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mêmes. A cet égard encore, l'idéalisme objectif est parfaitement en accord avec les intuitions réalistes fondamentales :

« Qu'est-ce que la réalité ? Peut-être n'y a-t-il rien de tel. Comme je n'ai cessé de le répéter, ce n'est qu'une rétroduction, une hypothèse de tra- vail que nous essayons, notre espoir désespéré de connaître quelque chose. Une fois encore, il se peut, et il serait très téméraire d'espérer quelque chose de mieux, que l'hypothèse de la réalité, quoiqu'elle y réponde assez bien, ne corresponde pas parfaitement à ce qui est. Mais s'il y a une réalité, alors, pour autant qu'il y en ait une, ce en quoi consiste cette réalité c'est ceci : il y a quelque chose dans l'être des choses qui correspond au raison- nement que le monde vit et se meut et a son être dans la logique des évé- nements1.

« Si nous pensons que certaines questions ne seront jamais réglées, il nous faut alors admettre que notre conception de la nature comme quelque chose d'absolument réel n'est que partiellement correcte. Pour- tant il nous faut être gouvernés par elle pratiquement, parce qu'il n'y a rien qui distingue les questions auxquelles on peut répondre de celles aux- quelles on ne peut répondre» (8.43).

«Il est parfaitement concevable que ce monde que nous appelons le monde réel ne soit pas parfaitement réel mais qu'il y ait des choses pareil- lement indéterminées. Nous ne pouvons être sûrs qu'il n'en est pas ainsi» (4.61).

Claudine TlERCELIN.

1. The New Elements of Mathematics, C. Eisele (ed.), La Haye, 1976, 4 vol., vol. 4, p. 343-344.