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Le Père Goriot Honoré de Balzac Livret pédagogique correspondant au livre élève n°56 établi par Véronique Brémond Bortoli, agrégée de Lettres classiques, professeur au CNED

Le Père Goriot - Semantic Scholar...Le Père Goriot – 3 AVANT-PROPOS Les programmes de français au lycée sont ambitieux. Pour les mettre en œuvre, il est demandé à la fois

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Le Père Goriot

Honoré de Balzac

L i v r e t p é d a g o g i q u e correspondant au livre élève n°56

établi par Véronique Brémond Bortoli,

agrégée de Lettres classiques, professeur au CNED

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Sommaire – 2

S O M M A I R E

A V A N T - P R O P O S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3  

T A B L E D E S C O R P U S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4  

L E C T U R E E T C O R P U S C O M P L É M E N T A I R E S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5  Lecture analytique : « À nous deux maintenant ! » ............................................................................................................................................ 5  

u Passage analysé ........................................................................................................................................................................... 5  u Lecture analytique de l’extrait ..................................................................................................................................................... 5  

Corpus : « Héros ambitieux dans les romans du XIXe siècle » ............................................................................................................................. 7  u Lectures croisées .......................................................................................................................................................................... 7  u Travaux d’écriture ........................................................................................................................................................................ 9  

R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 0  Bilan de première lecture (p. 302) ................................................................................................................................................................. 10  Extrait 1 (p. 13, l. 116, à p. 14, l. 166) ............................................................................................................................................................ 10  

u�Lecture analytique de l’extrait (pp. 15 à 17) .............................................................................................................................. 10  u�Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 18 à 26) .................................................................................................................. 13  

Extrait 2 (p. 88, l. 2234, à p. 90, l. 2292) ........................................................................................................................................................ 20  u�Lecture analytique de l’extrait (pp. 101 à 103) .......................................................................................................................... 20  u�Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 104 à 111) .............................................................................................................. 24  

Extrait 3 (p. 203, l. 5702, à p. 206, l. 5775) .................................................................................................................................................... 32  u�Lecture analytique de l’extrait (pp. 226 à 228) .......................................................................................................................... 32  u�Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 229 à 238) .............................................................................................................. 36  

Extrait 4 (p. 275, l. 7727, à p. 277, l. 7802) .................................................................................................................................................... 42  u�Lecture analytique de l’extrait (pp. 290-291) ............................................................................................................................ 42  u�Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 292 à 301) .............................................................................................................. 46  

Extrait 5 (p. 287, l. 8138, à p. 289, l. 8209) .................................................................................................................................................... 52  u�Lecture analytique de l’extrait (pp. 5-6 du livre du professeur) ................................................................................................. 52  u�Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 7 à 9 du livre du professeur) ................................................................................... 56  

C O M P L É M E N T S A U X L E C T U R E S D ’ I M A G E S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 4  

B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 7  

Tous droits de traduction, de représentation et d’adaptation réservés pour tous pays. © Hachette Livre, 2011. 43, quai de Grenelle, 75905 Paris Cedex 15. www.hachette-education.com

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Le Père Goriot – 3

A V A N T - P R O P O S

Les programmes de français au lycée sont ambitieux. Pour les mettre en œuvre, il est demandé à la fois de conduire des lectures qui éclairent les différents objets d’étude au programme et, par ces lectures, de préparer les élèves aux techniques de l’épreuve écrite (lecture efficace d’un corpus de textes ; analyse d’une ou deux questions préliminaires ; techniques du commentaire, de la dissertation, de l’argumentation contextualisée, de l’imitation…). Ainsi, l’étude d’une même œuvre peut répondre à plusieurs objectifs. Le Père Goriot, en l’occurrence, permet d’étudier le genre du roman au XIXe siècle, en particulier le roman d’apprentissage et la vision de la société qu’il propose, de s’intéresser particulièrement à la construction du personnage de roman, et de s’interroger sur le réalisme de Balzac, tout en s’exerçant à divers travaux d’écriture… Dans ce contexte, il nous a semblé opportun de concevoir une nouvelle collection d’œuvres classiques, Bibliolycée, qui puisse à la fois : – motiver les élèves en leur offrant une nouvelle présentation du texte, moderne et aérée, qui facilite la lecture de l’œuvre grâce à des notes claires et quelques repères fondamentaux ; – vous aider à mettre en œuvre les programmes et à préparer les élèves aux travaux d’écriture. Cette double perspective a présidé aux choix suivants : • Le texte de l’œuvre est annoté très précisément, en bas de page, afin d’en favoriser la pleine compréhension. • Il est accompagné de documents iconographiques visant à rendre la lecture attrayante et enrichissante, la plupart des reproductions pouvant donner lieu à une exploitation en classe, notamment au travers des lectures d’images proposées dans les questionnaires des corpus. • En fin d’ouvrage, le « Dossier Bibliolycée » propose des études synthétiques et des tableaux qui donnent à l’élève les repères indispensables : biographie de l’auteur, contexte historique, liens de l’œuvre avec son époque, genres et registres du texte… • Enfin, chaque Bibliolycée offre un appareil pédagogique destiné à faciliter l’analyse de l’œuvre intégrale en classe. Présenté sur des pages de couleur bleue afin de ne pas nuire à la cohérence du texte (sur fond blanc), il comprend : – Un bilan de première lecture qui peut être proposé à la classe après un parcours cursif de l’œuvre. Il se compose de questions courtes qui permettent de s’assurer que les élèves ont bien saisi le sens général de l’œuvre. – Des questionnaires raisonnés en accompagnement des extraits les plus représentatifs de l’œuvre : l’élève est invité à observer et à analyser le passage. On pourra procéder, en classe, à une correction du questionnaire ou interroger les élèves pour construire avec eux l’analyse du texte. – Des corpus de textes (accompagnés le plus souvent d’un document iconographique) pour éclairer chacun des extraits ayant fait l’objet d’un questionnaire ; ces corpus sont suivis d’un questionnaire d’analyse des textes (et éventuellement d’une lecture d’image) et de travaux d’écriture pouvant constituer un entraînement à l’épreuve écrite du bac. Ils peuvent aussi figurer, pour la classe de Première, sur le « descriptif des lectures et activités » à titre de groupements de textes en rapport avec un objet d’étude ou de documents complémentaires. Nous espérons ainsi que la collection Bibliolycée sera, pour vous et vos élèves, un outil de travail efficace, favorisant le plaisir de la lecture et la réflexion.

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Table des corpus – 4

T A B L E D E S C O R P U S

Corpus Composition du corpus Objet(s) d’étude et niveau(x)

Compléments aux travaux d’écriture destinés aux séries technologiques

Descriptions romanesques des XIXe et XXe siècles (p. 18)

Texte A : Extrait du Père Goriot d’Honoré de Balzac (p. 13, l. 116, à p. 14, l. 166). Texte B : Extrait des Contes cruels de Villiers de L’Isle-Adam (pp. 19-20). Texte C : Extrait de L’Assommoir d’Émile Zola (pp. 20-21). Texte D : Extrait d’À rebours de Joris-Karl Huysmans (pp. 21-23). Texte E : Extrait des Choses de Georges Perec (pp. 23-24). Document : La Chambre de Van Gogh à Arles de Vincent Van Gogh (pp. 24-25).

Le roman au XIXe siècle : réalisme et naturalisme (Seconde).

Question préliminaire En quoi chacune de ces descriptions (y compris le tableau de Van Gogh) est-elle révélatrice des personnages qui vivent dans ce lieu ? Commentaire Vous montrerez d’abord comment la description de la chambre est mise en valeur par un regard subjectif, puis comment la pièce devient l’incarnation même de Véra.

Paroles d’initiateurs (p. 104)

Texte A : Extrait du Père Goriot d’Honoré de Balzac (p. 88, l. 2234, à p. 90, l. 2292). Texte B : Second extrait du Père Goriot d’Honoré de Balzac (pp. 125 à 127, l. 3035 à 3061 et l. 3087 à 3103). Texte C : Extrait de La Vie de Marianne de Marivaux (pp. 104-106). Texte D : Extrait de Lucien Leuwen de Stendhal (pp. 106-107). Texte E : Extrait du Hussard sur le toit de Jean Giono (pp. 107-108). Document : Illustration pour Le Père Goriot (p. 109).

Le roman au XIXe siècle : réalisme et naturalisme (Seconde). Le personnage de roman du XVIIe siècle à nos jours (Première). La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIe siècle à nos jours (Première).

Questions préliminaires 1. Quelles sont les relations entre l’initiateur et le héros ? 2. Quelle image de la société proposent ces cinq initiateurs ? Commentaire Vous étudierez d’abord la théâtralité et le comique de ce discours, puis la conception de la morale qui y est défendue.

Brigands et forçats dans les romans du XIXe siècle (p. 229)

Texte A : Extrait du Père Goriot d’Honoré de Balzac (p. 203, l. 5702, à p. 206, l. 5775). Texte B : Extrait du Dernier Jour d’un condamné de Victor Hugo (pp. 230-231). Texte C : Extrait des Mystères de Paris d’Eugène Sue (pp. 231-232). Texte D : Extrait de Carmen de Prosper Mérimée (pp. 233-234). Texte E : Extrait du Capitaine Fracasse de Théophile Gautier (pp. 234-235). Document : La Mort du brigand de Léopold Robert (pp. 235-236).

Le roman au XIXe siècle : réalisme et naturalisme (Seconde). Le personnage de roman du XVIIe siècle à nos jours (Première).

Questions préliminaires 1. Quelles sont les caractéristiques physiques de ces personnages ? 2. Quelles impressions provoquent, chez le lecteur, ces personnages de brigands ou de forçats ? Commentaire Vous montrerez comment Gautier construit ce portrait (point de vue, lumière, progression…) et quelles caractéristiques se dégagent du personnage.

La mort du père (p. 292)

Texte A : Extrait du Père Goriot d’Honoré de Balzac (p. 275, l. 7727, à p. 277, l. 7802). Texte B : Extrait du Vicomte de Bragelonne d’Alexandre Dumas (pp. 292-293). Texte C : Extrait des Misérables de Victor Hugo (pp. 294-296). Texte D : Extrait du « Vieux » de Guy de Maupassant (pp. 296-298). Texte E : Extrait de La Mort du roi Tsongor de Laurent Gaudé (pp. 298-299). Document : Le Fils puni de Jean-Baptiste Greuze (pp. 299-300).

Le personnage de roman du XVIIe siècle à nos jours (Première).

Questions préliminaires 1. Quelles sont les relations entre le père et ses enfants dans ces cinq textes et le tableau de Greuze ? 2. Quels sont les registres utilisés dans ces cinq textes et le tableau de Greuze ? Vous en montrerez les procédés. Commentaire Vous montrerez comment sont évoquées les relations entre Athos et son fils et comment est présenté le héros.

Héros ambitieux dans les romans du XIXe siècle (p. 7 du livre du professeur)

Texte A : Extrait du Père Goriot d’Honoré de Balzac (p. 287, l. 8138, à p. 289, l. 8209). Texte B : Extrait du Rouge et le Noir de Stendhal (p. 7). Texte C : Extrait des Illusions perdues d’Honoré de Balzac (pp. 7-8). Texte D : Extrait de La Curée d’Émile Zola (p. 8). Texte E : Extrait de Bel-Ami de Guy de Maupassant (pp. 8-9).

Le roman au XIXe siècle : réalisme et naturalisme (Seconde). Le personnage de roman du XVIIe siècle à nos jours (Première).

Questions préliminaires 1. Quelle signification symbolique prend la situation spatiale des personnages ? 2. Comment s’exprime leur ambition à travers leurs gestes, paroles ou pensées ? Commentaire Vous montrerez quelle vision ce texte nous donne de la société aristocratique parisienne et en quoi il constitue une étape dans l’initiation du héros.

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Le Père Goriot – 5

L E C T U R E E T C O R P U S C O M P L É M E N T A I R E S

L e c t u r e a n a l y t i q u e : « À n o u s d e u x m a i n t e n a n t ! »

u Passage analysé

Excipit du Père Goriot (p. 287, l. 8138, à p. 289, l. 8209, du livre de l’élève) : « Après avoir fait toutes ses dispositions, Eugène revint vers trois heures à la pension bourgeoise, et ne put retenir une larme quand il aperçut à cette porte bâtarde la bière à peine couverte d’un drap noir, posée sur deux chaises dans cette rue déserte. Un mauvais goupillon, auquel personne n’avait encore touché, trempait dans un plat de cuivre argenté plein d’eau bénite. La porte n’était pas même tendue de noir. C’était la mort des pauvres, qui n’a ni faste, ni suivants, ni amis, ni parents. Bianchon, obligé d’être à son hôpital, avait écrit un mot à Rastignac pour lui rendre compte de ce qu’il avait fait avec l’église. L’interne lui mandait qu’une messe était hors de prix, qu’il fallait se contenter du service moins coûteux des vêpres, et qu’il avait envoyé Christophe avec un mot aux Pompes-Funèbres. Au moment où Eugène achevait de lire le griffonnage de Bianchon, il vit entre les mains de madame Vauquer le médaillon à cercle d’or où étaient les cheveux des deux filles. – Comment avez-vous osé prendre ça ? lui dit-il. – Pardi ! fallait-il l’enterrer avec ? répondit Sylvie, c’est en or. – Certes ! reprit Eugène avec indignation, qu’il emporte au moins avec lui la seule chose qui puisse représenter ses deux filles. Quand le corbillard vint, Eugène fit remonter la bière, la décloua, et plaça religieusement sur la poitrine du bonhomme une image qui se rapportait à un temps où Delphine et Anastasie étaient jeunes, vierges et pures, et ne raisonnaient pas, comme il l’avait dit dans ses cris d’agonisant. Rastignac et Christophe accompagnèrent seuls, avec deux croque-morts, le char qui menait le pauvre homme à Saint-Étienne-du-Mont, église peu distante de la rue Neuve-Sainte-Geneviève. Arrivé là, le corps fut présenté à une petite chapelle basse et sombre, autour de laquelle l’étudiant chercha vainement les deux filles du père Goriot ou leurs maris. Il fut seul avec Christophe, qui se croyait obligé de rendre les derniers devoirs à un homme qui lui avait fait gagner quelques bons pourboires. En attendant les deux prêtres, l’enfant de chœur et le bedeau, Rastignac serra la main de Christophe, sans pouvoir prononcer une parole. – Oui, monsieur Eugène, dit Christophe, c’était un brave et honnête homme, qui n’a jamais dit une parole plus haut que l’autre, qui ne nuisait à personne et n’a jamais fait de mal. Les deux prêtres, l’enfant de chœur et le bedeau vinrent et donnèrent tout ce qu’on peut avoir pour soixante-dix francs dans une époque où la religion n’est pas assez riche pour prier gratis. Les gens du clergé chantèrent un psaume, le Libera, le De profundis. Le service dura vingt minutes. Il n’y avait qu’une seule voiture de deuil pour un prêtre et un enfant de chœur, qui consentirent à recevoir avec eux Eugène et Christophe. – Il n’y a point de suite, dit le prêtre, nous pourrons aller vite, afin de ne pas nous attarder, il est cinq heures et demie. Cependant, au moment où le corps fut placé dans le corbillard, deux voitures armoriées, mais vides, celle du comte de Restaud et celle du baron de Nucingen, se présentèrent et suivirent le convoi jusqu’au Père-Lachaise. À six heures, le corps du père Goriot fut descendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de ses filles, qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme pour l’argent de l’étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent, et l’un d’eux, s’adressant à Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène se fouilla, il n’avait plus rien, et fut forcé d’emprunter vingt sous à Christophe. Ce fait, si léger en lui-même, détermina chez Rastignac un accès d’horrible tristesse. Le jour tombait, il n’y avait plus qu’un crépuscule qui agaçait les nerfs ; il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes émotions d’un cœur pur, une de ces larmes qui, de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa les bras et contempla les nuages. Christophe le quitta. Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s’attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses : “À nous deux maintenant !” Et pour premier acte du défi qu’il portait à la Société, Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen. »

u Lecture analytique de l’extrait Un roman d’apprentissage s’achève quand le héros a fait les choix qui engagent sa vie d’adulte et qu’il est désormais « sur les rails »… Dans Le Père Goriot, Rastignac a vu la chute de ses deux initiateurs, Vautrin et Mme de Beauséant, et la mort d’une sorte de père adoptif en la personne de Goriot. Il est donc maintenant livré à lui-même. Mais le destin de ces trois personnages influe considérablement sur le héros, par son retentissement dans sa sensibilité et sa conscience : il a pu, à travers eux, voir et vivre la société en actes et comprendre les valeurs qui la régissent. C’est donc en toute connaissance de cause qu’il va décider de son avenir… Cette scène de dénouement, très noire, rassemble les thèmes principaux du roman : l’égoïsme et l’ingratitude, le mépris du sentiment vrai, le pouvoir de l’argent, la soif de réussir… Elle conclut également les deux itinéraires opposés des héros, tout en les liant l’un à l’autre : la déchéance ultime de Goriot enterré en l’absence de ses filles entraîne le désir irrépressible d’ascension de Rastignac ; la fin du vieillard détermine le début du jeune homme. La voie choisie par Rastignac le mènera loin : on le retrouvera à maintes reprises dans La Comédie humaine, associé à Nucingen dans des opérations douteuses qui lui apportent la fortune, expert en luttes d’influence pour monter dans la vie politique ; il deviendra une incarnation de la monarchie de Juillet, riche gendre du banquier Nucingen, pair de France et ministre.

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Lecture et corpus complémentaires – 6

Les funérailles d’un pauvre a Relevez le champ lexical de la mort : quelle vision de la mort est donnée ici ? z Relevez les allusions à l’argent : quels personnages en font mention ? Que veut montrer le narrateur ? e En quoi ces funérailles sont-elles sordides ? r Qui assiste à ces funérailles ? Commentez ce choix de l’auteur et l’effet produit sur le lecteur. t Comment sont évoquées les filles du père Goriot dans ce passage ? y En quoi ces funérailles sont-elles représentatives du destin du personnage ? Observez, en particulier, comment est désigné le père Goriot.

La fin d’un apprentissage u Quels sont les rôles de Rastignac dans les funérailles de Goriot ? i Commentez le choix symbolique du moment de la journée et son impact sur le héros. o Relevez le vocabulaire des émotions : quel est le retentissement psychologique et moral de cette scène sur le héros ? q Quelles sont les désillusions de Rastignac ? s Quel regard le narrateur porte-t-il sur son héros ?

Le défi de Rastignac d Dans les trois derniers paragraphes, commentez la position et les gestes de Rastignac. f Analysez la vision de Paris que nous donne la fin de l’extrait. g Commentez l’impact de la dernière phrase de Rastignac : en quoi clôt-elle son apprentissage et annonce-t-elle la suite de son destin ? h Dans le manuscrit du roman, la dernière phrase est : « […] dit ce mot suprême : “À nous deux maintenant !” et revint à pied rue d’Artois » ; puis dans la Revue de Paris : « […] dit ce mot suprême : “A nous deux maintenant !” Puis il revint à pied rue d’Artois et alla dîner chez Mme de Nucingen ». Commentez les changements opérés par Balzac.

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Le Père Goriot – 7

C o r p u s : « H é r o s a m b i t i e u x d a n s l e s r o m a n s

d u X I X e s i è c l e »

u Lectures croisées Le jeune homme ambitieux est le héros par excellence du roman du XIXe siècle. Il incarne d’abord l’énergie et l’affirmation de l’individu, caractéristiques du romantisme, face à la société matérialiste et médiocre. Il est aussi la figure d’une nouvelle société, issue des bouleversements de la Révolution et de la chute de Napoléon, où la gloire d’une carrière militaire brillante n’est plus possible (voir, chez Stendhal, la désillusion de Lucien Leuwen, jeune sous-lieutenant, dont le rôle militaire a consisté à mater des révoltes d’ouvriers !). Ce jeune homme doit alors trouver sa place dans la société de la Restauration, où les anciennes castes aristocratiques défendent leurs prérogatives, menacées par la bourgeoisie et le pouvoir de l’argent qui s’affirmeront avec la monarchie de Juillet et le Second Empire. Comment, dans ces conditions, le héros parviendra-t-il à concilier ses idéaux et l’exaltation de son Moi avec les impératifs de la réalité sociale ? Ces relations avec la société étant souvent vécues sur le mode du défi ou de la guerre, au point d’aller jusqu’à la transgression et la malhonnêteté, les romans de la seconde moitié du siècle (Zola, Maupassant) nous montrent donc des ambitieux cyniques et corrompus, pour qui le narrateur et le lecteur n’ont plus ni tendresse, ni indulgence, ni encore moins d’admiration. Ce groupement d’extraits romanesques du XIXe siècle permet d’observer l’évolution des idéaux de ces jeunes ambitieux à travers le siècle et la vision de la société qu’ils reflètent, mais aussi le regard de l’auteur sur ses créatures, qui entraîne du même coup le jugement du lecteur.

Texte A : Extrait du Père Goriot d’Honoré de Balzac (p. 287, l. 8138, à p. 289, l. 8209).

Texte B : Stendhal, Le Rouge et le Noir Dans Le Rouge et le Noir, sous-titré « Chronique de 1830 », Stendhal nous présente Julien Sorel, jeune fils de paysans du Jura, intelligent et fier. Mû par l’ambition de quitter la province et sa classe sociale, il tente de trouver sa place dans la société. Engagé comme précepteur par le maire de sa petite ville, il voit sa susceptibilité souvent froissée par les mépris de ces aristocrates… Lors d’un voyage dans les montagnes du Jura, le héros se laisse emporter par ses rêves d’avenir…

Quelque insensible que l’âme de ce jeune ambitieux fût à ce genre de beauté, [Julien] ne pouvait s’empêcher de s’arrêter de temps à autre pour regarder un spectacle si vaste et si imposant. Enfin il atteignit le sommet de la grande montagne, près duquel il fallait passer pour arriver, par cette route de traverse, à la vallée solitaire qu’habitait Fouqué, le jeune marchand de bois, son ami. Julien n’était point pressé de le voir, lui ni aucun autre être humain. Caché comme un oiseau de proie, au milieu des roches nues qui couronnent la grande montagne, il pouvait apercevoir de bien loin tout homme qui se serait approché de lui. Il découvrit une petite grotte au milieu de la pente presque verticale d’un des rochers. Il prit sa course, et bientôt fut établi dans cette retraite. Ici, dit-il avec des yeux brillants de joie, les hommes ne sauraient me faire de mal. Il eut l’idée de se livrer au plaisir d’écrire ses pensées, partout ailleurs si dangereux pour lui. Une pierre carrée lui servait de pupitre. Sa plume volait : il ne voyait rien de ce qui l’entourait. Il remarqua enfin que le soleil se couchait derrière les montagnes éloignées du Beaujolais. Pourquoi ne passerais-je pas la nuit ici ? se dit-il ; j’ai du pain, et je suis libre ! Au son de ce grand mot son âme s’exalta, son hypocrisie faisait qu’il n’était pas libre même chez Fouqué. La tête appuyée sur les deux mains, Julien resta dans cette grotte plus heureux qu’il ne l’avait été de la vie, agité par ses rêveries et par son bonheur de liberté. Sans y songer il vit s’éteindre, l’un après l’autre, tous les rayons du crépuscule. Au milieu de cette obscurité immense, son âme s’égarait dans la contemplation de ce qu’il s’imaginait rencontrer un jour à Paris. C’était d’abord une femme bien plus belle et d’un génie bien plus élevé que tout ce qu’il avait pu voir en province. Il aimait avec passion, il était aimé. S’il se séparait d’elle pour quelques instants, c’était pour aller se couvrir de gloire et mériter d’en être encore plus aimé. Même en lui supposant l’imagination de Julien, un jeune homme élevé au milieu des tristes vérités de la société de Paris, eût été réveillé à ce point de son roman par la froide ironie ; les grandes actions auraient disparu avec l’espoir d’y atteindre, pour faire place à la maxime si connue : « Quitte-t-on sa maîtresse, on risque, hélas ! d’être trompé deux ou trois fois par jour. » Le jeune paysan ne voyait rien entre lui et les actions les plus héroïques, que le manque d’occasion.

Stendhal, Le Rouge et le Noir, livre premier, extrait du chapitre XII (« Un voyage »), 1830.

Texte C : Honoré de Balzac, Illusions perdues Lucien Chardon, jeune homme d’une grande beauté, fils d’un pharmacien d’Angoulême, a l’ambition de devenir un grand poète ; il se fait appeler « de Rubempré » et part à Paris avec sa protectrice Mme de Bargeton. Alors que celle-ci, aristocrate, se fait accepter de la haute société, à condition qu’elle abandonne son jeune amant roturier, celui-ci, ayant dépensé tout son argent pour se faire faire un costume, se confronte au beau monde parisien…

– J’ai l’air du fils d’un apothicaire, d’un vrai courtaud de boutique ! se dit-il à lui-même avec rage en voyant passer les gracieux, les coquets, les élégants jeunes gens des familles du faubourg Saint-Germain, qui tous avaient une manière à eux qui les rendait tous semblables par la finesse des contours, par la noblesse de la tenue, par l’air du visage ; et tous différents par le cadre que chacun s’était choisi pour se faire valoir. Tous faisaient ressortir leurs avantages par une espèce de mise en scène que les jeunes gens entendent à Paris aussi bien que les femmes. Lucien tenait de sa mère les précieuses distinctions physiques dont les privilèges éclataient à ses yeux ; mais cet or était dans sa gangue1, et non mis en œuvre. Ses cheveux étaient mal coupés. Au lieu de maintenir sa figure haute par une souple baleine2, il se sentait enseveli dans un vilain col de chemise ; et sa cravate, n’offrant pas de résistance, lui laissait pencher sa tête attristée. Quelle femme eût deviné ses jolis pieds dans la botte ignoble qu’il avait apportée d’Angoulême ? Quel jeune homme eût envié sa jolie taille déguisée par le sac bleu qu’il avait cru jusqu’alors être un habit ? Il voyait de ravissants boutons sur des chemises étincelantes de blancheur ; la sienne était rousse ! Tous ces élégants gentilshommes étaient merveilleusement gantés, et il avait des gants de gendarme ! Celui-ci badinait avec une canne délicieusement montée. Celui-là portait une chemise à poignets retenus par de mignons boutons d’or. […]. En regardant ces jolies bagatelles que Lucien ne soupçonnait pas, le monde des superfluités3 nécessaires lui apparut, et il frissonna en pensant qu’il

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Lecture et corpus complémentaires – 8

fallait un capital énorme pour exercer l’état de joli garçon ! Plus il admirait ces jeunes gens à l’air heureux et dégagé, plus il avait conscience de son air étrange, l’air d’un homme qui ignore où aboutit le chemin qu’il suit, qui ne sait où se trouve le Palais-Royal quand il y touche, et qui demande où est le Louvre à un passant qui répond : – Vous y êtes. Lucien se voyait séparé de ce monde par un abîme ; il se demandait par quels moyens il pouvait le franchir, car il voulait être semblable à cette svelte et délicate jeunesse parisienne. Tous ces patriciens4 saluaient des femmes divinement mises et divinement belles, des femmes pour lesquelles Lucien se serait fait hacher pour prix d’un seul baiser. […] Une voix lui cria bien : « L’intelligence est le levier avec lequel on remue le monde. » Mais une autre voix lui cria que le point d’appui de l’intelligence était l’argent. Il ne voulut pas rester au milieu de ses ruines et sur le théâtre de sa défaite ; il prit la route du Palais-Royal, après l’avoir demandée, car il ne connaissait pas encore la topographie de son quartier. Il entra chez Véry5, commanda, pour s’initier aux plaisirs de Paris, un dîner qui le consolât de son désespoir. Une bouteille de vin de Bordeaux, des huîtres d’Ostende, un poisson, une perdrix, un macaroni, des fruits furent le nec plus ultra6 de ses désirs. Il savoura cette petite débauche en pensant à faire preuve d’esprit ce soir auprès de la marquise d’Espard7 et à racheter la mesquinerie de son bizarre accoutrement par le déploiement de ses richesses intellectuelles. Il fut tiré de ses rêves par le total de la carte qui lui enleva les cinquante francs avec lesquels il croyait aller fort loin dans Paris. Ce dîner coûtait un mois de son existence d’Angoulême. Aussi ferma-t-il respectueusement la porte de ce palais, en pensant qu’il n’y remettrait jamais les pieds.

Honoré de Balzac, Illusions perdues, extrait du chapitre II (« Un grand homme de province à Paris »), 1837-1843. 1. gangue : enveloppe terreuse d’un métal précieux. 2. baleine : tige flexible qui sert à maintenir en forme un tissu. 3. superfluités : choses superflues. 4. patriciens : hommes appartenant à une caste supérieure. 5. Véry : grand restaurant parisien. 6. nec plus ultra : point culminant (expression latine signifiant « rien au-delà »). 7. Lucien croit être invité chez cette amie de Mme de Bargeton, mais elle refusera de le recevoir.

Texte D : Émile Zola, La Curée Dans La Curée, Aristide Rougon, dit Saccard, ambitieux sans scrupule, va faire une fortune fulgurante en participant à la « curée », la spéculation sur les futurs terrains à bâtir à l’occasion des grands travaux parisiens menés par le baron Haussmann sous Napoléon III. On le voit ici au début de son ascension, avec sa femme Angèle.

Ce jour-là, ils dinèrent au sommet des buttes, dans un restaurant dont les fenêtres s’ouvraient sur Paris, sur cet océan de maisons aux toits bleuâtres, pareils à des flots pressés emplissant l’immense horizon. Leur table était placée devant une des fenêtres. Ce spectacle des toits de Paris égaya Saccard. Au dessert, il fit apporter une bouteille de bourgogne. Il souriait à l’espace, il était d’une galanterie inusitée. Et ses regards, amoureusement, redescendaient toujours sur cette mer vivante et pullulante, d’où sortait la voix profonde des foules. On était à l’automne ; la ville, sous le grand ciel pâle, s’alanguissait, d’un gris doux et tendre, piqué çà et là de verdures sombres, qui ressemblaient à de larges feuilles de nénuphars nageant sur un lac ; le soleil se couchait dans un nuage rouge, et, tandis que les fonds s’emplissaient d’une brume légère, une poussière d’or, une rosée d’or tombait sur la rive droite de la ville, du côté de la Madeleine et des Tuileries. C’était comme le coin enchanté d’une cité des Mille et Une Nuits, aux arbres d’émeraude, aux toits de saphir, aux girouettes de rubis. Il vint un moment où le rayon qui glissait entre deux nuages fut si resplendissant, que les maisons semblèrent flamber et se fondre comme un lingot d’or dans un creuset. – Oh ! vois, dit Saccard, avec un rire d’enfant : il pleut des pièces de vingt francs dans Paris ! Angèle se mit à rire à son tour, en accusant ces pièces-là de n’être pas faciles à ramasser. Mais son mari s’était levé, et, s’accoudant sur la rampe de la fenêtre : – C’est la colonne Vendôme, n’est-ce pas, qui brille là-bas ?… Ici, plus à droite, voilà la Madeleine… Un beau quartier, où il y a beaucoup à faire… Ah ! cette fois, tout va brûler ! Vois-tu ?… On dirait que le quartier bout dans l’alambic1 de quelque chimiste. Sa voix demeurait grave et émue. La comparaison qu’il avait trouvée parut le frapper beaucoup. Il avait bu du bourgogne ; il s’oublia, il continua, étendant le bras pour montrer Paris à Angèle, qui s’était également accoudée à son côté : – Oui, oui, j’ai bien dit, plus d’un quartier va fondre, et il restera de l’or aux doigts des gens qui chaufferont et remueront la cuve. Ce grand innocent de Paris ! vois donc comme il est immense et comme il s’endort doucement ! C’est bête, ces grandes villes ! Il ne se doute guère de l’armée de pioches qui l’attaquera un de ces beaux matins, et certains hôtels de la rue d’Anjou ne reluiraient pas si fort sous le soleil couchant, s’ils savaient qu’ils n’ont plus que trois ou quatre ans à vivre. Angèle croyait que son mari plaisantait. Il avait parfois le goût de la plaisanterie colossale et inquiétante. Elle riait, mais avec un vague effroi, de voir ce petit homme se dresser au-dessus du géant couché à ses pieds et lui montrer le poing, en pinçant ironiquement les lèvres. – On a déjà commencé, continua-t-il. Mais ce n’est qu’une misère. Regarde là-bas, du côté des Halles, on a coupé Paris en quatre… Et de sa main étendue, ouverte et tranchante comme un coutelas, il fit signe de séparer la ville en quatre parts.

Émile Zola, La Curée, extrait du chapitre II, 1871. 1. alambic : récipient dans lequel on fait bouillir des liquides pour la distillation.

Texte E : Guy de Maupassant, Bel-Ami Guy de Maupassant (1850-1893) est formé à la littérature par Flaubert qui lui apprend l’observation sans complaisance de la réalité et le travail exigeant de l’écriture. Il s’illustre par des romans au réalisme pessimiste servis par une langue claire et acérée. Bel-Ami, paru en 1885 et qui fut un de ses plus grands succès, nous montre la société parisienne de la IIIe République marquée par la corruption et l’arrivisme. Georges Duroy, fils de paysans normands, monte à Paris où il végète misérablement jusqu’à ce qu’il rencontre un ancien ami, Forestier, qui le prend sous sa protection et l’invite à un dîner pour lui faire rencontrer des collègues journalistes. Le héros se rend à ce premier dîner, dans un bel habit que lui a payé Forestier.

Il montait lentement les marches, le cœur battant, l’esprit anxieux, harcelé surtout par la crainte d’être ridicule ; et, soudain, il aperçut en face de lui un monsieur en grande toilette qui le regardait. Ils se trouvaient si près l’un de l’autre que Duroy fit un mouvement en arrière, puis il demeura stupéfait : c’était lui-même, reflété par une haute glace en pied qui formait sur le palier du premier une longue perspective de galerie. Un élan de joie le fit tressaillir, tant il se jugea mieux qu’il n’aurait cru.

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Le Père Goriot – 9

N’ayant chez lui que son petit miroir à barbe, il n’avait pu se contempler entièrement, et comme il n’y voyait que fort mal les diverses parties de sa toilette improvisée, il s’exagérait les imperfections, s’affolait à l’idée d’être grotesque. Mais voilà qu’en s’apercevant brusquement dans la glace, il ne s’était pas même reconnu ; il s’était pris pour un autre, pour un homme du monde, qu’il avait trouvé fort bien, fort chic, au premier coup d’œil. Et maintenant, en se regardant avec soin, il reconnaissait que, vraiment, l’ensemble était satisfaisant. Alors il s’étudia comme font les acteurs pour apprendre leurs rôles. Il se sourit, se tendit la main, fit des gestes, exprima des sentiments : l’étonnement, le plaisir, l’approbation ; et il chercha les degrés du sourire et les intentions de l’œil pour se montrer galant auprès des dames, leur faire comprendre qu’on les admire et qu’on les désire. Une porte s’ouvrit dans l’escalier. Il eut peur d’être surpris et il se mit à monter fort vite et avec la crainte d’avoir été vu, minaudant1 ainsi, par quelque invité de son ami. En arrivant au second étage, il aperçut une autre glace et il ralentit sa marche pour se regarder passer. Sa tournure lui parut vraiment élégante. Il marchait bien. Et une confiance immodérée en lui-même emplit son âme. Certes, il réussirait avec cette figure-là et son désir d’arriver, et la résolution qu’il se connaissait et l’indépendance de son esprit. Il avait envie de courir, de sauter en gravissant le dernier étage. Il s’arrêta devant la troisième glace, frisa sa moustache d’un mouvement qui lui était familier, ôta son chapeau pour rajuster sa chevelure, et murmura à mi-voix, comme il faisait souvent : « Voilà une excellente invention. » Puis, tendant la main vers le timbre, il sonna.

Guy de Maupassant, Bel-Ami, première partie, extrait du chapitre II, 1885. 1. minaudant : prenant des poses.

Corpus Texte A : Extrait du Père Goriot d’Honoré de Balzac (p. 287, l. 8138, à p. 289, l. 8209). Texte B : Extrait du Rouge et le Noir de Stendhal (p. 7). Texte C : Extrait des Illusions perdues d’Honoré de Balzac (pp. 7-8). Texte D : Extrait de La Curée d’Émile Zola (p. 8). Texte E : Extrait de Bel-Ami de Guy de Maupassant (pp. 8-9).

u Travaux d’écriture

Examen des textes a Comment apparaît Paris dans les textes A, C et D ? z Quel regard le héros porte-t-il sur lui-même dans les textes C et E ? e Commentez la portée symbolique de la position géographique du héros dans les textes A, B et D. r Quel regard le narrateur porte-t-il sur le héros dans les textes B, C et E ? Comment le lecteur perçoit-il ces personnages ?

Travaux d’écriture Question préliminaire Comment s’exprime l’ambition des personnages dans les cinq extraits ? Vous étudierez en particulier leur position, leurs gestes, leurs paroles et leurs pensées.

Commentaire Vous ferez le commentaire de l’extrait des Illusions perdues d’Honoré de Balzac (texte C).

Dissertation Est-il nécessaire que le lecteur s’identifie au héros pour qu’il apprécie et comprenne une œuvre romanesque ?

Écriture d’invention À partir du texte de Maupassant (texte E), réécrivez la scène du point de vue d’un témoin caché, qui observe Duroy. Vous proposerez un récit à la 1re personne dans lequel le témoin fait part de ses interrogations, de ses impressions et de ses jugements.

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Réponses aux questions – 10

R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S

B i l a n d e p r e m i è r e l e c t u r e ( p . 3 0 2 )

u Le roman se déroule entre novembre 1819 et le 21 février 1820. v Rastignac est originaire de Charente et fait à Paris des études de droit. w Sa première bévue est de parler du « père Goriot » chez les Restaud. x Les sept pensionnaires sont : Rastignac, Goriot, Vautrin, Victorine Taillefer, M. Poiret, Mlle Michonneau, Mme Couture. y Les deux filles du père Goriot s’appellent Anastasie de Restaud et Delphine de Nucingen. U Elles ont toutes les deux un amant : pour Anastasie, il s’agit de Maxime de Trailles, qui l’exploite en lui faisant payer ses dettes et dont elle découvrira à la fin qu’il la trompe (elle avouera à son mari qu’un seul de ses trois fils est de lui) ; Delphine, quant à elle, est abandonnée au début du roman par Henri du Marsay, dont elle a aussi payé les dettes, et elle prend Rastignac comme amant. V Rastignac fait la conquête de Delphine de Nucingen. W Rastignac la rencontre au théâtre, puis, deux jours après, il accepte d’aller à sa place dans une maison de jeu pour qu’elle puisse éponger les dettes de du Marsay. X Le père Goriot était vermicellier. at À la pension Vauquer, le père Goriot monte progressivement dans les étages et habite des chambres de plus en plus petites et sordides. Il vend ses habits élégants, ne porte plus de perruque ni de poudre, ne possède plus ni bijoux, ni tabatière, ni montre ; il tord pour le vendre un plat qu’il aimait beaucoup car il lui venait de sa femme. ak Vautrin propose à Rastignac de faire tuer en duel, par un de ses sbires, le frère de Victorine afin que celle-ci devienne l’unique héritière de la fortune familiale et que le jeune homme l’épouse. al Vautrin s’appelle Jacques Collin, dit « Trompe-la-Mort ». am C’est un forçat évadé, banquier du bagne. an Vautrin est trahi par Mlle Michonneau qui va le dénoncer au chef de la police Gondureau ; elle se fait payer pour lui administrer un narcotique et vérifier ainsi la présence des lettres T.F. sur son épaule. ao Mme de Beauséant habite dans le quartier du faubourg Saint-Germain, celui de la vieille aristocratie. ap Mme de Beauséant apprend que son amant, le duc d’Ajuda-Pinto, va épouser une riche héritière. Elle donne cependant son dernier bal, avant de se retirer à la campagne. aq Le père Goriot meurt d’une attaque cérébrale déclenchée par la violente scène de jalousie entre ses deux filles venues lui réclamer de l’argent. ar Au cimetière du Père-Lachaise, où vient d’être enterré Goriot, Rastignac prononce ces mots « grandioses » : « À nous deux maintenant ! »

E x t r a i t 1 ( p . 1 3 , l . 1 1 6 , à p . 1 4 , l . 1 6 6 )

u�Lecture analytique de l’extrait (pp. 15 à 17)

Une description réaliste u La description est essentiellement au présent (de l’indicatif ou du conditionnel), ce qui accentue évidemment l’effet de réalité : le lecteur a l’impression de contempler lui-même cette pièce (« Rien n’est plus triste à voir ») ou de pouvoir la trouver dans son propre environnement (« que l’on rencontre partout aujourd’hui »). v Comme nous l’avons vu dans la question précédente, le narrateur insiste sur l’actualité (« aujourd’hui » figure 2 fois) de la description pour l’ancrer dans une perspective contemporaine.

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Le Père Goriot – 11

Mais, pour accentuer encore l’impression de réalité, il inscrit cette description dans le temps et dote ses deux pièces d’un passé : leur histoire qui dure « depuis quarante ans » est repérable par un observateur averti car elle s’est imprimée dans ses murs (« jadis peinte en une couleur indistincte aujourd’hui »). w On trouve assez peu d’indices spatiaux dans la description de ces deux pièces : le regard semble englober tout le salon dans une vision générale (« au milieu », « à hauteur d’appui ») qui fait le tour de la pièce en suivant les murs et s’arrêtant sur « le panneau d’entre les croisées » puis sur la cheminée. Le lecteur gagne la salle à manger comme s’il visitait la pension en passant d’une pièce à l’autre « qui lui est contiguë ». Là encore, la description commence par une vue générale sur les murs boisés et peints et s’achèvera en un mouvement descendant sur le « carreau rouge ». Entre-temps, le regard semble happé par un bric-à-brac incohérent au milieu duquel on ne peut plus s’orienter : on ne trouve plus de repères précis, mis à part « dans un angle », mais des énumérations d’objets introduites par des formules vagues (« il s’y rencontre », « vous y verriez »). Le narrateur veut donner l’impression d’une accumulation d’horreurs sans ordre ni aucune harmonie. x Le sens le plus sollicité est la vue, avec les indications de couleurs (« blanche », « bleuâtre », « bois noir verni à filets dorés »…), de matériaux (« marbre », « porcelaine », « moiré métallique », « en écaille incrustée de cuivre », « sparterie »…), et toutes sortes de détails d’une grande précision (« chaises en étoffe de crin à raies alternativement mates et luisantes » ; « chaufferettes misérables à trous cassés, à charnières défaites »…). Vient ensuite l’odorat, très sollicité aussi, par les précisions sur « l’odeur de pension ». On y trouve les verbes sentir et puer et le champ lexical de l’odorat : « odeur », « renfermé », « nauséabond », « parfumé ». L’odorat est associé au goût : « rance », « goût d’une salle où l’on a dîné ». Le narrateur opère même une synesthésie pour mieux exprimer l’impression de dégoût : « des gravures exécrables qui ôtent l’appétit ». On trouve aussi quelques mentions afférant au toucher : « elle donne froid, elle est humide au nez » ; « buffets gluants » ; « toile cirée assez grasse pour qu’un facétieux externe y écrive son nom en se servant de son doigt comme de style ». La sollicitation constante des sensations contribue encore à l’effet de réalisme et permet au lecteur de donner des assises concrètes à son imagination. y Il s’agit ici d’une focalisation omnisciente, puisque le narrateur ne se contente pas d’une vision extérieure mais donne des précisions sur le passé de la pension (« depuis quarante ans ») et sur la vie de ses pensionnaires. De plus, il prend la parole directement en tant que narrateur, et non comme simple témoin, pour justifier ses choix d’écriture : « il faudrait en faire une description qui retarderait trop l’intérêt de cette histoire ». Cette focalisation omnisciente lui permet de porter davantage de jugement, d’orienter plus précisément le regard du lecteur et surtout de donner un sens à cette description. U On trouve, dans ce passage, deux adresses directes au lecteur : « Eh ! bien, malgré ces plates horreurs, si vous le compariez à la salle à manger, qui lui est contiguë, vous trouveriez » et « Vous y verriez ». Elles sont toutes deux au conditionnel présent, qui semble placer le lecteur lui-même dans les locaux, d’une manière virtuelle, et lui donner ainsi la possibilité de voir et de juger par lui-même (« vous trouveriez »), ce qui accentue évidemment l’illusion réaliste. De plus, l’introduction d’une sorte de dialogue (« Eh ! bien ») donne de la vivacité à la description. V On trouve deux énumérations, situées dans la description de la salle à manger : – La première, extrêmement longue, est constituée d’objets assez minutieusement décrits (précisions de formes, de matières, de couleurs, de vétusté) et introduite par la formule vague « vous y verriez » ; comme on l’a vu dans la question 3, elle sert à suggérer un amoncellement d’objets laids et détériorés, dont la profusion hétéroclite finit par oppresser le lecteur. – La seconde énumération est composée d’adjectifs (« ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, invalide, expirant ») : elle renforce, par la multiplicité des termes, l’impression de vétusté sordide qui se dégage du mobilier et révèle également l’exigence de précision et d’expressivité du narrateur dans sa description.

Un réalisme visionnaire W On trouve, dans cette description, beaucoup de mots péjoratifs (par exemple : « le renfermé, le moisi, le rance » ; « piteux » ; « misérables » ; « pourri » ; « rongé » ; « râpée »), mais aussi des termes axiologiques

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Réponses aux questions – 12

qui expriment un jugement de valeur, toujours négatif (« rien n’est plus triste », « assez mal planchéiée », « du plus mauvais goût », « plates horreurs », « proscrits partout », « exécrables », « la misère sans poésie »). Ces termes dénoncent tous la laideur, mais surtout le mauvais goût de l’ameublement de la pension : l’on y devine une certaine prétention (« marbre Sainte-Anne », « cabaret en porcelaine blanche ornée de filets d’or », les pseudo-fresques du Télémaque, le « cartel en écaille incrustée de cuivre »), mais qui n’est que commune et vulgaire (« que l’on rencontre partout aujourd’hui », « plates horreurs »), et surtout ignoble à force de détérioration et de saleté. On peut relever quelques champs lexicaux importants : – celui de la saleté : « crasse », « gluants », « tachées ou vineuses », « poussière », « grasse », « taches » ; – celui de la détérioration et de la vétusté : « effacés à demi », « vieillies », « moisi », « l’hospice », « débris », « carafes échancrées », « ternies », « chaises estropiées », « chaufferettes misérables à trous cassés, à charnières défaites », « pourriture », et toute l’énumération d’adjectifs citée plus haut ; – celui de la misère : « la misère les condamne », « il ne s’y fait de feu que dans les grandes occasions », « paillassons piteux », « chaufferettes misérables », « misère économe », « concentrée », « râpée » ; – celui de la laideur : « triste », « assez mal planchéiée », « du plus mauvais goût », « plates horreurs », « couleur indistincte », « figures bizarres, exécrables ». Cette description montre bien que le réalisme de Balzac obéit à une vision très subjective et orientée de la réalité. X On peut relever une première personnification : « la crasse a imprimé ses couches de manière à y dessiner des figures bizarres » ; celle-ci transforme de façon paradoxale et sans doute un peu ironique la crasse en une sorte d’artiste excentrique – manière très romantique d’attribuer une valeur poétique à la laideur… Toutes les autres personnifications vont dans le même sens, en transformant le mobilier en personnages infirmes ou cacochymes : « meubles […] placés là comme le sont les débris de la civilisation aux Incurables » ; « chaises estropiées » ; mobilier « manchot, borgne, invalide, expirant ». Elles contribuent à une sorte de transformation fantastique du décor devenant humain, ce qui, d’une part, participe de la volonté balzacienne de montrer l’interaction entre l’être vivant et son habitation et, d’autre part, annonce la destinée du père Goriot. at On a vu (question 6) que le narrateur s’adressait directement au lecteur pour l’impliquer davantage dans la description, particulièrement en maniant l’ironie. Il emploie également l’adverbe de temps « aujourd’hui », qui renvoie directement au locuteur et inscrit donc la description dans une temporalité précise. L’emploi de la modalisation conditionnelle lui permet également, à trois reprises (« qu’il faudrait appeler l’odeur de pension », « Peut-être pourrait-elle se décrire », « il faudrait en faire une description »), d’intervenir en tant que narrateur jugeant sa propre narration : on voit comment Balzac revendique ici une certaine originalité dans sa vision de la réalité par sa volonté de créer une notion nouvelle, « sans nom dans la langue » ; cette nouveauté correspond à la visée scientifique qu’il veut donner à sa description (« si l’on inventait un procédé pour évaluer… ») et au processus inductif qu’il affectionne : des caractéristiques particulières de la pension Vauquer, il s’agit de dégager une notion générale, « l’odeur de pension ». La dernière intervention du narrateur montre aussi le souci qu’il a de la structure et du rythme de son œuvre, ainsi que de l’intérêt du lecteur, puisqu’il veut éviter « une description qui retarderait trop l’intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas ». ak La phrase « là règne la misère sans poésie » constitue une allégorie ; elle contribue à la personnification du décor, mais surtout vise à donner à la pension Vauquer une valeur générale de « type ». Cette allégorie montre bien que la description n’est pas anecdotique ni contingente mais veut donner une interprétation et un sens à la réalité. al Nous avons déjà vu, à plusieurs reprises, que la description balzacienne est loin de se limiter à une plate transcription de la réalité mais qu’elle donne un sens à celle-ci en orientant notre regard ; Balzac la transforme également en lui donnant vie par les procédés de la personnification et de l’allégorie. De plus, cette description apparaît très travaillée sur le plan littéraire et on peut y relever de nombreux effets de rythme ; Balzac use fréquemment du rythme ternaire qui confère paradoxalement une sorte d’ampleur lyrique à la réalité sordide qu’il décrit : « Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements ; […] elle pue le service, l’office, l’hospice » ou encore « une misère économe, concentrée, râpée ». Dans la première phrase, on peut noter l’anaphore du pronom « elle » qui donne une dimension exceptionnelle à la pièce et met en valeur cette fameuse « odeur de

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pension » ; quant au dernier membre de phrase (« elle pue le service, l’office, l’hospice »), non seulement il constitue un alexandrin parfait, mais il repose en outre sur une homéotéleute. Les formules ternaires comme « Elle sent le renfermé, le moisi, le rance » ou « une misère économe, concentrée, râpée » sont construites en cadence mineure (4/3/2) qui renforce l’impression de tristesse, d’accablement et d’étouffement que dégagent ces deux pièces. Au contraire, la phrase centrale (« Eh ! bien, malgré ces plates horreurs, si vous le compariez à la salle à manger, qui lui est contiguë, vous trouveriez ce salon élégant et parfumé comme doit l’être un boudoir »), qui se singularise déjà par l’adresse au lecteur, est construite en cadence majeure mettant fortement en valeur l’ironique « boudoir » qui fait sourire le lecteur.

Une ouverture au roman am Le narrateur fait trois allusions aux pensionnaires : « qui se croient supérieurs à leur position en se moquant du dîner auquel la misère les condamne » ; « les serviettes, ou tachées ou vineuses, de chaque pensionnaire » ; « toile cirée assez grasse pour qu’un facétieux externe y écrive son nom en se servant de son doigt comme de style ». On voit que la pension Vauquer est réservée à des clients pauvres, qui ne sont pas là par choix, mais contraints par la misère ; d’ailleurs « les croisées grillagées » et la « boîte à cases numérotées qui sert à garder les serviettes » pourraient évoquer une sorte de prison dont la laideur sordide rejaillit sur eux et à laquelle ils veulent échapper. D’autre part, le narrateur se focalise surtout sur les jeunes pensionnaires – ce qui sera le cas de l’étudiant Rastignac – et insiste sur leur capacité à rire de tout – ce que l’on retrouvera chez Bianchon ou le facétieux étudiant en histoire naturelle. an Rastignac est préfiguré déjà dans le personnage de Télémaque, jeune héros d’un roman d’apprentissage à la recherche de son père, de même que Calypso pourrait évoquer Mme de Beauséant ouvrant, par un festin, les portes du luxe au jeune homme, tout en jouant le rôle de l’initiatrice. Le destin du père Goriot s’incarne dans les meubles et le décor : lui aussi deviendra un rebut de la société, sera rejeté comme un « débris » puis un « incurable » qui finira par « expirer ». Enfin, on peut se demander si les murs peints en « une couleur indistincte aujourd’hui, qui forme un fond sur lequel la crasse a imprimé ses couches de manière à y dessiner des figures bizarres », ne peuvent pas figurer les « figures bizarres » de certains habitants de la pension comme Vauquer elle-même, Michonneau, Poiret ou Vautrin, dont le passé mystérieux reste inconnu, dissimulé sous une « couche » protectrice ; de même, comme la misère qui règne à la pension, eux aussi ont « des taches », tares secrètes à dissimuler… ao Le thème principal qui fait l’ouverture du roman est celui de la misère et du dégoût qu’elle engendre : on comprend bien que la pension Vauquer figurera comme un repoussoir pour le héros qui mettra sans cesse en balance la laideur et le mauvais goût qui y règnent avec le luxe et la beauté des quartiers riches. De plus, il est intéressant de noter la mise en valeur de la salle à manger, puisque l’essentiel des scènes qui se dérouleront à la pension seront des scènes de repas. La dégradation est aussi un thème important du roman : de même que tout le mobilier est décrépit et vétuste, de même on assistera à la décrépitude de Goriot. ap Dès l’ouverture de son roman, Balzac justifie sa dédicace à Geoffroy Saint-Hilaire : la présentation des pièces principales de la pension préfigure le portrait de Vauquer, modèle de laideur et de mauvais goût, allégorie de cette « misère économe, concentrée, râpée » qui la conduit à une avarice mesquine. Cette même médiocrité rejaillit sur la plupart des pensionnaires qui se montrent d’un égoïsme sordide : par exemple, face à la déchéance du père Goriot. La laideur du lieu, ses « taches » et sa « pourriture » se reflètent dans la laideur morale de ses occupants et semblent même la causer : il faut beaucoup de force morale ou de pureté, comme semblent en avoir des personnages comme Bianchon ou Victorine, pour résister à la déliquescence de ce milieu…

u�Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 18 à 26)

Examen des textes et de l’image u Villiers de L’Isle-Adam et Zola choisissent tous deux le point de vue interne : – Dans « Véra » (texte B), le point de vue choisi est celui du comte d’Athol, repérable par les verbes de perception (« il se vit », « regarda », « toucha »), les modalisations (« comme si », « semblait ») et le

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discours indirect libre (interrogations, exclamations…). Le lecteur est donc obligé de voir cette chambre par le regard amoureux et mystique du comte qui appelle de tout son être la résurrection de Véra et y croit déjà en interprétant ce qu’il voit (« comme si »). Le lecteur est donc appelé et amené lui aussi à croire à cette apparition de la morte qui va se produire quelques lignes plus loin. Ce point de vue interne est caractéristique du fantastique, puisqu’il laisse obligatoirement le lecteur dans l’ambiguïté : faut-il croire au regard du comte et admettre le surnaturel, ou le héros est-il en proie à la folie mystique et aux hallucinations ? En revanche, le narrateur bascule dans la focalisation zéro à la dernière phrase qui semble donc cautionner de l’extérieur la perception subjective du comte. – Dans L’Assommoir (texte C), il s’agit du point de vue interne de Gervaise qui encadre clairement la description (« elle leva les yeux », « promenait son regard ») ; on retrouve ici la perception orientée de l’héroïne « intéressée par la maison », influencée par ses impressions (« se sentant », « comme si »). Elle est surtout frappée par l’immensité de cette bâtisse, comme on le voit par le champ lexical (« murailles », « immenses », « énormité », « géante »), les précisions de nombres (« six étages », « quatre escaliers »), l’impossibilité pour la spectatrice de tout embrasser d’un seul coup d’œil (« promenait son regard », « l’abaissait », « remontait »). Le lecteur épouse l’impression de Gervaise, à la fois fascinée et « surprise » mais aussi dégoûtée et écrasée devant cet édifice ; les contrastes violents soulignés par le narrateur mettent bien en valeur ces impressions ambivalentes : « murailles grises », « vitrages noirs » ≠ « flambait », « ruisseau d’un rose tendre », « clarté crue ». – Le texte de Huysmans (texte D) joue sur deux points de vue : les trois premiers paragraphes utilisent la focalisation externe d’un observateur objectif expliquant l’organisation complexe des deux pièces ; on y retrouve des termes de matériaux ou d’organisation spatiale sans aucune marque de subjectivité ni de jugement, comme « plafond voûté », « bois de pitchpin », « était insérée », « était percée », « occupait »… Le quatrième paragraphe sert en quelque sorte de transition en choisissant un moment particulier (« Au moment où […], pendant l’automne »). Puis les paragraphes suivants introduisent le personnage et le point de vue interne : en effet, celui-ci non seulement s’insère dans la pièce mais la modifie « à sa guise », comme l’expriment les deux groupes verbaux « faisait manœuvrer » et « faisait verser ». Le dernier paragraphe nous fait voir le décor à travers les sensations du héros (« contemplait », « examinait », « aspirant ») ou sa propre imagination qui nous transporte ailleurs (« il se figurait »). Cette organisation du texte reflète la conception de l’auteur pour qui le progrès et la complexité techniques peuvent être au service de l’imagination et même l’exalter. v Le texte de Zola suit le regard de Gervaise dont on a vu qu’il ne pouvait embrasser toute l’immensité de la bâtisse. L’héroïne, impressionnée, commence par une vision générale (« six étages », « quatre façades régulières enfermant le vaste carré de la cour »), qui monte « du pavé aux ardoises ». Puis son regard se montre plus précis et s’arrête sur certains détails en balayant les fenêtres des façades (« matelas à carreaux bleus », « couche d’enfant », etc.). Le regard redescend ensuite « du haut en bas » pour arriver au rez-de-chaussée : les portes des escaliers, les ateliers et le sol de la cour jusqu’à la fontaine. Cette organisation à la fois panoramique et dynamique de haut en bas rend bien compte de « l’énormité » du bâtiment. La description de Perec est construite selon une organisation très intéressante, qui ressemble à un long travelling de cinéma où « l’œil […] glisse » en nous faisant visiter l’appartement : on suit d’abord le corridor et, après avoir poussé la tenture de cuir, on pénètre dans la « salle de séjour » ; de celle-ci, on a d’abord une vue très globale (« longue de sept mètres environ, large de trois »), puis le regard va glisser de façon circulaire vers la gauche, passant en revue successivement les différents panneaux, une porte, une fenêtre, encore une porte, pour revenir « à la tenture de cuir » par laquelle on est entré. Cette vision circulaire donne l’impression d’un monde clos sur lui-même, dont l’espace est saturé par les énumérations d’objets. w Nous avons vu, dans la lecture analytique du texte de Balzac, que les personnifications des objets contribuaient à donner une vision quasi fantastique au décor et surtout à opérer une fusion entre l’habitat et ses occupants, la décrépitude et la laideur des lieux préfigurant les tares morales des pensionnaires et la déchéance du père Goriot. Dans l’extrait de « Véra », beaucoup d’objets sont animés et personnifiés ; au lieu d’être objets du regard, ils sont quasiment toujours sujets des phrases et doués d’une vie propre : la veilleuse sacrée « s’était rallumée », comme de sa propre volonté, de même que la pendule sonne sans avoir été remontée… Tous les objets sont empreints de chaleur, de couleur et de lumière, symboles de vie : « tièdes », « brillait », « rouges », « éclairait »… Ces objets sont même dotés de sentiments : la « pierrerie

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fidèle » du collier sibérien « aimait […] le beau sein de Véra » et pâlissait « maladivement » ; « La chambre semblait joyeuse et douée de vie ». Toute cette vie qui semble renaître d’elle-même dans cette pièce rappelle à la vie celle qui l’a animée, suggérée d’ailleurs par toutes les questions : « Véra ne les avait-elle pas ôtées », « qui donc avait tourné », « quelle main venait ». Zola également fait systématiquement des éléments de son décor les sujets de verbes d’action : les fenêtres « montraient » ou « laissaient pendre », les logements « crevaient » ou « lâchaient », la porte « creusait », la forge « flambait », la cour « s’éclairait »… Ce procédé annonce la conclusion de la description, où toute la grande maison devient « organe vivant », « personne géante » : en effet, ce ne sont pas les habitants (que d’ailleurs on ne voit pas) qui sont vivants, mais la demeure elle-même qui devient douée d’une existence propre (on le voit aussi à la « lèpre jaune » qui « mange » les façades). Cet organisme géant est animé d’une mystérieuse vie interne, qui se traduit au-dehors par toutes sortes d’excroissances ou de secrétions. Comme chez Balzac, mais de façon encore plus forte et explicite, Zola veut montrer la force du milieu sur les êtres, au point que c’est le bâtiment ici qui semble les avoir engloutis et « digérés ». x La composition du tableau est claire, orientée en fonction de l’observateur situé au fond de la pièce : la ligne de fuite est soulignée par les lames du parquet, aboutissant à la fenêtre, tout cela donnant plus d’espace à un petit espace qui pourrait être oppressant. La prolifération des lignes droites renforce l’impression d’équilibre et de sécurité de la pièce qui pourrait être perturbée par une perspective un peu déformée. Les couleurs (voir les reproductions en couleurs disponibles sur Internet) se répondent aussi dans un souci d’harmonie : le bleu des murs se retrouve dans les vases ou les serviettes ; le vert des chaises fait écho à celui de la fenêtre ou du fond des tableaux suspendus au mur ; enfin, la tache arrondie blanc et rouge du lit forme contraste avec le reste.

Travaux d’écriture

Question préliminaire La pension Vauquer est d’abord à l’image de sa propriétaire, comme l’écrit Balzac : « toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne ». En effet, ces deux pièces reflètent le mauvais goût et la « misère économe, concentrée, râpée » qui caractérisent Mme Vauquer. La laideur et la saleté du décor suggèrent les taches morales et souvent cachées de certains pensionnaires, et la décrépitude du mobilier annonce la déchéance du père Goriot. La chambre de Véra (texte B) est à l’image de la beauté et de la richesse de la comtesse : bijoux, objets précieux, lingerie de batiste, fleurs rares… Les objets participent également de sa sensualité par leur « tiédeur » ou l’épanouissement des fleurs. La pièce est aussi empreinte de religiosité mystique (Véra signifie « foi » en russe) qui annonce le phénomène surnaturel qui va s’y produire, à travers « la veilleuse sacrée » ou la présence de la Madone. Le lien entre la chambre et celle qui l’habitait est suggéré de façon très forte, puisque c’est le personnage lui-même qui donne vie aux objets (tiédeur du collier de perles, brillance de l’opale), « comme si le magnétisme exquis de la belle morte la pénétrait encore », et ceux-ci suggèrent sa présence (la veilleuse s’est rallumée, la page s’est tournée, la pendule sonne). Au contraire, le grand immeuble de L’Assommoir (texte C) laisse transparaître la misère de ses occupants, comme les sécrétions d’un « organe vivant » : on ne voit aucun ornement sur les façades où tout est réduit au fonctionnel (« sans une moulure », « fenêtres sans persienne », « porte haute et étroite, sans boiserie ») ; la saleté y règne à l’extérieur (« mangées d’une lèpre jaune, rayées de bavures ») comme à l’intérieur (« couche d’enfant, emplâtrée d’ordure »). L’immeuble révèle la promiscuité malsaine des « logements trop petits » et son insalubrité (« lèpre », « bavures », « caisses béantes des plombs », « continuelle humidité »), qui vont rejaillir sur l’évolution morale des personnages. De plus, cette image d’un organisme géant (qui rejoint d’ailleurs celle de l’alambic) annonce déjà comment Gervaise va être peu à peu « mangée » elle aussi par cette saleté et cette misère. La salle à manger de Des Esseintes (texte D) est d’abord le reflet de la volonté d’isolement du personnage, qui se protège de la médiocrité ambiante par un système complexe de double cloison et de vitres dépolies et préfère vivre dans le milieu clos de sa propre imagination ; c’est ainsi que, pour arriver jusqu’à lui, la lumière extérieure doit passer à travers « une glace sans tain, l’eau, et, en dernier lieu, la vitre à demeure du sabord ». S’y exprime aussi son goût décadent pour l’artificiel et la virtuosité technique, dont il a besoin pour stimuler sa sensibilité et son imagination blasées par trop d’expériences : à la réalité, il préfère un monde imaginaire où les couleurs du temps sont obtenues par

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Réponses aux questions – 16

des « gouttes d’essences colorées », où de « merveilleux poissons mécaniques » circulent au milieu de « fausses herbes », où l’exotisme se fabrique à partir de senteurs artificielles et de gravures… La description extraite des Choses de Perec (texte E) se présente clairement à travers l’emploi du conditionnel comme une projection des désirs du jeune couple, de leurs rêves de possession bourgeoise. On retrouve, dans leur appartement, les symboles du confort cossu des années 1960 (« un gros divan de cuir », un autre en velours, les tentures, la moquette et les tapis, le téléphone), mais aussi les signes de prétentions culturelles avec les bibliothèques, l’électrophone et les disques. Les teintes pâles (« grise », « couleurs éteintes », « brun clair », « blancs et bruns ») évoquent l’élégance discrète et une harmonie de bon goût ; la profusion des objets précieux et anciens révèle un certain niveau de vie et la mode du voyage lointain (« portulan », « tapis de prière en soie », « cendriers de jade », etc.). Mais cette accumulation n’est pas loin de l’étalage et ces objets hétéroclites peuvent aussi suggérer un simple vernis culturel (cf. les rideaux qui imitent la toile de Jouy) qui ressemble à une simple volonté de paraître, symbolisée par la tenture de cuir qu’on lève comme un rideau sur un décor de théâtre. Le recours systématique à l’énumération reflète l’aspiration matérialiste et consumériste des deux héros, dont l’être se dilue complètement dans l’avoir… Dans ce tableau, Van Gogh révèle la simplicité de sa vie : dans cette petite pièce, aux matériaux rustiques, rien n’est inutile ni superflu – sauf les tableaux, mais ils sont la raison et le moyen de vivre du peintre. Il s’en dégage une impression de dépouillement, mais aussi de sécurité et d’harmonie, due, entre autres, à la composition en lignes droites, aux couleurs plutôt pastel qui se répondent et par lesquelles le peintre avait voulu « exprimer un repos absolu ». La note de couleur la plus vive est celle du lit qui, avec ses lignes courbes, évoque aussi le bien-être et le repos. On a l’impression, en regardant cette toile, que cette chambre représente pour l’artiste un lieu de refuge et de sécurité.

Commentaire

Introduction Chez Villiers de L’Isle-Adam, la description tient une grande place, et c’est à travers elle que l’auteur va faire passer le surnaturel, en mêlant précision réaliste et fantastique. Dans « Véra », la chambre joue un rôle essentiel et constitue quasiment un personnage : au début de la nouvelle, c’était « la chambre veuve » qui était évoquée, mais ici, en ce jour anniversaire de la mort de Véra, les objets mêmes semblent revivre et appeler la présence de la jeune femme. Nous verrons comment l’auteur oriente toute sa description vers la résurrection qui va suivre et amène le lecteur à accepter la leçon du conte : « L’Amour est plus fort que la Mort. »

1. Une description orientée A. Un jour particulier • Mise en valeur Le jour choisi revêt une importance spéciale, puisqu’il s’agit de l’anniversaire de la mort de Véra : le comte d’Athol (la scène nous est présentée de son point de vue) se trouve donc dans un état psychique particulier. Le héros lui-même constate cet état : « il se vit plus pâle qu’à l’ordinaire ». Il souligne à deux reprises le caractère exceptionnel de ce jour, par le recours au comparatif : cf. citation précédente + « d’une façon plus significative et plus intense que d’habitude ». Mise en valeur : « Ce soir ». • Abolition du temps La révolution de l’année permet en quelque sorte d’abolir le temps : – La dernière phrase (en focalisation zéro) donne la clé du texte : « l’heure sonnait à cette pendule arrêtée depuis une année » ; le temps reprend son cours normal, comme s’il annulait la mort de Véra, de même que la page de la partition se tourne symboliquement. – Les temps en viennent à se confondre dans l’esprit du comte : « tout à l’heure », « encore », « venait » (employé 2 fois), « nouvellement » ; ces expressions du passé tout proche annulent l’année de deuil qui vient de s’écouler et renouent le lien avec « autrefois ». B. Le poids de la subjectivité Villiers joue très habilement des points de vue pour orienter le regard du lecteur :

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– Le point de vue interne est très marqué : c’est le comte qui perçoit et interprète (« regarda attentivement, toucha ») ; c’est par ses perceptions (vue, toucher, odorat) que le lecteur appréhende la pièce et tous ses objets. – Villiers place le lecteur complètement à l’intérieur de l’esprit du comte, au point que les indices temporels (« tout à l’heure », « ce soir ») sont ceux du discours et non du récit. – Il emploie ainsi systématiquement le discours indirect libre, avec beaucoup d’interrogatives et d’exclamatives, qui induisent des réponses implicites : « Véra ne les avait-elle pas ôtées […] ? » ; « qui donc avait tourné […] ? ». – Marques de subjectivité : modalisateurs (« semblait »), comparaisons et hypothèses qui expliquent les phénomènes (« comme par la chaleur de sa chair », « comme si elle venait d’être quittée », « comme si le magnétisme ») ; de même, l’affirmation « Oui » entraîne la confirmation de sa perception. Par tous ces procédés, le lecteur épouse le point de vue du comte et est prêt à accepter ses interprétations. De plus, la dernière phrase, qui opère un retour à la focalisation zéro, cautionne la perception du héros : c’est le narrateur lui-même qui note que la pendule s’est remise à sonner.

2. Un lieu symbolique Cette chambre devient finalement, sous la plume de Villiers, l’incarnation même de l’héroïne, comme le souligne l’expression « le magnétisme exquis de la belle morte la pénétrait encore » au centre du texte. A. Le choix des objets Les objets choisis ont tous un lien privilégié avec Véra et représentent un aspect du personnage : – Les bijoux sont intimement liés au corps de Véra (« son bras », « sa chair », « le beau sein ») et évoquent sa beauté et sa sensualité (« tiédeur », « chaleur de sa chair »), et leur caractère précieux (perles, opale, or, pierrerie) met en valeur son raffinement et son rayonnement. Le collier sibérien est même doué de vie (« pâlir maladivement ») et surtout de sentiments (« aimait » « fidèle »), ce qui renforce son lien en forme d’hypallage avec le personnage (on peut d’ailleurs noter le parallélisme en chiasme qui le souligne : « ce collier sibérien, qui aimait aussi le beau sein de Véra » / « la comtesse aimait pour cela cette pierrerie fidèle »). – Les fleurs exotiques symbolisent également sa sensualité par leur épanouissement et leur parfum. – De même, les couleurs choisies (orient nacré des perles, blanc et rouge des « œillets sur la neige ») représentent le canon de la beauté féminine : blancheur et éclat de la peau, incarnat des lèvres (on peut penser aux gouttes de sang sur la neige qui évoquent, pour Perceval, la beauté de Blanchefleur)… – Mais l’évocation de Véra n’est pas seulement physique : les objets liés à la religion lui confèrent aussi une présence mystique qui correspond d’ailleurs à son prénom (Véra signifie « foi » en russe) ; en deux lignes, l’important champ lexical de la religion (« veilleuse sacrée », « reliquaire », « mystiquement », « Madone ») donne une nouvelle dimension au personnage. On peut penser que « le visage, aux yeux fermés, de la Madone » suggère celui de Véra morte, mais en même temps toujours vivante, puisque éclairée de nouveau par la « flamme dorée ». – De même, la partition sur le piano évoque le rayonnement artistique de Véra. B. La renaissance de la chambre Le lien créé entre les objets et « la belle morte » permet ainsi à Villiers d’annoncer la résurrection de Véra par la renaissance de la chambre : – Tous les objets sont désormais marqués par un signe caractéristique de la vie : chaleur (« tièdes », « adouci »), couleur (« rouges »), éclat (« brillait », « rallumée », « éclairait »), mouvement (« tourné », « s’épanouissait »). – Les signes de mort se transforment en symboles de vie : le sang sur le mouchoir de batiste devient fleur. – Les objets eux-mêmes appellent la présence de Véra, comme les bijoux qui semblent sentir sa présence vivante en reprenant chaleur et éclat ou comme la flamme de la veilleuse qui semble redonner vie au visage « aux yeux fermés » de la Madone. – Le comte d’Athol lui-même évoque la présence de Véra par les questions qu’il pose (« qui donc », « quelle main »), de même que la description se conclut sur son interprétation qui semble résumer toutes les perceptions précédentes (« La chambre semblait joyeuse et douée de vie »). C’est lui qui va conduire le lecteur à considérer comme « normal[e] » l’apparition de Véra peu après.

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Conclusion Villiers de L’Isle-Adam fait preuve, dans ce texte, d’une virtuosité extraordinaire, utilisant la description, le jeu des points de vue pour perturber la perception du lecteur et dissiper les frontières entre l’illusion et la réalité.

Dissertation

Introduction Les descriptions sont souvent peu appréciées des lecteurs, qui les trouvent inutiles et ennuyeuses… Pourtant, elles sont présentes depuis l’origine du genre romanesque et semblent être constitutives de celui-ci. On peut donc se demander dans quelle mesure la description contribue au sens et à l’intérêt d’une œuvre romanesque. Pour répondre à cette question, nous observerons la description selon trois points de vue : dramatique, symbolique et esthétique.

1. Point de vue dramatique A. Situer l’histoire • La description contribue à l’intérêt du roman en situant son intrigue dans un lieu et une époque précis : – elle permet au lecteur de se représenter le cadre et de mieux comprendre ce qui va suivre : c’est le cas de descriptions initiales des romans de Balzac ; – la description de la pension Vauquer permet de comprendre la mesquinerie et la pauvreté ambiantes qui vont, d’une part, écraser le père Goriot et, d’autre part, pousser Rastignac à s’en évader par tous les moyens ; – la description ouvrant Les Choses de Perec nous situe dans le contexte bourgeois des années 1960, en plein essor de la société de consommation. • Elle permet aussi d’impliquer le lecteur dans l’histoire, en particulier par le choix de la focalisation interne : dans L’Assommoir, les descriptions sont faites du point de vue de Gervaise, ce qui ancre davantage le lecteur dans le récit. B. Participer à la construction de l’intrigue • La description peut préparer la suite et aider à comprendre : – la description de la chambre de Véra annonce sa prochaine réapparition ; – les descriptions successives des lieux où habite Gervaise permettent de comprendre son ascension puis sa déchéance ; – de même pour les évocations de l’habillement du père Goriot. • Les oppositions, dans Le Père Goriot, entre la pension Vauquer et le salon Beauséant révèlent les structures de la société et le parcours de Rastignac. • Le contraste entre le grand magasin et la petite boutique dans Au Bonheur des dames rend compte de l’évolution historique. C. Créer des effets de rythme • La description permet des pauses dans l’action : moments plus statiques, où l’imagination du lecteur est très sollicitée ; repos dans la dramatisation. • Elle peut aussi favoriser le suspense : la description de la chambre de Véra fait attendre un événement.

2. Point de vue symbolique La description va au-delà des informations qu’elle fournit et apporte au roman des significations symboliques. A. Reflet des personnages • C’est la grande théorie de Balzac, puis de Zola : interaction entre le décor et les habitants. La pension Vauquer traduit la mesquinerie de sa propriétaire et rejaillit sur la conscience des pensionnaires. • La description de leur lieu de vie permet de comprendre l’appétit de possession des jeunes gens de Perec (Les Choses) ou le « décadentisme » de Des Esseintes (À rebours).

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• Le point de vue interne permet de refléter l’état d’âme du personnage : la grande maison attire Gervaise et lui fait peur en même temps ; dans Madame Bovary de Flaubert ou dans Une vie de Maupassant, la campagne vue par les yeux de l’héroïne reflète son ennui ou son désespoir. • Dans Un roi sans divertissement de Giono, la nature elle-même exprime le désir de sang qui est au cœur de l’homme. • Dans La Nausée de Sartre, la description du marronnier rend compte du sentiment de l’absurde éprouvé par Roquentin. B. Analyse d’un milieu • Au-delà d’un personnage précis, la description peut révéler une classe sociale ou un milieu : c’est le cas de la description dans Les Choses, qui semble concentrer tous les objets typiques de la bourgeoisie de l’époque. • La description des vêtements permet de classer les personnages selon leur milieu : – les vêtements du père Goriot ≠ le déshabillé d’Anastasie ; – plus généralement, élégance de l’aristocratie ≠ ostentation des « parvenus » (hôtel de Nucingen) ; – l’opposition très forte dans les romans balzaciens ou stendhaliens entre Paris et province se marque souvent dans les vêtements. C. Dénonciation La description peut servir à dénoncer à travers un regard qui juge, que ce soit celui du narrateur ou d’un personnage : – la description de la pension Vauquer, faite d’un point de vue omniscient, est extrêmement négative et dénonce la laideur et la mesquinerie ; – l’alambic vu par les yeux de Gervaise dans L’Assommoir semble un monstre prêt à engloutir Paris ; – Zola se sert des descriptions réalistes de la grande maison de L’Assommoir pour montrer que la misère et la promiscuité qui y règnent entraînent la dégringolade physique et morale de Gervaise, Coupeau et Nana ; – les descriptions faites par Bardamu dans Voyage au bout de la nuit de Céline dénoncent la misère des banlieues, l’horreur des tranchées, etc.

3. Point de vue esthétique A. Plaisir littéraire Comme la description constitue une pause dans l’action, l’auteur en profite parfois pour en faire un « morceau de bravoure » ou, du moins, pour travailler particulièrement l’écriture (le lecteur lui aussi y est plus sensible, puisqu’il est dégagé du souci de l’action) : – Les descriptions sont souvent riches en images qui transforment le décor, l’animent, et font appel à l’imagination du lecteur (cf. l’extrait de « Véra »). – Elles peuvent être construites comme de vrais tableaux, en fonction des lignes, des plans, des jeux de lumière et de couleurs : la danse d’Esméralda dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, l’arrivée de l’automne dans Un roi sans divertissement de Giono… – Elles peuvent devenir de la poésie en prose, avec des effets de rythmes, de sonorités, etc. : c’est le cas des descriptions de Chateaubriand, de Proust, de Giono… – Elles peuvent jouer sur la parodie ou la citation : le coucher de soleil africain dans Voyage au bout de la nuit se démarque du topos romantique ; la description de Perec s’inspire de celles de Flaubert cité indirectement par la référence au bateau Ville-de-Montereau. B. Évasion : exotisme, images, fantastique • La description précise d’un lieu, d’un objet ou d’un personnage donne des aliments à l’imagination du lecteur qui se trouve ainsi transporté dans un autre cadre que le sien (un ailleurs temporel ou géographique). • Elle permet même de faire accéder le lecteur à ce qui n’existe pas (ce qui lui procure une forte sensation d’évasion) : c’est le cas, évidemment, de toute la littérature de science-fiction, mais aussi, dans notre corpus, de l’extraordinaire salle à manger de Des Esseintes. • La vision particulière d’un auteur sur un lieu transforme celui-ci, l’anime et lui donne, aux yeux du lecteur qui peut le connaître, une autre réalité. Cf. Giono qui, en se servant de lieux qu’il connaît et que l’on peut situer sur une carte, les transforme en un « Sud mythique ». Phénomène très fréquent dans le fantastique qui transforme la réalité banale et quotidienne en un autre monde qui crée l’angoisse ou suscite le surnaturel.

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Réponses aux questions – 20

Conclusion Bien loin d’être inutile ou ennuyeuse, la description peut soutenir l’intérêt du lecteur, l’aider à comprendre l’intrigue ou les personnages, faire passer certains « messages » de l’auteur. Elle peut constituer même un plaisir de lecture supplémentaire par l’impulsion qu’elle donne à l’imaginaire ou par sa beauté littéraire intrinsèque.

Écriture d’invention On valorisera les copies des élèves qui auront su singulariser chaque interlocuteur par son langage et rendre le dialogue le plus vivant possible. Les arguments doivent emprunter des points de vue différents sur le rôle de la description : importance documentaire, ancrage de la fiction dans une réalité historique, soutien de l’illusion réaliste, support de l’imagination du lecteur, rôle symbolique, plaisir esthétique et littéraire, etc.

E x t r a i t 2 ( p . 8 8 , l . 2 2 3 4 , à p . 9 0 , l . 2 2 9 2 )

u�Lecture analytique de l’extrait (pp. 101 à 103)

Une initiatrice choisie u Mme de Beauséant est désignée par le narrateur comme « la vicomtesse », « une grande dame » et une « reine », ce qui souligne à la fois sa haute position sociale, mais aussi sa noblesse morale et sa hauteur de vue. Le texte évoque aussi les « éclairs […] de ses yeux fiers » qui expriment sa prestance et son courage face à l’adversité ; quant à son cou qu’elle « recourb[e] », il lui confère une certaine sensualité. Ces quelques notations suffisent pour faire de Mme de Beauséant un personnage situé au-dessus des autres, dont l’aristocratie est autant sociale que morale. On peut noter aussi que le blanc est sa couleur de prédilection (« rendez-le-moi blanc »), comme peut l’évoquer son cou recourbé semblable à celui d’un cygne : c’est en simple robe blanche qu’elle livrera sa dernière bataille face à la société, lors de son bal d’adieu où elle sera d’ailleurs comparée par le narrateur à « une Niobé de marbre » ; cette couleur contribue encore à en faire un être à part, marqué par son intégrité sans tache. v La vicomtesse vient d’apprendre de la bouche de son amie la duchesse de Langeais que son amant va épouser une riche héritière. C’est donc en connaissance de cause qu’elle pourra parler, sans aucun voile idéalisant, du fonctionnement de la haute société, des principes qui y ont cours, du rôle et de la situation réservés aux hommes et aux femmes et de leurs relations mutuelles : « Maintenant je sais tout », dit-elle. La trahison qu’elle vient de subir de la part de son amant et de son amie et la souffrance qu’elle engendre (voir l’image très forte : « nous fouiller le cœur avec un poignard ») donnent à son discours un ton de réalisme désabusé, à la limite du cynisme (« Aimez-la si vous pouvez après, sinon servez-vous d’elle »), et même parfois de révolte (« Déjà le sarcasme, déjà les railleries ! Ah ! je me défendrai »). On a même l’impression que le discours qu’elle tient à Rastignac sonne, pour elle, comme une sorte de revanche contre « le monde » qui l’a humiliée : « traitez ce monde comme il mérite de l’être ». Sa situation de femme trahie donne un certain poids affectif et émotionnel à son discours, qui ne reste pas abstrait mais est lourd d’expérience douloureuse, comme le narrateur se plaît à le souligner par l’erreur de prénom qu’elle commet en s’adressant à Rastignac comme à son amant. w Mme de Beauséant appartient à la très haute aristocratie et le fait bien sentir, à travers sa commisération méprisante pour les « pauvres bourgeoises ». Elle n’est pas plus tendre avec la noblesse d’argent des Nucingen, prêts à tout pour « entrer dans [son] salon », et manifeste alors son pouvoir en les traitant à son entière discrétion : c’est elle seule qui a l’initiative, comme le marque l’affirmation du « je » : « Je la verrai », « Je la saluerai », « mais je ne la recevrai jamais ». De plus, elle semble leur accorder le minimum, avec une condescendance qui souligne son mépris : « une ou deux fois, […] quand il y aura cohue » ; « cela suffira ». Elle sait également que son nom prestigieux est « un fil d’Ariane », un sésame qui ouvre toutes les portes. x Mme de Beauséant souligne son savoir dès le début de son discours, par la métaphore du « livre du monde » et l’affirmation « je sais tout ». La locutrice emploie régulièrement des formules totalisantes,

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souvent courtes et péremptoires, au présent de vérité générale : « Il existe quelque chose », « Il y a des femmes qui », « Il vous la faut », « le succès est tout », « Le monde est infâme et méchant ». Mais son savoir porte aussi sur le passé (explication de la bourde de Rastignac ou de la rivalité entre les deux filles Goriot) et sur le futur (« vous irez », « vous serez craint », « elle vous adorera », « vous aurez des succès »). Ce savoir concerne évidemment le domaine social, sa hiérarchie et ses règles tacites mais intangibles : qui reçoit qui, qui est admis ou non dans tel milieu. Mme de Beauséant peut ainsi expliquer à Rastignac la bévue qui l’a fait exclure de chez les Restaud (« Vous vous êtes fermé la porte de la comtesse pour avoir prononcé le nom du père Goriot ») ou la différence de statut entre la vieille aristocratie des Restaud et la noblesse d’argent des Nucingen. Elle connaît aussi le rôle des femmes dans le succès des hommes (« Si les femmes vous trouvent de l’esprit, du talent, les hommes le croiront »). Mais son savoir est aussi d’ordre psychologique, surtout en ce qui concerne les réactions féminines : elle analyse la jalousie de Delphine ou, plus largement, les rivalités entre femmes (« Il y a des femmes qui aiment l’homme déjà choisi par une autre ») ; elle parle d’expérience, puisqu’elle vient d’éprouver l’hypocrisie cruelle de Mme de Langeais à son égard (cf. son aparté du début de l’extrait). Elle dévoile également les ressorts des relations entre hommes et femmes, à partir du cas de Delphine et du Marsay : « elle s’est faite l’esclave de de Marsay, elle assomme de Marsay. De Marsay se soucie fort peu d’elle. » Son expérience lui sert également à évoquer plus généralement le « sentiment vrai » et les dangers qu’il fait courir dans une société hypocrite. y Mme de Beauséant offre à Rastignac une aide d’abord théorique sous forme d’explications et de conseils, pour lui permettre de comprendre les rouages de la société aristocratique et éviter les bévues (cf. question précédente). Mais elle lui propose aussi une aide tout à fait concrète et efficace pour son ascension sociale (« Vous voulez parvenir, je vous aiderai ») : par une sorte de marchandage cynique dont elle connaît bien les règles, elle lui offre Delphine ; en effet, celle-ci, en échange d’une invitation dans le prestigieux salon des Beauséant inaccessible pour elle, prendra Rastignac comme amant (« Si vous me la présentez, vous serez son Benjamin » – notons d’ailleurs que Delphine se donnera à lui le jour où il lui apportera l’invitation !). Grâce à Mme de Beauséant, Rastignac obtient donc le « fil d’Ariane » qui lui ouvre toutes les portes du grand monde et « l’enseigne » féminine dont il a besoin. Jouant vraiment son rôle de « fée marraine », elle transforme le destin du héros d’un coup de baguette magique !

Un discours initiatique U Ce discours de Mme de Beauséant tient de la tirade théâtrale et contient donc de nombreuses marques d’oralité : – On peut remarquer d’emblée les phrases courtes, faites souvent de propositions juxtaposées (par exemple : « Voyez-vous, vous ne serez rien ici si vous n’avez pas une femme qui s’intéresse à vous. Il vous la faut jeune, riche, élégante. Mais si vous avez un sentiment vrai, cachez-le comme un trésor ; ne le laissez jamais soupçonner, vous seriez perdu. Vous ne seriez plus le bourreau, vous deviendriez la victime. Si jamais vous aimiez, gardez bien votre secret ! ») ; cette façon de parler marque la tension psychologique de la vicomtesse (cf. également l’interjection « Ah ! » du début, marquant sa surprise) qui évoque ici son propre cas, au point de se tromper de destinataire, ce qui donne à ce discours initiatique une dimension plus incarnée et même pathétique. Dans la deuxième moitié du texte, les phrases courtes et péremptoires correspondent à leur contenu réaliste et pragmatique : la vicomtesse parle sans prendre de gants, ce que révèlent également certaines expressions à la limite du familier comme « laperait-elle toute la boue », « assomme ». – On trouve un certain nombre d’exclamations et d’interjections dans ce texte, en particulier le « Eh ! bien » qui intervient 2 fois et semble rendre compte du ton désabusé de la vicomtesse qui énonce à chaque fois un conseil à la limite du cynisme. Les adresses directes au destinataire (« Voyez-vous », « Écoutez-moi »), relevant de la fonction phatique du langage, sont là pour maintenir son attention et accentuer la persuasion du discours (de même que le « Oui »). V On peut remarquer une évolution dans la façon dont Mme de Beauséant s’adresse à Rastignac : au début, elle conserve la distance sociale (« monsieur de Rastignac »), puis, emportée par son émotion, elle se livre de plus en plus, jusqu’à le confondre avec son amant ; plus loin, elle use de davantage de familiarité (« mon cher »). Mais, à la fin, la grande dame reprend sa supériorité, avec son « regard de reine », et congédie le jeune homme (« Allez »). Elle s’adresse donc au héros du haut de sa classe sociale, de son âge et de son expérience (ce que souligne clairement le recours constant à l’impératif et

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au futur) : Rastignac est placé clairement dans la position inférieure de celui qui reçoit un enseignement et des ordres, qui ne tolèrent pas la désobéissance (« Ne le compromettez pas », « laissez-moi »). Ce discours est donc particulièrement intéressant par ce mélange d’abandon sincère et de fierté hautaine dont fait Mme de Beauséant, ce qui contribue à la rendre plus proche du lecteur. W Le verbe savoir se trouve au début et à la fin du discours, « vous saurez » répondant à « je sais » et montrant que l’initiatrice a bien transmis le savoir à l’initié ; de même, on retrouve ce même verbe à l’infinitif passé (« avant d’avoir bien su »), couvrant ainsi les trois temps. L’image du « livre du monde » est intéressante : elle suggère que ce monde est un objet de savoir complexe, aux multiples pages, pour lequel il faut savoir lire et donc déchiffrer et interpréter le langage et les codes employés. Le savoir donné s’exprime aussi par deux images : celle de la « clef » et celle du « fil d’Ariane » ; elles montrent que le savoir n’est pas abstrait ni théorique, mais a un but pratique : celui d’ouvrir des accès et de guider dans le monde. L’apprentissage s’exprime évidemment par le verbe apprendre à l’impératif (« apprenez »), mais aussi par les verbes sonder et toiser (« sonderez », « toiserez ») qui expriment le calcul et la mesure : par ceux-ci, Mme de Beauséant signifie à Rastignac qu’il doit rester « au-dessus » du monde, garder toujours ses distances et le recul nécessaire pour ne pas y être englouti ; l’apprentissage qu’il doit opérer relève du calcul sans émotion ni sentiment (« Plus froidement vous calculerez, plus avant vous irez »). X Le discours de Mme de Beauséant s’ouvre par des conseils généraux de conduite pour « parvenir », « arriver » dans le monde (calculer, frapper, utiliser les autres et en particulier les femmes) : – Le « Mais » marque un tournant : en parlant du « sentiment vrai », Mme de Beauséant se livre et son émotion grandit jusqu’à la confusion de prénom ; les points de suspension montrent qu’elle se reprend et que, à partir de là, commence une autre partie du discours. – Il s’agit maintenant de l’analyse au présent et au passé du cas Goriot et de ses deux filles rivales. Le discours se fait plus objectif. – À partir de « Si vous me la présentez », l’initiatrice tire la conclusion de son analyse et l’applique directement à Rastignac, en lui montrant tout ce qu’il pourra gagner concrètement à avoir une liaison avec Delphine. – La fin du discours (à partir de « Vous saurez alors ») est une sorte de conclusion qui rejoint le début (« je sais » /« Vous saurez ») dans sa conception générale du « monde ». Mais Mme de Beauséant propose aussi une réponse concrète au « je vous aiderai » du début en offrant à Rastignac son nom comme « fil d’Ariane ». L’initiation est achevée, en étant passée de l’analyse générale à l’application particulière, du conseil théorique à la pratique… at Principales figures de rhétorique : – On remarque d’abord beaucoup de parallélismes qui soulignent le pragmatisme efficace du discours : « Plus froidement »/« plus avant », « Vous ne seriez plus »/« vous deviendriez ». Dans le même ordre de procédé, les phrases construites sur le mode « hypothèse/conséquence » concourent au même but et présentent les conseils comme des sortes de recettes à appliquer qui garantissent le succès : « si vous avez un sentiment vrai, cachez-le » ; « Si jamais vous aimiez, gardez bien votre secret » ; « Si vous me la présentez, vous serez […] » ; « Si les femmes vous trouvent de l’esprit, du talent, les hommes le croiront » ; etc. – Les oppositions fréquentes accentuent les contrastes et rendent la conception de la réalité encore plus claire : hommes/femmes, victimes/bourreaux, dupes/fripons, etc. (voir question 12). – Les images concrètes (chevaux de poste, laper la boue) donnent aussi du poids à la démonstration et en accentuent le côté cynique. – On trouve également beaucoup d’effets de rythmes et de répétitions : • « sa sœur, sa riche sœur, la belle madame Delphine de Nucingen, femme d’un homme d’argent, meurt de chagrin » : la phrase est construite sur un effet de chute, en utilisant une cadence majeure au début, mettant en valeur les atouts de Delphine (richesse, beauté, nom apparemment noble) qui se brisent pourtant sur un échec, puisqu’elle n’est pas reçue dans la haute société ; • « Elle a cru que de Marsay la ferait arriver à son but, et elle s’est faite l’esclave de de Marsay, elle assomme de Marsay. De Marsay se soucie fort peu d’elle » : la répétition du nom propre « de Marsay » montre tout l’intérêt que Delphine a investi sur son amant. Mais le point et la transformation de l’objet en sujet

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(de Marsay devient sujet et Delphine objet) jouent encore sur l’effet de chute pour souligner aussi son échec ; • « Ses rivales, ses amies, ses meilleures amies » : progression de rythme et de sens qui souligne cruellement l’hypocrisie et l’égoïsme du grand monde ; • effets de martèlement qui soulignent la force du propos : « Vous aurez des succès. À Paris, le succès est tout » ; « Vous pourrez alors tout vouloir, vous aurez le pied partout ». ak Selon Mme de Beauséant, deux dangers peuvent guetter Rastignac sur la voie de l’ascension sociale : – D’abord « le sentiment vrai », qui se développe dans un champ lexical opposé à cette société où tout est calcul, intérêt et hypocrisie (« aimiez », « cœur », « amour »). Tout sentiment sincère peut donner prise sur celui qui l’éprouve s’il n’est pas « protégé » et peut alors, du même coup, le « perdre » ou en faire une « victime », comme la vicomtesse en a fait l’expérience. La menace est de taille, puisque l’initiatrice fait cinq mises en garde successives à son propos : « cachez-le », « ne le laissez jamais soupçonner », « gardez bien », « ne le livrez pas », « apprenez à vous méfier ». – Si le sentiment et la sincérité sont des dangers pour le néophyte, à l’inverse il risque aussi de perdre totalement son âme à force de cynisme et de se retrouver parmi les « fripons », qui n’ont plus ni sentiment ni morale… Et, en effet, le roman verra sans cesse le héros balancer entre ces deux dangers, jusqu’à pencher vers le dernier…

Une vision du monde al Mme de Beauséant use de nombreuses antithèses pour dévoiler une société hiérarchisée et une vision du monde très dichotomique, voire manichéenne : – Une société faite de castes : en bas, le père Goriot « renié » par ses filles ou les « pauvres bourgeoises » ; puis l’« homme d’argent » de noblesse récente (rue Saint-Lazare) ; enfin, l’aristocratie de souche (« de la naissance »). On peut d’ailleurs remarquer le jeu entre le nom du père Goriot, qui ferme les portes, et celui de Mme de Beauséant, qui les ouvre. – Une société qui se partage entre « victimes » et « bourreaux » ou « dupes » et « fripons » : selon Mme de Beauséant, il faut dominer les autres ou être dominé, dans un rapport de force sans pitié (« frappez », « chevaux de poste que vous laisserez crever à chaque relais », « l’esclave de de Marsay », « servez-vous d’elle »). Dans ce monde, soit on est « tout », au sommet de l’échelle, soit on n’est « rien » : « vous ne serez rien » ≠ « vous pourrez alors tout vouloir ». am Mme de Beauséant présente une vision très pessimiste des femmes dans la haute société : – elles sont essentiellement animées par l’ambition, la volonté de paraître : le seul désir des filles Goriot est d’être « adoptée[s] » dans le grand monde, d’entrer dans le salon de Mme de Beauséant. Pour cela, elles sont prêtes à tout et abandonnent tout sentiment naturel : elles ont déjà renié leur père et « se renient entre elles » ; Delphine est prête à se donner à n’importe quel homme qui « la ferait arriver à son but ». Cette négation de toute valeur morale est montrée par des termes très forts : « combien est profonde la corruption féminine » ou l’image très crue « madame de Nucingen laperait-elle toute la boue » ; – le moteur des relations entre femmes est la rivalité ; un sentiment sincère comme l’amitié ne peut exister entre elles : Mme de Beauséant vient d’en faire l’expérience avec Mme de Langeais (« Aussitôt qu’un malheur nous arrive, il se rencontre toujours un ami prêt à venir nous le dire ») et elle applique la même observation à Delphine (« Ses rivales, ses amies, ses meilleures amies, voudront vous enlever à elle ») ; de même, entre les deux sœurs ne règnent que « rivalité » et « jalousie » (c’est ce que l’on verra d’ailleurs dans la terrible scène qui causera l’apoplexie de leur père) ; – l’amour ne semble pas non plus pouvoir exister ou se révèle du moins un danger quand il est « vrai » ; en effet, les relations hommes/femmes sont très complexes et essentiellement fondées sur l’intérêt. Les femmes semblent avoir un certain pouvoir sur les hommes : ce sont elles qui doivent « s’intéresser » à l’homme, le « distingue[r] », et elles ont une grande influence sur l’opinion publique en faisant et défaisant les réputations (« Si les femmes vous trouvent de l’esprit, du talent, les hommes le croiront ») ; l’homme en a absolument besoin pour s’élever (« vous ne serez rien ici si vous n’avez pas une femme », « il vous la faut »). La femme devient donc une « enseigne », c’est-à-dire qu’elle n’a de valeur qu’extérieure : un beau nom, de l’argent, une belle façade, « jeune, riche, élégante » – on peut noter que, dans la présentation de Delphine que fait Mme de Beauséant à Rastignac, elle ne mentionne que le fait qu’elle est riche et belle. Mais, en contrepartie, la femme se voit aussi complètement

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dépendante de l’homme et manipulée par lui dans ce marché « de dupes et de fripons » : comme elle a besoin de de Marsay, Delphine a dû se faire son « esclave » ; de même, en échange de l’invitation chez Mme de Beauséant, elle devra « adorer » Rastignac qui ne fera que l’utiliser : la vicomtesse emploie une expression d’un cynisme terrible (« Aimez-la si vous pouvez après, sinon servez-vous d’elle ») qui révèle combien le sentiment vrai est tué d’emblée par ces relations d’abord intéressées. Mme de Beauséant donne donc de la femme une vision extrêmement ambiguë : à la fois puissante et dépendante, « bourreau » et « victime », « dupe » et « fripon[ne] ». Sa position semble essentiellement fragile, toujours en butte à la jalousie, au « sarcasme », aux « railleries » d’un monde « infâme et méchant », et elle ne peut compter sur aucun lien naturel ou affectif. Ce n’est pas sans raison que l’extrait débute et s’achève sur l’image du combat : « je me défendrai »/« nous avons aussi nos batailles à livrer ». an Mme de Beauséant emploie quelques images qui suggèrent une vision très crue de sa société : – « N’acceptez les hommes et les femmes que comme des chevaux de poste que vous laisserez crever à chaque relais » : les êtres sont traités ici comme des animaux domestiques (d’où le verbe très cru crever), que l’on utilise sans aucun état d’âme (« vous laisserez »). L’image du relais de poste montre aussi qu’aucune relation durable ne semble possible entre deux êtres : chacun utilise l’autre en fonction de son utilité du moment, « à chaque relais ». Enfin, cette image fait de l’ascension sociale une course rapide et sans pitié, qui doit aller d’étape en étape, sans se soucier de ceux que l’on rencontre sur son passage. – « Aussi, madame de Nucingen laperait-elle toute la boue qu’il y a entre la rue Saint-Lazare et la rue de Grenelle pour entrer dans mon salon » : là encore, le personnage est animalisé par le verbe laper ; de plus, cette image rejoint celle qui est récurrente dans le roman de Paris présenté comme un « bourbier », symbole de la corruption morale de la cité et des compromissions qu’il faut accepter pour y progresser. – « La belle madame de Nucingen sera pour vous une enseigne » : cette image, déjà commentée dans la question précédente, rabaisse cette fois la femme à un vulgaire objet, qui n’a de valeur que dans son apparence. Balzac joue sans doute sur les différentes connotations de ce terme, emprunté d’abord au domaine militaire, qui rejoint l’image de l’ascension sociale comme une véritable guerre sur « le champ de bataille parisien » ; mais ce mot appartient également au vocabulaire commercial et insiste sur le motif purement intéressé de cette relation. – « Je vous donne mon nom comme un fil d’Ariane pour entrer dans ce labyrinthe » : cette image mythologique peut rejoindre celle de la « poste » en faisant de l’ascension de Rastignac un parcours difficile, semé d’embûches et de fausses routes, comme il a pu le constater avec son échec chez les Restaud. Enfin, elle met en valeur Mme de Beauséant dans son rôle de guide et d’initiatrice. ao Selon Mme de Beauséant, pour réussir dans la société, il faut avant tout « se méfier de ce monde-ci » et ne compter sur aucun sentiment (ni amour, ni amitié, ni amour fraternel ou filial), mais toujours « calculer » selon son intérêt. Rastignac doit rester du côté du plus fort, de celui qui domine l’autre (« bourreau » et non « victime ») et l’utilise à son profit (« servez-vous d’elle ») ; il s’agit de ne donner à l’autre aucune prise sur soi, ni par un sentiment vrai, ni par une dépendance excessive, donc de cultiver l’apparence et l’hypocrisie en protégeant son intimité (« cachez-le comme un trésor »). C’est donc une réaliste leçon d’arrivisme que donne Mme de Beauséant à Rastignac, mais, selon elle, le héros doit conserver une certaine image de soi et ne pas accepter les compromissions qui le rendraient méprisable : de même que son nom à elle doit rester « blanc », de même Rastignac ne doit pas se mêler aux « fripons », contrairement à ce que lui proposera Vautrin avec son initiation « noire ».

u�Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 104 à 111)

Examen des textes et de l’image u Les deux locuteurs de ces textes n’appartiennent pas aux classes élevées de la société et l’oralité de leur discours se marque d’abord par le vocabulaire de registre familier : « flouent », « ça pue », « fricoter », « débarbouiller », « du tout », « lurons », « Tâtez-vous », chez Vautrin ; « nippes », « bigots », « pendant quoi », chez Mme Dutour. Tous deux emploient des phrases très courtes, juxtaposées, qui expriment la vivacité du dialogue, souvent ponctuées d’exclamations ou d’interjections (« Bravo » / « eh bien », « oh », « pardi ») ; ils apostrophent directement l’interlocuteur (« Tâtez-vous » / « Tenez,

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Marianne »), lui posent des questions, et font même souvent les questions et les réponses (« Savez-vous comment on fait son chemin ici ? par l’éclat du génie » / « faut-il lui dire : Allez-vous-en ? Non, assurément »). v Nous avons, dans ce corpus, des figures parentales réelles (textes D et E) ou symboliques (textes A à C : Mme de Beauséant est la cousine de Rastignac et joue un rôle de « fée marraine », c’est-à-dire de substitut de mère ; de même, la logeuse de Marianne la protège d’une certaine façon ; quant à Vautrin, il aimerait tenir la place d’un père adoptif auprès de Rastignac). Tous ces personnages s’adressent au jeune héros avec la supériorité de l’âge, de l’expérience et du statut social établi, et lui donnent des conseils pour entrer dans la vie et choisir un métier (Lucien Leuwen) ou une certaine voie (Marianne, Rastignac, Angelo), qui suppose des choix moraux. Chacun se préoccupe de son interlocuteur, éprouve pour lui amour (Vautrin sans doute, la mère d’Angelo), tendresse (le père de Lucien) ou sympathie (Mme de Beauséant et Mme Dutour), et veut l’aider ou le guider : « je vous aiderai », dit Mme de Beauséant ; « voilà un gaillard qui me va », dit Vautrin ; Mme Dutour se met à la place de Marianne, « une pauvre fille qui n’[a] pas seulement la consolation d’avoir des parents » ; M. Leuwen se soucie du choix de son fils et veut le « nicher d’une façon brillante » ; enfin, la mère d’Angelo souhaite lui faire trouver « un peu de plaisir à vivre »… Les initiateurs connaissent bien les héros, leur situation matérielle (pauvreté de Rastignac et de Marianne) et leurs désirs : l’ambition de Rastignac est connue de Mme de Beauséant et de Vautrin (« vous voulez réussir » / « vous êtes revenu avec un mot écrit sur votre front, et que j’ai bien su lire : Parvenir ! ») ; Mme Dutour sait que Marianne veut rester honnête et en tient compte (« l’honneur doit marcher le premier, et je ne suis pas femme à dire autrement, vous l’avez bien vu ») – du moins en paroles ! Les vrais père et mère (textes D et E) ont une connaissance fine du caractère de leur enfant : M. Leuwen sait très bien que sa proposition va choquer l’exigence d’intégrité de Lucien, de même que la mère d’Angelo connaît la complexité de son fils et les « gourmandises de [son] caractère ». Ces initiateurs s’adressent avec beaucoup de liberté à leur interlocuteur : ils lui font remarquer ses erreurs (la bévue de Rastignac chez Restaud, texte A ; « ne faites pas la sotte », texte C) ou ses mauvaises actions (« Vous avez saigné vos sœurs », texte B). Ils n’hésitent pas à se moquer de lui, comme Vautrin ridiculisant les prétentions de Rastignac au travail honnête qui lui donnera « dans les vieux jours un appartement chez maman Vauquer », ou M. Leuwen qui sourit des scrupules du « jeune républicain qui prétend repétrir les Français pour en faire des anges ». Ils lui montrent la réalité sans prendre de gants et n’hésitent pas à employer un langage direct, voire familier, avec souvent des images crues à la limite de la grossièreté ou du cynisme. w Ces deux initiateurs n’hésitent pas à employer des images très concrètes et même crues, ce que souligne d’ailleurs la mère d’Angelo (« Il faudrait même y employer trois ou quatre mots de dialecte de façon à la rendre plus ordurière que ce qu’elle est en piémontais »). Ainsi Vautrin, pour évoquer la façon de s’insérer dans la société, parle-t-il de se « manger les uns les autres comme des araignées dans un pot » : cette comparaison avec un animal pour qui on éprouve de la répulsion, du dégoût et de la crainte à cause de son appétit de prédateur rend bien compte de la violence de la lutte sociale et des horreurs qu’elle peut amener à commettre ; la société semble régie par la loi du plus fort, où il s’agit de manger ou d’être mangé. La même idée de noirceur dégoûtante et de saleté se retrouve dans l’image de la cuisine : « Ça n’est pas plus beau que la cuisine, ça pue tout autant, et il faut se salir les mains si l’on veut fricoter ; sachez seulement vous bien débarbouiller » ; Vautrin file ici une métaphore connue : celle de la cuisine politique et de ses « fricotages » ; l’emploi du vocabulaire familier la rend encore plus brutale, afin de dénoncer les compromissions et les manigances immorales auxquelles il faut se prêter. Enfin, l’idée de violence et de mort se retrouve dans les dernières comparaisons évoquant encore la lutte sociale : « Il faut entrer dans cette masse d’hommes comme un boulet de canon, ou s’y glisser comme une peste » ; une fois de plus, la société est vue comme un champ de bataille, sur lequel tous les moyens, du plus brutal au plus insidieux, sont bons pour éliminer les adversaires. Dans le texte de Giono, la mère d’Angelo utilise la métaphore filée comique et très prosaïque de la constipation, pour évoquer ce que représentent pour elle les gens « qui se prennent au sérieux ». Ce sérieux, qui se refuse toute « chimère » et toute « folie », les fait se « resserrer » sur eux-mêmes et se gonfler de leur propre importance et de leur contentement de soi. Comme ce sérieux leur ôte tout humour et toute distance avec la vie, ils finissent par éclater d’infatuation, « et ça sent mauvais pour tout le monde ». L’image du parfum est alors filée à travers trois expressions : « ça sent mauvais », « mauvaise odeur », « jasmin » ; ici, ce n’est plus la « cuisine » sociale qui « pue », comme le dit Vautrin, mais les

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gens « sérieux », c’est-à-dire ceux qui sont mus par la médiocrité de la prudence, par des intérêts de profit (« manufactures ») ou de vanité, et ne peuvent comprendre la légèreté de la « folie ». x Vautrin et M. Leuwen font fi des valeurs morales et constatent avec lucidité qu’elles n’ont pas cours si l’on veut grimper dans la société. Vautrin se moque du travail honnête qui ne procure qu’« un appartement chez maman Vauquer » et de l’honnêteté en général qui « ne sert à rien » ; pour lui, il n’y a que les « niais » qui portent un jugement moral et qui en plus se font abuser par les hypocrites : il dénonce, en effet, crûment l’hypocrisie de la morale sociale qui ne consiste qu’en une apparence de probité (« sachez seulement vous bien débarbouiller : là est toute la morale de notre époque »). Son cynisme absolu le porte à une conception radicalement pessimiste de l’homme : « Il a toujours été ainsi. Les moralistes ne le changeront jamais. L’homme est imparfait. » La leçon qu’il donne révèle donc un pragmatisme sans aucun scrupule : il faut « se mett[re] au-dessus de tout, même des lois ». Dans le texte de Stendhal, le cynisme de M. Leuwen apparaît à travers le martèlement du mot « coquin », répété 6 fois. Le banquier, lui aussi, démasque l’hypocrisie sociale et appelle les choses par leur nom : « Un coquin, […] je veux dire un homme politique » ; il s’en prend également avec ironie aux illusions de justice républicaine de Lucien, en s’amusant à reprendre sa phraséologie (« pauvre peuple ») et en montrant la réalité moins pathétique qui se cache derrière : « il est un peu bête, et ses députés un peu sots et pas mal intéressés ». Mais il dénonce de la même façon l’honorabilité morale vantée par la bourgeoisie (« la position la plus honorable, comme disent les sots »), qui n’est en fait qu’une affaire d’argent. Il se moque des scrupules de son fils par l’emploi ironique de la litote : « petites manœuvres », « petite coquinerie », « l’employer un peu différemment ». Lui aussi se montre direct et pragmatique dans son conseil : « Et que désirez-vous que je sois ? demanda Lucien d’un air simple » / « Un coquin ». La position de Mme Dutour (texte C) est différente dans la mesure où son cynisme est quasiment inconscient : elle proclame sa foi dans la morale et la vertu (« l’honneur doit marcher le premier », « il n’y a rien de tel que d’être sage »), mais elle y trouve rapidement des limites, comme elle le dit ingénument (« il y a moyen d’accommoder tout dans la vie »), et les conseils qu’elle donne à Marianne sont absolument pragmatiques, voire immoraux ! Pour elle, c’est l’intérêt qui vient en premier et il faut profiter de toutes les aubaines (« je prendrais d’abord », « prenez toujours », « tendez la main », « ce qu’il a donné est donné »). Contrairement aux deux hommes qui dénonçaient l’hypocrisie du discours moral ambiant, Mme Dutour l’utilise à sa façon et propose à Marianne de se servir de la morale pour mieux « embobiner » le faux dévot : qu’elle accepte tout l’argent grâce à des promesses mensongères mais s’arrête à temps en utilisant « l’excuse de [la] sagesse » ! Ce cynisme qui s’ignore consiste donc à servir d’abord son intérêt tout en trouvant des petits accommodements faciles avec la morale et en s’arrangeant à bon compte avec sa conscience : « il vous aime, ce n’est pas votre faute » ! y Vautrin fait une première opposition entre la masse et « l’homme supérieur » : d’un côté, les faibles, médiocres ou honnêtes, qui vont végéter toute leur vie, les « gars de la force de Poiret », qui ne sont qu’une « masse d’hommes », du « haut bétail » ; de l’autre, le « génie », le « gaillard », les « lurons », ceux qui vont se démarquer de la masse et la dominer. Mais l’initiateur opère une nouvelle distinction de valeur entre deux façons de « [faire] son chemin » et de s’imposer dans la société : la corruption est, pour lui, au bas de l’échelle, c’est « l’arme de la médiocrité » qui ne fait preuve que d’« adresse » et « se glisse comme une peste » ; au contraire, le « génie » a de « l’éclat », du « talent », du « pouvoir », il prend la société de front comme « un boulet de canon » et on finit par « l’adore[r] à genoux ». Pour Mme Dutour, il y a d’abord un clivage essentiel dans la société entre ceux qui ont de l’argent et ceux qui n’en ont pas (entre M. de Climal et Marianne) ; il est normal pour elle que les seconds profitent de toutes les aubaines qu’ils peuvent obtenir des premiers, car l’argent doit circuler : « Il n’y a rien de si beau que le don » ! Ensuite, elle met en garde Marianne sur une limite de comportement à ne pas dépasser pour une fille : celle-ci peut tout accepter d’un homme, sauf la relation physique qui en ferait une dévergondée déconsidérée ; sa formule est très claire : « s’il vous donne de l’argent, […] tendez la main » ≠ « S’il vous demande de l’amour, allons doucement ici »… Dans le texte de Giono, la duchesse Pardi établit aussi un clivage (ressemblant à celui de Vautrin), concernant des attitudes fondamentales devant la vie, entre une masse vulgaire et médiocre (« le monde sans cesse grandissant de gens qui se prennent au sérieux ») et des individus supérieurs dont elle et son fils font partie (les « esprits originaux »). Cette opposition se traduit par l’antithèse « sérieux » ≠ « fou », qui s’enrichit d’autres termes : « manufactures », « ridicule », « constipée », « sent mauvais », « grossier » ≠ « chimères », « imprudent », « plaisir ».

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Le Père Goriot – 27

U Rastignac est ici seul avec lui-même, dans la position de la réflexion (les bras croisés). Il a à ses pieds une tombe et une couronne mortuaire qui peuvent symboliser ses illusions et sa jeunesse qu’il vient d’enterrer et dont son regard se détourne. Sa position dominante et le regard qu’il porte sur la ville montrent que son avenir est devant lui et qu’il est prêt à plonger dans la réalité sociale, sans scrupule et sans état d’âme ; les bras croisés ainsi que son air grave peuvent suggérer, en effet, qu’il s’est désormais endurci contre tout sentiment qui pourrait l’affaiblir et qu’il se prépare à se battre.

Travaux d’écriture

Question préliminaire • Ces cinq textes présentent une vision assez pessimiste de l’homme et de la société, dans laquelle on peut trouver de nombreux points communs : – Dans la société, il n’y a pas de place pour les sentiments : Mme de Beauséant montre que « le sentiment vrai » constitue un danger pour celui qui le ressent, que les liens familiaux et amoureux n’existent plus (les filles Goriot ont renié leur père et se renient entre elles, la relation entre femme et amant est dictée par l’intérêt et l’ambition), et que les amitiés sont minées par la rivalité. Il ne s’agit que de « calculer » et de « frappe[r] sans pitié ». Comme la vicomtesse, Vautrin dénonce un monde conduit par « l’envie, la calomnie » qui est un champ de bataille. Chez Marivaux, les relations amoureuses sont basées sur le mensonge et le profit. D’une façon un peu différente, Giono montre aussi que certaines valeurs qu’il exprime par le terme de « folie » (et qui représentent la noblesse de cœur, la foi en un idéal et en des « chimères », l’imprudence…) sont menacées par cette « époque de manufactures », menée par le matérialisme et l’intérêt. – Il n’y a pas de place non plus pour la morale : si Mme de Beauséant tente de garder son nom « blanc » et demande à Rastignac de ne pas se situer parmi les « fripons », elle sait « combien est profonde la corruption féminine » ; Vautrin et M. Leuwen montrent avec cynisme l’absence de principes moraux dans cette société (pour Vautrin, le travail honnête ne peut mener à rien et il faut forcément « se salir les mains » ; pour M. Leuwen, tout homme politique est par définition un « coquin », selon des degrés divers de « coquinerie »). Tous deux dénoncent l’hypocrisie morale de la société pour qui seule compte l’apparence : « sachez seulement vous bien débarbouiller : là est toute la morale de notre époque », dit Vautrin, tandis que M. Leuwen se moque de l’honorabilité bourgeoise. Les grands idéaux de justice républicaine ne résistent pas non plus à son ironie qui dénonce « ses députés un peu sots et pas mal intéressés », tandis qu’il sourit des prétentions de son fils à « repétrir les Français pour en faire des anges ». Quant à Mme Dutour chez Marivaux, elle semble correspondre parfaitement à l’analyse précédente : si elle garde un vernis de morale, elle y trouve beaucoup d’accommodements et donne à Marianne des conseils bien pragmatiques. La corruption apparaît donc générale et la société « une réunion de dupes et de fripons (texte A), où « la corruption est en force » (texte B) et les « coquins » (texte D) sont au pouvoir. – Le seul principe qui semble guider les hommes est l’intérêt : l’argent est le moteur des êtres, depuis la petite Mme Dutour jusqu’à la belle et riche Mme de Nucingen, depuis le riche bourgeois Leuwen jusqu’à l’aristocrate Rastignac, et cette idée se retrouve encore chez Giono dénonçant « notre époque de manufactures ». Dans cette lutte d’intérêts, la métaphore de la société comme une guerre ou un champ de bataille se retrouve chez Vautrin (« l’acharnement du combat ») comme chez Mme de Beauséant (« nos batailles à livrer »), et tous deux soulignent que la lutte est mortelle et qu’il ne faut pas de pitié pour les autres (voir les comparaisons animales dans les deux textes : les « chevaux de poste » que l’on crève et les « araignées dans un pot » qui s’entredévorent). La société se partage entre « bourreaux » et « victimes » (texte A), dominés et dominants ; il faut « se servir » des autres : c’est ce que montre Mme de Beauséant à propos des hommes et des femmes (Delphine n’est qu’une « enseigne » pour Rastignac) et ce que conseille Mme Dutour à Marianne (qu’elle profite de l’argent de M. de Climal autant qu’elle peut !). – Ces textes montrent une société divisée par de nombreux clivages : l’opposition riches/pauvres parcourt les textes A à C, et Stendhal y superpose l’opposition politique entre les conservateurs et les républicains plus soucieux (du moins en paroles !) de justice sociale. Mme de Beauséant analyse également les castes quasiment imperméables qui structurent la société de la Restauration : le père Goriot renié par ses filles mariées dans l’aristocratie, les bourgeoises singeant les nobles, la noblesse d’argent de la Chaussée-d’Antin et enfin l’aristocratie d’Ancien Régime. Vautrin et la duchesse Pardi

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Réponses aux questions – 28

se rejoignent pour évoquer un autre clivage isolant les « hommes supérieurs » (texte B) ou les « esprits originaux » (texte E) au milieu d’une « masse » de « haut bétail » (texte B) et du « monde sans cesse grandissant de gens qui se prennent au sérieux ». Le forçat et la duchesse dénoncent la médiocrité ambiante, des faibles ou des sots pour Vautrin, des mesquins sans idéal ni panache pour la duchesse, et exaltent le « génie » qui est au-dessus de la masse, même si leur définition du génie est évidemment différente. La « reine » qu’est Mme de Beauséant rejoint aussi cette conception de la société en essayant de se tenir sans cesse au-dessus des calomnies et des compromissions. • Les quatre premiers initiateurs montrent donc la société, de façon assez cynique, comme un terrain de lutte où le héros doit habilement trouver son intérêt en se servant des autres. Mais la duchesse Pardi (texte E) tient un discours différent : pour elle, au contraire, son fils Angelo doit se démarquer de cette société gouvernée par le profit et des valeurs médiocres, pour se laisser guider par ses « chimères » et sa « folie ».

Commentaire

Introduction Dans ses romans écrits sous forme d’autobiographies fictives, Marivaux donne une image très réaliste de son temps, en évoquant toutes les classes de la société. Dans cet extrait de La Vie de Marianne, la jeune héroïne qui subit les avances d’un vieux dévot, M. de Climal, demande conseil à sa logeuse, pour savoir si elle doit accepter ses cadeaux. Celle-ci lui répond dans un discours enlevé et pragmatique, à la morale bien accommodante…

1. Un discours de comédie Marivaux, en maître du théâtre, fait du discours de Mme Dutour une véritable tirade de comédie. A. Les marques d’oralité • Vocabulaire ou expressions familières (la locutrice est lingère) : « nippes » ; « bigots » ; « pendant quoi » ; « n’en font point d’autre » ; « faire la glorieuse » ; « en un mot comme en mille, tournez tant qu’il vous plaira » ; « prenez toujours »… • Interjections nombreuses : « eh bien », « non », « pardi », « oh »… B. Prise à partie de l’interlocuteur • Mme Dutour s’adresse avec vivacité à Marianne : « Tenez, Marianne » ; « voilà vous et M. de Climal ». • Elle s’adresse à elle avec de nombreux impératifs : « prenez », « ne faites pas la sotte », « dites-lui ». • Elle bâtit une sorte de dialogue où elle fait les questions et les réponses pour mieux convaincre l’interlocutrice, qui n’a même pas le temps de donner sa propre réponse : « eh bien faut-il lui dire : Allez-vous-en ? Non, assurément » ; « n’avez-vous pas l’excuse de votre sagesse ? ». C. Des saynètes de comédie Mme Dutour met en scène également une série de petites scènes entre Marianne et son dévot, en inventant quasiment les dialogues : « dites-lui que cela viendra » + les répliques qu’elle semble « souffler » à Marianne (« Est-ce qu’une fille ne doit pas se défendre ? […] Ne les prêche-t-elle pas sur le mal qu’il y aurait ? »). D. Une initiatrice très impliquée Le comique de la tirade vient aussi du fait que Mme Dutour semble vraiment bien au courant de la situation ou encore aimerait peut-être bien se trouver à la place de Marianne ! Ainsi, l’ouverture du discours (« à votre place, je sais bien comment je ferais ») prend toute sa saveur au fil des paroles où la lingère prend de plus en plus la situation à son compte : voir la confusion des pronoms au début (« puisque vous ne possédez rien, […] je prendrais ») ; elle emploie ensuite de nombreux pronoms l’impliquant au même titre que Marianne (« ce qui nous vient trouver », « allons doucement », « on sait se fâcher », « on le laisse »). Emportée par sa passion, elle oublie même complètement son interlocutrice dans la dernière phrase et parle directement pour elle-même sous forme de souhait (« Oh ! s’il me venait un dévot »).

2. Un discours pragmatique A. Plan du texte • Mme Dutour suit un plan très organisé qui entraîne l’adhésion : – Jusqu’à « dans la vie », elle expose sa thèse : prendre d’abord mais se garder d’aller trop loin. Elle l’expose d’abord dans les faits, puis la justifie en « théorie » : « être sage », mais avec « moyen d’accommoder » !

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– Puis vient « l’exemple » : « vous et M. de Climal ». Elle étudie le cas de façon extrêmement progressive. Marianne peut tout accepter jusqu’à un certain point : il donne des vêtements (« prenez ») ; il donne de l’argent (« tendez la main »). – Mais un cas pose problème : « S’il vous demande de l’amour ». À partir de là, Mme Dutour donne une véritable stratégie à Marianne pour mener le prétendant en bateau : « premièrement », « puis » (3 fois), « à la fin ». – La fin (à partir de « Il n’y a rien de si beau ») tient lieu de conclusion sous forme de maxime, renforcée par l’implication personnelle de la locutrice (dernière phrase). B. L’art de la persuasion • Elle part de la situation même de Marianne, en la poussant même au pathétique : « puisque vous ne possédez rien, et que vous êtes une pauvre fille qui n’avez pas seulement la consolation d’avoir des parents ». • Elle envisage tous les cas possibles en donnant la solution correspondante, ce qui contribue à l’efficacité de la démonstration (cf. l’emploi des conditionnelles et des temporelles). • Elle appuie son discours de formules et de maximes qui lui donnent un caractère convaincant et irrévocable (« l’honneur doit marcher le premier », « promettre et tenir mène les gens bien loin », « Il n’y a rien de si beau que le don »), de même que les questions oratoires interro-négatives. • Elle montre à Marianne les armes féminines : les belles paroles (« promettre », « dites-lui »), le discours moral, puis la colère et le refus (« on sait se fâcher, aussi bien que lui, et puis on le laisse là ») ; tout cela est présenté au futur puis au présent, ce qui en renforce la réalité.

3. Une morale bien accommodante Ce discours est particulièrement plaisant pour le lecteur qui voit comment la locutrice s’arrange avec la morale, par un cynisme dont elle n’est même pas consciente. A. La morale de l’intérêt • Ce sont uniquement l’argent et le gain qui intéressent Mme Dutour, et on le voit clairement dans le champ lexical : « prendrait », « tirerais », « prenez », « payées », « tendez la main », « présents » (2 fois) + le polyptote autour du don (« donnerait », « donne », « a donné », « est donné », « don », « donnaient »). • La première leçon est donc de profiter de toutes les aubaines, leçon déclinée jusqu’à l’hyperbole : « je prendrais tout », « j’en tirerais tout », « prenez toujours », « des présents jusqu’à la fin du monde ». Ce principe semble justifier toute conduite, dans une sorte de tautologie qui conclut les conseils stratégiques de Mme Dutour : « ce qu’il a donné est donné ». • Toute la suite du discours va donc consister à trouver de bonnes raisons pour justifier cet axiome. B. Les accommodements • Mme Dutour paraît bien rigoriste en paroles : le début du discours abonde en belles sentences morales (« l’honneur doit marcher le premier », « il n’y a rien de tel que d’être sage ») étayées par des hyperboles (« en un mot comme en mille », « je mourrai dans cet avis »). Mais ce ne sont justement que des paroles, et Mme Dutour insiste inconsciemment là-dessus par ses expressions mêmes : « dire autrement », « en un mot comme en mille », « cet avis »… En effet, les conseils pratiques qu’elle donne ensuite ne coïncident pas avec cette rigueur verbale, et aux belles maximes du début répond une autre qu’elle va développer dans la suite du discours : « il y a moyen d’accommoder tout dans la vie ». • Elle trouve d’abord des bonnes excuses pour soulager sa conscience et dégager toute responsabilité : – l’initiative est venue de M. de Climal, Marianne n’y est pour rien : « il vous aime, ce n’est pas votre faute » ; « Laissez-le aimer, et que chacun réponde pour soi » ; – ce n’est pas Marianne qui demande, donc elle ne doit pas avoir de scrupule à prendre : « ce n’est pas à dire qu’il faille jeter ce qui nous vient trouver » ; « prenez toujours, puisqu’elles sont payées » ; « les présents viennent sans qu’on les aille chercher ». Accepter les cadeaux devient une preuve d’intelligence (« ne faites pas la sotte ») et même une sorte de vertu (« rien de si beau que le don »). • Enfin, tout est une question de limite : tant qu’elle ne met pas en jeu sa respectabilité sociale, Marianne peut accepter tous les présents. C. L’art de la tromperie • Le retournement est complet, puisque ce que Mme Dutour propose comme modèle de sagesse et d’honnêteté n’est en fait qu’une tactique (« jouez d’adresse ») pour profiter des cadeaux de M. de Climal le plus longtemps possible en le trompant ; là encore, une belle maxime vient conforter le propos (« promettre et tenir mène les gens bien loin ») ; elle érige le mensonge en principe, comme le souligne le vocabulaire de la feinte (« jouez d’adresse », « ferez semblant », « il croira »).

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• Mme Dutour montre donc comment faire durer la manigance à travers tout un jeu sur les temps et le vocabulaire : « il faut du temps »/« il faudra du temps » ; « cela viendra »/« commencer à l’aimer »/« cela augmente ». • Par un retournement qui fait sourire le lecteur, les raisons que donnera Marianne à Climal pour ne pas lui céder utilisent un vocabulaire moral dont on sait maintenant ce qu’il recouvre : « sagesse », « bonnes raisons », « prêchent », « mal » !

Conclusion On retrouve, dans cet extrait de roman, toute la finesse de Marivaux, qui sait faire sourire le lecteur tout en lui proposant une réflexion sur les fonctionnements de la société.

Dissertation

Introduction Le roman a été considéré pendant longtemps comme un genre littéraire de pur divertissement qui ne pouvait aborder aucune question sérieuse ; pourtant, la grande tradition romanesque du XIXe siècle en a fait un instrument de peinture de la société. On peut donc se demander si le roman est un genre capable de dénoncer les vices d’une société. Nous verrons qu’en dépit d’a priori négatifs contre ce genre, il semble avoir beaucoup d’atouts pour faire passer la critique sociale.

1. Des a priori négatifs contre le roman A. Une fiction • Le roman a toujours souffert de son côté fictionnel ; on lui a reproché de mettre en scène un monde totalement imaginaire et sans aucun rapport avec la réalité : – À l’origine (Antiquité), le roman est un récit d’aventures, assez rocambolesques, avec des rebondissements, des coïncidences, des retrouvailles, etc. Ces caractéristiques se retrouvent dans les romans baroques (L’Astrée). Jacques le Fataliste ou Candide parodient en s’en moquant ces extravagances romanesques. – Les personnages et le cadre sont souvent idéalisés : héros aux qualités hors du commun, cadre stéréotypé (la Cour ou des bergers de fantaisie). – Les personnages obéissent à des codes psychologiques et moraux souvent coupés de la réalité : code précieux pour les romans héroïques, grands sentiments, morale conventionnelle. • Le roman apparaît comme peu crédible et totalement inapte à rendre compte de la réalité, puisqu’il se situe résolument dans la fiction et la convention. B. Un divertissement • Le roman était considéré comme un genre peu sérieux, voué au seul divertissement et d’ailleurs réduit à un lectorat essentiellement féminin. • Il devait répondre à des attentes d’évasion et d’idéalisation, avec un certain nombre de topoï (exotisme, aventures amoureuses…). • Il ne paraissait donc pas pensable d’y traiter des problèmes sérieux. Du moins, on pouvait y évoquer des questions psychologiques, mais pas de questions sociales : celles-ci réclamaient non pas l’intimité de l’acte de lecture, mais des lieux de débats collectifs. Transition : Ces critiques ont beaucoup marqué le roman ; à partir du XVIIe siècle, les auteurs ont cherché à s’en démarquer par la recherche de la vraisemblance et de l’ancrage historique (Mme de Lafayette), de l’authentique (romans par lettres), puis du réalisme. Le roman s’est donc découvert de nombreux atouts pour la critique sociale.

2. Dénonciation possible grâce à la représentation concrète des vices Le roman a l’immense avantage, par rapport à la littérature d’argumentation, de pouvoir incarner les problèmes dans des personnages et dans un récit. La dénonciation n’est plus théorique mais représentée de façon vivante. A. Des vices incarnés • Beaucoup de personnages romanesques incarnent une catégorie sociale à un moment de l’histoire : Valmont représente les aristocrates libertins ; Saccard, dans La Curée de Zola, les spéculateurs ; le mari

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de Thérèse Desqueyroux (Mauriac), la bourgeoisie bien-pensante… En les voyant agir et penser, le lecteur comprend le fonctionnement perverti de la société. • Des personnages peuvent illustrer par leur destinée un dysfonctionnement de la société : la déchéance de Gervaise due à l’alcoolisme, à la pauvreté et à l’absence de protection sociale ; les relations familiales tuées par l’argent dans Le Père Goriot ; les épreuves de Jean Valjean éternellement poursuivi par une justice inique ; le libertinage de Mme de Merteuil, seule façon pour elle d’affirmer sa liberté… B. Des points de vue sur la société Le roman, par la multitude de ses personnages, offre beaucoup de points de vue différents sur la société : – Le roman d’initiation du XIXe siècle fait passer les personnages à travers différents milieux : mesquinerie de la noblesse de province / morgue de la noblesse parisienne dans Le Rouge et le Noir ; différentes catégories de la noblesse dans Le Père Goriot. – Les grandes sommes romanesques (Balzac, Zola) tentent de donner une vision exhaustive de toutes les couches sociales et des dysfonctionnements qui s’y révèlent. – Certains personnages types portent un regard averti et critique sur la société : les étrangers dans les Lettres persanes, les initiateurs dans les romans de formation (Vautrin, Mme de Beauséant, M. Leuwen…). – Certains personnages de marginaux incarnent la révolte contre la société, en bien ou en mal : Jean Valjean, Vautrin, Mme de Merteuil dans une certaine mesure. C. Modèles et contre-modèles Le fait d’incarner des types sociaux permet d’établir des jugements, portés par le narrateur ou les personnages eux-mêmes : – Le grossissement des traits permet de mieux cerner le problème et de porter des jugements clairs : Nucingen, dans Le Père Goriot, apparaît comme un monstre de cynisme et de malhonnêteté, dénoncé par sa propre femme ; Javert, dans Les Misérables, illustre par sa rigidité maladive l’inhumanité de la justice, et son suicide marque sa condamnation. – Le jeu des oppositions, entre victimes et bourreaux, entre bons et mauvais, met en lumière les jugements : Mme de Beauséant garde sa pureté et apparaît comme la victime d’une société mesquine et égoïste ≠ Vautrin choisit la voie du crime ; dans Illusions perdues, Lousteau, journaliste exploitant une société corrompue, s’oppose aux membres du Cénacle.

3. Une dénonciation qui implique le lecteur A. Le principe de l’apologue • Le roman n’est pas un traité abstrait mais un récit qui se déroule, ce qui rend la critique plus plaisante et facile pour le lecteur. • Le nombre des personnages ainsi que leur évolution permettent aussi une analyse et une critique plus fines : voir les différentes « castes » qui divisent la noblesse dans Le Père Goriot ou le cas de Delphine illustrant la place difficile que la société et le Code civil font tenir aux femmes, entre victimes et bourreaux. • Le lecteur a un rôle à jouer ; c’est à lui de porter des jugements et de tirer des conclusions devant ce qui lui est raconté : à quoi doit-on renoncer, comme Rastignac, pour entrer dans le beau monde ? Pourquoi la société a-t-elle exclu et condamné Julien (Le Rouge et le Noir) ? • La critique peut aisément se transposer d’une époque à l’autre : les spéculateurs de La Curée de Zola se retrouvent à notre époque… B. Impliquer le lecteur par l’émotion • Une des grandes forces du roman est l’identification : le lecteur vivant les expériences du personnage se sent beaucoup plus concerné et comprend la critique « de l’intérieur ». Le lecteur peut se poser les mêmes questions que Rastignac devant les choix à faire et opérer une prise de conscience devant certains fonctionnements sociaux (égoïsme, hypocrisie, rôle de l’argent). Par l’identification, il ressent plus de révolte devant l’injustice sociale : identification à Cosette ou Valjean dans Les Misérables, à Gervaise dans L’Assommoir, aux mineurs dans Germinal… • Le roman joue sur les sentiments du lecteur, même sans que celui-ci s’identifie à un personnage : il peut ainsi ressentir du dégoût pour Bel-Ami qui profite d’une société corrompue, une certaine

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admiration pour Vautrin qui refuse de pactiser avec un monde injuste et hypocrite, de la pitié pour les victimes (auxquelles il ne s’identifie pas forcément, comme le père Goriot)… • Le roman peut aussi exploiter les registres comiques pour exprimer sa critique : il fait passer la satire par la caricature ou le ridicule (Homais, dans Madame Bovary, représentant la bourgeoisie bornée).

Conclusion Le roman constitue donc un excellent instrument de critique sociale. Son détour par la fiction, bien loin de constituer un obstacle, se révèle même un atout supplémentaire par le plaisir qu’il apporte au lecteur et l’implication qu’il exige de sa part. L’histoire du roman montre d’ailleurs que ce genre s’est diversifié et enrichi à travers les siècles et peut désormais aborder tous les problèmes, du plus intime au plus collectif.

Écriture d’invention On peut imaginer un personnage de prêtre pour tenir ce rôle de garant de la morale ou une autre jeune fille moins cynique ou moins au courant des mœurs que Mme Dutour. On valorisera les copies des élèves qui auront su rendre le discours vivant, en utilisant les procédés des autres textes du corpus : interjections, apostrophes, interrogations, exclamations, jeux de questions/ réponses, images suggestives… Les arguments devront être de registre varié et pourront s’appuyer sur la religion ou la morale, mais aussi sur le pragmatisme le plus réaliste.

E x t r a i t 3 ( p . 2 0 3 , l . 5 7 0 2 , à p . 2 0 6 , l . 5 7 7 5 )

u�Lecture analytique de l’extrait (pp. 226 à 228)

Une mise en scène dramatique u Cette scène se déroule à huis clos dans la salle à manger dont les deux issues (« la porte du salon » / « celle qui sortait par l’escalier ») sont bloquées par les gendarmes armés. La maison est également cernée par l’extérieur (« le pavé caillouteux qui longeait la façade »). Vautrin est donc tombé dans un piège implacable sans aucun « espoir de fuite ». Le narrateur fait à plusieurs reprises mention des armes (« pistolet armé », « fusil », « pistolets », « le chien de chaque arme »), ce qui rajoute à la tension de la scène. Tous les pensionnaires sont présents, et leurs regards convergent sur Vautrin (« sur qui tous les regards s’arrêtèrent irrésistiblement »). Le personnage est donc seul, face à deux groupes : celui des pensionnaires et celui des policiers, qui lui servent de public, qu’il prend d’ailleurs plusieurs fois à partie. L’entrée en scène des gendarmes est, de plus, théâtralisée par la haie que leur font les pensionnaires (« se séparèrent pour livrer passage »). La disposition des personnages dramatise donc la scène et met en valeur la position de Vautrin seul contre la société et les représentants de l’État. v La scène suit une progression très rigoureuse : – jusqu’à « s’arrêtèrent irrésistiblement » : mise en scène dramatique ; – jusqu’à « organisation faite à tout » : révélation spectaculaire de la véritable identité de Vautrin ; – jusqu’à la fin du premier paragraphe : manifestation de la puissance du personnage ; – jusqu’à « guet-apens » : dialogue avec les forces de l’ordre ; – jusqu’à « me flouer, moi » : dialogue avec les pensionnaires, et en particulier Rastignac ; – conclusion qui grandit le personnage en figure mythique. On peut constater que l’extrait est encadré de deux passages de récit qui mettent en valeur le personnage. Le centre est constitué d’un dialogue où Vautrin tient largement la première place. Ce discours rapporté est une façon pour le narrateur de montrer comment les paroles du personnage coïncident avec ses actes et toute son attitude et de souligner sa domination sur tous les autres personnages. C’est lui, en effet, qui, paradoxalement, garde l’initiative dans les actes et les paroles, de sorte que les autres ne font que réagir. w Les premiers verbes d’action concernant Vautrin sont : « brillèrent », « bondit », « rugit » et « arracha », verbes d’action brutale, assortis d’images animales (« chat sauvage », « lion »), qui mettent

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d’abord en valeur sa puissance physique et la terreur qu’il inspire. Mais les verbes suivants (« comprit », « se mit à sourire », « regarda ») désignent plutôt une activité intellectuelle et montrent la rapidité impressionnante avec laquelle Vautrin redevient totalement maître de lui et de la situation : il analyse immédiatement le danger et ce qu’il doit faire et reprend aussitôt la suprématie sur les circonstances par son « sourire » ; on peut remarquer d’ailleurs la cadence mineure qui termine ce paragraphe et représente la tension paroxystique qui redescend. Le narrateur attribue également à Vautrin, au centre de ce passage, un verbe (« donna la preuve ») qui lui donne une autre dimension : celle de type humain supérieur. x Au début du texte, le narrateur se concentre sur les regards des spectateurs qui convergent tous sur la figure de Vautrin, brillamment mise en lumière : « tous les regards s’arrêtèrent irrésistiblement », « furent intelligemment illuminées ». Ensuite, tous les jeux de regard concernent Vautrin, qui domine ainsi la scène. D’abord (cf. question précédente), le regard de Vautrin est analytique et témoigne d’une grande puissance intellectuelle (« en voyant briller ») ; le fait qu’il « regard[e] sa perruque » en souriant montre aussi la distance qu’il est capable de prendre et sa force morale. Puis il va poser ses yeux sur différents personnages : « en regardant le célèbre directeur de la police judiciaire », « regarda l’assemblée comme un orateur », « Ses yeux s’arrêtèrent sur Rastignac » ; ce regard appuyé est toujours assorti d’une prise de parole puissante et parfois même provocante et souligne une fois de plus à quel point il domine les autres qui semblent pétrifiés sous son regard. Enfin, la dernière mention de son regard contribue de nouveau à l’amplification du personnage transformé en mythe : « Son regard était celui de l’archange déchu qui veut toujours la guerre. » y Les pensionnaires sont d’abord en « silence » – ce qui révèle la tension de la scène – et fascinés par Vautrin. Puis ils vont réagir comme le public d’un théâtre à chacune des interventions du forçat : sa manifestation de rage animale et violente « arrach[e] des cris de terreur à tous les pensionnaires » et provoque une « clameur générale » ; puis son retour immédiat à la maîtrise de soi et ses paroles dominatrices suscitent « un murmure admiratif » (introduit d’ailleurs par le même verbe arracher). Ces manifestations de groupe indifférencié montrent la puissance de l’individu capable à lui seul de provoquer des émotions si vives, rapides et contrastées. Seule, parmi les pensionnaires, Mme Vauquer a droit à une réaction singularisée ; ce personnage représente en quelque sorte l’opinion publique dans ce qu’elle a de médiocre et même de ridicule, face à Vautrin : en effet, elle se trouve mal alors que le forçat a fait preuve d’une force d’âme hors du commun, et son aparté avec Sylvie révèle la mesquinerie de sa morale ainsi que sa bêtise ; de plus, face à cet « horrible et majestueux spectacle », elle ne voit que son petit cas particulier (« moi qui étais hier »). Le seul qui semble à la hauteur de Vautrin est le chef de la Sûreté, qui ose aller « droit à lui » et mettre violemment la main sur lui, sans paraître impressionné. Il est le seul aussi à lui adresser directement la parole et à répondre par le mépris à ses mots provocants. Mais Vautrin le domine néanmoins en reprenant l’initiative immédiatement (c’est lui qui donne les ordres au greffier, à la place du chef de la Sûreté).

Un personnage hors du commun U Le narrateur construit toute la scène en faisant de Vautrin le centre et le moteur : c’est lui qui est au centre des regards et qui semble manipuler les assistants à son gré (cf. le verbe arracher). Il domine largement les autres dans la répartition de la parole, et personne, sauf le chef de la police, n’ose s’adresser à lui. Le personnage n’est jamais placé en situation d’humiliation : la tape violente du policier qui apparaît particulièrement dégradante est contrebalancée par la façon dont le narrateur confère au personnage une sorte de sublime par le vocabulaire hyperbolique qu’il emploie (« toute son horreur », « épouvantable », « illuminées ») ; bien loin d’être humilié, Vautrin se révèle comme un roi (« royauté ») et un lion ; bien loin d’être rabaissé, c’est lui qui terrifie l’assistance. Le narrateur met surtout en valeur la maîtrise de soi du forçat en exprimant son propre jugement admiratif : « la preuve de la plus haute puissance humaine ». La dernière phrase du paragraphe renverse le motif dégradant de la perruque à travers le sourire de Vautrin qui se montre ainsi supérieur à l’échec qu’il vient de subir.

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Dans la seconde moitié du texte, Vautrin domine tous les autres par ses paroles et son attitude : tout en reconnaissant sa défaite, il ne laisse personne mettre la main sur lui ni lui donner des ordres, mais semble prendre la place du chef de la police dans son arrestation (« mettez-moi les menottes », « écrivez ») ; au lieu d’être contraint et humilié, il garde toujours l’initiative et ses phrases montrent la force d’un « je » qui s’affirme dans l’adversité (« Je prends à témoin les personnes », « Je ne nie rien, et je me rends », « Je reconnais », « je viens de prouver »). Au lieu de chercher à tromper ou d’être obligé d’avouer, il proclame avec fierté son identité : « Je reconnais être Jacques Collin, dit Trompe-la-Mort, condamné à vingt ans de fers » ; on peut d’ailleurs remarquer que le narrateur lui épargne l’humiliation de se déshabiller pour faire apparaître les lettres accusatrices et reporte l’infamie dégradante de cette pratique sur le chef de la police… Le « sourire gracieux » et la chanson, que l’on retrouve à la fin du texte, montrent encore sa force de caractère et donnent l’impression que, pour lui, l’arrestation n’est qu’un accident de parcours mais ne change rien à ce qu’il a décidé par lui-même : l’air de Fanchette, qu’il chante depuis le début du récit, souligne cette permanence et rappelle à Rastignac le mystérieux pouvoir du forçat que rien ne paraît entamer (« notre marché tient toujours »). V Vautrin s’adresse d’abord au chef de la police, seul adversaire qui soit à sa hauteur, mais il le rabaisse d’emblée par le tutoiement et par le titre insultant qu’il lui donne (« monsieur l’enfonceur »). Le ton ironique affirme également sa supériorité, d’autant que Vautrin se donne le beau rôle en accusant le policier de grossièreté et d’incivilité (accusation ironique et décalée, qui prouve son humour distancié et sa maîtrise de soi) : « Tu n’es pas dans tes jours de politesse », « il y a des dames ». Le forçat face au policier retourne sa défaite en victoire en s’appuyant sur le « murmure admiratif » de l’assistance, sur un ton de défi renforcé par l’expression argotique « ça te la coupe ». Il ne reste d’autre ressource au policier que de s’appuyer sur son autorité administrative pour humilier le prisonnier (« qu’on se déshabille »), mais l’avantage reste évidemment à Vautrin qui élimine purement et simplement son adversaire en monopolisant la parole et en donnant les ordres à sa place. Face au greffier, il fait preuve de la même bonhomie ironique et méprisante (« Écrivez, papa Lachapelle ») ; le fait qu’il le connaisse déjà (comme le chef de la police) renforce sa supériorité : il prouve ainsi qu’il a déjà eu affaire à eux mais leur a échappé… Vautrin se sert de l’assistance comme d’un véritable public, sur les réactions duquel il s’appuie : « je prends à témoin les personnes présentes ». Ce public auquel il s’adresse tel un « orateur », après avoir fait une pause comme pour ménager ses effets, lui permet d’imposer à travers son discours une image de lui qui suscite à la fois la crainte devant son pouvoir (« Si j’avais seulement levé la main » ; « L’on me craint trop pour me flouer, moi ! ») et l’admiration (« je viens de prouver que je n’ai pas volé mon surnom »), mais aussi d’exprimer sa révolte (cf. question 12). Enfin, face à Rastignac, il garde le ton du tentateur, en l’appelant « mon ange » avec un « sourire gracieux » : le rappel du « petit marché » est lourd d’ambiguïté pour le héros confronté une dernière fois à la séduction malsaine du personnage. On peut remarquer qu’il s’adresse à tous ses interlocuteurs d’une façon qui montre sa supériorité ironique, voire son mépris : « monsieur l’enfonceur », « papa Lachapelle », « maman », « mon ange »… W Nous pouvons relever d’abord deux comparaisons animales, avec un chat sauvage et un lion, qui mettent en valeur sa puissance, sa « féroce énergie », son caractère de prédateur et le danger qu’il représente ; ces deux félins évoquent aussi la « force mêlée de ruse », la souplesse et une certaine noblesse qui suscite l’admiration. Il est comparé ensuite à « la chaudière pleine de cette vapeur fumeuse qui soulèverait des montagnes », puis à un « volcan humain », ce qui suggère encore sa puissance quasiment surhumaine. Il a partie liée avec le feu, qui peut être celui du volcan ou « les feux de l’enfer » et que l’on retrouve dans ses cheveux « rouge-brique » ou l’éclat de ses yeux. Enfin, il se transforme en « un orateur qui va dire des choses surprenantes » : cette fois, c’est sa puissance intellectuelle qui est mise en avant et qui paraît capable de manipuler les foules à sa guise par la force de sa parole. Toutes les images concourent donc à mettre en avant la puissance du personnage et à lui donner une stature hors du commun, suscitant à la fois crainte et admiration. X On peut relever les champs lexicaux : – de la force et de la puissance : « force », « implacable », « royauté », « bon plaisir », « énergie », « rugit », « puissance », « rage », « feu », « volcan », « ne me résistait pas », « grandeur », « sauvage », « brutal » ;

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– de l’horreur et de la terreur : « horreur », « épouvantable » (2 fois), « terreur », « horrible » (2 fois) ; – de l’intelligence et de la ruse : « chat », « ruse », « comprit », « réflexion rapide », « logique », « souple » ; – du feu et de l’éclat : « rouge-brique », « illuminées », « feux de l’enfer », « éclairées », « brillèrent », « éclair », « lave », « feux » ; – de la grandeur et de l’admiration : « royauté », « lion », « la plus haute », « majestueux », « admiratif », « grandeur », « poème ». at Le narrateur emploie des intensifs ou superlatifs qui amplifient les actions du personnage : « si féroce », « si bien », « la plus haute » ; on peut relever aussi l’usage fréquent de tout : « tout espoir », « tous les regards », « toute son horreur », « tout Vautrin », « faite à tout », « tous les pensionnaires », « toute une nation », « tous les sentiments ». Les accumulations (« Chacun comprit tout Vautrin » + le dernier paragraphe) en font un être polymorphe totalement hors du commun et des cadres ordinaires. L’opposition forme le ressort même de toute cette scène, puisque Vautrin démasqué, arrêté, donc totalement défait, domine néanmoins toute la scène et apparaît comme un roi ou un lion. Le personnage est d’abord opposé aux autres comme un individu seul face à deux groupes ; il est aussi quasiment le seul à parler – d’où la comparaison avec un orateur face à son public. Mais c’est surtout en lui-même qu’il allie les contraires : on retrouve en lui le feu de la fureur et de la violence comme l’eau froide de la réflexion et de la maîtrise de soi ou « la force mêlée de ruse » ; il est capable de terrifier par ses rugissements et d’enjôler par son « sourire gracieux qui contrastait singulièrement avec la rude expression de sa figure », d’utiliser la menace et l’argot, ou de manier l’ironie la plus fine en passant « du plaisant à l’horrible ». Ces contrastes à l’intérieur même du personnage se retrouvent dans les réactions qu’il suscite : à la fois horreur et admiration, ce qui est souligné par le narrateur lui-même, d’abord par l’antithèse « horrible et majestueux spectacle ! », puis par une sorte d’oxymore (« épouvantable grandeur »). De même, l’assistance va passer des « cris de terreur » au « murmure admiratif ». Balzac construit donc un personnage aux ombres et lumières très contrastées, qui correspond bien à la conception du « sublime » romantique.

La création d’un type ak La première phrase du dernier paragraphe est construite syntaxiquement de façon à opérer le passage du personnage au type : le sujet n’en est pas Vautrin, mais « le bagne » qui, grâce à l’article défini, prend valeur emblématique et va ainsi faire du héros une allégorie ; puis on retrouve le personnage (« Le bagne […] fut représenté […] par cet homme ») qui est transformé explicitement en « type » : « cet homme » se trouve donc au centre de la phrase, encadré par « le bagne » et « le type ». Balzac joue sans cesse entre le particulier (« cet homme ») et le général (« le bagne », « toute une nation », « un peuple »). On constate aussi, dans l’ensemble du paragraphe, une autre évolution qui va du « type » au « poème » puis à « l’archange » : Vautrin passe ainsi du modèle sociologique au modèle littéraire puis au personnage mythique ; de bagnard, il est devenu Lucifer… al D’abord en employant l’argot (« tout mon raisiné sur le trimar », « monsieur l’enfonceur »), Vautrin revendique son identité de forçat (d’ailleurs, le narrateur l’appelle presque toujours Collin dans ce passage). Il brave et défie les forces de l’ordre en ne se montrant jamais humilié, en donnant lui-même les ordres de son arrestation et surtout en les traitant avec un mépris insultant (« ça te la coupe », « mouchards », « drôles »). Enfin, il se sert de son public pour adresser une critique violente (« infamie », « membres flasques d’une société gangrenée ») à Mme Vauquer et aux pensionnaires qui représentent finalement pour lui l’hypocrisie sociale des gens « honnêtes », en les prenant directement à partie par une question provocatrice : « Êtes-vous meilleurs que nous ? » Tout au long du texte, il veut montrer que ceux qui n’acceptent pas les lois et les codes hypocrites de la société ont aussi leur honneur et leurs lois morales : c’est lui, le forçat, qui respecte la « politesse », alors que le chef de la police se comporte grossièrement ; c’est lui qui donne une leçon de force morale et de courage, alors que les policiers ne sont que des « mouchards » qui se sont servis de la corruption pour l’attirer dans un piège avec l’idée de le tuer lâchement. Il dira d’ailleurs un peu plus tard : « Un forçat de la trempe de Collin, ici présent, est un homme moins lâche que les autres, et qui proteste contre les profondes déceptions du contrat social » (p. 207). Vautrin procède par oppositions claires : entre la société (« vous ») et le peuple des marginaux

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(« nous »), entre la mollesse morale (« flasque ») et la force, entre « l’infamie » extérieure (celle des actes délictueux, punie par la société) et celle, bien plus grave, qui se cache « dans le cœur » qu’elle ronge comme une gangrène. am Balzac construit toute cette scène sur une série de paradoxes qui renversent les jugements a priori et confèrent une stature étonnante au forçat. Du dominé, apparemment vaincu par la société et les représentants de l’ordre, il fait un dominateur qui dirige toute la scène ; de l’humilié, il fait un révolté qui s’en prend violemment à la société. Toute l’infamie attachée à la nature de forçat de Vautrin rejaillit finalement sur ceux qui l’arrêtent et qui s’abritent derrière une justice hypocrite. Malgré la peur ou le dégoût qu’il inspire, tous les participants de la scène (ainsi que le lecteur…) se voient contraints de reconnaître son courage et sa force morale, par leur « murmure admiratif » ou par leur silence (celui des policiers). Ces paradoxes, déjà soulignés par l’exclamation du narrateur (« Horrible et majestueux spectacle ! »), culminent dans l’oxymore final (« épouvantable grandeur ») ; pour Balzac, c’est en effet par le caractère absolu de ses principes et de sa révolte (qui le place au-dessus de toute médiocrité) que Vautrin atteint la grandeur : c’est « le cynisme de ses pensées, de ses actes » qui lui confère la « royauté », car il se refuse à toute compromission avec une société qu’il méprise. Mais c’est aussi en transformant le personnage que le narrateur lui confère sa grandeur : le forçat Collin devient Trompe-la-Mort, le « volcan humain », puis le représentant de toute la « nation » du bagne, dont il est le banquier unanimement respecté, et enfin l’incarnation mythique de la révolte et du mal, « l’archange déchu ». an La transformation de Vautrin en Satan est déjà préparée dans le début du texte par différents détails : ses cheveux « rouge-brique » ont la couleur des « feux de l’enfer » ; tout le champ lexical de la lumière (cf. question 9) évoque aussi Lucifer, l’archange porteur de lumière ; les images de la « chaudière » et du « volcan » font également penser à l’enfer. On retrouve la figure du Tentateur dans sa réplique à Rastignac, évoquant un « petit marché » qui rappelle celui de Faust et de Méphistophélès, de même que le « sourire gracieux », apanage du Satan séducteur, qui terrifie le héros. L’interpellation « mon ange » se révèle donc ici particulièrement ironique et même cynique ! Le dernier paragraphe consacre clairement la transformation diabolique de Vautrin (« poème infernal », « archange déchu ») en insistant particulièrement sur la révolte, caractéristique essentielle de Vautrin : « tous les sentiments humains, moins un seul, celui du repentir » ; « l’archange déchu qui veut toujours la guerre ». L’extrait s’achève sur une image grandiose du personnage que son arrestation n’a absolument pas vaincu : la « guerre » continuera, en effet, plus tard dans Illusions perdues et Splendeurs et Misères des courtisanes.

u�Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 229 à 238)

Examen des textes et de l’image u Vautrin incarne la révolte contre la société, au point d’en devenir l’archétype en se transformant en « archange révolté » ; il dénonce surtout l’hypocrisie des lois sociales qui laissent une « infamie » profonde se dissimuler « dans le cœur » et qui ne s’en prennent qu’à ceux qui se révoltent ouvertement ; il souligne la lâcheté des forces de police qui s’appuient sur la corruption et la délation pour l’arrêter et qui auraient voulu le tuer lâchement au nom de l’ordre public. Balzac souligne cette hypocrisie en conférant au forçat une certaine grandeur dans la révolte et la force morale qui lui attire l’admiration de l’assistance. Le Dernier Jour d’un condamné se présente plutôt comme un « documentaire » et fait dénoncer par l’observateur l’inhumanité et l’injustice de la pratique de la chaîne. Ce qui domine ici, c’est la déshumanisation : l’individu n’existe plus et « n’est plus qu’une fraction de ce tout hideux qu’on appelle le cordon, et qui se meut comme un seul homme » ; d’ailleurs, les hommes ne sont vus ici qu’en groupe, par « charrette », par « cordon » et toujours au pluriel. De plus, sans individualité ni « intelligence », ils sont réduits au rang d’animaux et ne sont désignés que par des parties de leur corps : « leurs têtes », « leurs jambes pendantes », « leurs genoux », « leurs longues barbes », « leurs visages », « leurs dents », « les épaules », « les yeux », « les poings ». Ils ne peuvent qu’être passifs, cahotés, ballottés, frappés, totalement soumis à la loi commune (« il ne doit plus avoir de besoins et d’appétits qu’à heures fixes »). Le narrateur insiste sur

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les conditions matérielles et physiques terribles : il mentionne à plusieurs reprises les fers (« chaîne », « carcan »), le froid, la pluie, la chaleur. On retrouve ici une idée essentielle d’Hugo : c’est la maltraitance, l’inhumanité, la souffrance excessive, qui entraînent la déchéance morale de l’homme et le transforment en bête brute ; les seuls sentiments que peuvent éprouver ces hommes sont la haine et la révolte contre la société qui les rabaisse au niveau des bêtes (« rage », « injures », « imprécations », « vengeance »). v Vautrin et le Maître d’école se rejoignent par plusieurs caractéristiques physiques : – Tous deux semblent d’une force colossale : Vautrin, plein d’énergie, est qualifié de « volcan humain » ; quant au Maître d’école, sa stature est précisément décrite par le narrateur (« deux épaules larges, élevées, puissantes, charnues » ; « les bras longs, musculeux » ; « leurs mollets énormes annonçaient une force athlétique »), ce qui amène à le comparer avec « l’Hercule Farnèse ». – Tous deux sont comparés à des fauves : Vautrin à un chat sauvage ou à un lion, le Maître d’école à un tigre et à une bête sauvage. On peut remarquer que la chevelure « rouge-brique » de Vautrin se retrouve dans la « casquette de fourrure à longs poils fauves » du héros de Sue – d’ailleurs, les deux héros sont extrêmement velus, ce qui leur donne un caractère bestial. Leurs yeux, en particulier, évoquent ceux des fauves : « ses yeux brillèrent comme ceux d’un chat sauvage » (texte A) / « regard inquiet, mobile, ardent comme celui d’une bête sauvage » (texte C). Le terme de « férocité » revient dans les deux textes pour qualifier le personnage. – Le physique impressionnant des deux héros provoque la même peur chez ceux qui les voient : on retrouve, dans les deux textes, les termes « épouvantable », « horreur », « horrible », « terreur ». Mais Sue en rajoute encore par le fait que le Maître d’école s’est défiguré lui-même au vitriol, ce qui donne à son visage un aspect de « monstre ». w Le Maître d’école (texte C) se caractérise essentiellement par sa férocité : cet homme capable de se mutiler lui-même semble devenu une « bête sauvage » ou un « monstre » qui ne reculera plus devant aucune cruauté. Don José (texte D) impressionne le narrateur par son caractère « fier » et « farouche » : le brigand garde ses distances (« il me toisa ») mais ne manifeste aucune agressivité intempestive ; il montre même prévenance et politesse (« s’empressa de me faire du feu »). Il n’a rien du caractère monstrueux du Maître d’école (« il s’humanisait ») et accepte de s’asseoir en face du narrateur pour partager un moment de convivialité autour d’un cigare. Agostin (texte E) n’a rien de monstrueux mais apparaît d’emblée sans scrupule d’aucune sorte, « propre à toutes les mauvaises besognes ». Plusieurs comparaisons animales le gratifient d’une cruauté éventuelle : « yeux d’oiseaux de proie », « crocs de jeune loup ». Il apparaît comme une sorte de prédateur qui ne recule pas devant le meurtre, comme le signale la dernière phrase. x Les brigands et forçats des textes B et C provoquent l’horreur, mais celle-ci n’a pas la même cause : dans le texte de Victor Hugo, cette horreur se mêle à la révolte devant le sort inhumain et dégradant réservé aux forçats (« ce tout hideux qu’on appelle le cordon », « je ne sais quel horrible dialogue », « misérables ») ; le narrateur s’indigne et ressent de la pitié en décrivant leur condition physique et matérielle. Quant à la foule des spectateurs, elle semble attirée par une curiosité malsaine et méchante, puisqu’elle les couvre d’« injures » et d’« imprécations ». Ce qui domine ici, c’est une grande violence : celle du traitement des bagnards et des réactions de haine et de mépris des gardiens ou de la foule. Dans le texte de Sue (texte C), le Maître d’école provoque aussi l’horreur, poussée à un point paroxystique qui suscite presque la fascination (« une curiosité mêlée d’horreur »). Mais ce qui domine les spectateurs ici, c’est la « terreur » devant son visage monstrueux et sa férocité. Le texte de Mérimée (texte D) tranche avec les deux précédents : ici, pas d’horreur ni de violence ; la terreur, ressentie d’abord par le guide, se transforme chez le narrateur en prudence respectueuse devant la fierté et « l’air farouche » du brigand. La communication peut s’établir entre eux, ce qui n’était absolument pas le cas dans les deux autres textes où seuls régnaient haine, mépris ou terreur. y Dans la description du Maître d’école (texte C), nous pouvons relever trois comparaisons animales : « son front, aplati comme celui d’un tigre » ; « on eût dit la crinière du monstre » ; « ardent comme celui d’une bête sauvage ». Le narrateur a choisi, avec le tigre, un des animaux les plus féroces et dangereux, et les trois images insistent sur le fait que le personnage semble ne plus appartenir à l’humanité (« monstre », « sauvage »). La comparaison avec « l’Hercule Farnèse » contribue encore à en faire un être hors des normes et des cadres humains.

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Avec Agostin (texte E), on retrouve la sauvagerie, mais moins bestiale qu’exotique, puisqu’elle est celle d’un « Caraïbe ». Les comparaisons animales dotent le personnage d’une certaine cruauté, mais moins terrifiante : il n’est qu’un oiseau de proie et un « jeune loup ». De plus, ses « jambes de cerf » suggèrent avec humour qu’il doit être également excellent dans la fuite ! U Le brigand mort du tableau de Léopold Robert peut faire penser aux deux derniers personnages du corpus, don José ou Agostin, par son type méditerranéen ou gitan, avec la peau basanée et les cheveux noirs, ainsi que par sa jeunesse. Son habillement se retrouve très précisément dans la description d’Agostin : le gilet de velours foncé aux boutons de métal, les « alpargatas » et leurs bandelettes, la « ceinture de laine rouge », et surtout « l’immense navaja » mise en valeur autant dans le texte que dans le tableau.

Travaux d’écriture

Question préliminaire Tous les personnages proprement dits (textes A, C, D et E) suscitent d’abord une certaine peur : ils ont tous un regard brillant, ardent ou scrutateur (de « chat sauvage » pour Vautrin, de « bête sauvage » pour le Maître d’école, « d’oiseau de proie » pour Agostin, qui « tois[e] » pour José). Vautrin et le Maître d’école sont frappants par eux-mêmes, par leur force et leurs visages très marqués, tandis que les deux derniers brigands (Agostin et José) impressionnent surtout par leurs armes (navaja et espingole). Tous ces personnages apparaissent hors du commun par leur physique (depuis la peau basanée jusqu’au masque vitriolé), leur costume (Agostin) ou leurs armes : cette étrangeté souligne leur place en marge de la société et le fait qu’ils n’en respectent ni les lois ni les codes ; ils sont donc imprévisibles et représentent, du fait de leur conduite marginale et de leur absence de scrupules, un danger potentiel. Le plus terrifiant de férocité est le Maître d’école (texte C) avec son visage de « monstre », puis vient Vautrin avec sa « féroce énergie », ses rugissements et sa face rude ; on peut remarquer qu’ils sont tous deux comparés à des fauves (chat sauvage et lion pour Vautrin, tigre pour le Maître d’école), qu’ils ont des cheveux ou une casquette de fourrure de couleur fauve, une pilosité développée, qui en font des êtres proches de la bestialité. Leur force physique est impressionnante : « volcan humain » pour Vautrin, « Hercule Farnèse » pour le Maître d’école. L’impression qu’ils provoquent sur le spectateur est très forte, puisque les deux textes emploient les termes « terreur » ou « épouvantable ». Mais l’intention du narrateur est différente : Sue (texte C) veut susciter chez le lecteur l’horreur et le dégoût devant ce qu’est devenu son personnage, qui a poussé la révolte et la haine de la société si loin que, en détruisant son visage, il semble avoir détruit aussi toute humanité en lui ; en revanche, Balzac mêle dans Vautrin l’« horrible » et le « majestueux », en ne le montrant jamais comme défait ou humilié ; sa révolte contre la société le grandit jusqu’à l’« archange déchu » et le lecteur (comme les spectateurs) ne peut qu’admirer sa force morale, son énergie, son courage plein d’ironie devant l’adversité. Balzac se sert de son personnage pour dénoncer une société hypocrite qui se montre complaisante envers ceux qui cachent l’infamie « dans le cœur » mais cruelle et lâche vis-à-vis de ceux qui la défient ouvertement. Hugo aussi utilise le personnage collectif de « la chaîne » qu’il évoque de façon quasiment documentaire pour montrer son indignation contre le traitement inhumain de ces prisonniers (cf. question 1) : en multipliant les détails concrets (l’organisation de la chaîne, les vêtements ou les caractéristiques physiques des prisonniers), il donne au spectateur l’impression d’assister vraiment à la scène et de partager ainsi sa révolte. L’horreur ne vient pas ici des bagnards eux-mêmes, mais de la dégradation scandaleuse qu’ils subissent du fait de la société : le fait de les traiter en « masse », sans aucune individualité, renforce encore cette inhumanité. Comme dans le texte de l’arrestation de Vautrin, le blâme va non aux forçats, mais aux forces de l’ordre (désignées péjorativement par les termes « argousins » ou « bourreaux ») qui frappent sans pitié et lâchement des hommes enchaînés. Don José (texte D) est un cas à part dans ces personnages de brigands : le narrateur souligne sa fierté et son visage « qui avait pu être beau » ; la peur qu’il inspire frappe surtout le guide, personnage médiocre et lâche, mais peu le narrateur, qui est plutôt attiré par le personnage et qui va même instaurer une relation d’égal à égal avec lui en partageant ses cigares. L’intention de Mérimée est ici de montrer que José n’a pas choisi la condition de brigand par haine ou par révolte contre la société, mais qu’il a été amené à tuer ou à voler par amour pour Carmen. Le brigand ici n’est donc pas si différent du

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narrateur ; il garde une certaine politesse et retrouve rapidement une « humanité » normale. À l’inverse de Vautrin dont le visage de forçat réapparaît sous la perruque du bourgeois, on a l’impression que le brigand, pour don José, n’est qu’un masque qui cache sa vraie nature. Balzac et Hugo se servent donc des personnages de forçats pour exprimer une critique de la société tout en jouant sur les registres dramatique et pathétique ; Mérimée étudie, avec don José, le cas psychologique extrême d’un homme qui change quasiment de nature par amour ; quant à Sue et Gautier, ils exploitent les caractéristiques du roman d’aventures, en créant des personnages hors du commun, monstrueux ou exotiques, qui vont impressionner ou amuser le lecteur.

Commentaire

Introduction Dans Le Capitaine Fracasse, Théophile Gautier a voulu reprendre la tradition du roman de cape et d’épée : sur un fond d’histoire d’amour contrecarré, on y retrouve toutes les caractéristiques du genre ainsi que les personnages incontournables, comme le brigand Agostin, dont nous étudions ici le portrait. Nous verrons comment l’auteur fait preuve d’une grande virtuosité dans la technique du portrait, tout en nous présentant un personnage haut en couleur.

1. Un portrait pittoresque A. Le point de vue • Gautier choisit ici une focalisation zéro, qui lui permet d’adopter d’abord le point de vue d’un « spectateur » assez attentif pour « examiner » le personnage en détail. Mais il ne se contente pas de ce point de vue extérieur et donne des détails sur toutes les « faces » du personnage, en révélant aussi la navaja qui se trouve « dans son dos ». Ses interprétations du début et de la fin orientent le portrait et indiquent au lecteur à qui il a affaire (« braconnier », « contrebandier », « faux saunier », « voleur et coupe-jarret », « drôle »). • Notons aussi qu’il joue avec humour de son omniscience, en feignant d’ignorer le nombre des encoches de la navaja : ses « suppositions » sont encore plus efficaces que des certitudes, car elles laissent libre cours à l’imagination du lecteur ! B. L’art des contrastes • Gautier construit un portrait en clair-obscur, qui correspond bien à la personnalité du brigand : le personnage est éclairé par « un rayon de lune tombant sur lui d’entre les nuages » qui donne une lumière diffuse et particulière, comme celle d’une « lanterne sourde ». • De plus, le portrait tranche avec le fond du tableau : « le détachait en clair du fond sombre des sapins ». • Ces oppositions sont soulignées aussi « par le contraste » dans son visage entre la couleur de sa peau « basanée » et l’éclat de ses yeux et de ses dents (« briller », « extrême blancheur »). C. La construction du portrait • Le portrait est construit classiquement en partant d’une vue générale du personnage et de sa stature (« gaillard de vingt-cinq ou trente ans, de taille moyenne, maigre, nerveux »), pour se focaliser ensuite sur sa « physionomie » : le visage basané, les yeux, les dents, la chevelure. Comme le dit le narrateur, il s’agit « d’examiner », et la description est donc assez précise (« chevelure drue, bouclée et rebelle, hérissée en huppe au sommet de la tête ») : il emploie de nombreux adjectifs indiquant formes et couleurs. • Mais, dans la seconde partie du texte, le portrait se concentre essentiellement sur son costume : en effet, c’est surtout l’habillement qui fait l’originalité de ce personnage et sa « truculence » – notons que Gautier joue sur le sens ancien de ce terme (« rudesse » ou « sauvagerie ») et son sens moderne appliqué justement à une œuvre d’art (« vivacité, originalité, hardiesse des couleurs »). • Chaque élément du costume est alors détaillé : dans sa couleur (« bleu, décoloré » ; « rouge »), sa matière (« velours », « tige de métal », « toile », « laine », « cuivre », « acier ») et sa forme (« gilet », « bandelettes », « large », « allongée en poisson »). Toute cette description est très animée : chaque vêtement est sujet de verbes d’action qui révèlent l’anatomie du personnage (« enveloppait son buste », « flottait sur ses cuisses », « faisaient s’entrecroiser leurs bandelettes autour de ses jambes », « montant des hanches aux aisselles, et entourant plusieurs fois le corps ») ; ce procédé fait paraître le costume aussi important que le personnage et faisant intrinsèquement partie de lui-même, tout en lui donnant un aspect assez étrange.

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2. Un personnage romanesque A. Un personnage étonnant • Les assortiments de couleurs et de formes différentes (vêtements qui « flottent », « s’entrecroisent », « entourent »…) donnent au personnage un aspect complètement disparate et quasiment baroque. Il apparaît même presque difforme avec toutes sortes de protubérances hétéroclites : la « huppe » hérissée sur la tête, « une bosse » sur l’estomac et l’immense navaja « dépassant les deux bords de la ceinture ». Les comparaisons animales en font un être hybride, puisqu’il tient à la fois de « l’oiseau de proie », du « loup » et du « cerf ». • On peut remarquer aussi que le narrateur prend plaisir à employer des termes étrangers comme « alpargatas » ou « navaja » qui accentuent le caractère « exotique » d’Agostin. Il lui donne également une origine mystérieuse, le comparant d’abord à « un sauvage caraïbe », puis évoquant la ville espagnole de Valence. • De même, son « métier » est tout aussi indéterminé et l’énumération du premier paragraphe en fait un personnage polymorphe, capable de prendre plusieurs identités, « selon l’occurrence ». B. Un personnage inquiétant • Ce personnage apparaît de nuit, juste éclairé par la lumière pâle de la lune : il est donc d’emblée lié à l’obscurité de ses activités, qui se reflète dans la noirceur de son teint. • Son portrait contient certains éléments inquiétants, en particulier les comparaisons animales – « oiseau de proie » et « loup », deux prédateurs cruels et carnassiers –, d’autant que le narrateur insiste à plaisir sur ses « canines très pointues » semblables à des « crocs ». • Il est lié à la violence et au sang, comme le suggèrent le mouchoir semblable au « bandeau d’une blessure » et l’omniprésence de la couleur rouge (l’adjectif apparaît 2 fois + « écarlate »). • Son caractère inquiétant culmine dans la navaja qui clôt de manière magistrale la description : elle occupe une très longue phrase (s’achevant sur le mot « meurtres »), aussi démesurée que l’arme en question qualifiée d’« immense » et disproportionnée (« dépassant les deux bords ») sur cet homme « de taille moyenne ». À noter que c’est par un couteau qu’Agostin sera tué de la main de Chiquita qui veut, par amour, lui éviter in extremis le supplice de la roue. C. Un brigand romanesque • On a vu, dans les remarques précédentes, comment Gautier s’amuse à faire de son personnage un être pittoresque ; il en fait aussi une sorte d’archétype du brigand, capable d’en endosser toutes les identités : « braconnier, contrebandier, faux saunier, voleur et coupe-jarrets », « malandrin » ou « drôle ». Il incarne ainsi une certaine révolte contre la société, aux lois de laquelle il refuse de se plier, comme peut le symboliser sa chevelure indisciplinée, « drue, bouclée et rebelle ». • Le narrateur éprouve d’ailleurs une certaine sympathie pour son personnage, qui se marque par l’ironie plaisante dont il fait preuve à son égard : ainsi, « les mauvaises besognes » d’Agostin se transforment en « honnêtes industries » ! De même, la « charité » ironique de la dernière phrase tempère par un sourire ce que le brigand peut avoir de cruel. On peut noter aussi l’emploi du terme « brave », qui, dans son sens originel, désigne un spadassin italien, mais dote aussi Agostin de qualités morales… Ce personnage ne fera d’ailleurs jamais preuve de lâcheté dans le roman, jusqu’à sa mort spectaculaire qui lui vaut l’admiration d’un autre spadassin : « cet Agostin se comporte assez bien ; il n’est point trop défait et n’a pas par anticipation, comme d’aucuns, la mine cadavéreuse des suppliciés. Sa tête ne ballotte pas ; il la tient haute et droite ; signe de courage, il a regardé fixement la machine. Si mon expérience ne me trompe, il fera une fin correcte et décente, sans geindre, sans se débattre, sans demander à faire des aveux pour gagner du temps » (chapitre XX).

Conclusion Gautier nous livre ici un portrait plein de vivacité, d’invention et d’humour. Il utilise également toutes les ressources romanesques du personnage du brigand, pittoresque dans son aspect extérieur, à la fois séduisant et inquiétant par sa marginalité, sa cruauté potentielle mais aussi sa bravoure.

Dissertation

Introduction Le personnage du brigand ou du hors-la-loi est présent dès l’origine du genre romanesque (cf. les incontournables pirates des romans antiques), et on le retrouve très fréquemment dans les romans du

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XIXe siècle. On peut donc se demander quel intérêt présente ce type de personnage pour un romancier. Nous observerons sa fonction sur le plan dramatique mais aussi philosophique ou idéologique.

1. Un héros au service de la dramatisation de l’histoire et du plaisir du lecteur A. Il suscite le frisson • Ces personnages sont souvent terrifiants par leur physique (le Maître d’école chez Sue, Vautrin chez Balzac) ou par leur armement (couteau, fusil) : – ils ont souvent une force colossale (Valjean, Vautrin) ; – ils font peur par leurs actions : le lecteur sait qu’ils n’ont pas de scrupules, qu’ils ne reculent pas devant le crime ; il peut donc s’attendre à tout de leur part, ce qui renforce le suspense ; – ils se trouvent dans des situations souvent terribles et terminent souvent mal (Agostin est tué par Chiquita avant d’être exécuté). • Ils fortifient l’intrigue : – ils sont souvent l’objet de traques (c’est le cas de Valjean poursuivi par Javert pendant tout le roman, ou de Vautrin recherché par Gondureau) ; le lecteur est tenu en haleine sur leur salut, les plans qu’ils fomentent pour s’échapper, etc. ; – ils sont obligés de prendre des déguisements ou des fausses identités, ce qui favorise le mystère, les coups de théâtre, les reconnaissances inattendues (cf. Vautrin ; Valjean ; Dantès, sorte de hors-la-loi dans Le Comte de Monte-Cristo) ; – eux-mêmes fomentent contre leurs victimes des plans diaboliques, qui soutiennent le suspense : le plan va-t-il aboutir ? la victime va-t-elle en réchapper (c’est le ressort essentiel des Mystères de Paris, par exemple) ? B. Il fascine • Héros souvent intelligent, malin, ou courageux (Vautrin, Agostin, don José…) : – fascine par sa force, son pouvoir (Vautrin dans La Comédie humaine), l’affirmation de son identité et de sa liberté ; – admiration devant les stratégies d’Arsène Lupin ou d’Edmond Dantès. • Il est souvent méchant, mais rarement médiocre : au contraire, il fait souvent ressortir la médiocrité des autres ou fait rire à leurs dépens (Vautrin et la bassesse de ceux qui l’ont dénoncé dans Le Père Goriot). • Fascination pour le mal, curiosité (cf. le Maître d’école). • Il ose faire ce qu’on n’ose pas : sorte de catharsis. C. Plaisir de la différence • Curiosité : le brigand ou hors-la-loi vient d’un monde marginal que le lecteur ne connaît pas, qui a ses lois et même son langage ; cette curiosité pour les mœurs des bas-fonds parisiens a été pour beaucoup dans le succès des Mystères de Paris. • En tant que marginal, il obéit à d’autres valeurs que le lecteur et lui fait voir un autre point de vue sur la société.

2. Une fonction morale, philosophique ? A. Étude de l’humain • Étude de la société, de l’homme dans toutes ses composantes et dans tous ses systèmes relationnels : les réseaux de dépendance et de loyauté instaurés entre les bagnards (Vautrin). • Interrogation sur la nature du mal et ses causes : comment les brigands ont-ils fait ce choix ? est-ce l’individu qui est méchant ou monstrueux ou la société qui le corrompt ? • Retour critique sur les critères sociaux du Bien et du Mal : le « mauvais » n’est pas toujours où l’on croit et peut se révéler bon (Jean Valjean). B. Remise en question de la société • Ces personnages représentent souvent une révolte contre la société : – c’est le cas, par excellence, de Vautrin qui s’en prend à l’hypocrisie et à la corruption de la justice ; – ils vont jusqu’au bout de leur révolte et en assument les dangers : cela met en valeur, par contraste, la lâcheté et la médiocrité d’une société corrompue. • Ils démasquent l’hypocrisie sociale :

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– ils montrent des valeurs morales que la société bien-pensante leur dénie : Vautrin, Agostin, don José sont courageux, loyaux avec leurs semblables ; – ils se révèlent meilleurs que ceux qui les condamnent : cf. Vautrin ≠ Mlle Michonneau, Valjean ≠ Javert ; – à travers Vautrin ou les personnages des Mystères de Paris, les auteurs montrent que ces hors-la-loi rejetés par la société sont beaucoup moins coupables que certains notables malhonnêtes et corrompus (les hommes de loi, les politiciens…), qui ne seront jamais condamnés. • Ils mettent en cause la responsabilité de la société. Hugo, en particulier, montre que c’est la société qui est responsable du destin et de la déchéance morale des marginaux : – par l’inhumanité de sa justice qui transforme les condamnés en bêtes et les prive de toute conscience morale (Le Dernier Jour d’un condamné) ; – par la pauvreté qui les pousse à la marginalité ; – par le refus du pardon pour les anciens coupables (Valjean).

Conclusion Le personnage du hors-la-loi enrichit donc le roman, aussi bien pour susciter le plaisir du lecteur que sa réflexion. On peut d’ailleurs le retrouver, au XXe siècle, dans le western où il remplit à peu près les mêmes fonctions, en fascinant le spectateur, en favorisant le suspense et en interrogeant sur la nature humaine.

Écriture d’invention Les élèves devront respecter la situation d’énonciation, qui est celle d’un discours public où un député s’adresse à ses pairs, et en utiliser les moyens rhétoriques (effets oratoires, interrogations, exclamations, amplification, hypotypose, etc.). On valorisera les copies de ceux qui auront su utiliser au mieux le texte de départ, ainsi que de ceux qui auront employé le maximum de registres (pathétique, polémique, satirique, ironique, etc.).

E x t r a i t 4 ( p . 2 7 5 , l . 7 7 2 7 , à p . 2 7 7 , l . 7 8 0 2 )

u�Lecture analytique de l’extrait (pp. 290-291)

Une figure pathétique et tragique u La souffrance du père Goriot est exprimée par le narrateur dans des sortes de didascalies (« en sanglotant », « en serrant de ses mains défaillantes »). La violence de l’agonie est amplifiée par l’image crue et suggestive de la fin de l’extrait : « Il tomba la tête sur l’oreiller comme s’il recevait un coup de massue. » Son élocution même suggère la souffrance : ses phrases sont courtes, heurtées et haletantes, comme entrecoupées de sanglots et marquées par l’essoufflement ; les nombreuses exclamations et interjections (« Ah », « oh », « mon Dieu ») traduisent son émotion et sa douleur, « les plaintes et les cris du vieillard ». Il bégaye de colère au début (« je serai mort, mort dans un accès de rage, de rage ! ») et d’épuisement à la fin (« Faites-moi prendre les cheveux… veux… » ; « Je les bénis, dit-il en faisant un effort, bénis »). Le personnage exprime lui-même sa souffrance dans des expressions paroxystiques qui « épouvant[ent] » Rastignac : « Ah, mon Dieu ! J’expire, je souffre un peu trop ! Coupez-moi la tête, laissez-moi seulement le cœur » ; « À boire, les entrailles me brûlent ! » ; ce sont de véritables cris, qui signalent une douleur physique tellement intense que le personnage souhaite seulement en être libéré (« coupez-moi la tête »). C’est la tête surtout qui le fait souffrir (« Mettez-moi quelque chose sur la tête »), là où se développe l’apoplexie. Enfin, le père Goriot se sent véritablement mourir à plusieurs reprises : « J’expire », « je meurs », « Votre papa sort ». v Rastignac fait preuve de beaucoup de dévouement dans cette scène : il est au chevet du père Goriot, lui tient les mains, le fait boire en le prenant dans ses bras. Le narrateur utilise ses réactions pour renforcer le pathétique de la scène, en le montrant « épouvanté » des cris de Goriot et désemparé au point d’envoyer chercher Bianchon. La compassion du jeune homme s’exprime par la façon dont

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il s’adresse au vieillard à deux reprises (« Mon bon père Goriot »), par sa volonté de le calmer et surtout d’apaiser ses souffrances morales en allant chercher ses filles. Dans l’esprit un peu dérangé du père Goriot, Rastignac prend différents statuts : – il est d’abord le « bon voisin », dont le vieillard voudrait remercier le dévouement (« vous êtes bon, vous ; je voudrais vous remercier » ; « m’acquitter envers vous ») ; – il est aussi un confident très proche, qui connaît bien le père et ses filles et que Goriot prend à témoin pour lui faire partager ce qu’il ressent (« Criez donc comme moi » ; « elles se conduisent bien mal ! hein ? » ; « Vous savez bien que je les aime » ; « Comprenez-vous ») ; – il est aussi un intermédiaire, un messager du père vers ses filles (« prévenez-les » ; « allez donc, dites-leur » ; « amenez-moi celle-là » ; « dites-lui »). Pour Goriot, Rastignac focalise en lui tous les liens filiaux : le vieillard en fait le modèle des fils (« Vous devez aimer votre père et votre mère, vous ! ») et le considère même comme son propre fils (« Vous êtes mon fils, Eugène, vous ! » ; « mon cher enfant »). Mais il en arrive à mélanger tous les sentiments, comme si Rastignac devait prendre sa place auprès de Delphine : « aimez-la, soyez un père pour elle ». Cette confusion atteint même les limites du malsain dans une sorte de chantage à l’amour : « Dites-lui que vous ne l’aimerez plus si elle ne veut pas venir. Elle vous aime tant qu’elle viendra. » Le jeune héros devient donc pour Goriot un moyen d’exprimer toute la violence de son amour paternel. w La pire souffrance du père Goriot vient de sa lucidité sur ses filles ; sur son lit de mort, il ne peut plus se dissimuler leur terrible ingratitude, comme le montrent l’emploi à deux reprises du verbe voir (« je vois ma vie entière », « je le vois ») ou les expressions « cela est clair » et « je les connais ». Ce regard enfin dessillé se porte à la fois sur le passé, le présent et le futur, comme le suggère le jeu sur les temps : « elles ne m’aiment pas, elles ne m’ont jamais aimé ! » ; « Si elles ne sont pas venues, elles ne viendront pas » ; « Elles n’ont jamais su rien deviner […], elles ne devineront pas non plus ma mort ». Tout se passe comme si leur absence à ce moment suprême éclairait tout le passé et dévoilait en pleine lumière au père ce qu’il avait su se cacher jusque-là, ce qui explique alors sa « rage » et la violence de ses imprécations. La vérité lui saute aux yeux, et il appelle cruellement les choses par leur nom : « c’est un parricide ! » ; « Voilà ma récompense, l’abandon ». Cette lucidité aboutit à un constat désespéré qui le torture : « je vais mourir sans les voir » ; « c’est fini : je meurs sans elles ! ». La lucidité de Goriot se porte aussi sur lui-même et sur son attitude, sans le voile de la passion paternelle : « je suis dupe », « je suis trop bête » ; ici encore, il se rend compte que son amour dévoué n’a été pour ses filles que l’occasion de l’exploiter et de profiter de lui (« l’habitude de m’ouvrir les entrailles a ôté du prix à tout ce que je faisais »). Finalement, ce qui a fait sa raison de vivre – son amour pour ses filles – lui paraît perverti et bafoué ; cette terrible constatation fait du père Goriot un véritable héros tragique, pour qui le voile des illusions se déchire sur une amère réalité. Il se rend compte de la vanité de sa passion, mais aussi de ce qu’elle a pu détruire en lui et en ses filles ; il comprend, au dernier moment, qu’il est en partie responsable de son malheur et qu’il a entretenu l’ingratitude de ses filles. x Le père Goriot reproche à ses filles de ne pas répondre à son amour, ni dans le passé ni dans le présent (« elles ne m’aiment pas, elles ne m’ont jamais aimé ! ») ; leur égoïsme les a rendues insensibles, au point de ne plus avoir aucune attention pour leur père ni aucune intimité profonde avec lui (« Elles n’ont jamais su rien deviner », « elles ne sont seulement pas dans le secret ») ; on peut remarquer l’emploi systématique des formules négatives dans le début du texte (« ne […] pas », « ne […] jamais », « moins », « ne […] rien », « ne […] pas plus », « ne […] seulement pas »). Elles semblent n’avoir vu dans leur père que leur propre intérêt (« l’habitude de m’ouvrir les entrailles », « elles auraient demandé »), au point que Goriot emploie inconsciemment le même vocabulaire (« ôté du prix », « dans leur intérêt », « récompense ») ; elles ont ainsi sacrifié leur père à leurs maris qui leur apportaient l’accès au grand monde (« je n’ai plus eu de filles après qu’elles ont été mariées »). Elles ne montrent même pas le respect minimum que l’on doit à un être qui va mourir (« Mourrai-je donc comme un chien ? »), ce qui les transforme en véritables monstres. Pour mieux exprimer son amer désespoir, Goriot met sans cesse en balance son amour et leur égoïsme meurtrier : « venez à votre père qui a été si bon pour vous et qui souffre ! »/« Rien, personne » ; « Voilà ma récompense »/« l’abandon ». Il accuse finalement ses filles de causer sa mort par leur ingratitude : « ne pas venir, c’est un parricide ! » ; c’est ainsi qu’il peut employer le terme de « crime » et en arriver à les maudire à travers un vocabulaire très fort : « des infâmes, des scélérates ».

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Une figure de la folie y Le père Goriot ne se rend plus vraiment compte de ce qu’il dit : en effet, après s’être laissé emporter par le désespoir et l’amertume à maudire ses filles, il semble ne même plus comprendre ce qu’il vient de dire (« Qu’est-ce que je dis ? »). Et, une minute plus tard, il a même oublié ses paroles : « Qui est-ce qui a dit cela ? répondit le vieillard stupéfait. » Ses formulations mêmes sont en totale contradiction : à « je les abomine, je les maudis » répondent « je les aime, je les adore » et, à la fin du texte, « je les bénis […], bénis ». L’espoir fou et démesuré qu’il a de voir ses filles le fait passer de « Mourrai-je donc comme un chien ? » à « je mourrai heureux ». De même, l’accusation qu’il portait contre ses filles (« elles ne devineront pas plus ma mort ») se retourne contre ses gendres (« Ce sont mes gendres qui les empêchent de venir »). L’instant de lucidité du père Goriot a donc été de courte durée, et la passion l’emporte de nouveau car il ne peut supporter de voir en face une réalité trop cruelle et destructrice ; cet aveuglement passionnel durera jusqu’au dernier moment, où il s’imaginera caresser les cheveux de ses filles alors qu’il ne s’agira que de ceux d’Eugène et de Bianchon. U La folie du père Goriot se manifeste dans sa manière de s’adresser de façon confuse à différents destinataires, alors que seul Rastignac est présent à côté de lui. Il a, dès le début, une sorte d’hallucination en s’adressant au pluriel à « [s]es amis ». Il appelle à plusieurs reprises ses filles par leurs prénoms et surnoms : « Hé, Nasie ! hé, Delphine ! venez à votre père » ; « Nasie, Fifine, allons, venez donc ! » ; les exclamations et interjections rendent compte de la violence de ces cris. À la fin du texte, le personnage devient « égaré », et on a l’impression qu’il les voit à son chevet et qu’il s’imagine les toucher (« Ses mains s’agitèrent sur la couverture comme pour prendre les cheveux de ses filles »). Dans la seconde partie du texte, le délire va croissant, puisqu’il s’adresse alors aux « pères » et s’imagine quasiment parler à la Chambre : « Faites une loi sur la mort des pères. » Enfin, la folie culmine dans des imprécations délirantes dont on ne sait même plus à qui elles s’adressent : « Vengeance ! […] Tuez-les ! À mort le Restaud, à mort l’Alsacien ». Ce procédé montre bien comment la folie gagne progressivement le personnage qui s’exprime de façon de plus en plus hallucinée et violente. V Le père Goriot formule quelques souhaits totalement incohérents, qui montrent qu’il n’est plus dans le domaine de la raison ni de la réalité. D’abord, son excès de douleur lui fait demander d’en être libéré par n’importe quel moyen : « Coupez-moi la tête, laissez-moi seulement le cœur. » Ensuite, son désir démesuré de voir ses filles l’amène à s’imaginer le soutien de tout l’État pour sa cause : « demandez la garde, la ligne […]. Dites au gouvernement, au procureur du roi ». Sa folie de dévouement lui fait oublier son état et confondre le présent et le passé : « Je veux aller à Odessa pour elles, à Odessa, y faire des pâtes. » Enfin, l’incohérence est à son comble quand il s’écrie : « plus de mariages ! » L’aveuglement le pousse, à la fin, à une sorte de furie sanguinaire, dans laquelle il perd tout sentiment humain : « Tuez-les ! À mort le Restaud, à mort l’Alsacien ». La monomanie a détruit le père Goriot au point de lui faire perdre non seulement la raison mais aussi le sens moral, et finalement son humanité. W Le narrateur emploie différent procédés pour exprimer la violence qui s’empare du personnage : – les didascalies (« en sanglotant », « les cris du vieillard », « cria ») ; – les images qui évoquent des mutilations ou des supplices (« me crever les yeux », « coupez-moi la tête », « les entrailles me brûlent ») ; – les phrases de plus en plus courtes qui ressemblent à des cris, renforcées par la ponctuation (« Tuez-les ! À mort le Restaud, à mort l’Alsacien : ce sont mes assassins ! La mort ou mes filles ! Ah ! c’est fini, je meurs sans elles ! Elles ! » ; « Vrai ! cria le vieillard égaré. Oh ! les voir ! je vais les voir, entendre leur voix ») ; – les répétitions (« De force, de force ! » ; « tout ! tout » ; « je meurs sans elles ! Elles »). On peut noter le désir obsessionnel du père Goriot de voir ses filles qui lui fait répéter ce verbe 7 fois ; – le vocabulaire paroxystique (« rage » ; « je les abomine, je les maudis » ; « je les adore » ; « Le gendre est un scélérat » ; « assassins ») ; – le vocabulaire du meurtre (« parricide », « Mes deux gendres ont tué mes filles », « Tuez-les ! »).

Une figure mythique X Le dévouement sacrificiel du père est évoqué par des expressions hyperboliques et des images violentes, qui toutes évoquent une mutilation : Goriot montre ainsi qu’il a été capable, pour ses filles,

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de se priver d’une partie de lui-même. On trouve d’abord l’expression « m’ouvrir les entrailles » particulièrement évocatrice puisqu’elle fait allusion au mythe du pélican qui s’offre en nourriture à ses petits (à noter que cet animal est devenu le symbole du Christ, qui s’offre lui-même en sacrifice pour les hommes). Le terme « entrailles » évoque également l’amour maternel dont a fait preuve le père Goriot pour ses filles après la mort de sa femme. L’expression « me crever les yeux », toujours aussi violente, peut signifier, outre la mutilation, l’aveuglement de la passion qui a empêché le père de voir jusqu’au dernier moment l’ingratitude de ses filles (mutilation qui rappelle celle d’Œdipe). Enfin, quand le héros supplie « Coupez-moi la tête, laissez-moi seulement le cœur », on peut y voir le fait que la souffrance du père Goriot provient de la cruelle prise de conscience de l’indignité de ses filles, mais aussi qu’il préfère abandonner la lucidité et la raison pour laisser en lui toute la place à la passion monomaniaque. Toutes ces expressions paroxystiques du dévouement contribuent au statut mythique du personnage. at Nous avons déjà vu les images du sacrifice, en particulier l’image du pélican qui évoque le Christ. Mais c’est aussi par la véritable « passion » qu’il subit que le père Goriot se transforme en « Christ de la Paternité » : son « agonie » (terme qu’il emploie lui-même à la fin du texte) est longue et douloureuse, entrecoupée de cris de souffrance et d’appels à Dieu (« Ah, mon Dieu ! ») ; on retrouve même, dans sa bouche, une des paroles du Christ en croix (« À boire »). Le vieillard meurt dans l’ingratitude et « l’abandon », après avoir sacrifié sa vie comme le fit le Christ, et, comme lui, il pardonne à ses « bourreaux » (« je les bénis »). Mais, ici, cette mort n’a aucune valeur rédemptrice et c’est le principe même de paternité qui semble mis à mort par l’égoïsme des filles qui laissent leur père mourir « comme un chien ». Le sublime balzacien se montre ici comme une sorte de confrontation ultime avec la souffrance et le dénuement, alliant le dévouement le plus touchant à la déchéance physique et morale la plus cruelle, ce qui a contribué à choquer profondément les critiques de l’époque. ak L’agonie du père Goriot se révèle comme un cruel état de manque et de désir inassouvi. Il meurt du désir d’être aimé de ses filles qui ne sera jamais réalisé, car, comme il en a conscience, « elles ne [l’]ont jamais aimé » (cf. l’abondance des formules négatives marquant la privation, déjà relevée dans la question 4). Ce désir se concrétise de façon obsessionnelle dans le besoin de les voir, qui lui est refusé jusqu’au bout : « je vais mourir sans les voir, mes filles » ; « je meurs sans elles » ; « Ne pas les voir, voilà l’agonie ». La dépossession s’exprime pathétiquement dans le renoncement progressif à tous ses désirs : « je ne demande plus à vivre […]. Mais les voir, toucher leurs robes, ah ! rien que leurs robes, c’est bien peu. » Le père Goriot, qui a tant possédé, se voit privé de tous ses biens (« je n’ai rien à vous donner ») mais aussi et surtout de ses filles (« je n’ai plus eu de filles », « nous ne les avons plus » – cette fois, c’est le verbe avoir qui est employé autant pour la fortune que pour ses filles et qui est nié systématiquement) ; ce sont ses gendres qu’il incrimine de cette privation. Il se heurte de tout côté à son impuissance et à l’impossibilité de réaliser ses désirs : à chaque fois qu’il emploie le verbe vouloir, il s’agit d’un souhait incohérent (amener ses filles de force ou aller à Odessa) ; le fait d’être dépossédé de sa fortune, c’est-à-dire du seul moyen qui lui restait de témoigner son amour, contribue à le tourmenter encore un peu plus : « Qui refera leurs fortunes si je m’en vais ? » La formule qui symbolise tragiquement cet état de manque physique et psychique qui a conduit le père Goriot à la mort permet de rapprocher le héros d’une grande figure mythologique : en effet, son cri « Avoir soif toujours, et ne jamais boire » nous évoque le supplice de Tantale ; mais Goriot expie ici la faute d’avoir trop donné… al Le père Goriot s’imagine sous la figure d’une sorte de justicier post mortem, qui punirait l’ingratitude de ses filles : il mêle, dans son esprit perturbé, l’image d’un revenant persécuteur, qui pourrait évoquer les Érinyes antiques (« je me relèverai, la nuit, de mon cercueil pour les remaudire »), et celle du tribunal céleste ou de la pesée des âmes au moment de la mort, où il interviendrait comme accusateur (« elles compromettent leur agonie »). À la fin du texte, il imaginera, au contraire, le rôle inverse en bénissant ses filles… Mais finalement le seul rôle qu’il jouera après sa mort sera de peser sur le choix de vie de Rastignac, auquel la mort terrible du vieillard aura ôté toutes ses illusions.

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u�Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 292 à 301)

Examen des textes et de l’image u On peut mettre à la fois en parallèle et en opposition les textes de Balzac et de Victor Hugo : en effet, Goriot et Valjean ont vécu la même épreuve de se voir privés, par leur gendre, de la présence de leurs filles adorées qui représentent tout leur bonheur (texte C : « c’était ma joie ») – ce qui a suscité chez eux amertume et rancune – ; mais, si la colère de Goriot atteint la folie furieuse (« Tuez-les ! À mort le Restaud, à mort l’Alsacien »), Valjean, lui, s’est résigné malgré sa douleur (« je vous avoue que je ne vous ai pas toujours aimé » ; « je ne t’ai pas vue tous ces temps-ci, cela me fendait le cœur »). Mais, alors que Balzac fait mourir seul le père Goriot, conscient de l’ingratitude de ses filles (« Voilà ma récompense, l’abandon »), allant jusqu’à les maudire, Hugo a voulu, au contraire, octroyer à son héros si aimant et qui a su laisser sa liberté à sa fille adoptive une fin sereine dans la réconciliation et l’amour partagé. Les deux jeunes gens sont à son chevet et lui témoignent un amour vrai (« Toi aussi, tu m’aimes, ma Cosette »). Lui aussi peut témoigner de son amour pour eux – joie qui sera refusée au père Goriot – (« je vous aime bien ») et reconnaître aussi l’amour de Marius pour Cosette (« Je sens que vous rendez Cosette heureuse ») ; Goriot a d’ailleurs la même parole à propos de Rastignac (« Elle vous aime tant qu’elle viendra »), mais il s’agit de l’amant et non du mari, et le vieillard se « sert » de lui d’une façon presque malsaine. La mort de Valjean est donc douce et entourée d’amour (« c’est bon de mourir comme cela »), au contraire de Goriot qui meurt « comme un chien ». Valjean peut accomplir le geste de poser sa main sur les cheveux de ses enfants (« Donnez-moi vos chères têtes bien-aimées, que je mette mes mains dessus »), ce geste que Goriot n’effectue que dans un état de délire (« Ses mains s’agitèrent sur la couverture comme pour prendre les cheveux de ses filles »). Les deux pères invoquent Dieu, mais, pour Goriot, c’est d’abord comme une sorte de juge qui va punir le parricide de ses filles ; s’il s’imagine après la mort, c’est comme un revenant qui viendra hanter leur conscience (« je me relèverai, la nuit, de mon cercueil pour les remaudire ») ; au contraire, Valjean imagine une communion qui perdure au-delà de la mort (« Je vous verrai de là. Vous n’aurez qu’à regarder quand il fera nuit, vous me verrez sourire »). Dans le texte de Laurent Gaudé (texte E) également, la mort du père dépend de son fils : après avoir accompli sa mission, c’est ce dernier ainsi que le vieux Katabolonga qui doivent libérer définitivement son âme (« Repose en paix. Tout est accompli »). Ce texte montre le lien profond qui existe entre père et fils, qui se marque par les gestes et la proximité physique (« avec des gestes attentionnés de fils », « la main posée sur le torse de son père », « il embrassa le front du roi Tsongor »), mais aussi par une communion spirituelle par-delà la mort : « il sentit que le roi Tsongor était là, à nouveau, tout autour de lui » ; « Entends ma voix » / « Il entendait la voix de son fils ». Le lien de confiance est également très fort, puisque le fils (contrairement aux filles de Goriot) s’est montré digne de la mission confiée et se souvient de la phrase rituelle ; ainsi, le père peut reconnaître la fidélité de son fils (« il avait tenu parole ») – on retrouve ce même lien au passé chez Jean Valjean qui revoit avec émotion ses souvenirs de bonheur avec Cosette, alors que, pour Goriot, ce lien est rompu par l’ingratitude des filles. Grâce à la présence et à la fidélité du fils, le père peut mourir dans l’apaisement et dans une vision unifiée de sa propre existence (comme Valjean, mais à l’inverse de Goriot), ce que soulignent la double expression christique (« Tout est accompli », « Tout était achevé ») ainsi que son sourire (le verbe est répété 3 fois). Dans le tableau de Greuze, le père meurt en communion avec ses enfants : les filles lui tiennent les mains, le fils plus jeune lui entoure les pieds de son bras ; les plus petits expriment aussi leur douleur et se trouvent autour du lit. Ces attitudes font d’autant mieux ressortir l’exclusion du « fils puni », rejeté à l’extrême droite du tableau, dans l’ombre : lui n’a pas le droit de toucher le corps de son père – ce qui montre bien que la communion a été rompue – ; il ne peut que se prostrer sur son propre remords, renforcé par le geste accusateur de sa mère. v Dans le texte de Dumas (texte B), la mort est présentée comme douce et paisible, sans rupture brutale ou douloureuse, comme le souligne le champ lexical du calme (« patient, doux et résigné » ; « douce » ; « doucement » ; « placide » ; « quiétude » ; « calme »). Le rêve d’Athos est une sorte de passage vers l’autre monde, où il est guidé par le sourire de son fils (le nom et le verbe sourire sont présents 4 fois) : le champ lexical du rêve (« rêve », « merveilleux songe », « extase ») montre qu’il est déjà dans un autre monde, qu’il a déjà en quelque sorte quitté le monde corporel et matériel. La mort est d’ailleurs désignée par la formule euphémique « l’éternel sommeil ». Le texte baigne également dans un climat de spiritualité profonde : Athos « lèv[e] ses yeux au ciel », élève ses mains en des gestes de

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prière ; Dieu ou « le Seigneur » est mentionné 3 fois ; le héros est même présenté comme une sorte de saint (« doux et résigné comme les martyrs », « cet élu ») à qui Dieu va accorder « les trésors de la béatitude éternelle ». Le texte de Maupassant (texte D) présente une vision diamétralement opposée, purement matérialiste, refusant même systématiquement tout sentiment. Le mourant n’est jamais vu comme une personne, mais comme « un spectacle », auquel on jette « un coup d’œil par la fenêtre », ou à travers cette comparaison épouvantable d’« une pompe qu’a pu d’iau » ; les personnages ne montrent aucune émotion (les femmes « balbutient une prière »), si ce n’est une curiosité malsaine (« regarder le mourant », « retenue par une peur avide de cette chose qui lui arriverait bientôt à elle-même ») ; si les Chicot (quel nom !) pleurent au début, ce n’est pas de tristesse, mais plutôt d’embarras devant cette situation… Le moment de la mort est vu de façon purement physique, comme un arrêt des fonctions corporelles (« il a passé », « il avait fini de râler »), qui ne provoque que de la « gêne » et qui dérange en plein repas (« Il avait mal choisi son moment, ce gredin-là ») ! Aucun regret du mort, qui provoque, au contraire, le rire gras des vivants et les « réjouit » (« I n’en mangera pu, à c’t’ heure. Chacun son tour ») ; de même, les Chicot se sentent « tranquilles » une fois qu’il est mort… Maupassant renforce cette vision crue et même provocante de la mort en inventant cette situation grotesque du repas funéraire avant l’heure, qui fait évidemment rire le lecteur et empêche toute compassion de sa part ou de celle des invités qui repartent « contents tout de même d’avoir vu ça et aussi d’avoir cassé une croûte ». Le texte est constamment en décalage grinçant avec la situation pathétique, par l’intérêt porté aux « douillons » plus qu’au moribond ou par la « parlure » comique des paysans. Aucune élévation, aucune spiritualité possible avec ce contrepoint du repas où tout le monde s’empiffre, crie de plus en plus fort et rit, et où la mort est vue comme un « embarras » et « un dérangement ». w Dans les trois textes, la mort est vue comme une sorte de rédemption du personnage, qui le fait mourir en accord avec lui-même et son existence passée, ainsi qu’avec ses proches. Ces trois personnages ont droit à une mort paisible, accompagnés (en réalité ou en songe) par les personnes qui leur sont le plus chères et qui leur prouvent ainsi leur fidélité (Raoul apparaît à son père malgré la mort ; Cosette et Marius sont accourus dès qu’ils ont su la vérité ; Souba est revenu malgré les années une fois sa mission accomplie). On peut remarquer que ces trois textes font mention à plusieurs reprises du « sourire » du mourant. Athos (texte B) est présenté par le narrateur comme un personnage chéri et admiré de tous, et sa mort le hausse au niveau de la sainteté (« martyr », « élu ») ; la grâce divine, qui lui offre « les trésors de la béatitude éternelle » et une mort si douce, sacralise en quelque sorte le héros qui confirme ainsi sa noblesse morale tant exaltée dans le roman (malgré son passé sulfureux avec Milady ou sa tendance à la boisson). Hugo offre à Jean Valjean (texte C) une mort magnifique qui consacre la rédemption du personnage : l’ancien forçat est devenu un saint – métamorphose suggérée par la forte image du « cadavre auquel on sentait des ailes » puis par la mention finale de « quelque ange immense […] debout, les ailes déployées, attendant l’âme ». La mort pour Jean Valjean est l’aboutissement du chemin du Mal au Bien et de la haine à l’amour qu’a été toute sa vie – ce que représente cette « lumière » qu’il perçoit au dernier moment. Ses paroles donnent sens et unité à toute sa vie en évoquant le passé : le don des chandeliers par Mgr Bienvenu, l’événement qui a symbolisé sa conversion à laquelle il est resté fidèle (« Je ne sais pas si celui qui me les a donnés est content de moi là-haut. J’ai fait ce que j’ai pu »), son amour pour Cosette, etc. Il souhaite aussi retrouver sa première pauvreté : « Vous n’oublierez pas que je suis un pauvre, vous me ferez enterrer dans le premier coin de terre venu sous une pierre pour marquer l’endroit. » Le message qu’il délivre aux deux jeunes gens est celui qui l’a animé de son vivant : « il faut leur pardonner » ; « Il n’y a guère autre chose que cela dans le monde : s’aimer ». La mort du roi Tsongor (texte E) apparaît à la fois comme un accomplissement et une délivrance : Tsongor retrouve sa dignité de roi malgré la destruction de son royaume (il est déposé « dans la dernière salle du palais », dans sa « tunique royale »). Cette seconde mort le délivre enfin de la souffrance d’avoir causé « la guerre et les massacres », grâce au périple de son fils qui a restauré finalement sa véritable identité : il se retrouve (comme Valjean) dans le dénuement de ses débuts, « avec pour seul trésor la pièce de monnaie qu’il avait emportée la veille de sa vie de conquêtes » ; cette pièce de monnaie représente le lien qui unifie tout son destin, à la fois l’héritage de son père et l’obole qui, dans la tradition antique, ouvre à l’âme le royaume des morts. Le personnage de Katabolonga représente une sorte de passeur qui offre aussi le pardon au roi et lui permet de mourir en souriant.

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Réponses aux questions – 48

Travaux d’écriture

Question préliminaire Le registre le plus utilisé dans tous les textes (sauf celui de Maupassant) et le tableau de Greuze est le pathétique : – il est particulièrement illustré chez Balzac à travers la souffrance physique et morale du père Goriot, qui hurle sa douleur et son désir de voir ses filles et qui meurt d’abandon et de désespoir ; – les mourants suscitent l’émotion du lecteur par des paroles ultimes et fortes, comme les cris d’amour de Goriot à ses filles et les révélations de Valjean sur son passé, sa bénédiction ou son message d’amour ; – le lecteur pénètre également leurs pensées : c’est le cas d’Athos, touché par le chagrin de la mort de son fils mais aussi par l’espérance de le retrouver (« vision à la fois si terrible et si douce »), ou du roi Tsongor, délivré de ses remords et de ses souffrances (« malgré la guerre et les massacres, une chose, du moins, s’était produite comme il l’avait espérée ») ; – le narrateur se sert des gestes ou de la physionomie du personnage pour transmettre l’émotion : les mains de Goriot qui s’agitent « comme pour prendre les cheveux de ses filles », puis le dernier assaut de l’apoplexie qui l’abat « comme un coup de massue » ; les mains levées d’Athos comme une prière ; la voix de Valjean « si faible qu’elle semblait venir de loin » et le murmure d’Athos ; et surtout le sourire qui mêle bonheur et tristesse chez Athos et le roi Tsongor (« ce sourire placide et sincère, ornement qui devait l’accompagner dans le tombeau » / « il sourit avec tristesse ») ; – le pathétique passe aussi beaucoup par les réactions des assistants – procédé que le tableau de Greuze utilise de manière particulièrement efficace puisque le peintre a choisi différents personnages qui, selon leur âge, expriment différemment leur douleur. Tous les personnages (sauf le fils puni) sont groupés autour du lit en pleine lumière, dans des poses très expressives : le plus petit, affolé parce qu’il ne comprend pas, réclame le refuge des bras de sa grande sœur ; le jeune garçon exprime aussi son incompréhension par ses mains levées ; les deux jeunes filles sont figées dans des attitudes théâtrales qui les font se détacher sur le grand drapé foncé ; le frère cadet est prostré de douleur ; enfin, la grande stature de la mère, drapée de noir, semble une allégorie du remords accusateur qui accable le dernier fils. Les visages expriment aussi des paroxysmes de douleur, comme les yeux révulsés de la fille aînée ou le masque ravagé du fils. Dans les textes également, les assistants expriment des émotions violentes : Rastignac est « épouvanté » par la violence des réactions du mourant ; les serviteurs d’Athos font entendre « des voix lamentables qui gémirent sans mesure et emplirent de regrets et de prières la chambre » ; Cosette et Marius, « à genoux, éperdus, étouffés de larmes, chacun sur une des mains de Jean Valjean », font penser aux personnages de Greuze ; enfin, Souba, par ses « gestes attentionnés de fils », exprime tout son amour à son père. Ces textes relèvent aussi du registre tragique, puisqu’ils montrent des êtres face à la mort et à l’au-delà, à « la terreur de l’autre vie qu’ils entrevoient aux sombres et sévères flambeaux de la mort » (texte B). Le père Goriot se révèle particulièrement tragique par la lucidité torturante dont il fait preuve au début du texte (cf. la partie « Lecture analytique »), en se rendant compte qu’il s’est sacrifié en vain pour ses filles qui le laisseront mourir « comme un chien ». Au moment ultime, les personnages se trouvent en face de leur passé comme devant le tribunal de leur conscience : ainsi, Jean Valjean repense sa vie sous le regard de Mgr Bienvenu (« Je ne sais pas si celui qui me les a donnés est content de moi là-haut. J’ai fait ce que j’ai pu ») ou demande pardon à Marius, et Tsongor se retrouve face à « sa vie de conquêtes » qui a causé tant de massacres et dont il espère être libéré. Le mourant est également confronté à l’au-delà et à la transcendance, qui intervient dans nos textes à travers l’instance divine : Goriot invoque le Dieu juge en maudissant ses filles, tandis que Dumas et Hugo présentent un Dieu rédempteur qui semble réconcilier l’être avec lui-même en lui accordant le salut, l’apaisement et la communion avec les êtres aimés (« Dieu voulut sans doute ouvrir à cet élu les trésors de la béatitude éternelle » / « Sans doute, dans l’ombre, quelque ange immense était debout, les ailes déployées, attendant l’âme »). Les allusions à la passion du Christ, que l’on retrouve à plusieurs reprises, relèvent également du registre tragique : on retrouve, dans plusieurs textes, des paroles mêmes du Christ en croix (texte A : « À boire » ; texte B : « Il faut leur pardonner » ; texte E : « Tout est accompli »), qui font de ces personnages des figures christiques, des représentants de tout être humain confronté à l’expérience irrévocable de la mort… On peut parler de « registre épique » à propos du texte de Laurent Gaudé (texte E) : en effet, l’auteur y fait appel au surnaturel en inventant ce personnage qui ne peut pas mourir tant qu’il n’est pas libéré

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de son passé par son fils et son vieux serviteur (qui est le dernier survivant d’un peuple qu’il a vaincu). Laurent Gaudé se sert de mythes anciens comme celui de l’obole dans la bouche du mort qui permet à l’âme de passer définitivement dans l’au-delà. Le choix d’un roi comme personnage élève aussi le récit aux dimensions de l’épopée, ce que l’on peut retrouver dans l’écriture qui devient ample et solennelle : « Ainsi prit fin la lente agonie du roi Tsongor. » Enfin, le texte de Maupassant (texte D) tranche absolument sur les autres, puisqu’il est le seul à oser traiter la mort sur le registre comique. Il utilise, pour cela, le procédé du décalage : au lieu d’une situation pathétique, on se trouve face à l’épisode grotesque d’un repas de funérailles avant l’heure. Toutes les marques du pathétique que l’on a vues ci-dessus sont ici détournées : le mourant est muet et immobile, comparé cruellement à « une pompe qu’a pu d’iau » ; aucune compassion pour lui de la part des assistants pour qui il n’est que l’objet d’une curiosité malsaine, puis qui devient même un « dérangement » ; loin de susciter les larmes, il provoque les plaisanteries les plus lourdes ; le moment de la mort est évoqué sans aucune solennité et il n’est fait mention d’aucune transcendance ; la mort n’est pas le sujet du texte, mais se trouve en décalage avec une scène de repas où l’on s’empiffre et qui est rendue encore plus comique par le recours à la « parlure » normande.

Commentaire

Introduction Dumas, avec le cycle des Trois Mousquetaires, crée un roman populaire, qui cultive le suspense dramatique, les aventures romanesques mais aussi l’émotion. C’est ainsi que, dans Le Vicomte de Bragelonne, la narration se fait nostalgique et pleine de mélancolie : en effet, ce roman nous raconte la mort de trois des quatre héros, en particulier celle d’Athos. Celui-ci vient d’avoir en songe la prescience de la mort au combat de son fils Raoul de Bragelonne ; la confirmation de la nouvelle par son vieux serviteur Grimaud cause la mort du héros. Nous verrons comment, dans cette scène particulièrement émouvante, Dumas nous fait assister à la mort d’un père, mais transforme aussi son personnage en « élu », voire en saint.

1. La mort d’un père A. La mort du fils Ce qui rend ce texte si émouvant, c’est que la mort, loin de créer une séparation, est, au contraire, la communion retrouvée entre le père et le fils : – La communion est telle qu’Athos sait déjà ce qu’on va lui dire : « Athos lut d’un coup d’œil ». Ce n’est même pas Grimaud qui annonce la nouvelle, mais les paroles fatidiques sont prononcées par le père : « Raoul est mort, n’est-ce pas ? » Le rôle de messager de mort de Grimaud est ainsi occulté, et cette annonce terrible n’est pas un message de séparation, puisque Athos la prononce toujours en communion avec Raoul : « du même ton qu’il eût pris pour parler à Raoul ». – La douleur causée par l’annonce se reporte sur les serviteurs et le texte l’exprime de façon hyperbolique : « palpitants », « rauque soupir », « voix lamentables qui gémirent sans mesure et emplirent de regrets et de prières » ; on voit ici l’accumulation de termes relevant du champ lexical de la douleur et le recours au pluriel ; l’indifférenciation des personnages (« des voix ») permet de suggérer une sorte de chœur funèbre, mais aussi de montrer comment Athos s’en démarque (« Sans pousser un cri, sans verser une larme »). – En effet, c’est la confirmation de cette mort qui va permettre à Athos de mourir à son tour et donc de retrouver son fils. On peut remarquer que les seules paroles d’Athos sont : « Raoul est mort » / « Me voici », comme si sa propre mort était une réponse à la mort de son fils. B. Le fils comme guide • La vision : – Athos est guidé vers la mort uniquement par la vision de son fils : là encore, il se démarque des assistants qui sont attachés à la réalité terrestre (« les yeux fixés sur le lit du maître »). Lui, au contraire, se détache de toute vision terrestre (« il leva ses yeux au ciel », « en regardant le ciel ») ; le seul COD du polyptote voir/revoir, c’est Raoul, désigné par son nom ou par la périphrase « l’ombre chère ». Il n’a d’ailleurs même plus besoin, à la fin, de fermer les yeux (« après avoir fermé à demi les yeux, il les rouvrit »), comme si l’autre monde venait le rejoindre dès ici-bas.

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– Athos accède déjà à une autre réalité avant même de mourir, ce que montre le champ lexical du rêve : « rêve » (2 fois), « merveilleux songe », « vision », « extase ». Le terme très fort « extase » suggère que le héros a déjà délaissé son corps terrestre. • Le chemin : – Le narrateur utilise l’image traditionnelle de la mort comme un chemin à parcourir (« reconduisit », « repassa par les mêmes chemins », « conduisait ») ; mais, ici, le chemin d’Athos est facilité, car son fils l’a déjà parcouru et le guide (« conduisait ») ; de plus, le héros lui-même reconnaît le chemin qu’il a vu en rêve – d’où l’importance du préfixe itératif (« reconduisit », « repassa »). – L’autre image traditionnelle de l’ascension de l’âme vers le Ciel se retrouve également dans ce texte où l’on voit le regard d’Athos aimanté vers le ciel à deux reprises, pour retrouver l’image de son fils « s’élevant au-dessus de la montagne de Gigelli ». • La communion (la mort n’étant finalement, pour Athos, qu’une « transition » pour retrouver son fils) : – La communion entre les deux s’instaure par la parole, au début et à la fin du texte : « parler à Raoul dans son rêve »/« ces deux mots adressés à Dieu ou à Raoul ». – Puis le sourire instaure la réciprocité : « se mit à sourire : il venait de voir Raoul qui lui souriait à son tour ». – Enfin, le geste d’« élev[er] doucement ses mains blanches comme la cire » peut être compris comme une prière à Dieu mais aussi comme un appel à son fils et le désir de le prendre dans ses bras.

2. La mort d’un élu Ce texte présente le héros comme un être exceptionnel, à qui l’instance divine accorde une mort douce et rédemptrice. A. Un être à part • On a vu qu’Athos se démarque de ses serviteurs, attachés aux liens terrestres et aux manifestations de la douleur. Le héros est déjà détaché du monde et entré dans une autre réalité : la mort pour lui n’est pas un arrachement ni une rupture brutale, mais une réunion avec son fils – d’où son attitude sans cri ni larme. Ces serviteurs qui pourtant aiment leur maître ne peuvent le comprendre à ce moment-là – d’où leur impossibilité à percevoir le moment même de sa mort (« firent douter longtemps ses serviteurs qu’il eût quitté la vie »). • Athos est différent aussi des « autres hommes », et Dumas bâtit tout un paragraphe sur cette opposition : – « sourit »/« tremblent » ; – « Dieu voulut sans doute ouvrir à cet élu les trésors de la béatitude éternelle »/« être sévèrement reçus par le Seigneur » ; – Athos accueille sa mort et se tourne d’emblée vers l’autre monde (« Me voici »/« se cramponnent à cette vie ») ; – Athos vit le chemin vers la mort comme un rêve ou une extase, guidé par son fils/« la terreur de l’autre vie qu’ils entrevoient aux sombres et sévères flambeaux de la mort ». B. Une mort douce • La mort d’Athos apparaît dépourvue de toute violence et de toute souffrance, comme le suggère le champ lexical développé de la sérénité : « sans […] cri, sans […] larme » ; « patient » ; « doux et résigné » ; « douce » ; « béatitude » ; « doucement » ; « placide » ; « quiétude » ; « calme ». • Cette mort se confond avec un « songe » ou une « extase » ; le personnage passe du rêve à « l’éternel sommeil », au point que les serviteurs ne perçoivent pas la rupture entre vie et mort. • La marque de cette mort bénie est le sourire, qui tient lieu de masque mortuaire au personnage : « ornement qui devait l’accompagner dans le tombeau ». C. L’instance divine • Le narrateur fait intervenir Dieu comme une sorte de caution de « l’élection » du personnage : en effet, cette mort douce et en communion avec son fils est présentée comme une grâce divine (« Dieu voulut sans doute ouvrir à cet élu les trésors de la béatitude éternelle »). • En s’appuyant sur le titre du chapitre (« L’ange de la mort »), on peut remarquer que, dans ce texte, la figure de Raoul et celle de Dieu finissent par se confondre : Raoul apparaît comme un messager de Dieu pour guider le passage de l’âme de son père vers Dieu ; l’ambiguïté déjà notée du geste des

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mains (prière à Dieu ou appel à son fils) est redoublée par celle des paroles (« ces deux mots adressés à Dieu ou à Raoul »). • Le narrateur fait donc de la mort d’Athos une mort sainte, à travers le vocabulaire religieux employé : « comme les martyrs », « cet élu », « béatitude éternelle », « extase » (expérience des mystiques).

Conclusion Dumas nous fait ici le récit émouvant d’une mort exemplaire, façon pour lui de confirmer la noblesse morale de son personnage tant exaltée dans le roman, malgré certains points sulfureux de son passé (son union avec Milady).

Dissertation Le roman est un genre littéraire qui favorise souvent l’émotion par la représentation de personnages et de scènes proches de la réalité. Pourquoi donc les romanciers cherchent-ils à émouvoir leur lecteur ? Nous pourrons observer, pour répondre à cette question, comment l’émotion permet d’intéresser le lecteur et de le faire adhérer aux personnages et aux thèses défendues.

1. Émotions pour intéresser le lecteur A. Créer une tension dramatique • La peur est un ressort souvent utilisé pour favoriser le suspense : peur de ce qui va arriver aux personnages, de projets qui vont aboutir ou échouer… On trouve ce procédé dans tous les romans d’aventures en particulier. Dans Les Misérables, on a peur pour Jean Valjean traqué par Javert. La peur peut être aussi psychologique : Mme de Tourvel sera-t-elle détruite psychologiquement par Valmont ? • Le pathétique est le second principal ressort pour impliquer le lecteur dans la destinée d’un personnage : par le pathétique, on compatit avec le personnage, on espère la fin de ses malheurs. • Toutes ces émotions suscitées chez le lecteur lui donnent envie de continuer sa lecture : il redoute ou espère la suite… B. Se reconnaître dans l’histoire : identification • L’identification est un procédé essentiel du genre romanesque : en ressentant toutes les émotions d’un personnage (tristesse, joie, crainte, espoir…), le lecteur s’intéresse forcément à lui. • S’identifier à un héros positif peut amener le lecteur à une sorte d’exaltation : celle de vivre une vie décuplée par les aventures et les qualités du héros (Les Trois Mousquetaires). • Les émotions sont souvent portées au maximum (jalousie de la Princesse de Clèves, passion de Julien Sorel, dévouement de Valjean, amour paternel d’Athos…) et intéressent d’autant plus le lecteur. C. Dimension esthétique L’émotion peut aussi être esthétique, provenant de l’écriture de l’auteur : écriture flamboyante de Giono, de Céline, de Proust, etc., qui attache le lecteur au livre.

2. Émotions pour faire adhérer le lecteur À travers les émotions que ressent le lecteur, l’auteur peut le conduire à adhérer plus facilement à sa vision du monde ou aux « messages » qu’il veut faire passer. A. Créer la sympathie pour un personnage • L’adhésion du lecteur peut s’obtenir par l’empathie, le fait que l’on vive ses aventures avec le personnage, même si l’on ne s’identifie pas : c’est le cas des héros plus ou moins positifs – par exemple, Rastignac qui a des défauts, auquel on ne s’identifie pas forcément, mais dont on suit les aventures, dont on comprend les motivations et dont on épouse le regard sur la société (point de vue interne). À travers cette empathie, l’auteur nous fait adhérer à sa vision de la société : hypocrisie et égoïsme des hautes classes, prédominance de l’argent… Même procédé pour le roi Tsongor, qui commet des erreurs en tant que roi et père et dont le lecteur suit la « passion » : à travers le personnage, Laurent Gaudé nous fait partager ses interrogations sur la guerre, l’amour paternel… • La sympathie peut aller jusqu’à l’admiration : cf. Jean Valjean, par lequel Hugo fait passer sa foi dans les vertus évangéliques, la rédemption par l’amour, le pardon, la bonté…

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• La sympathie peut provenir du rire ou de l’humour : c’est le cas, par exemple, de Jacques le Fataliste, qui, par le rire, invite le lecteur à s’interroger sur le fatalisme ou le comportement humain ; de Vautrin, qui, par son art du langage, rend sa révolte contre la société d’autant plus forte. B. Provoquer révolte et indignation L’émotion du lecteur lui permet d’être réceptif à la dénonciation de la société ou de comportements humains présents dans un roman : – il est révolté par le sort de Fantine ou de Gervaise, écrasées par une société injuste où il n’y a aucun moyen honnête pour sortir de la misère ; – il est horrifié devant certains personnages « méchants » qui ont souvent été rendus tels par la société : Mme de Merteuil, le Maître d’école dans Les Mystères de Paris de Sue ; – il est indigné devant le comportement de certains personnages qui représentent des vices humains condamnés par l’auteur : mesquinerie de Mme Vauquer, ingratitude des filles Goriot, veulerie de Rodolphe dans Madame Bovary…

Conclusion L’émotion constitue donc un des plaisirs principaux de la lecture de romans. Mais elle est aussi un excellent moyen pour l’auteur de renforcer l’intérêt du lecteur et de lui faire partager sa vision du monde. Ces procédés se retrouvent également bien souvent dans les œuvres cinématographiques qui jouent fréquemment avec les émotions du spectateur.

Écriture d’invention La première lettre doit s’appuyer de façon précise sur le texte de Maupassant et en citer les passages qui paraissent les plus choquants ; la seconde doit faire appel à des arguments variés d’ordre littéraire (choix du réalisme ou de la dérision, par exemple) ou philosophique (conception du monde et de l’homme, théories de Schopenhauer chères à Maupassant, pessimisme catégorique). Cette lettre doit aussi prendre soin de répondre précisément aux attaques et critiques de la première.

E x t r a i t 5 ( p . 2 8 7 , l . 8 1 3 8 , à p . 2 8 9 , l . 8 2 0 9 )

u�Lecture analytique de l’extrait (pp. 5-6 du livre du professeur)

Les funérailles d’un pauvre u Le champ lexical est essentiellement celui des obsèques : « bière », « drap noir », « Pompes-Funèbres », « croque-morts », « corps », « voiture de deuil », « corbillard », « fosse », « fossoyeur », « pelletées de terre », « ensevelit », « tombe », « cimetière ». Le narrateur donne ici une vision très réaliste de la mort, en suivant très précisément le déroulement des funérailles (levée du corps, cérémonie à l’église, convoi funéraire, inhumation). Tout est perçu d’un point de vue strictement matériel (corps, pelletées de terre), dans une vision sans aucune transcendance, et les allusions à la religion n’évoquent que des rites qui semblent dépourvus de signification et d’émotion. v Allusions à l’argent : – C’est d’abord Bianchon qui s’inquiète du prix des obsèques pour la bourse des deux étudiants : « une messe était hors de prix », « service moins coûteux des vêpres ». – Mme Vauquer et Sylvie font preuve d’une rapacité monstrueuse à propos du médaillon : « c’est en or » ! – Christophe se sent obligé d’assister, parce que le père Goriot « lui avait fait gagner quelques bons pourboires ». – Le clergé se limite au service payé : « tout ce qu’on peut avoir pour soixante-dix francs », « la religion n’est pas assez riche pour prier gratis », « la courte prière due au bonhomme pour l’argent de l’étudiant ». – Les fossoyeurs demandent « leur pourboire ». – Eugène doit « emprunter vingt sous à Christophe ». Absolument tous les personnages de cette scène font donc mention de l’argent, du début à la fin. L’argent apparaît comme le moteur de tous les actes, même ceux des proches, dont les décisions ne devraient être guidées que par les sentiments : il oblige Rastignac à donner un enterrement sordide à

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Goriot ; il motive la présence de Christophe et l’absence des filles ; il amène les « gens du clergé » à bâcler la cérémonie, sans aucune charité chrétienne… L’argent semble donc modifier les comportements les plus naturels des hommes et corrompre les relations. w Ces funérailles sont sordides d’abord par le dénuement dans lequel elles se déroulent ; tout y est présenté par le narrateur comme mesquin et limité, comme le montrent toutes les formules restrictives (« la bière à peine couverte d’un drap noir », « pas même tendue de noir », « service moins coûteux ») ; le narrateur introduit même une réflexion plus générale, scandée par la répétition de « ni » (« C’était la mort des pauvres, qui n’a ni faste, ni suivants, ni amis, ni parents »). Ce dénuement est sensible également dans le manque d’assistants, que le narrateur souligne par la répétition de l’adjectif « seul » (« Rastignac et Christophe accompagnèrent seuls », « Il fut seul avec Christophe », « Il n’y avait qu’une seule voiture ») ; on peut noter aussi que les voitures sont « vides ». Tout apparaît comme laid, sans le décorum habituel des cérémonies religieuses : la bière est seulement « posée sur deux chaises dans cette rue déserte » ; il n’y a qu’un « mauvais goupillon » ; la cérémonie se déroule dans « une petite chapelle basse et sombre ». Ce qui rend enfin ces obsèques sordides, c’est qu’elles sont bâclées : les mentions d’heures et de durées sont obsédantes dans ce passage, comme si les « gens du clergé » n’avaient en tête que d’expédier la cérémonie (« Le service dura vingt minutes » ; « nous pourrons aller vite, afin de ne pas nous attarder, il est cinq heures et demie » ; « à six heures » ; « aussitôt que fut dite la courte prière »). Cette rapidité montre symboliquement l’absence totale de considération pour le père Goriot, car il n’est qu’un pauvre, et l’oubli dans lequel il va sombrer. x Seuls sont présents au départ Rastignac et Christophe, puis pour le convoi et l’inhumation arrivent les voitures « vides » et les « gens de ses filles ». On peut remarquer qu’à part le héros présent par respect, compassion et amitié pour le père Goriot, les autres assistants ne sont que des domestiques : les « gens » ne sont là que conformément aux ordres reçus et « dispar[aissent] aussitôt ». La mention la plus terrible est celle des voitures « vides » : le narrateur souligne avec ironie le contraste entre leur belle et noble apparence (« armoriées ») reflétant tous les titres de leurs propriétaires (« celle du comte de Restaud et celle du baron de Nucingen ») et le « vide » de l’intérieur, symbolisant leur absence de sentiment et leur bassesse morale. Le rôle de Christophe est intéressant : si sa présence est entachée par le narrateur d’un motif d’intérêt, il reste au moins là jusqu’à la fin de l’inhumation aux côtés de Rastignac et participe pleinement en prenant la parole ou en avançant quelques sous. Balzac veut sans doute dénoncer ici l’hypocrisie de la haute société qui brille par son absence, alors qu’un homme du peuple fait l’effort de venir et montre encore quelques sentiments humains. y Les filles du père Goriot sont ici cruellement évoquées par leur absence (« chercha vainement les deux filles du père Goriot ») ou leurs substituts de présence : voitures vides et domestiques. En revanche, le narrateur crée une opposition avec le passé, concrétisé par le médaillon qui constitue pour Goriot « la seule chose qui puisse représenter ses deux filles » : en effet, celui-ci renferme des mèches de cheveux de ses filles, qu’il n’a pas pu toucher au moment de sa mort, mais surtout « une image qui se rapportait à un temps où Delphine et Anastasie étaient jeunes, vierges et pures, et ne raisonnaient pas », quand elles n’étaient pas dégradées par l’ambition, l’argent, la haute société et leur mari. Il est tragique de voir que Goriot n’emporte dans la mort que des « images » de ses filles : la vision idéalisée de deux enfants (appelées par leur prénom) et les armoiries des nobles qu’elles sont devenues grâce à lui ; mais il n’aura jamais eu droit à leur présence aimante… U Ces funérailles représentent d’abord la déchéance matérielle dans laquelle est tombé le héros (cf. question 3), ce que souligne le narrateur par une phrase de généralisation qui fait de Goriot l’emblème d’une classe sociale : « C’était la mort des pauvres. » La solitude qui l’entoure (« rue déserte », « auquel personne n’avait encore touché », voitures « vides », etc.) illustre l’indifférence de tous à son égard (sauf Rastignac et Bianchon) et l’égoïsme monstrueux de ses filles et gendres. La façon dont il est désigné par le narrateur (« bonhomme » à deux reprises, « le pauvre homme ») rejoint le mépris que lui ont témoigné aussi bien les pensionnaires que les membres de la haute société. Enfin, même après sa mort, il a failli encore être dépouillé des misérables biens qui lui restent et être victime de la rapacité de Mme Vauquer, comme il l’a été de celle de ses filles. On peut noter également que « l’oraison funèbre » de Goriot, prononcée par Christophe, est encore une façon pour le narrateur de souligner à quel point ces funérailles sont dérisoires : le héros aurait mérité mieux que ces adjectifs banals (« brave et honnête ») et toutes ces formules négatives qui ne rendent pas du tout compte de la passion et du

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sublime que l’on a pu découvrir dans ce personnage. Cette phrase, purement de circonstance, montre que l’indifférence, voire le mépris, et surtout l’incompréhension qui ont entouré le père Goriot à la pension Vauquer l’enferment définitivement dans une image médiocre qui méconnaît sa grandeur.

La fin d’un apprentissage V Rastignac, dans ces funérailles, remplit les devoirs d’un fils : – il s’est occupé avec Bianchon de l’organisation des obsèques et les a payées ; – il protège le mort de la convoitise de Mme Vauquer et place lui-même le médaillon sur la poitrine de Goriot ; – pendant l’enterrement, les officiants le traitent comme s’il était le fils du mort, en le prenant dans la voiture de deuil et en s’adressant à lui pour le pourboire ; – en étant le seul à être ému et à verser une larme, il assume le rôle affectif d’un proche ; – on peut même noter qu’il est aussi le seul à accomplir un geste « religieusement », comme s’il prenait aussi en charge le rôle du clergé. W Les funérailles se déroulent en fin d’après-midi d’hiver et s’achèvent au moment où « le jour tomb[e] » ; le narrateur précise même qu’« il n’y avait plus qu’un crépuscule qui agaçait les nerfs ». Le choix de ce moment renforce encore « l’horrible tristesse » du héros et consacre la fin de ses illusions de jeunesse qui vont disparaître comme la lumière du jour. Les sentiments purs de Rastignac s’éteignent comme le père Goriot et font place aux « lumières » brillantes de Paris, représentant le monde riche et clinquant dans lequel il veut faire fortune. X L’enterrement du père Goriot provoque chez Rastignac de violentes émotions : le narrateur mentionne ses larmes au début et à la fin (« ne put retenir une larme »/« dernière larme de jeune homme »), puis le montre à la chapelle incapable de « prononcer une parole ». L’état psychologique du héros semble fortement ébranlé par tout ce qu’il a vécu dans cette journée, puisqu’il éprouve à la fin « un accès d’horrible tristesse ». Les émotions de Rastignac sont d’autant plus mises en valeur qu’il est le seul à les éprouver au milieu de l’indifférence générale… Ce qui rend pour lui cette tristesse si « horrible », c’est qu’elle est mêlée au dégoût et à « l’indignation » qu’il a ressentis devant la cupidité de Mme Vauquer, prête à dépouiller un mort ; le ton de la réplique du héros fait sentir la véhémence de sa colère : « Comment avez-vous osé prendre ça ? » Ce premier contact direct du jeune homme avec la mort, vécue dans ce qu’elle a de plus sordide, sans transcendance ni consolation, provoque chez lui un violent ébranlement moral « qui agaçait les nerfs », lequel va déterminer un choix de vie définitif. at Rastignac perd ici toutes ses illusions sur la place du sentiment dans la société : il se rend compte qu’il n’y a aucun respect du mort (cupidité de Mme Vauquer, dédain du clergé pour un pauvre), aucune compassion ni humanité (indifférence générale, enterrement bâclé). Il « cherch[e] vainement » les filles de Goriot et constate amèrement que leur ambition forcenée et égoïste a tué tout amour filial. Il expérimente personnellement à travers cette scène à quel point l’argent constitue le seul moteur de la société : la pauvreté prive de tout, du respect, des « amis », des « parents »… Le détail du pourboire qu’il ne peut donner représente la goutte d’eau qui fait déborder le vase : tant de mesquinerie le dégoûte, mais, de plus, il est obligé, par sa pauvreté, de mendier trois sous à un domestique, lui qui fréquente les salons de Mme de Beauséant ! L’enterrement de Goriot est, pour lui, un tableau terrible de ce qu’est la pauvreté, qu’il va rejeter de tout son être ; mais cette mort sordide et abandonnée de tous lui montre aussi l’échec terrible de Goriot qui a fondé sa vie sur la passion et le sentiment… La désillusion est donc totale ; la mort de Goriot entraîne aussi pour Rastignac la mort d’une partie de lui-même à laquelle il renonce définitivement ; dans une phrase longue et solennelle (anaphore ternaire du mot « larme »), le narrateur nous fait assister à la mort du sentiment représenté par cette « dernière larme » que le héros « ensevelit » avec Goriot (cf. le vocabulaire : « émotion », « cœur »). Ce deuil de l’idéal s’exprime à travers le vocabulaire religieux (« saintes », « cieux ») et l’image de l’ascension de la Terre au Ciel ; mais, désormais, il n’y a plus que la réalité sombre symbolisée par « la tombe » et « les nuages ». Rastignac enterre enfin son passé et sa jeunesse empreinte de la « pureté » provinciale (comme Goriot emporte dans la tombe l’image enfantine et pure de ses filles) : le « jeune homme » est mort et, à l’issue de l’initiation, un nouveau Rastignac va naître.

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ak Le narrateur éprouve une sympathie manifeste pour son héros quand il expose le dévouement dont celui-ci fait preuve pour accompagner le père Goriot jusqu’à la tombe ou quand il montre les émotions violentes et sincères de Rastignac au milieu de l’indifférence égoïste de tous les autres. Le terme « religieusement » marque un jugement très positif sur son attitude. Mais, à la fin du texte, le regard du narrateur devient plus ironique en employant le terme hyperbolique « grandioses » pour introduire la formule de Rastignac qui n’est finalement que celle d’un arriviste ! De même, à la dernière phrase, le terme « défi » paraît bien excessif pour l’action qui va suivre… Balzac souligne ironiquement la fausse grandeur des paroles de Rastignac qui semble se donner bonne conscience pour justifier son choix du pragmatisme et des compromissions…

Le défi de Rastignac al Ces trois paragraphes marquent une progression dans la situation et les gestes de Rastignac : après l’ébranlement causé par l’ensevelissement proprement dit et l’humiliation d’avoir dû demander de l’argent, le héros « regard[e] la tombe », comme pour se placer face à la réalité qu’il vient de vivre et en tirer une conclusion ; c’est ce que soulignent ses bras croisés, attitude de la réflexion, et sa solitude complète (« resté seul ») qui le place face à lui-même et à son avenir. On peut remarquer également l’évolution de son regard : il se détourne de la tombe, symbole de la pauvreté et de l’échec de Goriot qu’il refuse, pour « contempl[er] les nuages », comme s’il voulait y trouver une image de son avenir, bien loin de la vision radieuse d’un idéal de pureté. Puis ses yeux vont s’abaisser de nouveau sur Paris (« vit Paris », « Ses yeux s’attachèrent presque avidement », « Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard ») ; son regard, cette fois, n’est plus seulement réflexif, mais « avide », et suggère toute son ambition : Rastignac a trouvé sa voie ! Sa situation a aussi évolué : une fois seul, il fait « quelques pas vers le haut du cimetière » ; il se trouve alors en position dominante, avec un regard en plongée sur Paris qui s’offre à lui. Cette position traduit son désir de s’élever et de quitter les bas-fonds de la pauvreté et de la pension Vauquer ; ses bras croisés suggèrent alors son assurance et son attitude volontaire. am Paris est vu à travers les yeux « avide[s] » de Rastignac et reflète donc son ambition : son regard est attiré par les « lumières », le brillant du luxe et de la richesse, et quelques hauts lieux – « la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides » (on peut remarquer le jeu de sonorités, mettant en avant l’élément architectural élevé, visible de loin). Dans la géographie symbolique qui structure tout le roman, ces deux monuments représentent le « beau monde », les quartiers riches « le long des deux rives de la Seine » (chaussée d’Antin, boulevard Saint-Germain). Paris est transformé en une sorte d’allégorie par les images, comme « tortueusement couché » qui évoque un serpent ou une femme : la ville est tentatrice et dangereuse, à conquérir comme une femme. L’autre métaphore filée, celle de la « ruche bourdonnante », peut faire penser, avec cette image de grouillement d’insectes, aux « araignées dans un pot » de Vautrin, pour suggérer combien la rivalité y est terrible ; mais le narrateur y rajoute l’idée de productivité, de richesse, symbolisée par le « miel ». Mais Rastignac ne peut rester « sur les hauteurs » (selon l’expression de Mme de Langeais) : s’il veut en « pomper le miel », il lui faut redescendre, y « pénétrer » et en accepter les compromissions. Paris apparaît comme le champ du désir, de la convoitise et de l’ambition (voir le vocabulaire : « avidement », « avait voulu », « pomper »). an On a vu (question 11) que la dernière parole de Rastignac était soulignée par le narrateur par une hyperbole (« ces mots grandioses ») : il veut mettre ainsi en valeur l’énergie du personnage, qu’il admire, s’exprimant par cette phrase laconique et exclamative, sur le ton du défi ; Rastignac se sent désormais à la hauteur de la société, et surtout prêt à lutter contre elle avec les mêmes armes (« À nous deux ») et à s’y engager quelles qu’en soient les compromissions. Mais le terme « grandioses » porte une part d’ironie : le narrateur semble suggérer que le héros se justifie à bon compte en présentant son ambition comme une sorte de vengeance posthume due au père Goriot, alors qu’il ne s’agit que d’une formule d’arriviste. Cette parole clôt magistralement l’initiation de Rastignac : l’adverbe « maintenant » marque clairement qu’une page est tournée et que le héros prend un nouveau départ ; le « jeune homme » et ses illusions ont été enterrés avec le père Goriot, il ne reste plus que l’ambitieux qui a compris qu’il ne pouvait demeurer en marge de la société sous peine de finir comme Goriot, mais qu’il fallait accepter les lois de la société sans état d’âme pour en profiter (« pomper le miel »).

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ao Dans la première version, Rastignac rentre dans son appartement, et on peut penser qu’il prolonge sa réflexion solitaire, sans passer encore aux actes. La deuxième version montre qu’après la réflexion il passe à l’action ; de plus, la dénomination « Mme de Nucingen » suggère qu’il ne va pas retrouver Delphine, la maîtresse aimée et éplorée, mais la femme du banquier – un moyen social de réussite : quittant définitivement la case « sentiment », il a choisi la case « argent ». La dernière version explicite cet acte par le début de la phrase (« pour premier acte du défi qu’il portait à la Société ») : il s’agit bien d’un acte social et non sentimental. De plus, il ne passe même plus par chez lui : il abandonne le lieu de l’émotion et de la réflexion pour rejoindre directement celui de l’égoïsme, de l’ambition et du luxe.

u�Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 7 à 9 du livre du professeur)

Examen des textes u On peut rapprocher les textes de Balzac et de Zola (textes A et D) : dans les deux cas, le héros voit Paris d’en haut (« Paris tortueusement couché »/« géant couché à ses pieds »), comme un terrain de conquête auquel il lance un défi menaçant (« À nous deux maintenant »/« plus d’un quartier va fondre », « lui montrer le poing ») ; son regard s’attache aux mêmes endroits – le « beau monde » (texte A) ou le « beau quartier » (texte D) –, autour de la colonne Vendôme (on peut noter que l’intérêt se centre désormais sur la rive droite, sur les quartiers d’argent, alors que l’aristocratique rive gauche n’attire plus). Le narrateur de chacun des deux textes emploie des images comparables pour évoquer l’immense cité et son grouillement de population : chez Balzac, il s’agit d’une « ruche bourdonnante » ; chez Zola, d’un « océan de maisons », d’une « mer vivante et pullulante ». Dans les deux textes, Paris fascine par les possibilités d’enrichissement qu’il offre, évoquées par le « miel » chez Balzac et, chez Zola, par la vision de la cité transformée par les lueurs du couchant en « cité des Mille et Une Nuits » puis en « lingot d’or ». L’image de l’or est beaucoup plus prégnante chez Zola, se transformant en métaphore filée depuis la « poussière d’or » jusqu’à l’alambic où Saccard, transformé en « chimiste », va faire fondre des quartiers entiers pour en extraire tout l’or possible… Alors que le défi de Rastignac restait assez vague, s’adressant à une allégorie de la « Société », celui de Saccard voit Paris comme un matériau à transformer et exploiter, un gisement de pierres précieuses à attaquer avec une « armée de pioches », et une proie à séparer avec un « coutelas […] en quatre parts » (cf. le titre du roman). Dans l’extrait des Illusions perdues (texte C), Paris se réduit, aux yeux de Lucien, aux « élégants jeunes gens des familles du faubourg Saint-Germain » auxquels il voudrait ressembler. Il semble assister à une parade de théâtre, une « espèce de mise en scène » où son regard est attiré par les apparences et les détails des vêtements, toutes les « superfluités nécessaires » qu’il ne possède pas. Lucien sent « un abîme » entre Paris et la province d’où il vient, marquée par la laideur et la grossièreté (voir le champ lexical : « gangue », « mal », « vilain », « ignoble », « mesquinerie », « bizarre »…) ; au contraire, ce monde parisien brille par la délicatesse et l’élégance (« finesse », « noblesse », « ravissants », « merveilleusement », « délicieusement », « mignons », « svelte et délicate », « divinement »). Il est structuré par un système puissant de classes sociales (« apothicaire » ≠ « élégants gentilshommes », « patriciens ») et apparaît comme un labyrinthe dont le jeune homme ne connaît ni « le chemin » ni « la topographie ». Enfin, l’argent constitue le moteur de cette société (« il fallait un capital énorme pour exercer l’état de joli garçon »), à un point que le provincial n’a même pas imaginé (« Ce dîner coûtait un mois de son existence d’Angoulême »), ce qui semble l’exclure encore davantage, comme le suggère l’image de la porte à la dernière ligne : « Aussi ferma-t-il respectueusement la porte de ce palais, en pensant qu’il n’y remettrait jamais les pieds. » Dans ces trois extraits, Paris donc suscite la convoitise des héros en apparaissant comme un théâtre ou un champ de bataille où l’argent règne comme la seule valeur. v Les deux textes se rejoignent par le fait que le héros s’observe lui-même (dans une glace pour Duroy) et juge son aspect extérieur, son « air », mais s’opposent par le regard que le héros pose sur lui-même. Lucien se sent dégradé et surtout étranger ou exclu en se comparant aux « élégants jeunes gens des familles du faubourg Saint-Germain ». Cette vision l’amène à une violente prise de conscience de sa différence (« Plus il admirait ces jeunes gens à l’air heureux et dégagé, plus il avait conscience de son air étrange ») ; il se rend compte que les critères d’élégance qui lui viennent de la province n’ont plus cours dans la beau monde parisien (« le sac bleu qu’il avait cru jusqu’alors être un habit »).

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Duroy aussi se découvre différent de ce qu’il croyait être, mais cette fois dans un sens positif : cette différence est telle qu’il ne se reconnaît pas (« il s’était pris pour un autre »). Il part du sentiment qu’éprouve Lucien chez Balzac (« la crainte d’être ridicule » et « l’idée d’être grotesque »), mais arrive à l’opposé, puisqu’il se voit comme « un monsieur en grande tenue », « un homme du monde », « fort chic », « vraiment élégant ». De cette confrontation avec lui-même et les autres, Lucien éprouve du « désespoir » et tente de contrebalancer la « défaite » de son apparence par le maigre espoir qu’il place dans le « déploiement de ses richesses intellectuelles ». Au contraire, Duroy ressent « une confiance immodérée en lui-même » qui lui donne une image déformée de ses qualités (« son désir d’arriver, et la résolution qu’il se connaissait et l’indépendance de son esprit »). w Dans les trois extraits, le héros se trouve sur une hauteur d’où il contemple Paris ou le paysage, et cette position dominante flatte son ambition. Cependant, l’intention de Stendhal se démarque clairement de celle de Balzac et Zola : en effet, les héros de ces deux textes se trouvent face à Paris qui leur apparaît comme le champ concret de leur ambition, le lieu du grand monde qu’il faut exploiter matériellement pour en tirer de l’argent et en « pomper le miel » (texte A). Au contraire, Julien (texte B) est en pleine nature au « sommet de la grande montagne », totalement coupé du monde et des êtres humains ; cette « retraite » apparaît comme le typique haut lieu stendhalien, où le héros se sent enfin à l’abri de la médiocrité et de la mesquinerie ambiante (« les hommes ne sauraient me faire de mal »), et donc totalement « libre ». Cette situation le place dans un état de « joie » et de profond « bonheur de liberté », où il a l’impression de pouvoir être vraiment lui-même : c’est ainsi que Julien peut « se livrer au plaisir d’écrire ses pensées » et se laisser aller à ses « rêveries ». Le « jeune ambitieux » n’est encore qu’un « jeune paysan », qui ne connaît que sa province, et ses aspirations apparaissent bien moins réalistes que celles de Rastignac et de Saccard qui connaissent les lois de la société parisienne et n’ont plus que le désir de s’enrichir : chez Julien, c’est encore « l’âme » qui parle et qui ne rêve romantiquement que de grand amour et d’« actions les plus héroïques ». Cependant, on peut noter que la position dominante montre, chez les trois héros, la volonté de se séparer des autres, de la masse : Julien veut se démarquer de sa classe et de la médiocrité qu’il côtoie ; Rastignac et Saccard veulent se placer dans le camp des dominants, de ceux qui refusent de végéter dans la pauvreté, qui vont se mesurer avec la société et en tirer tous les avantages possibles. Chez ces deux personnages, cette situation montre qu’ils ont choisi leur camp et leurs armes et qu’ils se trouvent désormais à l’orée de leur destin d’ambitieux. x Le narrateur apparaît clairement dans le texte de Stendhal (texte B) et pose un regard amusé sur le héros : il le désigne par deux expressions qui forment antithèse (« ce jeune ambitieux »/« le jeune paysan ») et qui soulignent sa jeunesse et la naïveté de ses ambitions. Le narrateur montre que Julien se laisse emporter par son imagination (« son âme s’exalta », « son âme s’égarait », « il s’imaginait ») et il s’en moque avec tendresse : « Le jeune paysan ne voyait rien entre lui et les actions les plus héroïques, que le manque d’occasion. » Il veut que le lecteur apprécie avec lui l’enthousiasme et la naïveté de Julien dans ses rêves, parce qu’ils lui paraissent des qualités bien supérieures à « la froide ironie » dans la chasse au bonheur. Dans le texte C, le narrateur, par le biais du point de vue interne, nous fait épouser la vision du héros et sa rage envieuse devant « les gracieux, les coquets, les élégants jeunes gens des familles du faubourg Saint-Germain ». À travers le regard du personnage, le lecteur perçoit ce que ressent ce jeune provincial totalement décalé dans le monde parisien qui lui apparaît comme un autre monde. On sent une certaine sympathie, voire de la compassion, du narrateur envers son héros (Balzac lui-même a vécu les mêmes expériences), quand il évoque sans ironie « sa défaite » et « son désespoir » ; la mauvaise surprise de Lucien devant le prix exorbitant de son dîner fait bien sûr ressortir son inexpérience et sa naïveté ; mais le narrateur semble s’associer à sa révolte plutôt que de s’en moquer, en soulignant : « Ce dîner coûtait un mois de son existence d’Angoulême. » Le narrateur du texte E se montre plus perfide avec le personnage de Duroy : d’abord, il le place dans un jeu de scène un peu grotesque quand il ne se reconnaît pas lui-même dans la glace, puis quand il « minaud[e] » en jouant les séducteurs ; puis le narrateur amplifie ses démonstrations de satisfaction jusqu’à le rendre franchement ridicule (« Il avait envie de courir, de sauter en gravissant le dernier étage »). Le narrateur souligne sa distance avec le point de vue interne du personnage par un terme de jugement très négatif : « une confiance immodérée en lui-même emplit son âme ». Le lecteur perçoit alors Duroy comme un personnage peu sympathique, infatué de lui-même (cf. l’emploi systématique des

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adverbes d’intensité soulignant son autosatisfaction : « fort », « vraiment »), hypocrite (« il s’étudia comme font les acteurs ») et ambitieux sans envergure intellectuelle.

Travaux d’écriture

Question préliminaire L’ambition des personnages s’exprime d’abord par leur position dans l’espace : dans tous les extraits, sauf le texte C, le héros se trouve en position dominante (cf. question 3), dominant Paris, au sommet d’une montagne ou gravissant un escalier (image très claire !) pour Duroy ; cette position rend compte de leurs rêves de domination et de pouvoir, d’ascension sociale au-dessus de la foule des médiocres. On peut isoler le texte de Zola dans lequel l’ambition du personnage se projette sur le décor et le transforme en un spectacle féerique, « le coin enchanté d’une cité des Mille et Une Nuits ». Les gestes des héros apparaissent parfois comme des manifestations théâtrales de leur ambition : – c’est le cas de Rastignac se croisant les bras dans une attitude à la fois de réflexion et de défi ; – Saccard (texte D) se montre encore plus menaçant quand on voit « ce petit homme se dresser au-dessus du géant couché à ses pieds, et lui montrer le poing, en pinçant ironiquement les lèvres » ; surtout, à la fin du texte, il a le geste du chasseur qui renvoie au titre La Curée : « de sa main étendue, ouverte et tranchante comme un coutelas, il fit signe de séparer la ville en quatre parts » ; – Duroy (texte E) apparaît beaucoup plus ridicule, « minaud[ant] » devant la glace, faisant des œillades et « fris[ant] sa moustache », ce qui annonce déjà que son ambition à lui passera par les femmes. Les regards des personnages sont également très évocateurs : – Julien (texte B) paraît le plus éloigné d’une ambition matérielle et concrète, puisqu’il contemple le « spectacle si vaste et si imposant » de la nature ; – en revanche, Rastignac et Saccard (textes A et D) ont Paris à leurs pieds et le dévorent du regard « avidement » (texte A) ou « amoureusement » (texte D) ; – Lucien (texte C) et Duroy (texte E) se contemplent eux-mêmes, en en tirant des conclusions diamétralement opposées (cf. question 2) : l’un se sent dégradé et rabaissé, l’autre en tire une « confiance immodérée en lui-même ». Lucien contemple Paris à travers les jeunes dandys qui lui apparaissent si différents de lui : son regard ambitieux passe alors par la « rage » et l’envie d’« être semblable à cette svelte et délicate jeunesse parisienne ». Les pensées de tous les personnages sont orientées vers leur avenir et leur réussite : – certains, comme Lucien et Duroy (textes C et D), sont polarisés par l’avenir tout proche, le dîner qui a tant d’importance pour eux et où ils espèrent briller, l’un « par le déploiement de ses richesses intellectuelles », l’autre « avec cette figure-là et son désir d’arriver » ; – Julien (texte B), au contraire, se livre à des rêveries très vagues où il laisse son âme « s’exalt[er] » et son imagination divaguer en évoquant l’amour fou d’« une femme bien plus belle et d’un génie bien plus élevé que tout ce qu’il avait pu voir en province. Il aimait avec passion, il était aimé ». Il n’est question pour lui que de passion et de gloire, à l’inverse des autres personnages chez qui l’argent tient la première place : ainsi la réflexion de Rastignac est-elle déterminée par l’« accès d’horrible tristesse » que lui ont causé la pauvreté sordide de l’enterrement de Goriot et son propre manque d’argent ; de même, Lucien (texte C) sombre dans le désespoir « en pensant qu’il fallait un capital énorme pour exercer l’état de joli garçon » ; ces deux personnages de Balzac partent du même constat de leur misère présente et de leur ambition de la quitter pour pénétrer dans « le beau monde » et en « pomper le miel » (texte A) ou ressembler aux jeunes « patriciens » (texte C). Les deux héros aux paroles les plus explicites quant à l’ambition qui les dévore sont Rastignac et Saccard ; les « mots grandioses » de Rastignac – « À nous deux maintenant ! » – expriment à la fois la fin de ses illusions et de son apprentissage et le choix qu’il fait de se battre à armes égales contre la société et de la conquérir. Le même ton de défi ainsi que la même métaphore du combat ou de la guerre pour illustrer le désir de conquête, se retrouvent chez Saccard : « tout va brûler », « Il ne se doute guère de l’armée de pioches qui l’attaquera », « s’ils savaient qu’ils n’ont plus que trois ou quatre ans à vivre ». Entre Balzac et Zola, les temps ont changé : pour Rastignac, il s’agit de « pénétrer » dans le « beau monde » et d’en « pomper » le miel ; pour Saccard, il suffit de tirer de la cité tout l’argent possible, en la transformant complètement comme un simple matériau. On peut remarquer que les ambitions des personnages s’expriment, dans ces textes, de façon à faire pressentir leur avenir : Rastignac est devenu un jeune loup sans scrupule ; au contraire, Julien

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(texte B) paraît bien loin des réalités, empli de ses rêves de bonheur et de liberté qui se montreront finalement plus forts que son ambition ; Lucien (texte C) se trouve déjà en position de perdant, dégradé à ses propres yeux ; Saccard (texte D) brûle d’une ambition concrète basée sur la spéculation immobilière qui ne peut que réussir ; quant à Duroy (texte E), sa confiance en lui et en son charme lui promet un bel avenir dans une société sans morale…

Commentaire

Introduction Les romans de formation du XIXe siècle passent toujours par la confrontation d’un jeune homme sorti de sa province au monde parisien. C’est le cas pour Lucien, dans Illusions perdues de Balzac, qui arrive avec l’ambition du succès littéraire. Mais il se heurte à la dure épreuve de la réalité en regardant les jeunes dandys défiler dans les beaux quartiers. Nous verrons que ce passage constitue un véritable tableau de la société aristocratique parisienne et qu’il représente pour le héros une étape importante de son initiation.

1. Un tableau du monde parisien A. Un monde de castes Le monde parisien apparaît cloisonné par des castes que Lucien ne peut que contempler de loin, car il n’en fait pas partie, n’étant pas de famille aristocratique. • La caste de la naissance : le narrateur emploie trois expressions (« jeunes gens des familles du faubourg Saint-Germain », « élégants gentilshommes », « patriciens ») qui insistent sur la lignée, le « sang bleu » transmis par la famille. Cela fait ressortir le fait que, malgré son changement de nom, Lucien ne sera jamais un aristocrate de naissance. • La caste de la beauté : – L’aristocratie de naissance semble se refléter dans la beauté physique : ces jeunes nobles sont « tous semblables par la finesse des contours, par la noblesse de la tenue, par l’air du visage » ; ils ont tous « l’air heureux et dégagé ». – Ils sont d’ailleurs vus en groupe (voir la répétition de « tous » ou des expressions globalisantes comme « cette svelte et délicate jeunesse parisienne »), ce qui renforce encore le caractère fermé de cette catégorie sociale. – Il est intéressant de voir que Lucien a hérité la beauté de sa mère (qui est d’ascendance noble), et le narrateur emploie justement à ce sujet une série de termes évoquant la transmission et la caste aristocratique : « Lucien tenait de sa mère les précieuses distinctions physiques dont les privilèges éclataient à ses yeux. » Mais cela ne suffit pas non plus, car il ne possède pas la « manière », le « cadre », la « mise en scène » pour la mettre en valeur. • Les castes « géographiques » : – On trouve d’abord l’opposition traditionnelle entre Paris et la province : « botte ignoble qu’il avait apportée d’Angoulême » ; « plaisirs de Paris » ≠ « un mois de son existence d’Angoulême ». – Beaucoup de lieux parisiens sont cités, qui dessinent le petit périmètre du beau monde aristocratique dans lequel il veut rentrer : faubourg Saint-Germain, Palais-Royal, Louvre. – On retrouve l’image de Paris vu comme un labyrinthe où le néophyte se perd et se sent d’autant plus exclu : « il ne connaissait pas encore la topographie de son quartier ». B. Un monde d’apparences • Le texte est construit comme une sorte de revue de mode où Lucien, posté sur le boulevard, regarde défiler devant lui « les élégants jeunes gens des familles du faubourg Saint-Germain ». Par son regard (point de vue interne), on ne perçoit donc que l’extérieur et le costume de tous ces personnages : – le narrateur insiste donc sur le goût de l’ostentation (« se faire valoir », « faisaient ressortir ») ou la rivalité (« Quel jeune homme eût envié ») ; – le point de vue interne favorise l’hyperbole : « merveilleusement », « divinement » (2 fois) ; – le vocabulaire choisi suggère aussi une certaine frivolité : il ne s’agit pas de véritable beauté et de noblesse d’allure, mais d’êtres « gracieux », « coquets », qui « badin[ent] » ; on peut remarquer que l’adjectif « beau » est très peu employé et que l’on trouve, en revanche, 5 fois joli qui connote une certaine superficialité… Le regard s’attache à des petits détails : « ravissants boutons », « canne délicieusement montée », « mignons boutons d’or ». Le narrateur conclut d’ailleurs l’énumération en

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Réponses aux questions – 60

employant des termes à la limite du péjoratif : « bagatelles », « superfluités ». L’oxymore « superfluités nécessaires » souligne, avec une certaine cruauté, que la frivolité passe pour une véritable valeur aux yeux de cette classe sociale… • Ce monde de beauté uniquement extérieure paraît donc extrêmement fragile (cf. « finesse, svelte et délicate »), manquant de l’énergie propre aux héros balzaciens qui rentrent dans la société « comme un boulet de canon » ; Balzac veut sans doute nous montrer la fin d’une aristocratie d’Ancien Régime, un peu dégénérée, sans véritable prise sur la réalité qui se joue ailleurs. C. Le poids de l’argent • La société aristocratique maintient son rang grâce à l’argent ; Lucien remarque tous les détails fort couteux de l’habillement parisien : les chemises « étincelantes de blancheur », les gants, la canne, les boutons en or. Il en arrive à une première conclusion : « il fallait un capital énorme pour exercer l’état de joli garçon ». • Comme Rastignac, il découvre, à ses dépens, que la vie à Paris est beaucoup trop chère pour sa bourse de province : le champ lexical de l’argent envahit les dernières lignes du texte (« total », « carte », « cinquante francs », « coûtait ») ; le texte souligne la disproportion entre la vie parisienne et la vie « normale » en province : un restaurant devient un « palais » et un seul dîner coûte « un mois de son existence d’Angoulême ».

2. L’initiation du héros A. Le point de vue interne : une vision dépréciée de lui-même • Le choix du point de vue interne Dans ce roman d’initiation, c’est Lucien lui-même qui fait son expérience, et le narrateur passe par son regard (« voyant passer », « il voyait », « en regardant ») pour nous faire sentir son envie, sa jalousie face à ces jeunes gens parisiens qu’il découvre et dont il se sent si loin (« avec rage », « il admirait », « il voulait être semblable »). C’est lui-même aussi qui analyse la situation et tire les conclusions de ce qu’il voit, en passant de ses rêves à la dure réalité ; le narrateur nous donne accès à ses pensées : « se dit-il à lui-même », « en pensant », « il se demandait », « une voix lui cria ». • Un regard négatif sur lui-même Par comparaison, Lucien se découvre lui-même en fonction de codes parisiens qu’il ignorait jusque-là : – Un roturier : dès le début du texte, Lucien emploie lui aussi le vocabulaire de l’hérédité, mais pour souligner sa roture (« fils d’un apothicaire ») ; il se classe dans la catégorie des commerçants (« boutique »), ignoble par excellence. Il renie donc d’abord sa propre famille. – Un homme sans élégance : Lucien se rend compte également que sa beauté native ne suffit pas dans ce monde où il faut avoir un certain « air », une apparence codifiée – d’où la comparaison de « l’or […] dans sa gangue » (à Paris, la gangue a finalement plus d’importance que l’or lui-même). Lucien multiplie alors les termes péjoratifs pour qualifier son apparence : « mal coupés », « enseveli dans un vilain col de chemise », « botte ignoble », « déguisée par le sac bleu ». Le jeu des comparaisons est cruel pour lui : « étincelantes de blancheur » ≠ « rousse » ; « merveilleusement gantés » ≠ « gants de gendarme ». – Un étranger ignorant : il a clairement conscience d’être « séparé de ce monde par un abîme » et d’avoir un « air étrange » ou un « bizarre accoutrement ». Le texte multiplie les formules marquant l’ignorance : « qui ignore », « qui ne sait pas », « qui demande », « il ne connaissait pas encore ». B. Un parcours initiatique Ce court extrait peut apparaître comme un parcours initiatique en tant que tel. • Un chemin : – le trajet pour passer de la province à Paris semble s’effectuer ici à une vitesse accélérée (cf les notations de temps : « il avait cru jusqu’alors », « il ne connaissait pas encore ») ; – on peut relever le champ lexical du chemin à parcourir : « chemin », « franchir », « route », « topographie », « aller fort loin », « n’y remettrait jamais les pieds ». Mais Lucien doit apprendre à s’y diriger et doit encore demander sa route. • Des étapes à franchir Comme dans Le Père Goriot, l’initiation ici peut se comparer à une sorte de jeu de l’oie : – Lucien passe d’abord par la case « faubourg Saint-Germain » où, par la comparaison avec les dandys aristocrates, il se trouve confronté à lui-même et à ses désirs (« il voulait être semblable à cette svelte et délicate jeunesse parisienne »).

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Il doit affronter l’épreuve du ridicule par son costume (son habit devient un « sac » ; il porte des « gants de gendarme ») et par son ignorance qui le place dans une situation de comédie (« qui demande où est le Louvre à un passant qui répond : – Vous y êtes »). Cette étape aboutit à une « défaite » et au « désespoir » : Lucien doit renoncer à tout ce qu’il était jusqu’à présent (reniement de sa famille et de son origine provinciale) ; il a même perdu l’atout de sa beauté. – Seconde case « pour s’initier aux plaisirs de Paris » : le restaurant Véry. Là encore, c’est une bévue et le héros est cruellement puni de ses illusions et de son ignorance : cf. les oppositions « rêves », « croyait aller fort loin » ≠ « fut tiré », « enleva ». Cette étape se solde encore par une perte (toutes ses économies) et une exclusion (« aussi ferma-t-il respectueusement la porte »). C. Un choix à faire Lucien a compris que l’entrée dans la société parisienne ne serait pas facile car il était « séparé de ce monde par un abîme ». Pour trouver le moyen d’y pénétrer, il est placé devant un choix, illustré par le narrateur à travers les deux « voix » de sa conscience : l’une parlant au nom de « l’argent » et l’autre de « l’intelligence » (n’oublions pas que Lucien est poète). Le héros a l’espoir de compenser sa pauvreté par ses qualités intellectuelles (« faire preuve d’esprit ») ; mais on constate que le champ lexical de l’argent envahit tout, même le domaine de l’esprit : « racheter la mesquinerie de son bizarre accoutrement par le déploiement de ses richesses intellectuelles ». Les projets de réussite intellectuelle de Lucien apparaissent clairement de l’ordre du rêve qui vient se briser sur la dure réalité matérielle, symbolisée par « le total de la carte ».

Conclusion Ce texte de Balzac présente donc un tableau finalement assez cruel de la jeunesse aristocratique qui ne brille que par son élégance marquée par la frivolité et l’inconsistance. Face à elle, le héros essuie ses premiers échecs en subissant de plein fouet l’épreuve du ridicule et de l’exclusion. Cette expérience initiale laisse présager la fin tragique de l’initiation de Lucien qui aura complètement perdu son âme (comme on le voit déjà ici renier sa famille et son origine) et se sera laissé entraîner par l’envie, que l’on voit ici s’emparer de lui.

Dissertation

Introduction L’identification paraît un des ressorts fondamentaux du genre romanesque ; cependant, on peut se demander s’il est nécessaire que le lecteur s’identifie au héros pour parvenir à apprécier et comprendre une œuvre romanesque. Nous verrons donc ce qu’apporte dans ce sens l’identification, mais aussi quel peut être l’intérêt d’une prise de distance.

1. S’identifier A. Pour apprécier • Le fait de ressentir les émotions du héros permet de vivre ses aventures de l’intérieur, donc de façon beaucoup plus forte. Le choix du point de vue interne renforce ce phénomène, puisque l’on voit la réalité avec le regard du héros et que l’on connaît son intériorité (Fabrice dans La Chartreuse de Parme, Gervaise dans L’Assommoir, romans à la 1re personne…). • L’intérêt dramatique est renforcé, dans la mesure où le lecteur vit avec le personnage et partage ses inquiétudes, ses espoirs, ses projets et ses aspirations. • Le lecteur a l’impression de vivre une vie par procuration, où les émotions et les sentiments sont amplifiés, ce qui l’attache fortement à l’œuvre et à l’univers fictionnel qu’elle crée. • Le lecteur peut apprécier particulièrement les romans où le héros est magnifié, ce qui lui procure le plaisir supplémentaire d’avoir l’impression de se dépasser ou de s’accomplir par l’intermédiaire de la fiction (romans de chevalerie, héros hugoliens comme Gauvain dans Quatrevingt-treize, Angelo dans Le Hussard sur le toit de Giono…). B. Pour comprendre • L’identification permet de mieux comprendre un roman malgré la distance temporelle et le changement de mœurs : un adolescent peut toujours s’identifier à la Princesse de Clèves et

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Réponses aux questions – 62

comprendre ainsi la rivalité et l’hypocrisie qui règnent à la Cour ou le conflit entre passion et raison qui déchire l’héroïne. • L’identification permet de mieux comprendre les messages de l’auteur : – on peut voir la société à travers le regard de Julien dans Le Rouge et le Noir et être ainsi choqué par son manque de valeur, son hypocrisie et le rejet qu’elle fait subir au héros ; même réaction devant la mort de Goriot tué par l’ingratitude de ses filles trop intéressées que l’on vit à travers les réactions d’Eugène scandalisé et dégoûté ; – l’empathie avec Gervaise dans L’Assommoir ou avec le héros du Dernier Jour d’un condamné de Victor Hugo fait que le lecteur ressent de plein fouet l’injustice sociale dénoncée par les auteurs. • L’identification admirative que l’on peut ressentir devant certains personnages permet d’adhérer aux valeurs qu’ils défendent : cf. Jean Valjean par lequel Hugo fait passer sa foi dans les vertus évangéliques, la rédemption par l’amour, le pardon, la bonté… ou les héros révolutionnaires comme Katow ou Kyo, dans La Condition humaine de Malraux, qui exaltent la solidarité humaine et le sacrifice pour une cause juste.

2. L’intérêt d’une distance Dans certains cas, le narrateur instaure, au contraire ; une distance avec ses personnages, et cela peut donner au lecteur d’autres motifs d’apprécier l’œuvre et d’autres façons de la comprendre. A. Complicité avec le narrateur • Le lecteur se trouve placé, comme le narrateur, au-dessus des personnages et apprécie ce regard surplombant qui lui permet de juger ou de se moquer. Stendhal, par exemple, a l’art de cultiver à la fois l’empathie et la distance avec ses héros : le lecteur peut souvent rire avec le narrateur aux dépens de la naïveté ou des excès de Julien Sorel (Le Rouge et le Noir) et apprécier la complicité dans le regard ironique porté sur les personnages. • Le lecteur apprécie de se sentir au même niveau que le narrateur quand il s’agit de parodie, par exemple ; il a des références communes avec lui et comprend ses allusions : – dans Jacques le Fataliste de Diderot, le lecteur prend ses distances avec les personnages et s’amuse en voyant le narrateur se moquer des clichés romanesques et manipuler ses héros comme des marionnettes ; – dans Les Fleurs bleues de Queneau, le lecteur prend plaisir à reconnaître les parodies d’œuvres de l’Antiquité ou du Moyen Âge, les citations, etc. B. Un regard critique La distance instaurée avec les personnages permet un regard distancié, donc plus facilement critique : – c’est le cas très souvent dans Madame Bovary où Flaubert se moque par l’ironie du romantisme de pacotille d’Emma. Ici, l’identification paraît impossible, mais le lecteur se sent de connivence avec l’auteur qui épingle la médiocrité et la bêtise ambiantes ; – dans beaucoup de romans de Balzac ou de Zola, l’identification n’est pas possible (personnages médiocres ou vils, généralisations et explications théoriques de l’auteur) : le lecteur, aidé par les interprétations de l’auteur, comprend mieux les mécanismes humains et sociaux (la dépravation de Mme Marneffe et de ses amants dans La Cousine Bette de Balzac, les mécanismes du petit et du grand commerce dans César Birotteau de Balzac ou Au Bonheur des dames de Zola…). C. Des interrogations • Des personnages ambigus : – Les personnages très négatifs avec lesquels il est impossible de s’identifier interrogent le lecteur : comment expliquer la méchanceté de Mme de Merteuil ou la monstruosité du narrateur des Bienveillantes de Littel ? – D’autres, comme Valmont, interrogent sur leur nature profonde : est-il bon ou méchant ? • Des personnages étrangers : dans certains romans, l’identification est impossible car le personnage reste quasiment inaccessible au lecteur, souvent par le recours systématique au point de vue externe qui prive de tout accès à l’intériorité du personnage. Le procédé est très courant dans les romans du XXe siècle où l’on refuse une vérité universelle et définitive sur l’être humain : – c’est le cas de Langlois dans Un roi sans divertissement de Giono : on ne connaît du personnage que les points de vue kaléidoscopiques des autres personnages sur lui, mais les motivations de ses actes sont inconnues ; le lecteur doit alors chercher, interpréter les moindres signes pour comprendre la

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profondeur du personnage et les questions métaphysiques qu’il pose (ennui, goût du sang et du meurtre) ; – Camus, dans L’Étranger, cultive aussi cette opacité (au moins dans la première partie du livre) : cela conduit le lecteur à s’interroger sur sa propre perception du monde extérieur et son absurdité. • Des personnages à construire : dans le Nouveau Roman, la notion même de « personnage » est totalement remise en question ou réduite à un regard (La Jalousie de Robbe-Grillet) ; c’est au lecteur de construire le personnage et de s’interroger sur son rapport au monde et aux autres.

Conclusion L’identification n’est donc pas l’unique ressort de l’intérêt que le lecteur porte à une œuvre romanesque. Les romans du XXe siècle ont d’ailleurs souvent remis en question la notion classique de « personnage » et proposent une lecture plus distanciée et active où le lecteur a un rôle à jouer et qui établit des rapports différents entre lui et l’auteur.

Écriture d’invention Attention au respect des consignes ! Le récit doit être fait à la 1re personne, par un témoin caché, qui fait part de ses impressions. Comme il s’agit d’une réécriture, on valorisera les copies des élèves qui auront su utiliser au mieux tous les détails du texte de Maupassant. Le récit devra être le plus vivant possible et avoir recours au registre comique.

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Compléments aux lectures d’images – 64

C O M P L É M E N T S A U X L E C T U R E S D ’ I M A G E S

u Comparaison des deux gravures représentant le père Goriot (pp. 37 et 100) Les auteurs – P. 37 : Honoré Daumier (1808-1879) se lance très tôt dans la caricature pour la revue La Silhouette, puis, à partir de 1830, dans La Caricature et Le Charivari ; il s’en prend aux politiciens de la monarchie de Juillet (sa caricature de Louis-Philippe en Gargantua lui vaudra 6 mois de prison), aux magistrats corrompus… Mais, à partir des lois sur la censure de 1835, il se consacre à la satire des mœurs de la bourgeoisie. Il crée le personnage de Robert Macaire, archétype du parvenu de la monarchie de Juillet, aussi bien banquier véreux qu’avocat escroc ou journaliste diffamateur… En 1845, il participe à l’illustration de l’édition Furne de La Comédie humaine (Le Père Goriot, Ferragus). – P. 100 : Quint a illustré plusieurs romans de Balzac, dont Le Père Goriot pour l’éditeur d’art René Kieffer (1876-1963).

Les deux gravures Les deux gravures mettent en lumière la physionomie ravagée du personnage « que des chagrins secrets avaient insensiblement rendue plus triste de jour en jour » : ses cheveux ne sont plus entretenus ni poudrés, son visage est sillonné de rides profondes (« sa figure, bouffie par le contentement d’un bonheur bourgeois, se rida démesurément ; son front se plissa, sa mâchoire se dessina »), ses yeux sont particulièrement marqués (« Ses yeux bleus si vivaces prirent des teintes ternes et gris-de-fer, ils avaient pâli, ne larmoyaient plus, et leur bordure rouge semblait pleurer du sang »). La gravure de Daumier semble mieux rendre compte de la personne du père Goriot ; elle fait ressortir sa maigreur, son habillement triste et râpé, l’affaissement général de son corps qui en fait « un septuagénaire hébété, vacillant, blafard ». Celle de Quint le montre beaucoup plus corpulent et solide ; elle correspond au moment où, après avoir fait preuve d’une force colossale en tordant le vermeil, « le père Goriot regarda tristement son ouvrage d’un air triste, des larmes sortirent de ses yeux ».

Travail proposé – Comparez ces deux gravures : quelle est celle qui vous paraît la plus proche de la description du père Goriot ?

u Vautrin : gravure de Daumier (p. 93) et photo du film (p. 204) La gravure de Daumier On peut remarquer tout d’abord la position du personnage, solidement campé sur ses jambes et appuyé sur une robuste canne, qui traduit bien son énergie, son « sang-froid imperturbable qui ne devait pas le faire reculer devant un crime pour sortir d’une position équivoque » ; on peut même sentir un certain défi dans sa façon de se tourner vers le spectateur pour le regarder directement, tout en gardant sa main dans la poche. Daumier est très fidèle à la description de Balzac quant à la silhouette du personnage : « Il avait les épaules larges, le buste bien développé, les muscles apparents, des mains épaisses, carrées » ; on retrouve également « sa figure, rayée par des rides prématurées », aux traits profondément marqués. Il est habillé comme un bon bourgeois et donne parfaitement le change. Ce qui semble particulièrement réussi dans cette gravure, c’est le visage : on y retrouve des « signes de dureté », mais surtout le sourire ironique qui prend le monde de haut ; cette bouche serrée sur son sourire suggère la dualité du personnage qui fait peur « malgré son air bonhomme » et son goût « diogénique » de la plaisanterie. Le regard « profond et plein de résolution », dissimulé par l’ombre du chapeau, rend compte du mystère qui entoure le personnage, mais les yeux très noirs et soulignés par les épais sourcils semblent, comme chez Balzac, « aller au fond de toutes les questions, de toutes les consciences, de tous les sentiments ».

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Le Père Goriot – 65

La photo du film Pierre Renoir (fils du peintre Auguste Renoir et frère du réalisateur Jean Renoir), choisi pour le rôle, a la silhouette massive qui donne l’impression de solidité inébranlable. Sa physionomie est moins subtile et moins redoutable que celle que Daumier a prêtée à Vautrin, mais on y retrouve le regard très noir et perçant, qui fixe le policier comme s’il le défiait et ignore complètement les pistolets braqués sur lui.

Travaux proposés – Cette illustration de Daumier vous paraît-elle rendre compte du personnage de Vautrin ? Reportez-vous, entre autres, à son portrait pp. 33-34. – Quels éléments du personnage retrouve-t-on dans la photographie extraite du film de Vernay ?

u Dessin de Lampsonius et gravure de Laisné (p. 152) L’auteur Le dessinateur est Eugène Lampsonius, pseudonyme d’Eustache Lorsay (1822-1871), qui illustra en 1852 Le Père Goriot. Il fut aussi l’illustrateur de La Reine Margot de Dumas et du Juif errant de Sue.

L’œuvre Les personnages immédiatement reconnaissables sont bien sûr Rastignac, dont la tenue élégante met en valeur la sveltesse, et Vautrin, qui domine la scène par son exubérance de bonimenteur et que l’on reconnaît à ses traits marqués et ses épais favoris. À droite de Rastignac se trouve le père Goriot, avec ses cheveux négligés et son air de chien battu ; en diagonale de Rastignac et portant sur lui un regard énamouré se trouve la jolie Victorine, dont les « yeux gris mélangés de noir exprimaient une douceur, une résignation chrétiennes », avec sans doute à ses côtés son chaperon, Mme Couture. Dans l’ombre à droite de Vautrin, on voit la paire Poiret/Michonneau ; celle-ci se reconnaît à son « crasseux abat-jour en taffetas vert, cerclé par du fil d’archal qui aurait effarouché l’ange de la Pitié », ainsi que « son châle à franges maigres et pleurardes [qui] semblait couvrir un squelette, tant les formes qu’il cachait étaient anguleuses » ; elle porte, sur son visage décharné et dans son regard dissimulé, la fausseté de la moucharde ! De Poiret, le « casquettifère », on ne distingue quasiment que son attribut principal (« une vieille casquette flasque ») qui lui dissimule également en partie le regard. Les trois hommes restants sont sans doute Bianchon (à côté du père Goriot), l’employé du Muséum et le peintre.

Travail proposé – Faire reconnaître aux élèves les différents pensionnaires de Mme Vauquer, à partir des portraits du début du roman, pp. 30 à 34.

u Jean-Baptiste Greuze, Le Fils puni (p. 300) L’œuvre Ce tableau fait partie du diptyque La malédiction paternelle et en constitue le second volet, après « Le Fils ingrat », montrant le départ du fils pour l’armée, contre la volonté de son père qui le maudit. Greuze veut élever la peinture de genre à la hauteur de la peinture d’histoire, en soignant la composition et les éclairages et en lui donnant une élévation morale. Diderot a beaucoup apprécié ces scènes mélodramatiques, qui correspondaient à son idéal du drame bourgeois : « Rendre la vertu aimable, le vice odieux, le ridicule saillant, voilà le projet de tout honnête homme qui prend la plume, le ciseau ou le pinceau » (Essais sur la peinture).

Travaux proposés – En partant du commentaire de Diderot sur l’esquisse de ce tableau (Greuze sur Eduscol), repérez les différences entre l’esquisse et le tableau et commentez-les. – Toujours en partant de ce commentaire, rédigez la description du tableau. – Rédigez (puis jouez) une scène de théâtre à partir de ce tableau en faisant intervenir les différents personnages.

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Compléments aux lectures d’images – 66

– Rédigez une scène de roman à partir de ce tableau. Cela peut être l’occasion de travailler sur les points de vue, en imaginant la scène racontée par un narrateur omniscient qui interviendrait dans le récit, ou par un narrateur purement externe, ou par un des personnages…

u Granville, Thé artistique assaisonné de grands hommes (p. 307) L’auteur Jean-Ignace-Isidore Gérard, dit Granville (1803-1847), est né à Nancy d’une famille d’artistes, comédiens et dessinateurs. Il commence très tôt à dessiner et se lance dans la caricature en concevant des créatures mi-hommes, mi-animaux (il est intéressé par les théories de Gall et de Geoffroy Saint-Hilaire). Il est très apprécié comme caricaturiste dans les périodiques comme L’Artiste ou Le Charivari, mais il a aussi illustré des romans de Balzac, les Fables de La Fontaine ou Robinson Crusoé de Daniel Defoe.

L’œuvre Cette gravure sur bois d’après un dessin de Granville est une caricature d’une réception donnée par Delphine de Girardin (1804-1855), dont le salon était très fréquenté par les artistes et écrivains de l’époque : Balzac est au premier plan, à la droite de Mme de Girardin qui lui dit : « Et vous, Honoré, en voulez-vous une tasse ? » ; Hugo est au premier plan à droite ; Dumas, en haut à gauche, est reconnaissable à ses traits métis ; Liszt est au piano ; Jules Janin (1804-1874), critique dramatique et écrivain, est à gauche derrière Hugo.

Travail proposé – On peut imaginer de faire trouver, sur Internet, aux élèves les portraits d’une liste de romantiques, parmi lesquels figureront ceux de la gravure (par exemple : Lamartine, Stendhal, Liszt, Debussy, Hugo, Dumas, Balzac, Gautier…), et de leur demander de les reconnaître sur la gravure.

u Photo extraite du film de Robert Vernay (p. 328) La photo L’acteur choisi pour jouer Rastignac (Georges Rollin) correspond bien à ce qu’en dit Balzac : « Eugène de Rastignac avait un visage tout méridional, le teint blanc, des cheveux noirs, des yeux bleus » ; la mention de son abondante chevelure brune et frisée revient plusieurs fois dans le roman. De plus, le visage de l’acteur, aux traits fins mais énergiques, rend bien compte de la passion qui anime le personnage. On le voit ici dans un costume fort élégant qui fait ressortir « sa tournure, ses manières, sa pose habituelle [qui] dénotaient le fils d’une famille noble, où l’éducation première n’avait comporté que des traditions de bon goût ». Claude Génia (actrice d’origine russe), choisie pour incarner Delphine, a la blondeur caractéristique du personnage et sa finesse – traits qui ont particulièrement frappé Rastignac : « Elle lui avait paru svelte, fine comme une hirondelle. L’enivrante douceur de ses yeux, le tissu délicat et soyeux de sa peau sous laquelle il avait cru voir couler le sang, le son enchanteur de sa voix, ses blonds cheveux, il se rappelait tout. » Son très beau costume met en évidence sa richesse.

Travail proposé – Le choix des acteurs vous paraît-il correspondre à la description des personnages faite par Balzac ?

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B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E

– Pierre Barberis, Le Monde de Balzac, Arthaud, 1973. – Maurice Bardèche, Balzac romancier : la formation de l’art du roman chez Balzac jusqu’à la publication du « Père Goriot » (1820-1835), Plon, 1940. – Anne-Marie Baron, « Statut et fonctions de l’observateur », in L’Année balzacienne, n° 10, 1989, pp. 301-316. – Jeannine Guichardet, « Un jeu de l’oie maléfique : l’espace parisien du Père Goriot », in L’Année balzacienne, n° 7, pp. 169-189, 1986.