Le Premier Homme

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Article sur Le premier homme, oeuvre d'Albert Camus

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    Article

    Keling Weitudes littraires, vol. 33, n 3, 2001, p. 125-135.

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    Le premier homme. Autobiographie algrienne dAlbert Camus

  • LE PREMIER HOMME AUTOBIOGRAPHIE ALGRIENNE

    D'ALBERT CAMUS KelingWei

    H Albert Camus rve, haute voix, en pleine guerre qui dchire l'Algrie, d'une rconciliation entre les peuples d'Algrie et de la France l . Au milieu du plaidoyer acharn pour l'indpendance de l'Algrie d'une part et l'assimilation la France de l'autre, il cherche une troisime voie, le troisime camp 2 , qui permettrait aux diffrentes communauts ethniques de continuer vivre ensemble sur la mme terre 3 . Une cohabitation en forme de libre association constitue par des peuplements fdrs 4 serait, ses yeux, la seule issue possible de ces conflits de plus en plus sanglants.

    Cette prise de position, la fois politique et thique, relve en fait, troitement et intimement, de la position personnel le de l 'crivain en tant que Franais d'Algrie , expression ambigu et paradoxale qui, par un gnitif elliptique reliant en court-circuit un homme / peuple driv d'un lieu prcis un autre nom propre gographique , emblmatise le contexte historique qui a d / ex-propri et l'homme / peuple et le lieu. Cette position conflictuelle, intenable, est prcisment celle d'un peuple dracin mais se rattachant une terre par le contact avec le sol les pieds-noirs : surnom qui dsigne spcifiquement ces Franais ns en Algrie , lesquels, du fait du port des chaussures qui les distingue, ne touchent pas directement la terre. Ce sont donc autre oxymore des trangers en terre natale : et Franais et Algriens, ni Franais ni Algriens. Le troisime camp de Camus s'inscrit donc dans cette situation aportique de l'entre-deux.

    La vision de Camus d'une association est avant tout celle de l' union des diffrences 5 , car il est conscient des diffrences ethniques, culturelles et religieuses entre les habitants d'Algrie : un peuplement europen lui-mme venu de multiples

    1 Albert Camus, Actuelles, III. Chronique algrienne 1939-1958, 1958. En particulier

    Avant-propos . 2 Ibid.,p. 12. 3 lbid.,p. 129. 4 Ibid.,p. 165 et 28. s /jbid.,p. 207.

    tudes Littraires Volume 33 N 3 Automne 2001

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    souches et divis en autant de castes 6 ; un peuplement nord-africain non moins complexe ; leur mtissage. Camus rsume : ce sont les fils diffrents d'une mme terre 7 . Diffrences ineffaables et filiations irrductibles. Diffrences de langues, aussi : le franais, l'arabe, le berbre, pour ne nommer que les plus rpandues ; et leur volution, c'est--dire leur vie inscrite dans le temps : dissmination et interpntration, imbrication et hybridation, disparition et mergence, persistance et survivance 8 , tout cela tisse une richesse et une complexit extrmes. Une Algrie qui n'est plus une , mais plurielle, plus d'une langue . Si Assia Djebar considre Camus comme une des grandes figures de la littrature algrienne 9 , c'est prcisment parce que, profondment marque par ce paysage mosaque, rythme de sons et de couleurs mditerranens, la langue franaise de l'uvre camusienne constitue, elle aussi, une des langues algriennes.

    L'engagement passionnel de Camus vis--vis de l'Algrie s'explique ainsi par son sentiment mlang d' amour et d' angoisse 10 pour ces Franais d'Algrie dont il se voit comme un des reprsentants, mais aussi pour cette terre. Pays de splendeur et de misre, pays d'accueil et de trahison, de conciliation et de dchirure, d'hospitalit et d'hostilit n on ne saurait trouver mieux que des formules oxymoriques pour le dire , ce pays constitue la fois un lieu priv et un lieu de mmoire collective. Penser cette situation problmatique, c'est penser une exprience qui implique en mme temps la gnalogie familiale et les vicissitudes historiques. Camus prcise, retrouvant le sens tymologique du terme : Je dis bien une exprience, c'est--dire la longue confrontation d'un homme et d'une situation, avec toutes les erreurs et contradictions et les hsitations qu'une telle confrontation suppose [...] 12 . Ds lors crire cette exprience, c'est crire l'homme et la situation en leur insparabilit. C'est--dire un devenir, ratage, rature, reprise, l'infini.

    Il dit aussi : J'ai mal l'Algrie, en ce moment, comme d'autres ont mal aux poumons 13. Ce n'est pas seulement mal de l'Algrie mal du pays, langueur nostalgique, mais plus fort : mal l'Algrie comme mal aux poumons, lesquels, malades, font nanmoins partie du corps. C'est un mal intrieur, physique, oppressant, qui empche de respirer, coupe le souffle. Un rapport vital. L'Algrie est insparable de lui. C'est avec l'Algrie qu'il crit mais, comment crire lorsque l'Algrie, Lyotard le dit avec force, c'est : l'intraitable 14 . C'est--dire l'impensable, l'innarrable, l'irrmdiable, qui se tient hors de toute comprhension, de toute reprsentation : [...] quelque chose de la guerre, quelque chose dans la guerre ne

    6 Alain-Grard Slama, La guerre d'Algrie. Histoire d'une dchirure, 1996, p. 24.

    ? Albert Camus, Actuelles, 111, op. cit., p. 160. 8 Voir Assia Djebar, Le blanc de l'Algrie, 1995, en particulier p. 272-274, o elle voque le

    triangle linguistique algrien en mentionnant l 'existence des diffrentes langues en Algrie et leur transmutation historique : le l ibyco-berbre, le latin, l 'arabe classique, l 'arabe dit moderne , le turc, le franais.

    9 Assia Djebar, Le blanc de l'Algrie, op. cit., p. 272.

    10 Albert Camus, Actuelles, III, op. cit., p. 172.

    11 Albert Camus, Le premier homme, 1994 : pays de l'hospitalit ,p. 170 ; ce pays immense

    et hostile , p . 172 ; pays ennemi , p . 176. 12

    Albert Camus, Actuelles, III, op. cit., p. 26-27. 13

    Albert Camus, Lettre un militant algrien , dans ibid., p. 125. 14

    Jean-Franois Lyotard, Note , dans La guerre des Algriens. crits, 1956-1963,1989,p. 33-39.

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  • LE PREMIER HOMME. AUTOBIOGRAPHIE ALGRIENNE D'ALBERT CAMUS

    trouve pas langue, sens et reprsentation 15 ; dans quelle langue phraser prcisment le conflit franco-algrien 16 ? Ainsi, toujours portant l'Algrie en lui-mme, Camus s'loigne, se retire de la scne de la polmique : il entre dans le retrait de l'criture en qute d'une langue hors les langues 17 , comme dit Assia Djebar, il essaie de phraser par le biais d'une criture autobiographique une autobiographie algrienne, en effet, qui reste inacheve - et par dfinition inachevable. L'crivain a laiss un manuscrit sur la scne de sa mort : Le premier homme que l'on trouve dans sa sacoche lorsqu'il meurt dans l'accident de voiture, le 4 janvier 1960, sur la route de Villeblevin ; uvre publie posthume 18, qui retiendra l'analyse ci-aprs.

    Dans ce texte, Camus parle en somme de son enfance passe en Algrie. Cependant, ce qui est assez tonnant chez cet crivain discret et sobre, ce n'est pas tant un certain vcu rvl dans le texte, que le ton intime, voire confidentiel, l'lan confessionnel peine retenu et l'extrme sensibilit avec laquelle sont convoqus les dtails du quotidien d'Algrie. L'criture est voue la plus grande simplicit : retournant en arrire, la naissance, l'enfance, aupaysnatal , en un mot l'essentiel, qui est constitu par la terre, la lumire, la mer, la mre, le dnuement matriel, autant de figures rcurrentes qui ont hant toute l'uvre camusienne, certes, mais qui sont ici comme intriorises, maintenues l'tat d'esquisse.

    Or, tout cela est appel dans le texte la manire d'un secret. Secret, car il y a du spa r 19 . Sparation temporelle, impossible anamnse dans toute tentative rtrospective vis--vis d'un soi comme autre, d 'un pass et d 'une enfance inatteignables. Sparation aussi par rapport l'Algrie, ce personnage-hantise du rcit : pays de naissance sans tre pays d'origine, qui marque l'interruption de la filiation gnalogique et gographique. Sparation, par l, d'une langue dite maternelle transplante en terre trangre, coupe de son sol d'origine.

    Secret au niveau de renonciation, aussi : dtourn et masqu, le je se rfugie dans il , Albert Camus se cache sous Jacques Cormery . Le jeu du pronom personnel et du nom propre marque un dplacement enonciatif et inscrit la fictionnalit dans le texte. Soustrait l'identit d'un sujet plein, d'une premire personne dtermine, d'un moi confortablement plac et circonscrit, le il le neutre, le substitut, l'absent, le tiers, flottant entre la troisime personne et l'impersonnel : sans identit ; personnel ? impersonnel ? pas encore et toujours au-del 20 , le il prend place au bord de l'criture 21 . Au plus grand risque. En marge, l'cart, il dstabilise le sujet d'nonciation en le dcentrant, le dplace en se dplaant, l'efface en s'effaant. Ce mouvement de dplacement et d'effacement s'inscrit sans cesse dans l'criture autobiographique qui devient celle de l'absence. commencer

    15 Mohammed Ramdani, L'Algrie, un diffrend, dans ibid., p. 10. Les italiques sont

    dans le texte. 16 Ibid.,p. 15. 17

    Assia Djebar, Le blanc de l'Algrie, op. cit., p. 275. i8 Albert Camus, Le premier homme, op. cit. Toutes les citations dans le texte renvoient cette

    dition. Dans Note de l'diteur , Catherine Camus explique l'tat d'inachvement du manuscrit : Il se compose de 144 pages traces au fil de la plume, parfois sans points ni virgules, d'une criture rapide, difficile dchiffrer, jamais retravaille (ibid., p. 7). Dans le livre, les variantes et les ajouts en marge sont conservs en notes ; sont annexs galement les sept feuillets insrs dans le manuscrit, ainsi que le carnet intitul Le premier homme (Notes et plans) .

    19 tymologiquement, le mot secret vient du latin secretus, spar .

    20 Maurice Blanchot, Le pas au-del, 1973, p . 14. 2i /jbid.,p. 13.

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    avec l'absence du pre : par quoi le livre s'ouvre sur une bance. Le rcit be sur une perte irrmdiable. D'emble, c'est de l'irrparable qu'il s'agit.

    Une autobiographie plurielle Moment crucial et bouleversant de l'uvre : Jacques Cormery devant le tombeau de son pre un pre jusque-l inconnu, enterr jeune et oubli depuis quarante ans. C'est la premire fois que le fils vient se recueillir, qu'il prend en compte une existence entirement ignore, laquelle a pourtant un lien de sang, le plus profond, avec lui.

    C'est ce moment qu'il lut sur la tombe la date de naissance de son pre, dont il dcouvrit cette occasion qu'il l'ignorait. Puis il lut les deux dates, 1885-1914 et fit un calcul machinal : vingt-neuf ans. Soudain une ide le frappa qui l 'branla jusque dans son corps. Il avait quarante ans. L'homme enterr sous cette dalle, et qui avait t son pre, tait plus jeune que lui 2 2 .

    C'est bien un moment de recueillement qui fait pont avec le sentiment religieux au sens tymologique du mot religion : religio, attention scrupuleuse , c'est--dire une inquitude concentre de la conscience ; plus en amont, relegere, recueillir, rassembler . C'est l'attention suprme qui non seulement porte sur le deuil, mais tend recueillir et rassembler, dans un temps hors temps, les instants disperss du soi, de la chane interrompue de la gnalogie. C'est la cl de vote sur laquelle s'articule tout le rcit ; et ce moment de recueillement donne non moins la cl de lecture au lecteur du livre ainsi qu'au personnage intradigtique au fils qui, partir de la lecture de l'inscription du tombeau, va essayer de dchiffrer l'nigme de la figure paternelle en reconstruisant une bio-graphie. Moment critique tous les niveaux. Le pre plus je une que le fils : cette trange rvlation qui jette le personnage dans un vertige trange 23 rvle, en fulgurance, une crise gnalogique que nourrit l'inquitante tranget temporelle. Surgit ds lors une temporalit autre que la succession linaire du pass, prsent et futur. Le temps, ne suivant plus l'ordre naturel24 , l'enchanement chronique, impeccable, hors d'atteinte, laisse soudain apparatre sa folie 25 qui est la folie de l'homme, son chaos 26 qui est celui de l'histoire, son dsordre qui n'est que l'ordre mortel 27 , c'est--dire entam par l'vnementiel, la mortalit, la finitude de l'humain. La suite du temps lui-mme se fracassait autour de lui immobile, entre ces tombes qu'il ne voyait plus, et les annes cessaient de s'ordonner suivant ce grand fleuve qui coule vers sa fin. Elles n'taient plus que fracas, ressac et remous 28 . Face la prsence de la mort, le vivant s'affronte un temps fou qui s'effrite, s'croule c'est dans ses brisures que s'inscrit la temporalit phnomnologique, laquelle, investie par la conscience humaine, porte le temps de l'uvre. Comme l'annonce l'crivain dans les Notes et plans : Quand, prs de la tombe de son pre, il sent le temps se disloquer ce nouvel ordre du temps est celui du livre 2 9 . La dislocation de la temporalit subjective caractrise ainsi le temps textuel. Fragmente, disperse, achronique, la narration se tisse autour de l'itinraire gographique et phantasmatique d'un

    22 Albert Camus, Le premier homme, op. cit., p . 29.

    23 JJbid.,p.30. 2* Jd.

    2s Id. Id. V Id. 28 Jd. 29 Ibid.,p. 317.

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  • LE PREMIER HOMME. AUTOBIOGRAPHIE ALGRIENNE D'ALBERT CAMUS

    personnage en qute de mmoire. Un espace / temps reli et dli intrieurement avec l'criture au secret.

    C'est le secret de toute vie 30 qui, enfoui avec les dpouilles du pre, avait partie lie avec ce mort, ce pre cadet, avec ce qu'il avait t et ce qu'il tait devenu et que lui-mme avait cherch bien loin ce qui tait prs de lui dans le temps et dans le sang 31 . Secret de vie et de mort, de filiation et d'interruption, qui ramne au secret de l'enfance, de lumire, de pauvret chaleureuse 32 secret qui va requrir l'crivain vou un dcryptage sans fin. Qui va pousser le rcit enchaner ce qui n'est pas enchanable ni justifiable. Un rcit qui ne fait pas tout fait une histoire, mais bauche des graphes, des traits saisis dans l'incompltude.

    La scne de deuil, ds le dbut, annonce une criture du deuil : le rcit de vie est amorc par la dcouverte de la mort. partir d'un nom et de deux dates gravs sur la dalle du tombeau, le fils va la recherche du pre : rebroussant le chemin du temps, il rencontre en effet non pas le pre, les renseignements restant incomplets, mais les fantmes des foules entires 33 d'migration, avant, avec, ou aprs le pre : Toutes ces gnrations, tous ces hommes venus de tant de pays diffrents 34 , qui risquaient l'anonymat dfinitif et la perte des seules traces sacres de leur passage sur cette terre 35 . Il dresse, en fin de compte, travers l ' image fantasmatique d'un pre irrductiblement inconnu et inconnaissable, le portrait de l'absence, de l'effacement et de l'oubli des peuples entiers en exil. criture de fureur dlirante, dmesure, enrage, la folie. En rapides et longues phrases qui courent des pages entires sans rpit, le narrateur esquisse les dfils d'migration, leurs passages phmres, leur survivance fugitive, leurs chemi-nements dans la boue et la poussire.

    [...] Mais la route n'existait pas pour les migrants, les femmes et les enfants entasss sur les prolonges de l'arme, les hommes pied, coupant vue de nez travers la plaine mar-cageuse ou le maquis pineux, sous le regard hostile des Arabes groups de loin en loin et se tenant distance, accompagns presque continuellement par la meute hurlante des chiens kabyles, jusqu' ce qu'ils parviennent la fin de la journe dans le mme pays que son pre quarante ans auparavant, plat, entour de hauteurs lointaines, sans une habitation, sans un lopin de terre cultiv, couvert seulement d'une poigne de tentes militaires couleur de terre, rien qu'un espace nu et dsert, ce qui tait pour eux l'extrmit du monde, entre le ciel dsert et la terre dangereuse, et les femmes pleuraient alors dans la nuit, de fatigue, de peur et de dception 36 .

    Tout cela s'crit nouveau dans le passage du voyage du personnage : un exil en appelant un autre. Exil contre exil. Il y a du fugitif dans Albert Camus, alias Jacques Cormery. C'est le voyage du fils qui traverse la Mditerrane pour retrouver le pays de naissance o rside toujours la mre.

    La figure de la mre, rcurrente, hante l'criture par sa prsence absente, son silence, son aphasie, sa distraction : douce, polie, conciliante 37 , ignorante, obstine,

    30 ibid.,p. 30 . si / J b i d . , p . 3 1 . 32 ibid., p. 44. 33 ibid.,p. 178. 34 ibid.,p. 179. 35 ibid.,p. 181. 36 ibid.,p. 174. 37 Ibid.,p. 60.

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    rsigne toutes les souffrances 38 , d'un air d'absence et de douce distraction 39 , toute sa vie, elle avait gard le mme air craintif et soumis, et cependant distant 40 . Par cette distraction, elle est constamment lointaine, ailleurs ; elle est l sans tre l, comme dtourne, carte, enleve. C'est une figure en ngatif. Sa silhouette, la fentre, au crpuscule, dans l'ombre, immobile et quasi muette, est pour le fils l'image ternelle, l'image maternelle par excellence. Isole dans sa demi-surdit, ses difficults de langage 41 , d'origine espagnole, la mre symbolise le problmatique rapport du fils la langue. Davantage, elle emblmatise les difficults langagires des Franais d'Algrie . La langue maternelle langue de la mre mais aussi langue-mre, matrice, nourricire , marque par ce demi-mutisme et cette source trangre, devient la non-langue maternelle , comme le signale Assia Djebar 42 . Double coupure, double dracinement : il y a privation de la patrie-pays du pre qui n'est nulle part ; il y a privation de la langue maternelle qui est sans langue. Par le premier homme , Camus dsigne bien cet tat de natre et de vivre sans : sans racine et sans foi 43 , sans phrases, sans autre projet que l'immdiat 44 . En ce sens, le premier homme , au singulier, ne dit pas seulement un cas individuel, mais bien la singularit d'une tribu 45 errant dans la nuit des annes sur la terre de l'oubli o chacun tait le premier homme 46 . Le premier homme monte ainsi la scne primitive de tous les premiers hommes en passage, en disparition. Mais c'est un premier non sans double bind : sans hritage, il incarne la naissance du monde, c'est--dire d'une langue idiomatique ; en mme temps, la mmoire s'inscrit en faux contre ce premier qui n'est jamais monolithe. Sans cesse in ter rompue et d b o r d e par les fragments de b iograph ies familiales et gnalogiques, par ceux de l'histoire collective et ethnologique, l'autobiographie personnelle de Camus aboutit sa dissmination, la biographie des autres. Rendant l 'Algrie l 'htrognit des voix qui la composent, cette autobiographie algrienne est plurielle, plurivoque.

    crivains d'Algrie : la langue franaise passeuse et messagre Dans la liste tablie par Assia Djebar Les crivains d'Algrie dont la mort a t voque et annexe la fin du Blanc de l'Algrie, Camus figure en premier :

    1. Albert CAMUS : romancier, auteur dramatique, mort le 4 janvier 1960, 47 ans, sur la route de Villeblevin, Yonne (accident de voiture) 4 7 .

    crivains d'Algrie : la formule indique le rapport d'appartenance et de rattachement rciproques d'un homme un lieu, avec le double gnitif qui souligne la complexit et l'ambigut : crivant depuis l'Algrie ; provenant d'Algrie ; appartenant

    38 Ibid.,p. 61. 39 lbid.,p. 13. 40 Ibid.,p. 60. 41 Id. 42 Assia Djebar, Le blanc de l'Algrie, op. cit.,p. 31. Assia Djebar explique ensuite : Sa mre,

    presque muette, reste ternellement assise prs de la fentre. 43 Albert Camus, Le premier homme, op. cit., p. 181. 44 Ibid.,p. 182. 45 Ibid.,p. 180. 46 Ibid.,p. 181. 47 Assia Djebar, Le blanc de l'Algrie, op. cit., p. 277.

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    l'Algrie ; se vouant l'Algrie ; mourant d'Algrie 48 . C'est une appar-tenance qui est moins affaire de nationalit que de terre, de sang, d'criture, car Camus tient l'Algrie comme les dix-huit autres crivains algriens dans la liste. Comme eux il est habit par l'Algrie. Pour Assia Djebar, Camus est aussi Algrien sans doute en raison de sa fidlit pour cette terre par la dernire criture : terre o il est n et vers laquelle il retourne, en mourant, en l'crivant. Assia Djebar l'invoque, le scrute, l'coute attentivement, force d'auscultations du texte et de ses notes 49 , traversant le temps et les diffrences qui les sparent : l'un, Franais, pied-noir, voquant l'enfance algrienne, suivant avec angoisse la guerre qui tait pour lui une guerre civile, appelant la trve et l'ventuelle rconciliation ; l'autre, Algrienne, femme, musulmane, arabophone, berbrophone , en exil longtemps aprs l 'poque coloniale, en deuil de ses proches et amis assassins. Elle et lui se rencontrent dans-1'criture-en-la-langue-franaise : cette langue pour lui maternelle mais dporte dans un pays non maternel mais natal ; pour elle, la langue de l'autre, l 'trangre, mais apprise ds l'enfance, c'est aussi une langue de profonde intimit dans laquelle elle crit. Dans laquelle elle retourne vers lui, son compatriote - au sens o ils ont partag, dans diffrents temps et de diffrentes manires, la terre d'Algrie et la dvotion pour ce pays , vers son confrre et son collgue en littrature qui, au moment de la mort, porte sur lui un manuscrit sur l'Algrie. Elle va le rencontrer dans ce manuscrit-testament-tmoignage, ce grand roman algrien :

    je compris que je m'tais assez longuement justifie de n'avoir jamais, moi, Algrienne, pr t attention profonde Camus, sinon en sachant cette fois que j 'allais l'autre bout de la terre, comme pour devoir, malgr moi, le rencontrer travers ce roman inachev, qui marque le renouvellement de son art romanesque 5 0 .

    C'est travers le franais en tant que langue de la littrature que cette rencontre peut avoir lieu dans l'criture. En fait, Assia Djebar voque, dans Le blanc de l'Algrie, qu'entre eux, elle et les trois disparus algriens Mahfoud Boucebci, M'Hamed Boukhobza, Abdelkader Alloula , ils parlaient en franais : Mes amis me parlaient en langue franaise, auparavant ; chacun des trois, en effet, s'entretenait avec moi en langue trangre : par pudeur, ou par austrit 5 1 . Ici s'tablit un rapport semblable la langue franaise qui n'est pas seulement celle d'une communaut , effaant les accents de classe en arabe, mais une langue premire , telle une matire premire laquelle travaille l'criture.

    Dans le livre de Camus, la naissance de Jacques Cormery sur la terre algrienne, ouvrant la premire scne du livre, est hautement emblmatique. D'une part, il y a une vocation qui fait penser au dluge biblique sur la route de l'migration, par une nuit orageuse. D'autre part, il y a l'inscription d'un vnement universellement humain avec le rcit de l'accouchement. C'est l que se noue une fraternit tacite entre Franais et Arabes, quand ces derniers immdiatement vont au secours de la famille Cormery en besoin.

    48 Mireille Calle-Gruber, Le deuil de la b iographie , p ropos sur Le blanc de l'Algrie ,

    2001,p. 125 49 Assia Djebar, Le blanc de l'Algrie, op. cit., p. 30. so Ibid.,p. 31. si Ibid.,p. 15.

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    Sous la vigne, l 'Arabe, toujours couvert de son sac, attendait. Il regarda Cormery, qui ne lui dit rien. Tiens , dit l 'Arabe, et il tendit un bout de son sac. Cormery s'abrita. Il sentait l 'paule du vieil Arabe et l 'odeur de fume qui se dgageait de ses vtements, et la pluie qui tombait sur le sac au-dessus de leurs deux ttes. C'est un garon, dit-il sans regarder son compa-gnon. Dieu soit lou, rpondit l'Arabe. Tu es un chef. L'eau venue de milliers de kilom-tres [...] allait inonder [...] l ' immense terre quasi dserte dont l 'odeur puissante revenait jusqu'aux deux hommes serrs sous le mme sac, pendant qu'un faible cri reprenait par in-tervalles derr ire eux 5 2 .

    L'Arabe et le Franais se trouvent runis par cette naissance dans une scne lmentaire : la vigne, le contact des corps, l'odeur de vtements et de pluie, l'eau, la terre, o le Franais Cormery et le vieil Arabe innomm sont, finalement, deux hommes serrs sous le mme sac , lequel devient leur manteau partag. l'arrire-plan, un faible cri de nouveau-n perce la nuit. L'arrive de l'enfant espoir, renouvellement dans ce monde misrable apporte quelque chose de miraculeux : n entre les mains des femmes arabes, il incarne la possibilit de lien et de r-conciliation. Cdent alors les barrires raciales, surgissent hommes, femmes, enfants.

    Au plan narratif, cette scne produit un effet d'instabilit, car, si tout le reste du rcit se conoit en principe du point de vue du protagoniste Jacques Cormery le nouveau-n dans le passage ci-dessus , la narration de la propre naissance est videmment focalisation autre que la sienne... Mais laquelle ? Une sorte de tache aveugle du rcit dstabilise l'ensemble de l'histoire. Par le flottement de l'instance narrative, cette premire scne donne d'emble au texte sa dimension fictionnelle et emblmatique : l'criture autobiographique s'emploie ainsi se dbarrasser du souci de vraisemblance pour se hisser au plan d'espace mtaphorique. Avec une intense thtralit, ce passage initial voque la tragdie antique o l'orage et la tempte transmettent un message divin et annoncent l'arrive d'un hros prdestin , la fois hors du commun et hautement reprsentatif. Ici, c'est la mise en scne de l'avnement du premier homme , celui qui, aprs la naissance biologique en sol tranger, doit muer par une deuxime voire une troisime naissance, pour natre enfin comme homme pour ensuite natre encore d'une naissance plus dure, celle qui consiste natre aux autres, aux femmes 53 . C'est aussi une naissance (auto)-bio-graphique dans l'criture, qui engendre d'autres naissances, textuelles, polygraphes. En ce premier homme se cristallisent l'exprience des autres premiers hommes , leur htrognit et leur plurivocit. Porte-voix des gnrations d'immigrs, il porte en criture la voix polyphonique d'une Algrie hybride.

    Le narrateur est ainsi, ds l'enfance, le tmoin de deux mondes inassimilables : de la famille au lyce, c'est toute la diffrence entre la pauvret et l'aisance matrielle, entre l'analphabtisme et la culture , entre la vie rudimentaire et la surenchre des valeurs traditionnelles d'une famille franaise moyenne 54 . Devenu homme, il se tient entre les deux continents : la Mditerrane divise en moi deux univers, l'un o dans des espaces mesurs les souvenirs et les noms taient conservs, l'autre o le vent de sable effaait les traces des hommes sur de grands espaces 55 . L'criture autobiographique de Camus, certes, marque cette division tant gographique qu'intrieure, mais elle figure aussi, par cette position d'entre-deux, donc de partage,

    52 Albert Camus, Le premier homme, op. cit.,p. 23.

    53 /Jbid.,p. 181. 54 Ibid.,p. 190. 55 Ibid.,p. 181.

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  • LE PREMIER HOMME. AUTOBIOGRAPHIE ALGRIENNE D'ALBERT CAMUS

    la possibilit de passer, de franchir et de tracer la mmoire efface. Le personnage de Camus est bien le passeur, celui qui fait la navette entre les deux rives, en donnant le moyen de faire traverser, de conduire les passagers travers la zone interdite. La langue franaise, ici, n'est plus la langue colonisatrice ni la langue du matre, mais la voix hospitalire au-del des limites nationales-gographiques, nourrie des accents du pays d'accueil, la voix qui se tient au plus prs de la terre algrienne, de la Mditerrane, au milieu, dans l'intimit, le corps--corps avec ses pays. C'est une langue en position interlope, la croise d'autres langues, d'autres accents, elle est partie prenante dans la pluralit des parlers algriens. Par cette langue, le rcit fait acte de bndiction qui signifie d'abord bien dire , dire le bien , acte de rconciliation, de tolrance. Et de tendresse. L'criture, par touches intimes et discrtes, convoque en synesthsie les images, bruits, odeurs divers du quartier de Belcourt : piceries, ptisseries, marchands de tissus et bazars tout au long du trajet au lyce, les jeux au soleil, au vent, sous la pluie, dans la mer. La description esquisse lentement, telle une extase, une stase du rcit, un monde bien-aim. C'est avant tout une uvre d'amour : En somme, je vais parler de ceux que j'aimais. Et de cela seulement. Joie profonde 56 . Tels les chers disparus 57 de Djebar que le texte ne cesse de rappeler. En pigraphe, une ddicace intime : toi qui ne pourras jamais lire ce livre 58 . toi : la mre qui, presque muette, illettre et passive, incarnation du lieu matriciel, de l'accueil aveugle, reoit sans entendre, tu ne me comprends pas et ne peux me lire 59 . Ddicace impossible, adresse mal-adresse sans destinataire, l'criture est forcment illisible. crire illisible, ce n'est peut-tre pas dire, mais taire, mais restituer le silence.

    L'criture algrienne, criture inacheve 6 0 La mort inacheve fait irruption : mort accidentelle, imprvue, imprvisible, impensable, qui suspend la respiration, syncope le texte et le tient jamais l'tat de manuscrit avec les traces de correction, la prcipitation de la plume. La mort n'en finit pas d'arriver, d'advenir, de survenir, et d'achever en inachevant ce manuscrit. Elle hante l'criture, l'habite ; le livre en deuil devient alors livre de ressassement et de passage, reliant le monde des vivants au sjour des morts. Telles, trente ans plus tard, les processions liturgiques dans Le blanc de l'Algrie de Djebar, Camus fait rapparatre les cortges migratoires vers le pays inconnu, toujours en prsence de la mort : ces pniches hales cent ans auparavant , ces aventuriers verdtres, venus de si loin, ayant quitt la capitale de l'Europe avec femmes, enfants et meubles pour atterrir en chancelant, aprs cinq semaines d'errance, sur cette terre aux lointains bleutres 61 . Dans ces masses sombres 62 dpatries, il retrouve le fantme gar de son pre, de ses aeux, mais aussi de ses contemporains qui continuent la prgrination, toujours vers l'tranger. L'exode sans fin, la mort recommence. Posthume n aprs la mort du pre , le livre-orphelin prend forme aprs la mort de son signataire, ou plutt de son auteur qui n'a pas eu le temps de

    56 Albert Camus, Notes et plans , dans ibid.,p. 312.

    57 Assia Djebar, Le blanc de l'Algrie, op. cit., p . 15.

    58 Albert Camus, Le premier homme, op. cit., p . 11.

    59 Ibid.,p. 319. 60

    Assia Djebar, Le blanc de l'Algrie, op. cit., p . 123. 6i Ibid.,p. 173. 62 Id.

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  • TUDES LITTRAIRES VOLUME 33 N 3 AUTOMNE 2001

    contresigner l'ouvrage en cours. Le livre est en retard sur le temps, sur la fatalit mais n'est-ce pas le fait mme de tout livre ? Le livre arrive, et c'est pour faire tombeau, un lieu non de rpit mais de reprise jamais ouvert comme une blessure.

    Chez Camus, la recherche du pre ne se clt pas dans la trouvaille ou les retrouvailles : elle s'ouvre sur la qute, l'interrogation, l'interruption, un genre littraire indecidable. Une biographie troue, fissure, porte-greffe d'un rcit d'enfance du biographe, mle d'actualit, d'histoire coloniale, de bribes de conversation, de rveries et d'hallucinations, telle est l 'entreprise de Camus. C'est une histoire algrienne et comme telle, elle ne peut tre que discontinue et sans fin.

    L'criture autobiographique algrienne de Camus est voue l'inachvement. Inachvement intrinsque qui devient fondateur d'une potique : car, par la grce de l'criture, toute fatalit hors-texte mute en une exigence potique d'crivain. Camus appelle cette ncessit et la souligne : Le livre doit tre inachev 63. In-achever, ne cesser d'arriver sans jamais arriver au terme : acheminer, arpenter, exprimenter. Le livre qui inachve, recommence. Tout le temps. Roman d'apprentissage, il (re)prend tout le cheminement ; rcit d'initiation, il remonte les traces primitives. Seule langue possible pour l'autre Algrie, la langue du livre des recommencements.

    63 Albert Camus, Notes et plans, loc. cit. , p. 288.

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  • LE PREMIER HOMME. AUTOBIOGRAPHIE ALGRIENNE D'ALBERT CAMUS

    Rfrences

    BLANCHOT, Maurice, Le pas au-del, Paris, Gallimard, 1973. CAMUS, Albert, Actuelles, III. Chronique algrienne 1939-1958, Paris, Gallimard, 1958.

    , Le premier homme, Paris, Gallimard (Cahiers Albert Camus), 1994. CALLE-GRUBER, Mireille, Le deuil de la biographie, propos sur Le blanc de l'Algrie , dans Regards

    d'un crivain d'Algrie. Assia Djebar ou la rsistance de l'criture, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001, p . 107-133.

    DJEBAR, Assia, Le blanc de l'Algrie, Paris, Albin Michel, 1995. LYOTARD, Jean-Franois, La guerre des Algriens. crits, 1956-1963, Paris, Galile, 1989 (intro. de

    M. Ramdani). SLAMA, Alain-Grard,La guerre d'Algrie.Histoire d'une dchirure,Paris, Gallimard (Dcouvertes), 1996.

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