Le Problème de la Biographie

Le Problème de la BiographieAuthor(s): Louis ConsSource: The French Review, Vol. 12, No. 1 (Oct., 1938), pp. 5-9Published by: American Association of Teachers of FrenchStable URL: http://www.jstor.org/stable/379858 .

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THE

FRENCH REVIEW VOL. XII OCTOBER, 1938 No. 1

LE PROBLNME DE LA BIOGRAPHIE*

LOUIS CONS

Harvard University.

Ces breves reflexions, ou, pour mieux dire, ces confidences de doutes intimes, ne concerneront point la Biographie en gn&aral. Car, pour ce genre-lA, son int6ret est aussi atteste que son succ&s et il serait aussi vain de le chicaner que le genre du Roman, auquel il ressemble (malheureusement parfois) cormme un frere. Continuons en toute s&r6nit6 A lire des biographies et meme A en 6crire si nous avons le talent d'un Maurois, d'un Gamaliel Bradford ou d'un William Bolitho. Mon propos est diff&rent, plus modeste. C'est le propos d'un homme d'enseignement qui s'interroge sur la part a donner au biographique dans un expose d'histoire litt&raire.

I Ce probleme nous est pose souvent de fason brutale quand il

s'aglt d'un auteur du lointain pass&. Je prends par exemple (ou plut6t c'est lui qui me prend) ce Chr&tien de Troyes dont je suis fort occupe en ce moment avec mes bons amis R. S. Loomis, H. K. Stone et Jean Misrahi, et que Mlle Bruel, ici pr6sente, a etudie et enseigne fort bellement. Voila un vieil homme inconnu qui est un auteur tres c61ibre, tres important, car il a lanc6 par le monde litt&raire le roman d'aventures - ce qui est un achieve- ment enorme. Mais sur sa vie, son statut social, sa personne, nous ne savons autant dire rien. Son nom meme, ou plut6t ses noms (car il a pu en avoir plusieurs) sont objet de doute. II se peut que le Christianus dc&ouvert par le bon chercheur Vigneras A une date, en un lieu, sous une aumusse de chanoine, erfin dans des

* Paper read before the joint meeting of the New England Modern Language Association and the Boston Chapter of the American Association of Teachers of French, December 4, 1937.

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conditions fort plausibles, soit notre homme. Mais, A moins que <cette trace puisse &tre suivie plus avant, nous devrons nous resigner A presque tout ignorer d'un homme dont l'ceuvre a en partie cr6 - ni plus ni moins - le moyen Age litteraire en Occident.

Se resigner n'est pas scientifique. Sans doute. Mais, en atten- dant de savoir ce que nous ne saurons peut-&tre jamais, il nous faut nous accommoder de ce que nous savons, de ce que nous avons, pour mieux dire, et qui est l'oeuvre de Chr6tien de Troyes. Puisque, jusqu'a nouvel ordre, c'est de cette ceuvre settle que nous pouvons extraire notre pauvre connaissance de l'auteur il ne sera

pas mauvais de penser la valeur de ce peu de connaissance et de le

comparer avec notre ignorance. Notre ignorance de l'homme Chr6tien ou, si on vent, le non

&tre de Chr&tien pour nos regards et nos ctriositis, c'est chose infinie. Nous pourrions remplir des pages avec ce que nous aimerions savoir de lui. Quand est-il n6? Quand est-il mort? Riche on pauvre? Noble ou roturier? Clerc on laique? etc., etc., a Il'infini. Nous ne pouvons mesurer l'6tendue de ce non &re. Mais, du moins, nous pouvons, jusqu'a un certain point, mesurer la valeur pro- bable de ces donn~es qui nous manquent. Nous pouvons nous demander ce qu'elles nous apporteraient de nouveau sur le point essentiel qui est la connaissance, l'intellection de l'emuvre de ce bonhomme myst&rieux. Ajouteraient-elles, toujours a ce point de vue, beaucoup de choses A ce que nous connaissons ? Il est permis d'en douter: Par l'oeuvre, par son dedans, nous connaissons le coin de 1'espace et du temps et le milieu ohi Chr&ien a v&cu. En ce qui concerne les justes inf6rences a tirer de ces donnees --surtout pour l'6poque et le milieu - c'est " l'histoire et non A la biographie que nous aurons A faire. En somme, ce que nous savons n'est pas assez mais c'est beaucoup. En effet si nous remplaqons le concept fumeux de "race" par celui de region nous avons A propos de Chr6tien le fameux trio de donnees tainiennes. Ce n'est dijA pas si mal.

Ce n'est pas assez, je le sais bien, et grAces 6ternelles soient rendues A ceux qui y ajouteront! Mais, pour quiconque regarde l'oeuvre et son intellection comme la grande affaire, ii est bien permis de se demander si les donnbes biographiques dont nous sommnes prives jetteraient, si nous les avions, une lueur bien d6ci-

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LE PROBL1-ME

DE LA BIOGRAPHIE

sive et bien nouvelle sur l'esprit, sur le sens des romans de Chr& tien. Ainsi, que ne donnerions-nous pas pour savoir de toute cer- titude si Chretien a 6te pr&tre ou h6raut d'armes, marie ou celi- bataire, ou ceci ou cela! Mais, toujours en ce qui regarde l'esprit, le sens de son ceuvre, aurions-nous trouve "la pie au nid", la clef et la lumiere si nous avions trouve cela? Car enfin il y a pretre et pretre et il a pu y avoir h&raut et h6raut comme il y a fagot et fagot. II n'est pas suir que le metier, l'6tat qui marque le plus son homme le marque, quand il s'agit d'un 6crivain, att point que nous ayons le droit d'expliquer l'un par l'autre, rigidement. Nous ne savons pas ce que fut la profession de Chr6tien mais, a le bien lire, nous savons bien que ce ne devait pas &tre un homme "

garder dans son ceuvre comme un sillon inflexible, un pli professionnel quelconque. Et c'est meme peut-tre une de ses d6finitions et un de ses charmes qu'ayant probablement eu un m6tier, un "habit", il ne les rev&t guere dans son oeuvre. Sa relation humaine avec Marie de Champagne est pour nous plus essentielle a connaitre que sa relation professionnelle et peut-&tre qu'elle n'en depend pas. Or, cette relation humaine nous pouvons assez raisonnablement l'inf rer du texte, de l'oeuvre.

L'oeuvre, le texte, voila encore et toujours la grande affaire! Et pour la connaissance du texte, du "tissu" avec ses cellules, la philologie et pour la connaissance du mouvement, de la vie de cet organisme la critique litt&aire, la stylistique - et l'histoire ! Quant a la biographie proprement dite je ne suis ni assez sot ni assez paradoxal pour me f6liciter de ses lacunes et de ses ombres. Ja- mais de la vie! Mais j'ai seulement voulu faire observer que l'anemie biographique n'est pas mortelle pour l'intellection de l'oeuvre. C'est ici une fiche de consolation que je me donne pour tout ce qu'ignorent de bien plus savants que moi.

Mais, puisque je me sens ici bien compris et en confiance, j'irai plus loin dans ma petite m6ditation consolatrice. Oui, je me demanderai, entre nous, ceci: L'idWal d'intellection d'une oeuvre comme celle de Chr&ien de Troyes ne serait-ce pas, pour nous, de pouvoir 1'entendre comme l'ont entendue ses contemporains? Car c'est pour eux que le bonhomme &rivait - n mme si, dans un moment d'orgueil, il a un peu clign6 de l'ceil vers la posterite. Or, parmi ses contemporains et qui l'ont lu, qui done s'est jamais

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soucie de savoir qui 6tait Chr&ien de Troyes? Cette ignorance les a-t-elle emp&chs de le lire et de le comprendre comme nous sou- haiterions de le pouvoir faire. On verra bien of je veux en venir si on se transporte en esprit dans le domaine non plus de la litterature mais de l'art: On sait que l'art au moyen age est encore plus anonyme que la litterature.

(Jusqu'a. Vasari la biographie des

artistes brille par son absence). Mais ce silence sur les vies individuelles des artistes

pIse-t-il si lourd pour la connaissance, pour

l'intellection des oeuvres d'art, si, par ailleurs, la region, la date, la filiation, etc., (toutes donn&es non proprement biographiques) nous sont connues ? Pourquoi, dans les cas d'irrem&diable indigence biographique, ne pas appliquer aux oeuvres litt6raires cette meme resignation au silence biographique que nous sommes obliges d'appliquer aux oeuvres d'art du lointain passe.

En pr&chant cette resignation je ne pr&che certes pas pour mon saint car je me suis moi-mime, il m'en souvient, acharn jadis a fracturer l'anonymat narquois d'un moine du XVeme si&cle. Mais je ne parle que de la resignation dans les cas desesp&ers et ce que je pr&che c'est seulement de ne pas trop prendre pour des necessites de l'intellection les passionnantes curiosites de la biographie. Il est des cas o0i il n'est pas si mpuvais d'&tre obliges de prendre a la lettre l'humble anonymat du moyen age.

Et aussi le fier "impersonalisme du XVIIJme si&cle. Je pense ici & Moliere. Ce fut probablement le plus humain des &crivains de son temps, celui sur qui nous aimerions savoir le plus de choses humaines, de d6tails biographiques. Que ne donnerions-nous pas pour cela! Et avec passion et avec raison. Mais, en fait, jusqu'ici, les voiles dc&hires sur sa vie intime, stur ses tracas de menage, etc., ont trop souvent masque, aux mains de biographes roman- ceurs, la signification vraie, profonde de son oeuvre. Le sujet Molibre est trop souvent devenu le sujet de son oeuvre. Et cela est gravement faux. C'est manquer non seulement la rtmmoire mais A l'intelligence de Molibre que de lui refuser, pour satisfaire nos "inter&ts", le droit de s'&tre desint&rss6 de lui-meme dans son oeuvre - autant que cela est humainement possible.

Il va.sans dire que s'il s'agit d'&crivains lyriques, subjectifs, comme on dit, c'est une autre affaiire. Mais, m&me alors, combien il est facile de s'exagerer la valeur de clef, la valeur ouvrante, si

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LE PROBLPME DE LA BIOGRAPHIE

on peut dire, des notions biographiques en apparence les plus r6v61atrices. Ii serait bon parfois de se demander, meme a propos des pontes les plus "subjectifs", si l'6critutre, l'oeuvre n'a pas 6't pour eux une vie seconde, une contre-vie, bien plut6t qu'un fruit mitr tombe de l'arbre de leur vie r6elle....

II Et pourtant, quand tout est dit et quand on a 61ev6 ces doutes,

sugg6r6 ces r6serves, on ne pourra jamais emppcher que la re- cherche attentive, minutieuse du d6tail des existences litt6raires ne soit un droit imp&rieux de l'esprit. Seulement, ce droit n'est pas toujours tin plein devoir pour l'intellection de l'ceuvre, une loi et une n6cessit6. Ii est meme parfois une gene, un obstacle. Les plus s6duisantes - et les plus lgitimes aussi - de nos d6marches descriptives et d6tectives, de nos explorations biographiques, sont souvent paralleles a notre intellection de l'ceuvre, sans en faire partie int6grante. C'est ce qu'il est bon de se dire sobrement, de temps a autre. La biographie gardera & jamais une valeur mo'tive, humaine, mais, qu'elle pr&ende avoir toujours une valeur gene- tique, explicative de l'essentiel qui est l'oeuvre, qu'est l'esprit, cela c'est une autre affaire. Cherchons, trouvons, si possible, dans tout le domaine des faits, des existences individuelles, mais ne soyons pas trop dupes de la valeur essentielle de ce que nous aurons trouve. Il y a plus de danger & laisser l'homme nous cacher l'ceuvre qu'& laisser l'ceuvre nous cacher l'homme. Aussi longtemps qu'il y aura des hommes et curieux de leurs semblables ils auront droit a certaines curiosit6s - impasses, je veux dire qui ne m.nent a rien qu'& leur propre satisfaction. Mais il ne faut pas prendre ces impasses pour des allies.

C'est, je crois, Victor Hugo qui a dit: "Ami, cache ta vie et r6pand ton esprit."

Or, par une funeste maldonne, il n'est pas de vie qu'on ait "d6- couverte" jusqu'& la nudit6 avec plus de minutie cruelle que celle de Hugo. Et, pendant ce temps, des d6tracteurs, loin de r6pandre 1'esprit du pere Hugo, s'efforgaient de prouver qu'il n'avait au- cune espece d'esprit. C'est un exemple du danger qu'il y a " laisser les potins biographiques, les chuchotements et les toussotements amers des faiseurs d'indiscr&tions troubler ce que nous sommes au monde pour entendre: la symphonie de 1'esprit.

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