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L’´ evolution psychiatrique 72 (2007) 691–695 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com 1927–2007 Le raisonnement expérimental dans l’œuvre de Pinel (1966) , Experiment based reasoning in Pinel’s works (1966) Walter Riese (1890–1976) M. D., Route 2, Box 397, Glenn Allen, Virginia, États-Unis Résumé L’œuvre nosographique de Pinel se fonde avant tout sur l’application de la méthode de l’analyse en méde- cine, en particulier pour l’étude de l’aliénation mentale. Cette méthode, basée avant tout sur l’observation des phénomènes cliniques, comporte cependant une dimension expérimentale. De ce point de vue, les idées de Pinel annoncent celles de Claude Bernard pour qui la méthode expérimentale renferme l’observation et l’expérimentation. Abstract Pinel’s nosographic work is above all built on the application of the analytical approach in medicine, especially in the study of mental alienation. This approach, based on the observation of clinical phenomenons, includes however, an experimental dimension. From this point of view, Pinel’s ideas announced those of Claude Bernard who considered that the experimental approach contains observation and experimentation. Mots clés : Méthode de l’analyse ; Médecine expérimentale Keywords: Analytical approach; Experimental medicine Cet article est précédemment paru dans l’Évolution psychiatrique 1966;2:407–13. Toute référence à cet article doit porter mention: Riese W. Le raisonnement expérimental dans l’œuvre de Pinel (1966). Evol psychiatr 2007;72. Ce travail a été fait avec l’assistance du National Institute of Mental Health (United Stade Public Health Service Research Grant MH 04011), Bethesda, Maryland. 0014-3855/$ – see front matter doi:10.1016/j.evopsy.2007.09.002

Le raisonnement experimental dans l'oeuvre de Pinel (1966)

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L’evolution psychiatrique 72 (2007) 691–695

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

1927–2007

Le raisonnement expérimental dans l’œuvre dePinel (1966)�,��

Experiment based reasoning in Pinel’s works (1966)

Walter Riese (1890–1976)M. D., Route 2, Box 397, Glenn Allen, Virginia, États-Unis

Résumé

L’œuvre nosographique de Pinel se fonde avant tout sur l’application de la méthode de l’analyse en méde-cine, en particulier pour l’étude de l’aliénation mentale. Cette méthode, basée avant tout sur l’observationdes phénomènes cliniques, comporte cependant une dimension expérimentale. De ce point de vue, les idéesde Pinel annoncent celles de Claude Bernard pour qui la méthode expérimentale renferme l’observation etl’expérimentation.

Abstract

Pinel’s nosographic work is above all built on the application of the analytical approach in medicine,especially in the study of mental alienation. This approach, based on the observation of clinical phenomenons,includes however, an experimental dimension. From this point of view, Pinel’s ideas announced those ofClaude Bernard who considered that the experimental approach contains observation and experimentation.

Mots clés : Méthode de l’analyse ; Médecine expérimentale

Keywords: Analytical approach; Experimental medicine

� Cet article est précédemment paru dans l’Évolution psychiatrique 1966;2:407–13. Toute référence à cet article doitporter mention : Riese W. Le raisonnement expérimental dans l’œuvre de Pinel (1966). Evol psychiatr 2007;72.

�� Ce travail a été fait avec l’assistance du National Institute of Mental Health (United Stade Public Health ServiceResearch Grant MH 04011), Bethesda, Maryland.

0014-3855/$ – see front matterdoi:10.1016/j.evopsy.2007.09.002

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D’une facon générale et quelque peu vague, on refuse aux anciens d’avoir compris l’art desexpériences. À ma connaissance, J. Barthélemy Saint-Hilaire est le premier parmi les penseursmodernes à avoir insisté sur le fait que l’Antiquité a fait des expériences, tout aussi bien qu’elle afait des observations. Il est vrai que suivant le même auteur l’expérimentation est encore à l’étatde germe chez Aristote et chez les naturalistes anciens. D’une facon analogue, on apprend par L.Bourgey (1953) [1] que les collaborateurs du corpus hippocraticum qui ne faisaient pas partie del’école hippocratique authentique, employaient l’expérimentation comme critère de la vérité bienque leur expérimentation ne servit qu’à illustrer et imiter un phénomène plutôt qu’à le produire.F. Bacon est considéré comme le père de la philosophie expérimentale et W. Harvey comme lepremier représentant de la physiologie expérimentale. Il est vrai que tous ces auteurs ont faitdes expérimentations. Cependant, faire des expérimentations n’est pas synonyme de la méthodeexpérimentale. Le mérite de l’avoir créée revient à Claude Bernard.

L’éminent savant a défini sa méthode plus d’une fois. Nous lisons dans « l’Introduction àl’étude de la médecine expérimentale ».

« L’expérimentateur veut arriver au déterminisme, c’est-à-dire qu’il cherche à rattacherà 1’aide du raisonnement et de l’expérience les phénomènes naturels à leurs conditionsd’existence ou, autrement dit, à leurs causes prochaines. II arrive par ce moyen à la loiqui lui permet de se rendre maître du phénomène. Toute la philosophie naturelle se résumeen cela : connaître la loi des phénomènes. Tout le problème expérimental se réduit à cela :prévoir et diriger les phénomènes ».

Claude Bernard, dans ses « Principes de Médecine Expérimentale », a tracé trois périodes évo-lutives de la médecine : la première — primitive, antéscientifique ou héroïque ; la deuxième— celle de l’empirisme ; la troisième — scientifique proprement dite ou celle de la méde-cine rationnelle. C’est cette dernière qui se laisse diviser en sciences d’observation et sciencesd’expérimentation. Les sciences d’observation peuvent seulement prévoir les phénomènes ; elless’arrêtent à l’interprétation et à la contemplation des phénomènes dans les conditions où la naturenous les présente. En revanche, les sciences d’expérimentation peuvent non seulement prévoirles phénomènes, mais encore agir sur eux, les modifier et les régler. Elles veulent provoquer desphénomènes non naturels dans l’ordre des choses telles que nous les observons, elles veulenttroubler la nature, maîtriser les phénomènes et les reproduire non seulement dans les conditionsoù la nature nous les présente, mais dans des conditions où elle ne les a pas réalisés, d’où lecaractère conquérant des sciences d’expérimentation. La médecine hippocratique figure dans cetableau des périodes évolutives de la médecine comme une science d’observation au pied de lalettre. Parmi les preuves invoquées par Claude Bernard pour justifier la médecine hippocratiquecomme médecine d’observation figure l’étiologie trouvée par le Père de la médecine dans lesconditions hygiéniques extérieures (eaux, aliments, exercices) dans sa tendance de faire ressortirla prognose et de réduire la thérapeutique au régime dans les maladies aiguës, bref, de rester dansl’expectative.

Pinel ne s’est jamais lassé de faire l’apologie du Père de la médecine et de l’esprit d’observationcritère de la médecine hippocratique. On en trouve le témoignage le plus éloquent dansl’introduction à la première et à la seconde édition de sa « Nosographie philosophique » [2] :

« hommage éternel soit rendu à l’esprit observateur d’Hippocrate, qui a tracé des histoiressemblables avec autant de vérité que de laconisme et de profondeur, qui a ouvert depuisplus de 20 siècles la vraie carrière de l’observation ainsi que de la méthode descriptive, etqui, comme pour nous défendre d’une admiration superstitieuse pour ses écrits, a transmis

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par-là les moyens de les rectifier lorsqu’ils sont fautifs, et d’étendre les connaissances qu’ila laissées encore incomplètes ! Peut-on ne point admirer la méthode de 1’analyse adoptéepar le Père de la médecine, comme la seule vraie, la seule invariable dans la recherche de lavérité ; sa sagesse profonde à indiquer, par une exposition historique des faits, la marche dela nature livrée à elle-même dans les maladies aiguës ; son attention à s’élever ensuite à despoints de vue plus étendus sur la constitution médicale des saisons, à généraliser enfin sesconsidérations et à fonder des sentences aphoristiques, quelquefois sans doute susceptiblesd’exceptions, mais toujours fécondes en grandes vérités, et plus souvent confirmées par uneobservation éclairée ? Tous les progrès solides qu’a faits la médecine dans tous les temps,ne sont-ils point dus à la même méthode analytique, et que ne doit-on point attendre de sonapplication à la doctrine entière et à l’enseignement public de cette science ? ».

La « méthode analytique » à laquelle Pinel fait allusion dans ces lignes, méthode qu’il a adoptéedans sa nosographie et surtout dans sa « médecine clinique rendue plus précise et plus exacte parl’application de l’analyse » [2], est sortie de la pensée de Condillac [3], élève de John Locke etvéritable maître en matière de philosophie de la génération de Pinel. Condillac a défini la méthodeanalytique en ces termes :

« l’analyse, dit-il dans son « Essai sur l’origine des Connaissances humaines », ne consistequ’à composer et décomposer nos idées pour en faire différentes comparaisons, et pour endécouvrir, par ce moyen, les rapports qu’elles ont entre elles, et les nouvelles idées qu’ellespeuvent produire. Cette analyse est le vrai secret des découvertes, parce qu’elle nous faittoujours remonter à l’origine des choses. Elle a cet avantage qu’elle n’offre jamais que peud’idées à la fois, et toujours dans la gradation la plus simple. »

Le « cours d’études » et le « traité des systèmes » comportent des définitions semblables, sinonidentiques. Mais c’est dans sa «logique» que Condillac arrive à une conclusion qui a laissé sonempreinte sur l’œuvre de Pinel : « l’analyse », dit Condillac, « qu’on croit n’être connue que desphilosophes, est. . .connue de tout le monde, et je n’ai rien appris au lecteur ; je lui ai seulementfait remarquer ce qu’il fait continuellement ». Et Pinel de déclarer dans sa « Médecine clinique »(seconde édition) [4,5] : « je ne fais que proposer à l’homme qui est avide d’une instruction solide,la marche générale de 1’esprit humain ».

C’était en 1804. En 1810, dans sa « Nosographie philosophique » (quatrième édition), il ditencore :

« ce sont les mêmes principes à suivre pour la recherche de la vérité en médecine que pourles autres sciences naturelles ; mêmes règles pour acquérir un goût pur et des connaissancessolides ; même attention de mettre à profit les préceptes généraux donnés par les philosophespour assurer la marche et les progrès de l’esprit humain ».

Pinel a donc considéré la marche de l’esprit humain comme une source ou un recueil de textesoriginaux révélant la genèse et la structure de l’aliénation mentale. L’effort déployé pour arriver àune idée de l’aliéné l’a conduit à une idée de 1’homme. Ici s’affirme le caractère anthropologiquede la psychiatrie de Pinel, caractère obscurci par le caractère humanitaire et compatissant de sonœuvre et de sa personne.

C’est encore Condillac qui, dans son « Cours d’études pour l’instruction du Prince de Parme »,a établi les critères de l’expérimentation : « pour découvrir des phénomènes, dit-il, il ne suffit pastoujours d’observer ; il faut encore employer des moyens propres à les rapprocher, à les dégager detout ce qui les cache, à les mettre à portée de notre vue. C’est ce qu’on nomme des expériences ».

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Il s’est exprimé dans sa « logique » en des termes presque identiques précédés cependant descritères de l’observation qu’il définit en ces termes : « . . .on donne une attention particulière auxphénomènes ; on les considère dans tous leurs rapports, on ne laisse échapper aucune circons-tance ; et lorsqu’on s’en est assuré par des observations bien faites, on leur donne encore le nomd’observation ».

Pinel fait figure dans l’histoire de la psychiatrie pour deux raisons. Tout d’abord, il a libérél’aliéné de ses chaînes intellectuelles et physiques, et c’est cet acte de libération qui a inspiré lemédecin, le chroniqueur de l’humanité et le peintre. Mais Pinel est aussi l’initiateur du « traitementmoral ». Il est vrai qu’il ne l’a jamais défini en des termes explicites, et voilà probablement unedes raisons pour lesquelles le terme a été si souvent mal compris et mal interprété. Le termene comporte aucun élément moralisant et ne signifie que psychothérapie. Au chapitre intitulé« Qualités physiques et morales qu’exige la surveillance des aliénés dans les hospices » de son« Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale » (1801), Pinel déclare que « le traitementmoral est une des parties les plus importantes et jusqu’ici les moins avancées de la médecined’observation ».

Cette constatation est assurément surprenante. Dans la pensée médicale, 1’observation précèdela thérapeutique dont elle soutient la raison et l’indication. Or, suivant Pinel, l’observation renfermele traitement comme une de ses parties. Par ailleurs, par rapport à l’observation, la thérapeutiquene comprend-elle pas un élément autrement actif, sinon agressif, tandis que 1’observation, endes termes bernardiens, n’est que « l’examen des choses telles qu’elles se passent dans l’ordrenaturel » ([6], p. 123).

Pinel, au chapitre intitulé « sur la méthode d’étudier et d’observer en médecine » de sa« Nosographie philosophique » (1810), a défini la médecine expérimentale, qu’il oppose à« l’empirisme borné ». Selon lui, la médecine expérimentale « consiste à observer avec atten-tion, à ne s’en rapporter qu’à des signes sensibles, à répéter plusieurs fois les observations, à noterles résultats généraux ou particuliers des faits observés, à tenir compte de la constitution indivi-duelle, de l’influence des saisons et des climats, des périodes, des âges, etc. ! C’est là la médecinehippocratique » ([2], p. 73–75). II n’y aurait donc pas de différence fondamentale entre les sciencesd’observation et les sciences d’expérimentation ? La médecine hippocratique serait une scienced’expérimentation au même titre qu’elle serait une science d’observation ? Pinel aurait-il anticipésur la formule à laquelle est arrivé Claude Bernard qui, un demi-siècle après l’aliéniste éminent, adéclaré au « Cahier rouge », qu’en dernière analyse « l’expérimentation n’est qu’une observationportée plus loin par des moyens artificiels, une décomposition ou analyse des phénomènes aveccontre-épreuve » ([6], p. 123). On lit dans la même source que « suivant moi, la méthode expéri-mentale renferme l’observation et l’expérimentation, sans qu’on puisse les séparer » ([6], p. 41).Et plus loin : « ce qui caractérise la méthode expérimentale, ce n’est pas tant la manière dont onobtient les faits que la manière dont on raisonne avec eux et sur eux ».

Dans son œuvre posthume, Claude Bernard a rédigé sa pensée mûre de la facon suivante :« . . .la méthode expérimentale ne consiste pas dans l’usage indispensable de certains procédésd’expérimentation, mais dans l’emploi d’un certain procédé intellectuel ou plutôt d’un mode deraisonnement appliqué aux faits pour en faire sortir la vérité » [7–12].

Pinel était donc en possession parfaite du raisonnement expérimental1. En effet, il soumettaitses conclusions à l’épreuve des observations répétées, déléguant ainsi au retour spontané des

1 Pinel, bien que son nom ne put pas encore figurer parmi les collaborateurs de Diderot et de d’Alembert, doit êtrecompté parmi les partisans et les défenseurs de l’Encyclopédie ; en témoigne déjà son amitié avec Condorcet. Or l’auteurqui a rédigé l’article « Observation » pour l’Encyclopédie est parti d’une vue des plus larges et généreuses : « en parcourant

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circonstances le pouvoir réservé dans la méthode bernardienne, à la volonté de l’expérimentateur,de reproduire le même phénomène dans les mêmes conditions.

References

[1] Bourgey L. Observation et expérience chez les médecins de la collection hippocratique. Paris: Vrin; 1953.[2] Pinel P. Nosographie philosophique ou la méthode de l’analyse appliquée à la médecine. 6e éd. Paris: J. A. Brosson;

1804. pp. 995–9.[3] Condillac. Œuvres philosophiques. In: Corpus général des philosophes francais, Auteurs Modernes, T. 33. Paris:

PUF; 1947.[4] Pinel P. Médecine Clinique. Paris: J.A. Brosson; 1804.[5] Riese W. Pinel (1745–1826). His views on human nature and disease. His medical thought. J Nerv & Ment Dis

1951;144:313–23.[6] Bernard C. Le Cahier rouge. 4e éd. Paris: Gallimard; 1942. p. 123.[7] Riese W. Le déterminisme de Claude Bernard et ses rapports avec la neurologie contemporaine. L’Encéphale

1934;29:661–75.[8] Riese W. Claude Bernard in the light of modern science. Bull Hist Med 1943;14:281–94.[9] Riese W. The structure of the clinical history. Bull Hist Med 1944;16:437–49.

[10] Riese W. History and principles of classification of nervous diseases. Bull Eist Med 1945;18:465–512.[11] La structure logique de la contre-épreuve expérimentale. (Interprétation d’une page de Claude Bernard). Acta

Biotheoretica 1958;12:187–94.[12] Riese W. La pensée causale dans l’œuvre posthume de Claude Bernard. In: Riese W, editor. La pensée causale en

médecine. Paris: PUF; 1950. p. 87–92.

toutes les parties de la médecine, nous verrons qu’elles sont toutes formées par l’observation, et qu’elles sont d’autantplus certaines et plus claires que l’observation y a plus de part. . . » (Encycl., nouvelle édition, Genève, 1778, Vol 23, p.298.).