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Mar ia Her mínia Amado Laurel Universidade de Aveiro Le rapport à l’écr iture v écu par Nathalie Sarraut e e t Alice Rivaz, ou la rencontre exigeante entre une plume et une page Contemporaines, Alice Rivaz (1 901-1998), écrivaine romande dont l’universit é de Lausanne a commémor é le cent enaire de la naissance en 200 1, 1 et Nathalie Sarraute, auteure française d’origine russe (1900-1 999), dont le nom é voque aussitôt le “nouveau roman“ dans les cercles litt éraires français, ne se sont tr ès probablement jamais croisées de leur vivant. Personnalit és à la formation, aux goûts, à l’engagement familial et aux métiers bien dif f érents, rien ne semblerait, à première vue, les rapprocher . 2 Ayant inaugur é leur carrière litt éraire vers la même époque, et par un même choix g énologique, ce qui en soi, pourrait n’avoir ét é qu’une curieuse coïncidence biographique, sans conséquences – Alice Rivaz termine son premier roman, Nuages dans la main, en 1 939 (il sera publié sous les auspices de Charles-Ferdinand Ramuz l’année suivante), la même année où Nathalie Sarraute publie T ropismes, le roman dont le titre désignera, déf initivement, son modèle d’écriture –, les deux auteurs ont pourtant également accorà la r éf lexion sur la litt érature une part considérable de leur labeur intellectuel. Coïncidence qui se r é vèle, à notre opinion, porteuse de sens. La ref léxion sur la litt érature dé veloppée au long de leur carr ière par les deux femmes de lettres a privilégié un genre pr écis, le roman. Elle s’est exercée sous la forme de 153 1 Le colloque international organisé à l’occasion de ces commémorations a donné lieu l’année suivante à la publi- cation du premier numéro de cette année de la revue Etudes de Lettres, édit é par Françoise Fornerod et Doris Jakubec. 2 Consulter , pour des aspects biographiques d’ Alice Rivaz, outre ses livres à connotation autobiographique – L Alphabet du Matin, publié en première édition à la Coopérative Rencontre en 1968, Comptez vos jours, José Corti, 1966, et Traces de vie, publié par Bertil Gallant en 1983 –, l’excellente étude consacr ée à l’auteure par Françoise Fornerod, Alice Rivaz: pêcheuse et bergère de mots, Editions Zoé, 1998, aussi bien que le chapitre voué à l’aut eure dans le tome III de l’Histoire de la litt érature en Suisse romande, collection dirigée par Roger Francillon. Pour le cas de Nathalie Sarraute, lire Enfance, publié chez Gallimard en 1983, et les Conversations entretenues entre l’auteure et la spécialiste de litt érature française moderne et dramaturge, Simone Benmussa: Nathalie Sarraute: qui êtes- vous?, publiées en 1987 à Paris, à La Manufacture.

Le Rapport Nathalie Sarraute

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Le Rapport Nathalie Sarraute

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  • Maria Hermnia Amado LaurelUniversidade de Aveiro

    Le rapport lcriture vcu parNathalie Sarraute et Alice Rivaz,ou la rencontre exigeante entreune plume et une page

    Contemporaines, Alice Rivaz (1901-1998), crivaine romande dont luniversit deLausanne a commmor le centenaire de la naissance en 2001,1 et Nathalie Sarraute,auteure franaise dorigine russe (1900-1999), dont le nom voque aussitt le nouveauroman dans les cercles littraires franais, ne se sont trs probablement jamais croisesde leur vivant. Personnalits la formation, aux gots, lengagement familial et auxmtiers bien diffrents, rien ne semblerait, premire vue, les rapprocher.2

    Ayant inaugur leur carrire littraire vers la mme poque, et par un mme choixgnologique, ce qui en soi, pourrait navoir t quune curieuse concidence biographique,sans consquences Alice Rivaz termine son premier roman, Nuages dans la main, en1939 (il sera publi sous les auspices de Charles-Ferdinand Ramuz lanne suivante), lamme anne o Nathalie Sarraute publie Tropismes, le roman dont le titre dsignera,dfinitivement, son modle dcriture , les deux auteurs ont pourtant galement accord la rflexion sur la littrature une part considrable de leur labeur intellectuel.Concidence qui se rvle, notre opinion, porteuse de sens.

    La reflxion sur la littrature dveloppe au long de leur carrire par les deux femmesde lettres a privilgi un genre prcis, le roman. Elle sest exerce sous la forme de

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    1 Le colloque international organis loccasion de ces commmorations a donn lieu lanne suivante la publi-cation du premier numro de cette anne de la revue Etudes de Lettres, dit par Franoise Fornerod et Doris Jakubec.

    2 Consulter, pour des aspects biographiques dAlice Rivaz, outre ses livres connotation autobiographique LAlphabet du Matin, publi en premire dition la Cooprative Rencontre en 1968, Comptez vos jours, Jos Corti,1966, et Traces de vie, publi par Bertil Gallant en 1983 , lexcellente tude consacre lauteure par FranoiseFornerod, Alice Rivaz: pcheuse et bergre de mots, Editions Zo, 1998, aussi bien que le chapitre vou lauteure dansle tome III de lHistoire de la littrature en Suisse romande, collection dirige par Roger Francillon.

    Pour le cas de Nathalie Sarraute, lire Enfance, publi chez Gallimard en 1983, et les Conversations entretenues entrelauteure et la spcialiste de littrature franaise moderne et dramaturge, Simone Benmussa: Nathalie Sarraute: qui tes-vous?, publies en 1987 Paris, La Manufacture.

  • plusieurs modles textuels, la plupart des fois dans des essais, publis dans des revues despcialit et plus tard runis dans des volumes, comme cest le cas de Lre du soupon,de Nathalie Sarraute, ou bien dans des articles publis dans des journaux, comme cestle cas, pour Alice Rivaz, de quelques textes ayant dabord paru dans le Journal deGenve, ou de discours prononcs lors doccasions formelles, tel celui que lauteurepronona la sance publique au cours de laquelle lui fut remis le Prix des EcrivainsGenevois 1967 pour son roman Le Creux de la vague, discours qui fut inclus dans lerecueil Ce nom qui nest pas le mien, dont la premire dition, aux soins de BertilGalland est parue en 1980 (Rivaz, A., 1998: 81-96).

    Nous nous proposerions dans cette tude de mettre en parallle le parcours de deuxcrivaines dont la vie et loeuvre recouvrent une partie significative du XXe sicle. Ayanttmoign, toutes les deux, mais situes des balcons diffrents, les principaux vnementshistoriques du sicle lauteure de La paix des ruches (roman lucide sur la conditionfminine dont la publication, en 1947, devance celle de lessai de Simone de Beauvoir, Ledeuxime sexe (1949) et de onze ans celle du rcit Mmoires dune jeune fille range), deson nom civil, Alice Golay, fille de lidologue socialiste suisse Paul Golay, et NathalieSarraute, fille dun couple russe migr en France pour des raisons politiques elles onten commun encore le fait davoir construit une oeuvre o la rflexion sur lcriture et laparole littraire, dessine, au mme titre que leurs crits fictionnels, leur portraitdcrivaines engages dans la contemporanit. La lecture de quelques-uns de leurs textes,mtalittraires ou littraires, nous aidera suivre le parcours dune conception du fait lit-traire dont les prmices remontent aux annes dapprentissage de lcriture et de la lec-ture des deux crivaines.

    Lre du soupon, recueil de textes crits para lauteure franaise entre 1947 et 1956,est considr par la critique comme lun des ouvrages de rfrence dans lhistoire de larflexion sur le roman publi Paris au XXe sicle. Ce livre a contribu de faon incon-tournable la dmarcation du champ romanesque entre le roman dit traditionnel et lenouveau roman.

    Concidence encore digne de note est le fait que la rflexion sur la littrature ne setrouve pas circonscrite, chez les deux crivaines, au genre de lessai ou de larticle cir-constanciel, espaces dcriture o elle saffirmerait en toute autonomie. Effectivement,cette rflexion est intrinsque lactivit globale dcriture des deux auteures, dont loeu-vre doit tre considre, de ce fait, comme un tout homogne, un continuum, pour utili-ser lex p ression la connotation phys i que qui pourrait sans doute le mieux en ex p rimer lep ro j et intellectuel, et duquel ch a que tex te se pr s e n te comme un lment constitutif fo n-d a m e n tal. Cet te r fl exion trave rse, de faon subtile, le tissu de la production fi c t i o n n e l l ed Alice Rivaz et de Na thalie Sarra u te. Ainsi, lunive rs o se meuvent leurs pers o n n a ges estbien souvent celui des hommes ou des femmes de let t res, de ceux ou celles qui aspirent un tel statut ou, plus simplement, de ceux ou celles qui vivent dans leur ento u ra ge .

    Il en est ainsi chez Nathalie Sarraute, dont la rf lexion autour de la cration littraire ltat naissant, et autour de leffort crateur, autorise son lecteur identifier cesdeux problmatiques comme deux thmes littraires majeurs dans loeuvre de la roman-cire. Ils dterminent lcriture de la plupart de ses romans, et sinscrivent de plein gr ausein de son oeuvre fictionnelle.

    Annoncs depuis la parution de Tropismes, en 1939, tropismes qui constitueront la

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    Maria Hermnia Amado Laurel

  • matire premire de Portrait dun inconnu (1948) et de Martereau (1953), romans quipassent presque inaperus de la critique et des lecteurs, aprs avoir difficilement trouvdditeur, ces thmes ne cessent de se manifester et de se dvelopper au long de son oeu-vre, recouvrant, en parallle, et sa manire, sous le mode fictionnel, lintense rflexioncritique sur le roman qui agite les milieux littraires franais ds la fin des annescinquante, avec les premiers travaux de Roland Barthes, et qui poursuivra au long desannes soixante, engendrant dcres polmiques entre les partisans de la nouvelle cri-tique et les tenants de la critique universitaire.3 La publication, en 1956, de Lre dusoupon recueil de textes qui permettent lauteure dencadrer thoriquement lesprocds narratifs mis en oeuvre dans sa pratique de lcriture dun roman qui se veutrenouvel par rapport aux modles consacrs, mais jugs prims, du roman dit tradi-tionnel , vaudra Nathalie Sarraute la reconnaissance publique mais aussi sa filiationdans le mouvement, dat, du nouveau roman, qui regroupait alors, aux Editions deMinuit, les noms dAlain Robbe-Grillet, Michel Butor ou Claude Simon, entre autres.Que ce soit sous la forme de la mise en situation de personnages insrs dans des atmos-phres littraires, ou dans la cration dunivers dtermins par le livre mme, ou la rcep-tion dune oeuvre dart, des romans tels que Le Plantarium (1959), ou les romans LesFruits dOr (1963), Entre la vie et la Mort (1968), ou Vous les entendez?, dont la pu-bli-cation ouvre dj la dcennie suivante, publi en 1972, sarticulent toujours autour de laproblmatique de la cration littraire ou artistique.

    Paralllement son oeuvre romanesque, Nathalie Sarraute inaugure entre 1963 et1966 lcriture de pices de thtre, la demande de la Radio de Stuttgard. Cette expri-ence, une poque o le thtre radiophonique tait pratiqu par les principalesantennes europennes, ayant ainsi largement contribu la connaissance de bien desauteurs,4 constitue un nouveau dfi pour une auteure qui a lev la sous-conversation,le non-dit, comme thme majeur de son art romanesque. La collaboration au thtreradiophonique lui permettra de donner une forme nouvelle la rflexion sur la crationlittraire, et trs particulirement dans ce cas, la rflexion sur le langage et la commu-nication, poursuivie par lauteur dans ses romans. Le titre de ses premires pices en estsignificatif: Le Silence, crit en 1964 et Le Mensonge, en 1966. La matire qui constitu-ait la trame de ses romans devient dans ce nouveau support la source des seuls dialoguesqui soutiennent ses pices radiophoniques, pices qui seront bientt portes sur la scnepar des noms aussi consacrs que celui de Jean-Louis Barrault, ds 1967. Les divers sup-ports que connat loeuvre de Nathalie Sarraute forme romanesque, thtre radio-phonique et thtre scnique -, rendent ainsi possible la conjugaison, sur de diversesm o d a l i ts ex p re s s i ves, de la r fl exion sur la matire mme du romancier le langa ge ,que le titre de sa premire pice Le Silence (1964),5 thmatise dune manire heureuse.

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    3 Cette polmique se fera encore entendre au long des annes quatre-vingt, illustre, par exemple, par les violentesdisputes qui ont oppos entre eux Ren Pommier et Pierre Barbris au sujet de la valeur des thses barthsiennes, pro-longeant lcho des disputes entre Roland Barthes et Raymond Picard au cours des annes soixante. V., ce sujet, RenPommier, Le Sur Racine de Roland Barthes, Paris, SEDES, 1988, qui runit les principaux textes de la thse dEtat delauteur, et de Pierre Barbris, Le prince et le marchand. Idologies: la littrature, lhistoire, Paris, Fayard, 1980.

    4 Lire, propos du thtre radiophonique en Suisse romande, le chapitre intitul Le thtre et ses auteurs, critpar Jol Aguet, pour le tome III de lHistoire de la littrature en Suisse romande, collection dirige para Roger Francillon.

    5 Cette pice a t rcemment mise en scne au Portugal par Diogo Dria et Elsa Bruxelas, lInstitut Franco- -Po rt u gais, Lisbonne (2003). Pela pri m e i ra vez a auto ra tra n s fo rmou o pr-dilogo do romance em dilogos onde se

  • Au silence tout intrieur de la lecture romanesque, qui valorise lmergence muette dunon-dit, des penses non articules mais combien puissantes et oppressantes, tant pourceux chez qui elles germinent que pour ceux qui les pressentent ou cherchent en devi-ner le parcours sinueux, le thtre permettra Nathalie Sarraute dexploiter de nouvellespossibilits articulatoires du langage. Soit de faire entendre lauditeur la pr-articulationromanesque, dans le cas du thtre radiophonique, soit de situer face face, devant lespectateur, les personnages qui les formulent et ceux qui elles se destinent, leur faisantchanger les mots de conversations qui nent font pas forcment de vrais interlocuteurs,mais o se jouent souvent des dialogues limage de lun des derniers dialogues de loeu-vre de Nathalie Sarraute, celui que la dramaturge met en scne, en revenant la formeromanesque primitive, le rcit dEnfance. Forme romanesque primitive dont le sensdevient clair. Primitive puisque, au premier abord, cest dans le genre romanesque quelauteure construit ses premiers textes fictionnels; primitive encore puisque cest sur leroman quelle exerce ses premires rflexions littraires; primitive enfin, puisque,approchant la fin de sa vie et de sa carrire dcrivain consacre, elle choisit de revenirsur des souvenirs toujours fragmentaires denfance, la sienne, pour faire accordercette forme sur le fond un dialogue et sur la forme encore un roman avec la sen-sibilit toute particulire quelle a dmontr, depuis son jeune ge, ce qui allait devenirla matire premire de son oeuvre venir: le langage et son criture. Une oeuvre laque-lle elle sest donne avec une minutie patiente, que nous pourrions qualifier dartisanale,dans le silence longtemps partag par Raymond Sarraute, son premier interlocuteur, loinde la notorit.

    Je ne suis rien dautre que ce que jai crit, peut-on lire un moment donndEnfance, prcisment celui o la petite fille qui sefforce de matriser, tout en les ren-dant le plus visibles, le plus nets possible, les ples fantmes de btonnets, de lettresque constituent pour le moment son criture, prend conscience de leur rle dans leprocessus de sa croissance et de son indpendance personnelles. Processus que nous pour-rions identifier, sur un autre plan, au processus de son affirmation personnelle en tantqucrivain, et nous rapprocherait du rapport entretenu entre lcriture et le langage dansson oeuvre.

    Le rapport entre la phrase que nous venons de transcrire, limportance du livreLEnfance, et la place quoccupent le langage et lcriture dans loeuvre de NathalieSarraute, mritent notre rf lexion.

    Cette phrase se rfre un moment simultanment douloureux et heureux de sonenfance. Moment douloureux puisquil est celui o la jeune enfant quest Nathalie prendconscience de la sparation dfinitive quelle prouve par rapport Vra et, dune faongnrale, par rapport sa nouvelle famille et son entourage, dont elle se sent rejete.Moment pourtant heureux, puisque, cherchant refuge dans sa chambre denfant, o ellesenferme, elle parvient y crer pour elle mme lunique espace physique de la maisonquelle sent lui appartenir vraiment. Elle sy enferme et alors, ce qui aux yeux des autres,des grands, constitue une corve faire ses devoirs , seule chose que tout le monde

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    diz tudo ou quase tudo[...] neste teatro de almas, jogos e silncios que gosto de trabalhar e partilhar com o especta-dor, neste tempo em que, como algum disse, as almas no so habitveis e sofrem por isso (mots de Diogo Dria, trans-

  • respecte dans cette maison, et pour laccomplissement de laquelle on lui accorde toutesles conditions, sans que personne ne vienne la dranger, faire ses devoirs se rvle pourelle non seulement loccasion privilgie de se retrouver une chambre soi, pour para-phraser Virginia Woolf, ce quelle ressent comme fondamental pour la prservation deson identit dans cette maison qui nest pas la sienne,6 mais surtout loccasion simultanede la reconnaissance de son individualit et la reconnaissance piphanique de sa vraie vie:

    Je ne suis rien dautre que ce que jai crit. Rien que je ne connaisse pas, quon projette surmoi, quon jette en moi mon insu comme on le fait constamment l-bas, au-dehors, dans monautre vie... Ici, je suis en scurit.7Cette mme phrase acquiert nanmoins toute son ampleur si nous la situons dans lu-

    nivers littraire auquel elle appartient, en dehors des filiations autobiographiques quipeuvent la soutenir. En effet, cette phrase demande tre lue dans le contexte mme dela place inaugurale quoccupe lcriture, par rapport lusage de la parole, dans loeuvrede lcrivaine et de la dramaturge. Renvoyant, dans le contexte du rcit denfance, aumoment o lenfant apprend crire, elle rvle limportance dont sest revtue, pourcette enfant qui la parole tait empche tel point quelle jaillit, brle-pourpoint,dans cette question brutale quelle adresse Vra: Dis-moi, est-ce que tu me dtestes?8, la matrise de lcriture.

    Faire ses devoirs, le cas chant, dessiner correctement les lettres de lalphabet, prenddonc pour elle une double signification: moment consenti par les grands, moment ausside la rvlation de sa vraie vie. Lcriture se prsente ainsi lenfant comme pouvant rem-placer la parole empche, prenant la place de celle-ci, qui se heurte contre tout cequon projette sur [elle], quon jette en [elle] [son] insu comme on le fait constammentl-bas, au-dehors, dans [son] autre vie....9 Cest lcriture que lenfant se donneradsormais, dans le secret de sa chambre denfant, quelle se donnera plus tard commeromancire, dans le silence de soi et des autres quelle ctoie. Ce sera la romancire quilreviendra, plus tard, de rendre visibles la lecture les mots non formuls, les motsempchs eux aussi, des adultes qui peuplent ses romans. Des mots quelle avait entendusun jour dans sa propre langue maternelle, prononcs par Vra, la deuxime femme deson pre, son intention: Tebia podbrossili (tu as t abandonne). Des mots qui sig-nifient la rupture avec la langue parle, mais aussi avec la langue et la parole maternelles et lenfant se dtachera progressivement des lettres de sa mre, prouvant chaque jourdavantage la distance qui se creuse entre elle et celle-ci des mots devenus silencieux,dfinitivement abandonns, eux aussi, tout comme lenfance qui sestompe...des motsdont seule l criture viendra sonder le sens profond... Et ceci force dune attention etdun effort soutenus. Lactivit de lcriture sencadre en effet chez Nathalie Sarraute dansun contexte dautorit, dexigence de soi et de responsabilit que la lecture du passagesuivant dEnfance nous aide comprendre:

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    6 Vra le lui fera sentir de plusieurs reprises: Ce nest pas ta maison...On a peine le croire, et pourtant cest cequun jour Vra ma dit. Quand je lui ai demand si nous allions bientt rentrer la maison, elle ma dit: Ce nest pasta maison (Sarraute, N., 1983:130).

    7 Nathalie Sarraute Enfance, Paris, Gallimard, 1983, p. 168.8 Idem, p. 272.

  • Des lois que tous doivent respecter me protgent. Tout ce qui marrive ici ne peut dpendreque de moi. Cest moi qui en suis responsable. Et cette sollicitude, ces soins dont je suis entourenont pour but que de me permettre de possder, daccomplir ce que moi-mme je dsire, ce quime fait, moi dabord, un tel plaisir...10Sentiment dabandon qui nest sans doute pas tranger au renvoi du besoin dautorit

    et de protection ressenti par lenfant aux contraintes de la langue crite rgie par deslois que tous doivent respecter; livre ses devoirs ds son jeune ge, elle ne cesserade rf lchir la responsabilit que lacte dcrire impose lcrivain, et, plus forte rai-son, au nouveau romancier, pour lequel, selon Nathalie Sarraute, lintrt se trouve dansles endroits obscurs de la psychologie.11

    Le travail de lcriture rendre plus visibles, le plus net possible les ples fantmesde btonnets que constituaient pour elle les lettres rejoint dautre part aussi lactivitde la lecture, les deux ne constituant quune face du dialogue qui se tisse, en silence, entreles personnages de ses romans, ou, sur scne, entre des personnages qui nous le donnentaussi voir et entendre. Au bout dune longue carrire, Enfance, justement parce quilnous invite remonter jusquaux sources dune criture dont nous sont donnes voirles premires motivations motivations dans lesquelles se rejoignent, aussi paradoxal quecela puisse paratre, la douleur, lapaisement et le plaisir confirme la prcdence delcriture par rapport lusage de la parole dans lunivers fictionnel mis en oeuvre dansloeuvre romanesque et thtrale de Nathalie Sarraute. Enfance, bien au-del du rcitdenfance qui le soutient, nous invite ainsi suivre, avec lauteure, le parcours de lecturede son oeuvre, dont il constitue rebours la matrice12.

    La rflexion sur la littrature, en particulier sur le roman et sur le langage, savregalement une constante dans loeuvre dAlice Rivaz. Trs curieusement aussi, le choixde quelques passages de nature autobiographique sur son apprentissage scolaire de la lec-ture nous permet de mieux comprendre limportance dont se revt la littrature pour cetteauteure, ds son jeune ge.

    De mme que nous venons de le proposer pour le cas de Nathalie Sarraute, nouspouvons nous demander pourquoi crit Alice Rivaz, que signifie pour elle crire?

    Le rapport la littrature lcriture et la lecture est vcu de manire diffrentepar les deux crivaines. Une mme exprience les unit pourtant, ds leur enfance, danslapprentissage de leur affranchissement du monde des adultes: celle du bonheur ressen-ti, dans le petit espace clos de leur chambre une chambre bien elles devant les let-tres. Les deux partagent en effet la mme exigeance devant la page blanche: celle de larecherche passionne de la perfection.

    Revenons sur les deux passages dEnfance sur lesquels nous nous sommes attarde, etlisons leur suite quelques lignes de lAlphabet du Matin, dAlice Rivaz.

    C e st apaisant, cest ra s s u rant dtre l to u te seule enfe rme dans sachambre...personne ne viendra me dranger, je fais mes devoirs , jaccomplis undevoir que tout le monde respecte [...] Jessuie ma plume sur un petit carr de feutre,

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    10 Ibidem.11 Nathalie Sarraute Lre du soupon, Paris, Gallimard, 1956, p.83.12 Sur dautres aspects de la porte matricielle dEnfance, v. aussi Bompiani, Ginevra, La parole en Enfance ,

    Littrature , 118, 2000 : 46-52.

  • je la trempe dans le flacon dencre noire, je recouvre en faisant trs attention... il fautquil ny ait aucune bavure...les ples fantmes de btonnets, de lettres, je les rends le plusvisibles, le plus net possible...je contrains ma main et elle mobit de mieux en mieux...13

    Je ne suis rien dautre que ce que jai crit. Rien que je ne connaisse pas, quon projette surmoi, quon jette en moi mon insu comme on le fait constamment l-bas, au-dehors, dans monautre vie... (...) Ici, je suis en scurit.

    Des lois que tous doivent respecter me protgent. Tout ce qui marrive ici ne peut dpendreque de moi. Cest moi qui en suis responsable.14

    (...) jtais loin de savoir lire. Je mapprochais encore des mots comme dobjets inaccessibles,tremblante de convoitise, le coeur brlant de les avoir en ma possession. Certains cdaient toutde suite, dautres refusaient de se laisser investir. Il fallait longtemps pour percer leur secret, lessoumettre et les apprivoiser.15

    Le livre couverture cartonne rouge vif (...) ne me quittait plus. (...) L tait la vraie vie,enferme entre les deux couvertures incrustes de majuscules dores, monde clos, sans pouvoirsur les grandes personnes qui, jusquici, avaient tenu une si grande place et bouch tous meshorizons. Et dans ce monde peupl de mes pairs, javais dsormais librement accs grce aumiraculeux pouvoir que venait de me confrer la science de lalphabet.16Il est curieux de constater que, pour les deux crivaines, la notion de bonheur sins-

    crit au coeur dun univers smantique rgi par la conscience trs nette de leffort person-nel. Notion explicitement nomme par Alice Rivaz, et, son tour, notion implicite au sen-timent dapaisement ressenti par la petite lve du cours Brbant qua t NathalieSarraute, toute entirement absorbe dans ses efforts pour rendre lisibles les petits bton-n ets que constituaient son cri t u re. Confluence o se rejoignent les notions deffo rt, dex i -geance de soi, de don personnel, qui aboutissent, dans le cas de Nathalie Sarraute, len-fermement protecteur de lapprentie-crivaine dans lespace protecteur de sa chambre,o rien de ce qui se passe lextrieur ne la concerne17 et, dans le cas dAlice Rivaz, ellesconstituent la seule issue devant les difficults mmes qui se poseront, plus tard, lcrivain. Je pense que, de toute faon, il faut sastreindre continuer dcrire, seulefaon de ne pas manquer les rencontres heureuses, presque toujours inattendues, quibrusquement se font entre une plume et une page, avouera-t-elle son correspondant etami, Jean-Claude Fontanet, dans une lettre date du 1er novembre 1971.18

    Tenant compte du choix qui dterminera en partie la vie de chacune devenir aussi(ou surtout?) crivain, en dpit des exigeances de chacune, Alice Rivaz travaillant pen-dant de longues annes au service de documentation du Bureau International du Travail, Genve et Nathalie Sarraute inscrite la barre des avocats de Paris , et de limpor-tance que chacune a accorde la rflexion sur la littrature, ce premier contact avec lemonde des lettres acquiert toute sa signification.

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    13 Nathalie Sarraute Enfance, op. cit., p. 134.14 Idem, p. 168.15 Alice Rivaz Lalphabet du matin, Lausanne, Editions de lAire, 1994, p. 110.16 Idem, p. 114.17

    ...Lili crie, Vra se fche je ne sais contre quoi ni contre qui, des gens vont et viennent derrire ma porte, riende tout cela ne me concerne... (Sarraute, N., 1983. 134).

    18 Alice Rivaz Creuser des puits dans le dsert, Carouge-Genve, Editions Zo, 2001, p. 131.

  • Outre le fait de dmontrer une rare tnacit devant la difficult mme de lapprentis-sage de la part des deux jeunes enfants, ces quelques lignes sont rvlatrices du pouvoirque les lettres dtenaient dj, leurs yeux enfantins, de les transposer dans dautres vies.

    Une autre vie qui, ce moment-l constituait laffranchissement du monde desadultes, le refuge o rien ne pouvait les atteindre, et qui, plus tard, deviendra, pour lesdeux, le lieu de lexprience dune nouvelle criture.

    Pour Nathalie Sarraute, les ples fantmes de btonnets, de lettres, quelle sefforaitdaligner sous un mme angle, et dont elle recouvrait tant de pages de devoirs, enapprentie-crivaine, ne sont sans doute pas trs loigns de ces tropismes quelle dfinitcomme les mouvements sous-jacents de la conscience, et quelle sefforce damener lalumire par un long et minutieux travail de descente aux profondeurs du moi de chacunde ses personnages, qui jouxtent litinraire de ses romans et de ses pices de thtre....

    Pour Alice Rivaz, leffort qui la poussait, enfant, poursuivre son long travail dedcodage de mots jusqu percer leur secret, les soumettre et les apprivoiser, se pour-suivra dans son oeuvre fictionnelle et mtalittraire. Nous y percevons encore le mmebesoin de comprendre qui absorbait entirement lenfant devant devant ltranget dunmot rare. Il y est perceptible dans le style de ce que nous avons appel ailleurs19 sa parolesilencieuse, sous-jacent au regard interrogateur mais quaucune rponse ne viendraplus rconforter que celle de lacceptation de maints de ses personnages, au long de sesromans et de ses nouvelles, devant le passage du temps et linsinuation de la vieillesse dansleur corps, leur insu, ou devant la trahison dun amant, intriorise dans le silence desoi, aprs un long apprentissage de la souffrance.

    La raret dun mot tait souvent ressentie par lenfant comme quelque chose de mer-veilleux et denvotant.

    Or ce mme envotement, lcrivaine quelle deviendra, elle le gotera devant la lec-ture dune page dcriture, une belle toile ou un beau paysage, en entendant de lamusique et en en jouant elle-mme. Lassociation entre les lettres et la musique trouvecertainement sa premire forme dexpression dans son oeuvre dans le souvenir de lap-prentissage de la lecture par lauteur.

    Le besoin ressenti par lenfant de comprendre un mot rare dans lencyclopdie li-mite de ses comptences langagires est souvent plus fort que lui. Il lui donne le couragede sapprocher des grandes personnes qui lont prononc et leur demande alors delpeler ou de lcrire sur [son] ardoise afin de voir comme il est fait, quel air il a.20

    Lapprentissage de la lecture se double, chez Alice Rivaz, de la sensibilit rythmique,simultanment visuelle21 et musicale,22 de lenfant futur crivain qui nous donne ici la

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    19La parole silencieuse: quelques notes pour une typologie narrative des nouvelles dAlice Rivaz, Etudes de

    Lettres, 2001: 121-140.20 Alice Rivaz Lalphabet du matin, op. cit., p. 110. Quand il ne lui arrive, dautres occasions moins fortunes,

    de le prononcer de la faon la plus inconvenante. Subjugue par le mystre du mot charogne, dont elle ignore abso-lument le sens, elle le murmure loreille de son pre, bien fire de cette confidence. Aux mots scandaliss de son pre Tu me fais vergogne!, voici sa raction: Vergogne! Charogne! Les deux mots semblaient amis. Mais probablementne ltaient-t-ils pas, puisque lun des deux tait un vilain mot, tandis que lautre nen tait pas un, sinon papa ne lauraitpas prononc. (Idem, p. 102).

    21 Alice Rivaz fut galement peintre.22 La musique a t la grande passion dAlice Rivaz, ancienne lve du Conservatoire de Lausanne, laquelle elle

    a d pourtant tt renoncer, pour des raisons familiales et personnelles. Il lui arrivait de jouer du piano pour ses invits etamis.

  • plus belle dfinition de la matire premire de lcrivain, lalphabet.Pourtant, le passage transcrit dAlice Rivaz, dans la mesure o il porte sur un aspect

    particulier de son rapport aux lettres, celui de la lecture, appelle encore un autre ordrede rflexions, sur lesquelles nous reviendrons.

    ...les lettres de lalphabet sont comme des enfants qui se tiennent par la main pour formerune ronde ou une farandole. Peu peu on reconnat leurs diffrents visages et la place quellesoccupent les unes par rapport aux autres. Puis la ronde se disloque et les enfants-lettres s -parpillent de tous les cts la fois pour se regrouper par deux, par trois, par cinq, et selon toutesles combinaisons possibles. Ainsi font les lettres de lalphabet qui se rencontrent pour former dessyllabes et des mots. Ces mots sont les mmes qui schappent des lvres, clatent de joie oudimpatience, sifflent de colre entre les dents, coulent comme du miel ou du sirop, et quonprononce du matin au soir. Les crire, cest faire leur portrait. Ds lors, il nest mme plus nces -saire de les prononcer. Il ny a qu regarder sur la page. Cest comme si la page parlait; on l -coute avec les yeux.23

    De mme que pour Nathalie Sarraute, la matrise des lettres par la victoire obtenuepar lenfant sur lcriture dans son cas signifie pour Alice Rivaz laccs une autrevie. Dans le cas de lcrivaine romande, cette matrise, laquelle elle parvient grce,selon un raisonnement de nature presque mathmatique, la dcouverte des combi-naisons possibles des caractres de lalphabet qui lui permettent de comprendre le fonc-tionnement de lcriture et laccs, consquent, la lecture, lui ouvre le chemin de lavraie vie.24

    Ce sera cette vraie vie quelle se donnera dfinitivement dans son ge adulte,lorsquelle en ressentira la rvlation imprieuse un jour doctobre 1960, et quelle retien-dra dans ses carnets personnels: Dsormais, je vivrai en crivant et jcrirai en vivant!25

    Une dcision qui impliquera de profonds changements dans sa vie personnelle. Enpremier lieu, la ncessit dadopter un nom de plume [qui] lui permettrait [...] de gom-mer quelque peu, pour les uns et les autres, ce qui leur semblait suspect, ou tout au moinsinsolite, dans cette activit alors moins rpandue encore chez les femmes que chez leshommes.26 Cest ce mme sentiment quont prouv dautres contemporaines dAliceRivaz, ses soeurs en criture, selon Franoise Fornerod, telles les crivaines romandesMonique Saint-Hlier, Cilette Ofaire, Catherine Colomb, Hlne Champvent.27Pourtant, et non obstant limportance dont se revt ltude de la contextualisation delcriture fminine dans le cas de notre auteure28 , cest plutt lobjet sur lequel Alice Rivazdcide dorienter son criture, objet qui motive galement sa rflexion littraire, qui nousintresse dans le cadre de notre tude.

    Cest toujours dans le recueil Traces de vie, o, la demande de son ami, lditeurBertil Galland, elle a runi quelques notes parses prises dans ses carnets personnelsentre 1939 et 1972, quelle exprime le plus clairement son refus de suivre des modles tra-ditionnels dcriture romanesque. Aux histoires dont se remplissent les rcits, elle

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    Le rapport lcriture vcu par Nathalie Sarraute et Alice Rivaz,ou la rencontre exigeante entre une plume et une page

    23 Alice Rivaz Lalphabet du matin, op. cit., p. 110.24 Idem, p. 114.25 Alice Rivaz Traces de vie, Vevey, Editions de lAire, 1998* , p. 177.26 Idem, pp. 147-148.27 Franoise Fornerod Alice Rivaz: pcheuse et bergre de mots, Carouge, Zo 1998, p. 28. 28 V. le numro cit de la revue Etudes de Lettres.

  • prfre raconter les tres:Ce ne sont pas des histoires que je cherche raconter, mais des tres.29

    Le choix dune thmatique nouvelle, o le rcit narratif substituera lintrigue (les his-toires) aux tres, que lauteur envisage surtout daprs leur perception du monde, desautres et deux mmes, loblige en reformuler les coordonnes principales, telles letemps et lespace, laction, la voix narrative et les modalits du point de vue, les person-nages, et partir la recherche de nouvelles formes dexpression pour dire le rel sub-jectivis qui en constitue le principal enjeu.

    La rflexion mene par Alice Rivaz sur les mots se trouve la base de sa rflexionsur la littrature. De nombreux passages de son oeuvre fictionnelle et mtalittraire pour-raient illustrer sa pense. Ce miraculeux pouvoir que venait de [lui] confrer la sciencede lalphabet, et dont elle fait aussi lexprience piphanique dans son enfance,30 elle lemettra largement louvrage dans ses textes de maturit, o le raisonnement fcond surle mtier de lcrivain situe lcrivaine dans la ligne de Virginia Woolf et de KatherineMainsfield, de mme quil soulve des questions chres au nouveau roman. Lcrivainromand Jean-Claude Fontanet, avec qui Alice Rivaz changea une correspondance sui-vie au long des trente dernires annes de sa vie, la bien pressenti, lorsquil le lui critdans une lettre date du 3 juillet 1962, dont le brouillon a t conserv: il est bien vraique vous tes un pionnier du nouveau roman.31

    Parmi celles-ci nous pourrions identifier le narrateur, la focalisation et le rcit subjec-tif, que le ou la narratrice rivaziens conjuguent selon des modalits qui loignent ses textesdu modle du narrateur omniscient, de la focalisation unique et du temps linaire pra-tiqus par le rcit dit traditionnel ou raliste. Ancrs sur son exprience personnelle, deaux recherches documentaires et stastiques dordre social quelle se doit daccomplir pourle BIT, dune face moins brillante de la vie Genve, les nouvelles dAlice Rivaz, ou sesromans, plutt inspirs par les milieux internationaux cultivs et aiss quelle frquentegalement grce son activit professionnelle, sattachent la descente aux profondeursdes sentiments de ses personnages et leur perception du monde. Sentiments quelle finitpar faire siens, narratrice dont la voix se dilue parfois dans celle de ses propres person-nages, jusqu se confondre avec la leur, au gr des diverses modulations du discoursintrieur.

    Ecrivaine de la mmoire retenue, laquelle spanche dans la richesse dune temporal-it intrieure dont la dure ne sinscrit plus dans les catgories o voluent les intrigues tra-ditionnelles, les rcits dAlice Rivaz senrichissent de la voix de celle qui reprsente la viedes autres incapable dexprimer par ce biais autre chose qu[elle]-mme, condamne narpenter que [son] propre univers, [se] heurtant partout [ses] propres parois, frappantsouvent du poing pour trouver une fentre, une porte et plus encore, un cho. Ses per-sonnages, et surtout ses personnages fminins, situs dans des contextes urbains contem-porains de lauteure, font eux aussi lexprience dun temps immobile, un temps immo-bile familier aux personnages de Nathalie Sarraute, que lcrivaine romande toffe pour-tant dune qute existentielle quaucune mtaphysique ne vient combler dfinitivement;

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    Maria Hermnia Amado Laurel

    29 Alice Rivaz Traces de vie, op. cit., p. 166.30 Alice Rivaz Lalphabet du matin, op. cit., p. 114.

  • dimension qui est absente des textes de lcrivaine franaise et qui configure diversementla suspension temporelle chez les deux auteures. Cest chez elle aussi pourtant, la qutepatiente, lclosion du raisonnement des personnages, la tentative de saisir leurs hsita-tions, de capter leurs doutes, damener la lumire, de rendre plus vifs et le plus netspossible les mots quils osent formuler peine lors de leur prise de conscience desmoments de crise moments o la mmoire se confond avec la perception du rel, o lesdiverses temporalits senchevtrent , quelle essaye de capter sur le vif.

    Le bref essai intitul Vrit et mensonge, actuellement accessible dans le recueil Cenom qui nest pas le mien, constitue une des rfrences les plus explicites de ce que nouspourrions considrer comme la potique de lcriture de la subjectivit et de la mmoirechez Alice Rivaz. Potique que nous ne pourrions ne pas approcher de la conception destropismes nonce par Nathalie Sarraute. Ce texte nous propose une rflexionextrmement lucidative sur le curieux processus de mmorisation mise en mots.Suivons-le de prs.

    Profondment altre par le jeu combin du Temps, de lOubli et de lImaginationdformante et multiplicatrice, le matriau conserv par la mmoire exige une formedexpression neuve, de mme quil postule une nouvelle attitude de la part de celui quisouhaite lexprimer:

    De toute faon il faut choisir dans cette corne dabondance quest la mmoire. Or qui ditchoix, dit forcment rejet. (...)

    [La mmoire] ne garde quune partie infime de ce qu chaque seconde nous vivons. Cepeu vient sajouter tout le reste dj tri, dj rduit, ou au contraire gonfl et multipli. (...)

    Cest sur ce matriau constamment altr notre insu, cette sorte de terrain accident,recouvert de dbris, min de creux, de fondrires que va sexercer lhonnte volont de sincritde celui ou celle qui se raconte, et en se racontant espre se rencontrer et faire allgeance lavrit. En fait, il ne pourra procder que par bonds, en zigzag, dans lincertain, limprcis, lin -suffisance. Il ira de creux en creux, de bosse en bosse, dintervalle en intervalle, de phrases enphrases combien approximatives en regard de linsaisissable ralit, mais aussi de silence ensilence considre Alice Rivaz.

    Cherchant sa nouvelle voie dcriture pour une matire nouvelle celle de la vie sub-jective qui constitue la matire premire des textes dAlice Rivaz , nous retrouvons trscurieusement dans la suite de lextrait que nous transcrivons linsistance sur le pouvoirmystrieux de la science de lalphabet. Dans ce passage, lcrivaine manifeste la mmeposture dapprentie-crivain quelle a garde au long de sa vie devant la difficult et lexi-geance de lcriture, et que nous avions surprise chez lapprentie-lectrice qui lidentifiaitdans le rcit tonalit autobiographique LAlphabet du Matin un pouvoir mirac-uleux:

    [celui ou celle qui se raconte] tlguid dsormais, et ceci me parat important, par un pou -voir occulte et inspirateur plus impratif que tout autre, celui, prcisment, du langage, de lcri -ture, lequel opre dans les abysses on ne sait trop comment pas plus que ne le sait , selon despulsions incontrlables et des raisons que la raison ne connat pas .32

    Le paralllisme avec le recours au psychologique chez Nathalie Sarraute simpose.Et nous terminerons notre lecture compare de limportance de la rf lexion mene

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    Le rapport lcriture vcu par Nathalie Sarraute et Alice Rivaz,ou la rencontre exigeante entre une plume et une page

    32 Alice Rivaz Ce nom qui nest pas le mien, Vevey, Editions de lAire, 1998, p. 77.

  • par les deux crivaines laube de la contextation mene en France par le nouveauroman, et qui se rvle en Suisse romande par la conscience trs nette, de la part dequelques auteurs, de la ncessit de puiser dans une nouvelle ralit et de chercher lesformes dexpression les mieux adquates pour la dire, par un autre passage du mmeextrait, lequel fut plausiblement crit aprs la publication de LAlphabet du Matin, en1968 33:

    Vous vous apercevrez alors que ce langage, cette criture ont fini par extraire de vous unevrit jusque-l cache parce que nexistant que de manire parse, ltat de molcules disper -ses dans largile grossire de la ralit apparente, ou encore telles les notes jamais encore ru -nies et entendues dun chant profond, est-ce bien le vtre? il vous arrive den douter lequel,sans lcriture, ne parviendrait jamais vos lvres.34Partageant avec Nathalie Sarraute le parcours innovateur qui mnerait, chez les

    deux, bien que par des sentiers diffrents, la rencontre heureuse, mais combienexigeante, entre une plume et une page,35 pour Alice Rivaz, dont lcriture se justifiecomme recherche de soi travers la peinture et la voix des autres, runis de nouveaugrce aux mots, tenus ensemble sur la page, les visages perdus et rappels, se reconnais-sent et se rassurent, mlent leur chaleur de ressuscits dans les dbris de leur vie retrou-ve.36

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    Maria Hermnia Amado Laurel

    33 Selon Franoise Fornerod op. cit., p.187, V, n. 3.34 Alice Rivaz Ce nom qui nest pas le mien, op. cit., p. 78.35 Alice Rivaz Creuser des puits dans le dsert, op. cit., p. 131.

  • BIBLIOGRAPHIELectures critiques:

    Sur Alice Rivaz:FORNEROD, Franoise et Jakubec, Doris (ds), n spcial de la revue Etudes de

    Lettre: Revue de la Facult des Lettres de lUniversit de Lausanne, Autour dAliceRivaz, 1, 2002.

    FORNEROD, Franoise Alice Rivaz: pcheuse et bergre de mots, Carouge, Zo,1998.

    Sur Nathalie Sarraute:n spcial de la revue Littrature, Nathalie Sarraute, 118, juin 2000.

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