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Le retable d'Issenheim vu en perspective hermétique revu le 29 mai 2005 Plan : I. Introduction : retables - Primitifs allemands - II. Les Grünewald d'Unterlinden : Trois Eglises et trois Primitifs - le retable d'Issenheim - l'Annonciation - la Résurrection - l'Incarnation du Fils de Dieu - La visite de saint Antoine à saint Paul l'ermite - la Tentation de saint Antoine - la mise au tombeau - saint Sébastien et saint Antoine - crucifixion de Carlsruhe - verrière de la Passion (Bourges, extrait) - Jésus-Christ est-il ressuscité ? (extrait) - vie de saint Antoine (intégrale) - Examen critique de la vie et des ouvrages de saint Paul (extrait) et dissertation sur saint Pierre (extrait) - III. Notes - notes complémentaires . Remerciements à Alain Mauranne pour ses conseils, ses encouragements et son aide (texte et iconographie). I. Introduction En ouverture au Psautier d'Hermophile , par lequel s'achève notre étude du symbolisme général de l'alchimie, il nous a paru utile de donner une tentative d'interprétation hermétique - sinon alchimique - à l'un des chef d'oeuvres de l'art chrétien : le retable baroque d'Issenheim. Nous emprunterons quelques notes à Joris-Karl Huysmans, qui n'est pas un inconnu pour l'étudiant en alchimie [cf. l'histoire d'Alexandre Sethon ]. À ce texte, et comme lui faisant écho, nous avons ajouté, formant notes, un autre texte intitulé Jésus-Christ est-il ressuscité ? de l'abbé Constantin Chauvé [Bloud, Paris, 1901]. Puis une Vie de Saint Antoine, de saint Athanase , rapportée par Charles de Rémondange.

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Le retable d'Issenheim

vu en perspective hermétique

revu le 29 mai 2005

Plan : I. Introduction : retables - Primitifs allemands - II. Les Grünewaldd'Unterlinden : Trois Eglises et trois Primitifs - le retable d'Issenheim -l'Annonciation - la Résurrection - l'Incarnation du Fils de Dieu - La visite de saintAntoine à saint Paul l'ermite - la Tentation de saint Antoine - la mise au tombeau -saint Sébastien et saint Antoine - crucifixion de Carlsruhe - verrière de la Passion(Bourges, extrait) - Jésus-Christ est-il ressuscité ? (extrait) - vie de saint Antoine(intégrale) - Examen critique de la vie et des ouvrages de saint Paul (extrait) etdissertation sur saint Pierre (extrait) - III. Notes - notes complémentaires.

Remerciements à Alain Mauranne pour ses conseils, ses encouragements et son aide (texte eticonographie).

I. Introduction

En ouverture au Psautier d'Hermophile, par lequel s'achève notre étude dusymbolisme général de l'alchimie, il nous a paru utile de donner une tentatived'interprétation hermétique - sinon alchimique - à l'un des chef d'oeuvres de l'artchrétien : le retable baroque d'Issenheim. Nous emprunterons quelques notes àJoris-Karl Huysmans, qui n'est pas un inconnu pour l'étudiant en alchimie [cf.l'histoire d'Alexandre Sethon]. À ce texte, et comme lui faisant écho, nous avonsajouté, formant notes, un autre texte intitulé Jésus-Christ est-il ressuscité ? de l'abbéConstantin Chauvé [Bloud, Paris, 1901]. Puis une Vie de Saint Antoine, de saint Athanase,rapportée par Charles de Rémondange.

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Trois Eglises - Trois Primitifs

Nous empruntons d'abord sur les retables ces lignes à un site consacré àl'architecture religieuse, site auquel nous devons déjà les superbes reproductionsdes médaillons des Vices et des Vertus du portail central de Notre-Dame de Paris.

Les retables apparaissent au XIe siècle suite à la modification de la place du prêtrelors de l'office. Celui-ci avait coutume de se placer derrière la table d'autel, face auxfidèles. A partir du XIe, le prêtre se place entre l'autel et les fidèles, tournant le dos àces derniers. Le regard du prêtre et de ses ouailles se porte donc derrière la table(retro tabula). C'est pourquoi on estime alors utile de faire apparaître des décorationsderrière l'autel. Lorsque la consécration des églises commence à être étroitement liéeà la présence de reliques, des retables reliquaires apparaissent. A la fin du XIVesiècle, les caisses deviennent plus profondes pour recevoir des sculptures etconstruire un espace en trois dimensions. L'axe du retable (partie centrale) estsurélevé. La réalisation d'un retable met en jeu la collaboration de nombreux artisans(peintres, ébénistes, sculpteurs, menuisiers...) pour créer les trois parties qui lecomposent : la caisse, la prédelle et les volets. Les volets ont une significationreligieuse. Lorsqu'il sont fermés, on ne voit que leur revers, peint en grisaille : c'estla face quotidienne, mais aussi celle du deuil et du carême. Lorsque les volets sontouverts, ils laissent voir des scènes richement colorées, qui ont un caractère plusfestif. La prédelle à une fonction pratique : elle permet de fermer des volets sansavoir à ôter les objets qui reposent sur l'autel. La caisse, aussi appelée huche, est lapièce la plus importante. Elle se compose de trois compartiments, dans lesquelsreposent des sculptures produites par groupes qu'il est ensuite possible d'étager pourdonner de la profondeur à l'ensemble. La structure des retables anversois estconstante. Verticalement, on trouve trois travées, avec une partie centrale surélevée.Horizontalement, l'espace est composé de deux registres. Dans le registre supérieurse déroule la scène principale. Le registre inférieur est généralement découpé en 3 ou6 petites scènes (1 ou 2 par travée).

Tout d'abord, une brève présentation des éléments du retable :

Les éléments du Retable d'Issenheim exposés au Musée d'Unterlinden nereprésentent qu'une partie de l'œuvre qui devait être monumentale. Placé dans lechœur de l'église, le retable restait en partie caché à la vue des fidèles par la présenced'un jubé (tribune transversale élevée entre le chœur et la nef). Seuls les chanoines

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pouvaient apprécier l'ensemble du retable. Le simple fidèle ne l'apercevait que par laporte ouverte du jubé. Jusqu'à la Révolution, le retable reste la propriété de lacommanderie d'issenheim. Pourtant, en 1597, l'empereur Rodolphe II, avant appris «qu'il y avait à Issenheim, dans une église de l'ordre des Antonites, un beau tableaupeint avec un art remarquable par un excellent maître » entre en pourparlers avec lesupérieur du couvent pour l'obtenir. II propose même de le remplacer par une copie.De même, au début du XVIIe siècle, l'Electeur Maximilien de Bavière propose del'acquérir contre une importante somme d'argent. Pendant la période troublée qui suitla guerre de Trente Ans, le retable est mis à l'abri à Thann, de 1651 à 1654. En 1792le retable est transporté dans la Bibliothèque Nationale du District, ancien Collègedes Jésuites, aujourd'hui Lycée Bartholdi, à l'initiative des commissaires Marquaireet Karpff. Dépassant leurs fonctions, ils entreprennent le regroupement des œuvreshaut-rhinoises qu'ils étaient chargés d'inventorier par le Directoire du District deColmar. C'est ainsi que se forme la collection du Musée national de Colmar dontKarpff assure lui-même la conservation. Le retable est transféré en 1852 dans l'églisede l'ancien couvent des Dominicaines d'Unterlinden. Il constitue le joyau du muséequi s' organise alors. Les panneaux peints et les sculptures sont disséminés dans lasalle Saint-Antoine qui occupe la nef de l'église. Le 13 février 1917, le retable esttransféré à la Pinacothèque de Munich sous le prétexte de sa restauration. A la suitede longues négociations entre le gouvernement allemand et la Société Schongauer,gestionnaire du Musée d'Unterlinden, le retable retrouve sa place à Colmar le 38septembre 1919. Dès lors, les projets de reconstitution du retable se succèdent. Dansles années trente, les sculptures sont rassemblées dans une caisse reconstruite et lespanneaux regroupés dans leur disposition actuelle (jusqu'en 1965, saint Antoine étaitplacé à gauche de la Crucifixion). Devant l'imminence du deuxième conflit mondial,le préfet du Haut-Rhin ordonne le 3 août 1939 le départ des chefs-d'œuvre du muséepour le château de Lafarge puis celui de Hautefort en Périgord. Après l'armistice dejuin 1940, une commission engagée par le gouvernement allemand fait rapporter àColmar les caisses contenant les œuvres. En 1942, devant la menace desbombardements alliés, le retable est protégé dans les caves du Haut - Kœnigshourg.Depuis le 8 juillet 1945, il n'a plus quitté la chapelle du Musée d'Unterlinden.

Le retable originel : une œuvre monumentale

Il n'existe pas de descriptif du retable, avant sa dislocation en 1794. Sa dispositionoriginelle nous est partiellement transmise par deux textes de la fin du XVIIIesiècle : la description par Lerse, érudit alsacien, des tableaux et statues de l'église desAntonites d'Issenheim et l'inventaire dressé par les commissaires de la Révolution en1793. Ces témoignages, un examen pratique et une étude de la compositiond'ensemble permettent d'imaginer la disposition primitive du retable dans l'église ducouvent d'Issenheim, avant l'abandon de la structure, des décors, du couronnementlors du transport des statues et des peintures à Colmar, Comme l'écrit Louis Hugotdans son catalogue de 1860 : « les débris que possède le musée de Colmar neforment qu'une bien faible partie de toutes ces richesses (...) deux chariots desculptures peintes et dorées furent, à une époque déjà éloignée, transportés dansune province voisine pour y être vendus ».

Qu'est-ce qu'un retable ?

La signification du terme retable découle directement du mot latin retabulum, quidésigne l'élément décoratif ornant l'autel. Il se compose de quatre éléments auxproportions variables. La partie centrale, la caisse, où s'insèrent des sculptures enbois polychrome, peut être remplacée par un simple panneau peint. Les voletslatéraux se rabattent comme les vantaux d'une armoire et servent a protégerl'intérieur de la caisse. Ils peuvent être peints ou sculptés. La prédelle, soubassementde la caisse, peut également être traitée suivant les deux techniques. Enfin, lecouronnement sculpté a pour fonction d'alléger la masse carrée du retable et de lerelier par l'élancement de ses formes à l'architecture de l'église.

La présentation d'origine du Retable d'Issenheim

• Retable ouvert

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Les sculptures, protégées par les deux séries de volets peints, étaient visibles lorsqueceux-ci étaient ouverts. Les pèlerins et les malade venant prier saint Antoine,particulièrement le jour de sa fête, l'apercevaient trônant entouré de saint Augustin et saint Jérôme, encadréspar les deux panneaux peints : à droite la Tentation de saint Antoine, à gauche la Visite desaint Antoine à saint Paul.

• Présentation intermédiaire

Ces premiers volets en se refermant sur les sculptures laissaient apparaître unenouvelle composition. Les revers de la Visite et de la Tentation montraient leConcert des Anges et la Nativité. Ces deux panneaux étaient encadrés à gauche de l'Annonciation, à droite dela Résurrection, Cet ensemble certainement visible à Pâques, à Noël et lors desgrandes fêtes de la Vierge symbolise l'espoir et la joie. La lumière et la couleurrythmaient cette immense composition en un mouvement descendant puis ascendant,

• Retable fermé

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Le rabat des derniers volets latéraux, l'Annonciation et la Résurrection, fermait leretable, montrant ainsi la Crucifixion sur le revers et découvrant les deux volets fixes de saintSébastien et saint Antoin. La prédelle peinte, la Mise au tombeau, recouvrait lesbustes sculptés. Ainsi fermé, comme c'était certainement le cas pendant l'Avent et leCarême, le retable offrait la vision de l'ultime sacrifice du Christ tout en montrantaux fidèles les images des deux saints invoqués contre les maladies.

Introduction aux Primitfs Allemands et au retable d'Issenheim

CHEF-D'ŒUVRE de la peinture de tous les temps et de tous les pays, le polyptique de lapréceptorerie des Antonites d'Issenheim, point final d'une évolution qui avaitcommencé avec un autre polyptique célèbre, celui des frères van Eyck à Saint-Bavonde Gand, ne pouvait trouver place ni dans les chapitres consacrés à la fin du MoyenAge, ni dans ceux qui ouvrent l'art des temps modernes. Il appartient à l'un et àl'autre; mais occupe dans l'histoire des arts une place si particulière, si controverséeaussi, qu'il mérite d'être considéré comme une entité en soi. Et pourtant, comme rienn'a jamais été absolument nouveau sous le soleil, il est le résultat d'une longueévolution, en Alsace et dans les contrées franconiennes dont était originaire sonauteur. Peint dans les années 1512 à 1515, le retable d'Issenheim est un retable àtransformation, consacré à saint Antoine l'Ermite et aux mystères de l'incarnationterrestre du Christ, de l'Annonciation à la Résurrection. On pouvait, au cours del'année liturgique, en présenter trois aspects différents. L'ordre des Antonites,remontant au temps de la première croisade, s'était donné pour tâche de soigner lesmaladies contagieuses qui périodiquement ravageaient l'Occident : la peste, le maldes ardents ou feu Saint-Antoine et, à partir du XVe siècle, la syphilis. A la fin duXIIIe, ils avaient établi un de leurs couvents à Issenheim, sur la grande route qui despays rhénans conduit vers la Bourgogne, la Provence et Saint-Jacques deCompostelle. Successeur de Jean d'Orliac qui avait commandé en 1475 un retable àMartin Schongauer33, le précepteur Guido Guersi, sicilien d'origine, fit appel entre1510 et 1512 à l'artiste qui avait été l'élève du maître colmarien et qui, entre temps,tout en restant peintre attitré des archevêques électeurs de Mayence, avait quitté leurrésidence d'Aschaffenbourg pour la petite ville de Seligenstadt où il possédait unemaison et un étang. Le maître Mathis « d'Aschaffenbourg », âgé alors de cinquante-cinq à cinquante-sept ans, avait atteint entre temps son style de maturité et,retrouvant un milieu cher à sa jeunesse, allait donner, sous l'inspiration du vieuxprécepteur, le chef-d'œuvre de sa vie. L'artiste se trouvait en présence d'un retabledont le centre, sculpté, peint et doré, passe sans doute avec raison pour être l'oeuvrede Nicolas de Haguenau34, alors que les sculptures secondaires de la prédelle oùapparaissent en bustes le Christ et les douze apôtres, sont l'œuvre d'un nomméSébastien Beychel. L'autel était consacré à la dévotion de saint Antoine, puissantefigure trônant entre saint Jérôme et saint Augustin — les Antonites suivaient la règle

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des Augusrins dont ils portaient la robe noire, marquée du tau de saint Antoine.Deux panneaux peints allaient compléter l'évocation du saint ermite : la Tentation etla Visite à saint Paul du Désert. Sur le panneau de droite, des démons hallucinants,aux formes composées de toutes les faunes imaginables, ont jeté à terre le saint, prèsde sa cabane incendiée que d'autres créatures diaboliques achèvent de détruire. Aupremier plan à gauche, un être patibulaire, verdâtre et pustuleux, au ventre enflé, auxpieds de batracien et aux mains réduites à des moignons, semble incarner à la fois ledémon et la victime d'une horrible maladie. Il s'est emparé du bréviaire de saintAntoine et se cramponne à un pan de son manteau que d'autres lui arrachent. Al'extrême droite, une feuille de papier porte l'appel du saint à l'intervention divine :Quare non affuisti, ut sanares vulnera mea. (Que n'étais-tu présent pour guérir mesblessures.) C'est aussi la prière des malades de l'hôpital attendant la guérison. Alors -comme on peut lire dans la Légende dorée - une claire lueur apparaît dans le ciel etchasse les démons, et Antoine guérit aussitôt et voit que le Christ était présent. Levolet formant pendant nous transporte dans l'intimité rocheuse et moussue d'undésert idyllique, prise dans un coin des Vosges, traversée de ruisseaux et habitée pardes cerfs. Seul élément étranger : ce même palmier que Martin Schongauer avait, undemi-siècle plus tôt, introduit dans l'art des pays du nord. Saint Antoine, alors âgé,selon saint Jérôme, de quatre-vingt-quinze ans, et portant les traits de Guido Guersi,dont les armoiries sont peintes sur le rocher lui servant de siège, est venu rendrevisite à un autre ermite plus vénérable encore, saint Paul du désert, qui avait atteintl'âge de cent treize ans. Le riche costume du visiteur contraste avec le dénuement del'ermite qui, engagé dans une santa conversazione, aperçoit le corbeau qui luiapporte son pain quotidien, ayant miraculeusement doublé la ration en l'honneur deson hôte. A ses pieds, une biche familière rumine paisiblement. Tout en bas dutableau, alignées et reproduites avec une scrupuleuse exactitude, les herbes qui, àIssenheim, servaient à la préparation du « baume de saint Antoine » destiné auxmalades. Ces deux volets — le plus tumultueux et le plus apaisé de tout l'œuvre peint de «Grünewald » — étant repliés sur les majestueuses statues des trois saints protecteursde l'ordre, apparaissent quatre panneaux peints célébrant l'Incarnation du Fils del'Homme : le mystère de la Nativité entre l'Annonciation et la Résurrection. Laprédelle sculptée peut être maintenue ou recouverte d'une prédelle peinte : une Miseau Tombeau, qui servira également dans la troisième transformation. En dehors decette prédelle, tout sur ces panneaux, mouvement et couleurs, est joie concentrée oujoie exubérante. A gauche, l'Annonciation : Marie, priant dans une chapellegothique, détourne la tête, éblouie par l'éclat de l'archange annonciateur, sorted'ouragan rouge et or dont on ne sait comment il est entré dans cette partie du petitsanctuaire isolée par deux rideaux, rouge et vert, comme l'avait imaginé sainteBrigitte dans ses Révélations. Au fond, un chœur polygonal est baigné de lumière,tandis qu'au premier plan, sur la retombée d'une première voûte, apparaît dans lapénombre une statuette : Isaïe montrant du doigt son livre dont la prophéties'accomplit. Puis c'est, dans le volet gauche de la partie centrale, un sujet coutumieraux peintres primitifs : la Vierge, en attente de sa maternité, priant dans un oratoire.Le maître d'Issenheim a fait de ce sujet intimiste une chose inouïe, appelant à sonaide ses souvenirs d'architecte, d'orfèvre et de peintre-verrier35, et dépasse tout ceque jusqu'à ce jour il avait imaginé de couleurs, de lumière, de transparence et deprofondeur. Une musique céleste36 emplit cette chapelle flamboyante oùl'architecture de marbre et d'or s'anime d'une végétation ciselée et du colloque decinq prophètes posés sur des colonnettes. Devant les marches, un ange au visageextatique joue de la viole de gambe. A l'intérieur, deux autres dont l'un est toutemplumé, jouent d'instruments semblables, accompagnés d'un chœur de chérubins etde séraphins aux auréoles multicolores et au-dessus d'eux, dans une gloire, d'autresencore font éclater une note d'un bleu intense dans ce chant séraphique de Noël.Comme dans les tableaux du XIVe et du début du XVe siècle, un complément ausujet apparaît dans l'arcade en retour du petit sanctuaire. Une petite Vierge y estagenouillée, irradiante de lumière, couronnée de flammes et surmontée del'apparition de deux nouveaux anges lui apportant sceptre et couronne impériale.Devant cette chapelle, une nature morte d'un charmant réalisme nous ramènera surterre, débordant sur l'autre panneau : un baquet, un petit pot et un berceau37

annoncent l'humble condition de Celui qui va commencer son existence terrestre.Devant la petite Vierge agenouillée, une aiguière translucide évoque encore lesRévélations de sainte Brigitte :

« Le corps béni de Marie était pareil à un vase de pur cristal, elle semblait brûlercomme une flamme, d'amour pour le Seigneur. »38

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Sur l'autre panneau, assise sur un muret de jardin, près du figuier mystique et durosier aux fleurs rouges, symbole de l'amour, l'heureuse Mère est plongée dans lacontemplation de l'Enfant divin. Elle a gardé cette attitude tendrement penchée quedans sa jeunesse le maître Mathis avait affectionnée chez ses précurseurs alsaciens.Derrière elle, sous un ciel d'apothéose, s'élève un paysage de coteaux et demontagnes, où l'on voit, près d'une abbaye d'époque romane, revenir vers sa jeuneépouse le charpentier Joseph. Quatrième panneau de cette transformation, joignant les fêtes de Pâques à celle deNoël, la fulgurante image du Christ ressuscité, qui semble s'envoler aux cieux horsdu tombeau ouvert, autour duquel s'écroulent, éblouis, les gardiens. Jaillissementinouï construit sur les diagonales de draperie traînantes ou flottantes, expressioninoubliable à la fois d'un triomphe et d'une bénédiction des foules. Sur une nuitétoilée, la tête et le buste du Christ se confondent avec la lumière de son nimbeagrandi aux dimensions d'un soleil39. Encore une fois, les volets tournent sur leurs gonds, et c'est pour la Semaine Sainte :dans un ciel sans étoiles, le corps torturé, sanglant et déjà putréfié du Christ mortpend à la croix assemblée de troncs à peine équarris, comme l'avait pour la premièrefois représenté en 1467 Nicolas Gerhaert de Leyde40. L'agonie est achevée, laissantsa trace aux mains crispées de douleur. La tête, où se coagule le sang jailli sous lesépines de la couronne, est retombée sur le torse martyrisé. « Le corps pendaitlourdement, dit encore sainte Brigitte de Suède, et les pieds étaient tordus commeune porte autour d'un gond. » Un linge effiloché ceint les hanches, accentuantencore la misère du Fils de l'Homme. A gauche, traditionnellement, la pâmoison dela Vierge dans les bras de Jean l'Evangéliste : adorable figure féminine, diaphanedans son grand habit blanc, sorte de spectre d'une moniale, la Mère du Christapparaît dans son indicible douleur comme transfigurée, rajeunie même par rapport àla femme alourdie de la Nativité. A leurs pieds s'est jetée à genoux, vivante image dudésespoir, une toute petite Madeleine, les mains en prière levées vers le Christ, lalongue chevelure blonde répandue sur sa robe plissée de courtisane. De l'autre côtéde la croix, contrastant par son attitude avec le groupe désespéré, impassible, saintJean Baptiste ressuscité des morts41, tenant ouvert le livre des prophètes, montre dudoigt Celui dont il avait été le précurseur : Illum oportet crescere, me autem minui(il importe qu'il grandisse et que moi je diminue) ; à côté de lui, l'Agneau porte lacroix et le sang de sa plaie jaillit dans un calice. La scène suivante est narrée sur laprédelle, dans un décor désolé de rochers et d'arbres, s'ouvrant sur un cours d'eauque domine une montagne lointaine. L'Evangéliste soulève le corps pour le porterdans le sarcophage, derrière lequel apparaissent en buste la Vierge et Madeleinepriant leur désespoir. On sent une certaine fatigue dans cette peinture qui fut peut-être la dernière exécutée de l'œuvre gigantesque que constitue le retable. Deux volets fixes, plus étroits que les autres, accostent le Calvaire et la Mise auTombeau. Il s'agissait de rappeler, pendant la Passion également, le saint patron desAntonites et de lui donner en pendant le second protecteur du couvent-hospice, saintSébastien. Debout sur des socles où réapparaît la virtuosité d'un homme formé auxdisciplines ces orfèvres et des bâtisseurs de cathédrales, les deux saints sont pourtantdes hommes vivants, aux gestes et à la physionomie sans transposition. SaintAntoine, en longue robe bleue et en manteau pourpre, évoque une fois encore lestraits de Guido Guersi. Derrière lui, autre formule de la Tentation, le diable crève lesvitres d'une fenêtre pour pénétrer dans la pièce42. Quant à saint Sébastien, soncaractère de portrait a depuis toujours fait croire à une effigie de l'artiste lui-même.Mais là les opinions sont partagées. Alors que, sur la foi de Joachim de Sandrart quiau XVIIe siècle avait introduit dans l'histoire le nom erroné de « Grünewald » etreproduit un portrait de vieil homme d'une irrémédiable fadeur, on était tenté de voirle portrait du peintre dans le vieil ermite saint Paul — tout en le faisant naître vers1483, ce qui lui eût donné trente ans au plus — aujourd'hui, les suffrages ne sont pasencore tous ralliés à reconnaître ses traits dans le saint Sébastien, bien que celui-ciressemble étrangement, la différence d'âge comptée, à l'autoportrait de 1475 signédes initiales M.N. Pourtant l'ermite représente un type d'homme qu'à plusieursreprises l'artiste avait dessiné et peint, toujours dans la même attitude ; aussi l'énigmecontinue-t-elle à subsister.

C'est sous cette dernière forme que le retable accueille le visiteur du musée deColmar, où dans l'ancienne chapelle des Dominicaines d'Unterlinden il a retrouvé,sauvé pendant la Révolution par des hommes courageux, un cadre semblable à celuipour lequel Guido Guersi l'avait commandé. Le retable d'Issenheim est l'œuvremaîtresse de Mathis Neithart, que sans doute on continuera d'appeler Grünewald,43

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tant ce nom est devenu synonyme d'une expression artistique et humaine. Mais cen'est pas sa dernière œuvre. Retourné à Seligenstadt, il y peignit, entre 1517 et 1519,une nouvelle Vierge à l'Enfant pour l'église collégiale d'Aschaffenbourg, dans lamême

Vierge à l'enfant, collégiale d'Aschaffenbourg

attitude que celle de Colmar. Nul ne saurait dire pour quelle raison il l'a placéedevant un monument évoquant l'Alsace : le croisillon sud de la cathédrale deStrasbourg. Parmi ses dernières œuvres il y eut encore le magnifique panneau de laPinacothèque de Munich, où saint Maurice fait face à saint Erasme représenté sousles traits du cardinal Albert de Brandebourg, archevêque- électeur de Mayence. C'estdans la suite de ce prince de l'Eglise qu'en 1520 figure le maître au couronnementimpérial d'Aix-la-Chapelle. Il y rencontre Durer qui lui offre quelques-unes de sesgravures. Bientôt, las d'être témoin de la vie dissolue du haut clergé, sympathisantavec les révoltes paysannes et gagné aux idées de Luther, il dut fuir l'évêché deMayence. Réfugié d'abord dans la ville libre de Francfort, puis chez un ami à Halle,il y vécut pauvrement. Ses connaissances d'ingénieur lui permirent de travailler à uneinstallation hydraulique qu'il ne put achever ; il semble s'être fait quelque argent avecla vente d'un onguent dont il tenait la recette des Antonites

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panneau de la Pinacothèque de Munich

d'Issenheim. La mort le surprit en 1528 à Halle lors d'une épidémie de peste. Sasuccession, restée à Francfort, était celle d'un réfugié : l'inventaire énumère un habitde cour, quelques bijoux, des libelles luthériens, donc compromettants, enfin unmatériel de peintre — pour certaines couleurs, le peintre de la Ville, Hans Halberger,commis aux fins d'expertise, ne put en déceler la substance. Avec le retabled'Issenheim44, le Moyen Âge haut-rhénan avait trouvé son accomplissement. Commeson auteur, le pays était mûr pour la Réforme, qu'elle fût protestante ou, un peu plustard, romaine. Mais, dans les siècles qui vont suivre, ce ne sera plus l'art religieux45

qui servira de « témoin de son temps », mais l'art profane dans ses multiplesexpressions.

extrait de : l'Art en Alsace, Hans Haug, Arthaud, 1962.

Un dernier mot : il serait bien sûr vain de vouloir chercher une intentionalchimique ou hermétique dans les éléments du retable d'Issenheim. Mais, qu'on leveuille ou non, l'alchimie est liée à toute la symbolique chrétienne. C'est à ce titreque nous avons cru bon d'incorporer à nos études de symbolisme alchimique cettepièce maîtresse de l'art chrétien et de l'art tout court. Dans l'ouvrage deHuysmans, on trouve une étude sur le polyptique d'Issenheim, attribué àGrünewald. Là voici. Elle servira d'amorce à nos réflexions. A noter que les notescitées plus haut se rapportent à des notes complémentaires que nous avonsajoutées afin d'étayer un peu la mise en perspective de certains Primitifs allemandscités dans le texte.

II. Les Grünewald d'Unterlinden.

LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR (Une magnifique reproductionphotographique, du format grand in-folio, de ces tableaux de Colmar existe dans un volume quepublie M. W. Heinrich, éditeur, Broglieplatz, à Strasbourg. L'oeuvre entière du peintre estreproduite dans ce livre et commentée par une étude de M. Schmid, professeur à l'Université deBâle.)

MATHIAS Grunewald d'Aschaffembourg, ce peintre de la Crucifixion du muséede Cassel que j'ai décrite dans Là-Bas1et qui appartient maintenant au musée deCarlsruhe, m'a, depuis bien des années, hanté. D'où vient-il, quel fut son existence,

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où et comment mourut-il ? Personne exactement ne le sait2 ; son nom même ne luiest pas sans discussions acquis : les documents font défaut; les tableaux qu'on luiattribue furent tour à tour assignés à Albert Dürer, à Martin Schongauer, à HansBaldung-Grien, et ceux qui ne lui appartiennent point lui sont concédés parcombien de livrets de collections et de catalogues de musées ! A dire vrai, la seulepreuve qui permette de lui imputer la paternité des panneaux dont nous allonsparler et même de toutes les autres œuvres qu'on lui prête, repose sur une simpleindication du peintre biographe du XVIIe siècle, Joachim Sandrart, lequel racontequ'il existait de son temps, à Issenheim, un tableau de Mathias Grünewald,représentant un saint Antoine et des démons derrière une fenêtre. Or la descriptionde ce tableau concorde avec le sujet du volet d'un polyptique venu de l'abbayed'Issenheim3 et maintenant exposé au musée de Colmar. La preuve de la filiationparaîtrait donc pouvoir être acceptée et alors, du moment que l'on sait queGrünewald a peint l'une des pièces de ce polyptique et qu'il est avéré, d'autre part,que toutes les pièces de la série sont l'œuvre d'un seul maître, il devient facile deconclure et d'affirmer que Grünewald est l'auteur de l'ensemble. Ce qui resterait àdémontrer, d'une façon péremptoire, c'est que le volet de Colmar est bien le mêmeque celui d'Issenheim — car s'il n'en était pas ainsi, tout serait remis en question— mais l'on peut attester qu'à défaut d'une certitude absolue, impossible à garantir,les présomptions sont vraiment assez fortes pour assurer qu'il y a identité entre lesdeux œuvres. Cette disposition très spéciale du sujet, avec un diable dans unecroisée, ne se rencontre pas, en effet, dans les portraits de saint Antoine exécutéspar les contemporains de Grünewald. L'on pourra comparer, à ce point de vued'ailleurs, une autre effigie de ce saint qui se trouve dans la même salle du muséeet qui a été traitée par Martin Schongauer, d'après les données traditionnelles del'époque où tous deux vécurent. Cela dit, ce que l'on n'ignore pas de la vie de cethomme tient en quelques lignes plus ou moins sûres. D'après M. Waagen, il seraitné vers la fin du XIe siècle, à Francfort ; suivant M. Goutzwiller, répétant l'opinionde Malpe, il serait né vers 1450, en Bavière, dans la ville d'Aschaffembourg, dontle nom s'est ajouté au sien. Selon Passavant, il vivait encore en 1529, et à en croireM. Waagen, il serait décédé l'année 1530. Enfin, Sandrart, cité par Verhaeren dansune intéressante étude, le représente comme ayant surtout vécu à Mayence en viesolitaire et mélancolique, et ayant eu des tristesses dans son ménage. Un point,c'est tout. De ces renseignements sans doute révisables, un seul est suggestif, celuide Sandrart ; il permet au moins de s'imaginer ce peintre qui fut le plustumultuaire des artistes, vivotant, casanier, à l'écart, tel plus tard Rembrandt, dansun coin de faubourg et s'absorbant dans la frénétique féerie de son œuvre pouroublier ses peines. Au tracas de ses chagrins domestiques s'accola peut-être lasouffrance de son peu de renommée, le regret de son peu de gloire. Son nom nefigure pas, en effet, dans la liste des peintres célèbres de son temps. Tout le mondeconnaît Albert Durer, les Cranach, Baldung-Grien, Schongauer, Holbein, etpersonne ne soupçonnait, il y a quelques années, son existence. Fut-il plus famé deson vivant ? L'on peut en douter. Sa .réputation, si tant est qu'il en eut, n'a pasfranchi les domaines de la Franconie et de la Souabe ; alors que ses contemporainsétaient, ainsi que Durer, que les Cranach, qu'Holbein, choyés par les empereurs etles rois, lui, n'obtenait d'eux aucune commande. Nul vestige n'en subsiste dumoins. Il n'était employé et connu que dans son pays même. Il fut peintre cantonal,un artiste de clocher qui n'oeuvra que pour les villes et les monastères de sesalentours. On le voit travailler à Francfort, à Eisenach, à Aschaffembourg, où ilaurait été, selon M. Waagen, appelé par l'archevêque de Mayence, Albert; il estsurtout évident pour moi qu'il a séjourné dans l'abbaye d'Issenheim ; certainsdétails de ses retables, que l'on sait avoir été exécutés de 1493 à 1516, sous lepréceptorat de l'abbé Guersi qui les lui commanda, le prouvent. Mais ce n'est plusni à Francfort, ni à Mayence, ni à Aschaffembourg, ni à Eisenach, ni à Issenheim,dont le cloître est mort, qu'il faut chercher les ouvrages de Grünewald, mais bien àColmar, où ce maître s'avère par le magnifique ensemble d'un polyptique composé

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de neuf pièces. Là, dans l'ancien couvent des Unterlinden, il surgit, dès qu'onentre, farouche, et il vous abasourdit aussitôt avec l'effroyable cauchemar d'unCalvaire. Cest comme le typhon d'un art déchaîné qui passe et vous emporte, et ilfaut quelques minutes pour se reprendre, pour surmonter l'impression delamentable horreur que suscite ce Christ énorme en croix, dressé dans la nef de cemusée installé dans la vieille église désaffectée du cloître. La scène s'ordonne de lasorte :

FIGURE I (le retable fermé - scène centrale)

Au milieu du tableau, un Christ géant4, disproportionné, si on le compare à lastature des personnages qui l'entourent, est cloué sur un arbre mal décortiqué,laissant entrevoir par places la blondeur fraîche du bois, et la branche transversale,tirée par les mains, plie et dessine, ainsi que dans le Crucifiement de Carlsruhe, lacourbe bandée de l'arc ; le corps est semblable dans les deux œuvres ; il est livideet vernissé, ponctué de points de sang, hérissé, tel qu'une cosse de châtaigne, parles échardes des verges restées dans les trous des plaies; au bout des bras,démesurément longs, les mains s'agitent convulsives et griffent l'air ; les bouletsdes genoux rapprochés cagnent, et les pieds, rivés l'un sur l'autre par un clou, nesont plus qu'un amas confus de muscles sur lequel les chairs qui tournent et lesongles devenus bleus pourrissent ; quant à la tête, cerclée d'une couronnegigantesque d'épines, elle s'affaisse sur la poitrine qui fait sac et bombe, rayée parle gril des côtes. Ce Crucifié serait une fidèle réplique de celui de Carlsruhe sil'expression du visage n'était autre. Jésus n'a plus, en effet, ici, l'épouvantablerictus du tétanos ; la mâchoire ne se tord pas, elle pend, décollée, et les lèvresbavent. Il est moins effrayant, mais plus humainement bas, plus mort. La terreurdu trismus, du rire strident, sauvait, dans le panneau de Carlsruhe, la brutalité destraits que maintenant cette détente gâteuse de la bouche accuse. L'Homme Dieu deColmar n'est plus qu'un triste larron que l'on patibula. Là ne s'arrête pas ladifférence qui se peut noter entre les deux œuvres. Ici la disposition despersonnages groupés n'est plus, en effet, la même. A Carlsruhe, la Vierge est, ainsi

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que partout, d'un côté de la croix et saint Jean, de l'autre ; à Colmar, les habitudesdu sujet sont renversées et le surprenant visionnaire que fut Grünewald s'affirme,spécieux et sauvage, théologique et barbare à la fois, en tout cas, parmi lespeintres religieux, seul. A droite de la croix, trois personnes : la Vierge, saint Jeanet Madeleine. Saint Jean, un vieil étudiant allemand, au visage glabre et minable,aux cheveux jaunes qui tombent en longs filaments secs sur sa robe rouge,soutient une Vierge extraordinaire, habillée et coiffée de blanc, qui s'évanouit,blanche comme un linge, les yeux clos, la bouche mi-ouverte et montrant les dents; la physionomie est frêle et fine, toute moderne. Sans la robe d'un vert sourd quis'entrevoit près des mains dont les doigts crispés se brisent, on la prendrait pourune moniale morte ; elle est pitoyable et charmante, jeune, vraiment belle ; devantelle, une femme toute petite, se renverse à genoux, les bras levés, les mains jointesvers le Christ. Cette fillette blonde, vieillotte, vêtue d'une robe rose doublée devert myrte, la face coupée au-dessous des yeux et au ras du nez par un voile, c'estMadeleine5. Elle est laide et disloquée, mais elle est si réellement désespéréequ'elle vous étreint l'âme et la désole. De l'autre côté du tableau, à gauche, unehaute et étrange figure, à la tignasse d'un blond roux, taillée droit sur le front, auxyeux clairs, à la barbe bourrue, aux jambes, aux pieds et aux bras nus, tient d'unemain un livre ouvert et désigne de l'autre le Christ. Ce visage de reître de laFranconie, dont la toison de poils de chameau s'aperçoit sous une ceinture dont lenœud bouffe et un manteau drapé en de larges plis, c'est saint Jean-Baptiste6. Il estressuscité, et pour que le geste dogmatique et pressant de son long index qui seretrousse en indiquant le Rédempteur s'explique, cette inscription en lettres rougess'étend près du bras :

« Illum oportet crescere, me autem minui. Il faut qu'il croisse et que je diminue »7.

Lui, qui diminua, en s'effaçant devant le Messie, qui trépassa pour assurer laprédominance dans le monde du Verbe, le voilà qui vit tandis que celui qui étaitvivant alors qu'il était décédé, est mort. On dirait qu'il préfigure, en se réincarnant,le triomphe de la Résurrection et qu'après avoir annoncé une première fois, avantque de naître sur la terre, la Nativité de Jésus, il annonce maintenant qu'il est né auciel, sa Pâques. Il revient pour attester l'accomplissement des prophéties, pourmanifester la vérité des Ecritures ; il revient pour entériner, en quelque sorte,l'exactitude de ses paroles que consignera plus tard, dans son Evangile, l'autresaint Jean dont il a pris la place, à la gauche du Calvaire, de l'apôtre saint Jean quine l'écoute, qui ne le voit même pas, tant il est, près de la Mère, absorbé commeengourdi et paralysé par ce mancenillier de douleur qu'est la croix8. Et, seul, dansles sanglots, dans les spasmes affreux du sacrifice, ce témoin de l'avant et del'après, cambré sur ses reins, debout, ne pleure ni ne souffre ; il certifie,impassible, et promulgue, décidé ; et l'Agneau du monde qu'il baptisa est à sespieds, portant une croix, dardant de son poitrail blessé un jet de sang dans uncalice9. Telle est l'attitude des personnages ; ils se détachent sur un fondcommençant de nuit ; derrière le gibet, planté au bord d'une rive, coule un fleuvede tristesse dont les ondes rapides ont pourtant la couleur des eaux mortes et lecôté un peu théâtral du drame se légitime, tant il est d'accord avec ce lieu dedétresse, avec ce crépuscule qui n'en est déjà plus et cette nuit qui n'en est pasencore10 ; et, invinciblement, l'œil, refoulé par les tons malgré tout sombres dufond, dérive des chairs vitreuses du Christ, dont l'énormité de la taille ne retientplus, pour se fixer sur l'éclatante blancheur du manteau de la Vierge, qui, soutenupar le vermillon des habits de l'apôtre, vous attire, au détriment des autres parties,et fait presque de Marie le personnage principal de l'œuvre11. Ce serait là le défautdu tableau si l'équilibre prêt à se rompre et à verser sur le groupe de droite nedurait quand même, rétabli par le geste inattendu du Précurseur qui vous arrête àson tour, par la direction même qu'il indique au Fils. L'on va, si l'on peut dire, enabordant ce Calvaire, de droite à gauche pour arriver au centre. L'effet est

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certainement voulu, comme celui qui résulte de la disproportion des personnages,car Grünewald équilibre très bien et garde dans ses autres tableaux la mesure.Lorsqu'il a exagéré la stature de son Christ il a tenté de frapper l'imagination ensuggérant une idée de douleur profonde et de force ; il l'a également rendu plussaisissant pour le maintenir quand même au premier plan et l'empêcher d'êtrecomplètement rejeté par la grande tache blanche de la Vierge dans la pénombre.Pour elle, l'on conçoit qu'il l'ait mise en pleine lumière. Sa prédilection secomprend, car jamais il n'était encore parvenu à peindre une Mère aussidivinement jolie, aussi surhumainement souffrante. Et le fait est qu'elle stupéfiedans l'œuvre rébarbative de cet homme. C'est qu'elle forme aussi le plus impérieuxdes contrastes avec les types d'individus que que l'artiste a choisis pour représenterDieu et ses saints. Jésus est un larron, saint Jean un déclassé, et l'Annonciateur estun reître12 ; acceptons même qu'ils ne soient que des paysans de la Germanie,mais, Elle, elle est d'une extraction toute différente, elle est une reine entrée dansun cloître, elle est une merveilleuse orchidée poussée dans une flore de terrainvague. Pour qui a vu les deux tableaux, celui de Carlsruhe et celui de Colmar,l'impression se dégage assez nette. Le Calvaire de Carlsruhe est plus pondéré etplus d'aplomb, le sujet principal ne risque pas de se disperser au profit desalentours. Il est aussi moins trivial et plus terrible. Si l'on compare le rictusdésordonné de son Christ et la physionomie plus peuple peut-être, mais moinsdéchue de son saint Jean au coma du Christ de Colmar, et à la grimace de vieuxgamin du disciple, le panneau de Carlsrhue apparaît moins conjectural, pluspénétrant, plus actif et, dans son apparente simplicité, plus fort, mais il n'a pasl'exquise Vierge blanche et il est plus conventionnel, moins inattendu, moins neuf.La Crucifixion de Colmar introduit un élément nouveau dans une scène traitéed'une manière immuable par tous les peintres; elle s'évade des moules et dédaigneles données ; elle est plus imposante à la réflexion et plus profonde, mais, il fautbien le confesser, l'intrusion du Précurseur dans la tragédie du Golgotha est plusune idée de théologien et de mystique qu'une idée de peintre ; il est très possiblequ'il y ait eu là une sorte de collaboration de l'exécutant et de l'acquéreur, unecommande précisée dans ses moindres détails par Guido Guersi, l'abbéd'Issenheim, dans l'église duquel ce Calvaire fut placé. Il en fut ainsi, du reste,pendant longtemps après le Moyen Age. Tous les renseignements d'archivesconstatent qu'en faisant marché avec des imagiers et des peintres — qui ne seconsidéraient d'ailleurs que comme des artisans, — les évêques ou les moinespréparaient le plan de l'ouvrage, indiquaient même souvent le nombre despersonnages, et spécifiaient leur sens ; l'initiative laissée aux artistes était donclimitée, ils œuvraient suivant le désir de l'acheteur, dans un cadre tracé. Pour enrevenir au tableau, il occupe à lui seul deux volets de chêne qui coupent en serefermant un bras du Christ et juxtaposent,une fois clos, les deux groupes. Sonenvers, car il a deux faces de chaque côté, contient sur chacun de ses panneauxune scène distincte : la Résurrection d'une part et l'Annonciation de l'autre.

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l'Annonciation cliquez sur l'image pour l'agrandir

Cette dernière, disons-le pour nous en débarrasser tout de suite, est franchementmauvaise13. A genoux dans un oratoire, devant un livre d'heures peint en trompe-l'œil et détenant sur ses pages ouvertes la prophétie d'Isaïe dont la silhouettebistournée flotte, coiffée d'un turban, en un coin du tableau, sous la voûte, unefemme blonde et bouffie, au teint cuit par le feu des fourneaux, minaude, d'un airplutôt mécontent, avec un grand escogriffe au teint également allumé et qui dardevers elle, dans une attitude de reproche vraiment comique, deux très longsdoigts14. Il sied d'avouer que le geste décisif de l'Annonciateur du Calvairedevient, dans cette imitation malheureuse, ridicule. Les deux doigts ainsi tendusfont bêtement la nique et cet être à perruque bouclée, s'il n'avait pas un sceptre aubout d'un bras et des ailes vertes et rouges collées dans le bas du dos,ressemblerait beaucoup plus à un vivandier qu'à un ange, tant sa figure sanguine etreplète est grossière, et l'on se demande comment l'artiste qui a créé la petiteVierge blanche a pu incarner la Mère du Sauveur en cette désagréable maritorneaux lèvres gonflées, qui marivaude, endimanchée dans sa toilette d'apparat, unerobe d'un vert somptueux relevé par les traits d'une doublure en vermillon vif.Mais si ce volet

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la Résurrection

effare d'une manière plutôt pénible, l'autre vous transporte, car il est réellementmagnifique, et, j'ose l'avancer, dans l'art de la peinture, unique. Grünewald s'yrévèle, tel que le peintre le plus audacieux qui ait jamais existé, le premier qui aittenté d'exprimer, avec la pauvreté des couleurs terrestres, la vision de la divinitémise en suspens sur la croix et revenant, visible à l'œil nu, au sortir de la tombe15.Nous sommes avec lui en plein hallali mystique, devant un art sommé dans sesretranchements, obligé de s'aventurer dans l'au-delà plus loin qu'aucun théologienn'aurait pu, cette fois, lui enjoindre d'aller. La scène se situe ainsi : Le sépulcres'ouvre, des soudarts casqués et cuirassés sont culbutés et gisent l'épée à la main,au premier plan ; l'un d'eux, plus loin, derrière le tombeau, pirouette sur lui-mêmeet, la tête en avant, culbute, et le Christ surgit, écartant les deux bras, montrant lesvirgules ensanglantées des mains. Un Christ blond, avenant et robuste, aux yeuxbruns, n'ayant plus rien de commun avec le Goliath que nous regardions tout àl'heure se dissoudre, retenu par des clous sur le bois encore vert d'un gibet. Et dece corps qui monte des rayons effluent qui l'entourent et commencent d'effacer sescontours ; déjà le modelé du visage ondoie, les traits s'effument et les cheveux sedisséminent, volant dans un halo d'or en fusion ; la lumière se déploie end'immenses courbes qui passent du jaune intense au pourpre, finissent dans delentes dégradations par se muer en un bleu dont le ton clair se fond à son tour dansl'azur foncé du soir16. On assiste à la reprise de la divinité s'embrasant avec la vie,à la formation du corps glorieux s'évadant peu à peu de la coque charnelle quidisparaît en cette apothéose de flammes qu'elle expire, dont elle est elle-même le

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foyer. Le Christ, transfiguré, s'élève majestueux et souriant, et l'on dirait de cetteauréole démesurée qui le cerne et fulgure, éblouissante, dans une nuit pleined'étoiles, de l'astre reparu des Mages dans l'orbe plus restreint duquel lescontemporains de Grünewald posèrent l'enfant Jésus, lorsqu'ils peignirent lesépisodes de Bethléem, l'astre du commencement revenant, comme le Précurseursur le Golgotha, à la fin, l'astre de Noël grandi depuis sa naissance dans lefirmament, de même que le corps du Messie, sur la terre, depuis sa nativité. Etl'artiste qui osa ce tour de force a joué beau jeu. Il a vêtu le Sauveur et tâché derendre le changement de couleurs des étoffes se volatilisant avec le Christ ; la robeécarlate tourne au jaune vif, à mesure qu'elle se rapproche de la source ardente deslueurs, de la tête et du cou, et la trame s'allège, devient presque diaphane dans ceflux d'or; le suaire blanc qu'entraîne Jésus fait songer à certains de ces tissusjaponais qui se transforment, après d'habiles transitions, d'une couleur en une autre; il se nuance d'abord, en montant, de lilas, puis gagne le violet franc et se perdenfin, ainsi que le dernier cercle azuré du nimbe, dans le noir indigo de l'ombre.L'accent de triomphe de cette ascension est admirable. Ces mots « la viecontemplative de la peinture », qui semblent n'avoir aucun sens, en ont cependant, pourune fois, un, car nous pénétrons avec Grünewald dans le domaine de la hautemystique et nous entrevoyons, traduite par les simulacres des couleurs et deslignes, l'effusion de la divinité, presque tangible, à la sortie du corps. Plus quedans ses horrifiques Calvaires, l'indéniable originalité de cet artiste prodigieux estlà. Ce Crucifiement et cette Résurrection sont évidemment les chefs- d'œuvre dumusée de Colmar, mais le coloriste inouï qu'est Grünewald n'a pas tout donnédans ces deux tableaux ; nous allons le retrouver, moins surélevé et plus bizarre,dans un autre dyptique à double face, qui se dresse, lui aussi, au milieu de la nefde l'ancienne église. Il renferme, d'un côté, une Nativité et un concert d'anges ; del'autre, une visite du Patriarche des cénobites à saint Paul l'Ermite et une tentationdu saint Antoine. A dire vrai, ce concert d'anges et cette Nativité, qui serait plutôtune exaltation de la

L'Incarnation du Fils de Dieu

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Maternité divine, ne font qu'un et les ustensiles qui empiètent d'un volet sur l'autreet se coupent en deux lorsque les deux battants se rapprochent, l'attestent17. Lesujet est, avouons-le, obscur. Dans le volet de gauche, la Vierge se détache sur unlointain paysage aux sites bleuâtres, habité sur une hauteur par une abbaye, celled'Issenheim sans doute ; à sa gauche, près d'une couchette, d'un baquet et d'un pot,pousse un figuier, et, à droite, un rosier. Elle, est une blonde au teint trop coloré,aux grosses lèvres arquées d'une raie, au grand front découvert et au nez droit. Elleest accoutrée, sur une robe carminée, d'un manteau bleu : elle est moins ancillaire,elle ne vient pas d'une bergerie, ainsi que sa sœur de l'Annonciation) mais ellen'est cependant encore qu'une bonne Allemande, nourrie de salaisons et souffléede bière ; elle est, si l'on veut, une fermière qui commande à des servantessemblables à son effigie de la Visite angélique, mais elle n'en reste pas moins unefermière. Quant à l'Enfant, très vivant, très expertement observé, il est un petitpaysan de la Souabe, aux reins vigoureux, au nez retroussé, aux yeux pointus, auvisage rose et rieur ; enfin, au-dessus de ce groupe de Jésus et de Marie, dans leciel, en une pluie de rayons safranés, tourbillonnent, tels que des pétales dispersés,au-dessous de Dieu le Père noyé dans les nuées d'un or qui sporange, des essaimsd'anges. Ces êtres sont purement terrestres ; le peintre paraît s'en être renducompte, car du chef de l'Enfant émane une lumière qui échire les doigts et levisage penché de la Mère, II a évidemment tenté de suggérer l'idée de la divinitépar ces lueurs qui filtrent de l'enveloppe des chairs, mais, cette fois, l'effort,devenu timide n'aboutit point, la projection lumineuse ne sauve ni la vulgarité dela physionomie, ni le rebut des traits. En tout cas, jusqu'ici, le sujet est clair, maisla scène du volet de droite, qui complète celle-ci, l'est beaucoup moins. Imaginez,dans une chapelle d'un gothique exaspéré, aux clochetons frottés d'or et hérissésde statues contournées de prophètes nichant dans des feuillages de chicorée, dehoublon, de chardon bénit, de houx, sur de grêles colonnettes autour desquellesgrimpent des floraisons singulièrement échancrées et des végétations aux tigesrévulsées, des anges de toutes les couleurs, les uns ayant revêtu l'apparencehumaine, les autres composés seulement de têtes emmanchées dans des auréolesde la forme d'une couronne funéraire ou d'une collerette, des anges à faces rosesou bleues, à ailes monochromes ou diaprées, jouant de l'angélique, du théorbe, dela viole d'amour, tous, comme celui du premier plan dont le visage malsain sourit,modelé dans du saindoux, tournés vers la grande Vierge de l'autre volet qu'ilsadulent. L'ensemble est curieux, mais voilà que près de ces purs Esprits, entredeux des légers piliers de cette chapelle, apparaît une autre petite Vierge,couronnée, celle-là, d'un diadème en fer rouge et qui, la

détail de l'Incarnation du fils de Dieu

figure diluée dans un halo d'or, adore, à genoux, les prunelles baissées et les mains

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jointes, l'autre Vierge et l'Enfant. Que signifie cette créature étrange qui évoquel'impression de fantastique suscitée dans la Ronde de nuit de Rembrandt par lafillette à l'escarcelle et au coq, nimbée de feux pâles ? Est-ce une sainte Annenaine ou une autre sainte, cette reine fantôme qui ressemble à s'y méprendre à unemadone ? Elle en est certainement une. Evidemment, Grünewald a voulurecommencer le phénomène du bain de lumière qui évapore dans la Résurrectionles traits du Christ, mais ici l'intention s'explique mal. A moins qu'il n'ait vouluexprimer l'idée de la Vierge, couronnée après l'Assomption et revenant sur la terre,suivie par la Cour de ses anges, pour rendre hommage à la Maternité qui fut sagloire, ou que ce soit, au contraire, la Mère encore vivante ici-bas et qui voitd'avance célébrer son triomphe, après son douloureux séjour parmi nous ; maiscette dernière hypothèse est aussitôt détruite par le manque d'attention de Marie,qui ne paraît même pas soupçonner la présence des musiciens ailés auprès d'elle etne s'occupe que d'égayer l'Enfant. Ce sont là, en somme, des suppositions que rienn'étançonne et il est plus simple de confesser que l'on n'y comprend rien. Si l'onajoute que ces deux tableaux sont peints avec des couleurs agressives qui vontparfois jusqu'aux tons stridents et acides, l'on concevra qu'un vague malaise vousopprime devant cette féerie jouée dans le bruyant décor d'un gothique fol. Commecontraste, pour se détendre les nerfs18, l'on peut s'attarder devant le panneaureprésentant l'entretien de saint Antoine et de saint Paul ; celui-là est le seul quisoit pacifique dans cette série, mais l'on est déjà si bien habitué

La visite de saint Antoine à saint Paul l'ermite dans le désert

à la fougue des autres qu'on a presque envie de le juger trop inerte, de le trouvertrop sage. Dans une campagne couleur de lapis et de vert de mousse, les deuxsolitaires sont assis l'un en face de l'autre : saint Antoine étonnamment vêtu pourun homme qui vient de traverser le désert d'un manteau gris perle, d'une robebleue, et coiffé d'une toque rose ; saint Paul, habillé de sa fameuse robe depalmier, qui n'est plus ici qu'une robe de roseaux ; près de lui est couchée unebiche et, en l'air, dans les arbres, vole le corbeau traditionnel apportant dans son

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bec le repas des ermites, un pain19. Ce tableau est d'une peinture claire et reposée,d'une tenue superbe. Dans ce sujet qui l'obligeait à se refréner, Grünewald n'aperdu aucune de ses qualités de magnifique peintre. Pour les gens qui préfèrentl'accueil cordial et sans surprise d'un prévenant tableau aux incertitudes d'unevisite rendue à un art crispé, ce volet semblera certainement le plus débonnaire, lemieux pondéré, le plus raisonnablement peint; il est une halte dans la chevauchéefurieuse de cet homme, une halte brève, car il repart aussitôt, et dans le voletvoisin nous le rencontrons, lâchant bride à sa fantaisie, caracolant dans les casse-cous, sonnant à plein cot ses fanfares de couleurs, excessif comme dans ses autresœuvres. La Tentation de saint Antoine20, il dut s'y plaire car les expressions lesplus convulsives, les formes les plus extravagantes, les tons les plus véhémentss'accordaient avec ce sabbat de démons livrant bataille au moine.

la Tentation de saint Antoine

Et il ne s'est pas fait faute de bondir dans l'au-delà cocasse ; mais si la Tentationest d'un mouvement et d'un coloris extraordinaires, elle est, en revanche, confuse.Elle est si singulièrement enchevêtrée que les membres de ses diables ne sedistinguent plus les uns des autres et que l'on serait bien en peine d'assigner à telanimal telle patte, à tel volatile telle aile, qui écorchent ou égratignent le saint. Letohu-bohu impétueux de ces personnages n'en est pas moins prenant ; certes,Grünewald ne possède pas l'ingénieuse variété et le désordre très ordonné d'unBreughel ou d'un Jérôme Bosch ; nous sommes loin de cette diversité de larves sinettement délinées et si prudemment folles de la Chute des anges, au musée deBruxelles ; lui, est d'une fantaisie plus restreinte et d'une imagination plus courte.Quelques têtes de démons plantées d'andouillers de cerfs ou munies de cornesdroites21, une mâchoire de requin, un vague mufle de morse ou de veau, et tout lereste des comparses, qui appartient au genre des volatiles, semble avoir été générépar des empuses que couvrirent des coqs en courroux22, dont les pattes desproduits sont devenues des bras. Et toute cette volière infernale lâchée s'agiteautour de l'anachorète, jeté à la renverse, tiré en arrière par les cheveux, un saintAntoine à grande barbe qui me fait songer à une sorte de P. Hecker; né enHollande ; et il crie, bouche béante, s'abrite d'un bras le visage serrant de l'autre

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son bâton et son rosaire, que becquète une poule furieuse dont les plumes sont unecarapace de crustacé, et toutes ces bêtes se précipitent ; une espèce de perroquetgigantesque, à chef vert, à bras cramoisis, à griffes jaunes, à plumage gris et fumed'or, brandit une matraque pour assommer le moine, tandis qu'un autre démonarrache son manteau gris perle et le mâche et que d'autres viennent à la rescoussebalançant des côtes de squelettes, s'acharnant à lacérer ses vêtements pour lemieux frapper. Le saint Antoine est, en tant qu'homme, admirable de geste, devocifération, de vie, et quand l'on a savouré l'amusant et le vertigineux ensemble,deux petits détails omis d'abord, situés au premier plan, comme cachés à chaquebout du cadre, vous arrêtent, car ils laissent à penser. L'un, à droite, est une feuillede papier sur laquelle, sont tracées quelques lignes, l'autre est un être bizarre,assis, encapuchonné et presque nu, qui se tord de douleur près du saint. Ce papiercontient cette phrase : Ubi eras, bone Jhesu, ubi eras, quare non affuisti ut sanares vulneramea ? ce qui se peut traduire :

« Lorsque vous étiez là, mon bon Jésus, lorsque vous étiez là, pourquoi n'êtes-vous pas venupanser mes plaies ? »

Cette plainte, qui est sans doute criée par l'ermite dans sa détresse, est exaucée, carsi l'on regarde tout en haut du tableau l'on aperçoit une légion d'anges quidescendent pour délivrer la victime et culbuter les démons. Et l'on peut sedemander si cet appel désespéré n'est pas aussi poussé par ce monstre qui gît àl'autre extrémité du cadre et lève sa tête dolente au ciel. Est-ce une larve, est-ce unhomme ? En tout cas, jamais peintre n'a osé, dans le rendu de la putréfaction, alleraussi loin23. Il n'existe pas dans les livres de médecine de planches sur lesmaladies de la peau plus infâmes. Imaginez un corps boursouflé, modelé dans dusavon de Marseille blanc et gras marbré de bleu, et sur lequel mamelonnent desfuroncles et percent des clous. C'est l'hosanna de la gangrène, le chant triomphaldes caries ! Grünewald a-t-il voulu représenter dans ce qu'il a de plus abject lesimulacre d'un démon ? Je ne le pense pas. A considérer avec soin le personnage,l'on s'aperçoit qu'il est un être humain qui se décompose et qui souffre. Et si l'on serappelle que ce tableau vient, ainsi que les autres, de l'abbaye des Antonitesd'Issenheim, tout s'élucide. Quelques explications sur le but de cet Ordre suffiront,je crois, pour déchiffrer l'énigme. L'Ordre des Antonites ou des Antonins futfondé, en 1093 dans le Dauphiné par un seigneur nommé Gaston dont le fils,atteint du mal des ardents, fut guéri par l'intercession de saint Antoine. Il eut pourraison d'être de soigner les malades férus de ce genre d'affection. Placé sous larègle de saint Augustin, il s'étendit rapidement dans la France et dans l'Allemagneet il devint si populaire dans ce dernier pays qu'à l'époque môme où vivaitGrünewald, en 1502, l'empereur Maximilien Ier lui donna comme témoignaged'estime le droit de porter dans son blason les armes de l'Empire, en y adjoignantle Tau bleu que, sur leur costume noir, ses moines devaient, eux aussi, porter. Or,ainsi qu'il a été dit plus haut, un couvent d'Antonites gîtait en ce temps-là — ilétait déjà vieux d'un siècle — à Issenheim et le mal des ardents n'avait pas disparu.Ce couvent était donc un hospice, et nous savons, d'autre part, que ce fut son abbéou, pour parler le langage technique usité dans cet institut, son précepteur, GuidoGuersi, qui commanda ce polyptique à Grünewald. L'on s'explique aisément dèslors la place que saint Antoine, le patron de l'Ordre, occupe dans cette série ; l'oncomprend aussi, le réalisme terrible de Grünewald et les chairs méticuleuses deses Christs évidemment copiées sur les cadavres de la chambre des morts del'hospice; et la preuve est que le Dr Richet, examinant au point de vue médical sesCrucifiés, note que

« le soin du détail est poussé jusqu'à l'indication de l'auréole inflammatoire qui se développeautour des petites plaies »;

l'on comprend surtout l'image peinte d'après nature dans la salle des malades,de

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cet être dolent et affreux de la Tentation, qui n'est ni une larve, ni un démon, maisbien un malheureux atteint du mal des ardents. Les descriptions écrites qui nousrestent de ce fléau sont d'ailleurs, de tous points, conformes à la description dupeintre, et les médecins qui ignorent l'aspect de celte affection heureusementpérimée pourront aller étudier le travail des tissus attaqués et des plaies dans letableau de Colmar (Deux médecins se sont occupés de cette figure, M..Charcot et M. Richet.L'un, Les Syphilitiques dans l'art, voit surtout en elle l'image du mal dit « mal de Naples », l'autre,dans L'Art et la Médecine, hésite à se prononcer entre une affection de ce genre et la lèpre). Lemal des ardents, appelé aussi feu sacré, feu d'enfer, feu de saint Antoine24, apparutdans l'Europe qu'il ravagea, au Xe siècle. Il tenait de l'ergotisme gangréneux et dela peste ; il se manifestait par des apostèmes et des abcès, attaquant peu à peu tousles membres, et, après les avoir consumés, il les détachait, petite petit, du tronc.Tel il nous est détaillé, au XVe siècle, par les biographes de sainte Lydwine qui enfut atteinte. Dom Félibien, de son côté, dans son Histoire de Paris, en parle et dit,à propos de l'épidémie qui bouleversa la France au XIIe siècle : La masse du sangétait toute corrompue par une chaleur interne qui dévorait les corps entiers,poussait au dehors des tumeurs qui dégénéraient en ulcères incurables et faisaientpérir des milliers d'hommes. Ce qui est, en tout cas, certain, c'est qu'aucun remèdene parvenait à enrayer le fléau et qu'il ne fut souvent conjuré que par l'aide de laVierge et des saints. La Vierge possède encore en Picardie le sanctuaire de Notre-Dame des Ardents, et la dévotion à la sainte chandelle d'Arras est réputée. Quantaux saints, outre saint Antoine, l'on invoqua saint Martin qui avait sauvé de lamort une troupe de ces malades, réunis dans une église érigée à Paris sous sonvocable; puis l'on eut recours à saint Israël, chanoine du Dorat ; à saint Gilbert,évêque de Meaux ; enfin à sainte Geneviève ; et, en effet, sous le règne de Louis leGros, elle guérit, pendant que l'on promenait processionnellement sa châsse, unemasse de ces pestiférés qui s'étaient réfugiés dans la cathédrale de Paris, et cemiracle fît un tel bruit que, pour en perpétuer le souvenir, l'on bâtit dans cette villeune église sous le nom de Sainte-Geneviève des Ardents ; elle n'existe plus, maisle bréviaire parisien célèbre encore sous ce titre la fête de la sainte. Pour en revenirà Grünewald, qui, je le répète, a évidemment laissé un véridique portrait de cegenre de gangréneux, il reste encore

la mise au tombeau

à signaler, dans la galerie de Colmar, la prédelle d'une mise au tombeau, avec unChrist livide et tiqueté de tirets de sang25, un saint Jean au profil dur, aux cheveuxd'un jaune d'ocre délavé, une Vierge voilée jusqu'aux yeux et une Madeleinedéfigurée par les larmes, mais cette prédelle n'est qu'une réplique affaiblie de sesgrandes Crucifixions. Elle stupéfierait, seule dans une collection de toiles d'autrespeintres, mais ici elle n'étonne même plus. Il sied de noter encore deux voletsoblongs encadrant l'un, un saint Sébastien, petit et bancroche, lardé de flèches ;l'autre — celui cité par

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saint Sébastien et saint Antoine

Sandrart, — un saint Antoine tenant à la main le Tau26, la crosse de son Ordre, unsaint Antoine majestueux et absorbé, ne se préoccupant même pas d'un démonqui, derrière lui, brise des vitres ; et la revue des ouvrages de ce maître est dose.D'autres très intéressants retables de Primitifs et de merveilleux bois, tels qu'unestatue de Vierge debout et une de saint Antoine, en tilleul polychrome, assis,s'entassent dans la nef. Parmi les panneaux, d'aucuns sont propices aux pieusesrêveries, celui surtout de l'Annonciation, de Martin Schongauer, dont les longueset avenantes figures s'enlèvent doucement, d'un tapis de fraisiers, sur un fond d'or.Cependant le chef-d'œuvre de Schongauer, la Madone aux roses, n'est pas dans cemusée, mais dans la sacristie de l'église de Saint-Martin. Et, d'ailleurs, si elle étaitdans cette nef, elle subirait le son des autres tableaux. Près de Grünewald, touss'écroulent. Avec ses buccins de couleurs et ses cris tragiques, avec ses violencesd'apothéoses et ses frénésies de charniers, il vous accapare et il vous subjugue ; encomparaison de ces clameurs et de ces outrances, tout le reste paraît et aphone etfade. On le quitte à jamais halluciné. Vainement l'on cherche ses origines, aucundes peintres qui le précédèrent ou qui furent ses contemporains ne lui ressemble. Iln'a aucun rapport avec Cranach, Striger, Burgmaier, Schongauer et Zeitblom. II nes'apparente nullement à Albert Durer et à ses élèves, Huns de Culmbach,Schaüfelein, les Beham et Altdorfer de Ratisbonne. Il est plus loin encore despremiers Primitifs de l'Allemagne, des enlumineurs, poussés en graine, de Fécolede Cologne. Eux, furent des saccharifères, des fabricants de bonbons pieux. Il fautvoir dans la cathédrale de Cologne le fameux Dombild, de Stéphan Lochner, etsurtout, au musée, la petite soubrette, étiquetée sous le nom de Vierge de maîtreWilheim, pour se figurer jusqu'à quel point ces peinturiers s'éprirent de larondouille et de la lèche. Le seul qui soit, sinon moins maniéré, au moins plusingénu, plus vraiment mystique, c'est le maître de Saint-Séverin, qui a peint une

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Vie de sainte Ursule, dont deux spécimens sont au Louvre ; ceux-là ne sont pastrès attirants, mais, à Cologne, cet inconnu a des panneaux plus curieusementanémiques, plus étrangement pâles, celui, par exemple, où un ange annonce à lasainte son martyre. Or, ce maître de Saint-Séverin est aux antipodes du peintre deCarlsruhe et de Colmar. Le seul des artistes contemporains qui se rapprocherait leplus de Grünewald, qu'il imite parfois, serait encore, si l'on s'en tient à la couleurbizarre de son tableau de Berlin, un Hercule rouge broyant un Antée de plâtre,Hans Baldung-Grien, mais combien celui-ci, malgré sa belle Crucifixion dumaître-autel de la cathédrale de Fribourg-en-Brisgau, lui est inférieur ! Il apparaît,du reste, en ce sujet similaire, tel qu'un classique. Il n'a ni les ardeurs délirantes deGrünewald, ni l'âpreté de son naturalisme mystique, ni sa grandeur. L'on peutcependant relever une certaine influence étrangère dans l'œuvre de Grünewald ;ainsi que l'a fait observer M. Goutzwiller, dans sa brochure sur le musée deColmar, une réminiscence ou une vague imitation de la façon de peindre lespaysages des Italiens, de son temps, pourrait peut-être se remarquer dans lamanière dont il architecture ses sites et poudre de bleu. ses ciels. Aurait-il voyagédans la péninsule ou aurait-il vu des tableaux de maîtres italiens, en Allemagne àIssenheim même, dont le précepteur Guido Guersi était, si l'on en juge par ladésinence de son nom, originaire des contrées d'outre-monts ? Nul ne le sait, maiscette influence même peut se discuter. Il n'est pas certain, en effet, que cet hommequi devance la peinture moderne et fait songer parfois, par ses tons acides, àl'impressionniste Renoir et, par sa science des dégradations, aux Japonais, n'a pasinventé de toutes pièces, sans l'aide de souvenirs ou de copies, l'attitude de cespaysages, pris sur nature dans les campagnes de la Thuringe ou de la Souabe ; caril a fort bien pu voir dans ces régions l'allégresse des lointains bleuâtres de saNativité. Je ne crois pas non plus, comme l'affirme M. Goutzwiller, que la preuve« d'une touche italienne » résulte de ce fait qu'il a peint une touffe de palmiersdans le tableau des deux anachorètes. L'idée d'introduire ce genre d'arbres dans unpaysage de l'Orient n'implique aucune suggestion, aucune assistance, tant elle estnaturelle et amenée par les besoins mêmes du sujet. Il serait très étonnant, en touscas, s'il connaissait des œuvres étrangères, qu'il se fût borné à leur emprunter leurmode de disposer et d'exécuter des firmaments et des bois, alors qu'il négligeait des'approprier leur système de composition et leur manière de peindre Jésus et laVierge, les anges et les saints. Il faut le répéter encore, ses sites sont bienallemands, certains détails même le prouvent. Ils peuvent sembler à beaucoupinventés pour frapper l'imagination, pour ajouter un élément de pathétique audrame du Calvaire, et ils ne sont que strictement exacts. Ainsi est-il de ce sol desang dans lequel est plantée la croix de Carlsruhe, cette terre, n'est nullementfeinte. Grünewald œuvrait dans les contrées de la Thuringe, dont la terre, saturéed'oxyde de fer, est rouge ; je l'ai vue, détrempée par la pluie, pareille à des bouesd'abattoir, à des mares de sang. Quant à ses personnages, ils ont tous le typegermain et il ne dérive pas davantage de l'art italien pour sa façon de déployer lesétoffes; celles-là ont été vraiment tissées par lui et elles, lui sont si personnellesqu'elles suffiraient à faire reconnaître ses tableaux parmi ceux de tous les autrespeintres ; nous sommes loin, avec lui des petits bouillons, des coudes durs etsaccadés, des tuyaux rompus des Primitifs ; il drape magnifiquement en de largesmouvements et de grands plis ; il se sert d'étoffes aux trames serrées, imbibées deprofondes

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Crucifixion de Carlsruhe

teintures. Dans la Crucifixion de Carlsruhe, elles ont un je ne sais quoi qui faitpenser à des écorces arrachées d'arbres27 ; elles aussi, sont farouches ; à Colmar,elles affectent moins cet aspect si particulier, mais elles ont encore gardé cetteprofusion d'emmitouflement, cette forme un peu résistante, ces nervures et cescreux qui sont l'étampe de son œuvre ; on les discerne ainsi ordonnées dans lelinge qui ceint les reins du Christ et dans le manteau de saint Jean-Baptiste, sur leCalvaire. Ici encore il n'est donc le disciple de personne, efforce est bien de leclasser dans l'histoire de la peinture tel qu'un être exceptionnel, tel qu'un barbarede génie qui vocifère des oraisons colorées dans un dialecte original, dans unelangue à part. Son âme tumultueuse va d'un excès à un autre ; on la sent agitée parles bourrasques, même dans ses volontaires répits et ses sommes ; mais autant elleest poignante lorsqu'elle médite sur les épisodes de la Passion, autant elle estinégale et presque baroque lorsqu'elle réfléchit sur les joies de la Nativité ; on peutl'avérer, elle se contourne et balbutie lorsqu'elle ne supplicie pas28 ; il n'estnullement le peintre des crèches mais bien le peintre des tombes; il ne sait rendre

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la Vierge que lorsqu'il la fait souffrir. Autrement, il ne la conçoit que rubiconde etvulgaire, et la différence entre ses Madones des mystères douloureux et sesMadones des mystères joyeux est telle qu'il sied de se demander s'il n'obéissait pasà un parti pris d'esthétique, à un système d'antithèses voulues. Il est très possible,en effet, qu'il ait décidé que la vision de la Maternité divine ne se dégageraitclairement que sous l'épreinte des tortures, au pied de la croix ; cette théoriecoïnciderait, en tout cas, avec celle qu'il a résolument adoptée, pour exalter ladéité du Fils. Il l'a effectivement peint, de son vivant, ainsi que l'annoncèrent lePsalmiste et Isaïe, sous l'aspect du plus misérable des hommes, et il ne lui arestitué sa physionomie divine qu'après l'agonie et après la mort. Il a fait de lalaideur du Messie crucifié le symbole de tous les péchés de l'univers qu'il assuma.Cette doctrine, qui fut prônée par Tertullien, par saint Cyprien, par saint Cyrille,par saint Justin, par combien d'autres, eut cours pendant bien des années, auMoyen âge. Il fut peut-être aussi la victime du procédé qu'il employait et dontRembrand devait se servir plus tard, susciter l'idée de la divinité par la lumièreémanant de la figure même chargée de la représenter29. Admirable dans saRésurrection du Christ, cette sécrétion des lueurs devient moins persuasivelorsqu'il l'applique à la petite Vierge du Concert des anges et tout à fait inertelorsqu'il l'emploie pour composer la vulgarité foncière de l'Enfant dans la Nativité.Il a sans doute trop compté sur des effets, en leur attribuant une plénitude depuissance qu'ils ne pouvaient avoir. Il convient, en effet, de remarquer que si leflux de lumière qui tournoie, comme un soleil d'artifice, autour du Christressuscité nous suggère la vision d'un monde divin, c'est parce que le visage deJésus y prête par sa mansuétude et sa beauté. II aide au lieu de contrarier, le sens etl'action de cette grande auréole qui adoucit et anoblit les traits, en les vaporisantdans une buée d'or30. Tel est, dans son ensemble, le polyptique de Grünewald aumusée de Colmar. Je ne m'occuperai pas ici de ses autres ouvrages épars dans dessanctuaires et des galeries et qui ne lui appartiennent pas, pour la plupart. Lespanneaux catalogués sous son nom dans réglise de Sainte-Marie de Lübeck nesont pas de lui et les deux tableautins que je vis à Bâle sont ou des essais dejeunesse ou des copies ; je laisserai également de côté le Saint Maurice et le SaintÉrasme de Munich, froids et bien peu dans la note du maître, si l'on veutabsolument admettre qu'il en est l'auteur ; je négligerai même la Chute de Jésus,transférée, elle aussi, de Cassel à Carlsruhe et qui est bien authentique, celle-là.Elle se compose d'un Christ, affublé de bleu, à genoux et traînant sa croix. Ilgrince des dents, enfonce ses ongles dans le bois, au milieu de reîtres habillés derouge et de bourreaux barrés de raies de vert pistache sur leurs vêtements blancs.Ce Christ éclate moins de douleur que de rage, il a l'air d'un damné. C'est unmauvais Grünewald et, ne retenant que la fleur éclatante et terrible de son art, leCrucifiement de Carlsruhe et les neuf pièces de Colmar, je me dis que l'on ne peutdéfinir que par des accouplements de mots contradictoires l'œuvre de cet homme.Il est, en effet, tout en antinomies, tout en contrastes ; ce Roland furieux de lapeinture bondit sans cesse d'une outrance dans une autre, mais l'énergumène est,quand il le faut, un peintre fort habile et connaissant à fond les ruses du métier.S'il raffole du fracas éblouissant des tons, il possède aussi, dans ses bons jours, lesens très affiné des nuances — sa Résurrection l'atteste — et il sait unir lescouleurs les plus hostiles, en les sollicitant, en les rapprochant peu à peu pard'adroites diplomaties de teintes. Il est à la fois naturaliste et mystique, sauvage etcivilisé, franc et retors. Il personnifie assez bien l'âme ergoteuse et farouche del'Allemagne, agitée à cette époque par les idées de la Réforme. Fut-il, de mêmeque Cranach et que Dürer, mêlé à ce mouvement d'émotion religieuse qui devaitaboutir à la plus implacable des sécheresses, après que les glaces du maraisprotestant furent prises ? Je l'ignore. Il a, en tout cas, cette âpre ferveur et cettefamiliarité de la foi qui caractérisèrent l'illusoire renouveau du début du XVIesiècle. Mais il personnifie encore plus pour moi la piété des malades et despauvres. Ce Christ affreux qui se mourait sur l'autel de l'hospice d'Issenheim

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semble fait à l'image des affligés du mal des ardents qui le priaient ; ils seconsolaient en songeant que ce Dieu qu'ils imploraient avait éprouvé leurs tortureset qu'il s'était incarné dans une forme aussi repoussante que la leur, et ils sesentaient moins déshérités et moins vils. L'on conçoit aisément que le nom deGrünewald ne se rencontre pas, comme ceux d'Holbein, de Cranach, de Dürer, surles listes des commandes et les comptes des empereurs et des Princes. Son Christdes pestiférés eût choqué le goût des Cours ; il ne pouvait être compris que par lesinfirmes, les désespérés et les moines, par les membres souffrants du Christ. Cesréflexions vous assaillent, alors que l'on s'échappe du musée pour aller faire untour le long du petit cloître, des Unterlinden. Sous les arcades gothiques,découpées dans le granit rouge, l'on a entassé des débris de statues, des pierrestombales, de vieilles ferronneries, d'antiques enseignes, et, par les fenêtres dessalles ouvrant sur la galerie, l'on aperçoit les rangées de livres de la bibliothèque,des bouquins aux veaux fauves gravés d'ors éteints; ou bien le bric-à-brac d'unminuscule Cluny, avec d'anciennes bombardes et des boulets de pierre, desfaïences, les dinanderies et des bois. Au milieu du préau formé par le quadrilatèredes bâtiments à un étage, coiffés de grands toits en tuile qui surplombent lescorridors du petit cloître, s'érige une fontaine au-dessus de laquelle se perche asseztristement une statue rouge de Martin Schongauer ; c'est de l'art officiel, del'émétique pour la vue, du Bartholdi.31 Et le jet d'eau crépite dans la vasque, on l'entend, tamisé par les parois des murs,dans la salle du musée ; l'on dirait d'un bruit de larmes accompagnant en sourdineles lamentations de la Vierge si pâle, soutenue par le saint Jean32. A vaguer dansces allées solitaires, de suggestives pensées et de pieux rapprochements vousviennent. Ce couvent des Unterlinden fut au XIIIe et au XIVe siècle la demeure laplus extraordinaire qu'ait jamais habitée le Christ ; toutes les nonnes étaient dessaintes, et Jésus vivait dans ce monastère, descendait à sa guise dans chaquechambrée d'âme ; les phénomènes de la haute mystique, les visions, lesravissements, les extases, les maladies supernaturelles, les unions divines, lesmiracles y étaient à l'état continu, les réservoirs de prières et de pénitence netarissaient pas. Ce monastère avait été fondé, en 1232, hors Colmar, dans un lieuappelé « Uf Mühlen », « sur les moulins », par deux veuves, Agnès de Mittelheim etAgnès de Herkenheim, dont la statue se voit encore à l'un des bouts du musée. Cecouvent de Dominicaines, dont l'église, terminée, en 1278, avait été consacrée enl'honneur de saint Jean-Baptiste, fut, à cause des perpétuelles batailles quidécimaient l'Alsace et amenaient des bandes de pillards jusque sous les murs de laville, transféré dans la cité même là où il gîte actuellement. Il subsista jusqu'en1793 et fut alors converti en une caserne de cavalerie, puis en un magasin defourrages, en une resserre de vieux matériaux ;enfin, en 1849, il fut nettoyé etrestauré et il devint un musée. Quant aux moniales, elles étaient encore trente-sixlorsque la Révolution les balaya. Les deux dernières, presque centenaires, sontmortes, l'une en 1855, à Ligdorff; l'autre, je n'ai pu savoir à quelle date, à Colmar. Plus heureuses que tant de basiliques désaffectées et contaminées par demalpropres industries, l'église des Unterlinden a conservé son caractère religieux ;elle garde, malgré d'inhabiles réparations, le charme de son abside et de sonvaisseau gothique, aux clés d'arc sculptées de feuillages dorés et d'anges. LesDominicaines pourraient y psalmodier encore les heures canoniales et prier devantl'effîgie du patron de leur sanctuaire, saint Jean le Précurseur ; les Antonites s'ysentiraient également chez eux, en retrouvant leur magnifique maître-autel et cettesérie des panneaux de Grünewald qui furent transportés après la tourmente, de leurpréceptorerie d'Issenheim, dans ce couvent de Colmar. Le cloître est, lui aussi,sauf; seules les rangées de tilleuls qui le baptisèrent de leur nom « Unterlinden » «Sous les tilleuls » ne sont plus. A défaut des oraisons liturgiques et des suppliqueshumaines, d'ardentes exorations de couleurs s'élèvent sous les voûtes silencieusesde la nef. Les fêtes de l'Annonciation, de la Nativité, de la Semaine-Sainte, de laPâque, s'y célèbrent, sans dates de jours, ensemble, au dessus des siècles et au delà

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des temps. Le Laus perennis du Moyen Age revit en cet office incessant de lapeinture que composa Grünewald. Le Vendredi-Saint y sanglote toute la semaine,et, pour consoler son Fils du départ de ses filles, la Vierge s'est revêtue d'uneblanche livrée qui rappelle le costume et la coiffe des Dominicaines, et elleperpétue ainsi pour les âges à venir le souvenir de leurs amoureuses larmes. Jésusest encore chez lui dans ce musée, mais un sacrilège énorme souille la lisière de celieu demeuré pur. Attenant à l'ancienne église, parade un théâtre bâti sur les ruinesdu vieux couvent, aux abords du cimetière des recluses. Et des pîtres et desbaladines s'agitent, en proférant le verbe impie des pièces, près des ossements dessaintes.

Notes

1. cf. introduction à Alexandre Sethon. 2. Matthias Grünewald (c.1475-1528), peintre allemand, contemporain d'AlbrechtDürer, représentant de la Renaissance dans l'Europe du Nord. Appelé Grünewalddepuis la Teutsche Akademie de J. von Sandrart (1675), cet artiste s'appelait en réalitéMatthias Gothardt (ou Neithardt). Il naquit à Würzburg, en Bavière. Les archivesle localisent à Seligenstadt de 1501 à 1521 où il possédait un atelier. Vers 1509, ildevint peintre de cour de l'archevêque de Mayence et, dès la seconde décennie dusiècle, il exécuta des commandes à Issenheim et à Aschaffenburg. En 1520, ilassista au couronnement de l'empereur Charles Quint. À cause de ses sympathiesprotestantes, il dut quitter la principauté ecclésiastique, d'abord pour Francfort-sur-le-Main en 1526 puis à Halle où il mourut en 1528.http://col.gueb.free.fr/mathias.htm#.

Matthias Grünewald, c.1475-1528, whose real name was Mathis Gothart, calledNithart or Neithardt, was a major figure in a generation of great northern GermanRenaissance painters that also included Albrecht Dürer, Lucas Cranach, andAlbrecht Altdorfer. Grünewald remained relatively unknown until the 20thcentury; only about 13 of his paintings and some drawings survive. His presentworldwide reputation, however, is based chiefly on his greatest masterpiece, theIsenheim Altarpiece (c.1513-15), which was long believed to have been painted byDürer. Grünewald grew up in Würzburg near Nuremberg, and from 1501 until1521 he was proprietor of a workshop in Seligenstadt. He traveled to Halle forcommissions, and, although he was apparently a Protestant and a supporter ofMartin Luther, he executed several commissions for two bishops of the Mainzdiocese. Grünewald's earliest datable work is the Mocking of Christ (1503; AltePinakothek, Munich), a colorful, vehemently expressive painting demonstratinghis ability to create dazzling light effects. The painting depicts Christ blindfoldedand being beaten by a band of grotesque men. The figures are thick-bodied, soft,and fleshy, done in a manner suggestive of the Italian High Renaissance. Elementsof the work also show Grünewald's assimilation of Dürer, specifically hisApocalypse series. Different from High Renaissance idealism and humanism,however, are Grünewald's uses of figural distortion to portray violence andtragedy, thin fluttering drapery, highly contrasting areas of light and shadow(CHIAROSCURO), and unusually stark and iridescent color. It is these elements,already in evidence in this early work, that Grünewald was to develop into themasterful, individualistic style most fully realized in his Isenheim Altarpiece. http://www.oir.ucf.edu/wm/paint/auth/grunewald/

3. l'abbaye d'Issenheim : 4. Nous traiterons à partir de là de la symbolique hermétique appliquée àl'alchimie. De nombreux traités d'alchimie, on s'en est fait l'écho ailleurs - cf. i.e.

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prima materia - ont calqué la Passion du Christ sur celle que souffre leursmatières, lorsqu'elles sont portées au creuset. C'est dans le Tractatus aureus, attribuéà Hermès et évidemment apocryphe, provenant de l'alchimie arabe, que l'on trouvela plus ancienne allégorie religieuse. La pierre philosophale à l'inestimable valeurferait l'objet de plusieurs allusions dans la Bible, notamment dans l'épître dumercredi des Cendres (Isaïe, 63, 1-7) :

« Voici que notre fils, de royale naissance, prend sa couleur du feu; la mort, la mer et les ténèbresle fuient... Notre fils à présent vivifié combat le feu et possède une parfaite teinture. C'est un filsqui répand ses bienfaits, en qui réside la sagesse. Accourez, enfants des sages, venez vous réjouiravec nous, car voici que la mort est vaincue et que notre fils règne, revêtu d'une robe rouge etparé de pourpre. » [in Alchymistich Siebengestirn, Hambourg, 1675]

[le fils de royale naissance, c'est-à-dire le Βασιλευς, est l'enfant du Soleil et de la Lune. Lecombat contre le feu n'est autre que la Passion. La robe rouge indique la couleur du Soufre outeinture et le pourpre est la couleur de l'escarboucle des Sages]

Les alchimistes allèrent encore plus loin sur cette voie : chaque verset de la Biblequi parle d'or serait un témoignage alchimique. Moïse est le premier à avoirpréparé un « or potable » car il a brûlé le veau d'or et en a donné les cendres à boireaux Juifs. [cf. là-dessus la voie humide] Les richesses de Salomon témoignentpareillement en faveur de son savoir-faire alchimique:

« Et le roi fit tant que l'argent était aussi commun à Jérusalem que les pierres... » [in II, Chronn.,9, 27]

L'apôtre Jean est également rangé parmi les alchimistes, sans que l'on puissedécider si c'est à la suite d'une confusion de son nom avec celui d'Ostanès ou à uneinfluence de sa légende johannique. La citation réitérée des vers d'un hymned'Adam de Saint-Victor est en faveur de la seconde hypothèse :

« Inexhaustum fert thesaurum Qui ex virgis fecit aurum Gemmas ex lapidibus. » [in EdmundOscar von Lipmann, Entstehung und Ausbreitung der Alchemie, t. I, Berlin 1919]

On a aussi interprété alchimiquement le mythe de l'Immaculée Conception et lapassion du Christ, le « Cantique des Cantiques » [l'Aurora consurgens, écrit pseudo-aquinatea pour titre un extrait du Cantique des cantiques - VI, 10 - . Une interprétation alchimique en a étédonnée par Johann Hector von Klettenberg dans son Entlarvte Alchemie, 1713], l' « Apocalypse »[Dorothea Juliana Wallick, Der Philosophische Perlbaum, Leipzig 1722], et finalement toutela Bible :

« Tu trouveras l'art philosophique complet et notre unique matière dans la parole de Dieu et dansles Écritures Saintes de l'Ancien et du Nouveau Testament. » [Vincent Koffskhi, « von der erstenTincturwurzel und materia prima », in Benedictus Figulus, Thesaurinella olympica aureatripartita, Francfort 1608]

Adapté de : L'alchimie, Histoire, Technologie, Pratique, Pierre Belfond, Paris, 1972,ouvrage collectif.

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La Passion

Donateurs : les pelletiers (deux grands médaillons et trois petits). (extrait : on voit ici les avant-derniers médaillons du haut de la Passion)

Nous ne pouvions pas rappeler ici cette scène de la Crucifixion, sansévoquer la verrière de la Passion, à Bourges, superbement prise par AlainMauranne. Voit-on le contraste, très frappant, avec le calvaire deGrünewald ? Dans un cas, la mort est omniprésente et avec elle, tous sesattributs : corruption, putréfaction... Au lieu qu'à Borges, la figurechristique est déjà représentée sous la forme d'un Corps glorieux, d'uneblancheur immaculée. Est-il besoin de préciser que cette blancheur,Grünewald l'a peinte dans son panneau du retable fermé ? Voyez la scènede droite représentant saint Jean Baptiste. L'étudiant comprendraaisément en quoi la putréfaction est la solution de la conjonction.

Ce Christ géant représente la masse portée par l'Artiste au creuset, destinée àsubir, par la voie sèche, la dissolution. Le but à atteindre est tangible et tellementévident si l'on en croit les tenites adoptées par Grünewald : le noir le plus épais, leplus puissant, domine cette scène d'épouvante ; cette noirceur est d'autant plusaccusée par les teintes fauves, rougeâtres, qui éclairent de façon fuligineuse lespersonnages qui sont de part et d'autre du crucifié. A gauche, on ne peut resterinsensible à ce mouvement fantastique, suggéré par le peintre, qui a donné uneorientation dynamique aux personnages de gauche, qui semblent suivre une ligneoblique dont la base serait au pied même de la croix. Tels se présentent donc laVierge, soutenue par saint Jean et, agenouillée, Marie Madeleine. La croix sembleployer sous Jésus qui vient de s'affaisser - la scène est saisie précisément quand leChrist meurt - et insuffle un mouvement dynamique assez singulier, dans lequelon peut reconnaître comme un arc dont l'armature serait formée de la croix et laflèche, le corps innerte. Préfiguration de la flèche du Sagittaire, cette scène montreà la fois son sujet et son objet, puisque nous savons que le Christ est promis à laRésurrection, en forme de Corps glorieux. La symbolique alchimique permet d'yretrouver la phase de dissolution, celle-là même qui s'accomplit au tout début de laGrande coction. La scène de droite montre saint Jean Baptiste et l'agneau pascal.On remarque au pied de la croix, une urne à gauche, et à droite, une coupe et unecroix autour de laquelle l'agneau enroule l'une de ses pattes. Alors que la scène degauche montre l'effarement, la douleur, l'instabilité évidente, la scène de gauchenous semble fixe, fixité accrue par cette petite croix. La fixité est accusée encoreplus, si l'on veut bien examiner l'attitude de saint Jean Baptiste, pointant son indexvers le Christ, tenant un livre ouvert de son bras. La symbolique, là encore, paraîtassez claire : à gauche, ce sont les éléments mercuriels qui sont figurés. Faut-ils'attarder sur la figure de la Vierge, dont nous avons déjà tant parlé dans ce site ?Rappelons simplement le rôle qu'elle joue - dans l'hiéroglyphe du signehomonyme du zodiaque - dans la croissance du Rebis : cf. le Lait de Vierge, dontparle Artephius et tant d'auteurs après lui. Saint Jean à présent : il figure le kermès

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que l'on appelle encore le sang de saint Jean [cf. kermès en recherche] ; ce kermèsfigure le Soufre sous son aspect premier, non encore enté. C'est le futur oralchimique. Ce n'est pas tout : c'est à J. Schiller que l'on doit l'assimilation duCancer [nous parlons ici du signe zodiacal] à Saint Jean l'Evangéliste. Faut-il rappelerque ce saint faisait de l'or, et changeait les pierres les plus communes en pierresprécieuses - la pierre dédiée à saint Jean est l'émeraude - pour secourir lespauvres ? Que dans l' Azoth , attribué à Basile Valentin, c'est un ange immense,celui de la parabole de Saint Jean, dans l'Apocalypse, - qui foule la terre d'un piedet la mer de l'autre, tandis qu'il élève une torche enflammée de la main droite etcomprime, de la gauche, une outre gonflée d'air, figures claires du quaternaire deséléments premiers : terre, eau, air, feu [Demeures Philosophales, I, p. 244 ] ? Fulcanellicitant l'Apocalypse, Ch. IV, v. 6 et 7 écrit ceci :

« Il y avait aussi devant le trône, écrit saint Jean, une mer de verre semblable à du cristal...»[Myst. Cath., p. 217]

L'allusion est parfaitement claire. Cette mer de verre forme le Mercure desalchimistes et explique l'aspect si extraordinaire du manteau de Marie-Madeleine,semblable au verre en fusion lorsque le fiel vient à en sortir. Au plan de l'alchimieopératoire, le signe du Cancer comme d'autres, est un gage sur l'avenir, riche depromesses. Lisons Saint-Jean :

« En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de froment, tombant en terre, ne meurt pas, ildemeure seul ; mais si'il meurt, il porte beaucoup de fruits. » [XII, 24, cité par E. Canseliet,in préface à la 3ème édition du Mystère des Cathédrales, p. 32]

Le grain de froment est bien sûr assimilé au Christ et les fruits peuvent représenterle Christianisme ; l'alchimiste est en droit d'y voir une indication sur l'or enté [c'est-à-dire sur la terre feuillée préparée]. Voyez cet autre extrait :

« Et c'est sous la figure d'un être de jaspe et de sardoine couleur de flamme, assis sur un trôneincandescent et fulgurant, que saint Jean décrit le Maître de l'univers : " Notre Dieu est un feudévorant " (Apocalypse, IV, 3, 5) » [Demeures Philosophales, II, p. 212]

Ne voit-on pas, ne palpe-t-on pas pour ainsi dire, ce feu dévorant qui hante lascène peinte par Grünewald ? Il y aurait presque une indication sur l'époque de ladissolution, si l'on se souvient que la saint Jean d'été survient le 24 juin, époque oùle Soleil entre dans le signe du Cancer [nous parlons bien sûr du zodiaque tropical, et nondu zodiaque sidéral]. Il y aurait d'autant plus d'importance à appeler la figure de saintJean au tribunal de l'alchimie que l'on reconnait, dans la Passion selon saint Jean,de nombreux passages que l'on retrouve dans le Poimandrès - Pimandre ou Pasteurde l'Homme - qui est, rappelons-le, l'un des principaux écrits attribués à Hermès ;écrits qui n'ont, selon toute vraisemblance, pas été rédigés avant le IIIe siècle ap.J.-C. [Saint Jean passait pour avoir été alchimiste : selon la légende byzantine, il avait transforméen or et en pierres précieuses les galets du bord de la mer]. Des quatre Eléments de Platonet d'Empédocle, saint Jean porte l'EAU, c'est-à-dire l'Aigle [cf. Tarot alchimique]. 5. Voyons à présent Marie-Madeleine : elle symbolise le péché, c'est-à-dire leSoufre et la souillure. Elle a été associée à tous les moments de la vie du Christ ;ce n'est pas un hasard, vu sous l'optique de l'hermétisme alchimique. Ellereprésente les éléments hétérogènes qu'il faut enlever à l'Airain, opération qui a étéappelée par les Adeptes le blanchiment du laiton. 6. Saint Jean Baptiste ressuscité, c'est une autre forme de l'Annonciation. C'estl'annonce du Soufre à venir, tout entier enclos dans les limbes de la mort, dépeintepar Grünewald. Nous avons déjà traité le sujet, dans l'emblème XII de l'Atalantafugiens, en évoquant un vitrail de Notre-Dame de Bourges. Outre le fait que saintJean Baptiste est très directement évoqué par Nicolas Flamel, dans ses FiguresHiéroglyphiques. Voyez aussi le vitrail de la Passion, extrait de l'une des verrières de

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Bourges, supra. 7. Expression qu'un alchimiste peut comprendre ainsi : dans le travail, l'Adepte abesoin de deux ordres de substance : l'agent et le patient. Il ne s'agit pas, notez-lebien, de deux substances mais de deux catégories : l'agent est le véhicule desSoufres, dissous et sublimés ; on l'appelle le Mercure. Le patient est représenté,précisément, par les Soufres qui sont promis à la conjonction radicale. Lors dulong travail de maturation et de fermentation qui se déroule dans le sépulcre royal,le Mercure va progressivement se volatiliser pour laisser place à plus jeune que lui: c'est cette opération qui se nomme coagulation de l'eau mercurielle et qui faitvoir pourquoi Fulcanelli dit que Soufre et Mercure ne sont qu'une seule chose, vuesous une forme et un aspect différents : tantôt fleur, tantôt étoile. 8. Ce jeu de perspective est effectivement fascinant. Profitons-en pour essayer uneexplication, touchant à la petite croix et à l'agneau pascal. Cet agneau, nousl'avons dit, enserre de l'une de ses pattes, dans un geste de refuge et pour ainsidire, de pitié, et la croix et la coupe ou calice avec lequel le sang du Christ a étérecueilli. Ayant déjà beaucoup écrit sur le symbolisme de la coupe et de la croix, ilnous sera permis de passer outre, tout en tâchant de faire voir certains points quipourraient encore rester obscurs : par exemple, l'agneau joue un rôle de protection.L'agneau de lait, des Juifs aux Chrétiens, est la victime sacrificielle incarnée etsurtout du renouveau où se succèdent Pâque juive, Pâques chrétiennes, mort etrésurrection du Christ « agneau de Dieu ». Ce n'est pas tout : Se fondant sur unedescription presque identique du Brahma-pura et de la Jérusalem céleste, RenéGuénon a suggéré un rapprochement entre l'agneau et l'Agni védique, lequel estporté par un bélier ; de fait, l'un et l'autre apparaissent comme la lumière au centredu corps, ce que ne dément point la cabale hermétique. Souvenons-nous del'emblème LXII de l'Atalanta fugiens où nous observons un vieillard, s'aidantd'une lanterne, et qui suit dans la boue et à la trace, les pas de dame Nature. Nousavons identifié cette vision au Soufre blanc : c'est le christophore. Eh bien ! Ici, lesymbolisme est absolument superposable. Aussi peut-on parler à bon droit d'uneface léonine de l'agneau, dans la mesure où ce Soufre blanc survit au feu ; on peuty deviner notre salamandre. Et que ce symbole renvoie au Christ ressuscité n'estpas moins admirable, lorsque, avec ce panneau de Grünewald, il nous semblequ'ici-bas pire désolation n'est pas possible, sauf à considérer la scène de droitecomme prophétique, ce que la figure de saint Jean Baptiste vient d'ailleursconfirmer. Du même coup, la petite croix et la coupe s'avèrent d'interprétationfacile. Nous en avons suffisamment parlé ailleurs et le lecteur n'aura qu'à effectuerdes recherches sur la page d'accueil. 9. Ce sang qui figure celui du Christ est, en représentation alchimique, le Soufrerouge ou teinture de la Pierre. Rappelons que pour éviter la confusion des cultes etdes croyances, résultant fatalement de la similitude des symboles, un concile tenuà Constantinople, en 692, ordonna que l'art chrétien représente le Christ en croix,non plus sous la forme d'un agneau, ni entouré du soleil et de la lune - commec'était le cas jusqu'alors, mais sous les traits de l'homme. Voilà qui donne unaperçu renouvelé sur les similitudes évidentes des symboles chrétiens etalchimiques, mais il serait faux, sans doute, de considérer que le symbolismealchimique est antérieur à celui du Christ : les écrits hermétiques d'où l'alchimieest sortie datent du IIIe siècle ap. J.-C. 10. On ne saurait mieux définir l'essence même du Mercure des Sages : le fleuvede tristesse est Saturne et la nuit qui n'en est plus une, est Vénus. Ces deuxplanètes sont fréquemment liées dans le symbolisme alchimique. N'oublions pasqu'Aphrodite jaillit de l'écume de l'eau mercurielle dans la conque d'une mérelle. 11. la Vierge est blanche, comme l'est le régime de la Lune, suivant ceux deSaturne et de Jupiter. Comme signe zodiacal, elle indique le lieu où débute lacroissance du laiton dépuré. Nous ajouterons que la planète qui maîtrise ce lieu estMercure. 12. Profitons-en pour dire ici tout ce qu'il y a lieu de penser de la prose deHuysmans. Nous devons certes le remercier d'avoir attiré le regard du curieux, l'un

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des premiers, au début du XXe siècle. Malheureusement, Huysmans voit cepolyptique au travers des yeux de la société de son temps ce qui fausse sonjugement et va le pousser à des contre sens étonnants lorsqu'il aborderal'Annonciation et d'autres thèmes du retable d'Isenheim. On a même pu écrirececi :

Les pages ampoulées de Huysmans, trop citées depuis, n'ont sans doute pas eu danscette réhabilitation le rôle qu'on leur attribue parfois. Morceau de bravoure destiné àfaire briller le talent de l'auteur, la longue description de la Crucifixion de Karlsruheplacée au début de Là-Bas surpasse en artifice tous les exercices analogues dont unesolide tradition obligeait les romanciers du XIXe siècle à parer leurs ouvrages. Quantà l'évocation du retable d'Isenheim, elle est encore moins convaincante. La ridiculeprétention d'un style parsemé de fausses élégances, cette complaisance à l'égard desmodes littéraires du temps ne doivent pas nous faire oublier que l'auteur juge de lapeinture à peu près comme le Président de Brosses; il reproche au fond à Grünewaldde n'avoir pas donné à ses Vierges les traits de belles Parisiennes du grand monde età l'ange de l'Annonciation ou à saint Jean des allures de jeune premier. Les lignesqu'il consacre à la Vierge tenant l'Enfant suffisent à disqualifier cette fausse gloire dela critique. La même année 1905 où paraissait son essai sur Trois primitifs, un grandhistorien de l'art allemand, beaucoup plus grand par la justesse de son œil que par lestrop célèbres théories dont il a encombré l'esprit de ses disciples, H. Wöfflin, écrivaiten tête de sa monographie sur Durer qui devait connaître une telle renommée:

"Jusque-là, on disait Durer, lorsqu'on voulait résumer l'art allemand en un seulnom [...]. Aujourd'hui, c'est plutôt Durer qui semble un cas à part. Seul le hasardqui voulut que Grünewald disparût pendant plusieurs siècles de l'horizon de lanation semble avoir rendu possible la gloire de Durer".

Sans insister sur l'interprétation profondément et désagréablement nationaliste queWolfflin donne de la différence entre les deux artistes et de la supériorité deGrünewald pour les Allemands, interprétation bien démodée de nos jours, retenonscombien sa réputation était déjà solidement établie. Elle l'était si bien qu'unevingtaine d'années plus tôt, on lui avait attribué l'extraordinaire Crucifixion deSchleissheim de Cranach l'Ancien, attribution qui nous semble inconcevableaujourd'hui, mais qui lui faisait beaucoup plus honneur qu'un certain nombre demédiocrités dont le zèle de certains historiens de l'art a voulu depuis lors le rendreresponsable.

Pierre Vaisse, in Grünewald, les Classiques de l'Art, Flammarion, 1972, 1974.

Nous ne reviendrons plus sur cet aspect critique de Huysmans, parfois très irritant.

13. Cf. note 12. Le thème de l'Annonciation a été utilisée notamment par lesalchimistes modernes, Fulcanelli et E. Canseliet. Ce dernier cite, par exemple, unpanneau peint de Martin Schöngauer, conservé au musée de Colmar, que nousévoquerons plus bas. Ce thème, retiré de l'iconographie chrétienne, a été traitéavec beaucoup de bonheur par le graveur du Mutus Liber dont le frontispice nousmontre un dormeur, s'apprêtant à être réveillé au son du buccin par deux anges. Lesymbole en est l'animation du Mercure et la transformation du Mercurius senex deJung à l'état de double Mercure [le Mixte Rebis-Mercure qui prend alors le nom de compostphilosophal]. Isaïe, c'est-à-dire le « salut de Dieu » peut être observé au coinsupérieur gauche de la scène ; c'est lui qui symbolise le vieux Mercure. Nousallons à présent donner un extrait d'un ouvrage sur la vie de Jésus qui traite del'Annonciation :

Divergences des deux évangiles canoniques relativement à la forme del'annonciation.

Entrons, après cette esquisse générale, dans le détail de la manière dont la premièreannonce de la naissance future de Jésus arriva, d'après nos écrits canoniques, à Marieet à Joseph. Nous pouvons d'abord faire abstraction du fond même de celleannonciation, qui est que Jésus a été engendré par une opération extraordinaire duSaint-Esprit, et n'en prendre en considération que la forme, à savoir, à qui, quand et

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comment cette annonce fut donnée. Comme la naissance de Jean-Baptiste, laconception de Jésus, d'après les récits des évangélistes, est annoncée par un ange.Mais, tandis que, pour Jean-Baptiste, il n'y avait que le seul évangile de Luc etqu'une seule description de l'apparition de l'ange, nous avons, pour Jésus, deux récitsparallèles, mais non exactement concordants, dont la comparaison va nous occuperimmédiatement. Abstraction faite, comme il a été dit, du fond, nous trouvons entreles deux récits, les différences suivantes: - 1° Ie sujet de l'apparition ne s'appelle, dans Matthieu, que d'une manière indécise,

ange du Seigneur, αγγελος Κυριουa; dans Luc, c'est nommément l'ange

Gabriel, ο αγγελος Γαβριηλ;b - 2° la personne à laquelle l'ange apparaît est, dans Matthieu, Joseph; dans Luc,Marie; - 3° l'état dans lequel ils ont l'apparition de l'ange, est, dans Matthieu, un songe; dansLuc, la veille; - 4° il y a aussi une différence relativement au temps de l'apparition ; d'aprèsMatthieu, ce n'est qu'après le commencement de la grossesse chez Marie que Josephreçoit un avertissement divin; dans Luc, cet avertissement est donné à Marie dèsavant sa grossesse c ; - 5° enfin le but et l'effet de l'apparition sont différents : d'après Matthieu, c'est detranquilliser postérieurement Joseph, devenu inquiet à cause de la gros-sesse de sa fiancée;d'après Luc, c'est de prévenir tout ombrage par une annonce préliminaire.Maintenant on demande : les deux évangélistes racontent-ils un seul et même fait,seulement avec des divergences, ou bien racontent-ils des faits différents, de sorteque leurs récits peuvent se réunir etse compléter l'un par l'autre ? Or, les divergencesdes deux relations sont si grandes et si essentielles, que la première supposition n'estguère admissible, si l'on ne veut porter atteint à à leur valeur historique : aussi laplupart des théologiens, tous ceux du moins qui voient ici une vraie histoire,merveilleuse ou naturelle, se sont décidés pour la seconde supposition. En effet,soutenant que le silence d'un évangélisie sur une particularité que l'autre raconte n'estpas une négation de cette particularité, ils fondent ensemble les deux récits de lamanière suivante: - 1° d'abord l'ange annonce à Marie sa grossesse prochaine (Luc); - 2° ensuite Marie part pour aller trouver Élizabeth (même évangile) ; - 3° après son retour, Joseph, découvrant la grossesse, prend de l'ombrage(Matthieu); - 4° enfin lui aussi a l'apparition d'un ange (même évangile). Cet arrangement des circonstances a, comme Schleiermacher l'a déjà remarqué,beaucoup de difficultés; et ce que l'un des évangélistes raconte, non seulement neparaît pas supposer ce que l'autre rapporte, mais encore paraît l'exclure. D'abord laconduite de l'ange qui apparait à Joseph est à peine explicable, si lui ou un autre angea précédemment apparu à Marie; il s'exprime en effet (dans Matthieu ) comme si,son apparition était la première en cette affaire; il n'invoque pas de message célestereçu antérieurement par Marie ; il ne fait à Joseph aucun reproche de n'avoir pascru ; niais surtout, le soin que prend l'ange de donner à Joseph le nom de l'enfantattendu, avec les raisons détaillées de ce nom (Matthieu, 1, 21), aurait été tout àfaitsuperflu, si l'ange (Luc, 1, 31) avait déjà indiqué ce nom à Marie. Mais ce qui estencore plus incompréhensible, c'est la conduite des deux époux. Après l'apparitiond'un ange qui lui annonçait une grossesse prochaine sans le concours de Joseph,qu'est-ce qu'une fiancée à sentiments délicats avait de plus pressé à faire que decommuniquer à son fiancé le message céleste, pour prévenir la découvertedéshonorante de son état par d'autres, et de mauvaises pensées dans l'esprit de sonfiancé ? Mais justement Marie laisse faire cette découverte par d'autres, et excite par

là le soupçon ; car évidemment les mots : on la trouva grosse, ευρεθη ενγαστρι εχουσα (Matthieu, 1, 18), signifient que sa grossesse fut reconnueabsolument sans sa participation; évidemment aussi Joseph n'apprend l'état de Marieque de cette manière, car sa conduite est décrite comme la conséquence de cettedécouverte. Le Protévangile apocryphe de Jacques a senti tout ce qu'avaitd'énigmatique une pareille conduite de la part de Marie, et il a essayé de lever ladifficulté de la façon la plus conséquente peut-être du point de vue dusupranaturalisme. Si Marie s'était souvenue, telle est l'argumentation sur laquellerepose le récit ingénieux de l'apocryphe, de la teneur du message céleste, elle devaitle communiquer à Joseph; comme elle ne paraît pas l'avoir fait, à en juger d'après laconduite de Joseph, il ne reste plus qu'à admettre que la communication mystérieuse

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qu'elle avait reçue dans un état d'exaltation s'effaça ensuite de son souvenir et que lavraie cause de sa grossesse lui était inconnue à elle-même. Dans le fait, pour le casactuel, il n'y a guère d'autre parti à prendre qu'à se réfugier dans le merveilleux etl'incompréhensible. Les efforts que des théologiens modernes, supranaturalistesaussi, ont tentés pour expliquer le silence de Marie a l'égard de Joseph, et mêmepour y trouver un trait excellent de caractère, sont des efforts aussi téméraires quemalheureux pour faire de nécessité vertu. D'après Hess, il dut en coûter beaucoup àMarie pour taire à Joseph la communication de l'ange, et il faut considérer cetteretenue, dans une affaire connue seulement d'elle et du ciel, comme un signe de sagrande confiance en Dieu. Ce n'est pas en vain, s'est-elle dit en elle-même, que seulej'ai eu cette apparition; si Joseph devait dès à présent en être informé, l'ange luiaurait aussi apparu. Mais, si toute personne qui a en partage une révélationsupérieure pensait ainsi, combien ne faudrait-il pas de révélations particulières ?Suivant Hess, Marie se dit encore : C'est l'affaire de Dieu, je dois lui laisser le soinde convaincre Joseph. Ceci n'est pas autre chose que le principe des gensinsouciants. Olshaugen approuve les raisons de Hess, et il y ajoute sa remarquefavorite, à savoir, que, dans des événements aussi extraordinaires, la mesure desrapports ordinaires du monde n'est pas applicable; jetant ainsi sous les pieds desconsidérations essentielles de délicatesse et de convenance. L'Évangile de la nativitéde Marie, et, à la suite de cet évangile, quelques modernes, entre autres l'auteur del'Histoire naturelle du grand prophète de Nazareth, ont supposé (c'est une explicationqui est davantage au point de vue de l'explication naturelle), ont supposé que Josephétait éloigné de la demeure de sa fiancée au temps du message céleste; D'après eux.Marie est de Nazareth, Joseph, de Bethléem, où il retourna après ses fiançailles ; ilne revint auprès de Marie qu'au bout de trois mois, et alors il découvrit la grossessequi était survenue dans cet intervalle. Mais c'est sans aucun fondement, comme nousle verrons plus bas, dans les évangiles canoniques, que l'on admet des résidencesdifférentes pour Marie et pour Joseph, et toute cette explication tombe dans le néant.Sans faire une telle supposition, on pourrait peut-être, en se tenant encore dansl'explication naturelle, se rendre raison du silence de Marie à l'égard de Joseph par lahonte qu'elle ressentait à confesser un état si capable d'exciter le soupçon. Mais unepersonne aussi fortement convaincue du caractère divin de toute l'affaire, et aussipleinement docile à sa destination mystérieuse que Marie le fut suivant Luc, 1, 38, nepouvait pas avoir la langue liée par les petites considérations d'une fausse honte. Enconséquence, les auteurs des explications naturelles, pour sauver le caractère deMarie, sans faire tort à celui de Joseph, imaginèrent une communication, tardive, ilest vrai, de Marie à Joseph, pour se rendre raison de l'incrédulité de ce dernier.Comme l'apocryphe de la Nativité de Marie, ils introduisirent un voyage, mais sonde Joseph, et ils se servirent du voyage de Marie près d'Élizabeth, indiqué par Luc,pour expliquer le retard de la communication. Avant ce voyage, dit Paulus, Marie nese découvrit pas à Joseph : probablement elle voulut d'abord s'entendre avec sonamie plus âgée sur la manière de faire cette communication, et pour savoir surtout si,comme mère du Messie, elle devait se marier. Ce n'est qu'à son retour qu'elle informeJoseph, probablement par d'autres, de ce qui en est et des promesses qu'elle a reçues.Cette première révélation ne trouve pas Joseph suffisamment préparé ; il est en proieà toutes sortes de pensées, flottant entre le soupçon et l'espérance, jusqu'à ce qu'enfinun songe le décide. [...]

Vie de Jésus ou Examen critique de son histoire . Vol. 1 / par le docteur David-Frédéric Strauss

Notes

a. αγγελος a la valeur de messager, envoyé : l'ange représente ici le Mercure desalchimistes, si l'on tient à la cabale la plus orthodoxe. On peut en rapprocher

αγγειον qui désigne un vase ou un vaisseau pour les liquides ou des matières

sèches. L'ange annonce donc le vase et son composé. Quant à Κυριου, on le

rapporterait volontiers au temps fixé et marqué pour la naissance du Βασιλευς. b. sur les rapports à l'oeuvre de Gabriel, cf. vitraux de Bourges, Tarot alchimique,Atalanta XXXVII c. Luc, rappalons-le représente le SEL ; Matthieu, une partie du Mercure - AIR ;

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Jean encore le Mercure - EAU ; Marc, le Soufre.

14. On admirera les couleurs du manteau de l'ange, oscillant entre le jaune etl'orange, couleurs que l'on retrouve dans le magistère, à l'époque des régimes deVénus et de Mars. 15. La Résurrection ! Est-il même besoin que l'on s'y attarde ? Tant il en a étéquestion dans ce site. Au plan alchimique, il s'agit de la réapparition de la matièreaprès que, comme le Christ, elle ait subi l'ardeur du feu et la mise au creuset, c'est-à-dire au tombeau [crux]. Le Christ en majesté apparaît rayonnant et nimbé d'unesorte de cocon qui n'est pas sans rappeler l'amande mystique de la Vierge, aperçueà l'une des peintures du Livre d'Abraham Juif, que Nicolas Flamel aurait eu entre lesmains, ou encore la carte du Monde, dernier arcane du tarot [cf. Tarot alchimique].Dans l'iconographie, la Résurrection a été servie par Basile Valentin, dans sesDouze Clefs de Philosophie, repris par Mylius dans sa Philosophia Reformata. Onretrouve d'ailleurs un autre arcane du tarot, la carte du Jugement. Mais en fait, lethème est récurrent et l'on en finirait pas d'en parler et d'évoquer, pour ainsi dire,tous les traités d'alchimie. Un mot peut-être peut servir de leitmotiv au thème : laréincrudation. Processus complexe par lequel les substances préalablementdisposées dans le creuset à l'état amorphe, réapparaissent à la volatilisation duMercure, sous forme cristalline. Quant aux soldats culbutés par la force de laréincarnation, nous y verrions volontiers les soldats issus des dents du dragon, queCadmus sèment dans le champ préalablement apprêté par Jason :

« La Toison d’or était suspendue dans la forêt de Mars ,enceinte d’un bon mur, & l’on ne pouvaity entrer que par une seuleporte gardée par un horrible Dragon , fils de Typhon & d’Echidna.Jason devait mettre sous le joug deux Taureaux , présent de Vulcain, qui avaient les pieds & lescornes d’airain, & qui jetaient des tourbillons de feu & de flammes par la bouche & les narines ;les atteler à une charrue , leur faire labourer le champ de Mars, & y semer les dents du Dragon,qu’il fallait avoir tué auparavant. » [Fables Egyptiennes et Grecques, Dom Pernety, t. I]

16. C'est le lieu de soulever des questions que tous les Chrétiens et philosophes sesont posés. Ces questions, ce n'est pas nous qui les poserons ; nous citerons à ceteffet un texte recueilli sur le serveur Gallica de la bnf : JESUS-CHRIST EST-ILRESSUSCITÉ ?, texte évoqué en préambule. [les notes entre [] et en caractères violet sont de notre cru]

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PREMIÈRE PARTIE Réalité de la mort de Jésus.

CHAPITRE PREMIER

LES PREUVES

Ces preuves, toutes également irréfutables, se ramènent à deux groupes: les preuvesmatérielles et les preuves morales. Les premières, d'ordre physiologique, établissentque les souffrances endurées par le Christ au cours de sa Passion, pendant lecrucifiement, et sur la croix, entraînaient fatalement la mort. — Les secondes, baséessur l'autorité des évangélistes et sur l'impression des témoins — hostiles ou amis —qui assistèrent à l'événement, nous persuadent que ni les apôtres, ni Pilate, ni lesJuifs, ne doutaient au soir du vendredi saint de la mort du Crucifié.

§ 1. — Preuves matérielles ou physiologiques de la mort de Jésus.

Quand on lit sans parti pris les récits évangéliques de la Passion (Inutile d'observerque la mode se passe de plus en plus aujourd'hui de contester la véracité desEvangiles. Au dire des hétérodoxes eux-mêmes, « l'immense travail critiqueaccompli sur les sources de la vie de Jésus un peu partout, mais spécialement enAllemagne, pendant les soixante-dix dernières années, n'a abouti qu'à en mieuxétablir le crédit ». Revue (protestante) de théologie et de philosophie. Lausanne.), ilest impossible de ne pas reconnaître que le Sauveur souffrit des tourments tels qu'unemort prompte devait s'ensuivre inévitablement. On peut s'étonner même qu'il n'aitpas expiré plus tôt sous les coups et les mauvais traitements qu'on lui prodigua. Il estcertain d'abord que Jésus subit une agonie terrible avant celle du Calvaire. Et ce nefut pas, comme on l'a prétendu. Une simple agonie « morale ». La tristesse, ledégoût, la frayeur en furent sans doute les causes, mais physiques en furent les effets,et même la commotion dans le corps du Christ fut si violente, qu'une sueur de sangs'échappant par tous les pores ruissela sur sa chair sacrée et découla jusque aur le sol(Cf. Luc, xxii, 43, 44. On a mis en doute l'anthenticité de ces deux versets au nom dela critique et de la physiologie. Mais des savants et d'érudits iuterprètes ont eu vitefait de réduire à néant les objections des incrédules. Cf. BARABAN, Diction de laThéolog. cath., t. I. col, 621-624.). Les médecins catholiques se demandent si cephénomène d'hémathydrosed fut naturel ou miraculeux ; il n'importe. Ce qui est sûr,c'est que la sueur de sang éprouvée par Jésus fut si abondante que le sol s'en trouvahumecté ; saint Luc l'atteste. Par conséquent, cette hémorragie dut affaiblir déjà

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beaucoup le Sauveur. De nouvelles pertes de sang l'affaiblirent davantage encore lelendemain. On sait que Pilate le fit flageller. Or la flagellation était chose effrayante.Sous les fouets la chair du patient volait en lambeaux ; la peau déchirée laissaitapercevoir les veines ; les os étaient mis à nu. On cite même des cas où les victimesexpiraient de douleur. D'ailleurs, l'habitude de flageller ainsi avant l'exécution lescondamnés à mort avait pour but de leur abréger le supplice final. Il est donc certainque le Sauveur après ces atroces tortures demeura exténué, brisé, d'autant que sesbourreaux le frappèrent pour le frapper, avec rage et sans compter. Une loi de Moïsefixait le nombre des coups. A trente-neuf ou quarante, mais ce nombre futimpitoyablement dépassé pour Jésus. Son corps n'était qu'une plaie. Ajoutons que ledivin Condamné fut contraint de s'acheminer en cet état de l'Antonia, palais duprocurateur romain, .jusqu'au Golgotha. Une pesante croix l'écrasait. Aussi, safatigue et son épuisement furent tels qu'on dut un moment le décharger de sonfardeau. Ce détail mentionné par trois évangélistes prouve assez qu'on craignait qu'iln'allât pas jusqu'au bout. Et que dire du crucifiement qui suivit ? C'était le plusépouvantable martyre qu'un homme sur terre pût souffrrir : crudelissimumteterrimumque supplicium, dit Cicéron (In Verrem, v, 64.). Nous avons décritailleurs (Voir notre opuscule : Au Golgotha.) les souffrances que le Christ endurapendant que les bourreaux le clouèrent à la croix. Les tortures de la nuit serenouvelèrent alors, ses blessures se rouvrirent, le sang recommença de couler,s'échappant des affreuses déchirures des mains et des pieds. Au bout d'une heure,néanmoins, l'hémorragie dut cesser, le sang circulant mal « Chez les crucidés, eneffet, remarque Mgr Le Camus (Vie de N..S. J.-C., t.1, p. 549, note.) après Wiseman(Discours sur les rapports entre la science et la religion révélée, 5e Disc., pp. 191,suiv.), le sang se portait par les artères sur les parties du corps les plus fortement,comprimées ou tendues, avec une telle abondance que les veines ne suffisaient pas àle ramener. L'aorte, à cause des obstacles qui se trouvaient, aux extrémités des braset des jambes, faisait affluer le sang au ventre et, surtout à la tête où il déterminait,par la pression violente des carotides, une routeur très vive de la la face. unedouleur générale intolérable. Ce qu'il y avait de plus affreux, c'est que l'aorte, nepouvant expulser le sang assez, rapidement aux extrémités dos membres engorgés,cessait de recevoir le sang envoyé par le ventricule gauche du cœur. Celui-ci sontour, ne recevait pas librement le sang qui venait des poumons, et, le ventriculedroit lui-même, ne pouvant jeter dans les poumons déjà remplis le sang qu'ilélaborait, achevail, le désordre, et créait une souffrance plus dure que la mort. »e

Evidemment Jésus, dont la délicate constitution était déjà épuisée par tous lesmauvais traitements de la journée et de la nuit, ne pouvait résister lontemps à un telmartyre. On évalue, je le sais, a une moyenne de 12 heures la durée ordinaire dusupplice de la croix, mais il n'élait pas rare qu'après quelques heures de supplice larupture d'un vaisseau cérébral ou cardiaque délivrât brusquement la victime de sestortures (Réville, Jésus de Nazareth, t. II, p 412.). C'est ce qui dut arriver pour leChrist. On croit qu'un vaisseau se rompit dans la région du cœur et que la mort futinstantanée (C'est l'explication des physiologistes modernes, admise pur Renan ( Viede Jésus, p. 425, 9° édit.), Réville (op. cit., t. Il, p. 427) et d'autres,). Quandl'évangéliste rapporte que Jésus « poussa un grand cri et expira » (Cf. Matt., XXVII,50 ; Marc, XV, 37), il convient de prendre ces paroles à la lettre, et de ne pas lesentendre d'une syncope ni d'un passager évanouissement, encore moins d'un accidentcataleptique. Ajoutons un dernier détail qui prouve la réalité de la mort du Christ.

« Voyant que Jésus était. manifestement mort, raconte saint Jean, les soldats ne luibriseront point les jambes,— comme ils le firent aux deux larrons crucifiés à droiteet à gauche (C'est ce qu'on appelait le crurifragium, — supplice autorisé par la loiromaine pour hâter la mort des crucifiés. Cf. Sénèque, De ira, III, 18, 32.), — maisl'un d'eux avec la lance lui ouvrit le côté, et aussitôt il en sortit de l'eau et du sang» (Cf. Jean, XIX, 33, 44.).

La critique a voulu épiloguer sur ce texte, prétendant que l'expression dont le

quatrième évangéliste s'est servi : « latus ejus aperuit (ενυξεν) » suppose uneblessure peu grave, — une simple égratignure ! affirme Paulus (II s'autorise de

Eccli., XXII, 24, — Mais le verbe νυσσειν désigne souvent aussi uneperforation profonde. Voir des exemples dans Bretschneider, Lexicon, 8. h. v.).Vains subterfuges ! nous savons quelles dimensions avait ordinairement le fer de lahasta des Romains (Ce fer aiguisé en pointe, et de forme ovale, avait à peu près lalargeur de la main. Cf. Friedlieb, Archéologie de la Passion, p. 208.). La déchirurefaite au côté du Christ était donc profonde, — assez profonde pour que Thomas, le

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disciple incrédule, y pût introduire la main entière (Cf. Jean., xx, 27.). Une traditionrapporte que la lance entra par le côté droit et sortit au niveau de la régionprécordiale sous le sein gauche, perçant ainsi en deux endroits la poitrine du Sauveur(Cf. Corneille Lapierre, Comment, in II. I.). D'autres pensent que Jésus reçut le coupde lance dans le côté gauche (C'est l'opinion de Luc du Bruges, d'Allioli, deFriedlieb, etc.). Quoi qu'il eu soit, le fer pénétrant de bas on haut atteignit le coeur duCrucifié après avoir traversé le péricarde.

« Or, il y a dans le péricarde une substance qui se résout en eau dès que cetteenveloppe est percée, ou en général dès que la température du corps s'abaisse.Habituellement cette substance existe en très petite quantité, mais les tortures que leChrist avait subies préalablement, jointes à la chaleur de fièvre qui le consumait,suffisaient, de l'aveu des médecins, à accumuler une telle quantité de cette humeurdans le cavum thoracis, que son écoulement fut visible aux yeux des témoins de cettelugubre scène » (Cf. Friedlieb, op. cit., pp. 200-210.).f

Il est incontestable, en tout cas, qu'une pareille blessure « était par elle-même unecause immédiate de mort » (Dr Goix, Le miracle, p. 69. — On Cite, commeanalogue, le fait de l'assassinat de Carnot frappé d'un coup de poignard dans le côté.La plaie, située immédiatement au-dessous des fausses côtes droites, mesurait de 20à 25 millimètres seulement; le foie et la veine-porte étaient perforées(cf. PONCET,Récit authentique de la blessure et de la mort du président de la République. «Semaine médicale » 4 juillet 1894, p. 310). La blessure de Jésus fut sûrement,beaucoup plus grave.). Donc Jésus mourut sur la croix ; c'est un point acquis à lascience.

§ 2. — Preuves morales.

Ni les soldats de garde, ni les sanhédrites, ni les apôtres, ni les saintes femmesrestées sur le Golgotha, ne doutaient que le « Nazaréen » fût réellement mort. Leslégionnaires ne l'avaient-ils pas vu expirer ? Pour s'assurer davantage qu'ils ne setrompaient pas, ils s'approchèrent, raconte saint Jean (Joan., xix, 32, 33.), etensemble constatèrent, que Jésus ne respirait plus. Voilà pourquoi, d'un communaccord, ils jugèrent inutile de lui donner le coup de grâce comme aux deux autrescrucifiés. Si néanmoins l'un d'eux enfonça le fer de sa lance dans la poitrine du mortce ne fut, semble-t-il, que pour remplir sa consigne de soldat. La conviction dessoldats, voilà donc une première preuve. De fait, quand il s'agit de détacher le corpsdu Sau-veur et de le remettre à Joseph d'Arirmathie qui venait le réclamer, Pilatemanda le centurion et s'informa si réellement le «Nazaréen » avait rendu l'âme. Sur laréponse affirmative de l'officier, le procurateur accorda ce que le noble sanhédritedemandait (RENAN attache un grand poids à cette preuve :

« A vrai dire, écrit-il, la meilleure garantie que possède l'historien sur un point decette nature (la réalité de la mort du Christ), c'est la haine soupçonneuse desennemis de Jésus. Il est douteux que les Juifs fussent dès lors préoccupés de lacrainte que Jésus ne passât pour ressuscité ; mais en tout cas ils devaient veiller àce qu'il fût bien mort. Qu'elle qu'ait pu être à certaines époques la négligence desanciens en tout ce qui était constatation légale et conduite stricte des affaires, on nepeut croire que les intéressés n'aient pas pris à cet égard quelques précautions ».Vie de Jésus, p. 420, éd, cit.).

N'était-ce pas la constatation officielle de la mort ? — Nouvelle preuve que tout étaitbien fini pour Jésus (Cf. Marc, xv, 43-45.). Les quelques Juifs, amis ou ennemis,restés au Calvaire, rentrèrent à Jérusalem trop convaincus hélas ! de l'évidente vérité.Apôtres et disciples en furent dans la consternation. Les deux qui sur le chemind'Emrnaüs, le dimanche soir, s'entretenaient avec le mystérieux voyageur qu'ilsavaient rejoint, ne pouvaient taire leur désespoir :

« II a été livré par nos prêtres et nos princes, disaient-ils ; on l'a condamné à mortet crucifié. Nous espérions qu'il serait le Rédempteur d'Israël ; mais voilà troisjours passés que tout est terminé » (Cf. Luc, xxiv, 20-21.).

Pierre et les autres partageaient la même tristesse ; eux non plus ne conservaient pasd'espoir ; les événements les avaient entièrement découragés. Un refuge leur restait ;le Cénacle. Ils s'y cachèrent désolés, presque honteux, n'osant se montrer au grand

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jour. Chez eux la conviction que Jésus avait disparu pour toujours était si profondeque Thomas, par exemple, se refusa absolument à croire que le Maître pût êtrerevenu à la vie (Cf. Joan , M, 25.). Le Ressuscité dut insister beaucoup, affirmer aplusieurs reprises et déclarer nettement qu'il était bien celui qu'ils avaient connu (Cf.Marc, xvi, 14; Luc, xxiv, 36-41).

Notes

d. il aurait été plus juste d'employer le terme de hématidose - idus : sueur -. e. on peut avoir - une très faible - idée du calvaire enduré si l'on essaye d'expirer àglotte fermée : c'est ce que l'on appelle l'épreuve de Valsalva ; on se rendra comptequ'au bout de quelques secondes, le retour veineux de la tête est gêné et que si l'onpersiste, un évanouissement peut survenir. En même temps, un oedème pulmonairedevait s'installer et sans doute aussi une tamponnade péricardique, ce qui expliquepourquoi l'on verra sourdre de l'eau du flanc du Christ. On peut donc conjecturer quesi le Christ était encore conscient, ce ne devait être rapidement qu'une conscienceobnubilée. f. en fait, la sérosité dont il s'agit résulte de la constitution d'un épanchement dans lepéricarde qui porte le nom de tamponnade. Outre cette blessure, causée par la lancede Longin, la mort résulte donc d'un oedème pulmonaire. Les alchimistes se sontemparés du symbole de cette « eau » sourdant de la poitrine du Sauveur, en lacomparant à leur propre « eau permanente ».

17. Ce dyptique réalise une synthèse de l'art rarement vue ailleurs. Qu'on en juge :la partie gauche se perd, en hauteur, dans le noir de la nuit tandis que la partiebasse donne lieu à une profusion de lumière. En revanche, la partie droite estilluminée d'en haut et donne à voir, au sol, quelques instruments de l'Art. Agauche, nous sommes en pleine période de la fermentation de l'or alchimique. Artsacré, l'alchimie - ainsi en parlent les Adeptes - est aussi un art de la musique [cf.Atalanta fugiens]. Or, c'est à un concert extraordinaire que nous sommes conviés ; leluth est mené par un ange qui n'a rien à envier à ceux du Mutus Liber ou à celui desDouze Clefs de Philosophie de Basile Valentin. En arrière plan, le concert spirituel sepoursuit : il n'a rien à envier aux Kleine Geistliche Könzerte de Heinrich Schütz[écoutez la version complète en 3 CD de Manfred Cordes...]. Ces Petits Concerts Spirituelsont été ici entièrement sublimés : ils préludent évidemment à l'Incarnation du Filsde Dieu, c'est-à-dire en la conjonction de l'Âme au Corps, si l'on veut rester dansle symbolisme orthodoxe alchimique. Ce n'est pas tout : nous retrouvons le thèmede « l'amande mystique »

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touchant à la Vierge en cette petite Vierge en gloire sur laquelle semble buter,manifestement, Huysmans. Mais, en confrontant cette image avec celle du Livred'Abraham Juif, on ne peut manquer de faire certains rapprochements. Examinonsles motifs : a)- la couronne de feu, 2ème couronne de perfection annnonçant la naissance denotre Βασιλευς, est, chez Flamel, la coque même, dans l'embrasement qui lacirconscrit, de l'amande mystique ; c'est de ce diadème en fer rouge que Huymansveut parler ; c'est d'ailleurs un hasard si l'écrivain emploie une expression qui siedpresque à la matière du Soufre rouge. En effet, ce fer rouge est celui que l'onévoque, dans d'autres sections, sous le nom de battitures ; les alchimistes enparlent comme des αποκοµµατα, c'est-à-dire des battitures de leur Airain, quiforme la première matière de leur laiton. Elles se détachent au cours de la fusion etsont soumises à un double blanchiment, d'abord dans un bain de vinaigre et d'alun,ensuite par fusion avec le sel et l'alun [cf. Alchimistes Grecs, t. I, R. Halleux, Leyde 11-14]. b)- l'auréole de feu, jaune au centre, rouge en périphérie, est à l'identique del'amande elle-même : elle figure la coque de l'athanor philosophique [cf. notrecommentaire de l'Atalanta fugiens, sur la Vierge]. c)- les ailes, chez Flamel, sont remplacées par l'ange musicien que l'on aperçoit aupremier plan ; d)- l'hydre de Lerne à corps de chien ne se retrouve pas si aisément dans lapeinture de Grünewald. Si l'on tient compte que l'hydre peut être comprise commele principe mercuriel des métaux, il nous faut rechercher un signe qui nous montreles battitures des feuilles métalliques, à partir desquelles on peut préparer « l'asèm» hermétique. Or, si l'on observe la partie extérieure du panneau de droite, onobserve une étrange créature qui semble n'être formée que de feuilles, feuilles defeu dirait-on et dont les ailes mêmes semblent faites d'une sorte de feu terrestre :peut-être peut-on y voir comme une incarnation d'un ange...

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détail de l'Incarnation du Fils de Dieu

Mais notre hydre mystique n'est pas complète : il y manque l'élément volatil quidoit devenir fixe, c'est-à-dire la lumière devant sortir « par soy-même » desténèbres. C'est dans la aprtie supérieure de ce tableau que nous la trouverons. On yobserve une étrange procesion d'anges, venant comme du fond de la noirceur, etqui semblent emmener avec eux une créture mal ébauchée, dont les traits seconfondent pour ainsi dire avec la noirceur couleur de cendre de cette scènesingulière. C'est au vrai, les intermédiaires de Dieu qui, du fond fixe des étoiles,apportent la bonne parole, c'est-à-dire le Verbe de Dieu, c'est-à-dire l'Âme prête às'incarner. Que ces éléments, dans leur course fuligineuse, apparaissentlucifériens, est notable et on doit louer Grünwald d'avoir, tout à fait par hasard, puainsi créer une conjonction entre la scène chrétienne de l'Incarnation et l'apparitionde notre Soufre rouge... e)- Jupiter - Zeus - flottant sur son petit nuage, menaçant de son foudre l'hydre deLerne : nous n'avons aucun mal à les discerner dans la figure du Dieu olympien«...au-dessous de Dieu le Père noyé dans les nuées d'un or qui sporange, des essaims d'anges. »,Olympe stylisé dans ce volcan dont on aperçoit la caldera déchiquetée. On voit que rien ne manque qui ne vienne à étayer l'analogie de la scène exposéepar Grünewald et la Vierge mystique du Livre d'Abraham Juif. Huysmans est alléjusqu'à écrire que les couleurs employées par le peintre étaient «...agressives [etallaient parfois] jusqu'aux tons stridents et acides...». Ne reconnaît-on pas là les étranges «strideurs » qu'évoque E. Canseliet dans son Alchime expliquée sur ses Textes classiqueset, de même, la ponticité élémentaire de notre dissolvant ? Ne reconnaît-on pas,non moins, sous cette avalanche de motifs sculpturaux gothiques « l'art goth »,c'est-à-dire la cabale de notre grand maître, Fulcanelli ? En somme, ce dyptique

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permet de montrer une conjonction exceptionnelle - uniquement vue par l'esprit etpar le sentiment, c'est-à-dire du ressort de l'émotion - entre la peinture sacrée etl'Art des vieux alchimistes. 18. Hélas, le message quasi initiatique du maître d'Issenheim n'est pas perçu parHuysmans et c'est avec regret que nous le voyons manifester sonincompréhension... Manifestement, cette impression persiste dans l'analyse qu'ildonne de la visite de saint Antoine à saint Paul l'ermite dans le désert. Rappelons pourtantque, par ses préoccupations mystiques, Huysmans s'est rapproché desquestionnements des hermétistes : Une partie de son oeuvre reflète sespréoccupations spirituelles dont le cheminement vers une conversion aucatholicisme sera illustré par quatre romans semi-autobiographiques : Là-bas(1891), En route (1895), La Cathédrale (1898) et L'Oblat (1903) ; Huysmans - cf.supra - n'est pas un inconnu des alchimistes, puisque un ouvrage de RenéSchwaeble, Cours pratique d'Alchimie, est dédié à l'écrivain. Cf. la vie d'AlexandreSethon. 19. Ce tableau, si singulier, est marqué au sceau du Mercure. Voyons d'abord saintAntoine. Et d'abord pour liquider un jeu de mots douteux d'E. Canseliet qui, dansses Deux Logis Alchimiques, évoquait son commentaire du Mutus Liber [Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1967, pp. 96-97] :

« ...afin de rectifier une erreur d'impression, on séparera ANTOINE de cette façon : ANT-OINE,et non de celle-ci : AN-TOINE, de sorte que le trait d'union soit correctement remplacé par lavoyelle et la consonne, dont il importe qu'elles soient intercalées ensemble. » [Monsieur duPlessis (Jean Bourré), p. 160]

Est-il besoin de dire que Canseliet veut ici nous parler de l'ANT[IM]OINE ? C'est-à-dire de l'étoile des Sages ? Celle-là même que les rois Mages virent, qui lesguidèrent jusqu'à l'étable ? Mais nous savons le peu de crédit qu'il faut attacher àce demi-métal...D'autant que, un peu plus loin, p. 201, il reparle d'Antoine àpropos de la seule étoile, c'est-à-dire l'ανθος µονος. Que le lecteur revoit icinos commentaires des emblèmes XLIV et XXVII de l'Atalanta fugiens où nousdiscutons de ce point de science. L'histoire de saint Antoine nous racontée parCharles de Rémondange dans sa Vie de saint Antoine par saint Athanase [Macon, EmileProtat, 1874]. En voici des extraits :

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Antoine était Égyptien de naissance; ses parents étaient nobles et possédaient unefortune assez considérable; comme ils étaient chrétiens, ils lélevèrentchrétiennement. Dès sa plus tendre enfance, il demeura avec ses parents, neconnaissant qu'eux et la maison paternelle ; lorsqu'il fut plus avancé en âge, il nevoulut pas étudier les belles-lettres pour ne pas avoir de communications avec lesautres enfants ; tout son désir était, comme il est dit de Jacob, d'habiter en hommesimple dans sa maison (Genèse, xxv, 27). Il allait cependant avec ses parents dans letemple du Seigneur. On ne voyait point en lui la négligence d'un enfant, et il nedevint pas méprisant et orgueilleux en grandissant, mais il était soumis à ses parents,attentif à la lecture des livres saints, et conservant dans son cœur les utiles leçonsqu'il y trouvait. Quoique né dans une assez grande opulence, il n'importunait pas sesparents pour avoir une nourriture variée et somptueuse, il ne Après la mort de sesparents, il resta seul avec une sœur en bas-âge ; il avait alors dix-huit à vingt ans etsce chargea lui-même du soin de gouverner sa maison et d'élever sa sœur. Six moisne s'étaient pas encore écoulés après la mort de son père et de sa mère, lorsqu'unjour, se rendant à l'église suivant sa coutume, il méditait le long du chemin etrepassait dans son esprit comment les apôtres avaient tout abandonné pour suivre leSauveur (MATH., xix, 27), et comment ceux dont il est parlé-dans les Actes,vendant ce qu'ils possédaient, le portaient aux pieds des apôtres pour le distribueraux indigents (Act. Ap., iv, 34-35), et quelle grande espérance leur est réservée dansles cieux. En faisant ces réflexions, il entra dans l'église; on lisait en ce momentl'Evangile , et il entendit le Seigneur qui disait au riche :

« Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres;alors viens, suis-moi, et tu auras un trésor dans les cieux. (MATH., xix, 20-21 ) »

SAINT ANTOINE RENONCE À SES BIENS.

Alors Antoine, comme si Dieu lui-même eût rappelé à son esprit le souvenir dessaints, et comme si la lecture eût été faite pour lui seul, sortit à l'instant de l'église, ettoute la fortune que lui avaient laissée ses parents, et qui consistait en trois centsarpents de bonnes terres, il en fit don aux habitants du village, afin que sa sœur et luifussent débarrassés de toute espèce de soin ; tout le mobilier qui leur appartenait, ille vendit, et après en avoir retiré une somme assez considérable, il la distribua auxpauvres, n'en réservant qu'une faible part pour sa sœur. Mais étant entré de nouveaudans l'église, il entendit le Seigneur qui disait dans l'Evangile :

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« Ne vous inquiétez pas du lendemain. (MATH., vi, 34. ) »

II ne put rester plus longtemps ; il sortit et donna ce qui lui restait à des gens peuaisés Pour lui, après avoir confié sa sœur à des vierges d'une foi et d'une piétéreconnues, pour être élevée dans leur chaste demeure, il s'adonna près de sa maison àla vie ascétique, veillant sur lui-même et se traitant avec rigueur. Il n'y avait pasencore à cette époque de véritables monastères en Egypte, mais celui qu voulaittravailler à sa perfection s'y exerçait à part en se retirant à quelque distance de sonvillage

UN SOLITAIRE LUI SERT DE MODÈLE

II y avait alors dans le village voisin un vieillard qui, dès sa jeunesse , avait embrasséla vie solitaire. Antoine alla le voir et rivalisa de vertu avec lui ; il se fixa d'aborddans un endroit qui était en face de son village, et là, s'il venait à entendre parler dequelque homme vertueux, tel qu'une industrieuse abeille, il se mettait à sa recherche,ne revenait point chez lui sans l'avoir vu et ne le quittait qu'après avoir reçu de lui,pour ainsi dire, un secours de voyage pour marcher dans le chemin de la vertu. Ildemeura là dans les commencements, se fortifiant dans la résolution de ne plusretourner dans les possessions de ses pères et d'oublier ses parents. Tout son désir,toute son ardeur, tendaient à la perfection ascétique; il travaillait de ses mains, sesouvenant de cette parole de l'apôtre :

« Que celui qui ne travaille pas ne mange pas. (I. Thess., 3-10.) »

Ce qu'il gagnait, il l'employait à ses besoins et au soulagement des indigents ; il priaitcontinuellement, car il avait appris qu'on doit prier en particulier sans interruption.(Thess., 5-17.) Il s'appliquait telle-ment à la lecture des livres saints qu il n'en laissaitrien échapper; il retenait tout ce qu'il lisait au point que sa mémoire dans la suite luitenait lieu de livre.

COMMENT ANTOINE PROFITE DES BONS EXEMPLES.

En se conduisant ainsi, Antoine se faisait aimer de tout le monde; il se soumettaitsans réserve aux hommes vertueux chez lesquels il se rendait ; il observait en lui-même en quoi chacun d'eux excellait par le zèle et la piété. Dans l'un , il remarquaitl'affabilité ; dans l'autre, l'assiduité à la prière; dans celui-ci, la douceur ; dans celui-là, la charité ; dans un autre, les veilles ; dans un autre, l'application à la lecture dessaintes lettres ; il admirait celui-ci pour sa patience, celui-là pour ses jeûnes et parcequ'il couchait sur la dure ; l'un le touchait par sa mansuétude, l'autre par salonganimité ; dans tous il remarquait sans exception leur piété envers le Christ et leurmutuelle charité. Après s'être ainsi rempli de ces bons exemples, il retournait au lieude ses exercices, rassemblant en lui-même les vertus qu'il avait remarquées danschacun et s'efforçant de reproduire dans son cœur les perfections des autres. Jamais iln'avait de contestations avec ceux de son âge, excepté pour ne pas leur être inférieuren vertu, et cela même il le faisait de manière à ne mécontenter personne, mais plutôtà s'attirer la bienveillance de chacun ; aussi toutes les personnes vertueuses de sonvillage avec qui il avait des rapporte, le voyant si parfait, l'appelaient l'ami de Dieu,et toutes le chérissaient, les unes comme un fils, les autres comme un frère.

SAINT ANTOINE EST TENTÉ PAR LE DÉMON ET COMMENT IL ENTRIOMPHE.

Le démon, ennemi de tout bien et plein de jalousie, ne pouvant voir sans dépit unetelle résolution dans un jeune homme, employa contre lui toutes les ruses qu'il acoutume d'inventer. D'abord il essaya de le détourner des pratiques de la piété en luirappelant le souvenir de ses richesses, le soin qu'il devait prendre de sa soeur et sesliens de famille; il lui inspirait l'amour de l'argent, et la passion de la gloire; il luimontrait les plaisirs de la bonne chère et les autres délices de la vie ; il lui exposaitles difficultés de la vertu et les rudes travaux qu'elle exige, la faiblesse de sa santé etla longueur du temps qu'il aurait à souffrir; enfin, il soulevait dans son esprit untourbillon de pensées ténébreuses pour le détourner de son généreux dessein.L'ennemi voyant sa faiblesse contre la résolution d'Antoine et se voyant mêmerepoussé par sa fermeté, terrassé par la grandeur de sa foi et mis en fuite par ses

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prières assidues, se confiant alors dans les armes chamelles et s'en glorifiant (car cesont les premières embûches qu'il dresse à la jeunesse), attaque ce jeune homme lanuit; il le trouble le jour, il le tourmente avec tant de violence qu'on eût cru voir lalutte de deux adversaires. Le démon cherchait-il à lui inspirer des pensées obscènes,Antoine les chassait par, la prière ; voulait-il exciter ses désirs, lui, la rougeur sur lefront, fortifiait son corps par la foi, la prière et le jeûne; l'esprit infernal osa mêmependant la nuit prendre la ressemblance d'une femme et imiter toutes ses manièrespour le séduire. Mais Antoine, tournant ses pensées vers le Christ et ne considérantque pour lui la noblesse et la spiritualité de, l'âme, éteignait les charbons ardents quel'imposture du démon cherchait à allumer dans son cœur. L'ennemi lui offrait-il denouveau les douceurs de la volupté, Antoine, d'un air irrité et plein d'affliction,pensait aux menaces des flammes éternelles et au supplice des vers; en opposant cesmoyens, il échappait à tous les périls sans être atteint. Tant de victoires couvraientl'ennemi de confusion : celui qui se croyait semblable à Dieu était le jouet d'un jeunehomme ; celui qui se vantait d'avoir tout pouvoir sur la chair et le sang était mis enfaite par un homme revêtu de chair, car le Seigneur qui s'est fait chair à cause denous venait à son secours et donnait au corps la victoire contre le démon; c'estpourquoi quiconque combat avec courage doit dire :

« Ce n'est pas moi, mais la grâce de Dieu qui est en moi. (I. Corinth., xv. 10.) »

Le démon ne pouvant vaincre Antoine de cette manière et voyant qu'il était chassé deson cœur, grinçant des dents et hors de lui même, lui apparut sous la forme d'un petitnègre tel qu'il est; en esprit. Ce n'est pas par des raisonnements qu'il l'attaque, mais,employant la ruse, il se jette à ses pieds, prend une voix humaine et lui adresse cesparoles :

« J'ai trompé beaucoup de monde et j'en ai renversé un grand nombre ; de mêmeque j'ai attaqué les autres, de même je t'ai attaqué ainsi que tes travaux,. de mêmeje suis vaincu. »

Antoine lui ayant demandé : « Qui es-tu ? »

«Je suis l'ami de l'incontinence, c'est moi qui dresse les embûches et qui excite lesdésirs pour y entraîner la jeunesse, et l'on me nomme l'esprit de fornication.Combien n'en ai-je pas trompé qui voulaient être vertueux ; à combien qui vivaientdans la continence n'ai-je pas fait changer de résolution par l'amorce du plaisir. Jesuis celui à cause duquel le prophète blâme ceux qui sont tombés lorsqu'il dit : «Vous avez été trompés par l'esprit de fornication (OSÉE, iv, 12), » et c'est par moien effet qu'ils ont été renversés. C'est moi qui si souvent t'ai causé de l'ennui et quiai été tant de fois repoussé par toi. »

Alors Antoine, rendant grâces à Dieu et redoublant de courage contre l'ennemi, luirépondit :

« Tu es donc bien méprisable, car tu as l'âme noire et tu n'es qu'un faible enfant;désormais tu ne me causeras plus d'inquiétude, Dieu est avec moi et je mépriseraimes ennemis. (Ps. cvii., 74.) »

Le nègre, effrayé des paroles qu'il venait d'entendre, prit la fuite et n'osa même plusapprocher de son adversaire. Tel fut le premier combat d'Antoine contre le démon,ou plutôt tel fut le triomphe que le Seigneur, dans la personne d'Antoine, remportacontre Satan; triomphe de celui qui a condamné le péché de la chair, afin que lajustice de la loi fût accomplie en nous qui marchons non selon la chair, mais selonl'esprit. (Rom., 8, 3, 4.)

AUSTÉRITÉS DE SAINT ANTOINE.

Cependant, après avoir vaincu le démon, Antoine ne se relâcha pas, et le démon,après sa défaite, ne cessa pas de lui dresser des embûches. Il rôdait autour de luicomme un lion cherchant l'occasion de surpendre sa proie; mais Antoine, qui avaitappris de l'Ecriture que Satan a plusieurs ruses, s'adonnait avec ferveur à la vieascétique, persuadé que si le démon n'avait pu le séduire par l'attrait des voluptés

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chamelles, il chercherait à lui dresser des embûches par d'autres moyens, car il ne secomplaît que dans le péché. C'est pourquoi le saint solitaire mortifiait toujours soncorps et le réduisait en servitude de peur que, vainqueur d'un côté, il ne succombâtde l'autre. Il résolut donc de s'habituer à une vie plus austère ; plusieurs s'enétonnaient, lui au contraire en supportait les'peines avec plus de facilités, car le zèleprolongé de son âme lui avait procuré une forte constitution ; aussi, la moindreoccasion qu'il rencontrait chez les autres solitaires, il la saisissait pour augmenterl'ardeur de ses austérités. Ainsi il prolongeait souvent ses veilles jusqu'à passer desnuits entières sans dormir; il ne mangeait qu'une fois le jour après le coucher dusoleil, souvent il passait deux jours et même quatre jours sans rien prendre ; du painet du sel faisaient toute sa nourriture, l'eau seule était sa boisson. Quant à la viande etau vin, il est inutile d'en parler, puisqu'on ne trouve rien de semblable chez les vraissolitaires. Pour dormir, une natte lui suffisait, et la plupart du temps il couchait sur laterre nue. Il ne voulut jamais s'oindre le corps d'huile , parce que, disait-il, les jeunesgens doivent plutôt s'adonner à la mortification que de rechercher ce qui amollit lecorps, et s'habituer aux travaux en ayant toujours dans la mémoire cette parole del'apôtre :

« Lorsque je suis faible, c'est alors que je suis fort. (II. Corinth., xii, 10.) »

II disait que la vigueur de l'âme augmentait à mesure que les plaisirs du corpss'affaiblissaient ; il pensait avec raison qu'il ne faut pas mesurer par le temps lechemin de la vertu, ni la retraite par la longueur du chemin, mais par désir et parchoix. Jamais il ne rappelait dans son esprit le temps écoulé , mais regardait chaquejour comme le commencement de la vie ascétique ; il s'efforçait par de plus grandesaustérité, de parvenir à la perfection, et s'appliquait à lui-même ces paroles de saintPaul :

« Oubliant ce qui est derrière moi et m'avançant vers ce qui est devant moi. (Philip.,iii, 14.) »

II rappelait aussi dans sa mémoire cette parole du prophète Elie :

« Vive le Seigneur en la présence duquel je suis aujourd'hui (III Rois, xviii, 15 ). »

car il remarquait qu'Ëlie, en disant aujourd'hui, ne mesurait pas le temps écoulé, maisque, le considérant toujours comme s'il ne faisait que commencer, il s'efforçaitchaque jour de se montrer tel qu'il faut être pour paraître devant Dieu, pur de cœur,prêt à obéir à ses ordres et à nul autre qu'à lui seul ; il pensait qu'un solitaire doitapprendre, d'après l'exemple du grand Elie, à régler sa vie comme dans un miroir.

SAINT ANTOINE S'ENFERME DANS UN TOMBEAU.

Après s'être formé à cette vie austère, Antoine s'en alla vers des tombeaux situés àpeu de distance de son village, et ayant prié un de ses amis de lui apporter du pain aubout de plusieurs jours, il entra dans un de ces tombeaux, et après que son ami eutfermé la porte sur lui, il demeura seul dans l'intérieur.

LE DÉMON FRAPPE SAINT ANTOINE ET LE LAISSE COMME MORT.

Mais Satan, ne pouvant supporter la détermination d'Antoine et craignant de plusqu'il ne propageât en peu de temps dans le désert la vie monastique, vint une nuitavec une troupe de démons et l'accabla de tant de coups que, succombant auxsouffrances, le solitaire resta sans voix, étendu par terre. Il assurait qu'il avaitsouffert des douleurs telles que les coups donnés par les hommes ne peuventoccasionner de si grands supplices. Mais, par la Providence de Dieu (car Dieun'abandonne jamais ceux qui espèrent en lui), son ami vint le lendemain lui apporterdu pain. Ayant ouvert la porte, il vit Antoine étendu par terre et comme mort ; il leprend sur ses épaules, le porte à l'église du village et le dépose sur le sol. Un grandnombre de ses parents et les gens du village vinrent s'asseoir autour d'Antoine ; mais,vers le milieu de la nuit, il revint à lui et se réveilla ; voyant que tous ceux qui étaientlà dormaient et que son ami seul veillait, il lui fit signe d'approcher et le pria de lecharger de nouveau sur ses épaules et de le reporter au tombeau. Cet homme donc,sans réveiller personne, l'y reporta, ferma la porte comme à l'ordinaire, et Antoine se

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trouva seul de nouveau dans le monument ; il n'avait pas la force de se tenir debout àcause des coups qu'il avait reçus , mais, tout en demeurant couché, il priait. Quand saprière fut achevée, il s'écria :

« Voici Antoine en ce lieu, je ne fais pas vos coups, et lors même que vous m'endonneriez davantage, rien ne me séparera de l'amour du Christ. (R., iii, 35.) »

Puis il se mit à chanter ces paroles du psalmiste :

« Quand même une armée serait rangée en bataille contre moi, mon cœur ne seraitpoint effrayé. (Ps. xxxi, 3.) »

Telles étaient les pensées et les paroles de cet athlète courageux; mais l'ennemi de lavertu, surpris de le voir à sa rencontre après tous les coups dont il l'avait accablé,convoqua les démons et leur dit, plein de rage :

« Vous voyez qu'il n'a cédé ni à nos séductions, ni à nos coups, mais qu'il nous défieavec audace ; attaquons-le d'une autre manière. »

II est facile, en effet, aux démons de prendre toutes sortes de formes pour commettrele mal. Ils font donc pendant la nuit un tel vacarme que toute la contrée parait en êtreébranlée. Il semble que ces démons renversent les quatre murs du tombeau, passentau travers sous la figure d'animaux sauvages et d'affreux reptiles. Tout ce lieu paraîtrempli de lions, d'ours, de léopards, de taureaux, de serpents, d'aspics, de loups et descorpions; chacune de ces bêtes s'agite d'après la forme qu'elle a prise : le lion rugiten voulant s'élancer, le taureau menace de ses cornes, le serpent s'avance en rampant,mais n'arrive pas jusqu'au solitaire ; le loup se précipite, mais est retenu par une forceinvisible ; tous ces fantômes, en un mot, taisaient un bruit épouvantable et montraientune colère effrayante.

COMMENT SAINT ANTOINE CONVAINQUIT LE DÉMON D'IMPOSTURE.

Antoine, frappé, couvert de piqûres par ces bêtes féroces, éprouvait de cruellesdouleurs; il était étendu par terre, toujours intrépide et veillant de plus en plus ; illaissait échapper des gémissements que lui arrachaient les souffrances de son corps,mais plein de calme en son âme, il leur dit en les raillant :

« Si vous aviez quelque pouvoir, un seul d'entre vous suffirait pour m'abattre. Maiscomme le Seigneur vous a coupé les nerfs, vous cherchez à m'effrayer par votremultitude ; toutes ces figures d'animaux que vous prenez sont la preuve de votreimpuissance. »

Puis il ajoutait avec hardiesse :

« Si vous avez quelque force, si vous avez reçu contre moi quelque pouvoir, nedifférez pas davantage, attaquez-moi ; mais si vous ne pouvez rien, pourquoi voustourmenter inutilement ; la foi en Notre Seigneur est un sceau qui nous garantit, unrempart qui nous met en sûreté. »

Les démons, voyant tous leurs efforts inutiles, grinçaient des dents contre cetintrépide adversaire.

LE SEIGNEUR APPARAIT À SAINT ANTOINE.

Cependant le Seigneur n'oubliait pas la lutte de son serviteur, il vint à son secours.Antoine, levant les yeux au ciel, crut voir le toit s'entr'ouvrir et un rayon de lumièredescendre jusqu'à lui; à l'instant les démons disparurent, les douleurs de son corps secalmèrent et l'habitation parut intacte. Antoine, reconnaissant le secours qui lui étaitvenu, soulagé de ses peines et respirant avec plus de facilité, s'adressa en ces termesà l'apparition :

« Où donc étiez-vous. Seigneur, et pourquoi ne vous êtes-vous pas montré dès le

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commencement ? »

Une voix lui répondit :

« Antoine, j'étais ici, mais j'attendais pour être témoin de ta lutte ; puisque tu asrésisté et que tu n'as pas été vaincu, je serai désormais ton protecteur et je rendrai,ton nom célèbre par toute la terre. »

Antoine, entendant ces paroles, se leva et se mit en prière ; les forces lui revinrent aupoint qu'il sentit dans son corps une vigueur plus grande qu'auparavant; il était alorsâgé d'environ trente-cinq ans. Le lendemain il sortit et, animé d'un nouveau courage,il alla trouver le vieillard dont nous avons parlé et lui proposa d'habiter avec lui ledésert ; mais le vieillard ayant refusé, soit à cause de son âge, soit parce qn'il n'enavait pas l'habitude, Antoine se retira aussitôt sur le haut d'une montagne.

LE DÉMON LUI PRÉSENTE UN BASSIN D'ARGENT.

Le démon, voyant son ardeur et voulant l'entraver, fit paraître sur son chemin l'imaged'un grand bassin d'argent. Antoine, comprenant la ruse de l'ennemi, s'arrêta, etvoyant le démon sous la figure de ce bassin, il le çonfondit en lui disant :

« D'où peut venir ce bassin en ce désert ? Il n'y a pas même de sentier en ces lieux,on n'y voit la trace d'aucun voyageur, et d'ailleurs celui qui l'aurait perdu n'auraitqu'à revenir sur ses pas et, en cherchant, il l'eût certainement retrouvé ; puisque celieu est désert, c'est là une ruse du démon. Satan, tu n'arrêteras pas mon zèle par unartifice ; que cet argent périsse avec toi. »

Continuant toujours de marcher, il vit cette fois non la ressemblance de l'or, mais del'or véritable jeté sur le chemin. Soit que ce fût le démon qui le lui présenta, soit quece fût une plus grande puissance pour éprouver le généreux athlète, et pour montrerqu'il ne faisait aucun cas de l'or, il ne l'a pas dit lui-même et nous n'en savons rien,excepté que ce qu'il vit était de l'or. Antoine fut étonné de la grande quantité; maispassant par-dessus comme si c'était du feu, il s'en éloigna sans même retourner la têteet se hâta de fuir jusqu'à ce qu'il fût hors de la vue de ce lieu.

SAINT ANTOINE SE RETIRE DANS UN FORT ABANDONNÉ.

Antoine, se fortifiant donc de plus en plus dans sa résolution, se dirigea vers lamontagne ; il rencontra au delà du Nil un fort abandonné et que le temps avait remplide serpents; il y fixa sa demeure, et les reptiles disparurent aussitôt comme si on leseût chassés. Antoine en ferma la porte par une solide clôture; il avait apporté avec luides pains pour six mois, car les habitants de la Thébaïde savent en faire qui peuventse conserver une année entière; il trouva de l'eau dans l'intérieur du fort et s'y retiracomme au fond d'un sanctuaire ; il y demeura seul, n'en sortant jamais et n'admettantpersonne de ceux qui venaient pour le voir; seulement, il recevait deux fois par an lespains qu'on lui jetait par-dessus la muraille.

IL EST ASSAILLI PAR LES DÉMONS.

Comme ses amis qui venaient le voir ne pouvaient entrer, ils passaient dehorssouvent plusieurs jours et plusieurs nuits ; ils entendaient à l'intérieur du château lebruit d'une foule qui s'agitait, des voix qui poussaient des gémissements lamentableset qui criaient :

« Sors de chez nous ; que viens-tu faire dans ce désert ? Tu ne supporteras pas nosattaques. »

Les gens qui étaient dehors s'imaginèrent d'abord que c'étaient des hommes quiluttaient contre lui et qu'ils avaient pénétré dans la forteresse au moyen d'échelles. Ala fin, ayant mis l'œil à une petite fente, comme ils ne virent personne, ils comprirentque c'étaient des démons qui faisaient ce tumulte, et, tout effrayés, ils appelèrentAntoine. Celui-ci, qui ne faisait aucune attention aux démons, écouta les hommes qui

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lui parlaient. Il s'approcha de la porte et les engagea à s'en aller sans rien craindre,ajoutant que les démons emploient ces épouvantails contre les gens qui ont peur.

« Pour vous, dit-il, faites le signe de la croix, »

et lui-même resta dans le château sans éprouver aucun mal de la part des démons etsans être fatigué de ses luttes, car le secours des visions célestes et la faiblesse de sesennemis apportaient à ses douleurs un grand soulagement et augmentaient soncourage. Ses amis, en effet, qui approchaient souvent de sa demeure, le croyant mort,l'entendaient psalmodier ces paroles :

« Que Dieu se lève et que ses ennemis soient dispersés ; que ceux qui le haïssentfuient devant sa face ; comme la fumée se dissipe, qu'ils se dissipent eux-mêmes ;comme la cire fond à l'approche du feu, qu'ainsi les méchants périssent devantl'Eternel. (Ps; LXVII, 12.) »

Et encore :

« Toutes les nations m'enveloppaient ; au nom du Soigneur, je les ai exterminées ;elles m'entouraient, elles me serraient de près ; au nom du Seigneur, je les aianéanties. (Ps. cxvii, 12-13.) »

IL SORT DE SA RETRAITE

II demeura dans ce château environ vingt ans, s'y livrant seul aux exercices de lapiété ; enfin, ce temps étant passé, comme beaucoup de personnes souhaitaient de levoir et désiraient imiter son genre de vie , plusieurs de ses amis se réunirent etenfoncèrent la porte de vive force. Antoine sortit du château comme d'un sanctuaireoù Dieu l'avait initié à ses mystères et rempli de sa présence. C'est ainsi qu'il parutpour la première fois hors du château devant ceux qui étaient venus le visiter. Ceux-ci en le revoyant furent étonnés de le trouver dans le même état qu'autrefois. Ledéfaut d'exercice n'avait point fait contracter d'embonpoint à son corps , les jeûnes etles combats avec les démons ne l'avaient pas non plus amaigri : il était tel qu'onl'avait connu avant sa retraite ; c'était la même sérénité de caractère, ni assombrie parle chagrin, ni épanouie par la joie, ni portée à rire ou à s'attrister; il ne paraissaitpoint être importuné, ni se réjouir de la multitude de ceux qui venaient le visiter,mais il conservait en tout la même égalité de caractère, parce qu'il était gouverné parla raison et qu'il savait se tenir dans les justes bornes de la nature.

IL GUÉRIT LES MALADES ET FONDE DES MONASTÈRES.

Le Seigneur guérit, par son entremise, plusieurs malades qui se trouvaient parmiceux qui se présentaient à lui, et il eh délivra d'autres qui étaient tourmentés par lesdémons. Dieu accorda aussi aux paroles d'Antoine la grâce de consoler un grandnombre de personnes qui étaient dans l'affliction, d'en réconcilier d'autres qui sefaisaient la guerre, disant à tous qu'il ne fallait pas mettre les choses du monde au-dessus de l'amour du Christ. Dans ses entretiens avec ceux qui venaient le trouver, illes exhortait à se souvenir des biens futurs et à ne pas oublier la charité que Dieunous a montrée en n'épargnant pas son propre fils, mais en le livrant pour nous. Tousces discours en déterminèrent plusieurs à se retirer dans la solitude. Alors desmonastères commencèrent à s'élever sur les montagnes, et le désert fut peuplé desolitaires qui sortaient de leur pays pour devenir citoyens du ciel. Comme Antoineétait obligé de traverser le canal d'Arsinoë pour visiter ses frères, le canal se trouvarempli de crocodiles ; mais, adressant seulement une prière à Dieu, il s'embarquaavec ceux qui étaient avec lui et ils traversèrent le canal sans éprouver le moindreaccident. De retour à son monastère, il reprit avec une courageuse persévérance sesaustères travaux. Dans ses fréquents entretiens, il augmentait l'ardeur de ceux quiavaient déjà embrassé la vie ascétique et excitait les autres à l'amour de lamortification, de sorte qu'à sa persuasion, on vit s'élever bientôt plusieurs monastèresqu'il gouvernait tous comme un père. .

CONSEILS DE SAINT ANTOINE À SES DISCIPLES.

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Un jour, tous les moines s'étant rassemblés autour de lui pour le prier de leuradresser quelques paroles d'édification, il leur dit en langue égyptienne que lessaintes Ecritures suffisaient pour notre enseignement, mais qu'il était cependant utilede nous exhorter les uns les autres dans la foi, et de nous encourager par de bonsdiscours. — Ainsi donc, mes enfants, dites à votre père ce que vous savez, et moi,comme votre ancien, je vous ferai part de ce que j'ai appris de l'expérience. Etd'abord ayons tous pour premier souci de ne pas abandonner notre œuvre, de ne pascéder à la peine, de ne jamais dire :

« II y a longtemps que nous portons le poids de la vie ascétique ; »

mais plutôt de croître en ardeur, comme si chaque jour était notre premier jour. Lavie de l'homme est très-courte comparée aux siècles à venir; la plus longue n'est riendevant l'éternité ; dans le monde, toute chose se vend à juste prix et les échanges sefont entre valeurs égales ; mais la vie éternelle s'achète à vil prix. L'Ecriture dit eneffet :

« Les jours de la vie de l'homme sont de soixante et -dix ans ; dans les plus forts, dequatre- vingts ans, et au delà peine et douleurs. (Ps. LXXXIX, 10.) »

Si donc nous persévérons pendant quatre-vingts ans ou cent ans au plus dans la vieascétique, pour ces cent ans nous n'aurons pas seulement cent ans de béatitude, maisl'éternité, et lorsque nous aurons travaillé sur la terre, notre héritage ne sera pas sur laterre, mais dans le ciel, et après avoir laissé ce corps corruptible, nous en recevronsun incorruptible. Ainsi donc, mes enfants, ne nous lassons pas et ne nous plaignonspas de trop attendre ou de trop faire, car les souffrances du temps présent n'ontaucune proportion avec la gloire qui sera un jour révélée en nous. (Rom., viii. 18.)En regardant le monde, ne croyons pas que nous avons renoncé à quelque chose degrand, car le monde entier n'est rien à côté du ciel. Quand même nous serions lesmaîtres de toute la terre et que nous renoncerions à toute la terre, rien ne seraitcomparable au royaume des dieux ; c'est comme si l'on donnait une drachme decuivre pour cent drachmes d'or. De même celui qui, maître de toute la terre, yrenoncerait, ne perdrait pas grand'chose, mais recevrait le centuple. Si donc toute laterre est loin de valoir le royaume des cieux, celui qui abandonne quelques arpentsde terre ne perd presque rien ; abandonnerait-il même sa maison et tout son or, il nedoit pas s'en glorifier ou s'en affliger. Songeons d'ailleurs que si nous n'y renonçonspas par vertu, il faudra les perdre par la mort et souvent même au profit de ceux quinous plaisent le moins, comme dit l'Ecclésiaste (iv, 8.) Pourquoi donc ne lesabandonnerions-nous pas par vertu pour hériter du royaume des cieux. C'estpourquoi, que personne ne se laisse envahir par la cupidité. A quoi bon acquérir ceque nous ne pourrons emporter avec nous ? Pourquoi ne pas nous donner plutôt cequi nous suivrait toujours : la prudence, la justice, la tempérance, la force, la charité ,l'amour des pauvres, la foi dans le Christ, la douceur d'âme, la bonté hospitalière. Sinous acquérons ces vertus, nous les retrouverons ailleurs pour nous recevoir et nousintroduire dans la patrie de ceux qui ont été doux sur la terre. D'après cela, quechacun soit persuadé qu'il ne faut pas perdre courage, surtout si l'on considère qu'onest le serviteur de Dieu; car, de même qu'un serviteur n'oserait dire :

« Puisque j'ai travaillé hier, je ne travaillerai pas aujourd'hui, »

il ne mesurera pas le temps écoulé pour se reposer les jours suivants, mais ilmontrera chaque jour la même ardeur pour plaire à son maître, comme il est dit dansl'Evangile, et pour ne pas encquérir de reproches. Nous aussi, persévérons dans lavie ascétique, sachant que si nous passons un seul jour avec négligence. Dieu nenous fera pas grâce à cause du temps écoulé, mais il s'irritera contre nous à cause denotre négligence: c'est ce que nous apprenons dans Ezéchiel (xviii). Ainsi Judas aperdu dans une seule nuit la peine du temps passé ; attachons-nous donc, mesenfants, à la vie ascétique et n'agissons pas avec négligence; nous avons pour celal'assistance de Dieu, comme il est dit dans l'Ecriture :

« Dieu vient en aide pour le bien à quiconque a choisi le bien. (Rom., viii, 28.) »

Or, pour que nous n'agissions pas avec négligence, nous devons méditer cette parole

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de l'apôtre :

« Je meurs tous les jours. (I Corinth., xv. 31.) »

En effet, si nous vivons comme devant mourir chaque jour, nous ne commettrons pasde péchés ; or, voici le sens de cette parole : quand nous nous éveillons le matin,pensons que nous ne vivrons pas jusqu'au soir, et quand nous allons dormir, croyonsque nous ne nous éveillerons pas le matin, car le terme de notre vie est inconnu etnos instants sont mesurés par la Providence. Si telle est notre disposition, si nousvivons chaque jour dans ces sentiments, nous ne pécherons pas, nous ne désireronsrien, nous ne nous irriterons contre personne et nous n'amasserons point de trésorssur la terre. Nous attendant chaque jour à mourir, nous ne posséderons rien et nouspardonnerons à tous les hommes. Quant aux voluptés immondes, non seulement nousne les rechercherons pas, mais nous les fuirons comme un plaisir passager, nouscroyant toujours au moment suprême et ayant continuellement les regards fixés sur lejour du jugement; toujours, en effet, la frayeur des supplices étemels dissipe l'attraitdes voluptés, et relève le courage de l'âme qui faiblit. Après avoir commencé, aprèsavoir mis le pied dans le sentier de la vertu, efforçons-nous d'aller en avant ettâchons d'arriver au but qui nous est proposé. Que personne ne regarde en arrière,comme la femme de Loth, car le Seigneur a dit :

« Celui qui met la main à la charrue et qui regarde en arrière n'est pas propre auroyaume des deux. (Luc, ix, 62.) »

Or, regarder en arrière n'est pas autre chose que se repentir et penser de nouveau auxchoses de ce monde. Quand on vous parle de la vertu, ne vous laissez point effrayer ;que ce mot ne vous étonne pas, la vertu n'est pas loin de nous ; c'est une entreprisequi dépend de nous, une chose facile, car il s'agit seulement de vouloir. Les Grecsfont de longs voyages, ils passent les mers pour apprendre les belles-lettres ; pournous, il n'est pas nécessaire que nous quittions notre pays afin d'obtenir le royaumedes cieux; nous n'avons pas besoin de traverser la mer pour acquérir la vertu, car leSeigneur a dit :

« Le royaume des cieux est dans vous (Luc, 17-21.) »

Ainsi la vertu n'exige que la bonne volonté ; puisqu'elle est en nous, elle ne dépendque de nous, car si notre âme par sa nature est douée de l'intelligence, la vertu endépend ; l'âme est suivant sa nature lors-qu'elle reste telle qu'elle a été créée ; or, ellea été créée bonne et droite par excellence. Voilà pourquoi le fils de Nun dit aupeuple :

« Inclinez vos cœurs devant le Seigneur, le Dieu d'Israël (JOSUÉ, xxiv, 28), »

et Jean :

« Rendez droits vos sentiers. (MATH., iii, 3.) »

La droiture de l'âme, en effet, ne consiste que dans l'intelligence qu'elle a reçuelorsqu'elle a été créée; mais si elle incline et se détourne de la nature, on la nommealors vice de l'âme. La chose n'est donc pas difficile, car si nous restons tels que nousavons été créés , nous restons dans la vertu; mais si nous appliquons notre esprit auxmauvaises actions, nous serons jugés comme mauvais. S'il fallait chercher la vertuhors de nous, elle deviendrait sans doute difficile, mais puisqu'elle est en nous,gardons-nous de toutes pensées déshonnêtes et conservons notre âme au Seigneurcomme un dépôt qui nous a été confié, afin qu'il reconnaisse son oeuvre telle qu'il l'acréée. Combattons pour que nous ne soyons pas maîtrisés par la colère ni dominéspar l'ambition, car il est écrit :

« La colère de l'homme n'accomplit pas la justice de Dieu et la concupiscence quis'empare de nous enfante le péché ; le péché consommé enfante la mort. »

Veillons donc continuellement sur nous-mêmes après avoir embrassé notre genre de

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vie, et, comme il est dit dans l'Ecriture, gardons notre cœur avec toute la vigilancepossible, car nous avons des ennemis terribles et pleins d'astuce, de méchantsdémons contre qui nous avons à combattre. L'apôtre a dit :

« Nous avons à combattre non contre des hommes de chair et de sang, mais contreles principautés, contre les puissances, contre les princes du monde, c'est-à-dire dece siècle ténébreux , contre les esprits de malice répandus dans les airs. (Eph., vi-ix.) »

II y a dans l'air un grand nombre de ces démons qui nous font la guerre, ils ne sontpas loin de nous, mais ils diffèrent beaucoup les uns des autres. Ce qu'on pourraitdire sur leur nature et leur différence nous conduirait trop loin , et nous laissons àd'autres plus habiles que nous le soin d'en parler ; ce qui est urgent et nécessaire pournous est de connaître les ruses qu'ils emploient contre nous. Sachons d'abord que lesdémons sont appelés démons, non parce qu'ils ont été créés ainsi, car Dieu n'a riencréé de mauvais, eux aussi ont été créés bons, mais ils sont devenus mauvais. Déchusqu'ils étaient de la sagesse céleste, se roulant alors autour de la terre, ils ont trompéles païens par des apparences, et, pleins de haine contre nous autres chrétiens, ilsmettent tout en œuvre pour nous fermer le chemin du ciel d'où ils sont exclus et oùils voudraient nous empêcher d'arriver. C'est pourquoi nous devons beaucoup prier etbeaucoup nous mortifier, afin que chacun, ayant reçu de l'Esprit saint le don dediscerner les esprits infernaux, puisse connaître ce qui leur est propre, ceux quiparmi eux sont moins pervers d'avec ceux qui le sont davantage, quel est le butparticulier où se porte leur empressement, par quel moyen chacun d'eux peut êtrerepoussé et mis en fuite, car leurs ruses sont nombreuses et leurs efforts multipliéspour nous dresser des embûches. C'est ce que savaient le bienheureux Apôtre et sesdisciples lorsqu'ils disaient :

« Nous n'ignorons pas ses pensées. (Corinth., ii, 11.) »

Ainsi donc, à cause des épreuves que nous avons subies de la part des démons, nousdevons nous corriger les uns par les autres; pour moi, qui en ai acquis quelqueexpérience, je vous en parle comme à mes enfants. Lors donc qu'ils .voient les chrétiens, mais surtout lesmoines, aimer les mortifications et faire des progrès dans la vertu, ils tâchent d'abordde les éprouver en dressant des embûches sur leur chemin; or, leurs embûches sontles mauvaises pensées, mais il ne faut pas nous effrayer de leurs suggestions, car ilssont aussitôt terrassés par la prière, le jeûne et la foi en Notre Seigneur; cependant,quoique terrassés, ils ne restent pas en repos pour cela, mais, employant la ruse et lafourberie, ils reviennent de nouveau à la charge; lorsqu'ils ne peuvent pas, pard'obscènes voluptés, tromper un, cœur, ils ont recours à d'autres stratagèmes; ilsessayent d'effrayer par de vains fantômes en prenant la ressemblance et les manièresde femmes, de bêtes féroces, de reptiles, de personnages d'une grandeurextraordinaire et d'une troupe de soldats. Malgré cela, il ne faut pas s'effrayer de cesfantômes, car ils ne sont rien et disparaissent bien vite, surtout si l'on se fortifie de. lafoi et du signe de la croix, mais ils sont audacieux et très-imprudents : vaincus d'uncôté, ils attaquent de l'autre. Ils feignent de prophétiser et de prédire l'avenir, deparaître atteindre jusqu'au toit par la grandeur de leur stature, afin de tromper par desemblables apparitions ceux qu'ils n'ont pu séduire par d'obscènes pensées ; mais s'ilstrouvent une âme affermie par la foi et l'espérance, ils amènent alors leur chef aveceux. Antoine disait qu'il lui était apparu souvent semblable au démon que le Seigneurdécouvrit à Job, lorsqu'il dit ;

« Ses yeux ont l'éclat de l'aurore ; le feu qui sort de sa bouche produit desétincelles; de ses narines sort une fumée comme d'une fournaise allumée; son souffle allume lescharbons; sa poitrine vomit la flamme. (JOB., xli, 9, 11.) »

C'est ainsi qu'apparaît le chef des démons pour effrayer, fourbe et plein de jactance;comme je l'ai dit, et comme le Seigneur le dévoile de nouveau à Job. Pour lui, le ferest comme de la paille, l'airain comme du bois vermoulu ; il fait bouillonner l'abîmecomme une chaudière, la mer comme un vase d'huile ; il regarde la profondeur del'enfer comme sa conquête, l'abîme comme un lieu de promenade (JOB, XL, 18, 21),et d'après le prophète :

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« Je le saisirai et le poursuivrai (Exod., xx, 9), »

et encore d'après Isaïe :

« Je prendrai toute la terre dans ma main comme un nid d'oiseaux, et jel'emporterai comme des œufs abandonnés. (ISAIE, x, 12.) »

Voilà ce dont les démons osent se vanter, et ce qu'ils annoncent avec emphase pourinduire en erreur les âmes pieuses. Mais nous, qui mettons toute notre confiance enDieu, nous ne pouvons ni redouter les apparitions de Satan, ni faire attention à sesparoles, car il ment et ne dit absolument rien de vrai. Bien qu'il parle avec tant dehardiesse, il est attiré à l'hameçon comme un dragon par le Seigneur, comme unebête de somme qui a reçu, le frein autour des naseaux, comme un fugitif dont lesnarines sont enchaînées par une boucle, et les lèvres percées par un anneau. LeSeigneur l'a lié comme un passereau pour nous servir de risée. Lui et les démons quil'entourent ont été placés comme des scorpions et des serpents pour être foulés auxpieds car nous autres chrétiens, et la preuve en est dans le genre de vie que nousavons embrassé pour les combattre, car celui qui se vantait de dessécher la mer et des'emparer de toute la terre ne peut plus maintenant mettre obstacle à vosmortifications, ni même m'empêcher de parler contre lui. Ne taisons donc pasattention à ses paroles, car il ment, et ne nous effrayons pas de ses vaines apparitions; ce n'est pas la vraie lumière qui apparaît en elles, ce sont plutôt les préludes etl'image du feu préparé aux démons, et de ces flammes où ils doivent brûler, ilss'efforcent d'en effrayer les hommes ; ils apparaissent réellement et disparaissentaussitôt sans faire, il est vrai aucun mal aux vrais fidèles, mais portant avec euxl'image du feu qui doit les atteindre. Nous ne devons donc pas les craindre, car leursefforts sont impuissants par la grâce du Christ ; toutefois, ils sont rusés et préts àprendre toutes sortes de formes et de figures. Souvent, sans se montrer, ils fontsemblant de chanter des cantiques, citant de mémoire les paroles des Ecritures.Quelquefois, lorsque nous lisons, ils répètent de suite comme un écho ce que nousvenons de lire; lorsque nous sommes couchés, ils nous réveillent pour la prière, cequ'ils, font souvent pour nous empêcher de dormir ; d'autres fois, prenant laressemblance de moines, ils feignent le langage d'hommes pieux, afin que, sous cetteapparence, ils induisent en erreur et attirent ensuite où ils veulent ceux qu'ils onttrompés. Mais il ne faut pas faire attention à eux, soit qu'ils-nous réveillent pour laprière ou qu'ils nous exhortent à ne rien manger, soit qu'ils feignent de s'accuser et dese repentir des choses dont ils se sentent coupables envers nous; ils n'agissent pasainsi par scrupule et par amour de la vérité, mais pour jeter les simples dans ledésespoir, les amener à dire que les mortifications sont inutiles, et pour dégoûter leshommes de la vie monastique comme, trop pénible et trop lourde, et être un obstacleà ceux qui l'ont embrassée. Le prophète envoyé par le Seigneur plaignait ceux quiagissent ainsi, lorsqu'il disait :

« Malheur à celui qui présente à son voisin un breuvage funeste. (MARC, ii, 15.) »

De telles dispositions et de telles pensées détruisent la voie qui conduit à la vertu.Mais malgré que les démens aient dit la vérité en disant :

« Tu es le fils de Dieu, » le Seigneur cependant les musela et les empêcha de parler,afin qu'ils ne mêlassent pas leur propre malice avec la vérité (MARC, iii, 12), et pournous habituer à ne jamais leur prêter attention, malgré qu'ils paraissent dire la vérité,car il serait inconvenant que, lorsque nous possédons les saintes Ecritures et avonsreçu du Sauveur la liberté, nous nous laissions endoctriner par le démon qui, n'ayantpas conservé le rang qui lui était propre, a passé à des sentiments opposés. Voilàpourquoi le Seigneur l'empêcha de parler, d'après les paroles des Ecritures, lorsqu'ildit :

« Dieu a dit au pécheur : Pourquoi publies-tu mes décrets ? pourquoi ta boucheannonce-t-elle mon alliance? (Ps. XLIX, 16.) »

Les démons, en effet, emploient tous ces moyens, parlent de tout, jettent le troublepartout, jouent toutes sortes de rôles, effrayent pour tromper les simples ; ils font dubruit, rient comme des insensés, sifflent ; mais si l'on ne fait pas attention à eux, ilsse lamentent et pleurent d'être vaincus. Le Seigneur donc, comme Dieu, les a

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muselés; pour nous qui avons été instruits par les saints, nous devons agir d'aprèseux, imiter leur courage, car lorsqu'ils voyaient de telles choses, ils disaient :

« Quand l'impie s'élevait contre moi, j'étais muet, je me suis humilié et j'ai gardé lesilence, le bien. (Ps. xxxviii, 2.) »

Et ailleurs :

« Je suis comme un sourd qui n'entend pas, comme un muet qui n'ouvre pas labouche; je suis comme un homme dont les oreilles sont fermées et dont la langue estenchaînée. (Ps. xxxvii, 13, 14.) »

Ne les écoutons donc pas puisqu'ils nous sont étrangers, et ne leur obéissons pas,bien qu'ils nous réveilleraient pour la prière ou qu'ils nous parleraient de jeûnes, maisappliquons-nous plutôt avec ardeur au genre de vie que nous avons embrassé, afinque nous ne soyons pas trompés par toutes les ruses qu'ils emploient contre nous. Ilne faut pas les redouter, soit qu'ils semblent nous attaquer, soit qu'ils nous menacentde la mort, car ils sont pleins de faiblesse et ne peuvent que menacer. Jusqu'à présentje n'ai fait, en parlant ainsi, que parcourir ce sujet, mais je ne dois pas craindred'entrer dans de plus grands détails sur ce qui regarde les démons, parce que le récitsera utile pour vous. A l'avènement du Seigneur, l'ennemi du genre humain tomba etsa force a été brisée ; c'est pourquoi ne pouvant rien comme tyran, quoique tombé, ilne se tient jamais en repos, mais ne menace qu'en paroles. Que chacun de vousréfléchisse à cela et il pourra mépriser les démons. S'ils étaient revêtus d'un corpscomme nous, ils pourraient dire :

« Nous ne trouvons pas les hommes qui se cachent ; si nous les trouvions, nous leurferions du mal. »

Nous pourrions, nous aussi, nous cacher et nous dérober à leurs regards en fermantsur eux nos portes ; mais puisqu'ils n'ont pas de corps, ils peuvent entrer les portesmôme fermées et se répandre eux et leur chef dans tout l'espace de l'air ; ils sontmalveillants et disposés à faire le mal. Le Sauveur a dit :

« Le démon, père du mal, a été homicide dès le commencement (SAINT JEAN, viii,44). »

Pour nous, tandis que nous vivons, nous dirigeons tous nos efforts contre lui, mais lafaiblesse des démons est évidente, car aucun lieu ne les empêche de dresser leursembûches ; ils savent que nous ne sommes pas assez leurs amis pour nous épargner,ils n'aiment pas assez le bien pour se corriger, leur perversité au contraire n'en estque plus grande, et ils n'ont rien tant à cœur que de nuire à ceux qui sont amis de lavertu et de la piété ; parce qu'ils ne peuvent rien, ils ne font que des menaces ; s'ilsavaient quelque pouvoir, ils ne tarderaient pas à commettre le mal où tend tout leurdésir, mais surtout contre nous. Maintenant que, réunis, nous parlons contre eux, ilsvoient qu'ils s'affaiblissent à mesure que nous faisons des progrès dans la vertu ; s'ilsen avaient le pouvoir, ils ne laisseraient la vie à aucun des chrétiens, car la piété estpour le pécheur un objet d'exécration. (Ecoles., i, 32.) Comme ils ne peuvent rien, ilsse blessent d'autant plus les uns les autres qu'ils sont dans l'impuissance d'exécuterleurs menaces. Il faut réfléchir à cela pour ne pas les craindre ; s'ils avaient quelquepouvoir, ils ne viendraient pas en si grand nombre ni sous la forme de fantômes, nien se déguisant pour dresser leurs embûches ; un seul suffirait pour faire ce qu'ilpourrait et voudrait, surtout celui qui aurait ce pouvoir n'emprunterait pas une vaineapparence pour ôter la vie , ni n'effrayerait pas en faisant du bruit, mais userait à songré du pouvoir qu'il aurait. Or, les démons, ne pouvant rien, jouent la comédiecomme sur un théâtre, changent de figures et font peur aux enfants par le bruit deleurs apparitions et avec leurs déguisements ; voilà ce qui rend leur faiblesse encoreplus digne de mépris ! L'ange véritable envoyé par le Seigneur contre les Assyriensn'eut pas besoin de réunir une grande multitude, ni de prendre une forme étrangère,de faire du bruit, de battre des mains ; il usa avec calme de son pouvoir et tua desuite quatre-vingt-cinq mille hommes. Les démons, ne pouvant rien, tâchentd'effrayer par des apparitions. Si quelqu'un, réfléchissant à ce qui est arrivé à Job,disait : Pourquoi le démon l'ayant attaqué eut-il tout pouvoir contre lui, lui enleva-t-iltoutes ses possessions, tua-t-il ses enfants et le frappa-t-il d'un ulcère ? Qu'il sache

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que ce n'était pas la puissance du démon, mais celle de Dieu qui lui livra Job pour letenter. Comme il ne pouvait rien, il obtint de Dieu le pouvoir qu'il avait demandépour agir. D'après cela, l'ennemi du genre humain est d'autant plus méprisable que,malgré sa volonté, il n'eut aucun pouvoir même contre un seul homme juste, car s'ileût en ce pouvoir, il ne l'aurait pas demandé. Or, comme il l'a demandé nonseulement une fois, mais deux fois, c'est une preuve évidente de sa faiblesse et qu'ilne peut rien. Il ne faut donc pas s'étonner s'il n'eut aucune puissance contre Job,puisqu'il n'aurait pu faire même aucun mal à ses bêtes de somme sans leconsentement de Dieu ; il n'eut même aucun pouvoir contre les pourceaux, puisqu'ilest dit dans l'Evangile :

« Les démons invoquèrent le Seigneur en disant : Permets-nous d'entrer dans despourceaux. (MATH. viii, 31). »

Si donc ils n'ont aucun pouvoir contre des pourceaux, ils en ont beaucoup moinscontre des hommes créés à l'image de Dieu ; ils faut donc craindre Dieu seul,mépriser les démons et nullement les redouter; mais plus ils font d'efforts, plus nousdevons redoubler de zèle pour les combattre ; une conduite droite et la foi en Dieusont contre eux une arme puissante : voilà pourquoi ils craignent les jeûnes desascètes, leurs veilles, leurs prières, la douceur du caractère, la tranquillité de l'âme, ledésintéressement des richesses, le mépris de la vaine gloire, l'humilité, la charité, lalonganimité, mais surtout la piété envers le Christ. Aussi font-ils tous leurs effortspour que personne ne les foule aux pieds ; ils savent qu'il a été donné contre eux unegrâce aux fidèles par la miséricorde du Sauveur qui a dit :

« Je vous donne le pouvoir de fouler aux pieds les serpents et les scorpions et toutela puissance de l'ennemi. (Luc, x, 19.) »

S'ils feignent de prédire l'avenir, que personne n'y fasse attention. Souvent, en effet,ils annoncent d'avance que des frères arriveront dans quelques jours, et ils arriventeffectivement. Or, ils en agissent ainsi, non pour l'intérêt de ceux qui les écoutent,mais afin de captiver leur confiance et de les perdre une fois qu'ils auront été en leurpouvoir; il ne faut donc pas faire attention à eux, mais nous devons au contraire leschasser lorsqu'ils parlent, parce que nous n'avons nullement besoin d'eux. Qu'y a-t-ild'étonnant, en effet, si ayant des corps plus légers que ceux des hommes et les voyantentreprendre un voyage, ils les préviennent en vitesse et en apportent la nouvelle ?Un homme à cheval annonce cela d'avance en prenant les devants sur celui qui est àpied; il ne faut donc pas les admirer pour cela, car ils ne connaissent pas d'avance cequi n'existe pas ; il n'y a que Dieu qui connaisse toutes choses avant qu'elles soient ;pour eux, ils annoncent ce qu'ils voient en prenant les devants comme des voleurs. Acombien de personnes n'annoncent-ils pas maintenant ce que nous faisons, que noussommes rassemblés et ce que nous disons contre eux, avant même qu'aucun de nousn'en fasse le rapport en sortant. Un enfant en marchant vite peut en faire autant s'ilprend de l'avance sur celui qui marche lentement. Supposons, par exemple, quequelqu'un entreprenne un voyage hors de la Thébaïde ou de quelque autre pays, lesdémons ne savent pas s'il se mettra en route avant qu'il n'ait commencé son voyage,mais le voyant marcher, ils courent en avant et en annoncent la nouvelle avant sonarrivée, qui a lieu en effet quelques jours après ; souvent aussi ils se trompentlorsque les voyageurs reviennent sur leurs pas. Ils disent quelquefois de semblablesbalivernes sur les eaux du Nil, lorsqu'ils voient qu'il a beaucoup plu en Ethiopie, etprévoyant qu'il y aura une inondation du fleuve, ils courent l'annoncer avant que leseaux n'arrivent en Egypte. Tout homme pourrait dire cela s'il pouvait marcher aussivite qu'eux; de même que la sentinelle de David, placée sur une hauteur, vit plusfacilement un homme qui arrivait que celle qui était au bas, et celui qui prit lesdevants annonça avant les autres, non pas ce qui était arrivé, mais ce qui allaitarriver; de même les démons ne prennent tant de peine pour annoncer aux hommesles événements que dans le but de les tromper; mais si, dans l'intervalle, laProvidence en dispose autrement au sujet des voyageurs et des eaux du fleuve (etelle en a le pouvoir), alors ils se trompent et trompent en même temps ceux qui ontconfiance en eux. C'est ainsi que se sont établis les oracles des païens et qu'ils ont ététrompés par les démons. Mais cette imposture a enfin cessé ; le Seigneur est venu eta aboli les démons avec leur fourberie, car ils ce connaissent rien par eux-mêmes,mais, semblables à des voleurs, ils disent ce qu'ils voient chez les autres, et plutôt parconjecture que par prévision de l'avenir; c'est pourquoi, bien qu'ils disent quelquefoisla vérité, il ne faut pas s'étonner. Les médecins, qui ont l'expérience des maladies,conjecturent souvent d'après l'habitude celle qui doit arriver; il en est de même des

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pilotes, des agriculteurs qui, d'après l'habitude qu'ils ont d'observer le ciel, prévoientd'avance si le temps sera beau ou mauvais, et personne ne dira qu'ils annoncent celapar une inspiration divine, mais par expérience et par habitude. Que personne nes'étonne donc si parfois les démons parlent par conjecture, et n'y fasse attention.Quel avantage y a-t-il pour les auditeurs d'apprendre d'eux ce qui doit arriverquelques jours d'avance, et quel besoin a-t-on de connaître de telles choses, quandmême elles seraient reconnues vraies ? Elles n'ajoutent rien à la vertu, et cetterecherche n'est nullement le fait d'un cœur pur. Aucun de nous n'est jugé sur ce qu'ilne sait pas, et personne n'est regardé comme heureux à cause de ce qu'il a appris etparce qu'il sait quelque chose ; mais chacun est jugé selon qu'il a gardé la foi et qu'ila observé fidèlement les préceptes. Nous ne devons pas mettre beaucoupd'importance à ces connaissances, ni embrasser la vie ascétique et ses labeurs pourconnaître l'avenir, mais pour plaire à Dieu par notre bonne conduite ; il faut prier,non pour connaître l'avenir, ni pour demander à la vie ascétique une tellerécompense, mais afin que le Seigneur nous vienne en aide pour remporter lavictoire sur les démons. Si cependant nous avons le désir de connaître l'avenir,purifions notre cœur, car je suis persuadé qu'une âme entièrement pure et gardant sanature peut, devenue clairvoyante, apercevoir mieux que les démons beaucoup dechoses et beaucoup plus éloignées, ayant le Seigneur pour les découvrir. Telle étaitl'âme d'Elisée lorsqu'il vit ce qu'avait fait Giezi (Rois, v, 26), et une armée rangéedevant loi en bataille. (Rois, iv, 17.) Lors donc que les démons viennent chez vous lanuit et qu'ils veulent prédire l'avenir ou qu'ils disent : Nous sommes des anges, ne lescroyez pas, car ils mentent; si même ils louent votre vie ascétique et vous estimentheureux, ne les écoutez pas et ne faites pas même attention à eux, mais faites plutôtle signe de la croix sur vous et sur la maison, priez, et vous les verrez bientôtdisparaître, car ils sont craintifs et ne redoutent rien tant que le signe de la croix,puisque c'est par lui que le Seigneur les a dépouillés de leur puissance pour les livreren spectacle au monde. S'ils se présentent avec plus d'impudence, en dansant et envariant leurs apparitions, ne craignez pas, ne soyez pas frappés d'épouvanté et nefaites pas attention à eux comme si c'était de bons esprits, car, si Dieu le permet, ilest facile de reconnaître la présence des bons et des mauvais ; l'apparition des saintsn'apporte aucun trouble, elle ne dispute pas, ne crie pas ; sa voix ne se fait pasentendre (ISAÏE, xi, 11, 12), mais elle arrive d'une manière si tranquille et si douéequ'aussitôt l'allégresse, la joie et la confiance se répandent dans l'âme, car leSeigneur qui est notre joie est en elle ; les pensées restent calmes et paisibles, desorte que l'âme éclairée par elle-même contemple leurs apparitions ; le désir desbiens célestes et futurs s'empare d'elle et elle voudrait leur être réunie tout entièrepour s'en aller avec eux. Mais si, comme hommes, quelques personnes s'effrayent del'apparition les bons esprits, ceux-ci aussitôt dissipent leur crainte par l'affectionqu'ils leur portent. C'est ainsi qu'agit Gabriel envers Zacharie (Luc, i, 13), etqu'apparut aux femmes l'ange dans le saint sépulcre (MATH. , 28, 5), et aux bergerslorsqu'il dit dans l'Evangile : Ne craignez pas. (Luc, 11,10.) Leur frayeur ne venaitpas d'une crainte de l'âme, mais de la connaissance qu'ils avaient del'accomplissement des plus grands prodiges. Telle est la vision des saints, maisl'agression et l'apparition des mauvais esprits sont remplies de trouble, de bruit, deretentissement et de vociférations semblables à l'agitation d'enfants mal élevés et debrigands. De là naissent aussitôt la frayeur de l'âme, le trouble, la confusion despensées, la tristesse, la haine de la vie ascétique, le découragement, le souvenir de lafamille, la crainte de la mort et enfin. le désir du mal, le mépris de la vertu ei ledésordre des mœurs. Lorsque vous vous effrayez en voyant quelque apparition, si lacrainte disparaît aussitôt pour faire place à une joie ineffable, à l'allégresse, à laconfiance, au délassement de l'esprit, au calme et à tous les effets dont j'ai déjà parlé,au courage et à l'amour de Dieu , rassurez-vous et priez, car la joie et le calme del'âme sont la marque de la sainteté de celai qui s'offre à nos regards. C'est ainsiqu'Abraham fut rempli de joie à la vue du Seigneur, et que Jean trèssaillitd'allégresse en entendant la voix de Marie, mère de Dieu. (LUC, i, 41.) Mais siquelque apparition se fait avec tumulte, bruit du dehors, avec un appareil mondain,en menaçant de la mort et avec tout ce que j'ai dit, soyez persuadés que c'est l'arrivéedes esprits infernaux. Si l'âme reste craintive, c'est l'indice de la présence del'ennemi, car les démons ne dissipent pas la frayeur de ceux qui en sont atteints,comme fit le grand archange Gabriel à Marie et à Zacharie, ou encore celui quiapparut aux femmes dans le sépulcre. (Luc, i, 19, 30.) Bien au contraire, lorsqu'ilsvoient quelques personnes effrayées, ils multiplient leurs apparitions pour les frapperde terreur, et pour ensuite, après les avoir attaquées, se moquer d'elles en leur disant :

« Maintenant que vous êtes tombés, adorez-nous. »

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Voilà comme ils les trompent, c'est ainsi qu'ils ont été regardés faussement par ellescomme des dieux ; mais le Seigneur n'a pas permis que nous soyons trompés par ledémon, lorsque, lui reprochant de faire de semblables apparitions, il lui dit :

« Retire-toi, Satan, car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur et tu le serviras Iui seul.(MATH., 4, 10.) »

Nous devons donc à cause de cela mépriser de plus en plus ses fourberies, car c'estpour nous que le Seigneur parle ainsi, afin que nous mettions en fuite les démons enleur adressant les mêmes reproches que le Seigneur ; mais il ne faut pas se glorifierd'avoir chassé les démons, ni s'enorgueillir d'avoir opéré des guérisons , ni admirercelui qui met en faite les démons, ni mépriser celui qui ne les chasse pas. Que chacunapprenne de chacun la mortification, qu'il l'imite et devienne son émule ou se corrige; ce n'est pas à nous de faire des miracles, c'est l'œuvre du Sauveur. Voilà pourquoi ildit à ses disciples :

« Ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis, mais réjouissez-vous plutôt de ce que vos noms sont écrits dans les cieux (Luc, x, 20.) »

Si nos noms sont écrits dans le ciel, c'est une preuve de notre vertu et de notre vie ;mais le pouvoir de chasser les démons est une grâce que le Seigneur nous accorde.C'est pourquoi à ceux qui se glorifiaient, non dans la vertu, mais dans les prodiges,en disant : Seigneur, n'avons-nous pas chassé les démons en votre nom et faitbeaucoup de miracles en votre nom, il répondit :

« Je vous le dis en vérité, je ne vous connais pas. (MATH., vu, 22, 23.) »

Le Seigneur, en effet, ne connaît pas la voie des impies; en un mot, il faut priercomme je l'ai dit, afin de recevoir la grâce de discerner les esprits et pour que nousn'ajoutions pas foi à tout esprit, comme il est dit dans l'Ecriture. Je devrais me taireici et, sans parler de moi-même, me contenter de ce que je viens de dire ; mais pourque vous ne pensiez pas que je ne vous ai parlé de ces choses qu'à l'aventure, et quevous soyez persuadés au contraire que je ne vous parle que d'après l'expérience etavec vérité, je vous raconterai de nouveau ce que je sais des efforts des démons,dussé-je passer pour insensé; mais le Seigneur qui m'entend connaît la pureté de moncœur et sait que ce n'est pas pour moi que je parle, mais par charité pour vous et pourvous encourager. Toutes les fois qu'ils me donnaient des louanges, je les maudissaisau nom du Seigneur ; toutes les fois qu'ils faisaient des prédictions sur les eaux duNil, je leur disais : Que vous importe cela ? Ils vinrent un jour en me menaçant etm'entourèrent comme une troupe de soldats bien armés ; une autre fois, ils remplirentla maison de chevaux, de bêtes sauvages et de reptiles, et je me mis à chanter :

« Ils sont venus, les uns sur des chars, les autres sur des chevaux, mais nous noussommes relevés au nom du Seigneur notre Dieu (Ps. xix, 8), »

et par mes prières le Seigneur les mit en fuite. Une fois ils vinrent pendant la nuitportant avec eux l'apparence d'un flambeau, et me dirent : Antoine, nous venons pour t'éclairer. Jefermai les yeux et me mis à prier, et aussitôt la lumière des impies s'éteignit.Quelques mois après, ils vinrent en chantant et en citant les paroles des Ecritures ;mais moi, comme un sourd, je ne les écoutai pas. Ils ébranlèrent un jour lemonastère, je restai calme et me mis à prier; après cela, revenant de nouveau, ilsfrappaient des mains, sifflaient, dansaient ; mais comme je priais et que, couché, jechantais en moi-même des psaumes, ils commencèrent aussitôt à se lamenter et àpleurer, voyant qu'ils avaient perdu leur temps, et je rendais gloire à Dieu qui avaitréprimé et mis au grand jour leur audace et leur fureur. Une autre fois, le démon, semontrant à moi sous une forme très-élevée, osa me dire : Je suis la puissance de Dieu, je suis la Providence; que désires-tu ? je te le donnerai. Je soufflai sur lui eninvoquant le nom du Christ et m'efforçai de le frapper; je crus même l'avoir frappé,et aussitôt ce terrible ennemi disparut avec tous ses démons, au nom du Christ. Il vintun jour que je jeûnais, et le fourbe, sous la figure d'un moine m'apportant laressemblance d'un pain, m'exhortait en me disant : Mange et cesse tes longs travaux,car tu es homme, toi aussi, et tu risques de tomber malade. Comme je connaissais sesruses, je me levai pour prier, mais le démon ne put supporter cela, car il disparut et

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sembla s'en aller par la porte comme une fumée. Que de fois dans le désert ne m'a-t-il pas présenté l'image de l'or pour seulement le toucher ou y jeter les yeux; alors jechantais des psaumes en maudissant cet or, et le démon se consumait de rage.Plusieurs fois ils m'ont accablé de coups, mais je disais : Bien ne me séparera del'amour du Christ. Eux, en entendant ces paroles, redoublaient leurs coups les unscontre les autres ; ce n'était pas moi qui pouvais arrêter ni apaiser leur fureur, mais leSeigneur lorsqu'il dit :

« Je voyais Satan tomber du ciel comme l'éclair. (Luc, x, 18.) »

Pour moi, mes enfants, me rappelant les paroles de l'apôtre, j'ai personnifié ceschoses en moi (I Corinth., iv, 6), afin que vous appreniez à ne pas perdre couragedans la vie ascétique, et à ne pas craindre les apparitions de Satan et de ses démons,et puisque j'ai été insensé en vous parlant ainsi, recevez encore ceci pour que vousviviez en sûreté et sans crainte; croyez- moi, car ce que je dis est la vérité. Un jourquelqu'un vint frapper à ma porte dans le monastère ; je sortis et je vis apparaître unfantôme d'une grandeur extraordinaire ; je lui demandai qui il était. Je suis Satan , merépondit-il. Pourquoi donc, lui dis-je, es-tu ici ? Il me dit : Pourquoi les moines et lesautres chrétiens m'accusent-ils sans raison ? Pourquoi à toute heure me maudissent-ils ? Pourquoi, lui dis-je, est-ce que tu les importunes ? Ce n'est pas moi qui lesimportune, me répondit-il, ce sont eux qui se tourmentent, car j'ai perdu toute maforce ; n'ont-ils pas lu que le glaive de l'ennemi est tombé pour toujours, que sesvilles ont été anéanties ? (Ps. ix, 7.) Je n'ai plus de traits partout où il y a deschrétiens, le désert même est peuplé de moines ; qu'ils s'observent donc eux-mêmeset qu'ils ne me maudissent pas sans raison. Admirant la grâce de Dieu, je lui dis :Bien que tu mentes toujours et que tu ne dises jamais la vérité, cette fois-ci, malgrétoi, tu as dit vrai, car le Christ à son avènement t'a rendu faible et, en te renversant,t'a dépouillé de ta puissance. En entendant prononcer le nom du Seigneur, et nepouvant supporter la brûlure qu'il en ressentait, il disparut aussitôt. Puisque le diableavoue lui-même qu'il ne peut rien, nous devons de toutes manières le mépriser ainsique les démons. Voilà les ruses qu'emploie l'ennemi avec les esprits infernaux; maisnous qui les connaissons, nous pouvons les mépriser; c'est pourquoi ne nousdécourageons pas, n'ouvrons pas notre cœur à la crainte, ne nous forgeons pas devaines terreurs en disant : Pourvu que le démon ne vienne pas pour me renverser,pourvu qu'il ne me jette pas à bas après m'avoir enlevé, ou que, se présentant tout àcoup, il ne me frappe d'épouvante. Ne pensons nullement à cela et ne nous affligeonspas comme si nous étions perdus, prenons confiance ou plutôt réjouissons-noustoujours comme sauvés, réfléchissons en notre âme que le Seigneur, qui a mis enfuite et comprimé le démon, est avec nous, pensons et mettons-nous toujours dansl'esprit que, tant que le Seigneur sera avec nous, les démons ne pourront rien contrenous, car tels ils nous trouvent lorqu'ils arrivent, tels ils sont envers nous, ilsdisposent leurs apparitions d'après les pensées qu'ils découvrent en nous. S'ils noustrouvent craintifs et troublés, eux aussitôt, comme des voleurs, voyant la place sansdéfense, s'en emparent et profitent, pour agir, des dispositions ;où nous sommes ;s'ils nous voient remplis d'épouvante, ils augmentent encore leurs apparitions et leursmenaces, et la pauvre âme est opprimée par eux; mais s'ils nous trouvent nousréjouissant dans le Seigneur, méditant sur les biens futurs, appliquant notre espritaux choses de Dieu et réfléchissant que tout est dans sa main, que le démon ne peutrien contre le chrétien et n'a de pouvoir en un mot sur personne, voyant alors l'âmeaffermie par de telles pensées, ils prennent la fuite pleins de confusion. C'est ainsique Satan, lorsqu'il vit Job fortifié, se retira. de lui, et que, trouvant Judas privé deces sentiments, il en fit son captif. Si donc nous voulons mépriser l'ennemi, pensonstoujours aux choses du Seigneur, que notre âme se réjouisse toujours dansl'espérance, alors nous regarderons comme de la fumée les enfantillages des démonset nous les verrons plutôt nous fuir que nous poursuivre, car, comme je l'ai dit, ilssont extrêmement craintifs et s'attendent toujours au feu qui leur est préparé. Pourdissiper voire crainte , que ceci vous serve d'indice. Lorsqu'une apparition vousarrive, ne soyez pas aussitôt saisis de frayeur, mais quelle que soit cette apparition,demandez avec hardiesse : Qui es-tu et d'où viens-tu ? Si c'est une vision des saints,ceux-ci vous en convaincront en changeant en joie votre frayeur; si c'est uneapparition diabolique, elle perd aussitôt toute sa force en voyant l'esprit fortifié ; eneffet, la marque d'une âme exempte de trouble est de demander : Qui es-tu ? d'oùviens-tu ? C'est ainsi que le fils de Nun interrogea les habitants de Gabaon (Jos., 9,8), et le démon n'était pas inconnu à Daniel, lorsque celui-ci interrogea la vision quiétait devant lui. (DANIEL, x, 11, 18, 19.) Pendant qu'Antoine parlait ainsi, tous sesdisciples étaient remplis de joie. Dans les uns, l'amour de la vertu augmentait; dans

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les autres, la négligence disparaissait; en d'autres, la présomption cessait; tousavaient pris la resolution de mépriser les démons, admirant la grâce que le Seigneuravait accordée à Antoine pour désarmer les esprits.

BEAU SPECTACLE DE LA VIE MONASTIQUE

Les monastères qui s'élevaient sur les montagnes ressemblaient à des tabernaclesremplis de chœurs divins qui chantaient, étudiaient, jeûnaient, priaient, tressaillaientd'allégresse dans l'espérance des biens futurs. Ils s'aimaient les uns les autres etvivaient dans une parfaite concorde ; on voyait dans ce coin du monde la vraie patriede la justice et de la piété; là il n'y avait personne qui commît ou qui reçût uneinjustice, personne qui subît les vexations de l'exacteur, mais on y voyait unemultitude d'hommes qui travaillaient à se rendre parfaits et dont toutes les penséesavaient pour objet la vertu, en sorte que tous ceux qui contemplaient ces monastèreset l'ordre qui y régnait s'écriaient, en disant :

« Que tes maisons sont belles, ô Jacob ; que tes tentes sont magnifiques, ô Israël ;tes pavillons ressemblent à des vallées ombragées ; ils sont comme un jardin sur lebord d'un fleuve, comme les tentes que le Seigneur a dressées, comme les cèdres quicroissent sur le bord des eaux. (Nomb., xxiv, 5.) »

Antoine, suivant son habitude, s'étant retiré dans son monastère, s'adonna avec uneplus grande ardeur à la vie ascétique; chaque jour il soupirait en pensant auxdemeures du Ciel, n'ayant de désirs que pour elles et songeant à la vie éphémère del'homme ; ne regardant que les qualités intellectuelles de l'âme, il rougissait lorsqu'ildevait prendre sa nourriture, se coucher et être assujéti aux autres nécessités ducorps. Souvent, en songeant à la nourriture spirituelle, il refusait de manger avec lesautres moines et s'éloignait d'eux. Il pensait que ce serait une honte pour lui si on levoyait manger, et cependant, par nécessité du corps, il prenait à l'écart de lanourriture. Souvent aussi avec ses frères, soit par respect pour eux, soit pour leuradresser en toute liberté d'utiles paroles, il leur disait qu'il fallait donner tous sessoins à l'âme plutôt qu'au corps, qu'il était nécessaire cependant de lui accorder unpeu de temps à cause de la nécessité, mais qu'il fallait employer tout le reste au biende l'âme, afin qu'elle ne soit pas entraînée par les voluptés du corps, afin qu'elle nesoit pas réduite en servitude. Ce sont même, ajoutait-il, les paroles du Sauveur,lorsqu'il dit :

« Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez ni pour votre corpsoù vous trouverez des vêtements ; ne demandez donc pas ce qne vous mangerez etce que vous boirez, et ne tâchez point de vous élever, car les gens du monderecherchent toutes ces choses ; mais votre père sait ce dont vous avez besoin ;cherchez plutôt le royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné.(Luc.,.xii, 29, 30, 31.) »

SAINT ANTOINE SE REND A ALEXANDRIE PENDANT LA PERSÉCUTION.

Après ce que nous venons de raconter, survint la persécution de Maximin. Commeon conduisait à Alexandrie les saints confesseurs, Antoine quitta son monastère pourles accompagner. Allons combattre aussi, dit-il, si l'on nous appelle, ou du moinsallons contempler ceux qui combattent. Il désirait le martyre, mais ne voulant pas selivrer lui-même, il servait les saints et dans les mines et dans les prisons ; il mettaitun grand zèle à les encourager dans leurs combats lorsqu'ils étaient cités devant lestribunaux et lorsqu'ils avaient confessé la foi; à les recevoir et à les accompagnerjusqu'à ce qu'ils eussent consommé leur sacrifice. Le juge, voyant l'intrépiditéd'Antoine et de ceux qui étaient avec lui, fit défense qu'aucun moine parût autribunal, ni même restât dans la ville. Tous les autres pensèrent qu'ils devaient setenir cachés pendant ce jour-là, mais Antoine fit si peu de cas de cette défense qu'illava son manteau et vint le lendemain dans son plus beau costume se placer sur unlieu élevé pour se montrer au gouverneur. Pendant que tout le monde s'étonnait deson audace et que le gouverneur, les yeux fixés sur Iui, passait avec sa cohorte, lui setenait debout sans trembler et montrait quel est le courage de nous autres chrétiens,car, comme je l'ai dit, lui aussi désirait le martyre. On voyait qu'il était fâché de nepas avoir en l'occasion de confesser la foi, mais le Seigneur le conservait pour notreavantage et celui des autres, afin qn'il enseignât à une multitude de chrétiens cette viespirituelle dont il avait lui-même appris les secrets dans les saintes Ecritures. En

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effet, la seule vue de sa conduite déterminait un grand nombre de personnes à imiterson genre de vie. Quand la persécution eut enfin cessé, et lorsque le bienheureuxévoque Pierre eut quitté la terre, Antoine sortit de la ville et retourna dans sonmonastère où il continua ses exercices avec la plus grande ferveur. Il jeûnaitcontinuellement; son vêtement était de poil en dedans, de peau en dehors, et il legarda jusqu'à sa mort. Jamais il ne prenait de bains pour cause de malpropreté ni nese lavait les pieds ou ne les mettait dans l'eau que par nécessité; jamais on ne le vit sedéshabiller et personne ne, vit son corps nu, excepté après sa mort quand onl'ensevelit.

SAINT ANTOINE GUÉRIT UNE JEUNE FILLE POSSÉDÉE DU DÉMON.

Pendant qu'il était retiré dans la solitude où il avait résolu de passer quelque tempssans sortir et sans recevoir personne, un capitaine nommé Martinien vint aumonastère importuner Antoine, car il avait une fille tourmentée par le démon.Martinien demeura longtemps frappant à la porte, le suppliant de venir et de prier leSeigneur pour sa fille. Antoine ne voulut pas lui ouvrir, mais regardant par la fenêtrede sa cellule, il lui dit : O homme, pourquoi m'importunez- vous par vos cris ? Jesuis moi-même un homme comme vous; si vous croyez au Christ que je sers, allez-vous-en, priez Dieu selon votre foi, et vous serez exaucé. Martinien crut, invoqua leChrist et s'en alla, ramenant sa fille délivrée du démon. Le Seigneur, qui a dit :Demandez et vous recevrez, a opéré beaucoup d'autres miracles par l'entremised'Antoine, car, sans qu'il ouvrît sa porte, un grand nombre de malades se couchaientet dormaient en dehors du monastère, croyaient au Christ, l'invoquaient et obtenaientune complète guérison. Se voyant importuné par un grand nombre de personnes quine lui permettaient pas de vivre dans la retraite selon son dessein, craignant d'ailleursque les merveilles que Dieu opérait par son ministère ne lui inspirassent dessentiments d'orgueil ou ne fissent concevoir aux autres des idées exagérées de sonmérite , après y avoir bien réfléchi, il résolut de se rendre dans la haute Thébaïde,pays où il n'était pas connu. Ayant donc pris des pains que ses frères lui donnèrent, ilalla s'asseoir sur le bord du Nil, et là il examinait s'il ne verrait point venir un navireoù il pût prendre place, afin de remonter le fleuve avec les autres passagers.

IL ENTEND UNE VOIX CÉLESTE.

Pendant qu'il regardait ainsi, une voix céleste se fit entendre à ses oreilles : Antoine,où vas- tu, et quel est ton dessein ? Antoine, qui avait coutume de s'entendre ainsiappeler souvent, répondit : Puisque ces peuples ne me laissent point en repos, j'airésolu d'aller dans la haute Thébaïde pour éviter les importunités qu'on me fait subiren ce lieu, et surtout parce qu'on me demande des choses qui sont au-dessus de monpouvoir. La voix lui dit alors : Si tu veux trouver une paix véritable, va-t'en au fonddu désert Antoine répondit : Qui me montrera le chemin ? car je ne le connais pas.Aussitôt la voix lui indiqua des Sarrazins qui devaient suivre cette route. Antoines'avança donc, et, les ayant abordés, il les pria de lui permettre de les accompagnerdans le désert. Ceux-ci, comme si la Providence leur en eût donné l'ordre,l'accueillirent avec empressement. Après avoir marché avec eux trois jours et troisnuits, il arriva au pied d'une montagne très-élevée; il y avait au bas de cettemontagne une source d'eau parfaitement claire, douce et fraîche ; au delà s'étendaitune plaine où croissaient quelques palmiers sauvages. Antoine, se croyant dirigé parle Seigneur, adopta cette montagne pour son asile, car c'était bien le lieu que la voixdu ciel lui avait indiqué sur les bords du Nil. Ayant reçu des pains que lui donnèrentses compagnons de voyage, il resta sur la montagne seul et sans aucune société, et ilconsidéra ce lieu comme devant être sa demeure. Les Sarrazins eux-mêmes, admirantla ferveur d'Antoine, repassaient à dessein par cette route et se faisaient un plaisir delui apporter des pains; il trouvait encore quelque secours dans les fruits des palmiers.Plus tard, ses frères ayant découvert le lien de sa retraite, ils eurent soin de luienvoyer ce dont il avait besoin, et ils se montrèrent à son égard comme des fils pleinsde reconnaissance pour leur père.

IL SEME DU BLÉ ET CULTIVE DES LÉGUMES.

Antoine, s'apercevant que plusieurs se gênaient et se fatiguaient pour lui apporter dupain, voulut leur épargner cette peine. Ainsi donc , après y avoir réfléchi, il priaquelques-uns de ceux qui venaient le visiter de lui apporter un boyau, une hache etun peu de blé. Quand on lui eut procuré ces choses, il parcourut le voisinage de la

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montagne ; ayant découvert un petit espace de terre propre à son dessein, il lecultiva, et comme la source lui fournissait de l'eau en abondance pour l'arroser, ill'ensemença et chaque année, renouvelant son travail, il en retirait son pain, seréjouissait de ne plus importuner personne et de ne plus leur être à charge ; maisdans la suite, voyant que plusieurs venaient de nouveau le visiter, il cultiva aussiquelques légumes, afin de procurer à ses visiteurs un léger soulagement dans leurpénible voyage.

IL COMMANDE AUX BÊTES SAUVAGES ET ELLES LUI OBÉISSENT.

Dans le commencement, les bêtes sauvages du désert, attirées par la fontaine,causaient souvent du dégât dans ses semailles et dans sa culture. Antoine prit un jourun de ces animaux et s'adressant en son nom à tous les autres, il leur ditagréablement : Pourquoi me faites-vous du mal quand je ne vous en fais pas ? Allez-vous-en et, au nom du Seigneur, n'approchez plus d'ici. Depuis ce moment, lesanimaux du désert, comme effrayés par cette défense, n'approchèrent plus de ce lieu.Il vivait seul sur cette montagne, consacrant son temps à la prière et aux exercices depiété. Les frères qui prenaient soin de lui le prièrent de souffrir qu'ils vinssent demois en mois lui apporter des olives, des légumes et de l'huile, car il était vieux. Toutle temps qu'il demeura là, combien de combats, d'après ce que nous savons de ceuxqui l'ont visité, n'eut-il pas à soutenir, comme il est dit dans l'Ecriture :

« Nous avons à combattre non contre des hommes de chair et de sang, mais contreles démons nos ennemis. »

On entendait du bruit, des voix et comme le retentissement d'armes ; pendant la nuit,on apercevait la montagne remplie d'animaux sauvages et on le voyait combattrecomme s'il avait affaire à des êtres visibles, et prier contre eux le Seigneur. C'estvraiment une chose étonnante qu'un homme seul dans un tel désert ne redouta nil'approche des démons, ni ne fut effrayé de la férocité de ces animaux à quatrepieds , ni de ces reptiles qui habitent ces lieux. Il est dit dans l'Ecriture :

« Celui qui se confie dans le Seigneur sera comme la montagne de Sion, il ne serapoint ébranlé et subsistera à jamais. (Ps. cxxiv, 1.) »

Voilà pourquoi les démons et les bêtes farouches prenaient aussitôt la fuite, commeil est écrit :

« Les animaux sauvages s'adouciront en sa. présence. (JOB, v, 23.) »

Le démon mettait donc tous ses soins à observer Antoine et grinçait des dents,comme dit le Psalmiste (34, 16) ; mais Antoine était consolé par le Seigneur etdemeura sans atteinte de ses fourberies et de ses ruses variées. Tandis qu'il veillaitpendant la nuit, le démon envoya contre lui des bêtes sauvages, et presque toutes leshyènes qui habitaient ce désert sortirent de leurs tanières et l'entourèrent, chacune lagueule béante, le menaçant de le mordre; mais Antoine, au milieu d'elles,reconnaissant la ruse du démon, leur dit à toutes : Si vous avez reçu quelquepuissance sur moi, me voilà prêt, dévorez-moi ; mais si vous êtes soumises auxdémons, retirez-vous sans différer, car je suis le serviteur du Christ. A ces paroles,les hyènes s'enfuirent comme chassées par le fouet de cette parole. Quelques joursaprès, comme il travaillait (car il ne restait jamais sans rien faire), quelqu'un seprésenta à la porte trainant une corde de jonc pour son travail. Antoine tressait alorsdes corbeilles qu'il donnait en échange de ce qu'on lui apportait ; il se leva et vit unebête ressemblant à un homme jusqu'aux cuisses, mais dont les jambes et les piedsétaient semblables à ceux d'un âne. Antoine fit seulement le signe de la croix et luidit : Je suis le serviteur du Christ ; si tu as été envoyé contre moi, me voilà. L'animalprit aussitôt la fuite avec tant de vitesse, ainsi que les démons qui l'accompagnaient,qu'il tomba et mourut comme subitement.

LES DISCIPLES DE SAINT ANTOINE SONT SUR LE POINT DE MOURIR DESOIF.

Les moines l'ayant un jour prié de descendre de sa montagne et de venir visiter leurmonastère qu'il n'avait pas vu depuis des années, il se mit en marche avec ceux qui

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étaient venus le trouver. Un chameau portait des pains et de l'eau pour le voyage, cartout ce désert est aride et nulle part on ne trouve de l'eau potable, si ce n'est dans lamontagne où était la cellule d'Antoine, et c'était à cette source qu'ils avaient fait leurprovision. L'eau vint à manquer dans la route, et comme la chaleur était excessive, ilsse voyaient tous exposés à périr; ils parcoururent tous les environs sans trouverd'eau; ils ne pouvaient plus marcher. Désespérant de leur salut, ils se couchèrent parterre et laissèrent leur chameau aller où il voudrait.

SAINT ANTOINE FAIT JAILLIR UNE SOURCE D'EAU.

Mais le vieillard, voyant tous ses compagnons dans un tel péril, en fut profondémentaffligé II s'éloigna d'eux à quelque distance en gémissant, se mit à genoux, leva sesmains au ciel et plia ; à l'instant le Seigneur fit sortir une source d'eau à l'endroitmême où il était en prière. Tous ses compagnons burent et se ranimèrent; après avoirrempli leurs outres, ils se mirent à la recherche de leur chameau et ils le trouvèrent;son licou s'étant enroulé par hasard autour d'une pierre l'avait arrêté. Ils leramenèrent donc, le firent boire, chargèrent leurs outres sur son dos et continuèrentleur voyage sans autre accident. Lorsqu'il fut Arrivé aux monastères qui sont situésen deçà du désert, tous les moines l'embrassèrent, le regardant comme leur père; lui-même leur apportait de sa montagne, comme provisions de voyage et présentsd'hospitalité, des paroles utiles et pleines de sagesse. Ce fut une grande allégresse surles montagnes; on y voyait briller d'une nouvelle ardeur le zèle pour avancer dans lavertu, on s'encourageait et on s'animait dans la foi commune. Antoine était heureuxde contempler cette ferveur des moines et de voir sa sœur, qui avait vieilli dans lavirginité, gouverner aussi d'autres vierges. Après avoir passé quelques jours dans cesmonastères, il retourna de nouveau à sa montagne. Depuis cette époque, un grandnombre de personnes allèrent l'y visiter; beaucoup de malades même osèrententreprendre ce voyage. Il répétait le même conseil à tous les moines qui venaient letrouver, d'avoir foi dans le Seigneur, de l'aimer, de se garder des penséesdéshonnêtes, de fuir les plaisirs de la chair, d'éviter la vaine gloire et de priercontinuellement. Tels étaient les conseils qu'il donnait à ceux qui venaient le voir; ilavait une grande compassion de ceux qui souffraient et priait avec eux ; souvent leSeigneur l'exauçait en faveur d'un grand nombre de personnes, mais il nes'enorgueillissait pas lorsqu'il était exaucé ni ne murmurait lorsqu'il ne l'était pas;toujours il rendait grâces à Dieu et exhortait les malades à la patience et à êtrepersuadés que ce n'est ni lui ni aucun homme qui puisse guérir les maladies, qu'il n'ya que Dieu qui accorde cette grâce quand il le veut et à ceux qu'il veut. Les maladesrecevaient les paroles du vieillard comme une guérison, sachant qu'il ne faut pas sedécourager, mais plutôt prendre patience, et ceux qui étaient guéris avaient apprisque ce n'était pas à Antoine qu'il fallait rendre grâces, mais à Dieu. Un nomméFronton, officier du palais, avait une maladie cruelle, car il mangeait sa langue avecles dents et était sur le point de perdre la vue. Il vint sur la montagne et suppliaAntoine de prier le Seigneur pour lui ; Ie vieillard, après avoir prié, lui dit : Allez-vous-en et vous serez guéri. Comme Fronton insistait et demeurait plusieurs jours,Antoine ne cessait de lui dire : Tant que vous resterez ici, vous ne pourrez pas êtreguéri, allez-vous-en, et à votre arrivée en Egypte vous verrez le prodige qui seraopéré en vous. Celui-ci, plein de confiance, s'en alla, et à peine vit-il l'Egypte que samaladie cessa : il fut guéri comme l'avait dit Antoine, d'après la révélation que luiavait faite le Seigneur dans sa prière. Une jeune fille de Busiris de Tripoli avait unemaladie cruelle et affreuse à voir, car les larmes de ses yeux, les mucosités de sesnarines et l'humeur de ses oreilles tombaient jusqu'à terre et engendraient aussitôt desvers; elle était de plus paralytique et avait les yeux difformes. Ses parents, ayantappris que des moines allaient trouver Antoine, et pleins de foi dans le Seigneur quiavait guéri la femme affligée d'un flux de sang (MATH., 9, 10), les prièrent de leurpermettre de les accompagner avec leur fille. Les moines ayant acquiescé à leurdemande, les parents restèrent avec leur fille au dehors de la montagne chezPaphnutius, moine et confesseur. Les religieux vinrent auprès d'Antoine, mais dèsqu'ils voulurent parler de la jeune fille, il les prévint, leur expliqua sa maladie etcomment elle était venue avec eux ; ceux-ci l'ayant prié ensuite de permettre auxparents et à la jeune fille de venir auprès de lui, il refusa, mais il leur dit : Allez etvous la trouverez guérie si elle n'est pas morte, car ce n'est pas à moi, hommemisérable, qu'il est donné de faire un tel prodige. La guérison appartient à celui quien tout lieu accorde sa miséricorde à ceux qui l'invoquent ; le Seigneur a exaucé laprière de la jeune fille et sa bonté m'a fait connaître qu'il l'a guérie ici même de samaladie. Le miracle eut donc lieu, et les moines étant sortis trouvèrent les parentspleins de joie et la jeune fille guérie. Deux frères avaient été pour le voir, et l'eau leurayant manqué dans la route, l'un mourut et l'autre était sur le point de mourir ; ne

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pouvant plus marcher, il était étendu parterre, s'attendant à rendre le dernier soupir.Antoine était assis sur la montagne, il se hte d'appeler deux moines qui se trouvaientlà et leur dit : Prenez une crache d'eau et courez sur le chemin qui conduit en Egypte,car de deux frères qui étaient en route l'un vient de mourir et l'autre est sur le pointd'expirer, si vous ne vous hâtez. Cela vient de m'être révélé pendant ,que je priais.Les moines y étant allés trouvèrent l'un étendu mort et l'ensevelirent; ils ranimèrentl'autre avec de l'eau et le portèrent auprès du vieillard, car la distance était d'un jourde chemin. Si quelqu'un demande pourquoi Antoine n'avait pas parle avant que l'und'eux mourût, sa question n'est pas raisonnable, car l'arrêt de la mort n'appartenaitpas à Antoine, mais à Dieu qui en avait ordonné ainsi à l'égard du premier, et dont illui fit la révélation. Ce qui est seul digne d'admiration dans Antoine, c'est qu'étantassis sur la montagne son âme veillait, et que le Seigneur lui révélait ce qui se passaità une si grande distance. Un autre jour encore qu'il était assis sur sa montagne et qu'ilportait ses regards vers le ciel, il vit quelqu'un qui était enlevé dans l'air et unegrande joie parmi ceux qui venaient au devant de lui. Comme il admirait et estimaitheureux un tel chœur, il désira sa voir ce que c'était; aussitôt il entendit une voix quilui dit que c'était l'âme d'Amoun, moine de Nitrie. Amoun avait persévéré jusqu'à lavieillesse dans la vie ascétique ; or, la distance depuis Nitrie jusqu'à la montagnequ'habitait Antoine était de treize journées. Ceux donc qui étaient avec Antoine,voyant le vieillard ravi d'admiration, désirèrent en savoir là cause, et ils apprirentqu'Amoun venait de mourir, car il était connu pour être venu souvent sur cettemontagne, et par beaucoup de miracles opérés par son entremise parmi lesquels jeciterai celui-ci : Un jour, étant obligé de traverser le fleuve nommé le Lycus qui étaitalors débordé, il pria Théodore qui était avec lui de s'éloigner afin de ne pas voir lesautres nus pour traverser le fleuve à la nage. Lorsque Théodore se fut retiré, il euthonte de lui-même de se voir nu ; tandis qu'il était agité par la honte et l'inquiétude, ilfut tout à coup transporté sur l'autre rive. Théodore, qui lui aussi était un hommepieux, s'étant rapproché et l'ayant va prendre les devants sans être nullement mouillé,lui demanda par quel moyen il avait traversé le fleuve. Voyant qu'il ne voulait pas lelui dire, il se jeta à ses pieds en affirmant qu'il ne le quitterait pas avant qu'il ne le luiait appris. Amoun, vaincu par sa persistance et surtout par ses paroles, le supplia den'en parler à personne qu'après sa mort. C'est ainsi qu'il lui apprit qu'il avait ététransporté et déposé sur l'autre rivage sans marcher sur l'eau, que cela n'était paspossible à l'homme, mais à Dieu seul et à ceux à qui il l'accordait, comme au grandapôtre Pierre. Ce ne fut qu'après la mort d'Amoun que Théodore raconta le fait. Lesmoines à qui Antoine parla de la mort d'Amoun remarquèrent le jour, et lorsque lesfrères, au bout de trente Jours, revinrent de Nitrie, ils les interrogèrent et apprirentqu'Amoun avait élé enterré le même jour et à la même heure que le vieillard avait vuson âme monter au ciel. Tous furent étonnés de la lucidité d'âme d'Antoine qui, à ladistance de treize jours de marche, avait appris la mort d'Amoun et vu son âmeenlevée dans les cieux. Le comte Archelaüs l'ayant rencontré un jour au dehors de samontagne, lui demanda de prier seulement pour Polycratie, de Laodicée , jeune filled'une admirable vertu et portant la croix du Christ ; elle souffrait horriblement del'estomac et de la poitrine à cause de ses grandes mortifications, et était d'une grandefaiblesse. Antoine pria donc le Seigneur pour elle; le comte remarqua le jour où laprière avait été faite, et étant allé à Laodicée, il trouva la jeune fille guérie ; ils'informa alors de l'heure et du jour où avait cessé la maladie, et tirant le papier surlequel il avait noté le jour où la prière avait été faite, il reconnut la vérité et montraaussitôt ce qu'il avait écrit sur le papier. Tout le monde fut saisi d'étonnement enreconnaissant que le Seigneur avait fait cesser la maladie de la jeune fille le jourmême où Antoine avait prié et imploré pour elle la clémence du Seigneur. Souvent ilannonçait plusieurs jours d'avance, et quelquefois même un mois d'avance, ceux quidevaient venir le trouver et la cause pour laquelle ils venaient, car les uns venaientseulement pour le voir, d'autres pour leurs maladies, ceux-là parce qu'ils étaienttourmentés par les démons ; personne ne regrettait ni ne trouvait le chemin pénible,chacun s'en retournait se sentant soulagé. Antoine, en voyant et en parlant de cesprodiges, ne voulait pas qu'on l'admirât en cela, mais plutôt le Seigneur, parce qu'ilaccorde à nous autres hommes la grâce de le connaître suivant nos facultés. Etantallé un jour pour visiter les monastères du dehors, et s'étant embarqué et priant avecles moines qui étaient avec lui, il sentit lui seul une odeur très-fétide. Ceux quiétaient dans le vaisseau lui ayant dit que cette odeur provenait de poissons salés,Antoine leur répondit que c'était une autre puanteur ; À peine avait-il parlé, qu'unjeune homme possédé du démon et qui, entré le premier dans le navire, s'y étaitcaché, se mit aussitôt à crier; mais le démon, menacé au nom de Nôtre-SeigneurJésus-Christ, sortit, et cet homme fut guéri. Tous reconnurent alors que cette odeurfétide provenait du démon. Un autre personnage illustre tourmenté du démon vintauprès de lui; ce démon était si terrible que le possédé mangeait ses excréments et nesavait pas s'il était près d'Antoine ; ceux donc qui le conduisaient supplièrent Antoine

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de prier pour lui. Antoine, plein de compassion pour le jeune homme, se mit enprière et veilla toute la nuit avec lui. Mais tout à coup, le jeune homme étant venuvers Antoine à la pointe du jour, le frappa, et comme ceux qui étaient venus avec luis'en indignaient, Antoine leur dit : Ne vous fâchez pas contre ce jeune homme, car cen'est pas lui qui m'a frappé, mais le démon qui est en lui. Menacé alors et sommé defuir dans les lieux arides, il est devenu furieux et a pris la fuite ; rendez donc grâcesà Dieu, car ce jeune homme en se jetant ainsi sur moi est une preuve de la sortie dudémon. A peine Antoine eut-il fini de parler que le jeune homme fut guéri, et ayantrecouvré sa raison, il reconnut où il était et embrassa le vieillard en rendant grâces àDieu. La plupart des moines ont également raconté d'une voix unanime plusieursautres miracles opérés par l'entremise d'Antoine, mais beaucoup moins étonnants qued'autres qui le sont davantage. Un jour qu'il allait prendre son repas et qu'il se tenaitdebout pour prier vers la neuvième heure, il se sentit ravi en esprit, et ce qu'il y ad'étonnant, c'est qu'étant debout pour prier, il se vit comme hors de lui -même etcomme enlevé dans les airs par plusieurs personnes, et que d'autres pleines de maliceet de méchanceté se tenaient dans l'air et voulaient l'empêcher de passer ; commeceux qui le conduisaient résistaient, ceux-ci leur demandèrent s'il leur appartenait etvoulurent lui faire rendre compte de sa conduite depuis sa naissance. Mais ceux quiaccompagnaient Antoine s'y opposèrent en leur disant : Le Seigneur a effacé lesfautes commises depuis sa naissance, mais depuis qu'il est moine et qu'il s'estconsacre à Dieu, vous pouvez en demander compte L'ayant accusé et n'ayant rien puprouver, le chemin devint libre pour lui et sans obstacle : à l'instant, il se vit commerevenu à sa place, rendu à lui-même et redevenu Antoine comme auparavant;oubliant alors de manger, il passa le reste du jour et toute la nuit à gémir et à prier,s'étonnant de voir. combien d'ennemis nous avons à combattre, combien de travaux àendurer pour traverser les airs, et il se rappelait cette parole de l'apôtre :

« Selon le prince des puissances de l'air (Ephés., 2, 2), » car c'est dans l'air quel'ennemi du genre humain a sa puissance pour combattre et essayer de fermer lechemin à ceux qui veulent le traverser ; voilà surtout pourquoi l'apôtre nous exhorteen disant : »

Prenez les armes de Dieu, afin que, fortifiés en tout, vous paissiez aux jours mauvaisrésister et demeurer fermes (Eph., vi, 13), et afin que l'ennemi, n'ayant aucun mal àdire de nous, soit confondu. (Tit n, 8 )

« Pour nous, sachant cela, rappelons-nous ces paroles de l'apôtre « Si ce fut avecson corps on sans son corps, je ne le sais. Dieu le sait. (II Cor., xn , 2.) »

Paul a été élevé jusqu'au troisième ciel et redescendit après avoir entendu des parolesineffables. Antoine se vit enlevé dans les airs, et combattant jusqu'à ce qu'il devintlibre ; il fut doué encore de cette autre faveur : lorsqu'il était assis sur sa montagne ,si quelque doute s'emparait de son esprit, cela lui était révélé par la Providencependant qu'il priait : ce bienheureux vieillard était, comme il est écrit, instruit parDieu même. Une discussion s'étant élevée entre lui et quelques personnes qui étaientvenues le voir, sur l'état de l'âme et le lieu qu'elle doit occuper après la mort,quelqu'un l'appela la nuit suivante et lui dit : Antoine, lève-toi, sort et considèreattentivement. Il sortît donc (car il savait à qui il devait obéir), ayant levé les yeux, ilvit un personnage d'une grandeur extraordinaire, effrayant à voir et dont la têtetouchait jusqu'aux nuages ; puis d'autres personnes qui s'élevaient comme si ellesavaient des ailes ; le géant tendait les bras pour les arrêter au passage ; d'autresvolant plus haut et traversant les airs, montaient au ciel, exemptes désormais de toutecrainte. Le géant grinçait des dents contre elles, mais se réjouissait de voir celles quitombaient. Aussitôt Antoine entendit une voix qui lui disait : Comprends bien ce quetu vois ? Et son intelligence étant éclairée, il reconnut que c'était le passage desâmes, et que le géant qui se tenait là était l'ennemi plein de haine contre les vraisfidèles, qu'il exerce sa puissance sur ceux qui lui sont soumis et les empêche depasser au-dessus de sa tête. Après cette vision et comme se la rappelant toujours,Antoine s'efforçait chaque jour de s'avancer de plus en plus vers ce qui était devantlui, mais il ne racontait pas volontiers tout cela ; cependant, lorsque au milieu de seslongues prières et de ses contemplations intérieures, ses disciples l'interrogeaient etle pressaient, il était obligé de leur dire, non-seulement comme un père qui ne peutrien cacher à ses enfants, mais comme un guide, que sa conscience était pure et quele récit qu'il leur faisait était pour leur utilité. Puisqu'ils approuvaient par là combienest bon le fruit de la vie religieuse, et que les visions sont souvent une consolationdes travaux qu'on endurait. Il avait, en outre, une patience admirable et une grande

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humilité ; aussi observait-il avec le plus grand scrupule les canons de l'Eglise ; il nevoulait pas qu'aucun ecclésiastique ne lui fût pas préféré et ne rougissait pasd'incliner la tête devant les vieillards. Si quelque diacre allait le trouver pour unservice, il lui disait ce qui pouvait lui être utile, mais il lui cédait tout ce qui avaitrapport à la prière. Ne craignant pas de s'instruire par les autres ; souvent, en effet, ilinterrogeait et désirait entendre ceux qui étaient avec lui, et si l'un d'eux avait ditquelque chose d'utile, il avouait en avoir retiré un grand bien. Sa figure avait unegrâce admirable ; le Sauveur lui accorda encore une faveur particulière, car s'il setrouvait avec un grand nombre de moines et que quelqu'un désirât le voir sans l'avoirconnu auparavant, Antoine s'avançait aussitôt et, laissant les autres, courait à luicomme attiré par sa vue. Il ne différait des autres hommes ni par la grandeur ni par lagrosseur du corps, mais par la rectitude de ses mœurs et la pureté de son âme, etcomme elle n'était jamais troublée, ses sensations extérieures étaient toujours calmes,de sorte que la gaieté répandue sur son visage provenait de la joie de son âme, etd'après les mouvements de son corps on reconnaissait l'état de son esprit, comme ilest dit dans l'Ecriture :

« La joie du cœur brille sur le visage, mais quand le cœur est triste le visage devientsombre. (Prov. xv, 13.) »

C'est ainsi que Jacob reconnut les embûches que voulait lui dresser Laban, lorsqu'ildit aux femmes :

« Le visage de votre père n'est pas comme hier et avant-hier. (Genèse, xxxi, 5.) »

De même aussi on reconnaissait Antoine : jamais la sérénité de son âme n'étaittroublée, jamais son visage n'était sombre, parce que la joie étail-dans son cœur.

HAINE DE SAINT ANTOINE POUR LES HÉRÉTIQUES ET LESSCHISMATIQUES.

Son attachement à la foi et son zèle pour la religion étaient admirables ; jamais il nevoulut avoir de communications avec les meliciens schismatiques, car il connaissaitla persécution qu'ils avaient montrée dès l'origine et il savait comment ils s'étaientsépares de l'Eglise; jamais il n'eut de relation amicale avec aucun hérétique, sinonpour tâcher de le ramener au bien, car il croyait et répétait que la fréquentation detels hommes est la ruine des âmes et la perte du saint. Il avait particulièrement enhorreur l'hérésie des ariens ; il exhortait tous les chrétiens à éviter leur société et àfuir leurs erreurs. Quelques-uns des ariens étant allés un jour le voir, Antoine lesreconnut, découvrit leur impiété et les chassa de sa montagne en disant que leursparoles étaient pires que le venin des serpents. Les ariens ayant publié faussementqu'Antoine partageait leurs sentiments, il manifesta la plus vive indignation contrecette imposture ; ensuite étant descendu de la montagne sur l'exhortation des évêqueset de tous les frères, il alla à Alexandrie, condamna publiquement les ariens, lesappelant les derniers des hérétiques et les avant-coureurs de l'antechrist ; il enseignaitau peuple que le Fils de Dieu n'est point une créature, mais le Verbe et la sagesseéternelle du Père. Tous les peuples entendaient avec joie un si grand hommeanathématiser l'hérésie ennemie du Christ, et tous les habitants de la villes'empressaient en foule d'aller voir Antoine. Les païens eux-mêmes et ceux qu'ilsappelaient leurs prêtres venaient à l'Eglise en disant : Nous voulons voir l'homme deDieu ; car c'est ainsi que tout le monde l'appelait. Le Seigneur, en effet, délivra encet endroit plusieurs personnes qui étaient possédées du démon, et il en guéritd'autres qui avaient perdu la raison. Beaucoup de païens même désiraient toucherseulement le saint vieillard, persuadés que cet attouchement leur porterait bonheur;ce qui est certain, c'est que, dans ce peu de jours, un plus grand nombre d'infidèlesembrassèrent la religion chrétienne qu'on n'en avait vu dans toute une année.

IL GUÉRIT UNE FILLE POSSÉDÉE DU DÉMON.

Lorsqu'il s'en retournait et que nous le reconduisions , au moment où nous arrivions àla porte de la ville, une femme se mit à crier derrière nous : Homme de Dieu,attendez-moi; ma fille est cruellement tentée par le démon ; attendez-moi, je vous enconjure, de peur que je n'expire moi-même en courant après vous. Le vieillard à ces

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mots et à notre sollicitation s'arrête avec complaisance; la femme approche, sa fillese roule par terre. Antoine prie, invoque sur elle le nom du Christ, et la jeune fille serelève pleine de santé et délivrée de l'esprit impur. Sa mère bénit Dieu ; tous rendentgrâces au Seigneur, et Antoine retourne avec joie vers sa retraite habituelle, à sachère montagne.

IL CONFOND LES PHILOSOPHES PAÏENS.

Antoine était un homme d'une merveilleuse sagesse ; c'était une chose surprenante devoir tant de finesse et d'intelligence dans un homme sans lettres. Un jour, deuxphilosophes païens vinrent auprès de lui, s'imaginant pouvoir le convaincre ; il étaitalors sur la montagne située en deçà du désert. Antoine, reconnaissant à leur visagequi ils étaient, s'avança au devant d'eux et leur dit avec calme : Pourquoi, ôphilosophes, avez-vous pris tant de peine pour venir près d'un homme insensé ?Ceux-ci lui ayant répondu qu'il n'était point insensé, mais doué au contraire d'unegrande sagesse. Si vous êtes venus, leur dit-il, vers un insensé, votre peine estinutile ; mais si vous pensez que je sois doué de sagesse, soyez comme moi, car ondoit imiter ce qui est bien. Si j'allais auprès de vous, je vous imiterai, mais puisquevous venez auprès de moi, soyez comme moi, car je suis chrétien. Ceux-ci, pleinsd'admiration, s'éloignèrent, car ils avaient vu les démons craindre Antoine. D'autresphilosophes étant venus le trouver sur la montagne située en deçà du désert etcroyant le railler de ce qu'il n'avait pas étudié les belles-lettres, Antoine leur dit : Quiest-ce qui est préférable suivant vous, est-ce l'intelligence ou les belles-lettres ?Ceux-ci répondirent que c'était l'intelligence et qu'elle était l'inventrice des belles-lettres. Tous les assistants ainsi que les philosophes furent frappés de ces paroles ; ilss'en allèrent, étonnés de voir dans un homme illettré une si grande sagesse. En effet,après avoir passé sa vie sur la montagne jusqu'à sa vieillesse, Antoine n'avait pas uncaractère sauvage ; au contraire, il était gracieux, poli et sa conversation étaitassaisonnée d'un sel divin; aussi personne ne lui portait envie, au contraire, il gagnaitl'affection de tous ceux qui venaient le voir. Quelque temps après, d'autrespersonnes, appelées philosophes chez les païens, vinrent auprès de lui et luidemandèrent des preuves de notre foi en Jésus-Christ, en essayant de construire dessyllogismes contre la prédication de la croix, et en mêlant à tout cela desplaisanteries. Antoine les laissa parler un moment, puis ayant pitié de leur ignorance,il leur dit au moyen d'un interprète qui traduisit fidèlement ses paroles : Lequel est leplus honorable, de confesser la foi ou d'attribuer des adultères à ceux que vousappelez des dieux ? Les douleurs de la croix que notre Dieu a souffertes, comme-nous le reconnaissons, attestent au moins du courage et un noble mépris de la mort ;mais les actions que vous attribuez à vos dieux ne proviennent que de passionsinfâmes. Lequel, à votre avis, est le plus honorable, de souffrir sur une croixpréparée par les embûches des méchants, ou bien de nous débiter les coursesvagabondes d'Osiris, d'Isis, les embûches de Typhon, l'exil de Saturne, et de nousraconter comment il dévora ses enfants et tua son père ? Car voilà la sagesse de vosenseignements. Mais comment se fait-il que, raillant la croix, vous n'admiriez pas larésurrection ? Car ceux qui vous ont parlé d'une chose vous ont aussi enseignél'autre. Pourquoi donc, en faisant mention de la croix, gardez-vous le silence sur larésurrection des morts, les aveugles qui voient, les paralytiques guéris, les lépreuxpurifiés, les hommes qui marchent sur les eaux, et une foule d'autres prodiges et demiracles'qui prouvent que Jésus n'est pas seulement un homme, mais un Dieu ? Vousme paraissez n'avoir pas sérieusement lu nos Ecritures ; lisez-les donc, et vous verrezque les actions que le Christ a faites démontrent qu'il est un Dieu, venu sur la terrepour sauver les hommes. Nous-mêmes, quand nous prononçons le nom du Christcrucifié, nous mettons en fuite les démons, que vous redoutez comme dieux. Dites-nous donc où sont maintenant leurs oracles ? Où sont les enchantements desEgyptiens ? Où sont les évocations des magiciens ? Quand tous ces prestiges ont-ilscessé, disparu si ce n'est depuis qu'on a vu la croix de Jésus-Christ ? Quoi donc !cette croix mérite-t-elle qu'on s'en moque ? Vos mystères, qu'elle a abolis et dont ellea montré l'impuissance, ne sont-ils pas plutôt qu'elle digne de mépris ? Voici unechose bien étonnante : votre religion n'a jamais été persécutée ; an contraire, onl'honore dans toutes les villes, tandis qu'on persécute les adorateurs du Christ, etcependant notre religion prospère et s'étend plus que la vôtre ; le culte de vosdivinités si célébrées périt, et la foi dans le Christ et la doctrine que vous raillez, etque les empereurs ont souvent persécutée, remplit maintenant l'univers. Dans queltemps la connaissance de Dieu a-t-elle été aussi répandue ? Dans quel temps lachasteté et la virginité ont-elles brillé d'un aussi vif éclat ? Dans quel temps a-t-onmontré un aussi généreux mépris de la mort, si ce n'est depuis que la croix du Christa paru, et cela personne ne peut le révoquer en doute. Quand on voit d'un côté les

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martyrs du Christ affronter les supplices, et de l'autre les vierges de l'Eglise garderleur corps pur et sans tache pour le Christ, ces preuves suffisent pour démontrer quela foi dans le Christ est la seule religion véritable. Vous ne croyez pas encore à notrereligion parce que vous demandez qu'on vous la démontre par des syllogismes, mais,nous autres, nous ne démontrons pas notre religion par les discours persuasifs de laphilosophie grecque, comme le dit notre docteur :

« Je n'ai point employé en vous parlant et en prêchant les discours persuasifs de lasagesse humaine (Corinth., 2, 4), »

mais c'est par la foi que nous persuadons. Voici devant vous des hommes tourmentéspar les démons; en effet, plusieurs hommes possédés du démon étaient venus trouverAntoine, qui les amena en présence de ces philosophes et leur dit : Ou délivrez-lespar vos syllogismes, par tous les artifices que vous voudrez, ou par la magie, ou eninvoquant vos idoles, ou si vous ne le pouvez pas, cessez de nous faire la guerre etvous verrez combien est puissante la croix du Christ. Ayant dit ces paroles, ilinvoqua le nom du Christ et marqua du signe de la croix les possédés par deux outrois fois. A l'instant, ces hommes se levèrent, entièrement guéris, sains d'esprit etrendant grâces à Dieu. Les prétendus philosophes étaient étonnés, stupéfaits enconsidérant l'intelligence du vieillard et le prodige qui venait de s'accomplir ; maisAntoine leur dit : Pourquoi vous étonnez-vous ? Ce n'est pas nous qui faisons ceschoses, c'est le Christ qui les opère par ceux qui croient en lui; croyez donc aussivous-mêmes, et vous verrez que notre religion ne consiste pas dans des artifices deparoles, mais par la foi qui opère, par l'amour que nous avons pour le Christ. Si vouspossédiez aussi cet amour, vous ne chercheriez plus dans les paroles de subtilesdémonstrations, mais vous regarderiez la foi dans le Christ comme suffisante. Tellesfurent les paroles d'Antoine ; les philosophes, en admirant sa sagesse, le saluèrent etse retirèrent en avouant qu'ils avaient retiré un grand avantage de ses paroles.

L'EMPEREUR CONSTANTIN ÉCRIT À ANTOINE.

La réputation d'Antoine arriva jusqu'aux empereurs; le grand Constantin et ses fils.Constance et Constant, ayant appris tout ce qu'on racontait d'Antoine, lui écrivirentcomme à un père, en lui exprimant le désir de recevoir une réponse de sa part. MaisAntoine n'attacha aucun prix à ces lettres et ne se réjouit point de ce message; on levit tel qu'il était avant que les empereurs lui eussent écrit. Quand on lui apporta leslettres, il appela les moines et leur dit : Ne vous étonnez point si un empereur nousécrit, car un empereur est un homme, mais étonnez-vous plutôt de ce que Dieu aécrit sa loi aux hommes et de ce qu'il nous a parlé dans la personne de son proprefils. Il ne voulait pas même recevoir ces lettres, disant qu'il ne savait point répondre àde tels messages ; mais engagé par les moines qui lui représentaient que cesempereurs étaient chrétiens,et qu'ils se scandaliseraient d'un tel refus, il consentit àen entendre la lecture.

RÉPONSE DE SAINT ANTOINE A L'EMPEREUR CONSTANTIN.

II répondit qu'il les félicitait de ce qu'ils adoraient le Christ, et il leur donna desconseils pour leur salut. Il leur disait de ne point regarder comme grandes les chosesprésentes, mais de se souvenir plutôt du jugement futur et de songer que le Christ estle seul roi véritable et éternel ; il les engageait à se montrer charitables , à prendre àcœur la justice et le soin des pauvres. Les empereurs témoignèrent une grande joie enrecevant cette réponse, tant ce vieillard était cher à tout le monde, tant chacundésirait le regarder comme un père. Antoine, ainsi connu et répondant ainsi à tousceux qui venaient le trouver, retourna à sa montagne et reprit ses exercicesordinaires. Souvent, assis, il méditait avec ceux qui venaient !e voir, on en sepromenant, et au bout d'une heure, il reprenait avec ses disciples la conversation. Sesdisciples s'apercevaient qu'il avait une vision ; car souvent, lorsqu'il était sur samontagne, il voyait ce qui se passait en Egypte et le racontait à l'évêque Sérapion quile voyait absorbé dans sa vision. Un jour donc qu'il était assis et travaillait, il fut ravien extase et resta longtemps dans cette contemplation en gémissant; une heure après,il retourna vers ses disciples, se mit à gémir, et, tout troublé, se jeta à genoux et restalongtemps à prier; ses disciples, pleins de trouble et très-effrayés, lui demandèrent ceque c'était. Antoine, cédant à leurs instances, leur dit en poussant un grand soupir : Omes enfants, il vaudrait mieux mourir plutôt que de voir s'accomplir les choses que

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j'ai vues. La colère va tomber sur l'Eglise , elle va être livrée à des hommessemblables à des animaux sans raison ; j'ai vu la table sainte du Seigneur entourée detous côtés par des mulets qui lançaient des coups de pied dans l'intérieur, semblablesaux ruades d'animaux sans raison qui bondissent en désordre. Vous pensez combienj'ai dû gémir, leur dit-il, car j'ai entendu une voix qui disait : Mon sanctuaire seraprofané. Telles furent les paroles du vieillard, et deux ans après arriva l'invasion desariens et le pillage des églises, lorsque enlevant par violence les vases sacrés, ils lesfirent porter par les païens et forcèrent ces mêmes païens, au sortir de leurs officines,à venir dans leurs assemblées, et qu'en leur présence ils s'abandonnaient à tous lesexcès qu'ils imaginaient. Nous reconnûmes tous alors que les coups de pied desmulets annonçaient d'avance à Antoine les abominations que les ariens insenséscommettent maintenant semblables à des brutes. Mais après cette vision, Antoineréunit tous ses disciples et leur dit : Ne perdez pas courage, mes enfants, car demême que le Seigneur a été irrité, de même aussi il saura apporter un remède à detels maux; bientôt l'Eglise reprendra toute sa splendeur et brillera du même éclatqu'auparavant. Vous verrez rétablis ceux qui sont persécutés, l'impiété retourner dansson repaire accoutumé , et la foi sainte parler et agir en toute liberté ; seulementgardez-vous de vous souiller avec les ariens, car leur doctrine n'est pas celle desapôtres, mais celle des démons et de Satan leur père, ou plutôt elle n'a aucune origine; elle n'est point rationnelle, son esprit n'a aucune rectitude, elle est semblable auxanimaux privés de raison.

COMBIEN SAINT ANTOINE AIMAIT LE RECUElLLEMENT.

Il aimait par-dessus tout le séjour de sa montagne. Un jour, pressé par des personnesqui réclamaient son secours et par un capitaine qui le suppliait instamment dedescendre, Antoine vint les trouver, et après leur avoir parlé un instant des intérêts deleur salut, il se hâtait de s'en retourner. Comme le capitaine, qu'on appelait Duc, lepriait de demeurer plus longtemps, Antoine répondit qu'il ne pouvait, pas resterdavantage avec eux, et, se servant d'une comparaison gracieuse, il leur dit : De mêmeque les poissons meurent lorsqu'ils restent sur la terre aride, ainsi les moines perdentleurs forces quand ils passent leur temps avec vous et qu'ils séjournent dans votrecompagnie: II faut donc, comme le poisson s'empresse de rentrer dans la mer, quenous nous hâtions de retourner à notre monastère, de peur qu'un trop long séjourdans le monde ne nous fasse oublier la vie intérieure. Le capitaine, après avoirentendu ces paroles et d'autres semblables, dit, plein d'admiration, qu'Antoine étaitvraiment un serviteur de Dieu.

L'ARIEN BALACIUS PERSÉCUTE LES CATHOLIQUES.

Un capitaine nommé Balacius persécutait cruellement les catholiques, parce qu'ilétait zélé partisan de la secte odieuse des ariens. II portait la barbarie jusqu'à frapperles vierges, à dépouiller les moines de leurs vêtements, et à les battre de verges.Antoine lui fit porter une lettre dans laquelle il lui disait : Je vois la colère de Dieuqui s'apprête à fondre sur vous ; cessez donc de persécuter les chrétiens, de peur quela colère de Dieu ne vous atteigne, car elle est près d'éclater sur votre tête. Balaciusse moqua de cet avertissement, jeta la lettre par terre en crachant dessus, outrageaceux qui l'avaient apportée et leur enjoignit de dire à Antoine : Puisque tu t'intéressesaux moines, je vais aussi m'adresser à toi. Cinq jours n'étaient pas encore écoulés quela colère de Dieu tombait sur Balacius ; il était sorti d'Alexandrie avec Nestorius,lieutenant d'Egypte, pour se tendre à la première station, appelée station de Chéréas ;tous deux étaient à cheval, les deux chevaux appartenaient à Balacius et étaient lesplus doux de ceux qu'il avait dans ses écuries. Ils n'étaient pas encore arrivés au butde leur voyage, lorsque les deux chevaux se mirent, comme ces animaux ontcoutume de faire, à jouer ensemble. Tout à coup le cheval sur lequel Nestorius étaitmonté (c'était le plus doux des deux) mordit Balacius, le renversa et se jeta sur lui ; illui déchira si horriblement la cuisse qu'il fallut sur-le-champ le transporter à la ville,où il mourut au bout de trois jours, et tout le monde admira un si promptaccomplissement des prédictions d'Antoine. Tels étaient les avis qu'il donnait à ceuxqui se conduisaient avec inhumanité. Quant à ceux qui venaient le trouver, il leurdonnait de si sages conseils qu'on enviait le bonheur de ceux qui abandonnaient lemonde pour la solitude. II mettait un si grand zèle à défendre les opprimés qu'on eûtpensé que c'était lui-même qui souffrait l'injustice et non les autres. Il semblait êtreun médecin donné par Dieu à toute l'Egypte. Quel affligé vint le trouver sans s'enretourner la joie dans le cœur ? Vint-il un homme pleurant la mort de ceux qui luiétaient chers sans déposer aussitôt son deuil ? Vint-il un homme irrité contre son

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adversaire sans se réconcilier avec lui ? Vint-il un seul malheureux désolé de sonindigence sans accepter sa pauvreté, aussitôt qu'il ont vu Antoine et entendu sesparoles ? Un moine relâché venait-il le voir, il s'en retournait plus fervent, un jeunehomme venait-il le visiter sur sa montagne, il renonçait aux plaisirs et il embrassait lachasteté ; un homme tenté par le démon s'adressait-il à lui, il recouvrait la paix ;avait-on des chagrins et des soucis, on retrouvait la sérénité de l'âme auprèsd'Antoine. Combien de jeunes filles recherchées en mariage, après avoir vu Antoineseulement de loin , ont consacré au Christ leur virginité ? On venait aussi le trouverdes pays lointains, et ces étrangers s'en retournaient accueillis comme tous les autrespar Antoine, qui les soulageait et les congédiait avec l'affection d'un père. En effet,depuis qu'il est mort, tous ceux qui l'ont connu se regardent comme orphelins,s'exhortent à la vertu par son souvenir et conservent fidèlement dans leur mémoireles conseils et les encouragements qu'il leur avait donnés.

SAINT ANTOINE PRÉDIT SA MORT

II faut aussi que je vous raconte quelle fut la fin de sa vie, car vous désirez enentendre le récit, et, de toutes les actions d'Antoine, il n'y en a pas qui soit plus digned'envie. Il était allé, suivant sa coutume, visiter les monastères de la montagne qui esten deçà du désert; étant averti par la Providence que sa fin était prochaine, il dit à sesfrères : C'est la dernière visite que je vous fais, et je serais bien étonné que nous nousvissions de nouveau en ce monde. Le temps de mon départ est arrivé, car voilà quej'ai près de cent cinq ans. Ses disciples ayant entendu ces paroles se mirent àpleurer ; ils serrèrent le vieillard dans leurs bras et ils le baisèrent ; pour lui,semblable à un homme qui part d'une ville étrangère pour retourner dans sa patrie, illeur parla d'un air joyeux; il les exhorta à ne jamais se relâcher dans leurs travaux, àne jamais se décourager dans les exercices de la piété, à vivre comme si chaque jourdevait être le dernier de leur vie.

IL TOMBE MALADE.

Ses frères voulaient le forcer à demeurer avec eux pour y consommer son sacrifice,mais il n'y consentit pas; il retourna à la montagne du désert dont il avait fait sonhabitation, et peu de mois après il tomba malade. Ayant appelé les deux disciples quidemeuraient avec lui pour le servir à cause de sa vieillesse, il leur dit : Je vais suivrela route de mes pères, comme dit l'Ecriture, car je vois que le Seigneur m'appelle;ensevelissez donc mon corps vous-mêmes, cachez-le sous la terre, et soyez fidèles àgarder cette recommandation ; que personne ne connaisse le lieu où sera mon corps,excepté vous seuls. Au jour de la résurrection des morts, je le recevrai incorruptibledes mains de mon Sauveur. Vous partagerez ainsi mes vêtements : vous donnerez àl'évêque Athanase une de mes deux peaux de brebis avec le manteau sur lequel jecouchais ; il me l'avait donné neuf et il est devenu. vieux par l'usage que j'en ai fait.Donnez à l'évêque Sérapion mon autre peau de brebis ; pour vous, gardez ma tuniquede poil. Adieu, mes enfants, Antoine s'en va, et désormais il n'est plus avec vous.Après qu'il eut prononcé ces paroles, les deux disciples l'embrassèrent. Antoine levases pieds et regardant comme des amis les anges qui venaient à sa rencontre et dontla présence le comblait de joie, il rendit l'esprit et rejoignit ses pères. Les deuxdisciples exécutèrent fidèlement l'ordre qu'il leur avait donné, ils l'ensevelirent etl'enfouirent dans la terre ; jusqu'ici personne ne sait où il est caché, excepté ces deuxreligieux. Quant à ceux qui ont reçu les peaux de brebis qu'il leur avait léguées et sonmanteau usé, ils conservent ces reliques comme des objets infiniment précieux, caren les regardant, ils croient encore voir Antoine, et quand ils s'en revêtent, il leursemble qu'ils portent sur eux avec joie ses leçons et ses conseils.

PORTRAIT DE SAINT ANTOINE.

C'est ainsi qu'Antoine termina sa vie corporelle, et tel est le commencement de la viemonastique. Bien que ce récit ne suffise point pour peindre la vertu d'Antoine en toutson jour, il peut du moins vous faire concevoir quel devait être un homme qui,depuis sa jeunesse jusqu'à un âge si avancé, conserva toujours la même ferveur dansles exercices de la piété, et qui, même dans sa vieillesse, ne voulut jamais accepterune nourriture plus délicate, ni changer de vêtements malgré la faiblesse de soncorps. Il demeura jusqu'à la fin exempt d'infirmités : ses yeux ne s'étaient pointaffaiblis, ils étaient nets et sa vue parfaite ; pas une de ses dents n'était tombée,seulement elles étaient, à cause de son grand âge, usées jusqu'aux gencives ; il

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conserva l'usage complet de ses pieds et de ses mains, en un mot, il avait une santéplus brillante et plus vigoureuse que les hommes qui recourent aux mets variés, auxbains et à toutes sortes de vêtements. La renommée d'Antoine répandue dans lemonde entier, l'admiration universelle qu'il a méritée, ainsi que le regret de tous ceuxqui l'ont vu, est la preuve de sa vertu et l'indice d'une âme chérie de Dieu, carAntoine ne s'est point fait connaître pour avoir composé des livres, ni par sonhabileté dans la philosophie profane ou dans un art quelconque, mais uniquement par sa piété, et l'on ne peut nier quecette renommée ne soit un don de Dieu, car comment le nom. d'un homme cachédans une montagne de la Thebaide eût-il pu parvenir jusqu'en Espagne , dans lesGaules, à Rome et dans toute l'Afrique, sans la protection de Dieu qui sait faireconnaître au monde ceux qui sont à lui, et qui avait dès le commencement promiscette gloire à Antoine. Quoique ses serviteurs désirent rester inconnus, le Seigneurles fait briller à tous les yeux comme des lampes, afin que ceux qui entendentraconter leur histoire apprennent que l'accomplissement de la loi chrétienne suffitpour faire de grandes choses, et s'encouragent ainsi à marcher dans le chemin de lavertu. Par Jésus-Christ Notre-Seigneur à qui soit la gloire dans les siècles des siècles.

Amen.

Il n'aura pas échappé au lecteur que l'on retrouve maints traits du discourshermétique dans cette biographie de saint Antoine. Il nous a paru souhaitable dereproduire ici ce texte ; plusieurs épisodes - si la raison n'interdisait d'outre passercertaines bornes - pourraient figurer presque inchangés dans un traité surl'alchimie spéculative et même, dans certains endroits que nous laisserons aulecteur curieux le soin de découvrir, dans l'alchimie « opératique ». Bien entendu,ce texte n'a aucun lien de près ou de loin avec l'alchimie, et là encore, c'est commeprétexte et tremplin à l'improvisation qu'il faut le concevoir. Si le temps nous enavait été donné, nous aurions insistés sur plusieurs points : le fait, par exemple,que saint Antoine ait vécu dans un cercueil ; le modèle du solitaire et de l'ermite[cf. Tarot alchimique] ; le bassin d'argent qui apparaît dans le désert. Ou encore, lecommandement aux bêtes sauvages, à l'égal d'Orphée. Mais nous ne pouvons, ànotre grand regret, analyser ce texte plus avant...Ce qu'en revanche, nousretiendrons comme fait positif est cette « robe de palmier » dont se sert saint Paul [cf.blasons alchimiques sur la symbolique du palmier et recherche].

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détail de la visite de saint Antoine à saint Paul l'ermite dans le désert

Tout en souhaitant éviter des redites inutiles, il nous paraît néanmoins opportun depréciser que le symbolisme du palmier, en alchimie, est de première importance,en liaison avec la Vierge, le désert et le Soufre. L'agrandissement ci-dessus donneà voir la discussion entre les deux saints : l'étudiant au fait des mystères des Sagessaura qu'ils discutent du Mercure philosophique et de la manière d'obtenir du liant ensorte que le Mercure ne file pas, litéralement, entre leurs doigts [tout ceci doits'entendre par l'esprit, avons-nous besoin de le préciser, et avec un grain de sel]. Que saintAntoine porte une robe verte est, envisagée sous l'angle de la cabale hermétique,normal : ne dort-il pas dans un tombeau ? N'est-ce pas là l'oeuvre du Lion vertd'une certaine manière ? Beaucoup diront que nous forçons les traits au point dedéfigurer l'interprétation spirituelle qu'il convient de donner, en principe, à cettescène bucolique... Mais alors, que dire de la campagne couleur de lapis ? Cettepierre évoque le lapis-lazuli que recherchait Alexandre Sethon dans sespérégrinations ; ce « vert de mousse » n'est-il pas l'analogue du fiel de verre qui vientà suinter à la surface de la masse vitreuse que l'Artiste est en train de dépurer ? [cf.Loysel, Péligot, Morien à Calid]. En douterait-on ? Alors comment interpréter la zonesupérieure de la peinture de Grünewald, où nous observons, pour ainsi dire, unchaos ? Et qui plus est, associé au corbeau noir des alchimistes ? Mais avantd'aborder cette partie, disons quelques mots de saint Paul. Voici un extrait del'Examen critique de la vie et des ouvrages de saint Paul avec une dissertation sur saint Pierrepar feu M. Boulanger [Londres].

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Plusieurs Théologiens voudroient nous faire regarder la converfion miraculeufe &lApoftoIat de Saint Paul comme une des plus fortes preuves de la vérité duChriftianifme. Mais en regardant la chofe de près il paroît que cette converfion, loinde prouver en faveur de cette Religion, en infirme les autres preuves. En effet nosDocteurs affurent continuellement que la Religion Chrétienne tire fes plus fortespreuves des prophéties de l'Ancien Teflarnent : tandis pourtant que dans le vrai iln'eft point une feule de ces prophéties qui puiffe être littéralement appliquée auMeffie des Chrétiens. St. Paul lui-même, voulant fe fervir de ces oracles de la nationJuive pour prouver la miffion du Chrift , eft obligé de leur donner l'entorfe & de leurchercher un fens myftique, allégorique, figuré. D'un autre côté comment cesprophéties, faites par des Juifs & adreffées à des Juifs y pouvoient-elles fervir depreuves à la doctrine de S. Paul, qui avoit évidemment formé le deffein d'altérer, oumême de détruire la Religion Judaïque pour élever un nouveau fyftême fur fes ruines? Les chofes étant ainfi, quelle connexion réelle ou quel rapport pouvoit-il y avoirentre le fyftême religieux des Juîfs & celui de S. Paul ? Pour que cet Apôtre fût endroit de faire ufage des prophéties de ces Juifs, il falloit qu'il reftât Juif; faconverfion au Chriftianifme lui ôtoit évidemment le droit de fe fervir des prophétiesappartenantes à la Religion qu'il venoit d'abandonner & dont il méditoit la ruine. Desprophéties véritables ne peuvent fe trouver que dans une Religion divine, & uneReligion vraiment divine ne peut être ni altérée, ni réformée, ni détruite, Dieu lui-même, s'il eft immuable, ne pourroit pas la changer. [...] Bien plus, la converfion deS. Paul affoiblit étrangement la preuve que la Religion Chrétienne tire des miraclesde Jéfus-Chrisft & de fes Apôtres. Suivant les Evangéliftes eux-mêmes les Juifs nefurent aucunement convaincus par ces miracles. Le prodige fi éclatant de laréfurrection du Chrift , les merveilles opérées depuis par quelques-uns de fesadhérens ne contribuèrent pas davantage à leur converfion. Saint Paul n'en crut riend'abord; il fut un zélé perfécuteur des premiers Chrétiens ; au point qu'il n'y eut,fuivant les Chrétiens, qu'un nouveau miracle, fait pour lui feul, qui pût le convertir, ce qui nous prouve qu'il futau moins un tems où St. Paul n'ajouta nulle foi aux merveilles que les partifans deJéfus racontoient à Jérufalem. Il lui fallut un miracle particulier pour croire à desmiracles que nous fommes obligés de croire dans le tems où nous vivons, fans que leciel opère aucun prodige nouveau pour nous en démonter la vérité.

Le point important à dégager nous semble être le FAIT même de la CONVERSIONde saint Paul. C'est-à-dire la transformation d'un état de corruption à un état de

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dépuration. Ce n'est point autre chose que l'alchimiste réalise dans son creuset,lorsqu'il transforme des substances amorphes [corrompues] en matières cristallines[dépurées]. Nous aurions encore bien des choses à dire sur saint Paul mais le tempsnous manque...Quant à la biche, située entre saint Paul et saint Antoine, que vient-elle faire ici ? Souvenons-nous de la biche aux cornes d'or et aux pieds d'airainqu'Hercule, notre Artiste, poursuivit durant toute une année, jusque chez lesHyperboréens [relation avec la Grande Ourse et l'Aimant des Sages], et consacrée à Diane.C'est là que se place l'un des tours de main de l'oeuvre, si singulier, et que signaleFulcanelli : Hercule parvient à capturer vivante [à fixer sous forme dépurée] cettebiche, tout en ne versant pas une goutte de sang [le Soufre rouge ou teinture de la Pierre]; l'airain symbolise évidemment le Rebis en son premier état et cette fixation estéquivalente à l'action de blanchir le laiton que professent tous les bons auteurs. Onvoit par là que la biche possède un caractère mercuriel des plus accusés et que,dans le même temps, par le biais de l'airain, c'est du Soufre, tout autant, qu'il s'agit: en somme, toute l'opération consiste à fixer le Mercure sans qu'une goutte deSoufre soit volatilisée. Ce n'est pas tout. La chasse à la biche symbolise, danscertaines peuplades, la poursuite de la sagesse [l'esprit lié à l'äme, l'esprit saint], qui nese trouve que sous un pommier [pomme, mouton : µελον, en relation avec la grenade,hiéroglyphe par excellence du Soufre rouge]. En ce sens, la poursuite de la bichereprésente la qualité de l'Âme [Soufre] opposée à l'agressivité dominatrice et àl'acrimonie [premier Mercure] de l'esprit : c'est donc la Force de l'Âme qui estsignifiée par cette biche interposée entre saint Paul et saint Antoine. C'est ici quepatience et persévérance s'avèrent indispensables, tout de même qu'humilité, pourparvenir à faire l'oeuvre du Mercure par le seul Mercure. Dans le même ordred'idées, voyez encore ce cerf qui s'apprête à pénétrer dans la retraite de l'ermite. Cecerf est souvent comparé à l'arbre de vie ; aussi en ferons-nous notre Arbore solari,notre Arbre Solaire. Symbolisant aussi la renaissance, il n'est pas hasardé de direqu'il existe une relation entre cet animal et le corbeau noir qui apporte un morceaude pain. Annonciateur de la lumière, ce qu'indique par ailleurs ce ciel d'un vertpâle, le cerf apparaît comme le médiateur entre le ciel et la terre : il joue ainsi lerôle équivalent de la rosée de mai ou des anges musiciens que l'on aperçoit ici. Dupoint de vue alchimique, on peut situer sans peine le cerf dans la transition desrégimes de Saturne et de Jupiter. Et c'est avec intérêt mais aussi sans surprise quel'on notera qu'Origène en fait l'ennemi et le pourchasseur de serpents. Cettetransition dans les régimes a pour but d'obtenir l'eau permanente ; aussi notera-t-on encore que le cerf participe de la longévité et de l'abondance. Chez les anciensHébreux, le cerf est assimilé au bélier ; voyez ce mot en recherche. Examinons à présent la partie supérieure de cette scène. Un ciel livide, couleurvert d'eau pâle, annonçant la couleur dépurée de la plus émeraude constellée,semblable à l'astre qui guida les Mâges jusqu'à l'étable du petit Roi. Un corbeau,notre corbeau, celui de la vieille tradition millénaire, apporte à saint Paul unmorceau de pain ; nous avons eu l'occasion d'insister sur le symbolisme du levain,en particulier lors du commentaire des textes de Chevreul. Sur le pain encore, unetransition qui va nous ramener à la pierre, et, partant, à saint Pierre : il est detradition que la maison de Dieu - c'est-à-dire dans le cas qui nous occupe laretraite de l'ermite saint Paul, qui est la pierre dressée de Jacob, soit devenue lamaison de pain : la maison de pierre est transformée en pain, c'est-à-dire ennourriture spirituelle, assimilable au Lait de Vierge d'Artephius, aliment du laiton.Voyons maintenant un autre extrait de la vie de saint Paul :

PIERRE, Difciple & Apôtre de Jéfus, eft univerfellement reconnu , depuis qu'il y aune Eglife Chrétienne , pour le Prince de l'Eglife, & pour le premier des douzeApôtres. Après fon Maître, c'eft celui fans doute à qui les Chrétiens ont le plusd'obligations, & celui qui mérite de leur part le plus de refpect & le plus deconfidération. Etre le fecond après Pierre, c'eft être le premier parmi les hommes.ALDOUIN Jéfuite, qui a écrit fur les Papes au dix -feptieme fiècle, a commencé,comme il le devoit, par la vie de Pierre, il en a même donné le véritable portrait aveccelui de tous fes fuccefleurs fans en omettre aucuns, ce qui fuppofe de fa part de

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grandes recherches. En effet il convient que pour compofer cette vie intéreffante, il alu & confulté plus de cinq cens Auteurs. Avec tant de fecours nous devons êtreétonnés d'être auffi peu inftruits que nous le fommes far le fondateur du premierfiége de l'Eglife. Excepté quelques verfets des Evangéliftes & quelques Chapitresdes Actes, il ne refte plus que des traditions tellement conteftées que plus de lamoitié du monde fçavant doute que Pierre ait jamais fîégé dans Rome. ON acependant poffédé fous le nom de cet Apôtre plufieurs ouvrages ; mais les uns ontété rejettés en divers tems, & les autres, en petit nombre, ont été reçus. L'Evangile dePierre s'eft confervé pendant deux fiècles chez une partie des Chrétiens , enfuite il aété rejetté comme ouvrage fuppofé. Il en a été de même de fon Apocalypfe. Lapremiere de fes Lettres a été p!us heureufe, & s'eft tranfmife jufqu'à nos jours fans lemoindre foupçon. Quant à la feconde, elle a d'abord été reçue, puis longtemsfoupçonnée & rejettée même de quelques-uns, attendu que ton ftyle ne reffemmbloitpoint à celui de la premiere ; enfin elle a été réhabilitée unanimement fur ce qu'unSage (St. Jérôme) a dit que l'Apôtre avoit alors changé de Secrétaire. Ces Lettres font datées de Babyloneg, (c'étoit le nom que les Chrétiens donnoientautrefois à la ville de Rome) & elles font adreffées aux différens peuples de l'Afie-mineure, chez lefquels il avoit longtems voyagé & demeuré. Ce que l'on a le plusremarqué dans ces Lettres, c'eft qu'il y avertiffoit les fidèles & fes amis, que la fin detoutes chofes étoit prochaine, qu'ils euffent à fe tenir prêts, & que bientôt ilsverroient, comme au tems de Noé, de nouveaux Cieux & une nouvelle Terre :phénomènes peu dignes de curiofité, heureufement qu'ils font encore à paroître. Ubieft promiffio & adventus ejus ? Ce font ces difficultés & l'obfcurité d'un fujet, figrand d'ailleurs, qui m'ont engagé à le confidérer de plus près que ces Auteurs: je n'aipas même lu les Bollandiftes, mais peut-être mon travail n'en fera-t-il que meilleur.Je me fuis adreffé directement aux anciens habitans de l'Afie-mineure,particuliérement aux Phrygiensh, & je leur ai demandé quelle étoit cette tête chauve& vénérable , & ce que repréfentoit l'image de ce Vieillard qui pleurs amèrement &qui prie les mains jointes. Je feignis ainfi d'ignorer afin de m'inftruire.

„ C'EST Annac, me dirent-ils, c'eft un de nos plus anciens Rois. Il vivoit au tems deDeucalion, Religieux & chéri des Dieux dans un fiècle corrompu, un oracle luirévéla qu'après fa mort le monde périroit. II en avertit les hommes pour les engagerau repentir, il pria même les Dieux en leur faveur, & crut fléchir la colère du ciel enpleurant toute fa vie. Ce fut en vain : Annac mourut & la Phrygie fut fubmergée. Cemalheur qui a éteint la mémoire du paffé, & qui a renouvellé les êtres, n'a puéteindre néanmoins le fouvenir de ce Prince, ami du genre humain, fon nom & feslarmes (continuèrent ces Phrygiens) vivent encore jufque dans nos proverbes. Nousdifons de tous ceux qui pleurent amèrement, ils pleurent comme Annac, & parce queles tems de ton régne font aftuellement très-reculés, nous difons auffi de tout ce quieft antique, il eft vieux comme Annac. Les Hébreux nos voifins difent vieux commekhanoc les Celtes, vieux comme Henoch ; & les Romains qui defcendent de nous,difent dans le même fens, inconnu comme la nourrice d'Anchyse. C'est ainfi que lesnations ont confervé la mémoire de notre ancien Monarque, même en corrompantfon nom & fon hinoire. Et remarquez que fi les Romains ne parlent point des larmesd'Anchyfe, ils n'ont fait que les transférer à fon fils Eneach, héros auffi pleureur quereligieux, parce qu'il n'eft,ainfi que fon père, qu'un double emploi de notre Annac.Nous dérivons le nom de notre Prince de Anach ou soupirer [des termes en hébreu],pleurer, & c'est là fa vraie racine. Quelques Grecs qui l'ont prononcé Cannac, l'ontcherché dans leir Χαινω s'entr'ouvrir, & comme les dérivés de ce mot Grec

donnent Χασµα & Χαος, trou, ouverture, abîme, ils ont confondu notreAnnac avec le Chaos & la confusion du monde ; c'eft une imagination que lesévénements du fiècle de notre Prince peuvent feuls excufer. Les Hébreux dont lelangage est rude encore, le dérivent de Khanac, conduire, erreur qui les aprécipités dans une autre fable. Cette dernière racine est commune au nomd'Enochia, qui a été donné à la Lune, parce que le nom d'Henoch a fans doute étéauffi un des anciens titres du Soleil qui règle & qui conduit toutes chofesi. Il y amême encore une conftellation dite Henochius. L'usage de ce nom dans la primitiveAftronomie joint à la méprife des Hébreux fur la racine de notre Annac, eft, à ceque nous penfons, la feule raifon qui leur a fait imaginer que leur Khanoc a été lepremier Aftronome, que c'eft lui qui a divifé les tems par femaines, par mois, parfaifons & par années, & qu'il eft l'inventeur des douze figues du Zodiaquej. La fuitede cette opinion fabuleufe n'a été que de les porter à une autre abfurdité qui leur afait donner à ce Patriarche aftronome une vie toute aftronomique de 365 ans, parceque le Soleil circule en 365 jours. Ils prétendent qu'enfuite il a été enlevé du milieu

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des hommes, & qu'il n'eft point mort, c'eft fans doute auffi parce que le Soleil nemeurt point, & qu'il ne finit fa courfe de 365 jours que pour en recommencer uneautre. Ce font-là, comme vous voyez, de pures imaginations, & nos hiftoires nerapportent point de telles fables de notre Annac. Il eft mort la veille du Délugek, &n'eft immortalifé dans nos contrées que par le fouvenir de fon amour pour nous &de fes larmes. Les Romains ne prétendent pas non plus que leur vieil Anchysel aitété ainfi enlevé ; mais, ce qui n'eft peut-être que la même fable tranfpofée, ilscroyent que Creüse fa femme & la fille de notre dernier & malheureux Roi Priam, aété enlevée par Vénus lors de l'embrafement de Troye. Cette tradition ridicule &plufîeurs autres de ce genre nous font foupçonner que depuis la fortie des Romainshors de la Phrygie, ils ont confondu les anecdotes de la ruine de leur premierepatrie avec les anecdotes ou plutôt avec les fables de l'ancienne ruine du monde. Ilsne font pas au refte les feuls dans ce cas ; & prefque, toutes les nations ont ainficonfondu le fouvenir des révolutions naturelles avec celui des révolutions politiques& civiles. Les différentes fictions des Hébreux n empèchent point cependant que ce khanoc oucet Henoch ne reffemble infiniment à notre Annac. II a été ainfi que lui religieux &chéri des Dieux, le déluge lui a été révélé de même ; comme lui il en a inutilementaverti les hommes , & les Hébreux le regardent encore comme leur médiateur &leur intercesfeur dans le cielm. Si vous joignez à ces traits les événements arrivésfelon eux du tems de cet autre Patriarche qu'ils appellent Noach Noë (ou ha -noach avec l'article), vous aurez alors un Henoch hiftorique & complet, c'eft-à-dire,un véritable Annac. Les Hébreux euffent été fages de s'en tenir à ces premièrestraditions, fans les divifer, fans les corrompre , & fans les amplifier, mais parcaractere ils ont toujours été plus portés à la fable qu'aucune autre nation ; ils fontinépuifables fur leur Henoch, ils le confiderent encore comme l'auteur des prièresemployées pour les confécrations , les dédicaces & les expiations, & des formulesd'excommunication contre les impies. Les Egyptiens & les Grecs attribuent de leurcôté ces inftitutions religieufes à cet Hermès que les Latins appellent Mercure :pour les mettre tous d'accord il feroit facile de leur montrer qu'ils ont les uns & lesautres abufé des mots Kherem, d'où vient herm & hermèsn, qui fignifient dans nosLangues Orientales dévouement & anathême. Dans la langue des Grecs un tonvoifîn de celui-là veut dire interprète ; & ils ont fait d'Hermès un interprète desDieux & l'Auteur des anathêmes. Khanac, racine de khanoch Hébreu, fîgnifie,comme nous avons dit, conduire, & de plus donner des loix, dédier, fonder,consacrer, & de-là les Hébreux en ont fait auffi un fondateur & un inflituteur derites religieux. Cette façon de compofer l'hiftoire doit vous dégoûter, me dirent cesPhrygiens , de tout ce qui vient du pays des Hébreux ; tenez-vous-en donc à nostraditions beaucoup plus fimples & par conféquent plus vraies. Cette image enfinque vous nous montrez n'est autre que celle d'Annac qui a prédit à nos Pères la findu monde & qui a pleuré & prié pour eux."

Surpris de cette érudition Phrygienne fur les antiques légendes des Annac, desHenoch & des Hermès que je ne cherchois point, elle me parut auffi bizarre quenouvelle ; & tranfporté fi loin de mon véritable objet, je me croyais égaré darts lesrégions rnythologiques, lorfque je me rappellai que les Docteurs Grecs des premiersfiècles de notre Ere avoient, ainfi que ces Phrygiens, reconnu l'Henoch Hébreu dansl'Hermès Egyptien , & qu'ils avoient même reçu avec vénération les livresApocalyptiques, Prophétiques & Myftiques qui exiftoient de leur tems fous ces deuxnoms. Fortifié par ce reffouvenir, le récit des Phrygiens me parut moins étrange, & fije ne les crus pas tout-à-fait, je doutai moins. J'aurois alors volontiers demandé à cesPères Grecs pourquoi ces perfonnages de la haute antiquité avoient été ainfi les typesles uns des autres, & pourquoi ils formoient tous enfemble le type du Prince desdouze Apôtres. Pierre a pleuré comme Annac: il a prédit la fin du monde commeHenoch & Noach, & comme Hermès, il eft le fabricateur des foudres de la religion.Il y avoit dans ces rapports, à ce qu'il me paroiffoit, un excellent fujet d'instruction &de controverfe , mais je craignis de leur faire des queftions indiscrettes, & je n'ofaimontrer des doutes à ces prédicateurs de la foi, peut-être m'euffent-ils dit : croyezainsi que nous, & ne differtez point. Je cherchai donc à m'éclaircir plus librementailleurs, ou à noyer mes doutes dans un nouveau cahos. Je m'approchai desAntiquaires du fiècle d'Augufte, & leur montrant mon image, je leur demandai demême ce qu'elle repréfentoit. Ils l'examinèrent avec encore plus d'attention que lesPhrygiens, & remarquant les deux Clefs & même le Coq, attributs inféparables denotre Apôtre.

" C'eft Janus, me répondirent-ils , c'eft Januso. Il eft auffi ancien que le Cahos, me

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dit Ovide, & c'eft le vieux Cahos lui-même. C'eft, me dit un autre, le fils de Creüfe,fille d'Erecthée, le premier Roi du Latium, le premier qui ait élevé des temples, &qui ait établi une religion parmi les mortels. Son nom vient de Janua, Porte, parcequ'il a ouvert une nouvelle vie, parce qu'il préfide au paffé & à l'avenir, à l'orient &à l'occident, & aux portes de nos vestibules, de nos maifons & de nos villes. Il eft lepoffeffeur des clefs parce qu'il ouvre & qu'il ferme à fon gré le ciel & la terre, qu'ileft le maître des tems, & qu'il difpofe de la paix & de la guerre. Il n'eft pas unRomain qui ne confefte l'étendue de fon pouvoir. Auffi eft-ce par Janus que nousouvrons la fournée en invoquant les Dieux, & fon nom fe trouve en tête dans toutesnos prières. Il eft notre Médiateur & notre Génie tutélaire , ainfi qu'il nous l'a faitvoir quand il nous il délivrés des Sabins par le miracle fignalé de la Porte Viminale.Enfin C'eft lui que les hymnes de nos Prêtres Saliens appellent encore le Dieu desDieux. Oui , fans doute, reprit alors Macrobe , cette image eft celle du plus puiflant& du mieux faifant des Dieux , puifque c'eft le Soleil lui-même & le maître des douzefignes du Zodiaque. Ses attributs font variés fuivant les tems Se fuivant les lieux.Lorfqu'il repréfente le cours folaire annuel, les doigts de fa main droite expriment300, & ceux de fa main gauche expriment 65 lorfqu'il repréfente fon coursjournalier : on met ce Coq à tes pieds, auffi bien qu'à ceux de Mercure, qui demême eft regardé comme un meffager & un médiateur entre Dieu & les hommes,mais qui n'eft, ainfî que cette image de Janus, que le Soleil lui-même."

En vain m'étois-je attendu à une nouvelle hiftoire, je reconnus facilement celles desPhrygiens, des Grecs & des Hébreux dans celle de ces Romains, je les reconnus dansles détails & dans l'esprit de ces détails, mais furtout dans les allufions & les jeux demots qui me parurent chez tous en avoir été la bafe commune. Je me gardai bien deleur dire ce que je penfois de leur légende, je ne pensai qu'à la mienne, & me dis àmoi-même : L'image de notre Apôtre a donc ce privilège d'être reconnu par tous lesyeux & par tous les tems pour celle d'un Chef de religion fur la terre & d'unSouverain dans le Ciel, qui a le droit de le fermer & de l'ouvrir. Ayant ainfidécouvert que, par le moyen d'une formule primitive, c'étoit un Saint de tous lesâges, c'en fut affez pour moi, & fans chercher une nouvelle inftrucfion, mes idées fefixèrent & mes vues s'étendirent tellement qu'enfin je connus Pierre, comme, fi jel'euffe fait moi-même. Les différences que j'avois remarquées entre quelquesanecdotes de ces légendes ne me parurent plus provenir que de la différence mêmedes langues qui s'étoient plus ou moins prêtées à favorifer les prétentions despeuples. Je crus même y diftinguer auffi les variétés que la religion de chaque âgeavoit dû néceffairement y mettre. Si, par exemple , Henoch n'eft dans la Génèfequ'un Patriarche qui a vécu 365 ans, c'eft que les Hébreux qui fe font trompés fur unemblème folaire, n'en ont pu faire qu'un homme, leur Loi leur ayant défendu de fairedes Dieux. Chez les Romains idolâtres ce nombre chronique n'étoit que le figne del'office de Janus, mais ce Janus éroit adoré d'eux comme un Dieu Soleilp qui ouvroit& qui fermoit les années & les jours, & c'étoit en conféquence qu'ils avoient donnéfon nom au premier des douze mois de l'an folaire: enfin ces douze mois & les douzelignes du zodiaque dont ces mêmes Romains faifoient le cortège & les miniftres deJanus, ont dû fe transformer en hommes, ainfi que leur maître, auffitôt que lamythologie a été obligée de changer fon ancien langage. Il feroit inutile de chercherles canaux qui ont tranfmis d'âge en âge ces fingulieres légendes, & de vouloirconnoître tous les moyens qui ont fervi à en tranfmuer ainfi les objets en certainstems. Ce feroit tenter un travail impoffible, & l'on aura toujours fur ce fujet plus defoupçons que d'idées nettes & précifes: ce qu'il y a de plus certain, & ce quel'expérience appuyé, c'eft qu'il n'y a pas d'abfurdité à laquelle on ne doive s'attendrede la part du fanatifme joint à une fauffe fcience, & de la crédulité jointe àl'ignorance. [...] --------------------------------------------------------- g. N'oublions pas le dragon babylonien des alchimistes, qui donc, selon ce système,serait équivalent au vitriol romain, c'est-à-dire au sulfate de fer, dont l'hiéroglyphecéleste est le signe du Bélier. h. C'est de Phrygie que provient Cybèle et sa pierre noire ; le char de Cybèle estattelé de deux lions qui sont Atalante et Hippoménè métamorposés. i. Il y a là comme une préfiguration de l'idée alchimique du Soleil [envisagé commeSoufre, Enochia] et de la Lune. D'ailleurs la confusion des deux devait forcémentconduire à leur aspect dual ou si l'on préfère à l'hermaphrodite. j. Cf. notre zodiaque alchimique et l'Atalanta fugiens. k. en alchimie, le Déluge a trait à l'immersion des Soufres dans le Mercure. Laréincrudation est marquée par la fable de Deucalion. l. sur Anchyse et Vénus, cf. Monade Hiéroglyphique de John Dee.

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m. Par là, il est aisé de voir comment le texte de Boulanger va venir s'orienter. Carcet intercesseur et ce messager possède, d'évidence, des caractères propres auMercure des Sages. n. transition assez inattendue sur Hermès, faisant voir une filiation que peu decabalistes ont montré, entre Hénoch, Noë et Hermès. o. Janus à double visage, c'est Vénus allié à Saturne, ainsi que nous le fait voir lemausolée des Gardes du Corps de François II, duc de Bretagne. Or, Vénus + Saturne= PRUDENCE, l'une des vertus cardinales. Combien de fois les vieux alchimistesnous ont-ils assuré que l'oeuvre ne pouvait être accompli sans prudence ? Cf. là-dessus Gobineau de Montluisant et un commentaire sur les Vertus du portail centralde Notre-Dame de Paris. Par là aussi s'explique le symbolisme hermétique de Métis,personnification de la Prudence et première femme de Zeus : elle obligea en effetCronos à restituer ses enfants : Métis possédait donc le sortilège qui commande auxarcanes de la réincrudation. Le premier enfant fut une fille, où l'on peut devinerDiane ; le second enfant fut un fils : Apollon. un oracle de Gaïa révéla que leprochain fils qui naîtrait chasserait Zeus de l'Olympe, c'est-à-dire qui obligerait levieux Mercure à laisser place à plus jeune que lui. Autrement dit, il s'agit là d'unevariation sur le thème de Latone et de la naissance de ses deux enfants à Délos.Aussi est-ce sans surpise que l'on voit ce serpent agonisant aux pieds du visageangélique de la Prudence - Vénus - puisqu'il commande à Python de disparaître. p. On aura remarqué l'allusion au coq. Signalons qu'en alchimie, la fable du coq et durenard, dont Fulcanelli a précisé les conditions dans le Mystère des Cathédrales, estéquivalente à la lutte du fixe [coq, c'est-à-dire le Soufre] et du volatil [renard, c'est-à-dire le Mercure].

20. la Tentation de saint Antoine n'a que peu à voir avec le symbolismealchimique. Voyez la vie de saint Antoine, supra, cf. note 19. Du moins le thèmemême, car pour ce qui est des couleurs employées par Grünewald, elles offrenttout au contraire de saisissantes analogies avec celles décrites par les Adeptes dansle chapitre des régimes planétaires. Saint Antoinr revêt une robe verte, signe duMercure et du Lion vert ; à sa droite les éléments délirants de la Tentation,représentés par des monstres qu'on croirait sortis tout droit de l'Enfer, c'est-à-diredu Tartare...Voyez encore l'animal situé au premier plan qui rappelle une chimèretenant du crustacé et du scorpion. Etrange image du Soufre arrivé à son état de laplus haute corruption possible ! 21. Il s'agit là d'attributs mercuriels. 22. emblèmes du Soufre. On voit que cette Tentation peut être allégorisée commele Mercure en son premier état, lorsque les substances mêlées ne forment plusqu'un chaos confus et furieux. 23. Cette image de la putréfaction va dans le sens de l'interprétation - maiscombien fragile, convenons-en - de cette scène hallucinante. Seul Jacques Tolsemble avoir parlé en les termes les plus clairs de cette époque de l'oeuvre. 24. Ce mal des ardents, ce feu sacré semble à peine différent du feu secret desalchimistes : le monstre pustuleux que l'on aperçoit en bas du tableau à gauchereprésente l'indication, nécessaire, sur la putréfaction qui est l'opération parlaquelle doit débuter le magistère. Evidemment, Grünewald ne recherchait aucuneintention hermétique lorsqu'il peignait cette toile ; peu importe. Nous pouvonsnous servir de ce symbolisme comme d'un prétexte et nous ne faisons là que de lacabale hermétique élémentaire. Voici à présent quelques mots sur l'ordre desAntonins :

L'ordre des Antonins se constitue officiellement en 1202 sous le pontificat d'InnocentIII. En 1297, le pape Boniface VIII donne à ces chanoines hospitaliers la règle desaint Augustin. Un premier lieu de pèlerinage, lié à la dévotion des reliques de saintAntoine rapportées de Constantinople vers 1080, est à l'origine de l'ordre. C'est en celieu, situé en Dauphiné, que deux nobles pèlerins, attirés par la guérison miraculeusede malades atteints du feu sacré, fondent une communauté et un hôpital dans unvillage aujourd'hui nommé Saint-Antoine-de-Viennois. Pour lutter contre l'ampleurde la maladie, provoquée par l'ergot du seigle, parasite de cette céréale, les

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église et couvent des Antonins d'Issenheim (Henri Beltz, 1831)

commanderies se multiplient au long des XIIe et XIIIe siècles. La nourriture deshôpitaux des Antonins, à base de viande de cochon, facilitait la convalescence de cesmalades. Vers 1300, une commanderie des Antonins est érigée à Issenheim, près deColmar. L'influence des Antonins et leur richesse, issue des dons et offrandes, vontcroissant. En témoignent leurs œuvres, commandées et financées par deux supérieursdu couvent d'Issenheim, Jean d'Orlier (vers 1459-1466 à 1490) et Guido Guersi(1490 à 1516): le Retable d'Orlier peint par Schongauer, le Retable de sainteCatherine et de saint Laurent, une sculpture de saint Antoine, une sculpture de saintJean-Baptiste, les stalles en bois sculpté du chœur de l'église, les statuettes en bois desaint Christophe et de saint François, et le fameux Retable d'Issenheim peint parGrunewald et sculpté par Nicolas de Haguenau. Mais au XVIIIe siècle, cettefastueuse période se termine. Le couvent périclite et est intégré en 1779 a l'ordre desChevaliers de Malte. L'ordre des Antonins est aboli en 1790 et, en 1793, lacommanderie est supprimée et le bâtiment devient propriété nationale. En 1831 unincendie endommage l'église. Le bâtiment visible actuellement à Issenheim estcontemporain de l'arrivée des Jésuites en 1843.

25. Cette image renvoie au chêne creux de Nicolas Flamel, piqueté de kermès :c'est l'ιος des vieux alchimistes. Après avoir subi la Passion, c'est-à-dire ladissolution et la putréfaction, la matière doit être mise en fermentation : c'est àcette époque de l'oeuvre que le Laiton se nourrit du Lait de Vierge d'Artephius.Quant à l'allusion à saint Jean, on n'aura garde d'oublier que le kermès était appeléjadis le sang de saint Jean. 26. La crosse de l'évêque,en forme de cercle ouvert signifie la puissance célesteouverte sur la terre, ce qu'en terme d'alchimie on peut traduire par l'esprits'infiltrant dans tous les pores du corps de la pierre : c'est l'image de la sublimationdu Soufre. Quant au crochet de la crosse, c'est une indication sur le lien duMercure qui, dès le début, doit être associé au Mercure. Le tau exprime quant à luila nature même, la substance du Laiton, c'est-à-dire la conciliation des contraires.Quant à saint Sébastien, c'est avec raison que l'on en fait une image d'Apollon [cf.http://www-philo.univ-paris1.fr/K/maitkarim.html#section1.2]. Voici quelques extraits decette thèse qui va dans le droit sens de la philosophie hermétique :

«Il est communément admis que la concordance thématique entre les flèches que tire Apollon etcelles que reçoit Sébastien, a autorisé la superposition des deux figures. En effet, dans le mondeantique, Apollon l'archer était craint car il décochait les flèches vectrices de la peste. Sébastien,lui, ne meurt pas alors que son corps est transpercé de toutes parts. Si les flèches qu'il reçoit sontallégoriquement les attaques de la maladie, alors il figure le corps d'un homme comme immunisé.»

Quelle figure du Soufre transfiguré ! Quelle image du Sagittaire ! Et encore, quelleallégorie du Scorpion ! saint Sébastien s'offre donc - littéralement - à nous sous lesdehors d'une incarnation en forme de corps glorieux dépuré. Ce n'est pas tout : on

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attribuait à saint Sébastien des vertus en forme de thériaque, qui protégeait de lapeste : en somme, une sorte de médecine universelle pour l'époque.

« Depuis Homère, l'image d'Apollon en tant que responsable du fléau de la peste était bien ancréedans les esprits. Dans le chant 1 de L'Iliade, on peut ainsi lire :

"Des cimes de l'Olympe il descendit, plein de courroux, Portant son carquois étanche sur l'épaule... ...Un sifflement terrible s'échappa de l'arc d'argent. Il atteignit d'abord les mulets et les chiens rapides. Puis ce fut les guerriers qu'il frappa de son trait pointu; Et les bûchers funèbres brûlaient sans fin, par centaines. Neuf jours durant, le dieu lança ses flèches sur l'armée." »

Dans cette image poignante, il n'est pas difficile de reconnaître une autre variantedu serpent - la flèche qui siffle dans l'AIR.

27. Ces écorces d'arbres sont celles des « tendres arbrisseaux » dont est formél'étrange livre que Nicolas Flamel reçut un jour : le Livre d'Abraham Juif, dontnous rappelons que Fulcanelli a montré qu'il s'agissait d'un ouvrage fictif. 28. Sans le vouloir et bien sûr sans le savoir, Huysmans définit d'une façon jamaisdite avec tant d'acuité le travail même de l'alchimiste, expliquant ainsi tant descènes où l'on voit le couple alchimique, les mains tendues dans un geste de prièreou bien core ces Artistes abaissant leur regard vers la terre ou fermant les yeuxdans un geste d'humilité. 29. « susciter l'idée de la divinité par la lumière émanant de la figure même chargée de lareprésenter », n'est-ce pas là ce que cherche l'alchimiste ? Capturer sous une formecorporelle un rayon igné divin ? N'est-ce pas là la figure radiante du véritablerégule étoilé d'antimoine, le véritable Stibium de Jacques Tol ? 30. Il s'agit là d'une autre idée, rarement exprimée avec autant de raison, sur l'oralchimique, enté, infusé dans le Mercure. C'est cela aussi que nous apercevonsdans cette amande mystique qui auréole la tête du Christ en gloire, cf. note 15. 31. Enumération d'objets hétéroclites qui rappelle le parcours que fit Fulcanellid'un laboratoire alchimique, au début des Demeures Philosophales, où le grandAdepte terminait par ces mots : « Anathème et malédiction ! ». Arcades gothiques,granite rouge, vieux objets de ferronerie, voilà déjà tout un programme pourl'étudiant qui a déjà quelque teinture de science. 32. le Soufre soutenant le Mercure, n'est-ce pas là cette formule SXKOH oùFulcanelli préconisait de potasser et de soufrir pour l'X manquant, c'est-à-dire ladrachme perdue de Basile Valentin ?

Notes complémentaires.

33. Martin SCHONGAUER, né à Colmar vers 1450, fils de l'orfèvre GasparSchongauer, était un graveur et un peintre médiéval admiré par ses pairsnotamment DURER. Il est l'auteur de La Vierge au Buisson de Roses, la Mort dela Vierge et la Tentation de Saint Antoine. Il aurait habité une maison dite"Maison au Cygne" de l'actuelle rue qui porte son nom de 1477 à 1490. Il mourutle 2 février 1491 à Breisach. Malgré toutes les tentatives qui ont été faitesrécemment, d'une part de faire naître Martin Schongauer dans les environs de1430, d'autre part de le rajeunir en cherchant sa naissance vers 1450, la datetraditionnelle de 1445 semble devoir être définitivement retenue. Lescirconstances ultérieures de sa vie viendront le confirmer. Après un apprentissageà Colmar — apprentissage d'orfèvre chez son père et de peintre, sans doute, plutôtque chez Gaspard Isenmann, chez cet autre maître colmarien dont l'oeuvre tendre

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et naïf, issu du maître strasbourgeois du Paradiesgârtlein, se distingue mal despremières peintures de Martin — il peut faire son tour de compagnon à traversl'Empire : en 1465 il est inscrit à l'université de Leipzig et lié d'amitié avec unmoine peintre, Nicolas Eisenberg ; en 1467, dernière année de la vie du graveurE.S. à Strasbourg, il apprend de celui-ci les éléments qui pouvaient encore luimanquer pour devenir l'illustre graveur dont l'œuvre allait porter son nom à traverstout le monde civilisé. C'est en 1468 sans doute qu'il s'est établi à Colmar. Undessin daté de 1469, d'après le Christ du Jugement dernier de Roger van derWeyden à l'Hospice de Beaune, prouve son passage dans cette ville, probablementen pèlerinage vers Saint-Jacques de Compostelle. Car de cette même époquedatent des études de types mauresques ; d'autre part la flore méditerranéenne, avecses palmiers et ses agaves, pénètre dans son œuvre. Si dès avant sa maîtrise ilavait une première fois subi l'influence de l'art des Pays-Bas, l'emprise se précise,en sorte qu'il faut peut-être admettre un retour d'Espagne par mer et par lesFlandres. Le résultat en est la Vierge au Buisson de roses de l'église Saint-Martinde

La Vierge au buisson de roses, 1473, Colmar, église saint Martin

Colmar, l'œuvre maîtresse de la peinture alsacienne du XVe siècle, parvenuejusqu'à nous mutilée sur les bords, mais dont une petite copie du XVIe siècle — aumusée Isabella Steward Gardner de Boston — nous restitue la compositioninitiale. Pleine de majesté, la Vierge est assise de face, toute de rouge vêtue.L'expression rêveuse de son visage au grand front, penché et tout chargé deprescience, les gestes délicats des mains tenant avec précaution l'Enfant qui souritaux fidèles, debout sur les genoux de sa Mère, en agrippant de ses petites mains lemanteau et la chevelure, sont d'un saisissant accord entre l'humain et le sacré.Derrière la Vierge, sur le banc de gazon fleuri, s'élève une treille de roses rougeset blanches — symboles de l'amour et de la pureté — où s'ébattent une infinitéd'oiseaux chanteurs aux plumages nettement caractérisés ; peut-être la réalisationla plus parfaite de ce naturalisme poétique de l'art alsacien du Moyen Age. LaVierge, à qui deux anges vêtus de bleu apportent une couronne d'un extraordinairetravail d'orfèvrerie, s'auréole d'un nimbe dont l'inscription latine « Me carpesgenito tu quoque o Sanctissima Virgo » se traduit ainsi : « Tu iras, toi aussi, mecueillir pour ton fils, ô très Sainte Vierge » (c'est sans doute la rose ou le rosier qui

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parle). Le banc de gazon et le gazon à ses pieds sont fleuris ; avant que le panneaune fût amputé de ses bords, on y voyait un lys, un gros pied de pivoines et unchardon-roland. 34. Au commencement du XVIe siècle, on voit se préciser trois tendances, troisaboutissements, puisque la Réforme et l'influence de la Renaissance italienne enarrêteront l'essor. L'une d'elles, confinée à la rive droite du Rhin, à Fribourg et àBrisach, est représentée par l'atelier d'un maître aux initiales H.L. qui, auteur desretables de Vieux-Brisach et de Niederrottweil, se perd dans les complicationsd'un maniérisme échevelé. En Alsace, les ateliers de Veit Wagner à Strasbourg etde Kaas Bongart dit Hans de Colmar, se spécialisent dans les bas-reliefs souventinspirés des gravures de Schongauer et de Durer, formant de vastes retables àvolets. Comparé à l'exubérance de l'un et la sécheresse des autres, un ensemble de sculptures que l'on attribue àNicolas Meistedin dit de Haguenau, constitue le renouveau d'une maîtrise capabled'allier le grand style à une réelle

partie centrale du retable d'Issenheim ouvert

présence humaine. Nous connaissons déjà le maître-autel de la cathédrale deStrasbourg, exécuté par cet artiste en 1501 et démoli en 1682. L'oeuvre capitale —on la lui attribue, bien qu'il n'y ait pas de document qui l'atteste — c'est la partiesculptée du retable d'Issenheim (iss). Son exécution a précédé sans doute dequelques années les panneaux peints par celui qu'on appela Grünewald, et que l'ondate de 1512 à 1515. Les trois grandes figures de saint Antoine, de saint Jérôme etde saint Augustin ont une majesté, une « présence » qui dépassent le niveau desautres sculptures de cette époque. 35. Si l'on tient compte que l'alchimie n'est, somme toute, que de la peinture sur et« dans » verre, alors oui, on peut dire que Grünewald, par sa triple qualitéd'architecte, d'orfèvre et de peintre-verrier, fut en quelque sorte alchimiste lui-même. 36. Voici un extrait de cette musique céleste, bien rendue par l'un des motetsextrait des Symphoniae Sacrae, I de Heinrich Schütz. 37. L'alchimiste n'a pas besoin de beaucoup d'autre chose : le baquet servira auxLaveures ignées de Flamel, le petit pot est fait de la matière où gît le Soufre blanc,et parfois, le Soufre rouge. Quant au berceau, il suffira de dire qu'il est constituédes douillettes plumes des colombes de Diane du Philalèthe. 38. La Vierge est ici analogue à la mer de cristal dont parlent les textes et donne

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son plein sens à l'étoile radiante qui signale à l'Artiste qu'il est sur le bon chemin.Et ce vase de pur cristal n'est autre que notre vase de nature. 39. le terme « fulgurante » est tout à fait approprié. C'est d'ailleurs ce « fulgurator» spirituel qui explique la chute des soldats. Frappés par la foudre de Dieu àl'instar de celle du Zeus grec, les soldats sont précipités la face contre terre ; seulle Christ, auréolé dans une sorte de cage de Faraday [cf. Fontenay et la tour Rivalland]virtuelle, échappe à la tourmente et au courroux divin. 40. Sculpteur sur pierre. On peut citer son grand Christ du vieux cimetière deBaden-Baden, daté de 1467. 41. saint Jean Baptiste figure, pour les alchimistes, le Sel et le Corps. Le Christfigure le Soufre rouge. Nous y reviendrons peut-être... 42. Ce diable perçant la vitre, c'est Lucifer perçant le sceau vitreux d'Hermès,c'est-à-dire la Lumière prête à jaillir des ténèbres. 43. Mathis Nithardt, Mathys Grün ou Master Mathys. La connaissance des œuvres del'artiste ne nous renseigne guère sur sa biographie. Qui est- ce Mathis, Mathieu,Mathias, Matthis natif d'Aschaffenburg, selon les textes anciens ? Qui se cachederrière l'autoportrait d'Erlangen, où la date, 1529 et le monogramme M.G. sontapocryphes ? Trois identifications différentes d'artistes connus par des mentions d'archives ont été proposées. La plus fréquemmentretenue assimile Grünewald à Mathis Nithardt (ou Neithardt) de Wurtzbourg. Ilmeurt à Halle en 1528 où il est nommé « Nithart oder Gothart ». L'inventaire de sesbiens après décès laisse penser qu'il a pu s'occuper de mines d'argent et devaitavoir des accointances avec le mouvement de révolte des paysans. Son nom deNithardt expliquerait le N du monogramme. En revanche, cet artiste est toujoursmentionné comme originaire de Wurtzbourg et jamais d'Aschaffenhurg. Une autrehypothèse fait de Mathys Grün le peintre d'Issenheim. Ce dernier est cité comme «Matheus Grue von Isenach » (Issenheim ?). Il meurt au château de Reichenberg en1532. Cette hypothèse reste aussi sujette à caution. Il n'est jamais cité comme natifd'Aschaffenburg ; par ailleurs, il est mentionné comme sculpteur, activité queGrünewald semble n'avoir jamais exercé. Une récente étude propose d'identifierGrünewald à un « Master Mathis » mentionné en 1523-24 à Belfort pour avoir peintune bannière et un tableau de l'église. Le même peintre pourrait avoir été auservice de Jean de Monmont, seigneur de Belfort, en relation avec les Antoninsd'issenheim. 44. Pourquoi le retable est attribué à Grünewald. Les textes du XVIIIe siècle donnent àAlbrecht Dürer la paternité des peintures et des sculptures du retable. Dans sonétude Un chef-d'œuvre de l'art allemand sur le sol français (1866), Woltman attribue leRetable d'issenheim à Hans Baldung Grien. Sur l'œuvre de Grünewald,

« il n'y a guère provisoirement que des opinions et non des faits établis ».

Pourquoi donc, aujourd'hui, le nom de Grünewald est-il accolé En 1573, BernardJohm, un imprimeur strasbourgeois, écrit :

« Mathias d'Oschnaburg (Aschaffenburgh) dont on peut voir le précieux tableau à Issma» (Issenheim).

Plus tard, en 1620, un éditeur de Francfort, Vincent Steinmeyer, mentionne

« Matthias d'Aschaffenburgh dont les beaux tableaux se trouvent encore présentement à Lessheim(Issenheim) près de Colmar, comme aussi à Mayence dans la cathédrale, à Aschaffenburgh et end'autres lieux ».

Vers 1650, un Bâlois cite

« Matthieu d'Oschnaburg, auteur d'un retable extrêmement précieux à Isna près Mulhouse dansl'église de saint Antoine ».

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Le nom de Grünewald n'est pas mentionné mais ces documents concordent avec letémoignage de Joachim von Sandrart. Il note en 1675 dans Teutsche Akademie deredlen Baubild und Mahlerey Künste

« (.,.) il doit y avoir à Eisenach un curieux autel peint de la main de Grünewald où l'on voit saintAntoine tourmenté par les démons ».

Ces documents ne sont pas les seuls éléments d'attribution du Retable d'issenheimà Grünewald. Des rapprochements stylistiques entre celui-ci et des œuvresattestées du maître ne peuvent que le confirmer. Un retable fut commandé par lemarchand Jakob Heller pour l'église des Dominicains de Francfort. La partiecentrale exécutée par Dürer est aujourd'hui détruite. 45. allusion aux Primitifs Allemands. [cf. L. Réau, les Primitifs allemands, 2 vol. in 8°,coll. les Grands Artistes] Autour de 1400, un style homogène traduit l'expressionartistique européenne. Souplesse des lignes, préciosité des gestes en sont lescaractéristiques. Ce mouvement qualifié de « gothique international » fut le fruitd'échanges intenses entre les cours de Prague, Avignon, Paris, Dijon ... Tout au long du XVe siècle vont s'affirmer, suivant les régions, des écoles et desstyles différents. Les artistes du Rhin supérieur sont marqués, peu ou prou, parl'influence des Flandres. Un courant réaliste et intimiste apparaît vers le milieu dusiècle dans l'art rhénan. Au début du XVIe siècle, un esprit nouveau gagne lapeinture. L'éclosion des idées luthériennes et de la pensée humaniste détourne l'artdu rôle que lui avait assigné l'Eglise : glorificateur et porteur de la foi chrétienne.