Le Retour de La Belle Inconnue

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Pauvre petite fille riche ! Laide et obèse, Virginie épouse demain Sébastien de Ryll, un lord anglais qu'elle n'a jamais vu.Mme Stuyvesant, célèbre milliardaire américaine, veut que sa fille soit duchesse ! La cérémonie achevée, Virginie s'effondre, victime d'un malaise, et Sébastien regagne l'Angleterre. Lorsque Virginie recouvre enfin la santé, son miroir lui révèle une silhouette svelte et un visage exquis.En son cœur, cependant, demeure la haine de cet homme vénal qui est son mari. Bientôt, l'étudiante Virginie " Langholme " aura accès à la très riche bibliothèque des ducs de Ryll. Dans cette fastueuse demeure, c'est l'Angleterre de toujours que découvre la jeune Américaine.Comme elle découvre, étonnée, émue, le secret de son mari, Sébastien, qui est irrésistiblement attiré par cette ravissante inconnue...

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Je ne veux pas lpouser, maman!

La rponse vint, sche:

Virginie Stuyvesant Clay, tu feras ce que lon tordonne de faire!

Dans un geste dimpatience, MrsClay quitta son fauteuil et traversa la vaste pice surcharge de meubles et de bibelots pour se planter devant sa fille quelle domina:

Sais-tu seulement ce que tu dis? demanda-t-elle, la voix dure. Tu refuses dpouser un Anglais qui est sur le point de devenir duc. Duc! Entends-tu? Ils ne sont que vingt-six ltre ou peut-tre vingt-neuf et tu seras duchesse! Cela apprendra MrsAstor se donner de grands airs et me traiter comme si jtais moins que rien. Le jour o je te verrai revenir de lautel au bras dun futur duc, oh! Virginie, je crois que je mourrai de joie.

Mais, maman, il ne ma jamais vue! scria la jeune fille.

Et quest-ce que cela change? Nous sommes peut-tre en 1902 et au dbut dun sicle nouveau, mais en Europe et en Orient bien sr , les mariages sont toujours conclus par les parents. Cest un procd trs intelligent et dont les intresss nont qu se fliciter.

Vous savez aussi bien que moi que cet individu

Le marquis de Camberford, interrompit MrsClay.

que le marquis donc, continua Virginie, mpouse pour mon argent. Cela seul lintresse.

Cest absolument ridicule! La duchesse est une de mes vieilles amies. Parfaitement, une trs vieille amie. Cela fait au moins dix ans que nous avons fait sa connaissance, ton papa et moi, au cours de notre voyage en Europe, et elle nous a invits, de la faon la plus charmante, assister un bal quelle donnait au chteau.

Vous avez d payer les billets dentre, rtorqua Virginie.

L nest pas la question, fit MrsClay avec hauteur. Il sagissait dun bal de charit et je nai jamais prtendu le contraire. Mais, par la suite, je suis reste en contact avec la duchesse. Je lai aide dans beaucoup de ses uvres elle men a toujours t trs reconnaissante.

Pour largent que vous lui donniez, commenta Virginie.

Mais sa mre feignit de ne pas lentendre.

Nous navons cess de correspondre, poursuivit-elle. Je lui ai rgulirement envoy des cadeaux pour Nol et elle na jamais manqu de men remercier avec chaleur. Quand elle ma crit de lui confirmer que javais bien une fille en ge de se marier, tu comprendras que je me sois dit que les milliers de dollars que je lui avais envoys depuis des annes commenaient payer des dividendes.

Mais je nai aucune envie dtre considre comme un dividende, maman! Et, en admettant que la duchesse soit charmante, vous ne connaissez pas son rejeton.

Jai vu des portraits de lui. Il est fort sduisant. Et ce nest pas un freluquet. Il a vingt-huit ans. Cest un homme, Virginie! Un homme qui soccupera de toi et saura grer cette norme fortune que ton pre ta stupidement laisse et dont il maura fallu moccuper jusqu ton mariage sans que tu men tmoignes la moindre reconnaissance.

Oh, maman, sommes-nous obliges de revenir l-dessus une fois de plus? Vous tes riche, extrmement riche, et le fait que papa nous ait laiss chacune la moiti de sa fortune ne change-rien. En ce qui me concerne, vous pouvez avoir tout ce que je possde on verra bien alors si jintresserai toujours ce marquis!

Virginie, tu es la fille la plus ingrate que je connaisse! scria MrsClay. Tu as l loccasion dont toutes les jeunes filles rvent. Tu vas pouser lun des hommes les plus importants dAngleterre, du monde mme. Peux-tu timaginer ce que diront tes amies? Songe Millie et cette petite Windrop, dont joublie toujours le prnom! Et Nancy Duep! Et Gloriana! Elles seront vertes de jalousie, parfaitement! Tu seras invite Buckingham Palace et tu dneras avec le nouveau roi et la reine, avec une couronne sur ta tte.

Un diadme, corrigea la jeune fille.

Comme tu veux, un diadme. Mais je ferai en sorte que, pour ton mariage, tu aies une couronne. La plus belle, la plus grande jamais vue en Angleterre. Te rends-tu compte de ce que lon dira de ton mariage, dans les journaux?

Je npouserai pas quelquun que je nai jamais vu, dclara Virginie dun ton ferme.

Tu feras ce que lon te dit, rpliqua sa mre avec colre. On se plat raconter que MrsRosenburg a menac sa fille dune cravache parce quelle refusait dpouser le duc de Melchester. Toujours est-il que la menace a t efficace et si Pauline a t lune des premires duchesses amricaines dans la haute socit de Londres, il y reste encore de la place pour une autre et ce sera toi!

Mais je nai aucune envie dtre duchesse, maman! Pourquoi ne voulez-vous pas le comprendre? Dautre part, les choses ont chang.

En quel sens? senquit MrsClay dun ton sec. Un seul point est retenir: les Anglais viennent de plus en plus nombreux en Amrique et les riches familles amricaines vont davantage en Europe quauparavant. Ton oncle disait lautre jour que lon songe construire dautres transatlantiques pour le transport des passagers et que 1907 sera une anne prodigieuse pour la construction navale.

De sorte que si nous y investissions notre argent, remarqua Virginie, nous gagnerions encore plus de dollars. Pour quoi faire?

Pour quoi faire? rpta MrsClay qui conclut avec un geste dimpatience: Quand cesseras-tu de parler argent dune faon aussi mprisante? Tu devrais tre reconnaissante den avoir autant.

Je nai aucune raison de ltre si cela veut dire quil me faut pouser un homme que je nai jamais rencontr, et que je nintresse que dans la mesure o je lui apporte des dollars.

Voyons, Virginie, ce nest pas cela du tout, objecta MrsClay dun ton presque plaintif. Comme je te lai dit, la duchesse et moi avons toujours t amies et elle ma crit pour me suggrer, comme couronnement notre longue amiti, un mariage entre son fils et ma fille. Pourrait-on penser quelque chose de plus charmant, je dirais mme de plus pratique?

Combien vous a-t-elle demand de payer pour maccorder le privilge de me marier dans laristocratie anglaise?

Je me refuse rpondre cette question! Ce genre de remarque est dune extrme vulgarit dans la bouche dune jeune fille. Tu peux nous laisser, ton oncle et moi, nous occuper de toutes les questions matrielles.

Je vous ai demand combien, insista Virginie dune voix calme, mais dtermine.

Et je ne te le dirai pas! rpliqua sa mre avec scheresse.

Je men doutais. La duchesse exige une certaine somme. Ma fortune, que son fils grera, ne lui suffit pas. Elle a voulu davantage. Jai entendu mon oncle vous en parler, mais vous vous tes tus tous les deux quand je suis entre dans la pice. Combien veut-elle?

Je te le rpte, cela ne te regarde pas.

Bien sr que si, cela me regarde! protesta la jeune fille. Nest-ce pas moi que lon sacrifie sur lautel du snobisme?

Ce nest pas avec des remarques sarcastiques de ce genre que tu te feras accepter dans la haute socit anglaise. Pourquoi, mon Dieu, nai-je pas eu une fille charmante, tranquille, obissante comme la petite Belmont qui vient ici, quelquefois.

Elle vient parce que vous le lui demandez. Ce nest pas une de mes amies. Si jamais une fille a t simple desprit cest bien Bella Belmont.

Il nempche quelle est gracieuse, quelle sexprime avec douceur et quelle fait ce quon lui demande. Je nai jamais rien exig dautre de ma fille.

Et voil le rsultat.

Eh oui, ce nest peut-tre pas une russite, poursuivit MrsClay. Mais, Virginie, tu pouseras le marquis de Camberford mme si je dois te traner, hurlante, lautel. Cessons de discuter et pensons ton trousseau. Nous navons que fort peu de temps. Le marquis sera ici dans trois semaines.

Alors, attendons quil arrive, maman, avant que je vous donne ma rponse.

Ce nest pas si simple que cela, rpondit MrsClay, un peu mal laise.

Elle traversa le salon dans un bruissement de jupons de soie sous sa robe de satin vert agrmente de volants de mousseline.

Que voulez-vous dire?

Le marquis est trs press. Il arrive le 29 avril et vous vous mariez le lendemain.

Il y eut un instant de silence stupfait que rompit un cri dincrdulit totale:

On nous marie le lendemain! Etes-vous folle, maman? Je ne veux pas davantage pouser ce coureur de dot le 30 avril que menvoler vers la lune! Comment avez-vous pu suggrer une chose pareille? Et comment avez-vous mme os lenvisager?

Pendant quelques secondes, MrsClay parut dsaronne. Pivotant sur ses talons pour faire face sa fille, elle la vit porter une main son front, puis se renverser dans son fauteuil avec un lger gmissement.

Que se passe-t-il, Virginie? Tu as de nouveau mal la tte?

Je suis horriblement mal laise. Je ne sais pas ce que cest, mais le mdicament donn par le dernier mdecin me rend plus malade quavant.

Il te trouve anmique et il veut te fortifier. As-tu pris ton verre de vin 11heures?

Jai essay de le boire. Mais je nai pas russi en prendre un verre plein.

Voyons, Virginie, tu le sais, le mdecin dit que le vin rouge donne du sang rouge. Que dirais-tu dun verre de xrs avant le djeuner?

Non, non, je ne veux rien, protesta la jeune fille. Dailleurs je serai incapable de faire un repas important avec cette migraine.

Tu dois te nourrir! Le chef a fait de ces clairs que tu aimes tant et je lui ai dit de te prparer un gteau de Savoie pour le th.

Je nen veux pas, maman, a me rend malade! scria Virginie.

Il faut que nous fassions quelque chose pour que tu aies les joues roses avant larrive du marquis.

Virginie poussa un profond soupir:

coutez, maman, nous nallons pas continuer discuter comme a pendant trois semaines. Je npouserai pas cet Anglais, duc ou pas, et rien ne me persuadera de le faire.

Il y eut un silence tendu avant que MrsClay dclare:

Trs bien, Virginie. Puisque tu le prends ainsi, jai dautres projets.

Vraiment? demanda la jeune fille, soulage soudain. Oh, maman, pourquoi me torturer, alors? Vous savez que je ne veux pas me marier. Quavez-vous projet dautre?

Jai dcid, rpondit sa mre avec lenteur, que si tu ne fais pas ce que je veux, si tu ne te dcides pas te comporter comme nimporte quelle fille normale le ferait dans ces circonstances, alors je ne te considrerai plus comme ma fille! Je tenverrai chez ta tante Louise.

Tante Louise! rpta Virginie, incrdule. Mais tante Louise est religieuse! Elle dirige une maison de correction.

Exactement! Et cest l que tu vivras, Virginie, jusqu tes vingt-cinq ans. Car mme si tu as de largent en propre, souviens-toi que ton pre ma fait ta tutrice.

Mais, maman, ce nest pas possible, vous ne pouvez pas vouloir une chose pareille, murmura la jeune fille.

Jen ai parfaitement lintention. Peut-tre penses-tu, parce que je tai toujours gte, que je ne tiendrai pas parole, mais tu dois savoir que lorsque jai dcid quelque chose, je le fais. Je nai pas pouss ton pre devenir millionnaire sans apprendre que lorsque lon a assez de volont on peut obtenir tout, exactement tout, ce que lon veut. Cest un ultimatum, Virginie! Je te mets en garde. Rien ne mempchera de mettre ma menace excution.

Virginie se cacha le visage dans ses mains.

Alors, jai ta rponse? demanda MrsClay dont la voix rsonna dans le silence de la pice.

La jeune fille abaissa ses mains et regarda sa mre.

Je ne peux pas croire a! balbutia-t-elle. Je ne peux pas croire que vous ma mre vous osiez me traiter de la sorte.

Tu men remercieras quand tu seras plus vieille. A prsent, Virginie, ai-je ta promesse que tu pouseras le marquis le lendemain de son arrive et que tu laccompagneras en Europe comme son pouse?

Virginie se leva, se rapprocha de sa mre:

Je ne peux pas vous le promettre, maman! Comment puis-je me lier un homme que je nai jamais vu et qui ne veut que mon argent? Je veux me marier un jour, mais je veux pouser quelquun que jaimerai et qui maimera.

La tte renverse en arrire, MrsClay clata de rire. Un rire sans joie, affreux entendre.

Quelquun qui taimera! rpta-t-elle, railleuse. Crois-tu rellement cela possible? Es-tu vraiment assez stupide, assez borne pour imaginer quun homme puisse taimer pour toi? Viens ici!

Saisissant sa fille par le bras, elle lentrana vers un grand miroir ceint dun cadre dor, accroch un mur, entre deux fentres.

Regarde-toi! Mais regarde-toi donc! ordonna-t-elle, cruelle. Et puis trouve-moi un homme qui accepterait de tpouser pour autre chose que ta fortune. Regarde-toi! Regarde-toi telle que tu es!

Comme subjugue par la volont de sa mre, Virginie obit et regarda dans le miroir. Elle y vit sa mre, dune extrme minceur, la taille lgante dont ltroitesse tait accentue par une robe richement orne, des bijoux ruisselant autour de son cou gracile. Une jolie femme que lon remarquait mme dans une pice comble, au milieu de ses semblables.

Puis, la jeune fille se regarda: petite arrivant peine lpaule de sa mre mais dbordant de graisse au point den paratre monstrueuse. Ses yeux taient noys dans des bouffissures de chair rose qui lui gonflaient les joues, cascadaient en plusieurs mentons qui lui cachaient presque le cou. Ltoffe de ses manches ne parvenait pas dissimuler ses bras, normes; ses mains, quinstinctivement elle porta son visage, taient rouges et boudines.

Sa taille, peine marque, tait trois fois celle de sa mre. Sa robe tait hideuse, mais, elle le savait, elle naurait pas paru aussi laide sur quelquun de normal. Ses cheveux raides, sans vie, de couleur terne, faisaient de sa coiffure la mode une mascarade.

Elle se regardait, incapable de baisser les paupires. Puis, elle entendit sa mre lui dire:

Maintenant, comprends-tu ce dont je parle?

Virginie se couvrit les yeux de ses mains grasses.

Je sais, dit-elle, et sa voix se brisa. Je suis affreuse. Les mdecins ont promis que que je maigrirais. Et je me sens seulement si malade.

Des promesses! Des promesses! scria MrsClay. Ils ont tous dit quils te rendraient mince, que tu te sentirais mieux, ce nest quune question de temps. Je me demande combien de milliers de dollars jai laisss entre leurs mains au cours de ces cinq dernires annes! On peut esprer que lorsque tu seras marie tu retrouveras un poids normal. Qui sait, un miracle peut arriver.

Virginie se dtacha du miroir.

Peut-tre quen me voyant, il refusera de mpouser, dit-elle avec une nuance despoir.

Il ne le fera certainement pas, rpliqua sa mre trs sre delle.

Pourquoi?

Parce que, ma chre, tu seras attache avec des chanes dor et jai lesprit assez critique pour comprendre que le marquis a un besoin urgent de cet argent sans quoi la duchesse ne maurait pas crit.

Combien lui donnez-vous?

Tu veux rellement le savoir? Ne prfres-tu pas croire un beau rve? Esprer que le Prince Charmant va apparatre et tomber amoureux de toi au premier regard? Non, ma fille, il vaut mieux que tu saches la vrit! Quel que soit ton aspect, tu nas pas besoin de ramper devant ces aristocrates anglais. Ils ont une mentalit dusuriers et la vrit te donnera confiance en toi.

Alors, quelle est-elle cette vrit? Combien lui avez-vous donn?

Deux millions de dollars! rpondit MrsClay en appuyant sur les mots. Et, si tu traduis a en argent anglais, cela fait quatre cent mille livres un beau cadeau pour nimporte quel homme, recevoir avec son pouse rougissante.

Avec un petit gmissement, Virginie se laissa tomber sur le canap.

Et maintenant, dit sa mre avec vivacit, cela suffit. Plus de crises de nerfs. Tu seras marie le 30 avril. Si tu refuses, tu seras envoye ta tante Louise et jannoncerai au monde que ma fille est entre au couvent pour une retraite de sept ans. Avant dtre libre de partir, tu auras tout le temps de rflchir si les avantages dtre duchesse en Angleterre ne valent pas largement la svrit et linconfort de la maison de correction de ta tante.

Aucune rponse ne monta du canap. Virginie stait dtourne pour senfouir le visage dans lun des coussins de soie qui le garnissaient. Dans cette position, son corps semblait difforme. Un instant MrsClay resta contempler sa fille. Puis ses lvres samincirent et son menton prominent parut plus ferme, plus dtermin que jamais.

Mon Dieu! Quai-je fait pour mriter cela! murmura-t-elle et sans doute Virginie ne lentendit-elle pas.

Au cours des jours qui suivirent la jeune fille fut peine consciente de ce qui se passait. Le choc des rvlations de sa mre et la dcision quelle avait t contrainte de prendre lavaient prive de ses dernires forces.

Le mdecin venait chaque jour et lon changeait son rgime pratiquement toutes les vingt-quatre heures. On la gavait littralement de nourritures varies et reconstituantes. Des mets rares venus des quatre coins de lAmrique lui taient fournis par les employs de la Clay Corporation qui couvrait toute ltendue du continent.

Virginie tait contrainte de boire du sang de buf pour son anmie. On faisait venir New York de la crme fournie par les vaches jersiaises leves sur le ranch Clay pour viter la pollution de lair de la ville. Des fruits et des lgumes produits dans les proprits Clay de Virginie en lhonneur desquelles on lavait baptise taient transports par train spcial sur des centaines de kilomtres pour tenter son apptit et donner des couleurs ses joues ples et molles. Champagne franais; xrs espagnol; caviar russe; foie gras de Strasbourg comptaient au nombre des bonnes choses quelle mangeait uniquement pour viter les scnes auxquelles elle aurait eu droit si elle sy tait refuse.

Il lui semblait se mouvoir dans un rve; tout ce quelle disait ou faisait restait irrel. Elle se soumettait, des heures durant, lessayage de son trousseau et avait peine conscience dtre plus puise lissue de cette preuve quelle lavait t au dbut.

Ce ntait que seule, dans sa chambre, quelle se demandait sil y avait moyen dchapper tout cela. Parfois, elle simaginait quelle sortait discrtement de sa chambre, quelle descendait en courant le grand escalier de marbre, ouvrait la lourde porte dacajou pour se retrouver libre et sans entraves dans la Cinquime Avenue. Mais elle savait, malgr tout, que ctait impossible. Elle se sentait trop fatigue, trop malade, pour se tirer du lit, le matin, plus forte raison pour senfuir.

Elle avait limpression, parfois, quun autre tre avait pris sa place dans son cerveau et se moquait delle. Elle lentendait presque dire: Tu es grasse et sans intrt! Grasse et stupide! Grasse et affreuse! Grasse et lche! Sans cesse cette voix la hantait, rptant: Il tpouse pour ton argent! Il tpouse pour ton argent! Il tpouse pour ton argent!

Et alors, elle voyait cet argent, par piles immenses de pices dor, luisant, emplissant sa chambre, atteignant le plafond puis scroulant, glissant vers elle, lenveloppant, la recouvrant, lcrasant.

Vraiment, Virginie, lui fit remarquer sa mre, un jour, tu te comportes comme si tu tais drogue. Il faut que je parle au Dr Hausell tait-ce bien lui le dernier? je suis dans lincapacit de me souvenir de leurs noms, tous et lui dire que je ne veux absolument pas que tu prennes de narcotiques.

Mais, Virginie le savait parfaitement, les mdicaments ntaient pour rien dans son tat car elle en jetait la moiti. Une partie delle-mme cherchait fuir la ralit, se dtachait delle aussi nettement que si elle avait pris la porte pour se mler la foule, au-dehors.

Le marquis arrive demain, entendit-elle sa mre lui dire et elle nprouva rien, mme pas un sursaut de surprise.

Depuis longtemps, elle avait renonc simaginer quoi il ressemblait, ou quelle serait sa raction devant lui. Elle se sentit seulement engourdie et malheureuse. Mais, cette nuit-l, la voix moqueuse se fit entendre. Il tpouse pour ton argent! Il tpouse pour ton argent! Toute sa chambre tait pleine dor. Le lit tait dor et les drap si raides quelle ne pouvait les plier. Ils pesaient sur ses mains qui les repoussaient. Lor! Lor! Lor! Tout ce quelle mangeait lui semblait avoir got dor et les bulles du champagne quon la contraignait boire taient des paillettes dor, ses yeux.

MrsClay avait prpar une rception monstre pour le soir de larrive du marquis. Une tente avait t rige, ct jardin de lhtel particulier des Clay. Plusieurs jours durant, des ouvriers avaient travaill monter un parquet spcial, transportant des jardinires de fleurs exotiques, et lon avait sorti de la banque les collections Clay pour en orner les murs.

MrsClay tait tout fait dans son lment.

Le mariage se fera dans le grand salon, avait-elle dcid. La pice ne sera quune serre dorchides blanches. Mais, pour la rception, il faut un motif plus gai. Le rose sera la couleur dominante et Virginie elle-mme sera en rose du tulle rose dcor de boutons de roses, une couronne de boutons de roses dans les cheveux.

Par la suite, les gens parlrent de la rception donne par les Clay en lhonneur du marquis comme la plus brillante de la haute socit new-yorkaise. Mais, malheureusement, le marquis ny assista pas. Retard par une trs grosse mer, son bateau narriva quai qu 4heures du matin et, le temps quil atteigne lhtel o il devait descendre, la rception tait termine.

Virginie, que lon avait envoye au lit vers 1heure du matin, de faon quelle soit frache pour la crmonie du lendemain, ne put sempcher de penser que sa mre tait secrtement soulage que le marquis ne lait pas vue. Si malade et fatigue quelle se sente, elle tait assez avise pour comprendre que, lheure de la rencontre approchant, MrsClay avait un peu peur de ce que penserait le marquis de sa future pouse.

Quel mensonge avait donc bien pu crire sa mre la duchesse? Comment avait-elle dcrit sa fille unique? Dans son dsir intense davoir le marquis pour gendre, elle navait certainement pas t honnte quant laspect de la femme quelle lui destinait.

Dans sa chambre, la jeune fille enleva la couronne de boutons de roses de ses cheveux sans clat et se contempla dans le miroir. Au cours des trois dernires semaines, il lui semblait avoir encore grossi. La sinusite chronique dont elle souffrait lui avait enfl les paupires, gonfl des poches sous les yeux que lon distinguait peine dans un amas de chair. Les petites crevasses qui se formaient depuis quelque temps aux coins de ses lvres taient plus marques que jamais. Elle en souffrait chaque hiver, mais dhabitude, elles disparaissaient au printemps. Ses engelures la brlaient galement malgr le beau temps.

Elle ta sa robe et, au soulagement ressenti, comprit que la taille en tait trop serre. Trs vite, elle enfila sa chemise de nuit et, tournant dlibrment le dos son miroir, elle se glissa entre ses draps.

Peut-tre aurais-je d aller chez tante Louise, dit-elle tout haut. (Puis un sanglot la secoua.) Je voudrais tre morte. Oh! mon Dieu! Je voudrais tre morte.

Le matin, cependant, elle vivait encore et se trouva immdiatement le centre dune ruche en pleine activit. Sa mre entra dans sa chambre sans mme frapper, carta les rideaux et appuya sur la sonnette, non pas une, mais douze fois.

Jai dj reu un mot du marquis, dit-elle dun ton satisfait. Ces aristocrates anglais ont des faons de faire qui me plaisent, je lavoue. Il a crit ds son arrive New York, sexcusant du retard de son bateau comme si ctait sa faute, le pauvre homme et me disant quel point il dplorait ce contretemps pour la rception que je donnais en son honneur. Quoi quil en soit, jai limpression que tout a t pour le mieux. Vous vous verrez pour la premire fois au moment o lvque vous unira.

Virginie ne rpondit pas et, au bout de quelques minutes, MrsClay poursuivit:

Il fait un temps radieux! Le soleil est magnifique et je regrette presque de ne pas vous avoir maris Saint-Thomas. Mais le salon est merveilleusement dcor et tu ferais bien de te lever, Virginie. Tu ne vas pas commencer ta vie de femme en faisant attendre ton mari. Rien nirrite davantage un homme.

Je me sens mal, gmit la jeune fille.

Cest nerveux, ma chrie, et tu le sais bien. Bois ton lait et, plus tard, juste avant la crmonie, tu auras une coupe de champagne.

Je ne veux pas de champagne, protesta Virginie. Cest acide et cela me donne des brlures destomac.

Bon, mais il faut que tu prennes quelque chose. Quest-ce que le mdecin ta prescrit?

Elle ne rpondit pas. Quoi quait ordonn le mdecin, elle savait que sa mre nen aurait pas tenu compte car elle avait ses propres ides quant aux stimulants ou remontants infliger aux malades.

Bois un peu de caf, dcida-t-elle. Jen ai fait demander, justement. Je ne tiendrai srement pas, ce matin, sans une douzaine de tasses.

Quand le caf arriva, elle le servit, le sucrant gnreusement.

Le sucre, a dcuple lnergie, dit-elle avec vivacit. Le caf, rien de tel pour vous remonter.

Cela me donne des battements de cur, gmit Virginie. Vraiment, maman, je prfre ne pas en boire aujourdhui.

Mais, pour lamour de Dieu, pourquoi discuter tout propos? Bois cela et fais ce que lon te dit de faire. Je sais ce qui est bon pour toi et je lai toujours su. A prsent, va prendre ton bain, les femmes de chambre prpareront tes affaires sur le lit. Il faudra, jen suis sre, une retouche de dernire minute et je ne veux pas de bousculade. Tu devras tre prte et attendre avant que je descende recevoir nos invits.

Il tait plus facile dobir que de discuter. Virginie prit un bain et, quand elle sortit de la baignoire, elle se sentit si tourdie quelle dut sasseoir pendant prs de cinq minutes sur une chaise, dans sa salle de bains, avant de pouvoir finir de se scher.

Puis le coiffeur arriva. Le voile fut drap sur sa tte, retenu et la jeune fille le remarqua sans surprise par un norme diadme de diamants, si grand et serti de pierres si grosses que, mme sur une femme de la taille de sa mre, cela aurait paru vulgaire, crasant. Sur elle, ctait un dsastre.

a, cest ce que jappelle une couronne je veux dire un diadme! dclara avec satisfaction MrsClay venue dans sa chambre surveiller les oprations. Ne me demande pas combien elle a cot car ton pre, le pauvre homme, sil vivait, en aurait eu une attaque. Jamais il na admis que lon puisse transformer de largent en joaillerie. Il aimait le sentir sous ses doigts.

Cest vraiment magnifique, murmura Virginie.

Cest mon cadeau de mariage, ma chrie. Jai pens que cela te plairait. Et, sais-tu? MrsAstor a accept de venir assister ton mariage. Je me demandais pourquoi elle navait pas rpondu, mais elle tait en voyage. Je pense quelle na pas pu rsister lenvie de venir voir quoi ressemblait le marquis. Et tu veux que je te dise une chose? Il est beaucoup trop beau pour avoir besoin dun titre.

Vous lavez vu?

Si je lai vu! Il tait ici 9h30, se confondant en excuses au sujet dhier soir. Il sest montr charmant. Oui: charmant, tous gards. Virginie, tout ce que je peux dire cest que tu es la fille la plus chanceuse qui ait jamais foul le sol des tats-Unis dAmrique. En lui parlant, je ne pouvais mempcher de penser que, si javais vingt-cinq ans de moins, ce ne serait pas toi, Virginie, qui lpouserais, mais moi.

Elle se mit rire, mais cest sans un sourire que sa fille lui demanda:

Lui avez-vous donn son argent?

Ne sois donc pas si vulgaire! protesta sa mre. Et si tu veux que ton mariage russisse, ne mentionne jamais cet argent ton mari. Si javais eu le moindre bon sens, je ne ten aurais jamais parl. Mais je nai jamais su garder un secret. Jai toujours eu la langue trop longue. Promets-moi, Virginie, de te tenir comme une dame et de laisser toutes les questions de finance ton mari.

Je nai pas le choix en la matire, rpliqua la jeune fille. Comme vous le savez, papa vous a laiss la garde de mon argent et, si je me marie, mon poux en attendant que jaie vingt-cinq ans. Jose esprer que le noble marquis, si je len supplie, consentira me donner un peu dargent de poche.

MrsClay se fcha.

Virginie, je ne tolrerai pas que tu texprimes de cette faon vulgaire, sarcastique, dit-elle dune voix svre. Le marquis est lun des jeunes gens les plus dlicieux, et certainement le plus sduisant que jaie jamais vu. Tout New York sera fou de lui. Tu feras plir de jalousie toutes les jeunes filles de la ville. A prsent, tiens-toi correctement et noublie pas que vous tes deux dans cette affaire. Lui aussi, il aurait peut-tre voulu pouvoir tomber amoureux.

L-dessus, MrsClay sortit de la pice en claquant la porte. Virginie se prit la tte deux mains. Comme toujours, dans une discussion avec sa mre, elle tait perdante. Des annes de querelles avec son mari avaient form MrsClay avoir le dernier mot, blesser son interlocuteur.

Le caf que sa mre lavait contrainte boire lui faisait battre le cur plus fort que dhabitude. Il lui avait fait monter le sang au visage et elle eut limpression soudaine que la pice manquait dair, quelle ne pouvait plus respirer.

Elle demanda la femme de chambre douvrir la fentre. Il faisait beau et doux. Comme on laidait passer sa robe de marie, elle se demanda si elle aurait la force de traverser au bras de son oncle le long salon encombr de la foule des invits de sa mre.

Enfin, elle fut prte. La robe, songea-t-elle, aurait pu tre jolie avec ses multiples volants de dentelle de Bruges si elle navait pas eu cette ampleur grotesque. Avec son voile cascadant dans son dos depuis son gigantesque diadme tincelant elle eut limpression de ressembler une norme poupe dans un arbre de Nol.

Elle eut un petit rire amer. A cet instant, on frappa la porte et un valet de pied entra portant une coupe de champagne sur un plateau dargent.

Avec les compliments de Madame, mademoiselle Virginie. Mademoiselle doit tout boire.

Virginie prit le verre. Peut-tre, si elle buvait, pourrait-elle mieux respirer ensuite. Le valet noir quelle avait du mal reconnatre dans sa nouvelle livre, sa perruque poudre et ses gants blancs, lui sourit:

Tous mes vux de bonheur, mademoiselle.

Merci, rpondit-elle, machinalement.

Comme elle reposait le verre vide sur sa coiffeuse, elle entendit la voix de son oncle, sur le seuil.

Es-tu prte, Virginie? Tout le monde tattend.

Je suis prte, mon oncle.

Elle sapprocha de lui, lut lexpression dadmiration sur son visage et comprit aussitt quelle tait pour le diadme et non pour elle.

Une seconde, mademoiselle, intervint lune des femmes de chambre. Vous ntes pas voile. Ce morceau de tulle est destin vous couvrir le visage jusqu la fin de la crmonie. Vous pourrez ensuite lter sans dplacer tout votre voile.

Merci, murmura la jeune fille.

La femme de chambre accrocha la pice de tulle et Virginie crut touffer. Son cur battait se rompre.

Ce sont mes nerfs, se dit-elle. Elle posa sa main gante de blanc sur le bras de son oncle et saisit son bouquet de tubreuses et de muguet. Ils sortirent de la chambre et descendirent lentement.

Le son de la musique tait noy par le bourdonnement de centaines de voix. Ceux qui ntaient pas parvenus trouver un sige parmi les orchides blanches se pressaient jusque dans lescalier. On scarta pour les laisser passer, murmurant des vux. La tte baisse, elle ne chercha mme pas rpondre. Chaque pas lui cotait un effort et elle tait reconnaissante son oncle pour lappui de son bras.

Elle avait limpression quil la remorquait derrire lui travers le salon. Seule, elle aurait fait demi-tour. Elle leva les yeux et aperut lvque. A lun de ses cts se tenait sa mre, radieuse, triomphante. De lautre, un homme se dressait.

Elle ne stait pas attendu ce que le marquis ft si grand, si large dpaules, ni mme si noir de cheveux. Elle avait toujours cru les Anglais blonds. Mais celui-ci tait trs brun et, de fait, sa mre avait raison. Ctait le plus bel homme quelle ait jamais rencontr.

Sans doute avait-elle resserr les doigts sur le bras de son oncle, car il la regarda et elle lentendit lui demander:

Te sens-tu bien, Virginie?

Ils avaient atteint lextrmit du salon et, prsent, elle se trouvait face lvque, avec le marquis ct delle. Elle sut, sans lever les yeux, quil avait tourn la tte pour la regarder et elle se flicita davoir un voile sur le visage. Dautre part, sa haute stature lempchait de voir autre chose que le diadme tincelant.

Le service commena.

Voulez-vous prendre cet homme comme poux pour le meilleur et pour le pire dans la richesse et la pauvret

Elle perut le son de sa propre voix, trs faible et semblant venir de trs loin:

Oui.

Elle entendit sa rponse, lui, ferme, forte et pourtant absolument impersonnelle. Sa voix tait trange une voix dAnglais et elle se demanda sils pourraient jamais communiquer lun avec lautre elle et cet tranger auquel la livrait ce mariage.

La crmonie avait pris fin. Quelquun souleva le voile qui lui dissimulait le visage. Son mari la guida, se dirigea vers la grande tente transforme en salle de rception dont un gigantesque gteau cinq tages occupait le centre.

Elle marchait avec peine, craignant chaque pas de se prendre les pieds dans sa robe. Elle nosait pas lever les yeux vers le marquis bien quelle lui tnt le bras. Elle avait conscience de sa prsence, conscience galement quil tait crisp.

Sa mre bavardait ct deux.

Par ici, marquis oh! prsent il me faut vous appeler autrement, nest-ce pas? Sbastien! Quel nom dlicieux! Sbastien et Virginie! Cela va si bien ensemble? Nest-ce pas? Jespre que le service vous a plu. Lvque de New York est un homme exquis un trs vieil ami. Pour rien au monde je naurais voulu quelquun dautre pour vous marier.

Ils atteignirent la table o trnait lnorme gteau qui les dominait.

Une coupe de champagne! continua MrsClay. Puis, bien sr, vous recevrez nos invits. Aprs, vous couperez le gteau. Je reste ici. Tout le monde va dfiler ici. Tous nos amis ont tellement envie de vous connatre, marquis je veux dire Sbastien. Vous tes un hte de marque pour New York. Je veux boire votre sant avant tout le monde Du champagne! Du champagne! (Elle sadressait lun des valets de pied.) Une coupe pour vous, Sbastien! Une coupe pour Virginie. A vous deux, mes chers enfants! Puissiez-vous tre toujours heureux!

Merci, madame, cest vraiment aimable vous! il avait la voix grave, calme.

A prsent, Virginie et vous devez boire la sant lun de lautre, insista MrsClay.

Le marquis se tourna vers elle et Virginie fut force de lever les yeux. Elle le regarda. Elle vit un visage trange, dune rgularit de traits presque incroyable, et lut dans ses yeux, non pas le dgot auquel elle sattendait, mais une expression dindiffrence presque cynique, indiscutable. Elle le regarda, stupfaite parce que ce ntait pas du tout ce quoi elle stait prpare.

A votre sant, Virginie, lentendit-elle dire.

Puis, comme elle sefforait de lui rpondre, elle eut limpression que tout tournait autour delle; le gteau de mariage scroulait. Mais ce ntait plus le gteau, ctait de largent des pices dor qui cascadaient. De largent! Lavalanche venait sur elle, lcrasait.

Elle se sentit tomber sous le poids de la masse dore et elle comprit en entendant quelquun crier sans doute tait-ce sa mre, mais elle naurait su laffirmer que lor lenveloppait et quelle ne pouvait le fuir.

2

On entendait des oiseaux chanter. Virginie se surprit les couter, cherchant les distinguer les uns des autres. Autrefois, il y avait trs longtemps, elle aurait reconnu un oiseau son chant.

Trs lentement, avec effort, elle ouvrit les yeux. Un nuage de papillons, rouges, blancs et jaunes voletaient contre un ciel trs bleu et elle prouva une impression denchantement et de bonheur. Soudain, un visage se dcoupa contre le ciel et une voix trs douce, mais o vibrait une note de vive motion, dit:

Tu es veille! Virginie, tu tes rveille!

La jeune fille tenta de parler et, lespace de quelques secondes, pensa quelle avait la gorge paralyse. Puis, dans un soupir, elle demanda:

Qui tes-vous?

Je suis ta tante, Virginie. Tante Ella May! Te souviens-tu de moi?

Je me souviens de vous.

Ses paroles taient peine audibles. Ses yeux se fermrent et elle sendormit.

Des heures plus tard, des jours peut-tre, elle reprit conscience. Les oiseaux staient tus. Mais, quand elle ouvrit les yeux, les papillons taient encore l et elle comprit que ctait peut-tre la chaleur de la journe. Elle pouvait voir les fleurs de glycine pendre en grappes autour de lendroit o elle tait couche et qui devait tre une vranda. Elle se sentit souleve par un bras solide et lon porta un verre ses lvres.

Bois, Virginie, cela te fera du bien, entendit-elle lui dire sa tante.

Elle obit. Ctait dlicieux, mais on lui retira le verre aprs quelques gorges.

O suis -je? demanda-t-elle, les yeux sur les papillons.

Ils lui semblaient symboliser quelque chose quelle cherchait attraper, ou peut-tre quelle avait perdu.

Tu es chez moi, rpondit sa tante. Je moccupe de toi.

Tante Ella May, bgaya la jeune fille. Je me rappelle maintenant Vous tes infirmire Ai-je t malade?

Oui, ma chrie, trs malade.

Quest-ce que jai eu?

Je ne pense pas quil faille en parler maintenant. Reste tranquille. Je te donnerai encore boire dans quelques minutes.

Non maintenant. Jai soif.

Un verre fut port ses lvres et elle tenta de reconnatre ce quil y avait dans cette boisson dlicieuse qui dissipait la scheresse de sa gorge.

Du miel! dit-elle quand elle eut fini de boire.

Sa tante sourit.

Avec du cresson, du cleri et dautres lgumes.

Des lgumes! rpta Virginie, surprise. (Mais poursuivre sur ce sujet lui cotait un trop grand effort.) Depuis combien de temps suis-je ici?

Longtemps, rpondit sa tante.

Virginie garda le silence quelques minutes, puis:

Je cherche me souvenir. Je suis tombe tait-ce un accident?

Ne te tracasse pas avec cela pour linstant. Contente-toi de dormir.

Jai limpression davoir dormi trs trs longtemps, murmura Virginie.

Le sommeil lavait reprise avant quelle ait termin sa phrase. Lorsquelle se rveilla, cette fois, le soir tait tomb. Elle tait lintrieur de la maison. Les rideaux taient tirs. Des rideaux de cretonne gaie, simples mais jolis. La pice tait petite avec un plafond bas et, bien que ce ft lt, un feu brlait dans la chemine. Virginie remua et sa tante, assise devant ltre, se leva et vint elle.

Tu es veille? Crois-tu pouvoir avaler un peu de soupe?

Elle acquiesa dun signe de tte et sa tante la servit. La soupe tait encore meilleure que la boisson au miel. Elle en but une grande quantit et sentit sa fatigue sattnuer.

Je suis heureuse de vous voir ma tante, dit-elle en choisissant ses mots avec soin, comme si elle avait du mal se les rappeler. Jai souvent pens vous mais vous ntes jamais venue nous voir New York.

Non, ma chrie, rpondit sa tante avec douceur.

Le souvenir revenait Virginie celui dclats de voix celle de son pre, fou de rage comme il savait ltre quand quelquun lui tenait tte de sa mre aussi, furieuse des portes que lon claquait et tante Ella May quittant la maison, les yeux pleins de larmes, mais lair dtermin, invaincue.

Je me souviens. Vous tes partie.

Oui, ma chrie. Je suis partie pour me marier. Mais je suis venue ton mariage parce que ta mre me la demand.

Mon mariage! (Virginie se figea. Puis, elle dit, comme pour elle-mme): Le gteau est tomb sur moi et lor! Ma tte me faisait mal. Ce devait tre cet norme cet horrible diadme.

Quand tu es tombe, dit tante Ella May, le diadme a roul par terre sans pouvoir sarrter.

Virginie sentit ses lvres trembler et elle eut un petit rire, trs faible.

Sa tante sourit.

Jai toujours jug les diadmes inutiles et ridicules.

Maman appelait cela une couronne, dit Virginie et elles rirent ensemble.

Mais leur gaiet ne dura pas.

Maman! scria la jeune fille dune voix effraye. Elle sera fche contre moi, parce que je suis malade. Pourquoi ma-t-elle laisse venir chez vous?

Sa tante se leva.

Nous parlerons de cela plus tard, ma chrie.

Non, maintenant, insista Virginie. Je veux savoir. Est-elle fche ou non?

Je ne veux pas te bousculer, rpondit sa tante de sa voix douce. Mais ta mre nest pas fche, ma chrie. Tu vois, elle est morte.

Virginie la regarda, stupfaite.

Morte! rpta-t-elle, lentement. Jamais je nai pens que maman pourrait mourir. Elle paraissait toujours si forte si indestructible Cest pour cela que je suis avec vous?

Oui, ma chrie.

Virginie eut ensuite limpression que plusieurs jours scoulrent en questions, en phrases haches, en rponses qui, plutt que leffrayer ou la bouleverser, la rendaient somnolente, avant quelle pt dcouvrir ce qui stait pass. Mais, en fait, sa tante le lui dit plus tard, elle tait si curieuse de tout quelle apprit la vrit dans les vingt-quatre heures qui suivirent sa reprise de conscience.

Aprs ton vanouissement, raconta sa tante, ta mre a piqu une vritable crise de rage. Elle pensait que tu faisais semblant dtre malade pour ne pas avoir recevoir les invits et que tu tais tombe par maladresse. Elle tait furieuse de voir le diadme par terre et encore plus furieuse de se rendre compte du mal quon avait te relever.

Continuez! soupira Virginie.

Ta robe et ton voile de tulle sont rests pour le compte. Mais, enfin, quand on ta ramasse et emporte dans une autre pice, voisine du salon o tous les invits staient groups, ta mre, hors delle, a cri que la rception continuait. Virginie nous rejoindra ds quelle se sentira mieux! Quelquun peut rester avec elle. Peu mimporte qui. Alors, je suis intervenue. Je moccuperai delle.

Oh! cest vous, Ella May? ma dit ta mre.

Eh bien, je suppose que vous tes bonne infirmire. Vous avez suffisamment dexprience. Mettez-moi cette enfant sur pied et aussi vite que possible.

Puis, elle a quitt la pice en claquant la porte.

Mais, quand je tai regarde, jai vite compris quil serait impossible de te remettre sur pied avant longtemps.

Les mdecins venus texaminer ont fait assaut dtalage scientifique, employant des noms trs compliqus pour le mal qui te frappait, poursuivit tante Ella May. Mais je vais simplifier les choses, pour toi. Pendant des annes, on ta gave, comme une oie de Strasbourg, de nourritures qui tempoisonnaient littralement. Du sucre, du lait trs riche, des pts, des gteaux ajouts au vin prescrit par les mdecins, ont converti un jeune corps sain et vigoureux en une montagne de chair malsaine. Non seulement ton cur na pas pu supporter leffort, mais le poison a gagn ton cerveau et additionn langoisse, au chagrin causs par ton mariage, a provoqu ce que les gens de la campagne appellent une fivre crbrale.

Virginie sursauta.

Une fivre crbrale! scria-t-elle. Cela veut-il dire que jtais folle?

Tu dlirais seulement, lui expliqua sa tante. Tu ne faisais que parler dargent. Cest un mot qui ne ma jamais beaucoup plu. A prsent, je lai en horreur.

Quand je suis tombe, jai cru tre prise sous une avalanche dor. Je men souviens nettement. Le gteau scroulait, lui aussi.

Ce monstrueux difice de sucre blanc indigeste! scria sa tante en souriant. Cest ce qui aurait pu lui arriver de mieux.

Ainsi je ne suis pas revenue assister la rception de mariage! Maman a d tre furieuse.

A un tel point, quelle a eu une attaque pendant la nuit.

Oh, non! sexclama Virginie. Pauvre maman! Jai d terriblement la dcevoir.

Oui, cest vraisemblable.

Elle ne ma jamais aime, constata la jeune fille. Elle se plaignait de trop me gter, mais elle se contentait de me faire des cadeaux quand je cdais ses exigences. Jamais je nai eu lautorisation de faire ce que jaurais dsir. Sans doute vais-je vous choquer, ma tante, mais je ne peux pas dire que je regrette la mort de maman. Elle ma toujours donn limpression que jtais engloutie par une norme vague, sans aucun espoir de secours.

Allons, ne disons pas de mal de ceux qui ne sont plus, dcida Ella May dune voix claire. Mais je crois que mme les meilleurs amis de ta mre admettraient quelle tait difficile vivre. Elle a pouss ton pre faire fortune et leffort a t tel pour lui quun jour il sest croul. Elle a agi de la mme faon avec toi, nest-ce pas?

Virginie baissa la tte.

Que sest-il pass, demanda-t-elle, dune voix peine audible avec lui?

Avec ton mari? sinforma sa tante dun ton gal. Il a t le seul qui ait paru garder son sang-froid, aprs lattaque de ta mre. Tu tais malade dans une pice et ta mre dans une autre. Tout le monde parlait en mme temps pour ne rien dire, et personne nagissait! Avous, notaires, excuteurs testamentaires sont apparus comme par magie, mais pour ajouter la pagaille. Cest alors que jai parl ton mari, pour lui proposer de temmener chez moi, la campagne. Je lui ai dit que jtais infirmire. Il a aussitt accept mon offre.

Ah! cest comme a que je suis ici. tait-il mcontent, lui aussi?

Ella May secoua la tte:

Non, seulement dsol. En fait, Virginie, je lai trouv trs sympathique.

Je le hassais, dclara la jeune fille. Et je le hais toujours. Maintenant que maman est morte, je ne suis plus force de rester marie avec lui, nest-ce pas?

Nous parlerons de cela une autre fois, veux-tu?

Non, je veux en parler maintenant, insista-t-elle. Comprenez-vous, ma tante, maman ma force pouser un homme que je navais jamais vu, tout simplement pour prouver aux autres femmes de la socit new-yorkaise quelle pouvait faire mieux quelles. Elle voulait rivaliser avec MrsAstor et rien de ce que je pouvais faire ou dire ne laurait fait renoncer sa dcision.

Tu aurais tout de mme pu refuser?

Oh! jai refus. Et maman ma menace, si je persistais dans mon refus, de menvoyer chez tante Louise jusqu ce que jaie vingt-cinq ans.

Chez ta tante Louise? (Ella May se leva, fit quelques pas dans la chambre:) Quelle odieuse mchancet!

Aussi navais-je pas le choix, continua Virginie. Jai d faire ce quelle voulait. Mais je dtestais cet homme. Je ne veux plus jamais, jamais le revoir!

Pour la premire fois on percevait une note de passion dans sa voix calme. Sa tante revint vers elle et, avec douceur, la recoucha contre ses oreillers.

Ne parle plus de cela et ny pense plus, dit-elle. Nous en aurons le temps plus tard. Tu as t trs malade, Virginie. Tu dois te montrer trs raisonnable et refaire tes forces. Ne te tracasse en rien. Tout sarrangera, je te le promets.

La jeune fille resta crispe quelques secondes puis elle eut un petit rire.

Il a d me dtester, lui aussi? Il ignorait ce quon lui rservait jusquau moment o nous nous sommes trouvs devant lvque. Je suis persuade quil a d avoir un choc en voyant ma figure, sous le diadme.

Sa tante sassit sur le lit.

Virginie, dit-elle. Je taime normment. Mme toute petite fille tu avais le sens de lhumour, qualit dont ton pre et ta mre taient totalement dpourvus. Tous ceux qui savent rire deux-mmes sont mes amis.

Je ne suis pas assez stupide pour ne pas comprendre que javais lair dun monstre. Maman mavait force boire du champagne et du caf toute la matine. Javais le sang la tte et, sous mon voile, je pouvais peine respirer. Oh! ma tante! Pourquoi suis-je ne aussi hideuse? Maman tait plutt jolie beaucoup de gens la disaient ravissante. Et papa tait sduisant, nest-ce pas?

Oui, ils formaient un beau couple, reconnut Ella May. Je me demande, Virginie, si tu es assez forte pour supporter un autre choc?

La jeune fille ne put cacher une certaine apprhension:

Que sest-il pass?

Attends une minute. Il faut que tu tasseyes (Elle laida se redresser dans le lit.) A prsent, ferme les yeux. Cest une surprise, mais trs agrable.

Vous en tes sre? sinquita Virginie, soudain craintive. Personne ne va venir, nest-ce pas?

Ferme les yeux, et fais-moi confiance.

Elle obit. Elle entendit sa tante sloigner du lit, puis revenir.

Maintenant, ouvre les yeux, ordonna-t-elle.

Virginie souleva les paupires et se trouva face face avec une inconnue. Il lui fallut peine une seconde pour comprendre que sa tante tenait un grand miroir en travers du lit. Puis, elle crut rver ou tre devenue folle car, dans le miroir, quelquun la regardait quelle navait jamais vu.

Il sagissait dune jeune fille peu prs du mme ge quelle. Une jeune fille avec de trs grands yeux dans un petit visage mince. Les pommettes en taient accentues, la ligne des mchoires aigu contre un cou long et, cascadant sur les paules de cette jeune fille, une profusion de cheveux blonds, dun or trs ple, presque blanc.

Longtemps, Virginie ne put que fixer cette image puis, dune voix quelle reconnut peine, elle demanda:

Est-ce rellement moi?

Cela a toujours t toi, rpondit sa tante avec un sourire. Mais tu tais cache par la graisse qui avait rendu grotesque et hideux ce qui aurait d tre jeune, gracieux et souple.

Regardez mes doigts, dit Viriginie, levant les mains vers son visage. Et mes bras. Oh, tante Ella May! Jamais je ne me reconnatrai! Et quest-ce qui est arriv mes cheveux?

Une fivre crbrale fait souvent blanchir les cheveux de ceux qui en souffrent. Mais leur couleur reviendra avec le temps, lorsque tu iras tout fait bien, que tu auras retrouv tes forces. Tu vois, Virginie, tu es, aprs tout, une trs jolie fille.

Jolie! Comment puis-je tre jolie? stonna la jeune fille.

Mais elle vit la joie faire place lincrdulit dans les yeux de son vis--vis, dans le miroir. Des yeux gris sombre teint de violet et frangs de cils noirs, trs longs. La forme du visage, le petit nez droit, les sourcils arqus, le front haut et lisse, tout tait dune indniable beaut.

Je ne peux pas arriver y croire, dit-elle.

Et, brusquement pour la premire fois depuis quelle avait repris conscience, elle se mit pleurer.

Sa tante posa le miroir et, se penchant vers elle, lappuya doucement contre ses oreillers.

Je ne peux pas y croire Je ne peux pas, murmurait la jeune fille travers ses larmes.

Cest pourtant vrai, affirma Ella May. Maintenant mon petit, il faut dormir. Si tu tnerves trop, tu vas me faire regretter de tavoir montr ce que tu es.

Jai tellement limpression de perdre mon temps dormir, se plaignit-elle. Jai tellement de choses auxquelles il me faut penser.

Mais elle sendormit quand mme.

Quinze jours plus tard, rentrant du jardin, elle sassit sous la vranda o sa tante cossait des petits pois pour le djeuner.

Je suis alle jusquau bois et je suis revenue dune seule traite, dit-elle triomphante. Je ne suis pas du tout fatigue.

Sa tante la mit en garde:

Nexagre pas.

Je me sens si lgre que jai limpression que le vent pourrait me soulever jusquau fate des arbres.

Tu es trop lgre, rpliqua sa tante. Il y a un poulet pour le djeuner. Si tu nen manges pas une bonne portion, je te renvoie au lit.

Vous ne seriez pas aussi cruelle, protesta Virginie. Dailleurs, jai normment de choses vous dire. Vous rendez-vous compte, ma tante, que jai t si absorbe par mon nouvel aspect que je nai pas eu le temps de vous parler de mon mariage?

Je voulais en discuter avec toi. Vois-tu, jai reu une lettre de ton mari, ce matin.

Vous avez reu une lettre du marquis?

Oui. Mais il est duc, prsent. Il faut te rendre lvidence, ma chrie, tu es duchesse!

Cest bien la dernire chose dont je me soucie! Et il faut vous arranger pour vous dbarrasser de lui.

Il a t trs attentionn, poursuivit Ella May. Il a crit tous les mois pour avoir de tes nouvelles.

Pourquoi sinquite-t-il de moi? Il a eu son argent largent que maman lui a donn pour mpouser. Il peut galement avoir toute ma fortune sil le souhaite. Cela ne mintresse pas, il peut tout garder.

Cest lun des sujets dont je veux te parler. Te rends-tu compte que, avec la mort de ta mre, tu es devenue lune des jeunes femmes les plus riches dAmrique?

Cela mest gal, rpta Virginie. Je ne veux rien de plus que ce que jai ici.

Sa tante se mit rire:

Tu ne serais pas heureuse longtemps. Tu trouverais vite cela trs lassant.

Cest ce que vous prouvez?

Ella May secoua la tte en souriant:

Non, parce que cest ma maison. Je suis arrive ici quand je me suis marie et, au dbut, nous avons t trs heureux et trs pauvres. Ton pre ma bannie de la famille parce que jai pous lhomme que jaimais.

Oh! ma tante! Vit-il toujours?

Non, ma chrie. Il est mort il y a deux ans. Cest la raison pour laquelle jai t heureuse, en un sens, de pouvoir moccuper de toi. Tu vois, jai t trs seule, sans mon mari. Nous navions pas denfant et jai eu limpression den avoir un ici, ayant besoin de moi, dpendant entirement de moi pendant tous ces mois.

Tous ces mois? rpta Virginie. Je ne vous lai pas encore demand. Depuis combien de temps suis-je ici?

Un an et deux mois.

La jeune fille ne put cacher sa stupeur.

Tout ce temps! Et je ne vous ai pas reconnue?

Non, ma chrie. Mais tu le peux maintenant et cela seul compte. Autant que je men souvienne, rien ne ma donn autant de satisfaction que de te voir comme tu es aujourdhui.

Virginie baissa les yeux, contempla la robe de cotonnade dmode quelle portait. Elle avait appartenu sa tante et, malgr les retouches, restait beaucoup trop large pour elle.

Encore heureux que vous ayez eu quelque chose me prter, constata-t-elle. (Puis, elle ajouta:) Jai dcid une chose. Je vais rester ici, avec vous si vous voulez de moi, videmment. Mon argent servira au moins payer ma pension.

Je ne prendrai pas ton argent, rpondit sa tante dun ton sec. Pas un sou. Jai dit ton pre, quand il ma chasse, que je me dbrouillerais toute seule et que je ne lui demanderais jamais un centime. Jai tenu ma promesse. Je ne vais pas la rompre prsent, mme pour toi.

Voulez-vous dire que vous avez tout pay pour moi pendant plus dun an?

Tu ne mas pas cot trs cher. Et si tu nas pas eu tout le confort dont on taurait entoure dans une clinique de luxe, au moins tai-je ramene la vie, ma faon.

La meilleure qui soit! scria la jeune fille, loyale. Et ne vous tracassez pas, ma tante. Si jamais je men allais, je noublierais pas tout ce que vous mavez appris quant la valeur alimentaire des lgumes et que le seul sucre dont on ait besoin est celui du miel des abeilles du jardin.

Tu es pour moi la meilleure des publicits. Mais, ma chrie, le monde tattend et, quand tu seras un peu plus forte, il te faudra aller lui faire face.

Virginie se rebella.

Et pourquoi le devrais-je?

Pour commencer, il y a ton mari, rpliqua sa tante en prenant une lettre pose ct delle sur le canap.

Je ne veux pas le voir. Je veux ne jamais le voir.

Pourquoi? Aurais-tu peur de lui?

Non, il ne me fait pas peur. Mais je le mprise. Cest un coureur de dot. Un homme capable daccepter un pot-de-vin pour pouser une fille quil na jamais vue.

Ce nest pas joli-joli, je te laccorde. Mais, cependant, je dois tre honnte avec toi, Virginie, et le dire quil mest sympathique. Il sest montr si calme, si srieux au milieu de tous ces gens qui hurlaient. Quand ta mre sest effondre, il la porte sur son lit, a fait appeler un mdecin, a donn des instructions aux domestiques et, qui plus est, sest fait obir de tout le monde. Jaime ce genre dhomme. Il ma rappel Clment, mon mari.

Peu mimporte qui il vous rappelle, rpliqua Virginie avec une certaine insolence. Je veux tre dbarrasse de lui.

On ne divorce pas facilement, ici, rpondit Ella May avec calme, et cest encore plus difficile en Angleterre.

Mais il ne peut pas vouloir me garder! scria Virginie.

a, videmment, cest lui den dcider. Ses lettres sont toujours courtoises. Il ne manque jamais de demander sil peut faire quelque chose. Je pense, Virginie, quil me faut lui dire que tu es gurie.

Non! Non! Ne faites pas a! Vous mentendez, ma tante? Ne faites surtout pas a! Il pourrait venir me voir et, a, je ne le supporterai pas.

Rien ne presse, rpondit Ella May dun ton pos. Mais il faudra bien quil le sache tt ou tard. Parce que, moins que tu ne restes en cage ici pour le reste de ta vie, les gens lapprendront.

Quels gens? Je nai pas damis.

Mais il y a toujours la presse. Quand tu te sentiras mieux, tu regarderas dans le dernier tiroir du bureau, dans le salon, et tu y trouveras un paquet de journaux que jai gards ton intention des photographies de ton mariage des gros titres concernant ta maladie. La jeune pouse dun marquis a eu droit la premire page de beaucoup de quotidiens pendant longtemps. La mort de ta mre na fait quajouter au drame.

Virginie ne put retenir un petit sanglot.

Oh, ma tante! Que vais-je faire?

Thabituer cette ide, rpondit sa tante. Vois-tu, Virginie, tu nas jamais eu, en fait, prendre de dcisions. Ta mre ne te laissait pas le faire et, bien que je sache quelle ntait pas facile vivre, je crois que tu avais une certaine tendance te laisser dominer par elle, tout simplement parce que tu naimes pas te battre. La soumission nest pas une vertu amricaine. Il faut apprendre sortir ses griffes et cesser davoir peur des autres. Aprs tout, ils ne sont pas diffrents de toi. Leur cur bat. Ils saignent si tu les corches et, eux aussi, connaissent la peur et linquitude, langoisse et loppression.

Virginie garda le silence quelques minutes avant de demander:

Que voulez-vous que je fasse?

Que tu dcides par toi-mme.

Vous tes davis que je lui demande de venir ici pour me voir?

Je pense quil te faudra lui dire dans trs peu de temps que tu es gurie. Ce sera vraisemblablement trs amusant dobserver sa raction quand il verra ce que tu es devenue, sil se souvient de ce que tu tais quand il ta pouse.

Je le hais et je le mprise, protesta Virginie. Savez-vous pourquoi jai fini par meffondrer? Parce que pendant trois semaines, aprs que maman meut dit quil fallait que je lpouse, je ne pouvais pas dormir et je rptais sans cesse Je vous dteste! Je vous dteste!. Jai mme model une figurine avec de la bougie et jai piqu des pingles dedans en disant: Meurs! Meurs! Ma nurse mavait racont que les Indiens font a pour les gens quils dtestent. Mais il nest pas mort. Il est arriv et je lai pous.

Un sanglot linterrompit:

Vous aurez envie de rire en vous rappelant quel point jtais affreuse, mais je rvais quun jour je tomberais amoureuse. Jesprais rencontrer un homme qui maimerait malgr ma laideur et pas pour mon argent. Sans doute ai-je gard au fond de ma mmoire le souvenir de la faon dont vous avez tenu tte papa et dcid dpouser lhomme que vous aimiez. Je ntais pas bien vieille, lpoque, mais je me rappelle avoir entendu papa et maman dire que vous tiez folle et que seuls les imbciles prtendaient pouvoir faire passer lamour avant le reste. Mais dj je savais que vous aviez raison.

Ma pauvre petite! dit Ella May, trs doucement.

Je suis devenue de plus en plus laide, continua Virginie, mais cela ne ma pas empch de rver. En me couchant, le soir, je me racontais une histoire. Jen tais toujours lhrone et le hros tombait amoureux de moi, parce quil ne savait pas qui jtais.

Parfois je le rencontrais par hasard dans le parc. Dautres fois ctait dans un magasin. Je perdais maman dans la foule, ou jtais spare de ceux qui maccompagnaient. Puis, quand jai compris quel point jtais affreuse, jai dcid quil serait aveugle. -Je lui faisais la lecture par piti et il sprenait de ma voix. Enfin, nous nous mariions et nous tions heureux parce que nous nous aimions pour nous-mmes et non pas pour ce que nous paraissions tre.

Oh! ma pauvre petite chrie! Si seulement javais su Bah, a naurait rien chang. Je naurais pas pu venir avec toi dans cette grande maison impressionnante et, de toute faon, ta mre ne maurait pas laiss faire.

Quand jy repense, mes rves taient plus rels que ma vie de chaque jour, dclara Virginie. Mais vous savez, ma tante, jai essay de mamliorer. Je me suis efforce dtre digne de cet homme qui me voulait, moi, et non pas mon argent. Jai beaucoup travaill mes leons quand je ne souffrais pas de ces terribles maux de tte. Je lisais normment de livres, trs difficiles comprendre. Mais je me forais les lire parce que jtais persuade quils me rendraient plus intelligente.

Je suis sre que tu as russi.

Jespre. Jai fini par avoir si mal la tte que jai eu de la peine me concentrer. Mais jai lu une grande quantit douvrages. Vous allez rire, mais je connais toute lhistoire dAmrique, de Grande-Bretagne et une bonne partie de celle de France.

Jamais on ne perd son temps sinstruire.

Maintenant, vous comprenez, continua Virginie, pourquoi la seule ide dtre marie un homme qui ne veut de moi qu cause de mon argent mhorrifie! Cela trahit tout ce en quoi je croyais, tous mes rves et toutes mes ambitions, toutes ces choses auxquelles jai cru, pour lesquelles jai vcu depuis cinq ans.

Il y eut un silence et, soudain, Virginie tomba genoux devant sa tante.

Aidez-moi, ma tante! supplia-t-elle. Aidez-moi me dlivrer de lui! Maintenant que jai chang -et seulement grce vous , maintenant que je suis une jeune fille normale, peut-tre, oui peut-tre pourrai-je trouver lhomme dont jai toujours rv. Mais, dabord, il faut que je sois libre! Libre de ce coureur de dot. Je vous en supplie, aidez-moi!

Sa tante regardait le petit visage lev vers elle. Elle est ravissante, songeait-elle. Il ne lui sera pas difficile de trouver, non pas un, mais des douzaines dhommes qui tomberont amoureux delle. Mais elle les souponnera toujours. Toujours, elle se demandera sils sont intresss par elle ou par son argent.

Aidez-moi, priait Virginie, ses grands yeux gris-violet embus de dsespoir.

Sa tante posa le saladier plein de petits pois dun geste vif.

Je taiderai, dit-elle dun ton un peu sec. Mais, tout dabord, prparons le djeuner. Nous avons besoin de bonne nourriture pour aborder un problme de cette taille.

Avec un petit cri, Virginie se leva dun bond.

Oh, ma tante! dit-elle en la prenant par le cou. Je savais que vous ne mabandonneriez pas.

Tout a, cest trs bien, rpondit Ella May avec un petit rire et tout en se dgageant de ltreinte de sa nice. Mais cela ne va pas tre facile.

Vous allez lui crire, nest-ce pas? demanda Virginie ardemment. Vous lui direz que je veux divorcer et quil peut avoir tout largent quil veut sil me rend ma libert.

Je nai pas lintention de faire quoi que ce soit de ce genre, rpliqua sa tante en se dirigeant vers la cuisine.

Virginie la suivit.

Vous ne le voulez pas?

Pour commencer, on peut sattendre, de la part dun homme auquel on demande de prendre une telle dcision, quil rapplique ds rception de ma lettre. Est-ce vraiment ce que tu veux?

Virginie plit:

Oh! non, je ne veux pas de lui ici! Non, non, ma tante! Faites en sorte quil reste o il est. Dites-lui que, sil vient en Amrique, je ne lui donnerai pas un sou.

Sa tante versa les petits pois dans une casserole et y ajouta plusieurs morceaux de beurre.

Cela ne servira rien, rpondit-elle avec fermet.

Alors que pouvons-nous faire? demanda Virginie, dcourage.

Jai une ide, dclara Ella May sactivant au-dessus du fourneau. Jy pensais hier soir, puis je me suis dit: Non, cela ne marcherait pas avec Virginie. Dune part, elle nen a pas la force, dautre part, elle nest pas assez courageuse.

Bien sr que si, je le suis! protesta la jeune fille. De quoi sagit-il?

Non, inutile den parler. Vois-tu, pour mettre mon ide excution, il faut quelquun de trs dcid, dextrmement intelligent, en un mot de quelquun qui ait du cran! Honntement, Virginie, ma chrie, malgr toute laffection que jprouve pour toi, je ne crois pas que tu sois le personnage qui convienne.

Ma tante, vous minsultez! scria la jeune fille. Jai toutes ces qualits. Je nai jamais eu la possibilit de le prouver, cest tout. Donnez-men loccasion. Je ne vous dcevrai pas, je vous le promets.

Sa tante sloigna du fourneau, un faible sourire aux lvres:

Parfait. Je vais te rvler mon plan. Mais retiens ton souffle car il ne va pas te plaire.

De quoi sagit-il? voulut savoir Virginie, le menton lev dans une attitude dcide toute nouvelle chez elle.

Eh bien! il sagit pour toi daller en Angleterre, rpondit Ella May dune voix gale.

3

Virginie traversa le pont du paquebot pour sinstaller sur la plage arrire. La mer tait lisse, creuse seulement par le sillage du navire et le plongeon des mouettes criardes. Beaucoup de gens suivirent des yeux cette jeune fille mince et ravissante, aux merveilleux cheveux dor ple qui captaient la lumire.

La plupart des hommes la regardaient avec admiration. Virginie ne les remarqua mme pas. Plonge dans ses penses, elle tait perdue dans un monde nayant de ralit que pour elle.

Il avait fallu sa tante du temps et de nombreux arguments pour la convaincre qualler en Angleterre tait, pour elle, la seule chose faire.

Quelle autre solution as-tu proposer? lui avait-elle demand. Dois-je crire au duc, lui annoncer que tu vas mieux et lui demander de venir ici, pour te voir? Est-ce cela que tu veux?

Virginie avait frissonn:

Non. Je ne supporterais pas de le voir. Toutes les explications, son tonnement devant ma mtamorphose et puis le rencontrer pour la premire fois dans le bureau dun avocat me serait intolrable. Ne pouvez-vous pas tout simplement lui crire, ma tante, que je veux divorcer?

Je ne pense pas quil y consentirait, avait rpondu Ella May. Tu vois, ma chrie, je connais les aristocrates anglais. Ils sont trs orgueilleux. Ils dtestent le scandale. Nombre dentre eux ont une conduite totalement immorale du moins selon nos critres du Nouveau Monde; mais les maris demeurent attachs leur femme et les femmes leur mari, quoi quil arrive. Quel que soit le manque dlgance dont ils font preuve dans lintimit, en public ils donnent une impression dentente parfaite et conservent leur dignit.

Cest de lhypocrisie, dclara Virginie, mprisante.

Dans un certain sens, certainement, avait reconnu sa tante. Mais ils ont un ct grandiose.

Comment savez-vous tout cela?

Quand jai eu mon diplme dinfirmire notre famille tait fort pauvre, mme ton pre lpoque , jai eu la chance de devenir linfirmire particulire de MrVanderbilt. Il connaissait tout le monde et allait partout. Il memmena en Angleterre avec lui o nous avons t reus dans toutes les grandes maisons, y compris la tienne.

La mienne!

Oui, nous avons t reus Ryll Castle. videmment, ton mari, le duc actuel, ntait quun petit garon. Je ne me souviens mme pas de lavoir vu. Mais son pre tait un homme merveilleux et sa mre une pure aristocrate, mais elle ma dplu.

Leur avez-vous parl?

Ella May stait mise rire:

Je ne me le serais pas permis. Mais je les ai vus de loin, et jai beaucoup entendu parler deux. Parfois, jtais l quand ils sentretenaient avec MrVanderbilt et cela ma fait grande impression. Je veux que tu te rendes compte par toi-mme quel est le genre de vie que tu refuses davoir.

Vous me voyez dans des circonstances de ce genre? avait demand Virginie avec un petit rire.

Parfaitement! Tu es extrmement jolie, Virginie, et les Anglais apprcient la beaut, surtout une jolie duchesse.

Eh bien! cest une chose quils ne sauront jamais de moi. Jaccepte votre ide, ma tante, mais une seule condition. Jy vais sous un faux nom de faon que personne ne puisse savoir qui je suis.

Sans doute ai-je lu trop de romans, mais je trouve que ce serait une aventure sensationnelle! Tu pars, inconnue, pour linconnu. Personne ne pourra te reconnatre puisque lon ne ta jamais vue. Le duc, quant lui, a aperu un monstre obse qui portait ton nom. Comment pourrait-il faire un rapprochement avec la ravissante et mince jeune fille qui vient Ryll Castle sans la moindre intention de le revendiquer comme poux?

Et, en admettant que jaccepte votre ide, si folle quelle soit, pour qui voulez-vous que je me fasse passer?

Jy ai bien rflchi. Tu me las dit toi-mme, tu tintresses lHistoire. Eh bien, quand je rpondrai la dernire lettre du duc, je lui demanderai de me rendre un grand service. Il peut difficilement me le refuser puisque je suis cense continuer moccuper de sa femme toujours inconsciente. Je lui dirai que jai une jeune amie qui tudie lHistoire dAngleterre et je lui demanderai sil consent lautoriser venir Ryll Castle pour effectuer des recherches dans sa magnifique bibliothque.

Est-elle rellement aussi magnifique que cela?

Je ne lai vue quune fois. MrVanderbilt mavait envoye chercher un livre quil dsirait. Jai t blouie. Souvent, jai rpt mon mari qui adorait les livres: Ah! si tu pouvais voir la bibliothque de Ryll Castle. Cest trop beau pour y croire.

Croyez-vous que le duc acceptera? Et sil ne veut pas dune personne supplmentaire au chteau?

Ella May avait clat de rire, la tte renverse en arrire:

Ma pauvre chrie! Si jy envoyais une arme, il ne sen apercevrait mme pas! Ryll Castle est immense. Il doit y avoir des dizaines, sinon des centaines de gens employs l-bas, dans les curies, sur le domaine et dans les forts. Ils ont mme leur propre brasserie et un atelier de menuiserie. Jai pouss MrVanderbilt jusque-l parce que cela lintressait.

Ne pouvait-il pas marcher?

Oh, non! Il tait trs vieux quand il ma engage. Et il ma choisie parmi un tas dautres candidates parce que jtais jeune. Jaime avoir des jeunes autour de moi, disait-il. Ils me donnent un peu de leur jeunesse.

Ella May avait eu un petit soupir comme si elle regrettait cette poque puis elle avait poursuivi:

Rien de ce que tu as vu en Amrique ne ta prpare pour lAngleterre. Mais naie pas dides prconues. Cela a du bon et du mauvais. La vie de la haute socit a un ct somptueux assez passionnant.

Fort intresse, Virginie avait voulu en savoir davantage:

Racontez encore. Avez-vous assist de grandes rceptions?

Bien sr que non. Je ntais quune infirmire. On me considrait comme une domestique dun rang lev, mais une domestique quand mme. Mais, comme je ntais pas orgueilleuse, jai regard pardessus la rampe avec les autres quand le prince et la princesse de Galles sont venus dner. Les femmes avec leurs robes dcolletes et leurs tournures, leurs diadmes, leurs rivires de diamants et leurs bracelets tincelants sur leurs gants de chevreau, ressemblaient des cygnes. Les hommes portaient des culottes la franaise. Ils ruisselaient de dcorations et ils avaient des cols si hauts et si raides quon se demandait comment ils pouvaient tourner la tte. Ctait trs excitant et trs beau. Je rvais de pouvoir descendre et danser au son de lorchestre viennois avec lun de ces beaux jeunes gens, dans la serre.

Ma tante, vous me stupfiez!

Ma chre, je suis trs romanesque, sans quoi je naurais jamais pous ton oncle. Il ma fallu une belle dose de courage pour dfier la famille toute entire et rejeter tout ce que moffrait ton pre pour renoncer lhomme que jaimais.

Vous avez eu plus de courage que moi, avait murmur Virginie.

Ne te fais aucun reproche, ma chrie. Tu tais malade, vraiment malade.

Le Dr Fraser a dit que vous maviez sauv la vie.

A mon avis, si ces mdecins la mode avaient continu te traiter de cette faon grotesque tu serais morte. Ils sont responsables, pour une grande part, de ta maladie. Pour le reste, cest ta mre la coupable.

Dinstinct, Virginie avait pris la dfense de sa mre:

Elle a fait de son mieux.

Elle a fait ce quelle a jug le mieux pour elle. Je suis dsole, Virginie, mais nous avons toujours t franches lune envers lautre. Et je crois que tu mas fait confiance parce que je tai toujours dit la vrit. Ta mre tait une femme extrmement goste et elle ta contrainte faire la plus grande erreur que puisse commettre une jeune fille: pouser un homme quelle naime pas. Je ne veux pas que tu commettes une autre erreur prsent.

Voulez-vous dire par l que je ne dois pas chercher obtenir mon divorce?

Je pense quil faut que tu voies par toi-mme quelle est la meilleure faon de mettre fin ton mariage, si cest ce que tu dsires.

Bien sr que cest ce que je dsire! Vous nallez tout de mme pas croire que je veuille rester marie un coureur de dot? Un homme qui ma achete comme nimporte quelle marchandise dans une boutique. Il a vendu son titre et maman ma donne en change, sans tenir compte des sentiments que je pouvais prouver.

Et elle lui a dit, videmment, que tu tais oppose ce mariage?

Virginie avait hsit:

Non, je ne la vois pas agissant ainsi.

Alors comment sais-tu quil ne ta pas pouse, persuad que tu voulais son titre tout autant quil voulait ton argent? Peut-tre est-ce une faon dagir que nous rprouvons autant lune que lautre. Mais, en tant que contrat commercial, ctait parfaitement lgitime de sa part. Du point de vue de lAmricain moyen, il a donn autant quil a reu.

Je ne lai pas vu sous cet angle.

Tu es, je crois, autant que moi, honnte, prise de justice et du sens de la libert individuelle, et cest pourquoi je suis davis que tu dois aller en Angleterre et juger par toi-mme. Apprendre savoir qui est exactement ton mari. Au fond, nous ne le connaissons ni lune ni lautre. Ta mre aimait crier sur tous les toits quelle tait une amie de la vieille duchesse. Ce qui signifiait, en fait, quelle expdiait quelques centaines de dollars pour une uvre quelconque chaque fois que la duchesse le lui demandait. Les notaires mont envoy la correspondance personnelle de ta mre, ici, pour que jy mette de lordre et pour te la montrer quand tu serais rtablie, et la chre duchesse nprouvait aucun scrupule rclamer des fonds. Des dons pour les enfants malades; les animaux abandonns; les clochards; les sans-logis; les clochers dglise sur le point de seffondrer. Il y avait mme un appel pour le Rconfort des marins! Je suis suffoque que lon puisse demander de largent un tranger pour faire la charit ses propres compatriotes, mais ta mre obtemprait chaque fois.

Jamais elle naurait os refuser une duchesse.

Cela parat vident, avait rpondu Ella May schement. Et maintenant, une bonne partie de ton argent ira contribuer aux mmes causes.

Que voulez-vous dire? avait demand Virginie, trs intresse.

Je veux dire que ton mari peut se servir de ta fortune comme bon lui semble.

Dans ce cas, il me parat normal daller voir l-bas comment on dpense mon argent, avait comment la jeune fille, la bouche dure, soudain.

Cest exactement ce que je dsire te voir faire.

Aprs cela, elle avait accept avec un certain amusement lide daller en Angleterre. Elle avait beaucoup aim se rendre New York avec sa tante pour choisir des vtements pour le voyage. Pour la premire fois, elle avait pu acheter des robes son got et constater avec un tonnement ravi que tout ce quelle essayait la rendait encore plus sduisante.

Son tour de taille dune finesse extrme, sa silhouette gracile lui permettaient de porter les toilettes dans lesquelles elle stait toujours imagine les mousselines volants, les corselets cintrs, les petits bolros lgants, au-dessus dune jupe gonfle par un jupon de soie froufroutant.

Elle stait montre assez sage pour ne rien acheter dextravagant. Comme elle lavait dit sa tante:

Si je suis une tudiante en histoire, srieuse, il ne faut pas que jaie lair trop chic.

Ella May navait pas rpondu. Son il vif avait dj remarqu que Virginie mettait en valeur tout ce quelle portait. Non seulement elle avait une nouvelle silhouette, lgante, mais elle tait beaucoup plus grande.

Jai grandi! avait constat la jeune fille la premire fois quelle stait vue, en pied, dans une grande glace.

Exactement de six centimtres, avait rpondu sa tante. Cela arrive souvent quand on reste couch trs longtemps.

Je ne peux pas y croire, avait murmur Virginie comme elle lavait dj si souvent dit en se regardant.

Depuis quelle avait quitt son lit et quelle tait sortie au soleil, ses cheveux avaient commenc perdre leur aspect mort. Une nuance dore leur confrait la couleur des premiers rayons du soleil, laube.

Chaque jour, elle recevait de sa tante une leon de savoir-vivre en Angleterre.

videmment, je nai jamais t dans un des grands salons, ni mme dans la salle manger, avait expliqu Ella May avec une certaine mlancolie. Mais je connais beaucoup de leurs coutumes, l-bas, pour avoir entendu parler MrVanderbilt et sa famille. Par exemple, ce sont les femmes du rang le plus lev qui quittent la pice en premier, aprs le dner. Les autres suivent selon leur rang personnel.

Et si lon ignore limportance des autres?

Ella May avait ri:

On part en dernier. Il vaut beaucoup mieux avoir lair modeste que prtentieuse.

Il y avait tant de choses dont il fallait se souvenir quaprs un certain temps Virginie avait dclar:

Bon, eh bien! je pense que le mieux faire est de rester moi-mme. On jugera tout simplement que je suis amricaine et que jignore les rgles anglaises. Dautre part, comme vous le dites, je ne prendrai pas part la vie mondaine de la maison, alors, quimporte?

Tu pourras tre invite dner quand il ny aura aucun personnage important, avait dit Ella May pleine despoir.

Mais Virginie savait parfaitement que sa tante ne cherchait qu la consoler et que cette perspective restait invraisemblable.

Ce nest quune bande de snobs, avait murmur la jeune fille quand elle avait t seule. Jy vais, rien que pour les observer. Quand je serai revenue, je serai bien contente de savoir quoi jai chapp.

Mais, le moment du dpart venu, elle avait t terrifie:

Je ne veux pas partir, ma tante. Jai chang davis. Laissez-moi rester avec vous.

Tu nes quune poule mouille! Ce nest vraiment pas amricain.

Pourquoi devrais-je aller en Angleterre et me faire traiter avec condescendance par des gens que je hais et que je mprise?

Elle pensait au duc et avait parl avec vhmence.

Ne les laisse pas te traiter avec condescendance. Regarde-les donc en redressant le menton. Ce petit menton dont tu sais parfaitement le servir quand tu as dcid quelque chose.

Virginie navait pu sempcher de rire:

Vous tes ridicule, ma tante!

Je me souviens de toi, petite fille, tombant de ton poney. Tu devais avoir peu prs huit ans, lpoque. A ton pre accouru pour te consoler, tu as dit: Remettez-moi sur son dos. Je ne veux pas quil croit mavoir battue mme sil me jette par terre une douzaine -de fois.

Ai-je rellement dit a?

Oui, et cela mavait beaucoup impressionne. Jai pens que la petite fille en question ne se laisserait pas abattre par la vie.

Et vous avez dcid quil ne fallait pas que je me laisse abattre prsent? Eh bien! peu importe. Je vais vous dire la vrit: jai peur.

Tu nauras plus peur quand tu seras sur place. Souviens-toi, tu ne seras pas quelquun dimportant. On ne te remarquera vraisemblablement mme pas. La plupart des Anglais pensent que lAmrique est pleine de Peaux-Rouges et de millionnaires. Ils ne sintressent mme pas aux gens qui sont entre les deux.

Et je serai entre les deux. Il faut que je men souvienne et que je passe inaperue.

Mais sois attentive! Je veux tout savoir, le moindre dtail. Oh! Virginie, si seulement jtais encore assez jeune, je taccompagnerais.

Et pourquoi pas? Venez!

Et que deviendraient mes animaux? Mes poules, mes vaches, mon jardin? Non, je suis trop vieille pour aller courir la prtentaine, comme autrefois. Je vais rester chez moi, heureuse dy tre.

Cest ce que je pourrai dire dans quelques mois.

Sa tante navait pas rpondu, mais quand elle accompagna Virginie bord du transatlantique elle la serra trs fort contre son cur:

Fais bien attention toi, ma chrie. Pourvu, mon Dieu, que jaie eu raison de te lancer dans cette aventure!

Jai encore le temps de descendre avant que le bateau ne sen aille.

Et gaspiller toutes ces robes! Tu nas pas honte, Virginie? Tu sais aussi bien que moi quelles ont t achetes dans un but dtermin. Il serait presque immoral de les employer pour un autre usage.

Virginie, qui avait t prs des larmes, clata de rire:

Oh! ma tante, vous dites des choses dun ridicule! Merci pour les fleurs, avait-elle ajout en regardant un gros bouquet de roses, sur la coiffeuse de la cabine.

Jen ai envoy MrsWinchester en ton nom. Ne sois donc pas surprise si elle ten remercie.

Est-elle dans la cabine voisine?

Un peu plus bas dans la coursive, je crois. Elle partage sa cabine avec quelquun dautre; elle a pous un Amricain et elle nest visiblement pas trs riche. Noublie pas de payer, chaque fois que tu en auras loccasion. Elle ne pourra certainement pas se permettre dextravagances.

Mais, puisquelle me sert de chaperon, pourquoi ne lui avez-vous pas offert son passage?

Ne penses-tu pas que cela aurait paru un peu trange de la part dune jeune tudiante, disposant dune fortune modeste, de jouer les Rockefeller?

Virginie avait ri, une fois encore:

Je passe mon temps oublier.

Apprends bien ton rle. Au collge, quand nous jouiions une pice, notre professeur nous rptait: Croyez que vous tes Jules Csar et vous le serez. Crois que tu es Cloptre et, avec une bonne dose de maquillage, tu pourras arriver lui ressembler.

Virginie stait mise rciter:

Je suis Virginie Langholme, tudiante en Histoire, et qui va effectuer des recherches en Angleterre. Plus tard, jespre pouvoir crire un livre.

Tu es ltudiante la plus ravissante qui ait jamais quitt lAmrique.

Je continue penser que cest une erreur que de mappeler Virginie.

Nous avons dj discut de cela, stait crie sa tante. Pourquoi, mon Dieu, le duc ferait-il un rapprochement entre Virginie Langholme et sa femme quil croit tre toujours inconsciente? Il y a des milliers de jeunes filles en Amrique qui sappellent Virginie. Et noublie pas que tout ce quil a comme souvenir de toi, ce sont des coupures de presse.

Virginie avait frissonn:

Cette seule pense me fait horreur. Cette masse de chair tale par terre

Alors, ne tagite pas. Jamais il ne pourra te reconnatre. Cela vaudrait la peine de lui dire la vrit juste avant de repartir, rien que pour voir sa stupfaction.

Comme si jallais faire une chose pareille! Non, ma tante. Il sagit dun voyage dexploration. Il ny aura aucune dclaration dramatique, ni aucun dnouement heureux.

Non? avait dit sa tante dun air nigmatique. Dans lensemble, les Anglais peuvent tre trs sduisants.

Quand je serai libre, je me trouverai un Amricain sduisant. Comme loncle Clment. Nous irons habiter une petite ferme, comme vous, oublier tout mon argent et tre heureux pour toujours.

Esprons que cest une prophtie exacte. Mais daprs ce que jai vu de tes compagnons de voyage, ce nest pas bord que tu trouveras llu.

Pourquoi pas?

Sa tante avait eu raison quant aux autres passagers. Ils manquaient totalement dintrt. Des hommes daffaires qui passaient le plus clair de leur temps au bar, changer des plaisanteries suscitant dnormes clats de rire; de vieilles gens faisant le voyage pour raison de sant et dautres, comme MrsWinchester, une Amricaine dont le mari travaillait Londres et qui le rejoignait aprs une courte visite des parents, dans lOhio. MrsWinchester tait une femme bavarde qui aimait le son de sa propre voix. Au grand soulagement de Virginie, elle souffrit du mal de mer peine le bateau eut-il quitt le port de New York et elle se retira dans sa cabine. La mer stait montre un peu houleuse pendant deux jours, mais ensuite le temps avait t beau et chaud. Pour tous les Anglais bord, il ny avait quun sujet de conversation: le temps.

Jestime quavril est le meilleur des mois pour voyager!

Cette phrase, Virginie lentendait rpter chaque instant. Et chacun pour se saluer disait, invariablement:

Beau temps, nest-ce pas?

Oh! oui, en effet, beau temps!

Une ou deux personnes tentrent de parler la jeune fille, de la persuader de participer aux jeux, de connatre son opinion sur le temps. Mais, tout en restant polie, elle laissa parfaitement comprendre quelle voulait tre seule.

Elle avait suffisamment de sujets de rflexion, non seulement sur ce qui lattendait, mais aussi sur elle-mme. Le fait davoir guri tait pour elle comme une renaissance. Ctait un peu comme si, au cours de cette longue anne dinconscience, elle en tait revenue ltat dembryon pour natre nouveau dans un monde totalement neuf. Un monde qui navait rien de commun avec celui quelle avait connu auparavant.

Et, tout le temps, au fond de son cur, elle prouvait une joie intense lide dtre libre. Je suis libre! Je suis libre! se rptait-elle. Libre de la domination de sa mre. Libre, pour le moment, des responsabilits et des ennuis que sa fortune lui avait apports. Libre mme de ses propres soucis et de sa peur de lavenir. Le navire tait comme un vhicule sorti du temps qui la transportait de la veille au lendemain et, pour quelque temps, la dlivrait de tout ce qui lavait contrarie ou rendue malheureuse autrefois.

Quand les ctes dAngleterre furent en vue, elle eut limpression trange dtre un conqurant sur le point de dcouvrir un pays nouveau et inconnu. Impatiente, elle nprouvait plus aucune crainte. Elle tait seule et, cependant, elle ne se sentait pas solitaire. Pour la premire fois de sa vie, il ny avait personne pour lempcher de faire ce quelle avait envie de faire.

Quand elle mettrait pied terre, elle pourrait disparatre si elle le voulait et personne ne saurait o elle tait. Elle pouvait, dAngleterre, passer sur le continent ou, si elle le souhaitait, regagner immdiatement lAmrique. Elle avait limpression davoir abandonn le dernier vestige danxit au sujet de lavenir comme une vieille peau dont elle mergeait avec des ailes. Elle avait atteint lAngleterre et lAngleterre tait une aventure plus grande que tout ce quelle avait entrepris jusque-l.

Elle courut sa cabine pour faire ses bagages. Dans la coursive, elle rencontra MrsWinchester, encore ple et lair puis par son voyage.

Oh, mademoiselle Langholme! dit-elle. Je vous cherchais pour vous demander de mexcuser. Je me suis sentie si mal que je nai pas t capable de moccuper de vous. Et je suis encore malade, si malade! En fait, le docteur na jamais vu personne souffrir comme moi. Oh! je dteste la mer! Comme je lai dit au docteur, je prfrerais nager jusquen Amrique que repasser par o je suis passe!

Je suis navre pour vous, madame, assura la jeune fille. Mais, je vous en prie, ne vous tracassez pas pour moi. Je me suis trs bien dbrouille toute seule.

Je suis si confuse de ne pas avoir pu faire davantage pour vous. Mais, prsent que vous tes en Angleterre, tout ira bien, nest-ce pas? On sera l pour vous attendre, nest-ce pas?

Oui, oui! On vient mattendre. Je vous en prie, ne vous tracassez pas pour moi, sempressa de rpondre Virginie qui navait quune ide, se dbarrasser de cette vieille commre.

MrsWinchester la suivit dans sa cabine, ne cessant de se rpter, disant combien elle tait dsole et quelle crirait sa tante pour lui demander de lexcuser.

Non, non je vous en prie, nallez pas inquiter tante Ella May. Je lui dirai que nous nous sommes fort bien entendues. Cela la troublerait inutilement si vous lui disiez le contraire.

Alors nous garderons notre secret pour nous, dcida MrsWinchester. Quand vous vous rendrez Londres, il faut venir me voir. Vous allez la campagne dabord, je crois?

Oui, la campagne, rpta Virginie dtermine ne pas rvler sa destination son interlocutrice.

Eh bien, voil mon adresse, annona celle-ci en lui tendant un morceau de papier. Nous serons trs heureux de vous recevoir, mon mari et moi. Notre maison est petite, mais il y a une chambre damis. Si cela ne vous ennuie pas dtre sous notre toit, nous serons toujours trs heureux de vous voir.

Cest trs aimable vous. Merci beaucoup. Et merci davoir accept de me chaperonner. Ctait trs gentil de votre part de bien vouloir vous occuper de moi.

Et jai manqu lamentablement tous mes devoirs, recommena MrsWinchester reprenant sa litanie.

Virginie eut beaucoup de mal sen dbarrasser et commencer ses valises. Elle plaa avec soin ses robes neuves dans ses malles au couvercle bomb, appela le garon de cabine pour serrer les courroies et fixa aux poignes les tiquettes que sa tante avait crites, pour elle.

Miss Virginie Langholme, destination de Ryll Castle, Kent.

La jeune fille ne sattendait pas, en fait, ce quon vienne laccueillir mais, comme elle descendait la passerelle, un vieil homme, trs digne, un chapeau melon la main, sapprocha delle:

Mademoiselle Virginie Langholme?

Oui, cest moi.

Je suis charg par M.le duc de Ryll de vous accompagner jusqu votre train, mademoiselle, dit-il. La voiture attend. Jai dj donn ordre aux porteurs de descendre vos bagages.

Il guida la jeune fille vers une voiture trs confortable qui lemmena jusqu la gare. Le vieil homme lui remit son billet et elle dcouvrit quun compartiment de premire classe avait t rserv son seul usage. Une chaufferette attendait quelle y pose les pieds et un vaste panier pique-nique trnait sur lune des banquettes.

Jespre que Mademoiselle aura tout ce quelle dsire, dit le vieil homme avec respect. Je viendrai massurer que tout est bien quand le train sarrtera la bifurcation.

Cest trs aimable M.le duc de se donner tant de mal, rpondit Virginie.

Mademoiselle est une invite du chteau, fit remarquer lautre dun ton qui frisait le reproche.

Virginie eut un petit rire comme il sloignait et, d