le retour de la géopolitique

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LE RETOUR

de la gopolitique18 21Lespace, FACTEUR DE PUISSANCELa matrise de lespace demeure un facteur de puissance. Ce paradigme sappelle la gopolitique. Cette discipline fait aujourdhui un retour en force, aprs plusieurs dcennies dostracisme.

23 25QUEST-CE QUE

la puissance ?

Le mot puissance se dcline aujourdhui sous toutes les formes et replace la lgitimit, comme la crdibilit, au cur de la politique trangre.

26 29La diplomatie DES PIPELINESFigure centrale de la croissance conomique, lnergie vhicule une dimension politique significative, comme lillustre la diplomatie des pipelines mise en place par la Russie.

31 34POUR UNE GOPOLITIQUE

des passions

Un retour de la gopolitique ? Oui, rpond Pierre Hassner, pour autant que ce concept soit clair par les nouvelles ralits de la scne internationale. Il plaide en faveur dune gopolitique des passions .

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epuis la fin de la guerre froide, la scne internationale ne se structure plus autour de la dissuasion nuclaire et de laffrontement Est-Ouest. Lordre plantaire est devenu uni-multipolaire : les tats-Unis sont lunique superpuissance, mais ils doivent composer avec des puissances rgionales. Rien de dcisif ne peut advenir dans le rglement dune question internationale sans laval de Washington, mais, en agissant unilatralement, les Amricains senlisent tel un Gulliver emptr . Les conflits, souvent intra-tatiques, sont devenus asymtriques ; la menace, plus diffuse, tient de la prolifration nuclaire et du terrorisme transfrontires. Le jeu de la puissance ne se droule pas simplement sur le terrain de la suprmatie militaire. Des enjeux territoriaux occults par le prisme idologique rapparaissent au grand jour : apptences pour les matires premires, nationalismes irrdentistes, tracs des oloducs, capacit de projection amphibie des forces armes. En un mot, la matrise de lespace demeure un facteur de puissance.

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Cette volution entrane un regain dintrt pour la gopolitique, cette mthode danalyse des relations internationales qui value les rapports entre les donnes spatiales et la puissance. Cette dernire se dcline certes sur diffrents modes, mais la composante territoriale nen est jamais absente. La gopolitique nest toutefois pas appele fournir une explication exclusive du systme international contemporain. Les ides et les mentalits continuent faonner une part du comportement des acteurs mondiaux : tel tat entendra tre le garant ultime de sa scurit quand dautres se rassurent dans la neutralit ou les alliances ; tel dirigeant inflchira dun cours passionnel la diplomatie de son pays. Car si, de tous les dterminants dune politique trangre, la gographie est celui qui varie le moins, la politique internationale demeure lart du possible. Lobservation de Bismarck sied encore au village global du 21e sicle. Tanguy de Wilde

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Tanguy de Wilde

Lespace,FACTEUR DE PUISSANCE

Le Pakistan manque de profondeur territoriale : il lorgne sur lAfghanistan. Isral veut garantir ses limites : il occupe la frontire naturelle du plateau du Golan. La Russie voit ses ctes durcies par les glaces polaires : elle protge ses accs aux mers chaudes. Trois cas qui illustrent les trois aspects de la relation entre lespace et la puissance dun tat. Ce paradigme explicatif sappelle la gopolitique. Celle-ci fait aujourdhui un retour en force, aprs plusieurs dcennies dostracisme.Reuters/Sultan Al Fahed

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ovembre 1989 : le mur de Berlin tombe. Sur la scne internationale, cette chute entrane la fois lvanescence de la confrontation idologique bipolaire (Ouest versus Est) et le retour de recompositions territoriales : unit allemande, dsintgration sovitique, implosion yougoslave et tchcoslovaque, conflits sanglants au Moyen-Orient, dans les Balkans, le Caucase ou lAfrique des Grands Lacs. Tout ce qui sommeillait, cadenass par laffrontement EstOuest, sanime soudain : des frontires sont remises en cause, des peuples ou des minorits nationales mettent des revendications, une nouvelle rue vers les ressources nergtiques sannonce. Bref, sous les pavs des idologies, la plage de la gopolitique redevint visible.

Espace vital : un mot-repoussoirAnnoncer le retour de la gopolitique, cest forcment admettre que le concept nest pas neuf. Il dfinit une mthode danalyse des relations internationales qui vise lucider les rapports entre lespace et la politique. Lespace sentend ici au sens large : espace terrestre, maritime, arien, tel que modifi ou exploitable par lhomme. Il sagit en effet de ne pas limiter lexplication aux seules contraintes gophysiques. Lanalyse gopolitique tudie la faon dont les donnes spatiales affectent la politique des tats. Elle svertue aussi dceler la manire dont les tats matrisent ou se servent de lespace dessein politique.

Apparue au tournant des 19e et 20e sicles, la pense gopolitique a subi partir de 1945 une importante dsaffection en raison dune connivence suppose avec le projet hitlrien de conqutes territoriales, justifies par la ncessit dun Lebensraum. Or ce concept despace vital avait t forg par lcole allemande de la Geopolitik. cet ostracisme moral sajoutait un manque dintrt pour la gopolitique en gnral puisque la dissuasion nuclaire, renforce par la dcolonisation, semblait annihiler toute vellit de guerre pour des apptences territoriales. Cette disqualification de la gopolitique ntait pas entirement justifie. En effet, la Geopolitik allemande ntait pas la seule branche de la gopolitique. Par ailleurs, des gopoliticiens dmocratiques taient

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tout fait mme davancer des explications de la guerre froide et des rivalits ne correspondant pas laffrontement idologique gnralis. Lopposition amricanosovitique pouvait ainsi senvisager comme une confrontation classique entre une puissance continentale gigantesque et une puissance maritime tentaculaire. Par ailleurs, les conflits sino-sovitique, vietnamo-cambodgien, irako-iranien ou argentino-britannique davant 1989 taient impossibles comprendre sans se rfrer des diffrends frontaliers, un attrait pour des ressources naturelles ou une concurrence pour loccupation dune position stratgique. Quoi quil en soit, il fallut attendre la fin de la bipolarit internationale pour voir la gopolitique rapparatre. Elle remplit alors deux fonctions : faire comprendre les enjeux, les mobiles et les arguments contradictoires des forces qui saffrontent pour ou sur un territoire. Mais aussi expliquer la reprsentation, le prisme cartographique cognitif, qui habite les hommes qui sy opposent.

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Mondialisation et hyperterrorisme incitent certains proclamer la fin des souverainets et dautres persister dans lutopie sans-frontiriste .Ce retour en grce et en intrt saccomplit une poque o le phnomne de mondialisation, coupl au dveloppement de lhyperterrorisme, incite certains proclamer la fin des territoires et des souverainets, et dautres persister dans lutopie sans-frontiriste . La contradiction nest quapparente si lon admet que ltude de la scne mondiale doit se garder de toute explication monocausale. Lespace demeure donc un facteur influenant les relations internationales, mais sans toutefois les dterminer totalement.

Quy a-t-il sous le sol ?Lanalyse pratique depuis un sicle a eu le mrite de mettre laccent sur trois aspects de la relation entre lespace et la puissance : la dimension, la configuration et la position des tats. En dfinitive, la puissance et la richesse des tats dpendent de la combinaison efficace de ces trois lments, un avantage dans un aspect pouvant tre ananti par une carence dans un autre. Commenons par la dimension, puisque la dimension dun tat dtermine indniablement une part de sa puissance et cette taille peut induire un comportement spcifique. Des exemples ? Le Pakistan se sent ltroit par rapport son rival indien : il lorgne donc sur lAfghanistan pour se procurer une profondeur stratgique. La complaisance dIslamabad lgard du rgime des Talibans avait aussi une explication gopolitique. Quant ltat dIsral, il sait quil ne peut avoir de quelconque profondeur stratgique vu son exigut dans un environnement globalement hostile. Il ne rtrocde ds lors des territoires occups que contre une paix avre (le Sina rtrocd lgypte) et riposte avec vigueur

__ La position gographique des tats-Unis est constitutive de puissance : ils bnficient de deux faades ocaniques (ici, le port de Miami, sur la cte atlantique).

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tats-Unis

tats-Unis : les (ds)illusions et paradoxes de la puissanceLes tats-Unis possdent tous les attributs et les outils de la puissance au sens large : poli tique, conomique, militaire, culturelle, idologique. Surtout depuis la fin de la guerre froi de, quand leur seul rival signi ficatif, l'Union sovitique, a disparu, faisant des tats-Unis lunique super-puissance (ou, pour dautres, une hyper-puissance). Dans ce cadre, les analystes sinterrogent aujourdhui sur la capacit de Washington assumer les responsabilits lies ce nouveau statut. L'administration Bush, depuis janvier 2001, s'est d'emble affirme sur une dynamique plus unilatrale que celle de Clinton (1993-2001). Les v nements du 11 septembre 2001 ont renforc cette tendance. Lillustration la plus forte en a t la guerre dIrak. Par ailleurs, sur dautres dossiers, les volutions ont indiqu une plus grande crispation : Amrique latine, Iran, Core du Nord, refus de la Cour pnale internationale, du Protocole de Kyoto, ... Mme le processus de paix isralo palestinien s'est effondr dans l'indiffrence de Washington, malgr la tentative officielle de relance par le biais de la feuille de route du Quartet. Les rcents vnements au Liban offrent une nouvelle illustration de la faon de grer de telles situations depuis 2001. Les failles de la puissance amricaine ont commenc apparatre. Pour lactuelle administration, le recours la force militaire (ou la menace de l'employer) parat consti tuer le mode privilgi dexercice de la puissance. Mais la mthode semble avoir atteint les limites de son efficacit. Dautant que certains lments brchent la crdibilit des motivations de l'administration Bush : conditions de dtention la prison d'Abu Ghrab en Irak et sur la base de Guantanamo, lgalit des procdures judiciaires d'exception et des coutes tl phoniques sur le territoire amricain. Les limites de cette puissance sillustrent aussi sur des questions internes : 46,6 millions d'Amricains ne possdent pas de protection sociale et 37 millions (12,6 % de la population) sont sous le seuil de pauvret. Ces fai blesses sont apparues avec force, y compris dans lopinion publique amricaine, lors du passage du cyclone Katrina en aot 2005. D'o le retour de cette ques tion dj pose par lhistorien Paul Kennedy en 1987 : les tats-Unis ne sont-ils pas entrs dans la surexpansion impriale (imperial overstret ch) ? Et, par consquent, au vu dautres situations apparen tes dans lhistoire, le moment dapoge n'est-il pas dj dpass ? Amine At-Chaalal

quand des territoires vacus (re)deviennent des bases de harclement de son arme. La configuration des tats introduit galement de nouvelles variables. Le relief montagneux induit une protection et la constitution de zone de refuge, comme en atteste la situation actuelle la frontire pakistano-afghane. Une frontire situe sur un plateau est un atout stratgique : loccupation du Golan donne Isral cet avantage quil ne possdait pas. Le climat polaire ou tropical limite les activits humaines et dtermine une partie des besoins en nergie des tats. Arguant de lhiver rude quelle subit, la Russie justifie auprs de ses partenaires loctroi dun tarif domestique prfrentiel sur le gaz ; ou supprime celui-ci pour lUkraine saffranchissant de sa tutelle. La qualit du sol et du sous-sol en matires premires dtermine le degr plus ou moins grand de dpendance des tats les uns par rapport aux autres. Certes, le contact, le dveloppement des moyens de transport et le recours lchange attnuent les disparits. Mais lingalit des ressources en matires premires demeure, dans les relations internationales, un facteur de toute premire importance. cet gard, le premier choc ptrolier constitua un cas emblmatique. Un embargo ptrolier fut dcrt par les tats de l'Organisation des pays arabes exportateurs de ptrole (OPAEP) la suite de la guerre isralo-arabe d'octobre 1973. Les membres de l'OPAEP avaient de facto divis le monde occidental en trois catgories de pays : ami, ennemi ou neutre. En fonction de la catgorie de relation politique dans laquelle se trouvait l'tat tiers, il se voyait

appliquer un traitement conomique diffrenci : l'ennemi devait subir un embargo complet, l'ami bnficiait d'une poursuite inchange des relations conomiques prexistantes tandis qu'au neutre tait appliqu une rduction mensuelle de 5% de son approvisionnement ptrolier. Quant la quadruple multiplication du prix du baril de ptrole brut, elle allait affecter lensemble des pays importateurs.

Y-a-t-il des guerres pour le ptrole comme daucuns lont insinu pour la guerre en Irak ?Ce prcdent indique bien la capacit dinstrumentalisation dune ressource nergtique par de gros producteurs lgard de pays industrialiss dpourvus de ptrole ou du gaz. Tous les efforts de lUnion europenne pour dterminer une politique commune de lnergie visent dailleurs empcher cette forme de chantage susceptible de diviser des tats membres qui ne dpendent pas tous des mmes fournisseurs. Quant la guerre qui a ravag le Congo entre 1998 et 2003, elle ne sexplique certes pas uniquement comme un conflit pour lappropriation des ressources minires. Mais le scandale gologique que reprsente lancienne colonie belge a attis les convoitises rgionales et permit bien des promesses des tats allis pour devenir lenjeu dune prdation indite.

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Reuters/Sultan Al Fahed

__ Les ressources en matires premires demeurent un des facteurs de puissance. Cas emblmatique : le choc ptrolier de 1973. La hausse du prix du baril affecta tous les pays importateurs.

Y a-t-il pour autant des guerres pour le ptrole , comme daucuns lont par exemple insinu pour la guerre mene par les tats-Unis en Irak en 2003 ? En ralit, ce fut beaucoup moins vrai qu lpoque du contentieux irako-koweitien de 1990-1991. La dispute initiale entre Saddam Hussein et les dirigeants du Koweit concernait notamment des pompages de ptrole litigieux autour dles en des endroits o les deux tats sestimaient souverains. Et le consensus international pour librer le Kowet se forma en partie par la crainte de voir lIrak menacer lArabie saoudite et par l mme la scurit des approvisionnements ptroliers issus du Golfe. En 2003, par contre, la motivation des Amricains ntait plus directement lie cette crainte, mais au syndrome post11 septembre.

Voir danser la merEnfin, le rle que peut jouer ltat dans les relations internationales est largement affect par la position quil occupe sur la carte du monde. La situation des tats sur le globe fournit assurment un troisime lment de diffrenciation. Il existe des positions qui ont une valeur politique, comme le constatait les prcurseurs de la gopolitique au 19e sicle. La valeur politique de la position dpend du voisinage, tantt hostile, tantt coopratif. Et lhistoire dun tat est toujours en mme temps une partie de lhistoire des tats voisins. Il faut ici mettre laccent sur trois positions gophysiques particulires susceptibles de dterminer, dans une

certaine mesure, le devenir et les ambitions politiques des tats : lenclavement terrestre, le contrle des voies de passage et la position insulaire. Ltat enclav ne jouit daucune faade maritime et, partant, daucun accs direct la mer. Lenclavement terrestre constitue ainsi un handicap gographique majeur qui, bien souvent, lie le destin de ltat enclav la qualit de ses relations politiques avec ses voisins. Aussi, la recherche dun accs la mer a-t-elle t un mobile de toute premire importance dans lorientation de la politique extrieure des tats et la source de moult contentieux gopolitiques. La position des tats-Unis est cet gard constitutive de puissance : sans rivalit leurs frontires, ils bnficient de deux faades ocaniques. En moins dun sicle, ils ont dvelopp une puissance de projection plantaire amphibie. La Russie, linverse, malgr des kilomtres de littoral, ne peut multiplier les accs la mer en raison de lomniprsence des glaces polaires. Do lobjectif traditionnel de la diplomatie russe de se garantir un accs aux mers chaudes et limportance de la flotte de la Mer Noire stationne en Crime ukrainienne. Si la gopolitique semble tre de retour, cest parce les utopies politiques globalisantes sont devenues des horizons dpasss. Aujourdhui, les simplifications pessimistes (choc des civilisations) ou optimistes (triomphe du modle politico-conomique occidental) ne rsistent pas lanalyse approfondie des relations internationales. La gopolitique, par contre, y contribue.

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ILS ONT CONTRIBU CE DOSSIERAmine Ait-Chaalal est codirecteur du CECRI et ancien Visiting Scholar la School of Advanced International Studies (SAIS), Johns Hopkins University, Washington D.C. Il est titulai re d'un sminaire consacr la politique trangre des tats-Unis. [email protected].

Anne-Sylvie Berck tudie l'Asie du Nord-Est et, particu lirement, la pninsule corenne, au sein du Centre d'tudes socio-politiques Belgique-Core. Licencie en sciences politiques de lUCL, elle y prpare une thse sur une comparaison des proces sus de runification des tats diviss. [email protected]

Galia Glume est assistante au Dpartement des sciences politiques et des relations internationales de l'UCL et chercheuse au CECRI, o elle ralise une thse sur les op rations de paix de l'Union europenne et de l'OTAN. Elle a publi rcemment La res ponsabilit de protger et lusage de la force. tat des lieux depuis le Rapport Brahimi , dans le Guide du maintien de la paix (Jocelyn Coulon dir., Montral, 2006). [email protected]

Michel Ligeois a coordonn ces pages Thme . Il enseigne les thories des relations internationales et les questions stratgiques au sein du Dpartement des sciences politiques et des relations internationales de lUCL. Il mne ses activits de recherche au sein du CECRI et du Groupe de recherche en appui aux politiques de paix (GRAPAX) sur les questions stratgiques et le maintien de la paix. Il a notamment publi Maintien de la paix et diplo matie coercitive aux ditions Bruylant (2003). [email protected]

D.Rochat

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Assistante de recherche l'Institut d'tudes euro pennes de l'UCL, Laetitia Spetschinsky rdige actuel lement une thse de doctorat sur l'laboration de la poli tique trangre russe l'gard de l'Union europenne (1991 1999) au sein de la Chaire Inbev-Baillet Latour Union europenne-Russie . [email protected]

D.R.

Danila Bochkarev ralise actuellement un doctorat lUniversit d'tat de NijniNovgorod (Russie). Ses recherches autour de la stra tgie russe dans le cadre du dialogue nergtique entre lUnion europenne et la Russie lui ont valu dobtenir une bourse de la Chaire Inbev-Baillet Latour (UCL KUL). Il est notamment lauteur de Russian Energy Policy During President Putin's Tenure: Trends and Strategies (2006, GMB Publishing Ltd.). [email protected] 2 L o u v a i n 1 6 5 octobre / novembre 2006

Pierre Hassner est agrg de philosophie. Directeur de recherches mrite au CERI (Centre dtudes et de recherches internationales, IEP Paris), il a enseign tout au long de sa carrire Sciences-Po Paris et lUniversit Johns Hopkins de Bologne. Il fut galement pro fesseur invit Chicago, Boston et Genve. Il est notamment lauteur de La violence et la paix (rd., Seuil, Poche, 2000), La ter reur et lempire (Paris, Seuil, 2003) et Justifier la guerre. De l'humanitaire au contreterrorisme (avec Gilles Andrani dir., Paris, Presses de Sciences Po, 2005).

Valrie Rosoux est cher cheur qualifi FNRS. Elle enseigne le cours de ngocia tion internationale l'UCL. propos de gopolitique, ses dernires publications sont De lambivalence de la mmoire au lendemain dun conflit (dans L. van Ypersele dir., Questions dhistoire contemporaine. Conflits, mmoires et identits, Paris, PUF, 2006) et The Politics of Martyrdom (dans R. M. Fields ed., Martyrdom: The Psychology, Theology and Politics of Self-Sacrifice, Westport, Praeger Publishers, 2004). [email protected]

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Tanguy de Wilde est profes seur de gopolitique lUCL o il dirige le Centre dtudes des crises et des conflits inter nationaux (CECRI) et la Chaire Inbev-Baillet Latour Union europenne-Russie (lire en page 35). Il a, entre autres, publi L'espace, 'force pro fonde' de la politique trang re : lectures gopolitiques , dans La politique trangre. Le modle classique l'preuve (Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2004, avec C. Dubois). [email protected]

Louvain

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Galia Glume et Michel Ligeois

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QU'EST-CE QUE

la puissance?

Puissance douce, hyperpuissance, puissance civile ou militaire, acteur global, puissance tranquille Qualifiant la fois lacteur international, ses moyens et ses objectifs, le mot puissance se dcline aujourdhui sous toutes les formes. Et replace la lgitimit, comme la crdibilit, au cur de la politique trangre.prs avoir dfait larme irakienne en quelques jours au printemps 2003, les tats-Unis premire puissance militaire mondiale et leurs allis savrent incapables dtablir lordre indispensable au redmarrage politique et conomique du pays. En plus de trois semaines doprations intensives, Tsahal, la trs aguerrie et surquipe arme isralienne, nest pas parvenue empcher le Hezbollah de tirer une pluie de roquettes sur les localits du nord dIsral. Premire puissance commerciale de la plante et principal donateur daide au dveloppement, lUnion europenne assiste impuissante linterminable et tragique agonie du processus de paix au Proche-Orient. Ces situations a priori paradoxales prsentent un point commun : la mise en chec de la puissance. La formidable force de frappe militaire des tats-Unis ne peut compenser leur incapacit convaincre du bien fond de leur prsence prolonge sur le territoire irakien et de la lgitimit y imposer un processus politique tlguid depuis Washington. La supriorit militaire dIsral ne peut, elle seule, garantir sa scurit. Pas plus quelle constitue un substitut durable un rglement ngoci de

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__ Au-del des forces militaires, les ressources naturelles et nergtiques d'une rgion - ici des oliennes sur le plateau du Golan, la frontire syrienne - constituent un des facteurs de puissance.

Reuters/Jim Hollander

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La puissance europenne : une question de vocabulaire ?Peut-on parler d Europe puissance ? Davantage quune ralit, cette notion synthtise laspiration une Europe capable de sexprimer dune seule voix sur les grands dossiers, et de peser sur les enjeux internationaux majeurs. Elle implique que lEurope soit la garante ultime de sa scurit, cest--dire militairement autonome vis-vis de lOTAN, donc des tatsUnis. lheure actuelle, lusage de ce terme, linstar de puis sance globale , est presque toujours normatif, dans la mesure o lon ne peut pas considrer lUE comme telle aujourdhui. Mme si les choses voluent rapidement, laction extrieure de lUnion demeure parcellaire tant sur le plan gographique que thma tique. Ds lors, apparaissent toute une srie de termes visant rendre compte du poids des 25, mais aussi de ses limites, de sa spcificit. Ainsi lUE serait une puis sance douce (en rfren ce au Soft Power de Nye) Son action externe ninclut traditionnellement pas la coercition militaire. Linfluence de lEurope repo se sur son attractivit co nomique et politique, son poids commercial, son sta tut de premier donateur mondial daide au dvelop pement. La notion de puissance normative sen rap proche. Gant conomique fort pouvoir dattraction, lUnion se sert en effet de la norme et du droit, travers les accords quelle conclut, pour modeler ses parte naires. La forme la plus aboutie de ce pouvoir est llargissement chaque candidat devant se plier des conditions prcises. Le terme puissance civile , labor pour le Japon et lAllemagne, puis appliqu lUnion, a pour sa part fait lobjet dune drive smantique non ngligeable. Pour Hans Maull, en effet, une puissance civile se caractrise par un relatif scepticisme sur lefficacit de lusage de la force. Mais cela nimplique pas quelle renonce se doter de moyens militaires significa tifs ni mme quelle ny ait recours assez frquemment. Une nuance de taille, au moment charnire o lUnion se dote dune capa cit militaire autonome et multiplie les oprations mili taires ltranger. LUE demeure cependant dans une perspective multi latrale, conformment sa stratgie de scurit, et dfi nirait son action extrieure comme productrice dune scurit conue comme un bien public international. Cest pourquoi Sven Biscop la qualifie de positive power . Ces dbats autour de la puis sance de lEurope renvoient lhritage de ses origines : doit-on rappeler que la Communaut europenne fut cre pour canaliser la puissance de lAllemagne, et dbarrasser lEurope de ses guerres fratricides ?Galia Glume et Michel Ligeois

lensemble de la question du Proche-Orient. Dans cette mme rgion, la gnrosit europenne et la densit de ses liens commerciaux ne peuvent contrebalancer un important dficit de crdibilit politique et militaire. Ces constats illustrent dabord le caractre composite de la puissance. Au-del de la force militaire, les performances conomiques, la sphre dinfluence gopolitique, les ressources naturelles, lhabilet diplomatique, lattractivit socio-conomique et le rayonnement culturel constituent dautres facteurs de puissance. Les exemples qui prcdent montrent aussi que ces facteurs ne se combinent pas aisment entre eux. De surcrot, lon observe que les acteurs internationaux ne parviennent pas compenser une faiblesse dans un domaine par une puissance plus affirme dans un autre. Enfin, lheure de linformation internationale en temps rel, aucun tat ne peut faire lconomie de la lgitimit. Dans un contexte mondial propice lexacerbation des clivages entre les peuples, limage et la rputation font figure de socle ou dornire pour la puissance tatique.

EUROPE

Le Brsil comme rivalAinsi, limpuissance des Europens dans les guerres balkaniques a ancr dans les esprits lide dune Europe faible ; la crise irakienne, celle dune Europe divise. Mme constat pour les Nations Unies. cet gard, le nouveau mandat de la FINUL, la force dinterposition des Nations Unies au Liban, constitue un vritable test. Par ailleurs, trop de puissance nuit la puissance. Au moment unipolaire , qui voit triompher lAmrique la fin de la guerre froide, va succder une configuration qui met lHyperpuissance aux prises avec deux phnomnes : lmergence de puissances potentiellement hostiles et lannonce de menaces dites asymtriques . Ces dernires sont intimement lies la dissymtrie qui peut exister entre deux protagonistes. Face la puissance militaire dun adversaire qui ne leur laisserait aucune chance de victoire, des acteurs tatiques ou non choisissent den attaquer le point faible. Par ailleurs, ds le dbut des annes 1990, Washington est inond de rapports et dtudes dont lobjet principal tourne autour des conditions du maintien de la suprmatie amricaine dans le monde. Les concurrents potentiels sont alors la Chine, mais aussi deux allis : le Japon et lUnion europenne. Ladministration amricaine parle aujourdhui de regional hegemons. Des ples rgionaux qui rvlent que le monde soriente vers une configuration uni-multipolaire , selon la formule de Samuel Huntington, qui rappelle limportance des alliances. Sur chaque continent mergent des puissances rgionales denvergure. Dsormais, outre la Chine et lEurope largie, lInde, lIran, le Brsil, lAfrique du Sud, peuvent rivaliser avec les plus puissants dans certains domaines. Cest bien l que rside la distinction entre petite, grande et moyenne puissance. Le qualificatif renvoie lide dun acteur dont la sphre dintrt couvre lentiret de la plante ainsi que lensemble des problmatiques sectorielles les autres ayant un impact parcellaire, jamais dcisif lui seul. Il existe cependant des moyens de transcender son statut. Les organisations internationales en font partie.

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Reuters/Stringer Iran

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__ Lindpendance est aussi source de puissance. Ainsi, en dfiant la communaut internationale, le pouvoir iranien sassure contre toute ingrence trangre dans ses affaires intrieures.

Un sige dans une instance rgionale ou mondiale peut agir comme un porte-voix pour une petite ou une moyenne puissance. La rforme du Conseil de scurit des Nations Unies participe de cette logique. Avec une rserve : les ncessaires compromis de laction commune (et le processus mme dintgration le cas chant) impliquent une perte dindpendance pour les tats membres. Or lindpendance est aussi facteur de puissance. La volont de possder larme nuclaire nest pas trangre cette logique. titre dexemples, on peut citer la rivalit de deux puissances nuclaires comme lInde et le Pakistan, qui rvle la recherche dune suprmatie rgionale. Ou la proclamation de lIran de son intention de matriser la technologie nuclaire. En dfiant ainsi la communaut internationale, le pouvoir iranien poursuit galement une stratgie deux versants : laffirmation de sa position de leader rgional au Moyen Orient, dune part, et la souscription dune assurance contre toute ingrence trangre dans ses affaires intrieures, dautre part. Il sagit dun gage ultime dindpendance dans un contexte o Washington entend redessiner la carte du Grand Moyen Orient .

tre prsent sur le terrainLe pouvoir galisateur de latome continue donc de peser sur les relations internationales, et ce, quels que soient les dsquilibres stratgiques existant au sein du club nuclaire et des tats dits du seuil . La possession darmes de destruction massive influence la puissance. Elle peut la renforcer, mais aussi la gner, replaant au cur du dbat la lgitimit et la rputation, rappelant que la puissance est dabord une question de perceptions. Ainsi, les attributs classiques de la force initiale restent de mise. Cependant, la fin du 20e sicle a vu un certain nombre dobservateurs pronostiquer la fin des territoires et lavnement des rseaux. Les flux financiers et migratoires, le brassage culturel, le maillage informa-

tique de la plante semblaient annoncer de nouvelles voies pour la puissance au 21e sicle. Il ne sagirait plus de contrler des territoires limage des dmarches imprialistes et coloniales du pass, mais plutt de construire et de matriser des rseaux. Aujourdhui, force est de constater que si les pays occidentaux matrisent les rseaux financiers et informatiques, cela ne leur permet pas dempcher des terroristes de les utiliser leur profit. Pas davantage que cela ne les dispense dtre militairement prsents dans les Balkans, en Irak, en Afghanistan ou en Afrique. Laccompagnement dun processus de reconstruction nationale, le soutien la stabilit dune rgion, le contrle des stocks et des flux de matires premires demeurent des enjeux vitaux qui exigent encore une prsence sur le terrain. LUnion europenne la bien compris : les 25 acquirent lentement une capacit de projection commune de leur force militaire ltranger. Souvent qualifie de puissance douce, eu gard son inclination user de mthodes autres que la force arme pour remplir ses objectifs de politique trangre, lUE entend maintenant se doter de moyens de coercition militaire. Dun autre ct, la Chine, la Russie, traditionnellement plus enclines user de la puissance pauvre , dveloppent dsormais des stratgies dinfluence. Non moins offensives, celles-ci reposent sur une domination conomique, une diplomatie nergtique et une politique trangre multidirectionnelle. Hard power et soft power sont donc aujourdhui indissociables. La double nature de la puissance exige un choix qui ne remette en question ni la lgitimit ni la crdibilit de ltat. Trouver le juste quilibre entre le pouvoir dattraction et la capacit de contraindre revient rsoudre ce dilemme.

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Danila Bochkarev1

La diplomatie

DES PIPELINESPrix du ptrole sans cesse croissant, zones de production en proie lagitation : lnergie devient un acteur de plus en plus remarqu sur la scne mondiale. Figure centrale de la croissance conomique, elle vhicule aussi une dimension politique significative, comme lillustre la diplomatie des pipelines mise en place par la Russie.ossder ou ne pas possder laccs aux res sources nergtiques ? Cette question est en tte de lagenda politique de Vladimir Poutine. Et ce nest pas un hasard si elle constituait un lment cl de lordre du jour du sommet du G8 qui sest tenu Saint- Ptersbourg en juillet 2006. Dsormais, en effet, la plupart des pays conoivent la possession ou laccs aux ressources nergtiques comme une base de leur souverainet, voire comme un vecteur de positionne ment stratgique. Au-del de cette vise commune, toutefois, occidentaux et non-occidentaux dveloppent des visions divergentes. Du ct occidental, il semble que le modle de gestion des ressources soit de type mondialisation agressive : il vise supprimer les barrires politiques qui limitent laccs aux matires premires, au ptrole et au gaz ainsi quaux marchs mergents les plus attractifs (). Les investissements directs ltranger sont vus comme linstrument le plus efficace pour privatiser le ptrole et le gaz 2. linverse, la Russie, lIran, la Chine et quelques autres pays non-occidentaux formulent leur propre schma de rfrence pour la mondialisation 3. Ils veulent participer lconomie internationale, mais la condition que cela serve les intrts politiques, cono miques et stratgiques long terme de ltat 4. Pour les auteurs de Shell Global Scenarios to 2025 5, ces divergences de conceptions illustrent le dilemme entre deux scnarios possibles pour les prochaines dcennies : celui de la porte ouverte (Open Door), qui verrait prvaloir la conception libre-changiste, et celui du porte-drapeau (Flags), o les ressources nerg tiques serviraient les ambitions stratgiques nationales de ceux qui les contrlent. Le dbat se rsume une question fondamentale : qui, dans le futur proche, contrlera la chane industrielle (extraction, transport, raffinage, distribution) du ptrole et du gaz ?

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__ Le rseau russe de pipelines est devenu une part inalinable de souverainet nationale. Son contrle relve donc de la scurit nationale.

La nouvelle stratgie russe de lnergie et, en particulier, la diplomatie du pipeline pratique par Moscou est cet gard riche denseignements. la diffrence de la politique qui prvalait au Kremlin dans les annes 1990, ladministration actuelle semploie doper les bnfices politiques quelle peut retirer de la gestion des ressources minrales et de leurs infrastructures de transport. Sa recette ? Renforcer le contrle tatique. Cette stratgie considre donc bien lnergie comme un instrument politique de premire importance. Devenir le leader nergtique mondial, cest retrouver son rang dans les affaires du monde. Un dfi qui tourne lobsession, dans le chef du Kremlin. La nouvelle stratgie russe de lnergie passe par une politique trangre volontariste dcline en trois volets. Un : le lobbying actif pour redessiner la carte du plateau continental en Mer Caspienne, scuriser les accs aux eaux profondes et obtenir une solution dfinitive quant au statut juridique du plan deau. Deux : la conclusion daccords avec dautres producteurs cls. Cest ainsi que GAZPROM et lAlgrien SONATRACH viennent de signer une convention de coopration. Autre exemple : Moscou participera au dveloppement du futur pipeline iranien qui permettra lacheminement du gaz vers lInde et le Pakistan. Trois : laide aux socits russes qui cherchent accder aux marchs de la distribution de gaz dans lUnion europenne, lAsie et lAmrique du Nord.

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Devenir le leader nergtique mondial, cest retrouver son rang dans les affaires du monde.On le voit, la politique russe de lnergie oscille entre les deux modles de rfrence dj dcrits. Dune part, le modle libral-capitaliste o dominent linitiative et les capitaux privs. Dautre part, la mainmise de ltat sur lensemble du secteur de lnergie.

Des gazoducs vieux de 33 ansCes derniers mois cependant, la stratgie du Kremlin semble sorienter vers une troisime voie. Il sagit dune sorte de capitalisme dtat qui repose sur quatre piliers : le contrle de linfrastructure, la modernisation des gazoducs, llargissement des exportations et la mainmise sur les ressources nergtiques. Le premier pilier de la nouvelle politique nergtique russe consiste donc contrler linfrastructure dexportation de ptrole et de gaz. Ltat se rserve le droit de demeurer ou de devenir lactionnaire majoritaire de toute structure conomique de production, de transport, de transformation ou de distribution dnergie. Le rseau russe de pipelines est devenu une part inalinable de souverainet nationale. Son contrle relve donc de la scurit nationale. Il ne faut pas lire autrement la nouvelle lgislation adopte par le Parlement russe en juillet 2006 et signe quelques jours plus tard par le prsident Poutine : dsormais, les droits dexportation sont rservs exclusivement aux conglomrats gaziers sous contrle de ltat

Reuters/ Sergei Karpukhin

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RUSSIE

La Russie : une puissance merge ?La Russie moderne, gouvernant un territoire de 17 millions de km2, peut-elle tre consid re comme puissance mergen te ? Mise genoux par lchec du projet sovitique, elle connut au long des annes 1990 une douloureuse et com plexe priode de transition, vcue par ses 145 millions de citoyens comme une trop longue et injuste humilia tion. De l la popularit du dis cours patriote. Nonobstant, ce que la Russie compte aujourdhui de puissan ce continue de se conjuguer au conditionnel, et tarde se tra duire en avantages tangibles. Son sol, dune rare fcondit, ne livre quune fraction de sa richesse potentielle faute de technologies et dinvestissements appropris. Son cono mie, florissante, se sait tributai re des prix internationaux de lnergie. Certes, sa situation gopolitique unique permet la Russie de mener une politique extrieure polyvalente. Mais elle lexpose en mme temps un dficit scuritaire nuisible au dveloppement intrieur. Enfin, son rayonnement cultu rel sculaire persiste, dans une moindre mesure peut-tre, sans pour autant susciter ladmiration quil recueillait par le pass. Les attributs matriels et immatriels de la puissance russe existent donc et laissent esprer le redressement de la Russie tant attendu par ses citoyens. Pour redevenir puis sance, et la faveur de la rcente croissance cono mique, la Russie a choisi de saffranchir de sa dpendance lOccident. Pour sa classe poli tique, le renouveau russe passe par lindpendance de ses choix tant intrieurs quextrieurs. Les grandes lignes en sont dsormais traces : lintrieur, la Russie sera une dmocratie, garde par un ex cutif fort et limite par le souci de lordre et de lintgrit terri toriale. Et diplomatiquement, la Russie se veut puissance nor male , partenaire incontour nable dans les dossiers interna tionaux son implication dans le Quartet, dans le dossier du nuclaire iranien, sa prsidence du G8 illustrent cette ambition et ple dattraction au niveau rgional. Mieux engage quelle ne le fut jamais sur ces diverses voies, la Russie peine encore exploiter le potentiel de sa puissance rnove. Dans ce systme rgi par le cercle troit de la prsidence, il incombera au prochain matre du Kremlin de consolider les acquis de cette puissance peine mer ge. Laetitia Spetschinsky

__ L'administration russe veut doper les bnfices politiques quelle peut retirer de ses ressources gazires. Sa recette? Renforcer le contrle tatique...

russe, en loccurrence GAZPROM. Tout au plus le texte prvoit-il quelques exceptions : Sakhalin 1 et 2 ainsi que le gazoduc nord-europen (North European Gas Pipeline) se voient exclus de son champ dapplication. Le deuxime pilier consiste moderniser et tendre le rseau de gazoducs. Car la puissance de GAZPROM repose surtout sur ses rserves de gaz naturel. Par contre, ses 152.000 km de gazoducs sont un atout aux qualits ingales, pour cause de vtust. On estime en effet lge moyen du rseau 22 ans, mais ce chiffre dissimule dimportantes disparits : les deux tiers du rseau ont un ge compris entre 10 et 32 ans alors que 15 % ont dpass leur dure de vie thorique estime 33 ans. Un tel dlabrement constitue une source dinquitude. Non seulement parce que les investissements consentir dans les prochaines annes sont importants, mais aussi parce que la rentabilit de ces mises de fonds ne sobtient que sur des priodes longues (12-14 ans). Difficile, dans ce cas, de mobiliser des capitaux habituellement plus enclins rechercher un retour rapide sur investissement. GAZPROM ne perd pas non plus de vue le dveloppement de son rseau de pipelines. cet gard, parmi les projets dinfrastructures les plus significatifs, figurent le tout rcent Blue Stream qui achemine le gaz naturel vers la Turquie, le Yamal-Europe Pipeline qui permet datteindre lAllemagne en traversant la Belarus et la Pologne et le

Reuters/Pool New

North European Gas Pipeline qui, ds 2010, alimentera lAllemagne en gaz naturel russe tout vitant le transit coteux6 par des pays limitrophes. Le troisime pilier consiste diversifier les routes dexportation. Cette diversification prend doucement, mais srement forme : GAZPROM a entam ses premires livraisons aux tats-Unis en septembre 2005, dans le cadre de contrats avec Shell et British Gas Group. Et la premire livraison au Japon date du mois daot 2006. Avec la Core du Sud, ces deux pays deviendront vraisemblablement les principaux consommateurs de gaz liqufi russe. Enfin, le gant russe du gaz est sur le point de devenir lacheteur quasi exclusif du gaz naturel dAsie centrale. On estime qu lheure actuelle, GAZPROM a dj procd

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__ Le ministre allemand de lconomie, Michael Glos, inaugure une nouvelle canalisation, qui amnera directement le gaz sibrien en Allemagne tout en vitant le transit coteux par des pays limitrophes.

lacquisition de 12,5 % des rserves de gaz de la rgion (8 trillions de m3) par la signature de concessions long terme au cours des annes 2002-2003. plus long terme, le Kremlin vise sans doute tendre son contrle sur les ressources trs prometteuses du Kazakhstan, du Turkmnistan et de lOuzbkistan.

GAZPROM a entam ses premires livraisons aux tats-Unis en septembre 2005.Il sagit ni plus ni moins dintgrer lensemble des ressources dhydrocarbures de lAsie centrale au sein de la sphre dinfluence russe. Cela lui viterait de devoir entreprendre trop rapidement lonreuse et difficile exploitation des gisements du Nord (Shtokman). Cela lui permet surtout dliminer un concurrent potentiel sur les marchs europen, asiatique et nord-amricain. On comprend mieux la rticence actuelle de Moscou ratifier le Protocole pour le transit de lnergie li la Charte nergetique, lequel, dans sa forme actuelle, autorise les compagnies trangres accder au rseau russe de gazoducs.

privatisation des rseaux de pipelines et de gazoducs. Le modle libral est en effet la seule garantie, selon eux, dviter la cartellisation des infrastructures sensibles. Ainsi dcrite, la stratgie nergtique russe illustre bien la divergence idologique entre tats consommateurs et tats producteurs. Les dtenteurs de rserves lexemple russe - sefforcent daccrotre leur contrle sur lensemble de la chane production-transport-distribusion. Les grands importateurs occidentaux, par contre, entendent faire prvaloir un modle libralis, garantie dun libre accs aux ressources nergtiques. Le problme, cest que la radicalisation de ces deux scnarios pourrait, terme, se rvler gnratrice de conflits. Voil pourquoi lurgence est la fixation de rgles du jeu qui tiennent compte des intrts de toutes les parties. Ces rgles serviraient de fondements un vritable rgime global de scurit nergtique. 1. Lauteur sexprime ici en son nom personnel. 2. C. Van der Linde, Energy in a Changing World , Leon inaugurale de la chaire de Gopolitique et gestion de lnergie, Universit de Gronongen, Cingendael Energy Papers, n11, CIEP 03/2005, pp.10-11. 3. Ibid. 4. Ibid. 5. www.shell.com. 6. Les pays de transit exigent le paiement de redevances de plus en plus leves pour chaque mtre cube de gaz traversant leur territoire. Ainsi, en 2005, la Pologne rclamait une redevance de 2,7 dollars par mtre cube transport sur 100 km et la Gorgie 6 dollars. Quant on sait que GAZPROM ne facture ses clients quun seul dollar par mtre cube, on peroit lintrt financier dun contournement des pays de transit. CET ARTICLE A T TRADUIT DE LANGLAIS PAR MICHEL LIGEOIS.

O sont les rgles du jeu ?De nombreux experts occidentaux sinquitent des effets potentiellement ngatifs de cette diplomatie du pipeline. La fermeture aux investissements trangers dun important segment des ressources mondiales pourrait menacer la scurit des approvisionnements. Au nom de cette scurit, certains spcialistes prconisent dailleurs la

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DOSSIER CADRAGE

Larme atomique, bombe conomique la recherche dun moyen de pression ou de dissuasion cr dible aux yeux de la puissance amricaine ? Une solution per formante : dvelopper un pro gramme nuclaire. La Core du Nord (notre photo) la bien compris, elle qui, la fin de la guerre froide, sest vue prive du soutien de ses allis, lURSS et la Chine. Seule face lalliance entre la Core du Sud et les tats-Unis, Pyongyang a craint une runification force qui signifierait la fin de son rgime. Pour faire entendre sa voix, elle a annonc son retrait du Trait de Non Prolifration (TNP) en 2003. Mais le TNP nest pas la pana ce. Les dsquilibres quil cre entre les pays dots de larme nuclaire et les autres ont conduit certains tats ne pas en respecter les clauses. Cest entre autres le cas emblmatique de la Core du Nord, qui tente ainsi de monnayer une aide nerg tique et des garanties scuri taires. Face la dgradation de son conomie et des conditions de vie sur son territoire, la vente de matriel permettant la fabri cation darmes nuclaires est aussi devenue, pour le rgime nord-coren, un moyen dobtenir les devises trangres ncessaires sa survie. Le paradoxe, cest quen cher chant forcer une aide cono mique pour relancer son indus trie, la Core du Nord risque dalimenter un climat de suspi cion son gard auprs des investisseurs trangers poten tiels. Pourtant, un vritable intrt existe, comme le montre cette inauguration dun parc industriel Kaesong, un des rares sites qui accueillent des entreprises trangres et emploient des nord-corens.Anne-Sylvie Berck

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LENTRETIENPropos recueillis par Valrie Rosoux

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POUR UNE GOPOLITIQUE

des passionsUn retour de la gopolitique ? Oui, rpond Pierre Hassner, pour autant que ce concept soit transform, largi, clair par les nouvelles ralits de la scne internationale. Il plaide notamment en faveur dune gopolitique des passions .D.R.

__ Pour Pierre Hassner, interview par Valrie Rosoux, il importe aujourdhui de tenir compte des passions rsultant des ingalits entre acteurs.

Lanalyse gopolitique na pas toujours eu bonne presse. Dans larticle La revanche des passions 1, vous proposez dlargir le concept. Une gopolitique des passions , cest une formule quelque peu audacieuse, non ? Comme Stanley Hoffmann, je trouve que la carte des passions doit tre ajoute celle des bases et des ressources 2. Les relations internationales sont dtermines par un entrelacement dintrts, dides et de passions. Cest une trilogie clef. Aujourdhui, on parle beaucoup trop sans doute des intrts. Noublions pas le rle dterminant des ides, et surtout des passions. Cest dailleurs ce qua mis en exergue Raymond Aron au moment de la guerre dAlgrie. Face ceux pour qui la victoire franaise dmontrerait aux Algriens quils avaient intrt renoncer lindpendance, il tint le propos suivant : Cest oublier lexprience de notre sicle que de croire que les hommes sacrifieront leurs passions leurs intrts . Dans la mme veine, le chef de ltat syrien Hafez-el-Assad dclarait Henry Kissinger qui lui prdisait qu linstar de Sadate, il devrait un jour ngocier avec les Israliens : Dtrompez-vous, la guerre ultime aura pour enjeu, non le territoire, mais la souffrance. Les Israliens deviennent des bourgeois comme vous. Ils ne savent plus souffrir et mourir. Nous, nous savons. La victoire appartiendra ceux qui sauront le plus longtemps souffrir et mourir. Que recouvre la notion de passion dans une telle perspective ? En tant que telles, les passions ne sont pas nouvelles. On se rfre souvent trois passions fonda-

La fiert et la honte savrent des moteurs daction redoutablement puissants. mentales : la peur, que lon peut dfinir comme la recherche de scurit ; lavidit ou la recherche des biens matriels ; et lorgueil, principalement caractris par la recherche de gloire. ces passions, on pourrait ajouter linfluence dmotions telles que la colre, la rage, le dsespoir. Rien de neuf sous le soleil. Rien de neuf ? Alors, pourquoi sy arrter aujourdhui ? Parce quaujourdhui, ces passions sinscrivent dans des cadres indits : effondrement des empires et dcolonisation, explosion des communications et efface-

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ASIE

Entre Russie et Japon, la Chine joue des coudesQui offre ses services de mdia tion pour la tenue de ngocia tions visant rgler la crise nuclaire en Core du Nord ? La Chine. Qui est considr comme acteur privilgi pour apaiser les tensions que pro voque la politique nuclaire de lIran ? La Chine. Deux exemples qui illustrent en quoi Pkin entend bien dfendre ses intrts et se positionner comme interlocuteur qui comp te, entre Russie, Japon et tatsUnis. Elle peut se le permettre : avec son taux de croissance annuel de 8 9 % en moyenne depuis 20 ans, la Chine devient une des puissances montantes embl matiques du continent asia tique. Elle dispose pour cela des atouts classiques dune puissance : une situation go graphique centrale sur le conti nent, un territoire vaste et den sment peupl (plus de 9.500.000 km2 et 1,3 milliard dhabitants), et des ressources naturelles et agricoles non ngligeables. Les efforts quelle consacre son dveloppement cono mique et sa modernisation sinscrivent dans une stratgie plus large de retour au statut de puissance que la Chine dtenait jusqu lchec de la rvolution culturelle. Ds la fin des annes 1970, louverture lconomie socialiste de march a permis la Chine de dvelopper son pouvoir conomique et dexercer une influence grandissante sur le commerce international, notamment par le biais de son adhsion lOMC (Organisation mondiale du commerce). De plus, la taille de son propre march suscite les convoitises amricaines, europennes et japonaises, ce qui donne la Chine un certain avantage. Du point de vue politique, la Chine dveloppe galement ses moyens de pression. Il y a bien sr le poids que lui confre son sige permanent au Conseil de scurit des Nations Unies. Mais Pkin met galement en uvre une politique de ren forcement de son leadership rgional, au sein du continent asiatique. Elle favorise une diplomatie modre et de dia logue pour instaurer la confian ce et rduire les tensions, avec pour mot dordre stabilit . Aux yeux de certains, elle appa rat dj comme une alternative Washington.Anne-Sylvie Berck

ment des distances, crise des institutions tatiques et religieuses, caractre embryonnaire ou incohrent des institutions au niveau mondial. Chacun de ces facteurs favorise le dchanement des passions. Aujourdhui, il importe surtout de tenir compte de passions composites rsultant des ingalits entre acteurs. Je songe en particulier au ressentiment, lhumiliation, au dsir de vengeance. Dans nombre de cas, des Balkans lIrak en passant par lIran ou la Palestine, la fiert et la honte savrent des moteurs daction redoutablement puissants. Sans confondre les formes et les degrs du ressentiment, comment ne pas voir sa marque dans les ractions de satisfaction suscites par lattentat du 11 septembre que ce soit en Asie, en Afrique ou encore en Amrique latine ? La raction des exclus fonde sur le spectacle permanent dune puissance et dune richesse auxquelles ils nont pas accs sest donne voir aux quatre coins de la plante. En ce sens, jai envie de dire que la gographie, cest de lhistoire. Les donnes en jeu ne sont pas purement physiques. Les territoires sont habits par des tres de chair et de sang, dots dune mmoire et dune exprience propres. Comment concilier gopolitique et analyse des passions ? Avez-vous un exemple ? lheure actuelle, la ligne de tension majeure sur le plan mondial oppose deux forces dont chacune se voit comme dfensive, ou du moins mue par une volont de revanche suite une agression. Dune part, le fondamentalisme islamique dnonce lagression constante de lOccident, allant des croisades limprialisme amricain en passant par la colonisation et la cration dIsral. Dautre part, lentreprise impriale amricaine stigmatise ce quelle interprte comme lagression du terrorisme et de laxe du mal rvle

par les attentats du 11 septembre. Selon moi, pour comprendre cet affrontement, il faut en outre tenir compte des tiers, qui en sont les arbitres involontaires. Je songe aux populations et aux tats qui craignent la violence des uns et des autres. Souvent attirs par la promesse de libert et de prosprit incarnes par les tats-Unis, ils demeurent hants par leur arrogance, humilis par leur supriorit ou soucieux dutiliser les affrontements plantaires pour leurs propres ambitions.

Nous sommes non seulement menacs par la peur et la haine, mais aussi par la paralysie impuissante.

Dautres tensions, traditionnellement interprtes par la gopolitique, peuvent-elles tre claires par la dialectique des passions ? Oui, tout fait. Lautre conflit bipolaire que lon voque souvent concerne la Chine montante et les tatsUnis. Sur le plan des intrts, les deux tats sont lis par une relation complexe faite dinterdpendance, qui favorise la coopration : les tats-Unis ont besoin des investissements financiers chinois pour soutenir le dollar ; la Chine a besoin du commerce avec les tats-Unis. Il nest toutefois pas exclu que cette logique soit mise mal par la crainte de Washington face un futur challenger dune part. Et par le ressentiment et la vengeance laquelle aspirent maints Chinois pour les humiliations subies cause de lOccident et du Japon dautre part.

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Reuters/ Khaled Abdullah Ali Al Mahdi

__ Dans nombre de cas, des Balkans lIrak en passant par lIran ou la Palestine, il importe de tenir compte du ressentiment, de lhumiliation, du dsir de vengeance qui rsultent des ingalits. Ci-dessus : une manifestation contre l'incursion militaire isralienne dans la bande de Gaza.

Mais peut-on rellement combiner ces deux logiques (logique gopolitique et logique des passions) ? On touche ici au problme fondamental de la politique : devant la multiplicit des passions contradictoires, comment aboutir un quilibre stable plutt qu une escalade explosive ? La philosophie moderne parle de la substitution des intrts aux passions. Force est cependant de constater les limites dune telle perspective. Lactualit, que ce soit au ProcheOrient ou au Soudan, en Irak ou en Afghanistan, le rappelle lenvi. De manire gnrale, il en va des passions comme de la nature : on ne leur commande quen leur obissant. Ou du moins en apprenant les apprivoiser et les sublimer. De Spinoza Freud, nous avons appris que la manire de ne pas tre esclave de nos passions est den prendre conscience. La question est de savoir si cela sapplique aux passions collectives comme aux passions individuelles. Et si la rponse est oui, quelles sont les mdiations sociales et politiques adquates ?

Dans une perspective o le ressentiment et lhumiliation sont au centre des grilles de lecture de la ralit internationale, le concept de reconnaissance ne savre-t-il pas crucial ? Prcisment. Cest ce qui explique en partie la multipli cation des commissions Justice et Rconciliation . Celles-ci sefforcent de recrer une communaut divi se par la haine, le crime et le ressentiment. cet gard, il est frappant de constater combien, dans un monde en voie de scularisation, le recours des notions religieuses (telles que le pardon) ou thrapeu tiques (gurison nationale) tend envahir la politique.

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Quel peut tre le rle de lEurope dans ce contexte ? LEurope politique peut encore se faire. Le risque, cest quelle trouve lnergie qui laiderait surmon ter ses obstacles en faisant appel uniquement aux passions ngatives. En se construisant contre les tats-Unis, contre les immigrs, contre la Turquie ou contre lIslam, notamment. Les expriences du sicle pass et du dbut de celui-ci montrent que, si les pas sions sans modration deviennent criminelles, la modration sans passion est impuissante. Il serait donc possible dassocier passion et modration ? Des passions modres ne sont plus des passions. Dun autre ct, une modration passionne risque dtre utopique... Quoi quil en soit, nous sommes non seulement menacs par lescalade de la peur et de la haine, mais aussi par la paralysie impuissante. Il sagit donc de combattre la fois le fanatisme et le scepticisme, laventurisme et la passivit. Dans ce cas, il ny pas dautre voie que lalliance rare et fra gile, jen conviens de la modration et de la passion.

Les tats en sont-ils capables ? Le vritable dfi qui se pose aujourdhui est sans doute celui de limpuissance des puissances face au dsordre mondial. Il se peut que les survivants du 21e sicle regardent avec une certaine ironie les vellits impriales des tats-Unis, les nostalgies danciennes grandes puissances comme la France, les rves de revanche de nouvelles grandes puissances, les illusions pacifiques dune partie de lEurope. Toutes sont anachroniques devant la monte de lanarchie. Le seul remde aux cercles vicieux de lautoritarisme et de lanarchie, de la puissance et de limpuissance rside dans la recherche, toujours recommence, dun quilibre qui modre la domination des uns et la frustration des autres. 1. Commentaire, n 110, t 2005, pp. 299-312. 2. The American Prospect, 2001.

LE MOT POUR LE DIREMaurits Van Overbeke

GopolitiqueLe terreau grco-romain, o poussrent tant de nos termes savants, comporte aussi la nomenclature de divinits, dont la plupart sont des personnifications dlments naturels. Les Grecs anciens les imaginaient issues dbats et denfantements respectant trs peu les liens indissolubles du mariage. Ainsi la desse Terre, nomme Gaia ou G (prononcer gai), engendra sans intervention mle le Ciel Ouranos, lequel la fconda pour produire une filiation incestueuse de Cyclopes et de Titans. Le dernier de ceux-ci, un nomm Cronos, fit subir son gniteur une ablation sanglante prfigurant celle dAblard. Comme quoi, il ne faut pas confier des outils tranchants aux enfants en bas ge. Le nom de lanctre G se retrouve, libr de son halo mythique, dans nombre de mots modernes, o il fonctionne tantt comme prfixe go , tantt comme suffixe ge. Ainsi la gographie est litt. La description de la terre et lapo-ge, le point le plus loign dun satellite orbitant autour de celle-ci. Politique est un rejeton du mme lit grec. Le mot dnote dabord la gestion de la polis, la cit, ensuite celle de ltat. Jumel go- voici peine un sicle, il dpasse les frontires des pays et des continents, prenant en compte les donnes naturelles de la gographie et les rapports de coopration, de concurrence et de conflit quelles gnrent avec les tats voisins ou lointains. Un des premiers soucis de la gopolitique est ds lors celui des ressources (nergie, matires premires, eau potable) de mme que leur transport vers les lieux de consommation, dutilisation ou de transformation, avec les risques inhrents de pollution, voire de changement climatique. Car on ne se bat plus, comme au temps de Voltaire, pour quelques arpents de neige , mais pour des champs ptrolifres, des gisements duranium ou des zones de pche. Un autre souci go- est celui de la dmographie, souvent non matrise l mme o le rapport est inverse entre le nombre de bouches et de dbouchs. Sen suivent les flux migratoires incontrls, la monte dextrmismes xnophobes, le spectre du plombier polonais, quand ce nest pas celui du terrorisme incitant au repli sur soi. Au train o vont les choses, et qui nest pas un train de snateur, on peut craindre que certains tats se comportent comme des gants srs deux et dominateurs, pratiquant volontiers la guerre prventive dans des rgions ptrolifres, dautres comme des nains blesss par le non respect de leur altrit et mitonnant ds lors le plat froid de la vengeance. Tant il est vrai que go- est lanagramme dego.

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POUR ALLER PLUS LOIN... LUCLLe Centre des crises et des conflits internationaux (CECRI)Conflits et processus de paix au Proche-Orient, jeu des grandes puissances dans l'Ocan indien, oprations de maintien de la paix en Europe, le CECRI dcortique les lments dclencheurs des conflits et les instruments de leur gestion (sanctions et incitants conomiques, crises et interventions humanitaires, rle de la mmoire dans un processus de rconciliation, etc.). Il publie, depuis 2004, une collection douvrages, intitule Gopolitique et rsolution des conflits . La plupart des auteurs de ce dossier en sont membres.> www.cecri.ucl.ac.be

La Chaire Inbev-Baillet Latour Union europenne-Russie (UCL-KUL)Cre au dbut de l'anne 2000 par le Fonds InbevBaillet Latour, cette Chaire a pour but de stimuler l'tude des relations entre l'Union europenne et la Russie. Son principal axe de recherche : lanalyse des origines, des dterminants et des volutions possibles des relations euro-russes. La Chaire constitue une coopration entre l'Institut d'tudes europennes (IEE) de l'UCL et l'Institut voor internationale en europees beleid de la KUL.> www.uclouvain.be/9103

Tanguy de Wilde, Michel Ligeois, Deux poids, deux mesures ? LONU et le conflit isralo-arabe : une approche quantitative, Presse universitaires de Louvain, 2006. Pierre Hassner & Justin Vaisse, Washington et le monde, Autrement, Paris, 2003. Georges Corm, Le Proche-Orient clat, Folio, Paris, 2003. Benjamin Barber, L'empire de la peur, Fayard, Paris, 2003. Paul Kennedy, Naissance et dclin des grandes puissances, Payot, Paris, 1989. Michel Foucher, Fronts et frontires: un tour du monde gopolitique, Bayard, 1991. Aymeric Chauprade, Gopolitique, constantes et changements dans l'histoire, Ellipse, Paris, 2003. Zbigniew Brzezinski, Le grand chiquier, Bayard, Paris, 1997. Zbigniew Brzezinski, Le vrai choix. LAmrique et le reste du monde, Odile Jacob, Paris, 2004.

propos des tats-Unis Roger Burbach & Jim Tarbell, Imperial Overstretch, Zed, Londres & New York, 2004. Alain Frachon & Daniel Vernet, LAmrique messianique, Seuil, Paris, 2004. Nicholas Guyatt, Encore un sicle amricain ?, Luc Pire, Bruxelles, 2002. Eric Hobsbawn, L'ge des extrmes, Complexe, Bruxelles, 1999. Alain Joxe, L'empire du chaos, La dcouverte, Paris, 2002. Emmanuel Todd, Aprs l'empire, Gallimard, Paris, 2002.

DANS LES LIVRESGopolitique : la longue histoire daujourdhuiQu'il s'agisse de la Chine, de l'intervention amricaine en Irak ou des enjeux ptroliers, cet ouvrage claircit chaque situation contemporaine au regard d'une volution dans le temps. En gographe et historien, Yves Lacoste dbute par lhistoire du mot gopolitique , puis dcrit l hyperpuissance (les tats-Unis) et, enfin, les objectifs gopolitiques des autres puissances du monde (pays europens, Brsil, Russie, Japon, Chine, Indonsie et Inde). Plus de 150 cartes, des encadrs chiffrs ou chronologiques, permettent de visualiser ses propos.Yves Lacoste, Gopolitique : la longue histoire daujourdhui, Larousse, Paris, 2006.

SUR LE WEB LInstitut franais de gopolitique : www.geopolitique.net

La revue Herodote, anime par les chercheurs de lInstitut franais de gopolitique : www.herodote.org Le Centre dtude et de recherche stratgique : www.cerges.com LInstitut de stratgie compare, Commission Franaise d'Histoire Militaire, Institut d'Histoire des Conflits Contemporains : www.stratisc.orgoctobre / novembre 2006 Louvain 165 3 5

D.R.