Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

  • Upload
    vlanch

  • View
    248

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    1/120

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    2/120

    A la mmoire de l'homme aux ailes brises

    C'est un peuple pour qui se sont monts ces Alleghanys et ces Libans de rve !...Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette rgion d'o viennent mes sommeils et mes moindres mouvem

    ARTHUR RIM Illumin

    Dans le village o je suis n, les rochers ont un nom. Il y a le Vaisseau, la Tte de l'ombuscade, le Mur, et aussi les Jumeaux, encore dits les Seins de la goule. Il y a surtout ldats ; c'est l qu'autrefois on faisait le guet lorsque la troupe pourchassait les insoumis ; st plus vnr, plus charg de lgendes. Pourtant, lorsqu'il m'arrive de revoir en songe le

    on enfance, c'est un autre rocher qui m apparat.' L'aspect d'un sige majestueux, creus etmplacement des fesses, avec un dossier haut et droit s'abaissant de chaque ct en maniil est le seul, je crois, porter un nom d'homme, le Rocher de Tanios.

    J'ai longtemps contempl ce trne de pierre sans oser l'aborder. Ce n'tait pas la peu

    village, les rochers taient nos terrains de jeu favoris et, mme enfant, j'avais coutume dns aux escalades les plus prilleuses ; nous n'avions d'autre quipement que nos mains ees, mais notre peau savait se coller la peau de la pierre et pas un colosse ne rsistait.

    Non, ce n'tait pas la peur de tomber qui me retenait. C'tait une croyance, et c'tait ig par mon grand-pre, quelques mois avant sa mort. Tous les rochers, mais jamais cetres gamins demeuraient comme moi distance, avec la mme crainte superstitieuse. Euxpromettre, la main sur le duvet de la moustache. Et obtenir la mme explication : On le

    nios-kichk. Il tait venu s'asseoir sur ce rocher. On ne l'a plus revu. On avait souvent voqu devant moi ce personnage, hros de tant d'historiettes local

    n nom m'avait intrigu. Tanios, j'entendais bien, c'tait l'une des nombreuses variantes loAntoine, l'instar d'Antoun, Antonios, Mtanios, Tanos ou Tan- nous... Mais pourquoi ce r

    kichk ? Cela, mon grand-pre n'a pas voulu me le rvler. Il a seulement dit ce qu'il uvoir dire un enfant : Tanios tait le fils de Lamia. Tu as srement entendu parler d'eln dans le pass, mme moi je n'tais pas encore n, et mon propre pre non plus. En ce tcha d'Egypte faisait la guerre aux Ottomans, et nos anctres ont souffert. Surtout aprs le triarche. On l'a abattu juste l, l'entre du village, avec le fusil du consul d'Angleterre..e parlait mon grand- pre quand il ne voulait pas me rpondre, il lanait des bribes de ph indiquait un chemin, puis un autre, puis un troisime, sans toutefois s'engager dans aucuendre des annes avant de dcouvrir la vritable histoire.

    Je tenais pourtant le meilleur bout du fil puisque je connaissais le nom de Lamia. No

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    3/120

    nnaissions tous, au pays, grce un dicton qui, par chance, a travers deux sicles pour pqu' nous : Lamia, Lamia, comment pourrais-tu cacher ta beaut ?

    Ainsi, encore de nos jours, quand les jeunes gens rassembls sur la place du villageelque femme enveloppe dans un chle, il s'en trouve toujours un pour murmurer : Lamqui est souvent un authentique compliment, mais peut relever quelquefois aussi de la plu

    rision. La plupart de ces jeunes ne savent pas grand-chose de Lamia, ni du drame dont censerv le souvenir. Ils se contentent de rpter ce qu'ils ont entendu de la bouche de leursurs grands-parents, et parfois, comme eux, ils accompagnent leurs paroles d'un geste de la

    rtie haute du village, aujourd'hui inhabite, o l'on aperoit les ruines encore imposantesA cause de ce geste, qu'on a tant de fois reproduit devant moi, j'ai longtemps imaginmme une sorte de princesse qui, derrire ces hauts murs, abritait sa beaut des regards vuvre Lamia, si j'avais pu la voir s'affairer dans les cuisines, ou trottiner pieds nus travestibules, une cruche dans les mains, un fichu sur la tte, j'aurais difficilement pu la confontelaine.

    Elle ne fut pas servante non plus. J'en sais aujourd'hui un peu plus long sur elle. Grx vieillards du village, hommes et femmes, que j'ai inlassablement questionns. C'tait il plus, ils sont tous morts, depuis, l'exception d'un seul. Son nom est Gbrayel, c'est un cand-pre et il a aujourd'hui quatre-vingt-seize ans. Si je le nomme, ce n'est pas seulementle privilge de survivre, c'est surtout parce que le tmoignage de cet ancien instituteur pa

    histoire locale aura t le plus prcieux de tous ; irremplaable, en vrit. Je restais des her, il avait de vastes narines et de larges lvres sous un petit crne chauve et rid des ge a trs certainement appuys. Je ne l'ai pas revu dernirement, mais on m'assure qu'il a n de confidence, ce mme dbit ardent, et une mmoire intacte. A travers les mots que je rire, c'est souvent sa voix qu'il faudra couter.

    Je dois Gbrayel d'avoir acquis trs tt l'intime conviction que Tanios avait bien ythe, un tre de chair. Les preuves sont venues plus tard, des annes plus tard. Lorsque, ladant, je pus enfin mettre la main sur d'authentiques documents.

    Il en est trois que je citerai souvent. Deux qui manent de personnages ayant connu Ts. Et un troisime plus rcent. Son auteur est un religieux dcd au lendemain de la Preondiale, le moine Elias de Kfaryabda c'est le nom de mon village, je ne pense pas l'avocore. Son ouvrage s'intitule comme suit :Chronique montagnarde ou l'Histoire du village dearyabda des hameaux et des fermes qui en dpendent des monuments qui s'y lvent des coutumes

    y sont observes des gens remarquables qui y ont vcu et des vnements qui s'y sont droulsc la permission du Trs-Haut.

    Un livre trange, ingal, droutant. Certaines pages, le ton est personnel, la plume s're, on se laisse porter par quelques envoles, par quelques carts audacieux, on croit t

    n crivain vrai. Et puis soudain, comme s'il craignait d'avoir pch par orgueil, le moinefface, son ton s'aplatit, il se rabat pour faire pnitence sur son rle de pieux compilateur,cumule les emprunts aux auteurs du pass et aux notables de son temps, en vers de prfrabes de l'ge de la Dcadence, empess d'images convenues et de sentiments froids.

    Cela, je ne m'en suis aperu qu'aprs avoir achev la deuxime lecture minutieuse dges neuf cent quatre-vingt-sept, trs prcisment, du prambule au traditionnel vers fii liras mon livre montre-toi indulgent... . Au dbut, lorsque j'avais eu entre les mains ceiure verte simplement orne d'un grand losange noir, et que je l'avais ouvert pour la premvais remarqu que cette criture tasse, sans virgules ni points, sans paragraphes non plu

    outonnements calligraphiques enferms dans leurs marges comme une toile dans son cadrun mot volant pour rappeler la page prcdente ou annoncer la suivante.

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    4/120

    Hsitant encore m'engager dans une lecture qui menaait d'tre rebutante, je feuilleonstre du bout des doigts, du bout des yeux, quand devant moi se dtachrent ces lignes ssitt recopies, et plus tard traduites et ponctues :

    Du quatre novembre 1840 date l'nigmatique disparition de Tanios-kichk... Pourtaut, tout ce qu'un homme peut attendre de la vie. Son pass s'tait dnou, la route de l'avelanie. Il n'a pu quitter le village de son plein gr. Nul ne peut douter qu'une maldiction scher qui porte son nom.

    A l'instant, les mille pages cessrent de me paratre opaques. Je me mis regarder c

    ne tout autre manire. Comme un guide, un compagnon. Ou peut-tre comme une montureMon voyage pouvait commencer.

    PREMIER PASSAGE

    La tentation de Lamia

    Puisse le Trs-Haut m'accorder Son pardon pour les heures et les journes que je vais devoir ober au temps bni de la prire et des Saintes Lectures afin d'crire cette histoire imparfaite des

    ns de ma contre, mon excuse tant qu'aucune des minutes que nous vivons n'aurait exist sans leslnaires qui l'ont prcde depuis la Cration, et qu'aucun de nos battements de cur n'aurait t

    ssible s'il n y avait eu les gnrations successives des aeux, avec leurs rencontres, leurs promesses,rs unions consacres, ou encore leurs tentations.

    Prambule de laChronique montagnarde, uvre du moine Elias de Kf

    I

    En ce temps-l, le ciel tait si bas qu'aucun homme n'osait se dresser de toute sa tailly avait la vie, il y avait des dsirs et des ftes. Et si l'on n'attendait jamais le meilleur en

    prait chaque jour chapper au pire.Le village entier appartenait alors un mme seigneur fodal. Il tait l'hritier d'unecheikhs, mais lorsqu'on parle aujourd'hui de l'poque du cheikh sans autre prcision,mpe, il s'agit de celui l'ombre duquel a vcu Lamia.

    Ce n'tait pas, loin s'en faut, l'un des personnages les plus puissants du pays. Entre laentale et la mer, il y avait des dizaines de domaines plus tendus que le sien. Il possdaiaryabda et quelques fermes autour, il devait avoir sous son autorit trois cents foyers, gussus de lui et de ses pairs, il y avait l'mir de la Montagne, et au-dessus de l'mir les pacovince, ceux de Tripoli, de Damas, de Sada ou d'Acre. Et plus haut encore, beaucoup pl

    isinage du Ciel, il y avait le sultan d'Istanbul. Mais les gens de mon village ne regardaienur eux, leur cheikh tait dj un personnage considrable.

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    5/120

    Ils taient nombreux, chaque matin, prendre le chemin du chteau pour attendre sonessant dans le couloir qui mne sa chambre. Et lorsqu'il paraissait, ils l'accueillaient pamules de vux, voix haute voix basse, cacophonie qui accompagnait chacun de ses p

    La plupart d'entre eux taient habills comme lui, sroual noir bouffant, chemise blayures, bonnet couleur de terre, et tout le monde ou presque arborait les mmes moustacheucles firement vers le haut dans un visage glabre. Ce qui distinguait le cheikh ? Seulemrt pomme, agrment de fils d'or, qu'il portait en toute saison comme d'autres portent une eptre. Cela dit, mme sans cet ornement, aucun visiteur n'aurait eu de peine distinguer l

    lieu de sa foule, cause de ces plonges que toutes les ttes effectuaient les unes aprs lebaiser la main, crmonial qui se poursuivait jusqu' la salle aux Piliers, jusqu' ce qu'ifa sa place habituelle et port ses lvres le bout dor du tuyau de sa pipe d'eau.

    En rentrant chez eux, plus tard dans la journe, ces hommes diraient leurs pouses vu la main du cheikh. Non pas : J'ai bais la main... Cela, on le faisait, certes, et eavait pudeur le dire. Non plus : J'ai vu le cheikh parole prtentieuse, comme s'ine rencontre entre deux personnages de rang gal ! Non, J'ai vu la main du cheikh , te

    xpression consacre.Aucune autre main n'avait autant d'importance. La main de Dieu et celle du sultan ne

    e les calamits globales ; c'est la main du cheikh qui rpandait les malheurs quotidiens. Erfois, des miettes de bonheur.

    Dans le parler des gens du pays, le mme mot,kaff, dsignait parfois la main et la gifle. Qgneurs en avaient fait un symbole de puissance et un instrument de gouvernement. Quandtre eux, loin des oreilles de leurs sujets, un adage revenait dans leur bouche : Il faut qu'ujours une gifle prs de la nuque ; voulant dire qu'on doit constamment le faire vivre dapaule basse. Souvent, d'ailleurs, gifle n'tait qu'un raccourci pour dire fers , fou.

    Aucun seigneur n'tait sanctionn pour avoir malmen ses sujets ; si, quelques rares torits suprieures lui en tenaient rigueur, c'est qu'elles taient rsolues le perdre pour dsons, et qu'elles cherchaient le moindre prtexte pour l'accabler. On tait depuis des sicgne de l'arbitraire, et si jamais il y avait eu jadis un ge d'quit, plus personne n'en avaituvenir.

    Lorsqu'on avait la chance d'avoir un matre moins avide, moins cruel que les autres,vilgi, et on remerciait Dieu d'avoir montr tant de sollicitude, comme si on Le jugeait re mieux.

    C'tait le cas Kfaryabda ; je me souviens d'avoir t surpris, et plus d'une fois indianire affectueuse dont certains villageois voquaient ce cheikh et son rgne. Il est vrai, dil donnait volontiers sa main baiser et que, de temps autre, il assenait l'un de ses suj

    nore, mais ce n'tait jamais une vexation gratuite ; comme c'tait lui qui rendait justice enque tous les diffrends entre frres, entre voisins, entre mari et femme se rglaient eikh avait l'habitude d'couter les plaignants, ensuite quelques tmoins, avant de proposeangement ; les parties taient sommes de s'y conformer, et de se rconcilier sance tena

    mbrassades coutumires ; si quelqu'un s'enttait, la gifle du matre intervenait en argumentUne telle sanction tait suffisamment rare pour que les villageois ne pussent plus par

    ose pendant des semaines, s'vertuant dcrire le sifflement de la gifle, fabulant sur les migts qui seraient restes visibles pendant trois jours, et sur les paupires du malheureux qcesseraient de cligner.

    Les proches de l'homme gifl venaient lui rendre visite. Ils s'asseyaient en cercle auce, silencieux comme un deuil. Puis l'un d'eux levait la voix pour dire qu'il ne fallait

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    6/120

    mili. Qui donc n'a jamais t gifl par son pre ?C'est ainsi que le cheikh voulait tre considr. En s'adressant aux gens de son doma

    x plus gs, il disait yabn ! , mon fils ! , ou ma fille ! , y a bint ! . Il tait persuadcte intime le Haut ses sujets, ils lui devaient obissance et respect, il leur devait sa proutes circonstances. Mme en ce dbut du dix-neuvime sicle, cette sorte de paternalismeparaissait dj comme une incongruit, une survivance d'un ge primordial d'enfance et dnt la plupart des villageois s'accommodaient, et dont certains de leurs descendants gardestalgie.

    Moi-mme, je dois l'avouer, en dcouvrant certaines facettes du personnage, je me svenir un peu moins svre envers lui. Car si notre cheikh tenait chacune de ses prrsait pas, comme tant d'autres seigneurs, bon march de ses devoirs. Ainsi, tous les paysaporter une part de leur rcolte ; mais il avait coutume de leur dire, en change, que persmaine n'aura faim tant qu'il restera au chteau un pai n et une olive . Plus d'une fois les vaient pu vrifier que ce n'tait pas vaine parole.

    Tout aussi importante aux yeux des villageois tait la manire dont le cheikh traitait torits suprieures, et c'est d'abord pour cette raison que l'on a gard de lui un si complais autres seigneurs, quand l'mir ou le pacha exigeaient d'eux quelque nouvel impt, ne prpeine d'argumenter, se disant qu'il valait mieux pressurer leurs sujets plutt que de se mepuissants. Pas notre cheikh. Lui temptait, se dmenait, envoyait supplique aprs sudisette, de gel, de sauterelles, glissait de judicieux bakchichs, et quelquefois il obtenait u

    mise, voire une exemption. On dit que les agents du Trsor extorquaient alors les sommess seigneurs plus dociles.

    Il n'avait pas souvent gain de cause. Les autorits taient rarement disposes transiatire d'impts. Du moins avait-il le mrite d'essayer, et les paysans lui en savaient gr.

    Non moins apprcie tait sa conduite en temps de guerre. Se targuant d'une vieille ait obtenu pour ses sujets le droit de se battre sous leur propre drapeau au lieu d'tre enrte de la troupe. Un privilge inou pour un fief aussi minuscule qui pouvait aligner, au m

    nts hommes. Pour les villageois, la diffrence tait grande. Partir avec ses frres, ses filsmmands par le cheikh lui-mme, qui les connaissait chacun par son prnom, savoir qu'oandonn sur place si l'on tait bless, qu'on serait rachet si l'on tait captur, qu'on seraiterr et pleur si l'on devait mourir ! Savoir aussi que l'on ne serait pas envoy l'abattoaisir quelque pacha dprav ! Ce privilge, les paysans en taient aussi fiers que le cheen entendu, il fallait le mriter. On ne pouvait se contenter de faire semblant , il fallaitillamment, beaucoup plus vaillamment que la pitaille d' ct ou d'en face, il fallait queconstamment cite en exemple dans toute la Montagne, dans tout l'empire, c'tait leur fie

    nneur, et aussi le seul moyen de garder ce privilge.

    Pour toutes ces raisons, les gens de Kfaryabda considraient leur cheikh commeal. Il serait mme apparu comme une vritable bndiction s'il n'avait eu un travers, un invers qui, aux yeux de certains villageois, rduisait nant ses plus nobles qualits.

    Les femmes ! me dit le vieux Gbrayel, et dans son visage de buse s'allumrent drnassiers. Les femmes ! Le cheikh les convoitait toutes, et il en sduisait une chaque soir

    S'agissant du dernier bout de phrase, c'est une affabulation. Mais pour le reste, qui eme l'essentiel, il semble bien que le cheikh, l'instar de ses anctres, l'instar de tant d'agneurs sous toutes les latitudes, vivait dans la ferme conviction que toutes les femmes de

    appartenaient. Comme les maisons, comme les terres, les mriers et les vignes. Comme illeurs. Et qu'un jour ou l'autre, sa convenance, il pouvait faire valoir son droit.

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    7/120

    Il ne faudrait pas, pour autant, l'imaginer en satyre rdant dans le village la rechercoie, avec ses hommes de main dans le rle de rabatteurs. Non, les choses ne se passaientprieux que ft son dsir, il ne se dpartait aucun moment d'un certain quant--soi, jamng se glisser furtivement par une porte drobe pour profiter comme un voleur de l'abri. C'est chez lui qu'il officiait, si l'on peut dire.

    De mme que chaque homme devait monter, ne serait-ce qu'une fois par mois, voireikh , toutes les femmes devaient fournir leur journe au chteau, pour aider aux travauxsonniers, c'tait leur faon elles de manifester leur allgeance. Certaines faisaient mon

    rticulires une faon incomparable de battre la viande au mortier, ou d'amincir la pteand il fallait prparer un festin, toutes les comptences taient requises la fois. Une formsomme ; mais rpartie ainsi entre des dizaines, des centaines de femmes, elle en devenaisante.

    J'ai peut-tre laiss croire que la contribution des hommes se limitait au baisemain mait pas conforme la ralit. Ils taient tenus de s'occuper du bois et des nombreuses rfever sur les terres du cheikh les terrasses croules, sans oublier la corve suprme des erre. Mais, en temps de paix, le chteau tait une ruche de femmes, qui s'activaient, bavatrayaient aussi. Et quelquefois, au moment de la sieste, quand le village entier s'enfonainombre de langueur, l'une ou l'autre de ces femmes s'garait entre couloirs et chambres, prface deux heures plus tard au milieu des murmures.

    Certaines se prtaient ce jeu de fort bonne grce, flattes d'avoir t courtises, deikh avait de la prestance ; de plus, elles savaient que, loin de se prcipiter sur la premierue, il prisait le charme et l'esprit. On rapporte encore au village cette phrase qu'il rpe un ne pour se coucher au ct d'une nesse ! Insatiable, donc, mais exigeant. C'est l'rde de lui aujourd'hui, et c'est probablement cette mme image qu'avaient ses contempoets. Aussi, bien des femmes avaient-elles envie d'tre au moins remarques, cela les rassarme. Quitte, ensuite, se laisser ou non suborner. Un jeu dangereux, j'en conviens ; maisur beaut bourgeonnait, puis s'panouissait, pouvaient-elles, avant de se faner, renoncer duire ?La plupart, toutefois, et quoi qu'en dise le vieux Gbrayel, ne voulaient pais de ces ampromettantes et sans lendemain. Elles ne se prtaient aucun autre jeu galant que la dmble bien que le matre savait s'y rsigner lorsque son adversaire se montrait fute. Evoyante : partir du moment o une personne convoite se retrouvait en tte tte avecpouvait plus l'conduire sans l'humilier, ce qu'aucune villageoise n'aurait eu le cran de f

    bilet devait s'exercer plus tt, pour leur viter justement de se retrouver dans cette situambarrassante. Elles avaient imagin une panoplie de ruses. Certaines, quand c'tait leur toteau, se prsentaient avec, sur le bras, un enfant en bas ge, le leur ou celui d'une voisin

    saient accompagner par leur sur ou leur mre, sres qu'ainsi elles ne seraient pas inquiocd pour chapper aux assiduits du matre tait d'aller s'asseoir tout prs de sa jeune eikha, et de ne plus s'en loigner jusqu'au soir.

    Le cheikh ne s'tait mari qu'au seuil de la quarantaine, et encore, il avait fallu lui fopatriarche de sa communaut avait reu tant de plaintes contre l'incorrigible sducteur q

    cid user de son influence pour mettre fin cette situation scandaleuse. Et il avait cru trade idale : le mariera la fille d'un chef fodal bien plus puissant que lui, le seigneur duns l'espoir qu'ainsi, par gard pour son pouse, et plus encore pour ne pas irriter son beaatre de Kfaryabda serait contraint de s'assagir.

    Ds la premire anne, la cheikha avait donn naissance un fils, qui fut prnomm homme, cependant, malgr sa satisfaction d'avoir un hritier, avait trs vite renou avec s

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    8/120

    laissant son pouse au cours de sa grossesse, et encore plus aprs l'accouchement.Laquelle pouse, dmentant les prvisions du patriarche, allait faire preuve d'une su

    blesse. Sans doute avait-elle l'esprit l'exemple de sa propre famille de fodaux, un prlages, et une mre rsigne. A ses yeux, la conduite de son mari tait le fruit de son tempe de son rang social, deux choses qu'elle ne pouvait changer. Elle ne voulait jamais qu'onentures du cheikh, pour qu'elle ne ft pas contrainte de ragir. Mais les ragots lui parvenauffrait, mme si elle ne pleurait que lorsqu'elle tait seule, ou alors auprs de sa mre, chndait pour des sjours prolongs.

    Au chteau, elle feignait l'indiffrence ou la fire ironie, et noyait son chagrin dans lnstamment assise la mme place, dans le petit salon attenant sa chambre, elle arboraiiffure untantour l'ancienne, haut tuyau en argent que l'on plantait dans les cheveux la vr-dessus lequel retombait un voile de soie, toilette si complique qu'elle se gardait bien moment de dormir. Ce qui, observait Gbrayel, ne devait gure l'aider regagner les feikh. Pas plus que sa corpulence, d'ailleurs. On dit qu'elle avait porte de main une corandises que les servantes et les visiteuses surveillaient en permanence de peur qu'elle neder. Et la chtelaine se gavait comme une truie.

    Elle n'tait pas la seule femme souffrir, mais c'est parmi les hommes que l'intempeikh suscitait le plus de rancur. Si certains affectaient de croire que la chose n'arrivait qouses, aux mres, aux surs et aux filles des autres, tous vivaient constamment dans la cur honneur terni. Le village bruissait sans cesse de prnoms fminins, toutes les jalousiesngeances s'exprimaient par ce biais. Des disputes clataient parfois, pour des prtextes fuvlaient la rage contenue des uns et des autres.

    On s'observait, on s'piait. Il suffisait qu'une femme s'habillt avec un brin de coqueoment de se rendre au chteau pour qu'elle ft souponne de vouloir aguicher le cheikh. e devenait fautive, plus fautive mme que ce dernier, qui l'on accordait l'excuse d'tre est vrai que, pour celles qui tenaient viter toute aventure, l'un des moyens les plus prose prsenter devant le matre qu'enlaidies, fagotes, difformes...

    Il est des femmes, cependant, qui ne parviennent pas dissimuler leur beaut. Ou peur Crateur qui rpugne les voir caches ; mais Seigneur ! que de passions autour d'elleL'une de ces femmes vivait dans mon village en ce temps-l. C'tait Lamia, justemen

    cton.Lamia portait sa beaut comme une croix. Une autre qu'elle n'aurait eu qu' se voile

    sser enrober dans quelque toffe disgracieuse pour cesser d'attirer les regards. Pas Lamie trempe dans la lumire. Elle avait beau se couvrir, s'effacer, se fondre dans des attrouit immanquablement trahie, rvle, il suffisait d'un geste, d'un rien une main porte elque rengaine fredonne par inadvertance , et l'on ne voyait plus qu'elle, et l'on n'ente

    voix d'eau claire.Si, avec les autres, toutes les autres, le cheikh laissait parler sa vanit et son sang, av, ds le premier instant, diffrent. Sa grce l'intimidait, un sentiment qu'il avait rarement ait d'autant plus de dsir, mais moins d'impatience. Pour des conqutes plus ordinaires, cait ses stratagmes rods un mot de tendresse, une insinuation coquine, une brve dmissance, et il emportait la place. Avec Lamia, il tait rsign entreprendre un sige.

    Il n'aurait sans doute pas su s'en tenir une approche aussi sage n'tait une circonstasurait et le contraignait la fois : Lamia vivait sous son toit, dans une aile du chteau, pu

    pouse de son intendant, Grios.

    Greffier, chambellan, trsorier, secrtaire, parfois mme confident, ce dernier n'avainctions proprement dlimites. Il devait tenir son matre inform de l'tat du domaine, de

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    9/120

    rtage de l'eau, des taxes, des avanies. Il consignait mme sur un registre mticuleux tous e les villageois apportaient au chteau, par exemple que Toubiyya fils de Wakim est veande-Fte c'est- -dire Pques avec une demi-ocque de savon et deux onces de cafalement le mari de Lamia qui rdigeait les contrats de mtayage.

    S'il s'tait agi d'un domaine plus riche, plus tendu, Grios aurait t un haut dignitax yeux de tous, son sort tait des plus enviables ; il vivait l'abri du besoin, et les appartcupait, modestes au regard de ceux de son matre, taient mieux amnags que les plus bvillage.

    Cest aprs avoir obtenu cette charge trs prise que Grios avait demand la main dur beau-pre, un paysan plutt ais dont la fille ane tait l'pouse du cur, ne l'avait touaprs longue hsitation. Le prtendant semblait parfaitement en mesure de subvenir aux

    yer, mais le pre de Lamia ne parvenait pas le prendre en affection. Peu de gens l'apprilleurs, bien que nul n'et su formuler un reproche, sinon une certaine froideur. Il tait, colage, de ceux qui ne rient pas en prsence d'un pain chaud . Du coup, on le jugeait souutain. On lui manifestait de l'hostilit, mme. Si la chose l'affectait, il n'en laissait rien paagissait jamais. Dans sa position, il aurait pu rendre la vie difficile aux personnes qui ne s dans leur cur. Il se l'interdisait. Personne, cependant, ne s'en montrait reconnaissant. re ni le bien ni le mal , se contentait-on de dire avec une parfaite mauvaise foi.

    Lorsque le prdcesseur de Grios avait quitt son poste, le cheikh l'avait accus d'mportantes sommes d'argent. Le mari de Lamia n'aurait jamais pu commettre de pareils fcroire ses dtracteurs, c'tait moins par intgrit que par couardise. Difficile dire, main

    us les tmoins se sont tus. Il parat certain toutefois que son matre lui inspirait une vritail tremblait en sa prsence plus que le plus humble paysan et se pliait tous ses capricesuvait lui faire rdiger une lettre l'mir et, l'instant d'aprs, lui tendre le pied pour qu'il chausser. Jamais Grios n'opposait la moindre rsistance.

    Quand les vieux du village voquent aujourd'hui le mari de Lamia, il y a une histoireaisent rapporter. Avec quelques variantes d'un rcit l'autre, mais la substance est la meikh, je l'ai dit, portait moustache abondante et barbe rase, c'tait l un sujet qui revenait cns sa conversation. Les moustaches, pour lui, c'tait l'honneur, c'tait la puissance, et lore promesse importante, il s'arrachait un poil qu'il confiait trs solennellement la person

    quelle le recueillait dans un linge propre, pour le lui rendre le jour o la promesse serait nverse, il avait l'habitude de moquer ceux qui portaient la barbe, les taxant de malpropretil les avait vus s'essuyer les mains dessus ; si bien que, hormis le cur, pas un villageois

    rnir le menton de peur de devenir la cible des sarcasmes. Alors que tous, bien entendu, cuoustache, la mode du cheikh. Grios ne faisait pas exception, la sienne tait la rplique son matre, paisse, parfois gomine, et retrousse vers le haut en double accroche-cu

    n d'inhabituel ; ce mimtisme est, depuis l'aube des temps, une marque de dfrence.Seulement, un jour, parlant une fois de plus moustache devant ses visiteurs, le cheikhserver, avec une pointe d'agacement, que celle de son intendant tait plus florissante quer mme, Lamia avait vu son mari devant un miroir, occup tailler dans le gras de sa modspaissir. Elle avait assist cette trange mutilation sans rien dire. Mais elle se senta

    11 tait ainsi, Grios. Il parlait peu, mangeait peu, souriait rarement. Il avait quelqueais aucune autre ambition que celle de garder sa place et la bienveillance de son matre, mvait, du reste, avec honntet et application.mia se serait trs certainement accommode d'un mari moins terne. Elle qui tait si gaie,

    mesautire, chaque fois qu'elle se faisait remarquer en public par un mot d'esprit, un pets qu'elle fredonnait une chanson, Grios tait l, la fixer, sourcils froncs, renfrogn, la

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    10/120

    quite. Alors elle se taisait. Et lorsqu'elle se joignait aux femmes venues travailler au chenait part leurs rires, leurs chuchotements, qu'elle mlait ses mains aux leurs, son homprochait. Il ne cessait de lui rpter qu'elle devait tenir n rang au lieu de travailler comme une servante ; lorsqu'elle voulait lui tre agrable, ere la conversation la cheikha et se gaver en sa compagnie.

    Peut-tre avait-il raison. Si elle avait suivi ses conseils, elle aurait sans doute su vime et ses proches, bien des malheurs. Son existence n'aurait pas fait de vagues, elle aun rang, vieilli selon son rang, elle serait aujourd'hui enterre selon son rang, et aucun dict

    nu ranimer le souvenir de sa beaut imprudente. Entre la marie et l'poux, il y a une diffrence d'ge

    Elle est en son quinzime printemps, et lui en son trentime hiver.

    A l'occasion de quelles noces villageoises ont t composs ces vers d'un pote popronique montagnarde, qui les cite, ne le prcise pas ; je ne serais pas tonn de dcouvrirst Lamia et Grios qu'ils voulaient dcrire.

    De fait, la jeune femme se laissait souvent guider par son temprament printanier. Elyeuse que des joies qui l'entouraient, et de celles qu'elle faisait natre autour d'elle. Plairtre, et elle plaisait. On aurait pu s'attendre que les femmes du village fussent jalouses dece fameux rang qu'elle tait cense tenir. Pas le moins du monde. Toutes dcelaient c

    mpidit, cette absence totale d'affectation, de prtention comme de sournoiserie, toutes lumme une sur. Mme la cheikha lui tmoignait de l'amiti, bien que son indomptable m

    yeux que pour l'pouse de Grios ; certes, il disait toutes les femmes ma fille ! , maisrole s'adressait Lamia, il y mettait tant de bonheur, tant de douceur, que c'en tait une cisines, les femmes en plaisantaient, essayant de singer le matre avec des ya bint ! de miel ; sence de Lamia, d'ailleurs, qui riait de bon cur. Nul doute qu'elle tait flatte, mais santant un possible drapage.Le cheikh, lui, avait probablement des arrire- penses. Ce qui ne signifie pas que c

    urires, chacune de ses paroles affectueuses tait un acte calcul.A vrai dire, si l'incident qui a entreml leurs vies obissait un quelconque dessei

    uvait tre que celui de la Providence. Un incident, juste un incident, rien de plus , insista Gbrayel. Ses yeux cependant

    squ'il ajouta : Infime, comme un grain de sable, ou comme une tincelle. Et quand il se mit raconter, ce fut avec pompe et fioritures. C'tait par une de ces

    llet comme au village on ne les aime pas. L'air sec et rare. Sur les routes, chaque pas, u

    troupeau. On n'en finissait plus d'ouvrir fentres et portes, mais pas un volet ne claquait,grinait dans ses gonds. Le souffle retenu de l't, tu as connu cela ! Il est vrai que les gens de Kfaryabda se rsignent mal la fournaise. Ils ne parlent p

    ine. Tout au long de la journe, ils se dsaltrent la cruche, la tenant haut au-dessus de dpit, laissent l'eau noyer leur visage, leurs cheveux, leurs habits. Et, quoi qu'il arrive, ils les pieds hors de chez eux avant l'heure frache.

    Le cheikh avait quelques visiteurs, cependant. Des trangers. C'est Lamia qui avaif, ce jour-l, et qui l'avait apport dans la salle aux Piliers, sans doute les gens de servicsoupis chacun dans son coin. Puis c'est toujours elle qui tait venue reprendre les tasses v

    eikh n'tait plus sa place. Chose curieuse, le bout dor de son nar- guil tranait par terrordinaire, quand il se levait, il enroulait le tuyau autour du foyer, d'un geste machinal, et

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    11/120

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    12/120

    issait de la sorte, ce n'tait pas par habilet, elle tait ainsi, elle ne se sentait jamais ausssqu'elle se fondait en silence dans l'assemble des femmes aux mains trempes, se laissa

    urs voix casses et leurs taquineries.Un jour ce devait tre la mi-septembre, ou peu aprs , en arrivant dans la pet

    fume o l'on prparait le pain, elle entendit tout un clapotis de rires. Elle vint s'asseoir sut prs du saje, la plaque de fer ronde et bombe sous laquelle crissait un feu de branches dne cousine se chargea de la mettre au courant :

    Nous tions en train de dire que, depuis des semaines, il semble assagi, on n'entend

    ses aventures...Quand, au village, on disait il ou lui , sans prendre la peine d'expliciter, chaci il s'agissait.

    C'est la cheikha qui l'a repris en main, assura une matrone, tout en plaquant la pte slant l'aide d'un coussin. La cheikha, srement pas ! dit une autre. Hier mme, j'tais aue m'a annonc qu'elle partait dans une semaine avec son fils dans le grand Jord, pour pasez sa mre. Si elle avait su regagner l'affection de son homme, pourquoi s'en irait-elle ?

    Il est peut-tre malade, suggra une autre.n se tourna vers Lamia, qui dut rassembler tout son souffle pour dire, sur un ton dtach :

    S'il tait malade, on l'aurait remarqu.y avait l, tout ct d'elle, assise sur une pierre, une femme si vieille et silencieuse quensait qu'elle suivait la conversation. Pourtant, elle dit:

    Ou alors, il est fou amoureux.es autres n'avaient pas bien entendu.

    Que dis-tu,hajj ?On l'appelait ainsi parce que, dans sa jeunesse, elle tait partie en plerinage Beth

    inte- Crche. Il est srement amoureux, et il attend que sa femme ait le dos tourn. Il ne s'est jamais gn pour faire ce qu'il voulait ! objecta la matrone. Je le connais, moi, votre cheikh, du temps o il s'asseyait encore sur les genoux l est fou amoureux d'une femme, il ne bougera pas tant que la cheikha n'aura pas quitt leOn se mit alors spculer sur l'identit de l'lue. On murmura un prnom, un deuxim

    isime... Puis un homme vint passer, et l'on changea de conversation.Dans la tte de Lamia, ces bavardages continurent cependant rsonner, tout au lon

    urne. Et quand vint la nuit, elle y pensait encore.Se pouvait-il que le cheikh ft si gravement malade ? Ne devrait-elle pas en parier

    re appeler le mdecin de Dayroun ? Non, il lui en voudrait. Mieux valait attendre et obsee semaine, si elle voyait quelque jolie femme rder dans les couloirs qui mnent ses ap

    e serait rassure !Mais tait-ce vraiment ce qu'elle souhaitait, voir cet homme reprendre son activit gLa nuit avanait. Etendue sur sa couche, elle tournait et se retournait sans trouver la

    nfortable. Elle ne savait plus ce qu'elle devait souhaiter. Elle se retourna encore. Et pourvait-elle souhaiter quoi que ce soit au sujet de cet homme ?

    A ct d'elle son mari dormait sur le dos, la bouche ouverte comme un poisson.

    III

    a veille du jour o la cheikha devait partir, alors que tout le monde au chteau s'agitait porniers prparatifs, Grios eut la surprise d'entendre sa femme lui demander, avec une insi

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    13/120

    fantine, s'il l'autoriserait se joindre au voyage. Tu voudrais passer l'hiver dans le Jord ? Pas tout l'hiver, juste quelques semaines. La cheikha m'a dj invite plus d'une Tu n'as rien faire, l-bas. Je pourrais tre sa dame de compagnie. Tu n'es ni une servante, ni une dame de compagnie, combien de fois devrais-je le

    mon pouse, et tu resteras mes cts. On ne quitte pas son mari ainsi pendant des semaois, je ne comprends mme pas que tu oses y songer. Elle dut se rsigner. Accompagner la

    vait jamais vraiment tente auparavant, mais ce matin-l, aprs une nouvelle nuit tourmeveille avec cette ide en tte. Partir, s'loigner un peu du chteau, des murmures des femgards des hommes, et de ses propres doutes. Elle nefaisait gure d'illusions quant la raction de Grios, mais elle avait espr un miracle. soin de ce miracle. Et quand elle fut contrainte d'y renoncer, elle parut soudain anantie ur le restant de la journe chez elle pleurer.

    Lamia avait seize ans, et lorsqu'elle pleurait, deux fossettes se creusaient au milieu mme pour recueillir ses larmes.

    Gbrayel n'ignorait aucun dtail ds qu'il s'agissait d'elle.Crois-tu vraiment qu'elle tait aussi belle qu'on ledit?Ma question tait presque sacrilge.Et plus belle encore ! La plus belle des femmes ! Gracieuse, de la nuque aux chevil

    ngues et fines, ses cheveux si noirs qui tombaient lisses jusqu'au milieu du dos, ses grandaternels et sa voix affectueuse. Elle se parfumait au jasmin, comme la plupart des filles dn jasmin ne ressemblait aucun autre.

    Pourquoi cela ? demandai-je navement. Parce que ce jasmin-l sentait la peau de Lamia.Gbrayel ne souriait pas. Il regardait ailleurs.Sa peau tait rostre et si douce que tous les hommes rvaient de la frler ne ft-ce

    s doigts. Sa robe s'ouvrait jusqu'aux marches du Crucifix, et plus loin encore. Les femmedvoilaient leur poitrine sans le moindre soupon d'indcence, et Lamia laissait paratretire de chaque sein. Sur ces collines-l j'aurais voulu poser ma tte chaque nuit...

    Je m'claircis la gorge.Comment peux-tu savoir tant de choses, tu ne l'as jamais vue !Si tu ne veux pas me croire, pourquoi m'interroger ?Mon intrusion dans son rve l'avait irrit. Mais il ne m'en tint pas rigueur. Il se leva,

    et pouf moi deux grands verres de sirop de mre. Bois lentement, me dit-il, l'histoire est encore longue.

    Quand la caravane de la cheikha se mit en route, un peu avant l'aube, le chteau semrce que des gardes et des servantes en grand nombre avaient accompagn la chtelaine, ee la saison des rcoltes battait son plein, et que les hommes et les femmes de Kfaryabda us aux champs. Cette matine-l, le cheikh n'eut que trois visiteurs, et il n'en retint aucun fit apporter sur un plateau les mets les plus lgers, du pain, de l'origan l'huile d'olive, doutt. Et comme Grios s'affairait dans les couloirs, il l'invita se joindre lui. Puis il luit Lamia.

    Elle n'tait sortie de chez elle que pour souhaiter bonne route la cheikha, puis elle nfermer, comme la veille. Et quand Grios vint lui dire que le matre l'invitait, elle rpon

    vait pas faim. Son mari leva une main menaante. . Mets un fichu et suis-moi !Le cheikh se montra, comme chaque fois, ravi de la voir, et elle-mme vita de para

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    14/120

    ncheuse. Bientt la conversation ne fut plus qu'un dialogue entre eux deux, Grios se conomener son regard de l'un l'autre ; avec un visage ouvert et un hochement ininterrompu and c'tait le cheikh qui parlait ; mais ds que Lamia ouvrait la bouche, il se mettait mo

    vre infrieure comme pour lui dire d'abrger. Jamais il ne riait spontanment de ses mots attendait que le cheikh et commenc rire, et c'est exclusivement le matre qu'il regardarait le rire.

    Lamia le lui rendait bien. Elle ne regardait que le cheikh, ou alors le plat o elle tremin. Et le matre, mesure qu'avanait la conversation, n'adressait plus le moindre regard

    ulement la fin, tout la fin du repas, qu'il se tourna brusquement vers lui, comme s'il veremarquer sa prsence.J'ai failli oublier le plus important. Il faut absolument que tu ailles voir Yaacoub le

    omis de lui payer mille piastres avant ce soir, et je tiendrai parole. De plus, je veux que tnir demain la premire heure, j'ai besoin d'habits pour la saison froide.

    Yaacoub habitait Dayroun, la bourgade voisine, un trajet de ceux bonnes heures.Lamia saisit aussitt le plateau pour l'emporter vers les cuisines.Je vais faire du caf.

    Khwja Grios n'aura pas le temps d'en prendre, il faut qu'il parte l'instant pour revit.

    C'est ainsi qu'il l'appelait quand il avait envie de lui faire plaisir,khwja, un vieux mot turrsan qui dsignait dans la Montagne ceux qui, dots d'instruction et de fortune, ne travailre de leurs mains. L'intendant se leva sans tarder.

    Moi non plus je ne prendrai pas de caf tout de suite, reprit le cheikh aprs une hsirs la sieste. Mais si notre belle Lamia pouvait me porter une corbeille de fruits comme arranger, je lui serai reconnaissant jusqu'en mes vieux jours.

    La jeune femme ne s'attendait pas pareille demande. Elle parut embarrasse, troubvait que dire Son silence n'avait dur qu'une fraction de seconde, mais c'tait encore tropi, tout en l'accablant du regard, s'empressa de rpondre sa place.

    Bien sr, notre cheikh ! Tout de suite ! Lamia, secoue-toi ! Pendant que le seigneur snquillement vers sa chambre, Grios se htait vers la petite pice qui lui servait de bureil gardait son registre, ses plumes, ses encriers, et c'est l galement que se trouvait le covait prendre l'argent pour le tailleur. Lamia le suivit.

    Attends, je dois te parler ! Plus tard ! Tu sais bien que je dois partir ! Je vais prparer la corbeille de fruits pour le cheikh, mais je voudrais que ce so

    rtes. Je n'ai pas envie d'aller dans sa chambre, je ne voudrais pas qu'il me demande autre Que pourrait-il bien te demander ?

    Je ne sais pas, cet homme est tellement exigeant, il voudra que je lui pluche les dcoupe-Elle balbutiait. Grios avait lch la porte du coffre qu'il venait d'ouvrir, et s'tait to

    e. Si tu avais su tenir ton rang, comme je t'ai constamment supplie de le faire, le c

    urait jamais rien demand. Et toi, aurait-elle pu lui dire, est-ce que tu tiens ton rang ? Est-ce qu'il n'aurait pas

    mporte lequel de ses serviteurs pour dire Yaacoub de venir demain ? Mais elle n'avaimorcer une polmique. Son ton s'tait fait implorant et contrit :

    J'ai eu tort, je le reconnais, et tu as eu raison. Mais oublions le pass... Oui, oublions le pass, et l'avenir, veille tenir ton rang. Mais pour aujourd'hu

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    15/120

    atre t'a demand une chose, et tu vas lui obir.Lamia saisit alors son homme par les deux manches. Ses yeux dbordaient de larmes Comprends-moi, je redoute d'aller dans cette chambre !Leurs regards se croisrent alors un long moment, un trs long moment. Lamia avait

    e son mari hsitait, elle percevait ses tiraillements, et l'espace d'un instant, elle s'imaginae : J'ai compris ton angoisse, je sais ce qui me reste faire ! Elle voulait tant s'en remtte heure-l. Elle avait envie d'oublier toutes les mesquineries qu'elle lui reprochait, pouulement que c'tait son homme, qu'elle lui avait t donne pour la vie, et qu'elle avait ju

    ur le meilleur et pour le pire.Grios ne disait rien, et Lamia se tut aussi de peur de l'irriter. D paraissait indcis, buelques secondes, mais de longues secondes. Puis il l'a carte. Puis il s'est loign.

    Tu m'as suffisamment retard. Je n'aurai jamais le temps de revenir avant la tombIl ne l'a plus regarde. Mais ses yeux elle le regardaient partir. Il tait courb et so

    une norme bosse noire. Lamia ne l'avait jamais vu si ramass.Elle se sentait trahie, abandonne. Trompe.Le plateau de fruits, elle prit son temps pour le prparer. Avec un peu de chance, lor

    iverait dans la chambre du cheikh, il serait dj endormi.En traversant le dernier corridor, elle ressentit des fourmillements, comme un engou

    i se propageait dans ses hanches. Etait-ce la peur ? Etait-ce le dsir ? Ou peut-tre la peuim le dsir ?

    A prsent, ses mains tremblaient. Elle s'avana de plus en plus lentement. S'il y avaiiller sur les cratures, Il ferait en sorte que jamais elle n'arrive cette chambre.

    La porte tait entrouverte, elle la poussa doucement du bout de la corbeille, et regarntrieur. L'homme tait tendu sur sa natte, le dos tourn. Dans sa main droite son passe-terres d'ambre. Quand il ne fumait pas son narguil, il occupait ses doigts avec ce passe-tabitude de dire que le clapotis des graines qui s'entrechoquent procure la srnit, comml'eau entre les pierres et le grsillement du bois dans le feu.

    Lamia ne regardait ni l'ambre ni le sceau que le matre portait l'annulaire. Elle vrulement du regard que ses gros doigts de mle ne bougeaient pas. Alors elle s'enhardit, fins la chambre, et plia les genoux pour poser la corbeille terre. Au moment de se redresssauta. Une grenade avait gliss, elle roulait, avec un bruit mat, mais qui, aux oreilles deonnait comme un roulement de tambour. Le souffle interdit, elle laissa le fruit s'immobilieveu de la main du dormeur. Elle attendit encore un instant avant de se pencher par-dessuur ramasser la grenade rebelle.

    Le cheikh avait boug. Il s'tait retourn. Lentement, comme un ensommeill. Mais tournant, il avait saisi la grenade pleine main, sans la regarder, comme s'il avait senti sa

    Tu en as mis du temps, je m'tais presque endormi.Il leva les yeux vers la fentre comme pour deviner l'heure. Mais les rideaux taientmps tait aux nuages. Il tait l'heure qu'il peut tre dans la pnombre d'un aprs-midi d'aut

    Que m'as-tu apport de bon ?Lamia s'tait redresse grand-peine. Dans sa voix, un tremblement de frayeur. Du raisin, des figues chamelires, des azeroles, ces quelques pommes, et puis ce Et selon toi, de tous les fruits que tu m'as apports, lequel est le plus dlicieux ?

    urrais mordre, les yeux ferms, et n'avoir la bouche qu'un got de miel ?Au-dehors, un nuage pais avait d voiler le soleil, car la chambre tait devenue inf

    mbre. C'tait le commencement de l'aprs-midi et la nuit semblait dj mre. Le cheikh sns la plus belle grappe le grain le plus charnu et l'approcha du visage de Lamia. Elle entr

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    16/120

    vres. Au moment o le raisin glissa dans sa bouche, l'homme lui murmura : Je voudraiurire ! Elle sourit. Et il partagea ainsi avec elle tous les fruits de septembre.

    DEUXIME PASSAGE

    L't des sauterelles

    En l'anne 1821, vers la fin du mois de juin, Lamia, pouse de Grios, l'intendant du chteau,nna naissance un garon, qu'on prnomma d'abord Abbas, puis Tanios. Avant mme d'ouvrir sesux innocents, il avait attir sur le village un torrent de malveillance immrite. C'est lui qui, plusd, fut surnomm kichk, et connut le destin que ion sait. Sa vie entire ne fut qu'une succession desages.

    Chronique montagnarde, uvre du moine Elias de Kf

    (Avant de renouer le fil de l'histoire, je voudrais m'arrter un instant sur les lignes mergue, et notamment sur ce mot nigmatique,oubour, que j'ai traduit par passage . Nulle paoine Elias n'a jug ncessaire d'en donner une dfinition ; il revient pourtant sans arrt soust par recoupements que j'ai pu en cerner le sens.

    L'auteur de laChronique dit par exemple : Le destin passe et repasse travers nous cguille du cordonnier travers le cuir qu'il faonne. Et un autre endroit : Le destin d

    doutables passages ponctuent notre existence et la faonnent... Passage est donc laanifeste du destin une incursion qui peut tre cruelle, ou ironique, ou providentielle e tape d'une existence hors du commun. En ce sens, la tentation de Lamia fut, dans le de passage initial ; celui dont maneraient tous les autres.)

    I

    Lorsque Grios revint de sa course, c'tait la nuit, la vraie. Son pouse tait dj daambre, tendue sur la couche, et ils ne se dirent rien.Dans les semaines qui suivirent, Lamia ressentit les premires nauses. Elle tait ma

    s de deux ans, ses proches s'inquitaient de voir son ventre encore plat, et envisageaienx saints et aux herbes pour dnouer le sort. La grossesse fit la joie de tous, et les femmes ure mre la mesure de leur affection. On aurait cherch en vain le moindre regard soup

    oindre ragot malveillant. Seulement, lorsque la cheikha s'en retourna au chteau, en mars,our prolong chez les siens, Lamia eut l'impression que leurs rapports s'taient brusquemest vrai que l'pouse du matre tait diffrente avec tout le monde, irascible et mprisante

    lageoises, qui s'taient mises l'viter ; de plus, son visage paraissait creus, quelque pens que pour autant elle cesst d'tre obse.

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    17/120

    Les gens du pays ne se gnrent pas pour commenter gaillardement la chose. De la peikh, ils taient prts accepter bien des caprices, mais cette trangre, cette outre de lte femme-ronce ne des lunes du Jord , si Kfaryabda ne lui convenait plus, elle n'avait ez les siens !

    Lamia n'arrivait cependant pas se persuader que la chtelaine tait en colre contrtier, c'est contre elle qu'on avait d la prvenir, et elle se demandait ce qu'on avait bien p

    L'enfant naquit en une journe d't claire et clmente. Un fin nuage adoucissait le soeikh avait fait taler des tapis sur une terrasse dominant la valle, pour djeuner en plein

    uvaient en sa compagnie le cur,bouna

    Boutros, deux autres notabilits du village, ainsi queun peu l'cart, assise sur un tabouret, la cheikha, sontantour sur la tte et son fils sur les genarak aidant, tout le monde semblait de bonne humeur. Personne n'tait ivre, mais la gaiet

    gestes et les paroles. Dans sa chambre, non loin de l, Lamia gmissait en poussant l'eninstigation de la sage- femme. Sa sur lui tenait la main, sa grande sur, lakhouriyy, l'pouse r.

    Une petite fille arriva en courant vers les convives, prte leur annoncer la nouvelleendaient ; leurs regards durent l'intimider, car elle rougit, se cacha le visage, et se contenurmur l'oreille de Grios, avant de s'enfuir. Mais l'empressement de la messagre l'avamonde avait compris, et le mari de Lamia, sortant pour une fois de sa rserve, annona bi !

    Un garon !On remplit les coupes pour fter l'vnement, puis le cheikh demanda son intendanComment penses-tu l'appeler ?Grios allait prononcer le prnom qu'il avait en tte quand il sentit, par l'intonation

    tre, que ce dernier avait galement son ide ; aussi prfra-t-il dire :Je n'y ai pas encore rflchi. Tant qu'il n'tait pas n...Il accompagna ce pieux mensonge d'une moue fort caractristique signifiant que, par

    n'avait pas os choisir un nom l'avance, car c'tait prsumer que ce serait un garon et qvant, comme si l'on prenait pour acquis ce qui n'avait pas encore t accord, prsomptiopprcie gure.

    Eh bien moi, dit le cheikh, il y a un nom qui a toujours eu ma prfrence, c'est AbPar habitude, ds que le matre avait commenc parler, Grios s'tait mis hocher

    ne d'assentiment, et lorsque le prnom fut prononc, sa dcision tait dj prise : Ce sera donc Abbas ! Et on dira plus tard au garon que c'est notre cheikh en per

    hoisi son nom !Promenant son regard rjoui sur l'assistance pour recueillir les approbations d'usage

    marqua que le cur avait les sourcils froncs, et que la cheikha s'tait mise soudain serr

    ntre elle avec une rage incomprhensible. Elle tait blme comme une branche de curcumtaillader le visage et les mains, pas une goutte de sang n'en aurait jailli.Les yeux de Grios s'attardrent un moment sur elle. Et soudain, il comprit. Commen

    ait-il pu agrer ce prnom ? Et surtout, comment le cheikh avait-il bien pu le proposer ? Lrak leur auraient embrouill l'esprit l'un comme l'autre.

    La scne n'avait dur qu'une pince de secondes, mais pour l'enfant, pour ses prochelage entier, tout avait soudain bascul. Ce jour-l, crit l'auteur de laChronique montagnarde, stin tous fut consign et scell ; comme un parchemin il n'aurait plus qu' se drouler.

    Tant de lamentation cause d'une bourde commise peu- le cheikh, et d'ailleurs aussi

    Il faut dire qu' Kfaryabda, et depuis des gnrations, il y avait des coutumes prciseprnoms. Les villageois, ceux d'en-bas comme on les appelait, donnaient leurs gar

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    18/120

    noms de saints, Boutros, Boulos, Grios, Roukoz, Hanna, Frem ou Wakim pour honorerul, Georges, Roch, Jean, Ephrem ou Joachim ; parfois aussi des prnoms bibliques, tel Ayouss et Toubiyya, pour Job, Mose et Tobie.

    Dans la famille du cheikh ceux d'en-haut , on avait d'autres habitudes. Les vaient porter des prnoms voquant la puissance, ou les gloires passes. Comme Sakhr, Ri signifient rocher , tonnerre , forteresse . Egalement certains noms issus de l'hiamique ; la famille du cheikh tait chrtienne depuis des sicles, ce qui ne l'empchait nuvendiquer, au nombre de ses anctres, Abbas, l'oncle du Prophte, ainsi qu'une bonne dou

    ifes ; il y avait d'ailleurs sur le mur de la salle aux Piliers, juste derrire l'endroit o le cabitude de s'asseoir, un panneau large et haut sur lequel tait trac un arbre gnalogiquelir d'envie bien des ttes couronnes, y compris celle du sultan d'Istanbul, dont les originmontaient nullement la noble famille mecquoise mais se perdaient plutt, tout calife qu'ppes d'Asie orientale.

    Le cheikh avait appel son fils Raad, du nom de son propre pre. Quant lui la cs tre facile expliquer, mais c'tait ainsi , il se prnommait Francis. Oui, cheikh Frani n'appartenait, bien videmment, ni la panoplie guerrire ni la famille du Prophte, esemblait mme fortement aux prnoms de saints rpandus parmi les villageois. Mais ce npparence des choses. Il n'y avait l aucune rfrence particulire aux saints du calendrieranois de Sales ni saint Franois d'Assise, sauf dans la mesure o Franois Ier avait reu son phommage ce dernier. Des cheikh Francis , il y en avait eu chaque gnration depucle, depuis le jour o le roi de France, ayant obtenu de Soliman le Magnifique un droit drt des minorits chrtiennes du Levant ainsi que sur les Lieux saints, avait crit aux chefsmilles de la Montagne pour les assurer de sa protection. Parmi les rcipiendaires se trouvctres de notre cheikh ; il reut le message, dit-on, le jour de la naissance de son premieraussitt prnomm Francis.

    Si les explications que je viens de fournir semblent ncessaires aujourd'hui, les villapoque n'en auraient pas eu besoin. Pas un seul parmi eux n'aurait jug anodin que le cheiknfant de Lamia le prnom le plus prestigieux de sa propre ligne. Grios croyait dj entmmense ricanement qui allait secouer Kfaryabda ! O donc pourrai t-i cacher sa honte ? table pour aller voir l'enfant, il n'avait rien d'un pre heureux et fier, sa moustache paraisst peine s'il put marcher droit jusqu' la chambre o Lamia somnolait.

    Il y avait bien l une douzaine de femmes de tous ges qui s'affairaient. Sans voir dabtement autre chose qu'une joie submergeante, elles le poussrent vers le berceau o l'entte dj couverte d'un bonnet de lin.

    Il a l'air en bonne sant, murmuraient-elles. Dieu permette qu'il vive !Seule l'pouse du cur sut observer le visage de l'homme.

    Tu m'as l'air accabl, serait-ce parce que ta famille s'agrandit ?Il demeura immobile et muet.Comment penses-tu l'appeler ? Grios aurait voulu dissimuler son dsarroi, mais

    ouriyy, il devait parler. En raison de l'ascendant qu'elle seule avait sur tous les habitantsmpris sur le cheikh. Prnomme Saada mais plus personne ne l'appelait ainsi, pas mm, elle avait t en son temps la plus belle des filles de Kfaryabda, tout comme sa sur Lanes plus tard. Et si ses huit ou neuf grossesses l'avaient, depuis, paissie et dfrachie, sutt que de la dserter, tait en quelque sorte remont tout entier la surface de ses yeux,toritaires.

    Nous tions djeuner, et... le cheikh a propos de l'appeler Abbas.Grios s'tait efforc de dominer son motion, mais le dernier bout de phrase s'tait

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    19/120

    mme un gmissement. L&khouriyy se garda bien de sursauter. Elle russit mme se montr Je le reconnais bien l, ton cheikh, c'est un homme qui cde sans retenue aux imp

    n grand cur. Il apprcie ta collaboration, ton dvouement, ton honntet, il te considre mme un frre, et il croit l'honorer en donnant ton fils un prnom de sa propre famille. Mne prendra pas la chose de la mme manire.

    Grios desserra les lvres pour demander comment les gens allaient ragir, mais aucrtit de sa gorge, et c'est l'pouse du cur qui enchana :

    On va murmurer : ce Grios nous tourne le dos parce qu'il habite en haut, il ne veut

    n fils un prnom comme les ntres. Ils t'en voudront, ainsi qu' ta femme, et leurs langueschaner. Dj qu'ils jalousent ta situation... Tu as peut-tre raison,khouriyy. Seulement, j'ai dj dit au cheikh que j'tais hono

    ste... Hi vas aller le voir, tu lui diras que Lamia avait fait un vu, en secret. Comment

    ppeler, cet enfant ? Tanios. Parfait, tu diras que sa mre avait promis de lui donner le nom demar Tanios si le sain

    sait natre en bonne sant. La raison, c'est ce qu'il faudra lui dire. Je lui en parlerai ds demain, quand nous serons

    ls. Demain, ce sera trop tard.Tu vas y aller de ce pas, sinon le cheikh va se mettre claironner

    bas gauche Abbas droite, et il ne voudra plus se ddire.Grios s'en alla, malade l'ide de devoir, pour la premire fois de sa vie, contrarie

    s'vertua prparer dans sa tte une longue explication circonstancie, lourde de remercirnels et de plates contritions... Il n'eut pas en faire usage. La chose fut bien plus simple

    voyait. Un vu, c'est sacr, dit le cheikh ds les premires paroles. N'en parlons plus, c

    Le seigneur du village avait eu, lui aussi, le temps de rflchir. Surtout lorsque la chve, qu'elle avait arrach son fils du sol avec un geste si brusque que l'enfant s'tait mis elle s'tait retire sans dire un mot aux convives.

    Elle tait alle se rfugier dans sa chambre, ou, pour tre plus prcis, sur le balcon dambre, qu'elle allait passer le reste de la journe arpenter en marmonnant de brlantes mais elle ne s'tait sentie humilie de la sorte. Elle qui avait vcu choye dans une des plaisons de la Montagne, qu'tait-elle diable venue faire chez ce coq de village ? Elle en voonde entier, et mme au patriarche, son confesseur. N'est-ce pas lui qui avait eu l'ide de

    Elle se jurait que le lendemain, avant l'aube, elle aurait quitt ce maudit chteau ave

    quelqu'un cherchait l'en empcher, elle ferait parvenir un message son pre et ses frendraient la dlivrer les armes la main, avec tous leurs hommes, et qui dvasteraient le eikh ! Jusque-l, elle s'tait toujours montre rsigne, elle avait tout accept en silence. s, il ne s'agissait plus d'une de ces galipettes villageoises, c'tait tout autre chose : cet hoenfant une femme qui habitait sous leur toit, et il ne s'tait pas content de le faire, il vo

    revendiquer voix haute, il voulait donner cet enfant le nom de son illustre anctre, poursonne n'et plus le moindre doute sur sa paternit !

    Cela, elle avait beau se l'expliquer de mille manires, elle avait beau chercher des pmontrer une fois de plus conciliante et soumise, non, elle ne pouvait le tolrer. Mme la p

    ysanne aurait cherch se venger si on lui avait fait subir un tel affront, et elle, fille d'ungneur, elle se laisserait pitiner ?

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    20/120

    Saisissant alors des deux mains le hauttantour de sa coiffe, elle l'arracha et le jeta terreveux s'abattirent par touffes sombres. Et sur son visage d'enfant gras, un sourire de victomilieu des larmes.

    Dans les cuisines du chteau, en l'honneur du garon qui venait de natre, les femmeurs mains dans la cannelle et le carvi, prparaient d'un cur lger lemeghli des rjouissances.

    lendemain de la naissance de Tanios, le cheikh s'en alla de bonne heure la chasse aux pcompagn de Grios et de quelques autres notables de Kfaryabda. A son retour, en dbut

    e servante vint l'avertir voix haute, devant toute la maisonne rassemble pour l'accueieikha tait partie prcipitamment vers le grand Jord, emmenant leur enfant, et qu'on l'avaiurmurer qu'elle ne reviendrait pas de sitt.

    Peu de gens ignoraient que le matre s'accommodait fort bien des absences prolongouse ; si elle lui avait exprim son intention de partir, il n'aurait pas cherch la retenir. re annoncer la chose ainsi, en public, de passer pour un mari dlaiss, cela, il ne pouvairamnerait au chteau, dt-il la traner par les cheveux !

    Sellant sa meilleure monture, une jument alezane qu'il appelait Bsat-er-rih, Tapis-dcompagn par deux hommes de sa garde, excellents cavaliers, il prit la route sans s'tre mage, se coucha en rase campagne, plus pour reposer les btes que pour lui-mme tant sa veil, et atteignit la rsidence de son beau-pre alors que l'quipage de son pouse n'tassell.

    Elle tait venue sangloter dans sa chambre de jeune fille, o son pre et sa mre l'avcheikh les rejoignit aussitt. Et prit les devants :

    Je suis venu pour dire un seul mot. Ma femme est la fille d'un homme puissant, qtant que mon propre pre. Mais elle est devenue mon pouse, et mme si elle avait t lan'admets pas qu'elle quitte le domicile sans ma permission !

    Et moi, dit le beau-pre, j'ai galement un seul mot dire : j'ai donn ma fille aune famille prestigieuse, pour qu'il la traite honorablement, pas pour que je la voie reveniondre ! A-t-elle jamais demand une seule chose sans l'obtenir ? N'a-t-elle pas autant deelle le souhaite, et des dizaines de villageoises qui n'attendent qu'un mot de sa bouche p

    u'elle le dise, qu'elle parle sans retenue puisqu'elle est dans la maison de son pre ! Tu ne l'as peut-tre prive de rien, mais tu l'as humilie. Je n'ai pas mari ma fill

    ttre l'abri du besoin, vois-tu. Je l'ai marie au fils d'une grande famille pour qu'elle soins la maison de son poux autant qu'elle l'a t dans celle-ci.

    Pourrions-nous parler d'homme homme ? Le beau-pre fit signe sa femme de e et de passer dans la chambre voisine. Il attendit qu'elles aient referm la porte pour ajo

    On nous avait prvenus que tu ne laissais aucune femme en paix dans ton villageions espr que le mariage te rendrait plus raisonnable. Il y a malheureusement des hommment que dans la mort. Si c'est cela, le remde, nous avons dans cette contre des millieri savent l'administrer.

    Tu me menaces de mort dans ta propre maison ? Eh bien vas-y, tue-moi ! Je suis ains nues, et tes partisans sont partout. Tu n'as qu' les appeler.

    Je ne te menace pas, je cherche seulement savoir quel langage on peut te parler Je parle la mme langue que toi. Et je n'ai rien fait que tu n'aies fait. Je me suis d

    ns ton village, et dans tout ce vaste domaine qui t'appartient, la moiti des enfants te ress

    utre moiti ressemble tes frres et tes fils ! J'ai dans mon village la rputation que tu as pres et nos grands-pres avaient la mme, en leur temps. Tu ne vas pas me montrer du

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    21/120

    'avais fait l'infaisable, simplement parce que ta fille est venue sangloter. Est-ce que ton mais quitt cette maison parce que tu labourais les femmes du village ?

    L'argument dut porter, car le matre du grand Jord demeura un long moment pensif, crrivait pas se dcider sur l'attitude adopter.

    Quand il reprit la parole, ce fut un peu plus lentement, et un ton plus bas. Nous avons tous des choses nous reprocher, je ne suis pas saint Maron et tu n'e

    Stylite. Mais, pour ma part, je n'ai jamais dlaiss ma femme pour m'enticher de celle deamptre, et jamais surtout je n'ai engross une autre femme sous mon propre toit. Et si un

    un garon de mon fait, je n'aurais pas song lui donner le nom du plus prestigieux de m Cet enfant n'est pas de moi ! Tout le monde a l'air de penser le contraire. Ce que tout le monde pense n'a aucune importance. Moi je sais. Je n'ai tout de m

    rmi avec cette femme mon insu !Le beau-pre s'interrompit nouveau, comme pour valuer une fois de plus la situat

    vrit la porte et hla sa fille. Ton mari m'assure qu'il n'y a rien eu entre lui et cette femme. Et s'il le dit, nous d

    oire.La mre de la cheikha, aussi volumineuse qu'elle, et enveloppe de noir comme cert

    igieuses, intervint alors. Je veux que cette femme s'en aille avec son enfant !Mais le cheikh de Kfaryabda eut cette rponse : Si cet enfant tait mon fils, je serais un monstre en le chassant de ma maison. Et

    on fils, que me reproche-t-on ? Que reproche-t-on cette femme, que reproche-t-on sonfant ? Pour quel crime voudrait-on les punir ?

    Je ne reviendrai pas au chteau tant que cette femme ne l'aura pas quitt, dit la chn de grande assurance, comme si la chose ne souffrait aucun marchandage.

    Le cheikh s'apprtait rpondre, lorsque son hte le devana : Quand ton pre et ton mari dlibrent, tu te tais !Sa fille et sa femme le regardrent avec des yeux horrifis. Mais lui, sans leur accor

    oindre attention, s'tait dj tourn vers son gendre, il avait mis la main autour de ses pa Dans une semaine, ta femme sera revenue dans ta maison, et si elle s'entte, c'est

    mnerai ! Mais nous avons suffisamment bavard. Viens, mes visiteurs vont s'imaginer quputons !

    Et vous, les femmes, au lieu de rester l comme des corbeaux nous dvisager, aisines si le dner est prt ! Que va penser de nous notre gendre si nous le laissons affam ngue route ? Qu'on fasse venir la fille de Sarkis, pour qu'elle nous chante unataba ! Et qu'on nou

    porte les narguils, avec le nouveau tombac de Perse ! Tu verras, cheikh, on dirait une fume de miel.Au retour du matre, le village entier trpidait de rumeurs sur le dpart de son pous

    opre dpart prcipit, et bien entendu sur Lamia, son fils, et le prnom qu'on avait failli lais le cheikh n'y prtait gure l'oreille, tout autre chose le proccupait. Son beau-pre. Cedout dans toute la Montagne, par quel miracle s'tait-il rang son avis alors que, l'instavait menac de mort ? Il ne pouvait croire que ses arguments l'avaient convaincu, des homne cherchent pas convaincre ou tre convaincus, tout pour eux est change de coups,

    s rendu sance tenante tous ceux qu'il avait reus, il y avait lieu de s'inquiter.

    Aux villageois venus nombreux lui souhaiter bon retour, le cheikh rpondait par desurtes et creuses, et ne parlait de son pouse et de son beau- pre que dans les termes les p

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    22/120

    Il n'tait rentr que depuis quelques heures lorsque lakhouriyy fit dans la salle aux Piliertre remarque. Elle portait un objet couvert d'un voile en soie mauve, et alors qu'elle tanne distance du matre, elle dit voix haute :

    J'ai quelque chose demander notre cheikh, en priv.Tous ceux qui taient l se levrent ensemble pour sortir. Seule lakhouriyy pouvait ainsi

    salon du chteau sans que le matre songet dire le moindre mot. 11 s'en amusa, mme, ntruse :

    Que veux-tu me demander cette fois ?

    Cela eut le don de susciter parmi les hommes qui s'gaillaient une cascade de rires qursuivit au-dehors.Car nul n'ignorait ce qui s'tait pass la fois prcdente.C'tait il y a plus de douze ans, cette femme corpulente n'tait alors qu'une toute jeun

    eikh avait t surpris de la voir arriver chez lui sans ses parents, et exiger de le rencontremoins.

    J'ai une faveur demander, avait-elle dit, et je ne pourrai rien donner en changeSa requte n'tait pas simple : elle avait t promise son cousin Boutros, fils du vi

    poque, mais le jeune homme, parti au couvent pour faire des tudes afin de se prparer re, avait t remarqu par un prtre italien qui l'avait persuad de prononcer ses vux samme en Europe, lui expliquant qu'aucun sacrifice n'tait plus agrable au Ciel que le clme promis que s'il s'abstenait de prendre femme, il serait envoy au Grand Sminaire, n retour il pourrait bien devenir vque.

    Renoncer une jolie fille comme toi pour devenir vque, ce Boutros ne doit pas esprits, dit le cheikh sans sourire.

    C'est ce que je pense aussi, renchrit la jeune fille en rougissant peine. Mais que voudrais-tu que j'y fasse ? Notre cheikh trouvera bien une manire de lui parler. J'ai su que Boutros allait m

    teau demain avec son pre...Le vieux prtre se prsenta en effet, s'appuyant sur le bras de son fils, et entreprit d'erement au cheikh que son garon avait t brillant dans ses tudes, au point que ses sup

    marqu, mme un visiteur italien qui promettait de le conduire Roumieh , la ville duoins.

    Demain, conclut-il, notre village aura un cur bien plus mritant que votre serviteurLe vieil homme attendait de la part du matre un visage panoui et quelques paroles

    ncouragement. Il n'eut droit qu' un regard d'ombre. Suivi d'un silence ostensiblement emis de ces mots :

    Quand tu nous auras quitts,bouna, aprs une longue vie, nous n'aurons plus besoin

    Comment cela ? C'est une chose convenue de longue date. Moi, avec tous les miens, et tous les mons dcid de nous faire musulmans.

    Un regard furtif fut chang entre le cheikh et les quatre ou cinq villageois qui se tro ce moment-l, et qui tous, alors, d'un mme mouvement, se mirent hocher tristement

    Nous ne voulons pas le faire de ton vivant, pour ne pas te briser le cur, mais das plus parmi nous, l'glise sera transforme en mosque, et nous n'aurons plus jamais b

    Le jeune sminariste tait atterr, le monde entier semblait s'crouler autour de lui. Mr ne paraissait pas autrement perturb. Lui connaissait son cheikh.

    Qu'est-ce qui ne va pas, cheikh Francis ? Plus rien ne va,bouna ! Chaque fois que l'un de nous se rend Tripoli, Beyrouth

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    23/120

    Alep, il doit subir des vexations, on lui reproche de porter telle couleur au lieu de telle aurcher droite plutt qu' gauche. N'avons-nous pas suffisamment souffert ?

    Souffrir pour sa Foi est agrable au Seigneur, dit le sminariste, tout enflamm, it tous les sacrifices, mme au martyre !

    Pourquoi voulez-vous que nous mourions pour la religion du pape, quand Rome Comment cela ? Ils n'ont aucun respect pour nos traditions. Un jour, vous verrez, ils finiront par n

    s curs clibataires qui regarderont nos femmes avec concupiscence, aucune d'entre elles

    confesser, et les pchs s'accumuleront sur nos ttes.Le sminariste commenait tout juste comprendre l'objet vritable du dbat. Il crutployer ses arguments.

    En France, tous les prtres sont clibataires, et ce sont de bons chrtiens ! En France c'est en France, ici c'est ici ! Nous avons toujours eu des curs maris

    ons toujours donn la plus belle fille du village pour qu'ils aient l'il rassasi et qu'ils nec envie les femmes des autres.

    Il y a des hommes qui savent rsister la tentation. Ils rsistent mieux si leur femme est leur ct !Les visiteurs hochaient la tte de plus belle, d'autant qu'ils taient prsent rassurs

    ritables intentions de leur cheikh, lui dont les anctres s'taient faits chrtiens justement pnformer la foi de leurs sujets.

    Ecoute, mon fils, poursuivit le matre, je vais maintenant te parler sans dtour, mviendrai sur aucune de mes paroles. Si tu cherches tre un saint homme, ton pre, tout mlus de saintet en lui que toute la ville de Rome ; si tu cherches servir le village et les suivre son exemple. En revanche, si ton but est de devenir vque, si ton ambition est pe ce village, alors tu peux partir, Rome, ou Istanbul, ou ailleurs. Mais sache que tant qs mort et enterr, tu ne remettras plus jamais les pieds dans cette Montagne.

    Estimant que la discussion tait alle trop loin, le vieux cur voulut trouver une issu Que veut notre cheikh ? Si nous sommes venus le voir, c'est justement pour lui dnseil. A quoi bon prodiguer des conseils quand personne ne veut entendre ? Parle, cheikh, nous ferons ce que tu dsires.Tous les regards s'taient tourns vers Boutros. Qui, sous tant de pression, dut acqu

    e. Alors le cheikh fit signe l'un de ses gardes, lui murmura trois mots l'oreille. L'hommelques minutes, pour revenir en compagnie de la jeune Saada et de ses parents.

    Le futur cur quitta le chteau ce jour-l dment fianc, avec la bndiction de son pestion de poursuivre ses tudes Rome, plus question de devenir vque. Pour cela, il en

    eikh pendant quelque temps. Mais ds qu'il commena vivre avec lakhouriyy, il se mit vouen bienfaiteur une reconnaissance infinie.C'est cet pisode que le cheikh avait fait allusion lorsque l'pouse du cur tait arr

    jour- l. Et quand ils se retrouvrent seuls, il renchrit : La dernire fois, tu voulais la main debouna Boutros, je te l'ai donne. Cette fois, qu

    Cette fois, je veux ta main, cheikh !Avant qu'il ne ft revenu de sa surprise, elle lui avait saisi la main, justement, puis e

    sser le voile qui couvrait l'objet qu'elle portait. C'tait un vangile. Elle plaa la main du

    ssus, d'autorit. Face toute autre personne, il se serait rebiff, mais par elle, il se laissacilement. L'aplomb de cette femme lui avait toujours inspir une admiration amuse.

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    24/120

    Considre que tu es au confessionnal, cheikh ! Depuis quand se confesse-t-on une femme ? Depuis aujourd'hui. Parce que les femmes ont appris garder un secret ? Ce que tu diras ne sortira pas d'ici. Et si moi, dehors, je suis oblige de mentir p

    a sur, je mentirai. Mais je veux que tu me dises la vrit.Il semble que le cheikh soit demeur alors un long moment silencieux. Avant de lch

    situde :

    Cet enfant n'est pas de moi, si c'est cela que tu veux savoir.Peut-tre allait-il ajouter autre chose, elle ne lui en laissa pas le temps, et n'ajouta rie recouvrit l'vangile de son voile de soie et l'emporta au-dehors.

    Le cheikh a-t-il pu mentir, la main sur le Saint Livre ? Je ne le pense pas. En revanchrmet d'affirmer que lakhouriyy avait fidlement rapport ses propos. Elle s'tait promis dex gens du village que ce qu'elle estimait devoir leur dire.

    L'avaient-ils crue ? Peut-tre pas. Mais pas un parmi eux n'aurait voulu mettre sa parA cause des sauterelles ...

    rsque la cheikha revint Kfaryabda dans la premire semaine d'aot, son pre l'accompaalement ses cinq frres, ainsi que soixante cavaliers et trois cents hommes pied, et ausss dames de compagnie, des servantes et des serviteursen tout prs de six cents personnes.

    Les gardes du chteau voulaient se rpandre dans le domaine pour appeler les villagmes, mais le cheikh leur dit de se calmer, de faire bonne figure ; ce n'tait, malgr les appune visite. Il sortit lui-mme sur le perron afin de recevoir dignement

    n beau-pre. Je suis venu avec ma fille, comme je l'avais promis. Ces quelques cousins ont ten

    accompagner. Je leur ai dit qu'on trouve toujours sur les terres du cheikh un coin d'ombree et deux olives pour tromper sa faim.

    Vous tes chez vous, parmi les vtres !Le seigneur du grand Jord se tourna alors vers ses partisans: Vous avez entendu, vous tes ici chez vous. Je reconnais l la gnrosit de notreParoles accueillies par des vivats trop allgres pour ne pas tre inquitants.Le premier jour, il y eut un banquet de bienvenue, comme le veut la coutume. Le deu

    lut galement nourrir tout ce monde, et encore le troisime jour, le quatrime, le cinquimovisions pour la nouvelle anne n'taient pas encore faites, et raison d'un festin par jourserves du chteau furent trs vite puises. Plus une goutte d'huile, de vin ou d'arak, p

    us de caf ni de sucre, plus de confit d'agneau. La rcolte s'annonait dj maigre, cette a

    ir les btes qu'on abattait chaque jour des veaux, des chvres pour la viande pile, desuzaines, et des basses-cours de volaille , les gens de mon village sentaient poindre la Pourquoi alors ne ragissaient-ils pas ? Ce n'tait certes pas l'envie qui leur manqua

    s non plus la prtendue intouchabilit des invits qui les retenait oh non, ils les aumbrochs jusqu'au dernier en toute bonne conscience ds l'instant o ces invits avaienfreint les rgles de l'hospitalit. Mais l'vnement tait trop singulier pour tre pes l'aunventions. Car c'tait, ne l'oublions pas, une scne de mnage. Grotesque, disproportionnne de mnage tout de mme. Le seigneur du grand Jord tait venu rudoyer sa manire uvait offens, et nul mieux que la cheikha n'avait su exprimer cela lorsqu'elle avait lanc

    lageoise qui se plaignait de ce qui arrivait : Va dire ton matre que s'il n'a pas les montretenir un train de grande dame, il aurait mieux fait d'pouser une de ses paysannes !

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    25/120

    tat d'esprit de ces visiteurs . Us n'taient pas venus massacrer la population, incendierccager le chteau... Ils cherchaient seulement puiser les ressources de leur hte.

    Leurs hros n'taient d'ailleurs pas leurs plus valeureux combattants, mais leurs plusangeurs. A chaque festin, ils taient rassembls au milieu de la troupe qui les encourageaclamations et ses rires, et ils se mesuraient ainsi, qui avalerait le plus d'ufs durs, quseul une jarre de vin d'or, ou un plateau entier dekebb, un plateau large comme des bras ouv

    ngeance par les ripailles, en quelque sorte.Et si l'on profitait d'un de ces banquets abondamment arross pour leur sauter la go

    ns de Kfaryabda avaient le culte des exploits guerriers, et plus d'un brave tait venu murmreille du cheikh qu'il suffirait d'un mot de lui, qu'il suffirait d'un geste... Il ne s'agit pas assacrer, pas du tout, on se contenterait de les assommer, puis on les dshabillerait, on lesut nus aux arbres, ou on les pendrait par les pieds en attendant qu'ils aient rendu gorge.

    Mais le cheikh rpondait invariablement : Le premier d'entre vous qui dgaine sonripe de mes propres mains. Ce que vous ressentez, je le ressens ; ce qui vous fait mal meque vous avez envie de faire, j'en ai envie plus que vous tous. Je sais que vous savez vone veux pas d'une boucherie, je ne veux pas inaugurer des vengeances sans fin avec monre qui dispose de vingt fois plus d'hommes que moi. Je ne veux pas que ce village se remuves, gnration aprs gnration, parce qu'un jour nous avons manqu de patience avecnommables. Faisons confiance Dieu, Il saura leur faire payer !

    Quelques jeunes gens taient repartis du chteau en maugrant. D'ordinaire, c'tait levoquait

    Dieu et le cheikh qui menait les troupes au combat... Mais la plupart se rangrent atre, et personne, en tous cas, ne voulait prendre l'initiative de faire couler le premier san

    On se rabattit alors sur une autre vengeance, celle des sans-bras : le village se mit necdotes froces sur celui que, par une lgre torsion de mot, on s'tait mis nommer nogneur du Jord qui veut dire les hauteurs arides mais le seigneur des jrad qui veut d

    uterelles . Les mots d'esprit, l'poque, se composaient en vers populaires, sur le mode

    On me demande pourquoi je me lamente sur mon sort, Comme si jamais avant je n'avais souffert sauterelles !

    Il est vrai qu'elles avaient envahi mon champ l'anne dernire,

    Mais celles de l'anne dernire ne dvoraient pas les moutons.

    A chaque veille, les diseurs de vers se dchanaient contre les gens du grand Jord, mcent et leur mise, ridiculisant leur pays et leur chef, mettant en doute leur virilit, rduisan

    ts d'armes passs et venir ceux de la meute des gros mangeurs, qui avaient durablemeaginations. Mais la plus malmene de tous tait la cheikha, qu'on dpeignait dans les posabreuses, sans se soucier de la prsence des enfants. Et l'on riait jusqu' l'oubli.

    En revanche, personne ne se serait hasard faire la moindre plaisanterie, la moindsobligeante concernant Lamia, son mari, ou l'incertaine paternit de son fils. Nul doute qnements n'avaient pas eu lieu si la cheikha n'avait pas cherch se venger, si elle tartie en laissant tomber quelque phrase assassine , les chuchotements et les regards en bndu la vie insupportable Grios et aux siens, et les aurait contraints s'exiler. Mais en dguerre au village entier, en s'employant l'appauvrir, l'affamer, l'humilier, le seigneur

    rd avait abouti au rsultat inverse. Mettre dsormais en doute la vertu de Lamia et la pates, c'tait reconnatre le bien-fond des arguments des sauterelles , c'tait justifier leurs

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    26/120

    iconque adoptait une telle attitude se posait en ennemi du village et de ses habitants, il n'ace parmi eux.

    Mme Grios qui, aprs l'pisode du prnom, s'tait senti devenir la rise du villagesent les gens se presser autour de lui, avec des embrassades chaleureuses, comme pour iciter de quoi ? En apparence, de la naissance d'un fils, mais la vrit tait autre, et si nupable de l'expliquer, chacun la comprenait dans son cur : ce forfait pour lequel on les plageois l'avaient rig, par bravade, en acte de dfi dont chacun des protagonistes tait dsous, et devait tre dfendu, ft-il amant imprudent, pouse infidle ou mari abus.

    Parlant de ce dernier, il faut dire que, ds l'arrive des sauterelles et en attendanrios avait prudemment quitt le chteau, avec sa femme et le nouveau-n, alors g de quur se loger quelque temps chez le cur, son beau-frre, dans une pice attenante l'glisefil ininterrompu de visiteurs attentionns plus qu'ils n'en avaient reu en deux ans dapartements d'en-haut , notamment des mres qui toutes tenaient allaiter cet enfantune fois, pour exprimer dans la chair leur fraternit.

    Bien des gens devaient se demander si cette extrme bienveillance allait se poursuivauterelles ne seraient plus l pour la nourrir.

    Car leur nue nfaste allait finir par s'envoler, dit laChronique, vers les hauteurs arides du gra

    La veille de cette journe bnie, des bruits avaient couru, mais les villageois n'y avaout foi ; depuis six pnibles semaines des rumeurs circulaient chaque jour pour se dmenmbe de la nuit. Souvent, d'ailleurs, elles manaient du chteau, et des propres lvres du utefois, nul ne tenait rigueur pour ces mensonges. Ne dit-on pas que les poques sombrfausse lueur en fausse lueur, comme lorsque, dans la montagne, au printemps, l'on se retrn cours d'eau, et qu'on doit avancer vers la rive en sautant d'une pierre glissante une au

    Cette fois-l, pourtant, le cheikh avait eu l'impression que ses invits taient reint de partir. A moiti prisonnier dans son propre chteau, il s'tait cependant efforc de parences, et chaque matin il invitait son beau-pre venir prendre le caf en sa compagnan en forme de balcon intrieur qui donnait sur la valle, le seul endroit d'o l'on pt conose que les dizaines de tentes dresses en pagaille par les visiteurs et qui avaient transfochteau en un vritable campement nomade.

    Beau-pre et gendre se lanaient depuis un moment dj des flches trempes dans lcheikha vint dire son pre qu'elle s'ennuyait de son fils, laiss sa grand-mre le tempsite , et qu'elle aimerait bien le revoir. Le seigneur des sauterelles feignit la plus fran

    dignation : Comment ? C'est moi que tu demandes la permission de partir alors que ton ma

    Ledit mari eut alors le sentiment que la boucle enfin se bouclait, que la visite-chtimpoint de s'achever II s'en rjouit et s'en inquita la fois. Il craignait en effet qu'au momeng, en guise de bouquet final, et pour laisser un souvenir, la horde ne se livrt une orgfeu. Bien des gens au village avaient la mme peur, au point de ne plus oser souhaiter quidique du dpart ft proche, prfrant encore voir se prolonger les semaines de paisible

    Les vnements allaient dmentir ces craintes. Contre toute attente, les sauterelles sen ordre, ou presque ; on tait fin septembre, les vignes et les vergers furent visits auoprement dpouills mais cela, personne ne pensait pouvoir l'viter. En revanche, on

    cune mort, aucune destruction. Eux non plus ne voulaient pas dclencher unthar, un cycle de vens voulaient seulement infliger au gendre une coteuse humiliation, c'tait fait. Le cheikh

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    27/120

    re se donnrent mme l'accolade sur le perron, comme l'arrive, au milieu des mmes voqueurs.

    Le dernier mot entendu de la bouche de la cheikha fut pour dire : Je reviendrai laiver. Sans prciser si elle serait aussi abondamment escorte.

    Cet hiver-l, le pays entier connut la disette, et notre village en souffrit plus duremenutres. Plus les vivres s'amenuisaient, plus on maudissait les sauterelles ; si ces gens-iss de revenir, personne, pas mme le cheikh, n'aurait pu empcher un carnage.

    Pendant des annes, on les attendit, on posta des guetteurs sur les routes et au somme

    ontagnes, on chafauda des plans pour les exterminer, et si certains redoutaient leur retouutres l'espraient de pied ferme, inconsolables de s'tre montrs si patients la premire fUs ne sont pas revenus. Peut-tre n'en avaient-ils jamais eu l'intention. Mais peut-tr

    son de la maladie dont fut atteinte la cheikha, une phtisie, dit-on, dans laquelle les gens dvirent bien entendu qu'un juste chtiment. Des visiteurs qui revenaient du grand Jord et qerue dans la maison de son pre vinrent raconter qu'elle tait affaiblie, amaigrie, vieilliconnaissable, et qu' l'vidence elle dprissait...

    Peu peu, mesure que le danger s'loignait, ceux qui avaient toujours eu des doutenaissance de Tanios, et qui jugeaient un peu trop cher paye cette aventure galante, se haver la voix.

    Au dbut, le fils de Lamia n'en eut aucun cho, personne n'aurait voulu parler en sa pait grandi comme tous les villageois de sa gnration dans la hantise des sauterelles , douter que c'tait sa venue au monde qui avait attir sur les siens cette calamit. Il eut unureuse, paisible, et mme gourmande et gaie et capricieuse, il tait un peu la mascotte duute innocence il en profitait.

    Au fil des annes, il arriva quelquefois qu'un visiteur, ignorant ou pervers, voyant cebill de neuf gambader son aise dans les couloirs du chteau, lui demandt s'il n'tait peikh. Tanios rpondait en riant : Non, je suis le fils de Grios. Sans hsiter, et sans pe

    Il semble qu'il n'ait jamais eu le plus infime soupon concernant sa naissance avant audite entre toutes o quelqu'un lui hurla la figure par trois fois : Tanios-kichk ! Tanios-nios-kichk !

    TROISIME PASSAGE

    Le destin sur les lvres du fou

    La parole du sage s'coule dans la clart. Mais de tout mps les hommes ont prfr boire l'eau qui jaillit des

    ttes les plus obscures.

    Nader,

  • 8/9/2019 Le Rocher de Tanios Amine Maalouf

    28/120

    La Sagesse du muletier.

    I

    L'endroit o se tenait l'enfant de Lamia quand cet incident a eu lieu, je pourrais le d

    actitude. Les lieux ont peu chang. La grand-place a gard le mme aspect et la mme appata , qui veut dire dalle . On ne se donne pas rendez-vous sur la place , mais suujourd'hui comme hier. Tout ct, l'cole paroissiale, active depuis trois sicles ; nul cenge s'en vanter, parce que le chne dans la cour va sur ses six cents ans et que l'glise es plus encore, du moins ses plus vieilles pierres.

    Juste derrire l'cole, la maison du cur. Il s'appellebouna Boutros, tout comme celui qupoque de Tanios ; j'aurais aim pouvoir dire qu'il s'agit d'un de ses descendants, mais cetst qu'une concidence, aucune parent ne lie les deux hommes, sinon dans la mesure o tlage se retrouvent cousins ds qu'on remonte de quatre marches l'chelle des aeux.

    Les gamins de Kfaryabda jouent toujours devant l'glise et sous l'arbre. Autrefois, ile espce de robe-tablier, lekoumbaz, et aussi un bonnet, il fallait tre compltement dmunisax, ou tout au moins fort original pour sortirkcheif nu-tte , un mot qui sonnait comme primande.

    A l'autre bout de la place, il y a une fontaine qui s'coule du ventre de la colline pargit de cette mme colline dont le chteau couronnait jadis le sommet. Mme aujourd'hui,rrter pour en admirer les vestiges ; autrefois, le spectacle devait tre quelque peu cras

    cemment une gravure du sicle dernier, uvre d'un voyageur anglais et qu'un peintre de mait colorie ; le chteau tournait alors vers le village une faade d'un mme tenant, on ettie de main d'homme, avec cette pierre qu'on appelle justement pierre de Kfaryabda, durec des reflets violacs.Les gens avaient d'innombrables noms pour la demeure du seigneur. On allait au slline , la maison-du-haut ,et mme l'aiguille pour une raison que je ne devae plus tard ; mais le plus souvent on se rendait au chteau , ou tout simplement en harches, fort irrgulires, y conduisaient partir de la Blata ; c'est par l que les villageoisand ils montaient voir la main du cheikh .

    A l'entre de la grotte, une vote orne d'inscriptions grecques, crin majestueux poucieuse, vnrable, puisque c'est autour d'elle que s'est bti le village. Son eau, glaciale rcourt les dernires coudes sur la surface d'un rocher creus en entonnoir, puis se dver

    c crnel dans un petit bassin, avant d'aller irriguer quelques champs alentour. En ce lieuujours, les jeunes du village se plaisent comparer leur endurance : c'est qui laissera sangtemps sous l'eau qui s'abat.

    Je m'y suis essay plus d'une fois. Tout fils de Kfaryabda peut tenir quinze secondesnte, une douleur sourde se propage de la main au bras, puis l'paule, on se sent envahi ngourdissement gnralis ; au-del d'une minute, le bras est com