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Ada Ribstein Le jour et la nuit Le roman comme laboratoire de l’essai dans L’Œil du jour et Itinéraire de Paris à Tunis de Hélé Béji Mémoire de Master 2 Lettres Modernes - Littérature comparée et francophonie Sous la direction du Professeur Guy Dugas Année 2007-2008 ENS LSH (Lyon) /Université Paul Valéry (Montpellier) / Faculté des Lettres, Arts et Humanités de la Manouba (Tunis)

Le roman comme laboratoire de l’essai dans L’Œil du … · 4 Gérard Genette, « Le jour, la nuit », in Figures II, Paris : Seuil, 1969, p.102 5 Ibid., p 101-102 6 C’est Genette

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Ada Ribstein

Le jour et la nuit Le roman comme laboratoire de l’essai

dans L’Œil du jour et Itinéraire de Paris à Tunis de Hélé Béji

Mémoire de Master 2

Lettres Modernes - Littérature comparée et francophonie

Sous la direction du Professeur Guy Dugas

Année 2007-2008

ENS LSH (Lyon) /Université Paul Valéry (Montpellier) / Faculté des Lettres, Arts et Humanités de la Manouba (Tunis)

Page 2: Le roman comme laboratoire de l’essai dans L’Œil du … · 4 Gérard Genette, « Le jour, la nuit », in Figures II, Paris : Seuil, 1969, p.102 5 Ibid., p 101-102 6 C’est Genette

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Merci à Yasmin, Selma, Françoise, Philippe, à Montserrat, Brigitte, Jeannette, Millette,

à Ali Abassi, Denise Brahimi, Charles Bonn, à Hélé Béji, et à Guy Dugas.

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« Par la nuit, quand elle enveloppe la terre ! Par le jour, quand il brille ! Comme il a bien créé le mâle et la femelle ! - Mais vos efforts sont divergents - » Le Coran, XCII, 1-4

« Le jour est alors le tout du jour et de la nuit,

la grande promesse du mouvement dialectique »

Maurice Blanchot, L’espace littéraire

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INTRODUCTION

Temporalité et représentation

Si la critique littéraire reconnaît le temps et l’espace comme les deux données de

base de la poétique du roman, le fameux concept bakhtinien de « chronotope »1 a depuis

été nuancé ; Henri Mitterand avance notamment que la notion d’espace est toujours

subordonnée à celle de temps :

« Chronotope, temps-espace et non pas espace-temps (qui est la formule d’Einstein).

La théorie du chronotope est une théorie du temps romanesque plus que de l’espace

romanesque […] c’est le temps qui dispose de l’activité créatrice. C’est le temps qui

dynamise et dialectise l’espace ; et dans le récit, c’est le temps qui dynamise la

description aussi bien que la narration ». 2

Or l’homme, dont le biorythme repose sur l’alternance entre le jour et la nuit,

élabore en grande partie sa représentation du temps au prisme du système formé par ces

deux notions. Aussi convient-il d’être attentif au traitement de ce système dans l’étude

de l’œuvre d’art.

La poétique du binôme jour / nuit

Voilà pourquoi Genette, dans Figures II, choisit de placer le couple jour / nuit au

centre de la réflexion qu’il propose, dans le cadre d’une étude de sémiotique littéraire et

dans une filiation bachelardienne assumée, sur ce qu’il appelle la « poétique du

langage » :

« On voudrait donc considérer dans cet esprit, à titre en quelque sorte expérimental, le

sémantisme imaginaire d’un système partiel et très élémentaire, mais auquel sa

fréquence, son ubiquité, son importance cosmique, existentielle et symbolique3 peuvent

donner comme une valeur d’exemple : il s’agit du couple formé, dans la langue

1 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris : Gallimard, 1978 2 Henri Mitterand, « Chronotopies romanesques : Germinal », in Poétique n°81, février 1990, p.91 3 Je souligne.

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française moderne, par les mots jour et nuit. »4

A la lumière d’une analyse linguistique synchronique des deux termes, il examine un

certain nombre de textes littéraires en montrant comment le poète exploite la « rêverie

active ». Sans vouloir « appliquer » la sémiologie à la littérature, il entend plutôt faire

« une exploration, en quelque sorte pré-littéraire, des ressources, des occasions, des

inflexions, des limitations, des contraintes que chaque langue naturelle semble offrir ou

imposer à l’écrivain […] qui en fait usage » :

« [Il s’agit] simplement, d’une manière tout artisanale et avec les moyens du bord, de

reconnaître et d’esquisser la configuration d’une parcelle (infime, mais centrale) de

l’espace verbal à l’intérieur duquel la littérature trouve sa place, son ordre et son

jeu »5.

Un paradigme déséquilibré

Mais il faut aussitôt remarquer que l’imagination poétique s’intéresse

généralement davantage à la nuit qu’au jour, pour une raison que Genette explique fort

bien. Derrière l’opposition « massive », d’une évidence immédiate, qu’il existe entre le

jour et la nuit, il ne faut pas perdre de vue une dissymétrie intéressant le linguiste : le

mot jour est à la fois, en français moderne, le « contraire » du mot nuit et le terme

correspondant à la durée de vingt-quatre heures (qui comprend donc le jour, stricto

sensu, et la nuit), durée qu’on ne peut désigner, si l’on veut lever toute ambiguïté, que

sous le nom scientifique de « nycthémère »6 ; nous avons ici un paradigme à deux

termes, dont l’un sert aussi à désigner l’ensemble du paradigme. Jour est ainsi le terme

« non marqué », nuit le terme « notable, remarquable, significatif ».

« Le jour est ainsi désigné comme le terme normal, le versant non spécifié de l’archi-

jour, celui qui n’a pas à être spécifié parce qu’il va de soi, parce qu’il est l’essentiel ;

la nuit au contraire représente l’accident, l’écart, l’altération. Pour recourir à une

comparaison brutale, mais qui s’impose […] disons que le rapport entre jour et nuit est

homologue, sur ce plan, au rapport entre homme et femme, et qu’il traduit le même

4 Gérard Genette, « Le jour, la nuit », in Figures II, Paris : Seuil, 1969, p.102 5 Ibid., p 101-102 6 C’est Genette lui-même qui parle du nycthémère (composé à partir des racines grecques nuktos (« nuit ») et hêmera (« jour »)).

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complexe de valorisations contradictoires et complémentaires »7

Voilà pourquoi, si l’on suit cette hypothèse, le discours poétique s’intéresserait

« naturellement peu » au jour en lui-même et pour lui-même, à « l’exception majeure »

de quelques rares auteurs (Genette cite notamment Valéry et Baudelaire – influence

revendiquée par Hélé Béji) : il est original de s’intéresser à ce qui ne l’est pas.

L’Œil du jour et Itinéraire de Paris à Tunis8 : un diptyque structuré autour du

couple jour/nuit

S’il avait intégré à son étude les deux ouvrages littéraires de Hélé Béji, Genette

leur aurait à l’évidence réservé une place de choix9, car l’écrivain y accorde un

traitement manifestement équitable à chacun des deux éléments du cycle circadien. En

effet, L’Œil du jour, qui commence à l’aube et s’achève au soir d’une journée passée à

Tunis par la narratrice, est le « poème de la journée » (chap. VII, p.83) ou encore le

« poème concret du jour qui pass[e] » (chap. XVI, p.179)10, comme le texte se définit

lui-même de façon métapoétique et comme le suggère déjà le titre. Trois coups sonnés à

la cloche de l’église de Sceaux viennent rompre le silence nocturne à l’ouverture

d’Itinéraire de Paris à Tunis, qui s’écrit quant à lui entièrement à la faveur de

l’insomnie de la narratrice.

C’est donc comme un véritable diptyque que nous nous proposons d’oser lire les

deux romans ; ce postulat n’a étonnamment, à notre connaissance, jamais été énoncé

7 Ibid., p.104 8 Avec « La robe blanche à petits pois » (2001) et « La vague et le rocher » (2005), deux petits récits que nous évoquerons aussi au cours de notre étude, L’Œil du jour (1985) et Itinéraire de Paris à Tunis (1992) sont les deux seules productions fictionnelles de l’auteur, davantage reconnue pour l’audace ses nombreux essais - dans l’ordre : Désenchantement national (1982), L’Art contre la culture (1994), L’Imposture culturelle (1997), Une force qui demeure (2007) et Nous, décolonisés (2008).

C’est ici qu’une remarque préalable s’impose : bien qu’Itinéraire de Paris à Tunis porte le sous-titre de « satire », rien n’interdit de le lire exactement comme l’autre roman ; dans la mesure où la satire (moderne) est moins un véritable genre qu’un simple registre, tenir compte de cette indication pour opérer une distinction générique entre les deux œuvres semble un peu artificiel. 9 Outre qu’ils lui sont de toute façon postérieurs, Genette s’attache essentiellement à un corpus de textes de poésie française. Il n’est pour lui, par ailleurs, « évidemment pas question ici de viser à l’exhaustivité, ni même à l’établissement d’un « échantillon » vraiment représentatif », comme il prend la précaution de le préciser, avant d’exposer son propos. Gérard Genette, op.cit.., p 102 10 Hélé Béji reprend ici (volontairement ?) la formule de Desnos : « C’est le poème du matin qui commence […] c’est le poème du jour qui commence. » Robert Desnos, « Il fait nuit », Les Ténèbres, in Corps et biens, cité par Fanny Déchanet-Platz, L’écrivain, le sommeil et les rêves 1800-1945, Paris : Gallimard, 2008, p.250

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clairement dans la critique littéraire consacrée à Hélé Béji, qui analyse le plus souvent

chacun des deux textes séparément, voire minore franchement la valeur du deuxième

par rapport au premier11. Pourtant, en l’absence de narration, de diégèse, de récit

linéaire, principes romanesques classiques auxquels se substituent, chez Hélé Béji,

l’écriture de la digression, la notation d’impressions éparses, la description

hypertrophiée, c’est bien du côté de la structure qu’il semble pertinent de chercher la

signifiance : le recours à la notion de « forme-sens »12 est, face à ce type de texte,

indispensable.

La question de la dualité

Au-delà des potentialités esthétiques de l’opposition entre jour et nuit, qu’elle ne

manque pas d’exploiter et qu’il conviendra bien entendu d’examiner, il semble que ce

soit la structure même du contraste qui soit au cœur des préoccupations de Hélé Béji.

Peut-être faut-il en chercher la raison du côté de la « double origine, double culture,

double vie même » de l’auteur, comme l’analyse avec simplicité Linda Béji13, et comme

l’auteur elle-même n’hésite pas à le rappeler d’ailleurs : « je suis un produit mixte,

comme on dit chez nous »14. Entendons-nous : il ne s’agit aucunement d’adopter une

perspective sainte-beuvienne ni de s’aventurer sur le terrain glissant de la

psychocritique ; il s’agit simplement de se montrer attentif à un mode de pensée

11 La notice biographique de Hélé Béji dans le recueil de textes collectif Une enfance outremer est, à ce titre, révélatrice : Itinéraire de Paris à Tunis n’est pas même mentionné dans la bibliographie de l’auteur, qui aurait publié « des essais et un roman » seulement. Une enfance outremer / textes réunis par Leïla Sebbar ; Hélé Béji, Maïssa Bey, Roland Brival et al., Paris : Seuil, 2001, p.10 Saluons tout de même le travail de Linda Béji, qui fait des deux ouvrages son corpus de recherche, plutôt axé sur la question de l’espace : la relation entre Orient et Occident – problème sur lequel il conviendra de revenir (cf. infra, en IIIème partie). Linda Béji, « L’Orient et l’Occident dans L’Œil du jour et Itinéraire de Paris à Tunis de Hélé Béji », D.E.A. sous la direction de Jacques Noiray, Paris 4, 2003 12 On peut utiliser la formule d’Henri Meschonnic, qui la relie à la notion de rythme, dans la mesure où le rythme, en poésie, correspond à la structure temporelle dans le roman. Mais c’est plutôt au sens, plus large, où la reprend Jean Rousset dans Forme et signification, qu’on l’entendra. Jean Rousset, Forme et Signification. Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris : José Corti, 1962 13 Linda Béji, op.cit., p.2 L’auteur, née à Tunis en 1948 d’une mère française et d’un père tunisien, a grandi dans la capitale tunisienne, poursuivi ses études à Paris, et vit des deux côtés de la Méditerranée. 14 « 7ème édition du salon des littératures francophones de Balma. Invité d’honneur : le Maghreb », table ronde du samedi 8 avril 2006 animée par Ouidad Tebbaa, Marrakech On peut ici noter que Itinéraire de Paris à Tunis, qui mentionne dès le titre les deux pôles en question, est en outre dédicacé « A ma mère, ma première institutrice. A mon père. »

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caractéristique d’une écriture : la dualité semble, en quelque sorte, un archétype

opératoire pour lire l’œuvre de Hélé Béji.

« Si je m’interroge honnêtement, je retrouve cette dualité non seulement à l’extérieur

de moi, dans la société, mais dans ma vie affective et aussi intellectuelle »,

admet l’auteur d’Une force qui demeure15.

« Tenir les deux fils »16

Est-ce à dire qu’il faille en rester à ce constat, somme toute simpliste, de

rhétorique dualiste ? Qu’il faille encore revenir sur la question, presque convenue, du

« déchir[ement] » de l’écrivain métissé, décolonisé, francophone ? Parlant de son usage

de la langue française, Hélé Béji juge avec distance ce qu’elle appelle sans

complaisance un « psychodrame collectif » :

« Je n’ai pas eu l’impression […] de vivre un exorcisme, ni une trahison, ni un enfer,

ni un désert, ni un purgatoire, ni un écartèlement. Je n’ai pas connu cette expérience,

ce calvaire de l’identité et du choix […], cette tragique aliénation. Sans le vouloir, j’ai

échappé à ce drame. Mais, ce qui était involontaire et inconscient au début est devenu

peu à peu conscient et délibéré. Ce qui s’était fait naturellement est devenu, à l’âge

adulte, un acte de la volonté… » 17

La tension n’est pas niée, mais dépassée par un effort de conciliation permanent ; c’est

bien là tout l’enjeu, pour Hélé Béji : faire tenir ensemble les contraires. Or l’opération

intellectuelle qui part de la contradiction pour la surmonter : la dialectique, est une

méthode philosophique, et, in fine, une notion politique - domaines que la formation et

l’engagement public de la polygraphe lui permettent d’explorer.

Gageure ou défi ?

Philosophie et politique sont, certes, des éléments exogènes au roman,

« parfaitement étranger[s] à l’argument littéraire », comme le dit Hélé Béji dans un

15 Hélé Béji, Une force qui demeure, Paris : Arléa, 2007, p.20 16 Formule utilisée lors de la rencontre animée par Ali Abassi à l’Ecole Normale Supérieure de Tunis, le mercredi 6 février 2008 17 Hélé Béji., « Hélé Béji par elle-même », in Maghreb au féminin, Cahier d’Etudes Maghrébines, 1990-05, n°2, p.32

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article sévère sur la critique littéraire française, qui pourrait presque décourager

d’avance le chercheur :

« S’il me fallait dire le plus fidèlement l’impression que me laissent les façons des

critiques et la lecture de leurs papiers, c’est au coiffeur que je pense

irrésistiblement »18.

Postuler un lien fort entre son œuvre romanesque et ses essais, comme l’a fait

Dominique Lecourt avec l’œuvre duelle de Bachelard19, peut sembler hardi.

Entreprendre un travail universitaire sur son œuvre, alors qu’elle ne se revendique non

seulement d’aucun système mais encore cherche justement à échapper à toute tentative

de catégorisation, est de toute façon un défi. Orienter notre questionnement sur la

dialectique, soit la pensée en mouvement, nous paraitra donc une bonne façon de le

relever, sans pour autant, l’espérons-nous, trahir l’auteur.

Ainsi, nous nous demanderons comment le dispositif de L’Œil du jour et

Itinéraire de Paris à Tunis, structurés autour du couple jour / nuit, met en œuvre une

véritable initiation à l’exercice de la pensée dialectique : peut-on lire le roman comme le

laboratoire de l’essai ?

Le jour et la nuit, entendus au sens littéral, forment deux pôles permettant de lire

le corpus comme un diptyque romanesque en forme d’équinoxe20, qu’il s’agira tout

d’abord d’analyser (I). Le cadre temporel, partagé entre jour et nuit, devient l’objet

même du roman (1) mais offre également des potentialités esthétiques - picturales et

musicales - qu’exploite Hélé Béji (2). Dans quelle mesure ce double traitement

esthétique du jour et de la nuit permet-il de lire le diptyque romanesque comme

l’histoire d’une naissance à l’écriture (3) ?

18 Hélé Béji, « Au bal des Petits Lits Blancs », in La Quinzaine littéraire, 1985-12, n°453, p.17-18 19 Dominique Lecourt cherche à résoudre la contradiction entre le versant épistémologique (théorie scientifique) et le versant poétique (théorie de l’imaginaire) de l’œuvre de Bachelard ; cette contradiction est pour Lecourt « l’Enigme même », car elle implique deux conceptions inconciliables de la philosophie. Dominique Lecourt, Bachelard ou le jour et la nuit. (Un essai du matérialisme dialectique), Paris : Grasset, 1974 20 « Equinoxe », étymologiquement aequinoctium désigne la stricte égalité (aequus, « égal ») du jour et de la nuit (nox, « nuit ») – d’où, chacun des deux moments de l'année où, le soleil se trouvant, au cours de sa trajectoire apparente sur la sphère céleste, dans le plan de l'équateur, le jour a une durée égale à celle de la nuit sur toute la terre.

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Mais le diptyque est peut-être en trompe-l’œil. Parangon de la loi des contraires,

le couple jour / nuit peut se comprendre au sens figuré : comment Hélé Béji travaille-t-

elle la notion de contraste pour montrer la voie d’un passage du dualisme à la pensée

dialectique, sorte de méthode en acte ? (II). L’opposition majeure du jour et de la nuit

entraîne en effet tout un paradigme d’oppositions mineures dans les romans, ce qui

semble inviter à la lecture dualiste (1). Cependant, pour opératoire qu’il soit, ce système

contrastif doit être remis en question dans ses bases théoriques : la vision duelle du

monde n’est-elle pas un artefact de l’esprit pour la phénoménologie qui sous-tend

l’œuvre ? (2) Dès lors, le roman peut mettre en place la pratique de sa méthode : en

déjouant les oppositions qu’il établit, il constitue pour le lecteur une véritable initiation

pédagogique à la pensée dialectique. (3)

Ne perdons pas de vue, enfin, que la dialectique, art du dialogue, s’est

développée dans le cadre de la pratique politique propre à la cité grecque : la pédagogie

de la dialectique ne vaut que si elle ouvre la scène au débat public. Or, l’urgence est

pour Hélé Béji la reconstruction d’un humanisme nouveau, à l’horizon d’un Maghreb

décolonisé où doit se jouer une réconciliation entre Orient et Occident. Le couple jour /

nuit, justement à l’origine des termes Orient (où le soleil se lève) et Occident (où il se

couche), est donc, pour finir, à entendre au sens géopolitique (III). L’écrivain est « en

situation », dans les temps post-modernes où écrit Hélé Béji, comme dans les « temps

modernes » où écrivait Sartre : le roman fait la place au débat citoyen, en lui réservant

un espace propre : quelles sont ces « situations » romanesques ? (1). Une fois cette

scène ouverte au débat, il s’agit d’y mettre en question l’antagonisme entre Orient et

Occident : Itinéraire de Paris à Tunis, qui fait échec à la bipolarisation de la « théorie

post-coloniale », et L’Œil du jour, qui articule modernité et tradition, proposent chacun

une voie vers le dépassement de cet antagonisme (2). Enfin, nous nous demanderons

comment Hélé Béji se lance « à la recherche de l’humanisme perdu » : celui des

Lumières, désormais crépusculaire en Europe, et dont, avant les essais, les romans

portent déjà l’espoir qu’il pourra se relever grâce à « la révolution par les humbles » (3)

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I. Le jour et la nuit : un diptyque romanesque en forme d’équinoxe

Invitée, avec d’autres écrivains francophones, à raconter son « enfance outre-

mer », Hélé Béji construit son récit sur une opposition entre le souvenir de ses nuits,

invariablement occupées par le même rêve d’envol, et celui de ses journées, occupées à

jouer avec son chat :

« [Le jour] je suivais les chats de gouttière, et la nuit, je migrais au ciel avec le peuple

des airs ! »1

C’est dire l’importance qu’elle persiste à donner, dans son écriture littéraire, au couple

formé par les pôles du jour et de la nuit - entendus d’abord ici au sens littéral. C’était

déjà en effet l’opposition clef qui sous-tendait ses deux romans, consacrés au jour pour

le premier, à la nuit pour le second : dans quelle mesure, L’Œil du jour et Itinéraire de

Paris à Tunis peuvent être lus comme un diptyque romanesque ?

1. Le temps romanesque

Le temps, simple cadre à première vue, est en fait un véritable objet, voire le

centre de la réflexion romanesque de Hélé Béji.

a/ Un cadre temporel : les indices de la continuité

L’Œil du jour et Itinéraire de Paris à Tunis sont les deux seules fictions2

majeures de l’œuvre de Hélé Béji. Il se trouve que ces deux ouvrages, même séparés par

sept ans d’écart, sont également consécutifs, du point de vue de l’ordre de publication :

1 Hélé Béji, « La robe blanche à petits pois », op.cit., p.17 Ce récit léger et volontairement naïf nous semble, du point de vue de la qualité littéraire, de moindre envergure par rapport aux romans. Parce qu’il file et explicite un certain nombre de motifs déjà mis en place dans ces derniers, il nous servira néanmoins de référence ponctuelle. 2 Dans la mesure où l’auteur y transpose sa propre vie, revendiquant que lieux et personnages sont réels, peut-être faudrait-il d’ailleurs parler plutôt d’ « autofiction », d’après la formule de Serge Doubrovsky. Il y aurait certainement beaucoup à dire sur cette question, qu’il n’est néanmoins pas notre sujet de traiter ici : nous nous contenterons donc, par commodité, du simple terme « roman ».

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à l’exception du premier, Désenchantement national (1982), publié avant L’Œil du jour

(1985), tous les essais sont en effet postérieurs à la publication d’Itinéraire de Paris à

Tunis (1992) ; à ce jour, les deux romans constituent ainsi un îlot littéraire au sein de

l’œuvre de l’auteur. Cette continuité de fait dans la chronologie de la publication

resterait anecdotique si elle ne venait confirmer une continuité dans la chronologie

interne des romans.

En effet, L’Œil du jour, qui s’inscrit entre le lever et le coucher du soleil (et de la

narratrice), est le parcours de la dernière journée passée dans la maison de la grand-

mère, au cœur de la médina tunisoise, avant le retour à Paris ; entre ces deux extrémités,

un certain nombre de marqueurs temporels viennent ponctuellement signaler le

déroulement des heures3. A considérer le roman en soi et pour soi, on ne peut que

constater sa triple unité classique : l’unité de temps (une journée), mais aussi l’unité de

lieu (la maison) et même l’unité d’action (si tant est que s’adonner à l’observation, la

réminiscence et la rêverie est une action – ce qui sera à nuancer). On pourrait aussi

observer qu’il ne trace pas seulement un parcours, mais également un cycle, une

boucle : le début et la fin se rejoignent, dans la mesure où le roman commence et

s’achève dans la chambre de la narratrice - ce que semble confirmer le retour, à la fin du

roman, de la figure inaugurale de Boutellis4. Sans pour autant invalider radicalement

cette hypothèse, il faut se garder de lire le roman comme un tout clos sur lui-même, bien

circonscrit : ne faut-il pas tâcher, nous dit Hélé Béji « de ne pas l’emprisonner dans sa

fin, […] s’achever sans l’idée de commencement »5 ? A « emprisonner » L’Œil du jour

« dans sa fin », on risque en effet d’en fermer le sens et de manquer l’intérêt crucial de

l’issue du roman, qui est justement une sortie, une échappée. Au moment où elle

3 Entre le premier (chap. I, p.5 : « je devine la frontière du matin ») et le dernier chapitre (chap. XVI, p.187 : « la maison, que la nuit avait plongée dans une magnificence encore plus profonde, etc. »), sont déclinés par exemple l’après-midi (chap.VII, p.88 : « l’après-midi survient avec son faste contemplatif ») ou le soir (chap. XII, p.127 « je savourais le soir »). Le temps du roman s’inscrit donc « du lever jusqu’au coucher » (chap. XIV, p.154). 4 Boutellis est, dans la croyance populaire tunisienne, un personnage figurant ce qu’on appelle en science la « paralysie hypnopompique » - et non « hypnagogique », comme le dit la narratrice chap. I, p.10 - caractérisée par un état mental de veille et une atonie musculaire au moment du réveil. La narratrice fait appel à la mémoire textuelle du lecteur en faisant intervenir cette figure deux fois : glissant sa main sous l’oreiller pour y trouver les objets qu’y a laissés la grand-mère afin de conjurer le monstre (chap. XVI, p.189), la narratrice, avant de s’endormir, les énumère dans un inventaire (« la main de Fatma, les ciseaux, la clé, le médaillon coranique, etc. ») ; ce sont, terme à terme, les éléments énumérés par un premier inventaire, dressé au début du roman (« un objet en métal, n’importe quoi, des ciseaux, une clé, une main de Fatma, une pièce d’argent gravée de quelques versets, etc. » chap. I, p.10). 5 Chap. XIV, p.149 : il s’agit ici du jour finissant, dont la grand-mère cherche à conjurer la fin en évoquant le lendemain.

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s’apprête à s’endormir, la narratrice se « laiss[e] transporter […] sur le tapis magique du

retour »6 - ce sont là les derniers mots du roman. C’est bien sûr d’un retour imaginé, et

non « réel », qu’il s’agit, derrière le motif de l’envol en tapis volant7 : la narratrice

anticipe, en quelque sorte, le trajet vers Paris qu’elle est censée faire le lendemain, elle

fait son « itinéraire (mental) de Tunis à Paris »8, elle s’y téléporte déjà par la voie de la

rêverie - qui est le rêve de l’état vigile.

Or, l’incipit d’Itinéraire de Paris à Tunis reprend exactement au même point la

situation de la narratrice rêvant, dans son lit, « au beau milieu de la nuit » (chap. XII,

p.109), d’un envol au-dessus de la ville – et même s’il n’est plus question du tapis

magique :

« Je cligne les paupières dans une clarté d’apesanteur. Quelle incroyable élévation ?

Quel déliement ? Les yeux pâmés, un souffle me soulève. Ne me suis-je pas sentie

emportée dans les airs ? Est-il donc possible ?

Une nue sombre dans la vastitude des vents, et, sous l’oscillante ampleur du ciel, dans

un frisson d’essor, je m’élève doucement au-dessus de la véranda, sur un belvédère en

surplomb des collines, comme une note d’oiseau […]. Je bats l’air de mes bras avec

une libre lenteur, concentrant ma pensée sur mon énergie mystérieuse volant dans

l’étendue. Avoir goûté le bercement d’une ascension dans le vide […] !

« Ca y est, je vole ! » me dis-je avec une illumination déliée de la physique du

monde » (chap. I, p.9-10).

Cette euphorie onirique est bientôt interrompue par une chute brutale9, qui provoque le

6 Chap. XVI, p.194 7 Le tapis volant, issu de la mythologie perse et arabe, a été popularisé par les contes des Mille et une nuits. 8 Tout comme l’« itinéraire de Paris à Tunis » (au titre trompeur, on y reviendra) est un trajet mental, mais en sens inverse : c’est en ce sens métaphorique qu’on peut entendre le constat final de la narratrice : « certes, j’avais cru me voir voler dans les airs, mais ce n’était qu’un rêve. » (Itinéraire de Paris à Tunis, chap. XII, p.119) 9 Cette bascule est fort bien mimée par le mouvement même de la période phrastique : l’ascension est décrite à la faveur d’une immense protase (« mais à peine ai-je éprouvé le bercement d’une ascension […], à peine me suis-je séparée de la terre, à peine ai-je touché à cette joyeuse hauteur […], à peine les lignes du paysage m’offrent-elles cette simplicité, etc. ») et la brève apodose longtemps retardée marque une rupture brutale (« […] qu’imperceptiblement j’ai senti mes membres s’alourdir »). Hélé Béji montre ici sa maîtrise de la technique de l’aptum, qui renvoie, dans la rhétorique antique, à la convenance du style au sujet. Notons que la chute est d’autant plus inattendue, à la première lecture, que rien ne signale, a priori, qu’il s’agit là d’un récit de rêve, car le début in medias res et l’usage du présent brouillent à dessein la situation initiale. L’écriture consciente d’un état d’inconscience est évidemment paradoxale, et Barthes a constaté le « scandale grammatical » de l’épisode : « dire ‘je dors’ est en effet, à la lettre, aussi impossible que dire ‘je suis mort’ ».

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réveil de la narratrice, et son insomnie ; c’est pendant cette nuit d’insomnie, et avant la

nouvelle aube, que s’écrit tout le roman.

Le rêve qui ouvre le deuxième roman est en fait l’aboutissement de la rêverie finale du

premier roman, rêverie préparatoire comme l’explique d’ailleurs plus loin la narratrice :

« Pourtant, comme il était bon autrefois, quand on était petit, de ne pas dormir, de

s’empêcher même de dormir, et de fermer les yeux pour penser. On préméditait le rêve

de voler, par une simple convocation de paupières closes ». (chap.VI, p.50)

Cette « préméditation » était déjà en germe dans le premier roman :

« Progressivement dépouillé de ses scories, le jour qui s’achève peut rejoindre la

qualité sans pesanteur du sommeil avec […] légèreté » (chap. XVI, p. 178)

Aussi peut-on prétendre lire Itinéraire de Paris à Tunis comme la suite de L’Œil

du jour - bien qu’il soit aussi, à l’instar de ce dernier, un tout envisageable en soi et pour

soi, organisé aussi autour de la règle classique des trois unités, et bien qu’il puisse être

compris sans avoir lu le premier. Bien sûr, il faut avoir l’honnêteté de tenir compte,

d’un texte à l’autre, des décrochages : des plus visibles - le changement d’espace (le lit

n’est plus le même, puisque celui-ci n’est plus dans la médina de Tunis, mais désormais

véritablement à Paris, la réalité ayant rattrapé l’imaginaire) – aux plus infimes - le

changement de saison (c’est la fin de l’été dans L’Œil du jour alors que le printemps

commence dans Itinéraire de Paris à Tunis10). Il faut surtout admettre, contre-argument

sans appel, que les deux romans donnent une version différente du programme de la

narratrice : L’Œil du jour décrit une soirée passée à la maison (puisqu’elle a décliné

l’invitation à dîner au restaurant), tandis qu’Itinéraire de Paris à Tunis, qui procède

d’une écriture analeptique, revient justement, avec remords, sur la soirée de la veille,

passée à une réception culturelle mondaine. Cette discordance indique de toute façon

qu’il ne peut s’agir d’une véritable suite. Mais cela n’empêche pas du tout de maintenir,

au niveau métaphorique, le postulat d’une continuité travaillée par l’auteur11.

Roland Barthes, Le Bruissement de la langue, cité par Annelise Schulte Nordholt, Le moi créateur dans A la recherche du temps perdu, Paris : L’Harmattan, 2002, p.73 10 On se reportera, respectivement, au chap. XI, p.105 et au chap. IX, p.105 11 Le travail de jointure se fait entre le premier excipit et le deuxième incipit, que l’auteur ait, dès le premier roman, prévu de concevoir un diptyque, ou que l’idée soit apparue au moment d’écrire le deuxième roman, alors élaboré comme complémentaire. Du point de vue du lecteur, qui considère l’ensemble achevé, cela ne fait pas de différence – à moins de se placer dans une perspective critique génétique littéraire (ou étude de l’œuvre dans son processus d’élaboration), qui n’est pas la démarche ici adoptée.

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L’Itinéraire de Paris à Tunis commence bien là où s’achève L’Œil du jour :

dans un lit, qui devient par excellence l’espace de création de l’imaginaire romanesque,

son « noyau générateur », sa « cellule embryonnaire »12. Cette journée et cette nuit

(quasi) successives forment une suite serrée, et les deux romans, un diptyque. Si

toutefois l’ensemble d’indices avait échappé au lecteur pressé, ou si une preuve externe

était nécessaire au lecteur sceptique, « La robe blanche à petits pois » vient

rétrospectivement le signaler. En rejouant la scène dans les mêmes termes - de la rêverie

au coucher, poursuivie par le rêve d’envol, à la chute du réveil - ce petit récit mentionné

plus haut explicite en effet la continuité entre la fin de L’Œil du jour et le début de

d’Itinéraire de Paris à Tunis :

« C’était l’époque où je faisais le plus beau rêve de ma vie : la nuit, je rêvais que je

volais, que je me transportais dans les airs avec une merveilleuse assurance. C’était

l’extase ! En fermant les yeux avant de m’endormir, je me concentrais sur ce moment

ineffable où je m’élèverais dans le ciel sans effort, sans pesanteur, sans matière. […]

Pour que ce miracle ait lieu, il fallait que je ne rate pas le premier moment du

sommeil, celui où je m’accrochais à l’air en lançant sous mes paupières un signal qui

passait du bord de ma conscience à moitié endormie jusqu’au fond irisé où se

dessinent les images du songe. Je sentais alors, grâce à cette concentration, les

premiers effets de ma lévitation, une métamorphose où ma chemise de nuit se gonflait

comme les étages vaporeux du monde, les bras ouverts, sous d’invisibles ailes, avec

une lenteur voluptueuse.

Il y a bien longtemps que je ne suis plus capable de susciter ce rêve délicieux, qui s’est

dissipé avec le réalisme de l’âge. J’ai perdu le secret de ce charme irréel, de ce déclic

onirique où je volais grâce à la simple pression de mon sommeil. Une ou deux fois

cependant, comme une pâle réminiscence éteinte de ce qu’il était, ce rêve m’est

revenu. Mais je parvenais à peine à m’arracher du sol que j’y retombais avec les

mouvements désespérés de mes bras et de mes jambes, qui finissaient par me réveiller

en sursaut. […] Autrefois, j’avais le don de tourner mon esprit endormi vers

l’hallucination désirée, en forçant mon inconscient à déployer son grand voile

d’apesanteur. Mais maintenant ma volonté, cette faculté autrefois féérique, ne

12 Gérard Genette, Figures III, cité par Annelise Schulte Nordholt, Le moi créateur dans A la recherche du temps perdu, Paris : L’Harmattan, 2002, p.81 Proust, et d’autres, l’ont bien compris : le lit est, dans la vie humaine, l’espace où tout se joue, de la naissance à la mort en passant par le sommeil, la sexualité ou la lecture.

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commande plus au courant du songe. »13

Voilà qui comble, entre les deux romans, un hiatus, que matérialisent, dans les

faits, sept années de silence et, sur le papier, le blanc typographique. « Tout dans

l’écriture d’Hélé Béji vise à tisser des liens qui assurent une continuité » : ce qui vaut à

l’échelle microstructurale pour Denise Brahimi14 vaut aussi à l’échelle macrostructurale

du lien entre les deux romans, bien que la chronologie ne soit pas rigoureuse. L’unité de

temps, existe bien : c’est celle de la durée de vingt-quatre heures, jour et nuit comprises,

soit un nycthémère. Même s’ils ne sont jamais donnés pour tels, ni par l’auteur, ni par la

critique, L’Œil du jour et Itinéraire de Paris à Tunis, articulés autour du jour et de la

nuit, semblent bien être les deux volets d’un même projet romanesque, sinon d’un

véritable exercice de style à la manière de Paul Valéry15.

b/ Le temps comme objet du récit

Mais il faut aller plus loin : simple cadre pour un texte de type narratif comme

« La robe blanche à petits pois », le temps, ainsi structuré autour de l’alternance entre

jour et nuit, semble constituer un véritable objet dans les deux romans, d’où la narration

est évacuée.

Certes, l’œuvre littéraire de Hélé Béji, « de type réaliste »16, est d’une facture

romanesque somme toute classique17. Il faut sans doute voir là un trait tendanciel de la

littérature maghrébine d’expression française postmoderne, explique Charles Bonn ; 13 Hélé Béji, op.cit., p.12-14 14 Denise Brahimi, commente en fait ici le « flux continu » de l’écriture de L’Œil du jour (c’est en effet moins vrai de l’écriture d’Itinéraire de Paris à Tunis). Elle laisse au lecteur le soin de vérifier la validité de sa pertinente hypothèse à tous les niveaux du roman, sans pouvoir les évoquer tous (par exemple le travail de la transition d’un chapitre à l’autre, que Hélé Béji ménage toujours, à la manière des liaisons scéniques théâtrales). Si elle ouvre à l’hypothèse d’une « écriture féminine », qu’on pourrait croire plus conforme à la « tendance dite « naturelle » de l’écriture à tisser des liens » (la théorie freudienne de l’écriture comme tresse), donc plus conforme à « la pulsion originelle », Denise Brahimi signale aussitôt le risque d’une telle interprétation. Denise Brahimi, Appareillages : dix études comparatistes sur la littérature des hommes et des femmes dans le monde arabe et aux Antilles, Paris : DeuxTemps Tierce, 1991, p.82 15 Dans son poème en prose inachevé, Alphabet, Valéry se fixe la double contrainte d’écrire vingt-quatre petits textes, correspondant chacun à la fois à une heure de la journée et à une lettre de l’alphabet (le K et le W sont exceptés). Paul Valéry, Alphabet, Paris : Livre de Poche, 1999 16 Jean Dejeux, « La littérature féminine de langue française au Maghreb », in Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 10, 1° semestre 1990. 17 Hélé Béji est « la femme d’un pas en arrière, en l’occurrence vers les temps classiques », dit E. Martineau, sur la quatrième de couverture d’Itinéraire de Paris à Tunis.

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observant l’évolution de cette littérature, il constate en effet, depuis les années quatre-

vingt, ce qu’il appelle un « retour du référent » :

« L’attention est moins portée au signifiant comme emblème de la rupture que

pratique le groupe avec la norme esthétique antérieure. […] le signifié ne fonctionnant

plus comme emblème de rupture redevient transparent, en même temps qu’on assiste à

ce que j’appelais il y a longtemps déjà [dans mon Anthologie de la littérature

algérienne, Paris, Le Livre de poche, 1990] un « retour du référent ». Le signifié dès

lors reprend une grande part de l’importance qu’il avait perdue au profit du signifiant,

dans la création des années 70. »18

« Retour » de l’attention au réel, car il y a là un renouement avec le « sage classicisme

des premiers romans maghrébins », « nourris de la tradition réaliste française », comme

l’explique, entre autres raisons, Jacques Noiray. La peinture du milieu familial19,

notamment, telle qu’elle est exposée dans L’Œil du jour, et la critique sociale (ou

chronique mondaine), telle qu’elle s’exerce dans la satire d’Itinéraire de Paris à Tunis,

participent de ce réalisme romanesque.

Cependant, et sans prétendre que Hélé Béji pratique l’exhibition du signe

caractéristique de l’esthétique moderne de la rupture, il ne faut pas l’assimiler sans

réserve au roman dit classique, dont elle refuse certains codes20. Elle s’inscrit en effet

dans la voie ouverte par Proust - à qui on l’a d’ailleurs souvent comparée et dont elle

revendique elle-même l’influence21 - de ce que Michel Raimond appelle la

18 Charles Bonn, « Migration et parole littéraire déplacée entre France et Maghreb » (texte en cours de publication, modifié à partir de l’intervention « Ecrire l'autre rive, écrire de l'autre rive, habiter la rive sauvage de l'écriture, ou l'écriture et la migration », European literature of Migration, Université de Copenhague, 8-10 novembre 2007) 19 « Dans ce tableau critique des réalités sociales du Maghreb, la famille occupe une place essentielle. Fondement de la société musulmane traditionnelle, la cellule familiale […] l’univers familial est largement représenté dans le roman, avec son décor, la maison-forteresse ou labyrinthe, plus vaste et plus peuplée, plus close aussi que la maison européenne, même à la campagne ou dans les quartiers pauvres des villes ; avec ses personnages […], grands-parents […], tantes […]» Jacques Noiray, Littératures francophones, I. Le Maghreb, Paris : Belin, 1996, p.46 20 Cette combinaison de classicisme et de modernité dans la forme romanesque même serait, selon Tahar Bekri, propre à la littérature tunisienne : « Plus qu’un thème de création, la problématique tradition / modernité constitue un souci esthétique et formel qui semble caractériser la littérature tunisienne par rapport aux deux autres du Maghreb ». Tahar Bekri, Littérature de Tunisie et du Maghreb, Paris : L’Harmattan, 1994, p.28 21 Citons pour seul exemple le personnel de L’Œil du jour, étonnamment similaire à celui d’A la recherche du temps perdu, tel que l’énumère André Maurois : « au centre une maison […], celle de Combray qu’habitent sa grand’mère […] sa tante Léonie (personnage d’un comique intime et puissant), la servante Françoise (portrait sublime), […] un voisin, monsieur Swann» : on retrouve là la grand-mère, la grand-tante « Apache », la « négresse d’Olympia » et le voisin Slaymane. André Maurois, préface d’A la recherche du temps perdu, op.cit., p. XV

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« métamorphose du genre romanesque ». Ce qui nous intéresse ici, c’est le traitement du

temps, qui devient avec Proust l’objet du récit ; voici comment Raimond décrit la

« radicale nouveauté de son entreprise » :

« Délaissant la sacro-sainte intrigue, […] il faisait un sort à tout ce que les romanciers

jusque-là étaient tentés de négliger, occupés qu’ils étaient de développer les

circonstances fictives d’un conflit et d’acheminer le lecteur vers le dénouement.

[…] Il ne s’agit pas d’une totale révolution romanesque, d’un bouleversement

complet, mais plutôt d’un déplacement d’accent et d’un glissement d’intérêt : le

lecteur de Proust est conduit à porter moins d’attention à une intrigue qu’au « monde

même » ; et celui-ci n’est plus un décor posé par le romancier pour servir de cadre à

l’histoire qu’il raconte, il vient au premier plan et c’est l’action qui est, pour ainsi

parler, rejetée à la périphérie […]. » 22

Il y a donc, en quelque sorte, un passage du principe de diegesis – le fait de raconter les

choses – au principe de mimesis – le fait de montrer les choses. Le « faste

contemplatif »23 donne lieu à une description hypertrophiée, qui remplace l’action24, et

au hasard des impressions-digressions, qui se substitue à l’ordonnance de la narration.

Il faut remarquer que, de ce point de vue, Itinéraire de Paris à Tunis, où tout

s’écrit à la faveur d’une « narration ultérieure », va bien plus loin que le premier roman,

où tout s’écrit à la faveur d’une « narration simultanée »25. En effet, à l’exception de

rares analepses (le souvenir de l’arrivée à Tunis au début du séjour (chapitre V) ainsi

qu’un ou deux souvenirs d’enfance26), à l’exception plus notable de quelques prolepses

22 Michel Raimond, Le roman, Paris : Armand Colin, 2000 (1987), p.77 23 L’Œil du jour, chap. VII, p.88 24 Que l’on pense, pour ne citer qu’un exemple, à la longue description détaillée des meubles et bibelots du séjour, dans L’Œil du jour (chap. VII, p.84 sq.) ou à celle de la poussière tunisoise, dans Itinéraire de Paris à Tunis (chap. VII, p.57 sq.) 25 Cette distinction est utile, bien que le terme « narration », employé par Jouve, soit en l’occurrence presque inadéquat - il n’y a plus de récit qu’a minima dans le premier roman, et plus du tout dans le deuxième, comme on va le voir. Vincent Jouve, La poétique du roman, Paris : Armand Colin, 2001, p.36 A ce propos, on signale ici qu’en l’absence d’autre terme aussi commode et plus adéquat, nous continuerons à désigner l’énonciatrice par le terme « narratrice ». Vincent Jouve, La poétique du roman, Paris : Armand Colin, 2001, p.36 26 « nous nous installions petits pour jouer, dormir, dessiner, aussi éloignés de tout que lorsque nous nous cachions dans les grosses branches de figuier, derrière ses larges feuilles râpeuses » (chap. VI, p.73) Ces notations, très brèves et ponctuelles, ne permettent en aucun cas d’établir qu’il s’agisse d’ « un récit autobiographique de son enfance passée à Tunis auprès de sa grand-mère », d’un « flash-back, un retour à l’enfance », comme le dit Linda Béji : faire de la narratrice une « petite fille », au sens propre, alors qu’elle est adulte, indépendamment de son ascendance, semble un contresens de lecture – à moins de le faire au sens métaphorique, comme Denise Brahimi, qui souligne la valeur affective de la mise en scène

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– puisque la narratrice envisage son retour, le lendemain27 -, L’Œil du jour suit un

déroulement chronologique, rythmé par le passage des heures. Or, si, selon Todorov28,

les deux principes de base du récit sont la transformation et la consécution, alors, le

roman est encore, a minima, un récit, dans la mesure où ces deux principes se trouvent

confondus dans la structure du passage temporel, qui ponctue des micro-événements (la

visite de Slaymane au chapitre II, la composition du menu au chapitre VII ou la prière

de la grand-mère au chapitre XVI). En revanche, aucun fil narratif n’est plus repérable

dans Itinéraire de Paris à Tunis : après le rêve initial (raconté, comme L’Œil du jour,

« simultanément »), la narratrice revient en arrière, sur la soirée de la veille (comme

l’autre roman se projetait vers « demain », celui-ci, symétriquement, renvoie à « hier »),

puis plus loin dans le temps, sur les souvenirs d’enfance29.

Or, Hélé Béji explique bien le mécanisme de délitement qui caractérise la

transformation de l’expérience directe en souvenir :

« Ce matin, je crois capter comme un rayonnement, une vie de la maison, la lumière

quotidienne, que sais-je encore, mais quelle sorte d’impressions émaciées il m’en

restera demain, désincarnées jusqu’à l’absence […] Et elles atteignent un second degré

de profondeur, se décomposent en quelques souvenirs détachés les uns des autres.

Elles perdent de leur densité, elles se désertifient […] Ou alors elles se désagrègent

dans mon esprit, comme une comète qui pénètre accidentellement dans l’atmosphère,

brûle et se fond dans l’immensité nocturne. »30

On aura noté l’insistance sur l’isotopie contrastée du jour et de la nuit : la clarté de

l’impression diurne s’oppose à l’obscurité du souvenir.

Là où on observait, avec Denise Brahimi, une forte continuité interne dans l’écriture du

premier roman, l’élargissement du champ temporel va de pair, dans le second, avec une

écriture plus désordonnée ; Itinéraire de Paris à Tunis n’est, du propre aveu de la du rapport entre les deux femmes : « une petite-fille réfugiée dans les amples jupes de sa grand-mère, etc. ». Béji L., op.cit., p.2 et p.20 Denise Brahimi, op.cit., p.83 27 Notamment au début du chapitre IV 28 Tzvetan Todorov, Poétique de la prose, Paris : Seuil, 1971 29 L’exemple le plus éloquent est peut-être la longue mise en scène du marchand de cacahuètes sur la plage tunisoise, autour duquel se pressent des enfants ; le glissement, presque incident, de la troisième personne – « ils » - à la première personne du pluriel – « nous » - implique que la narratrice fait, en fait, partie de ces enfants qu’elle décrit ; ce type de subtilité énonciative permet d’accéder au souvenir personnel en évitant tout de pathos. 30 Je souligne. L’Œil du jour, chap. III, p.38 ; ce passage sera développé au chapitre VIII, dans une analyse de la primauté de l’instant par rapport au souvenir.

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narratrice, qu’une compilation d’observations, de souvenirs et de réflexions faites à la

faveur de libres associations d’idées :

« Toutes mes observations, en s’additionnant, avait formé en moi comme un premier

brouillon méditatif dont j’aurais espéré, un jour, pouvoir tirer certaine

connaissance »31.

Ou encore, plus loin :

« Certes ! me disais-je en continuant à moudre en vrac les grains pointus et friables de

mes songeries nocturnes, comme une meunière qui a hâte de voir revenir, de chez le

boulanger, sa farine levée en pâte, cuite au four en une merveilleuse miche de pain,

blanche et tiède sous sa croûte un peu roussie, où l’on meurt d’impatience de mordre à

belles dents »32.

Il y a donc une gradation du brouillage narratif d’un roman à l’autre. Sans pouvoir

techniquement la qualifier de véritable « monologue intérieur », l’énonciation, focalisée

par le « je » narrateur, ressortit de l’esthétique du stream of consciousness. Même si

L’Œil du jour peut faire penser à Mrs Dalloway33, modèle du genre, où Virginia Woolf

donne accès aux pensées intimes de son héroïne pendant une journée d’été londonienne,

c’est Itinéraire de Paris à Tunis qui va plus loin dans cette voie (ne peut-on voir,

d’ailleurs, dans ces « songeries nocturnes » de la narratrice insomniaque, un clin d’œil à

Joyce, qui restituait, à la fin d’Ulysse, le flux de conscience de Mrs Bloom, étendue sur

son lit et cherchant le sommeil ?34) :

« C’est le déroulement des souvenirs, des projets, des perceptions qui livrent en

quelque sorte du temps à l’état pur, du temps en train de glisser, comme glissent les

mots, les images et les phrases. »35.

« Temps à l’état pur », et finalement suspendu, si l’on en croit l’issue

d’Itinéraire de Paris à Tunis : la mention finale du son de la cloche de l’église, qu’on

entendait à l’ouverture du roman semble, certes, dénoter une structure circulaire,

identique à celle observée plus haut dans le premier roman ; mais cette reprise se fait au

détour d’une question36 et la modalité interrogative gouverne l’ensemble du dernier

31 Ibid., chap. XI, p.104-105 32 Ibid., chap. XII, p.119 33 Virginia Woolf, Mrs Dalloway, Paris : Gallimard, 1981 (1925) 34 James Joyce, Ulysse, Paris : Gallimard, 2004 (1922) 35 Michel Raimond, Op. cit., p.150 36 « Et bien ? N’est-ce pas la cloche de l’église que je viens d’entendre sonner ? » (chap. XII, p.119-120).

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paragraphe, le texte s’achevant – ou plutôt, « s’inachevant » - ainsi sur un point

d’interrogation : l’œuvre reste ainsi « ouverte », pour reprendre le mot d’Umberto Eco.

c/ « Qu’est-ce que le temps ? » : réponse romanesque à une question

philosophique

Il n’est pas anodin que le diptyque s’achève sur le son de la cloche, symbole de

la mesure du temps, s’il en est ; ce rappel du « temps des horloges », objectif, vient

interrompre le cours du « temps humain » 37, subjectif : celui de la rêverie. On espère

avoir déjà montré que le temps, plus qu’un simple cadre du roman, en devenait l’objet :

on peut même avancer qu’il est le centre de la réflexion de Hélé Béji, qui offre dans ses

deux romans une véritable « méditation sur le temps »38.

Comme Désert, de Le Clézio39, le diptyque fonctionne sur une mise en regard de

deux visions du temps : le temps cyclique et lent du monde musulman, d’une part, qui

suit le cours naturel de la course du soleil et le rythme religieux (l’appel à la prière est

mentionné, celle de l’après-midi – al asr - la première fois, chap. VII, p.92 – et celle du

soir – al maghrib - chap. XV, p.161) ; le temps conventionnel qui régit le monde

occidental est, d’autre part significativement introduit dès la troisième page d’Itinéraire

de Paris à Tunis (chap. I, p.11) et repris dans l’excipit40 : c’est bien la cloche de l’église

de Sceaux (symbole symétrique de la mosquée du premier roman, mais ici vidé de toute

dimension spirituelle) qui sonne trois heures, sorte de rappel à l’ordre de l’onirisme du

37 Ces expressions sont, respectivement, de Michel Raimond et Georges Poulet. Michel Raimond, Op. cit., p.149 Georges Poulet, Etudes sur le temps humain – Tome I, Paris : Pocket, 2006 (1949) 38 C’est ainsi que Hélé Béji qualifie Nûba, spectacle chantant et dansant réalisé par Fadhel Jaziri et produit au début des années 1990 en Tunisie, sur lequel elle s’appuie dans son bel essai, L’Art contre la culture, pour exposer sa conception de l’art ; cet essai, qu’on peut presque lire comme le manifeste de sa propre esthétique romanesque, donne en tous cas des clefs de lecture de son œuvre. C’est en ce sens, et bien qu’il relie toujours la question de l’art, justement, à la question de la politique, un hapax dans la série des essais politiques et sociaux de l’auteur. Hélé Béji, L’Art contre la culture, Paris : Intersignes, 1994, p.59 39 Ce roman fonctionne aussi sur un diptyque, avec l’alternance de la vie des hommes bleus du désert et l’exil de Lalla à Marseille. Jean-Marie Gustave Le Clézio, Désert, Paris : Gallimard, 1980, cité par Vincent Jouve., op.cit., p.37-38 40 L’heure finale n’étant pas mentionnée, le lecteur n’a aucune idée du temps qui s’est « réellement » écoulé depuis le début du roman : il est peut-être infime, s’il est toujours trois heures, le temps du récit (et de la lecture) débordant largement celui de l’histoire (« TR = n ; TH=O », formule de la pause, comme le rappelle Vincent Jouve) ; il est peut-être bien plus long, si l’heure que la cloche que la narratrice « vien[t] d’entendre sonner » marque une autre heure. Vincent Jouve., op. cit., p.37

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temps intérieur, que rend propice la nuit.

« Qu’est-ce que le temps ? », demande la narratrice de L’Œil du jour41 : l’allégorie du

Temps, qui surgit dans Itinéraire de Paris à Tunis42, la récurrence des passages réflexifs

consacrés au concept de temporalité, tout cela accrédite l’idée que Hélé Béji tente, à

cette « question de nature philosophique, [d’]apporter une « ‘solution’ poétique »,

romanesque », comme le dit Annelise Schulte Nordholt parlant de Proust43. Un chapitre

entier est en effet consacré à la relativité de la perception du temps, dans L’Œil du jour,

à partir de la mise en scène de la grand-mère, déçue de se rendre compte de

l’imminence du départ de sa petite-fille, après un séjour qui a certes duré « de longues

semaines », mais dont elle garde un sentiment de « fugacité » :

« Mon départ lui était aussi immédiat que mon arrivée, comme un cliché instantané de

photo où l’on prendrait quelqu’un de face, mais qui sur l’image un peu humide que

l’on tire de l’appareil, apparaîtrait de dos. Extraordinaire ! nous sommes déjà la veille

de demain, alors que c’est hier seulement que tu as poussé la porte de la maison ! Et

demain, elle se retournera sur aujourd’hui » (chap. IV, p.45)

Ces pages sont parmi les plus réussies du roman, car la narratrice y livre une magnifique

orchestration d’images, de discours - direct, indirect et indirect libre - et un ballet

d’adverbes de temps ; elles sont aussi l’occasion d’illustrer avec brio l’art de la

dialectique (nous y reviendrons), puisque la perspective du départ, qui a semblé réduire

le temps à peau de chagrin, se renverse bientôt avec la perspective du retour :

« Mais, tout en philosophant sur mon passage fantomatique à la maison, car elle ne

démordait pas de la certitude que je repartais quasiment le jour de mon arrivée, alors

que je n’avais pas quitté la maison pendant plus d’un mois, faisant comme la lumière

qui franchit en une seconde la trajectoire d’un espace démesuré, elle abordait

imperceptiblement le thème de mon retour.

[…] Par l’opération magique d’un calendrier […], elle finissait, surprise et ravie, par

affirmer que finalement c’était court, qu’on y était presque, qu’il ne fallait qu’un peu

de patience, et tout serait alors comme si je n’étais jamais repartie.

[…] Le temps prochain de la longue séparation était contaminé lui aussi par une

chimie qui en dissolvait la lenteur, et mon départ devenait à son tour une trace fugace

41 Chap. IV, p.43 42 « Soudain, ce fut le Temps qui fit son apparition, et se présenta à moi » (chap. IV, p.36) 43 Annelise Schulte Nordholt., op.cit.,, p.47

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de passé, faisant place nette à un futur qui surgissait dans le vestibule immédiat du

retour.

[Ces mots], dans la bouche de ma grand-mère, étaient des preuves tangibles de

l’irréalité de mon départ, ou plutôt de son annulation par la toute-puissante apparition

de son contraire, mon retour. » (chap. IV, p.45-46)

Le temps, chez Hélé Béji, est ainsi un temps à géométrie variable, et la

confrontation des deux volets de son diptyque permet de donner, « en philosophant »

(chap. IV, p.45), la réponse romanesque à la question qu’elle posera, par ailleurs, dans

ses écrits44. L’Œil du jour, le volet diurne de la question, travaille autour de la

conscience du présent (l’instant) et du futur (le projet), tandis qu’Itinéraire de Paris à

Tunis, volet nocturne du diptyque, interroge le passé (le souvenir).

2. Le tableau et le nocturne : l’exploitation picturale et musicale

des potentialités esthétiques du jour et de la nuit

L’analyse du couple jour / nuit révèle ainsi de multiples prises à l’étude de

l’économie romanesque. Mais ce cadre, ainsi posé, offre également des potentialités

d’un autre ordre, plus sensible : il s’agira ici d’examiner la puissance esthétique du jour

et de la nuit - non plus entendus en termes de durées de temps, mais en termes de degré

de lumière - et le traitement original qu’en fait Hélé Béji.

L’Œil du jour, qui commence avec « la pleine lumière du réveil » (chap. I, p.9) est

consacré au jour, accordant la primauté au sens de la vue et aux variations de la

lumière : le premier roman adopte ainsi une esthétique résolument picturale, à quoi fait

écho la perspective musicale, plus imperceptible, d’Itinéraire de Paris à Tunis, où,

parce que « tout semble fuir et disparaître dans l’absence nocturne » (chap. V, p.41), la

narratrice est attentive à ses perceptions auditives.

44 On se reportera notamment à l’article « Temps et décolonisation ou la surtemporalité », in France-Maghreb, Paroles des deux rives, Revue des deux mondes, 2000-12, p.24-31

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a/ Le tableau du jour et l’esthétique picturale

La formule du titre - il faut commencer par là - est déjà un pacte de lecture en

soi, quoique la structure syntaxique du complément de nom la rende volontairement

équivoque. En effet, on peut faire ici au moins deux hypothèses de lecture : il peut, tout

d’abord, s’agir d’une périphrase - certes un peu précieuse, mais l’image, travaillée

jusqu’à la sophistication, est un stylème de Hélé Béji - pour dire le soleil, et relative à la

rotondité qu’il a en commun avec l’œil. Cette hypothèse fonctionne, que le génitif soit,

d’ailleurs, objectif (le jour est un œil) ou subjectif (le jour, personnifié, possède un œil).

Cette interprétation est également validée par la reprise de la formule du titre dans le

corps du roman, qui vient l’expliciter45. Enfin, dans le contexte du roman, qui s’attache

à peindre le quotidien tunisien, l’interprétation de la formule du titre en ce sens est

doublement congruente. Avec le motif de la superstition, d’une part, qui est évoqué à

plusieurs reprises46 : l’œil est en effet l’amulette permettant de se protéger du « mauvais

œil », pouvoir supposé maléfique du regard d’une personne, dans la croyance populaire

arabe. Le processus de conjuration, qui sera décliné tout au long du roman pour former

une véritable isotopie, est donc annoncé dès le titre du roman. Congruente, d’autre part,

avec la croyance, non plus populaire, mais sacrée - elle aussi représentée - puisque le

jour a, en soi, une valeur bienfaisante dans le Coran, comme le dit l’avant dernière

sourate, intitulée « L’Aurore »:

« Je cherche la protection du seigneur de l’aube

contre le mal qu’il a créé ;

contre le mal de l’obscurité lorsqu’elle s’étend ;

contre le mal de celles qui soufflent sur les nœuds ;

45 « L’aube contient les prémisses et les frémissements de l’optimisme. C’est la goutte d’eau pure qui rince l’œil du jour qui commence à s’ouvrir. » (chap. II, p.26). Plus loin : « la fenêtre promenait dans la chambre son beau regard géant » (chap. VI, p.74) ; ou encore, devant la météo, la grand-mère « fix[e] sur la carte l’apparition de la figure solaire, le signe hérissé qu’elle surnomme « l’œil du soleil » ». (chap. XIV, p.147), « l’œil magique du soleil » (chap. XIV, p.149). 46 Introduit par la figure de Boutellis, le motif de la superstition est repris, dans la bouche de la grand-mère : « Ton mauvais œil lui a coûté cher à cette infortunée qui te supporte, elle s’est cassé la jambe », dit-elle, par plaisanterie, au vieux voisin Slaymane (chap. II, p.22). Le même Slaymane s’inquiète à son tour, un peu plus loin, du « mauvais œil », dans une phrase qui multiplie les jeux de regard : « Il me regarde d’un air entendu, car je sais pourquoi. La cuisinière est là qui l’observe, et il n’aime pas son « œil ». Il écarquille furtivement les yeux pour me prévenir du danger qu’il court, tout en la surveillant du regard, attend qu’elle sorte, et me chuchote : - Elle a un œil terrible ! Un jour, j’ai fait la bêtise d’avaler un chocolat juste au moment où elle m’a regardé, le chocolat m’est resté dans la gorge, j’ai failli mourir étranglé ! » (chap. II, p.26)

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contre le mal de l’envieux, lorsqu’il porte envie » (Sourate CXIII)47.

Ainsi le jour, qui dissipe les ténèbres du cauchemar dans la scène inaugurale, ce jour

associé à la figure lumineuse de la grand-mère, apparaît comme la force tutélaire par

excellence.

Sans négliger, évidemment, cette première hypothèse de lecture, on peut en proposer

une autre qui, pour être grammaticalement moins évidente, n’en est pas moins

intéressante - ni d’ailleurs incompatible. Si l’on entend le complément de nom « du

jour » comme une locution adjectivale (comme on parle d’ordre du jour, de menu du

jour, de papillon de nuit ou de robe du soir), l’œil est celui de la narratrice. De deux

choses l’une : « l’œil du jour » pourrait, dès lors, suggérer l’idée d’un regard actuel,

contemporain, sur la société traditionnelle observée : c’est l’interprétation que fait Jean

Déjeux, pour qui « l’œil du jour est le propre regard d’Hélé Béji venu d’ailleurs, du

monde de la modernité et de la liberté personnelle assumée. »48. Il considère en effet

que le regard posé par la narratrice, biculturelle, sur sa société d’origine est un regard

distancé, donc plus clair, car c’est cette distance est, à proprement parler, éclairante :

elle rend la vision des choses plus nette, et permet une plus grande lucidité

(étymologiquement : lucidus, de lux, lucis : qui brille) ; c’est là le « privilège du regard

détaché »49, du « regard éloigné » de l’anthropologue50. Hélé Béji semble reprendre à

son compte cette idée, dans L’Œil du jour, face au douanier retrouvé à l’arrivée à Tunis:

« La chose me frappait davantage quand je rentrais de Paris, parce que mon

accoutumance s’était inconsciemment défaite dans la distance et que, replacée

soudainement devant ces étranges visages de l’apathie, je les retrouvais avec la

47 Denise Masson (traduction, sous la direction de), Le Coran, Paris : Gallimard, 2007 (1967), vol. II, p.772 48 Jean Dejeux, « La littérature féminine de langue française au Maghreb », op.cit. Il se réfère à l’article de Hélé Béji au titre « significatif » : « L’Occident intérieur », in Le Débat, nov.-déc. 1986, n°42, p.145-153 49 Elizabeth G. Mendoza et Maria Costanzo, « L’Œil du jour ou le privilège d’un regard détaché », in Etudes littéraires maghrébines, n° 18-19, 1er et 2ème semestres 1999, p.22-28 50 Pour Lévi-Strauss, la démarche anthropologique amène l’anthropologue à maintenir une position d’extériorité par rapport à l’objet de recherche, ou, selon ses mots, à avoir un « regard éloigné » sur la culture étudiée. Il étend ainsi aux domaines d’études traditionnellement réservés à l’anthropologie l’impératif de distanciation de l’ethnologue par rapport à son objet d’étude, ce en quoi il prolonge, après Marcel Mauss, l’épistémologie durkheimienne. (Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris : Plon, 1983) Hélé Béji se réclame de cette démarche, affirmant : « je suis un peu l’anthropologue de moi-même ». « Post-décolonisés », émission radiophonique Du grain à moudre, par Julie Clarini et Brice Couturier, France Culture, vendredi 2 mai 2008, 17h, URL : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/grain/fiche.php?diffusion_id=62257

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stupeur d’une première découverte » (chap. V, p.52)51

Cependant, et c’est pourquoi cette deuxième analyse du titre nous intéresse ici, c’est

davantage au regard au sens propre, et non pas figuré, que nous aimerions nous

intéresser ici : si l’attention du lecteur est, dès le seuil du titre, attiré sur la notion de

regard, c’est parce que l’œil de la narratrice - son œil sensible, et non intellectuel –

implique un « don d’observation »52 qui va avoir une importance capitale dans le roman.

En quoi peut-on lire ici l’esthétique picturale ?

Dans son essai Une force qui demeure, Hélé Béji évoque son amour pour

« l’Art » qu’elle met « au sommet le plus haut sur l’échelle des valeurs qu[’elle s’était]

forgées », mentionne Rembrandt ou Delacroix, et raconte l’expérience particulière, ou

plutôt fondatrice, de la « révélation » qu’a provoqué chez elle le tableau de Vermeer La

Laitière53. Cette expérience de spectatrice habituée à fréquenter les musées alimente

déjà L’Œil du jour :

« Toutes les lignes de l’escalier partent de ce carré brillant comme d’une toile de

peinture, une de ces toiles extravagantes que l’on voit dans les expositions d’avant-

garde, dans lesquelles le peintre veut nous faire circuler en projetant le tableau hors de

son support mural, devant l’étonnement du visiteur qui enjambe les mobiles tombés de

leur spectre de toile, des rails, des fils métalliques, des charpentes en bois, des spirales,

la métamorphose des images en objets physiques soumis aux lois de la pesanteur et

non plus à l’immatérialité des signes peints, leurs doubles exorbités dans la galerie

comme des araignées hors de leur toile. Mais ce qui, dans l’expérience de ces œuvres,

m’avait paru artificiel et était resté pour moi lettre morte, ici devenait la vérité, et me

donnait une perspective et une profondeur visuelles dans lesquelles je pénétrais

grandeur nature ; c’était moi le personnage vivant du tableau » (chap. III, p.30)

Si la spectatrice « pénètre » dans le tableau, si elle en devient la figure vivante et

51 C’est ce qu’elle écrivait déjà, trois ans plus tôt : « Mais au bout de quelques années c’est l’enlisement ; le clan ou le groupe vous reprend. La saveur se perd. Vous vous sentez dans une passivité dont vous ne pouvez plus sortir. Il faut alors s’en aller, pour rendre son acuité à votre faculté d’observation qui en s’imprégnant trop longtemps s’est nivelée. Elle s’est confondue avec l’environnement, elle ne le voit plus. En partant, vous cassez cette routine, la croûte s’effondre et la réalité qu’on laisse derrière soi à nouveau se réanime. On la revoit avec des yeux lavés et on en saisit peut-être mieux les relations cachées. Avec le détachement géographique se produit une intériorisation plus forte. Ce qui n’était que social redevient spirituel, les objets lointains se transforment en signes. » Désenchantement national, Paris : François Maspero, 1982, p.76 52 Chap. V, p.57 53 Une force qui demeure, Paris : Arléa, 2007, p.63-65. Si Victor Hugo est la « force qui va », c’est la femme, dont il est question dans cet essai, qui est la « force qui demeure ».

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« grandeur nature », c’est que l’univers dans lequel elle évolue est, en soi, une œuvre

d’art, un réseau (on aura noté le jeu de mots sur « toile », qui est d’abord celle du

peintre, puis de l’araignée) très dense d’images. En effet, le milieu d’origine de Hélé

Béji, décrit dans L’Œil du jour, recèle un potentiel esthétique inhérent :

« Le côté pictural de ma tradition me « sauta aux yeux » […], elle devint une suite de

tableaux intérieurs, […] un stock de formes et de motifs »54.

La narratrice est donc avant tout spectatrice du tableau offert par cet univers. Ainsi de la

soubrette de la grand-mère, que la narratrice surnomme « la négresse d’Olympia », car

elle ressemble au personnage peint par Manet (chap. III, p.29). Ainsi, encore, de cette

maison et dont l’intérieur est observé à la dérobée :

« Le visage de la maison s’offre de profil comme un portrait de peintre, avec un relief

et une passion que la lumière n’aurait peut-être pas rendus de face. » (chap. VI, p.76)

Le monde, qui paraît une œuvre d’art en soi, donne parfois à celui qui l’observe une

impression première d’irréalité, derrière laquelle se cache la vérité de sa perfection :

« Derrière cette sensation d’illusion qui me saisit à l’instant, je sais que tout est vrai,

que les matériaux ne sont pas des ersatz, c’est un vrai ciel qui se découpe sur ma tête,

de vraies chambres sont enfouies dans leur pénombre entraperçue, le rideau jaune

tango n’est pas peint contre une fausse transparence qui suggèrerait une vitre. Et tout

ce que j’avais pris plaisir à imaginer, pour quelques secondes, comme étant de l’ordre

de l’artifice, un chatoiement optique, le modelage de la balustrade, la frise presque

irréelle de l’armoire, les créneaux de la terrasse, les vitres opaques du placard […],

tout cela que je saisissais comme trompe-l’œil parce que trop vrai, suspendu au grand

faisceau divergent du ciel, donnait à cette véracité une seconde force, une grâce à

posteriori. Un trouble de vision rectifié, un retard optique de la réalité sur l’illusion, et

on prend sa petite minute de ravissement […].

Du sentiment d’irréalité surgissait celui de perfection, comme sa figure retournée. »

(chap. II, p.27-28)

Ou encore, plus loin :

« La toile figurative se dépouille de son réalisme dans l’épure d’un point, d’une ligne,

ou d’une tache d’abstraction » (chap. III, p.39)

La narratrice prétend donc se contenter d’observer, en simple spectatrice. 54 Ibid., p.67

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Est-ce à dire que toutes les descriptions, dans le roman, se donnent systématiquement

pour des ekphrasis ? Que l’art soit dans l’objet regardé (objectif) plutôt que dans le

regard (subjectif) ? Ne soyons pas dupes de cette protestation d’humilité : même si elle

cherche à faire valoir les choses du monde, dans lesquelles « le beau existe »55, plutôt

qu’à se faire valoir, c’est bien, in fine, la narratrice qui transfigure le monde qu’elle

décrit, du moins qui doit restituer, révéler et fixer, par son œuvre, cette beauté qui lui

préexiste ; c’est donc bien dans son « œil » que se joue la dimension picturale : elle est

l’artiste-peintre, et non seulement la spectatrice56. C’est pourquoi les passages

métapoétiques de L’Œil du jour renvoient invariablement à la technique picturale,

comme en témoigne cette évocation de l’arrivée à Tunis en avion :

« Chaque fois qu’au fond de moi je retrouvais le gigantesque fond pictural dans

l’éloignement qui les sort les paysages ou les choses du rang des objets boursouflés

pour leur donner un nivellement glacé, majestueux, coulé dans la douceur de ses

motifs étales, je savais qu’après l’irréprochable sfumato du panorama côtier, et

l’impeccable vernis fixé par l’heure du crépuscule, il me fallait affronter la palette

barbouillée, écaillée, obscure, vertigineuse de la figure humaine. » (chap. V, p.57).

En recensant les tableaux du roman, on pourrait ainsi dresser une typologie des genres

picturaux auxquels s’exerce la narratrice, et qu’on pourrait regrouper en trois catégories

principales : le portrait, le tableau de genre et le paysage d’extérieur.

La description des clientes du restaurant le Neptune, « femmes mornes […] assises sous

la tonnelle, leur visages apprêtés mêlés au treillis comme des fleurs artificielles », qui

s’élargit bientôt aux nouvelles bourgeoises tunisoises en général, est un portrait collectif

d’envergure (il occupe la quasi-totalité du chapitre XII)57. Mais elle affectionne plutôt

les sujets singuliers, comme le signale la profusion des portraits individuels : c’est une

« étonnante galerie de portraits humains »58 qu’elle offre à voir au lecteur, du vieux

voisin Slaymane (chap. II, p.19) à la grand-tante Apache (chap. XI, p.123) en passant

par le douanier de l’aéroport (chap. V, p.51), l’homme d’affaires (chap. V, p. 59), la

55 « Le beau, contrairement à une croyance commune, et ne leur en déplaise, n’appartient pas exclusivement aux artistes. Le beau existe dans les choses même ». La fonction de l’art est uniquement de « faire apparaître, dans toute sa signification et sa puissance, et non comme un hasard fugitif, cet instant déferlant de la beauté. » (L’art contre la culture, op.cit., p.31) 56 Les théories de la réception ont montré que le récepteur (spectateur, mais aussi lecteur ou auditeur) contribue de toute façon au moins de moitié à l’œuvre, qui reste sans lui lettre morte : ainsi, Hélé Béji dit de l’acte de lecture que « seuls nos yeux animent » « l’inertie des lettres » (chap. VIII, p.78) 57 Voir à ce propos Denise Brahimi, Maghrébines. Portraits littéraires, Paris : L’Harmattan, 1995, p.9 58 Chap. XVI, p.185

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collègue universitaire française (chap. VI, p.65), la cuisinière (chap. VII, p.82) et

l’anonyme vieillard (chap. X, p.115). Sans oublier la figure centrale du roman, l’objet

privilégié de l’observation de la narratrice, influencée ici par « le portrait des vieilles

femmes de Rembrandt »59 qui ont tant fait écho à sa perception esthétique de son propre

univers : il s’agit, bien sûr, de la grand-mère, à qui Denise Brahimi offre d’ailleurs une

place de choix dans son panorama de portraits de Maghrébines60. En dehors des

indications descriptives distillées au fil du texte, elle est en effet le sujet de deux

véritables portraits, significativement situés au début et à la fin du roman et traités fort

différemment. « La vieille absolue, la grosse éternelle, […] assise sur son derrière

comme sur un nuage douillet, le dos parfaitement droit, […] les mains l’une sur l’autre

enroulées dans le chapelet, les pieds un peu rentrés, les genoux immobiles », apparaît

d’abord dans sa corporéité la plus réaliste, et c’est un regard attendri qui est posé sur sa

façon de « se dandine[r] un pied devant l’autre, la masse de son derrière dans son

autonomie mobile à la fois latérale et sphérique » (chap. I, p.11). C’est au contraire un

regard presque déférent qui observe la figure hiératique portraiturée à la fin du roman ;

c’est ici davantage sur « son front immense et haut », sur « son visage gardant le sérieux

de la vie qui se poursuit dans une même direction » qu’est portée l’attention :

« Elle a maquillé ses sourcils au crayon marron, selon une technique bien à elle et

inimitable, l’antique pinceau d’une majesté théâtrale, très arqué, très appuyé, les

cheveux teints en brun dessinant nettement la courbe supérieure du front qui rappelle

le trait noir passé au bâtonnet entre les paupières, en contraste avec la peau mate du

visage, jamais poudrée ni colorée. » (chap. XIII, p.138)

La grand-mère, dans les deux cas reste une figure éminemment valorisée, car elle est

lumineuse – comme on l’a signalé plus haut.

« Elle s’est apprêtée avec la régularité et la perfection d’un jour qui se lève sur la

maison » (chap. XIII, p.138)

Hélé Béji opère donc un travail de tissage très serré de ses motifs romanesques, dans la

mesure où le premier volet de son diptyque romanesque du nycthémère est consacré au

jour, qui permet l’éclairage du regard esthétique, qui permet à son tour le portrait de la

grand-mère, elle-même finalement associée au jour.

59 Une force qui demeure, p. 62 60 Denise Brahimi, « La grand-mère, d’après L’Œil du jour de Hélé Béji », op. cit., p.28-38

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Mais la narratrice ne s’attache pas qu’aux figures : le deuxième type de tableau qu’elle

pratique est le tableau de genre. Il faut encore voir ici l’influence des peintres flamands

auxquels Hélé Béji rend hommage dans Une force qui demeure, car leurs scènes ont une

expressivité, une justesse, que n’ont pas les peintures des orientalistes à l’exotisme

conventionnel61. L’intimisme de scènes domestiques comme la confection du menu

rappelle tout à fait les intérieurs de Vermeer, et le réseau de comparaisons, qui file

l’isotopie alimentaire, fonctionne de façon très visuelle : le soleil, si le menu n’était pas

fixé, resterait « figé dans son aube comme un navet pâle sur la planche de cuisine, que

personne ne viendra éplucher », le ciel « se dessècherait comme le fond de la marmite »,

le soleil et l’ombre « ne couperaient pas le patio en deux moitiés égales comme une

orange qu’on tranche en son milieu avant de la presser » et la peau de la cuisinière (qui

évoque d’ailleurs à la narratrice, avec son fichu sur la tête, une petite fermière

hollandaise) est « aussi blanche et lisse qu’un « œuf dur épluché » ». C’est d’ailleurs par

ces mots que se conclut la scène :

« Un dessin esquisse un fusain inachevé d’ombres et de clartés, dans le pointillé du

moment » (chap. VII, p.81-84)

Le tableau de genre englobe aussi les tableaux d’intérieur sans figure, soit les natures

mortes, genre dont relève par exemple la description de l’armoire, couronnée par les

« deux fiasques d’eau de fleur d’oranger habillée de lainage rose en crochet » (chap. I,

p.14)

Le troisième genre pictural pratiqué par la narratrice de L’Œil du jour, et peut-être celui

qui intéresse le plus la question du jour, ici lié à l’œil, sont les scènes d’extérieur, car

elles sont directement liées au traitement de la lumière, à « la perception si matérielle

[…] si invariablement attachée aux variations de l’heure, au degré de la lumière » (chap.

XVI, p.173). Il y a un nombre très important de paysages qui travaillent en ce sens : la

côte carthaginoise, vue de l’avion, « cousue à la mer par une piqûre de soie blanche à un

taffetas » (chap. V, p.49), l’agencement monochrome rose de la ville de Tunis (chap.

VIII, p.100), le tableau de la banlieue en construction qui renverse l’esthétique ruiniste

avec ses « nouvelles ruines » (chap. IX, p.107), la « monotonie des formes confuses »

61 Hélé Béji tordra le cou, dans son deuxième roman, à l’orientalisme vulgaire, d’un littérateur cette fois, qui s’incarne ici dans le cliché de l’odalisque : « ce ne sont que vapeurs hispano-mauresques où l’on vous frotte les membres au gant de crin pour vous faire subir toutes les luxures de l’évasion. Mais du grand secret d’Orient, vous ne recueillerez que quelque ragôt de poussah ! » Itinéraire de Paris à Tunis, p.31

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du quartier El Marr (chap. X, p.112), l’esthétique baudelairienne de la laideur des chats

qui « forment des tableaux indélébiles et proliférants », le « tableau renversé de la

journée » (chap.XVI, p. 186-187). On retiendra surtout la façon dont Hélé Béji tire parti

des jeux de luminosité dans trois tableaux : celui de la pluie fine qui pose son « pinceau

furtif » sur Tunis, où « tout pleurait une matière élémentaire » (chap. IX, p.103)62, qui

contraste avec celui de l’orage d’été à Carthage « pureté de lumière blanche sortie de

l’air lui-même, qui écartait ses particules avec le mouvement d’un rideau découvrant la

vitre limpide d’une fenêtre sur un firmament » (chap. IX, p. 104) ; mais c’est

probablement le jardin, baigné de la lumière d’après-midi et associé au motif de la

liquidité qui inspire le plus l’artiste :

« La lumière coule […]. Le patio […] la dispersait en source vive sur une roche de

montagne […]. Le jardin, dans la lumière qui lui obéissait, tournait lentement en la

traversant comme une eau calme […]. La qualité de la lumière me faisait penser à

l’eau d’un bain tiède […] et je touchais avec mes yeux mouillés d’une douce

luminosité la température idéale du patio, dans laquelle j’immergeais toutes les

pensées de ma journée qui passait.» (chap. VII, p. 92-93)

Intimisme, volonté de noter les impressions fugitives, mobilité des phénomènes

dans la lumière mouvante mais aussi dans la vie quotidienne des gens, préoccupation de

la perception subjective : l’esthétique qui subsume le mieux les tendances majeures de

la façon de Hélé Béji porte un nom, il s’agit de l’impressionnisme. Aussi pourrait-on

appliquer à Hélé Béji ce propos de Maurois, parlant de Proust :

« Comme Van Gogh, d’une chaise de paille, comme Degas ou Manet, d’une femme

laide, font des chefs-d’œuvre, Proust a pris une vieille cuisinière, une odeur de moisi,

une chambre provinciale, un buisson d’aubépines et nous a dit : « Regardez mieux ;

sous ces formes si simples, il y a tous les secrets du monde » »63

b/ Le nocturne et l’esthétique musicale

Si le premier roman, consacré au jour, travaille dans le sens d’une picturalité

impressionniste attentive à ses variations, il ne peut en aller de même du second, ou la

narratrice reste, du début à la fin, « dans le noir » (chap. II, p.15). 62 On pourrait y lire une réécriture du poème de Verlaine « Il pleure dans mon cœur », Ariettes oubliées III, in Romances sans paroles, Paris : Gallimard, 2001 (1874) 63 André Maurois, préface d’A la recherche du temps perdu, op.cit., p. XVIII-XIX

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Certes, Itinéraire de Paris à Tunis se donne pour une satire, et l’acuité du regard est la

première qualité requise par la satiriste, dont la cible est une « chose spectacle »64. La

narratrice insiste ainsi souvent sur sa lucidité :

« Ne voyait-elle pas ce que moi je voyais ? […] je la dévisageais » (chap. VIII, p.75)

Ou encore, plus loin :

« Le point où je me plaçais lui était invisible, tandis que moi je le voyais en plein

lumière » (chap. IX, p.93)

Ayant pour but « la connaissance du genre humain », Hélé Béji dresse le « portrait vrai

des erreurs et des faussetés de notre époque » (chap. IX, p.90-89), expression privilégiée

de la satire. On a donc ici, comme dans le premier roman, une véritable galerie de

portraits, notamment de portraits-charge – le mauvais l’écrivain, l’amie vieillie, le haut

fonctionnaire, le futur fiancé, le délégué international et sa collègue. L’agencement du

portrait, basé sur la psychomorphologie, a souvent un agencement topique : l’écrivain

mondain rencontré la veille et première cible de Hélé Béji, est d’abord décrit à travers sa

barbe, avant que n’ « apparaisse clairement » à la narratrice « son caractère » :

« l’homme devint, si l’on peut dire, expressif, il coïncida avec lui-même, sa figure prit

un sens » (chap. III, p.26). Ainsi, l’art de la satire, qu’on appelle aussi « peinture de

mœurs », est assimilé à l’art pictural, et la narratrice, « comme un peintre qui puise dans

la blancheur crue de sa toile l’intensité des couleurs de sa palette », explique ainsi sa

méthode :

« L’ébranlement d’une impression provient parfois des sensations nocturnes qui l’ont

précédée, la placent dans le tableau neuf du jour qui s’éclaire de la profondeur même

de l’obscurité onirique dont on sort » (chap. X, p.100-101)

Mais en rester à ce constat de conformité aux codes génériques de la satire ne

peut évidemment suffire. D’une part, l’ensemble des sens du satiriste sont, pour Hélé

Béji, requis dans l’exercice de son art, qu’elle compare tantôt à celui du chasseur (« sa

vue », mais aussi « son oreille […] et tous ses sens, enfin » (chap. X, p.101) sont ici

sollicités), tantôt, par exemple, à l’avalage du serpent – image terrible (« c’est alors que

se déclenche en vous la machine invisible de la rêverie, avec les mouvements d’un

reptile froid qui digère en silence une quantité impressionnante de corps étrangers, dont

la grosseur semble sur le point de l’étouffer, mais qui se trouvent en quelques secondes 64 Itinéraire de Paris à Tunis, chap. IX, p.92

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broyés magiquement par l’ondulante écaille », chap. II, p.20). D’autre part, sur

l’ensemble des sens, c’est l’ouïe qui est surtout privilégiée ; le défaut attaqué par la

satiriste s’exprime en effet très souvent en termes musicaux : le haut fonctionnaire, aux

« narines pincées entre les deux cordes discordantes de la nullité et de l’ambition »,

sonne littéralement faux (chap. V, p.46) ; et la collègue du délégué international est

comparée à une « cantatrice qui travaille sa gorge rebelle, et cherche la juste note sans la

trouver. Ce désastre lyrique, cette sécheresse de la corde secrète […] Le débit de sa voix

frétillait jusque dans les reflets de sa coiffure, et ajoutait à sa toilette une note ordinaire

[…] un malaise cacophonique » (chap. IX, p.95-96) ; à l’inverse, c’est « la note juste,

droite, exemplaire » de l’âme de Fräulein Kreutzer qui fait sa distinction. Enfin, et c’est

là que nous voudrions en venir, Itinéraire de Paris à Tunis n’est pas seulement une

satire, mais surtout un roman, comme on l’a dit plus haut. Dès lors, le motif auditif peut

être exploité pour sa valeur esthétique. En quoi le roman peut-il être considéré comme

un véritable nocturne, au sens musical du terme ?

L’élévation onirique de la narratrice, dès l’incipit, est associée, non pas à celle

d’un oiseau, mais à celle d’une « note d’oiseau » (chap. I, p.9) : la nuance est

d’importance, car en se transformant en son, la narratrice échappe totalement à

l’apesanteur : ce qui se joue ici, c’est justement « l’expérience fervente de [s]a propre

désincarnation »65. Cette image inaugurale, brisée par le réveil, est immédiatement

relayée par les trois coups sonnés à la cloche de l’église, qui « résonn[ent] contre les

barres de la grille du jardin comme sur les cordes d’une immense harpe, ces trois notes

brèves, comme miraculeusement échappées des cieux de mon sommeil ». Le son, qui,

par un effet de contraste récurrent dans l’œuvre de Hélé Béji, rend sensible le silence,

entraîne ainsi une longue réflexion théorique sur la sensation auditive, qui occupe la fin

du premier chapitre :

« Dans la suspension un peu égarée et angoissante du silence nocturne s’épaississant

de la pâte même de l’obscurité […] le son de l’église a recréé, comme si je l’éprouvais

pour la première fois, la sensation même du silence qui semble tout entier sorti de lui

[…]. Il possède, dans la force infime de sa discrétion, le pouvoir de soulever au bout

de son doigt effilé le gigantesque bloc du silence […], pointe d’une plume au bout de

laquelle se déploie un manuscrit gigantesque. Avec le pas distinct d’une âme qui

résonne dans l’obscurité, il rend son timbre humain au silence qui grandit soudain,

65 « La robe blanche à petits pois», op. cit., p.13

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vibrant comme un mirage immatériel sorti de la densité d’un grain de sable.

Sans ce tintement, le silence ne m’aurait pas été connu, il n’aurait pas quitté son

abstraite insensibilité. C’est ce petit bruit qui le traduisait […], c’est lui qui le

propageait après l’avoir ramassé dans la petitesse de son écho, point de concentration

du silence lui-même dans l’atmosphère. Par sa netteté, […], la brève trace du son dans

l’étendue nocturne laisse, avec une fugacité qui s’estompe dans l’air, la forme enfin

audible, la profondeur enfin saisissable du vrai silence. » (chap. I, p.11-13).

Cette attention, accordée dès l’incipit, aux bruits et au silence du monde, se vérifie tout

au long du texte. Le son sera, d’une part, un stimulus récurrent : c’est en effet le

« tourbillon particulier du vent, un dernier craquement du froid », bruit qui « gratte aux

fenêtres » qui déclenche la rêverie poétique de la narratrice autour du printemps (chap.

XI, p.105) ; c’est, plus loin, « le charme comique des sonorités » d’une phrase latine

apprise à l’école lui revenant soudain en mémoire66, qui déclenche, une première fois, le

souvenir d’enfance (chap. XII, p.109) ; de nouveau citée en anaphore, la même phrase

permet, encore plus loin, de relancer une deuxième salve de souvenirs, comme une

formule magique (chap. XII, p.113). Le son sera, d’autre part, un immense réservoir de

comparants : le sourire est « comme la note la plus aiguë d’un soprano » (chap. III,

p.23), le regard « comme le son d’un violon qui s’égare quand tous les autres

instruments ont obéi » (chap. III, p.25), le soleil « sonne comme un accord de piano

[…], donne son accord tacite à l’intensité » (chap. VI, p.50) et la couleur verte du

printemps « nous pénètre de son illusion comme la musique d’un instrument qu’on ne

peut localiser dans le dédale des rues. » (chap. XI, p.106).

Mais c’est l’excipit qui orchestre le plus glorieusement la symphonie narrative, puisque

les dernières pages du roman sont consacrées à la scène de la leçon de piano, scène

poignante où la narratrice comprend, a posteriori, en la racontant, la secrète

correspondance que sentait son professeur de piano entre les erreurs de jeu de sa petite

élève et les erreurs de sa propre existence :

« [Elle] retrouvait dans les faux-accords que je jouais les dissonances de sa vie, la

musique désaccordée de sa plainte secrète, les sons inarticulés de sa douleur et de son

cœur hérissé dont je faisais résonner, au bout tremblant de mes doigts, le chaos

66 « O pessime ! Neglegens es ! » : la phrase, dont la signification n’est d’ailleurs pas expliqué, ce qui tend à prouver sa valeur strictement auditive, pourrait par ailleurs faire sens par rapport au genre, puisqu’il s’agit de la réplique d’une petite pièce du satiriste latin Perse, Puer qui a ludo se abstinuit, sc. 1.

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souffrant, l’exprimant avec la maladresse de l’ignorance, où venait se briser sa passion

démesurée pour la musique, que je lui rendais inassouvie, réveillant par le heurt de

mes notes qui s’embrouillaient, tous les coups qu’elle avait reçus du destins et les

erreurs de sa vie. Je pianotais […] tout le drame de son existence. C’était le son

perçant de sa vie gâchée qui sortait de mes doigts » (chap. XII, p.115).

Enfin, les « trois notes brèves » sonnées à la cloche de l’église au début du roman, qui

font écho aux « trois premières notes […] et la vague de leur adagio sostenuto » (p.116)

du morceau que tâche de jouer la petite fille, sont repris au moment du retour à la

situation-cadre (p.119). Et c’est sur la faculté de l’ouïe que s’ouvrent les derniers mots :

« Ai-je perdu le loisir d’entendre ? Si je ne sais pas jouer du piano, n’en suis-je pas

quitte d’ouvrir toutes grandes mes deux oreilles ? Et, parce que je ne suis pas

musicienne, en suis-je sourde pour autant ? » (p.120)

On proposait, plus haut, un titre renversé pour L’Œil du jour, qui aurait pu

s’appeler « Itinéraire de Tunis à Paris », si le diptyque avait été conçu comme tel ; on

pourrait ici, symétriquement, supposer que le deuxième volet aurait pu s’intituler

« L’oreille de la nuit » : si la perception visuelle du jour était un moyen d’accès au

monde extérieur, l’attention aux sons, favorisée par l’obscurité de la nuit, est un moyen

d’accès au monde intérieur – celui de la musique des souvenirs67.

Au-delà d’un cadre temporel, le couple jour/nuit offre donc de multiples possibilités

esthétiques, que l’écrivain traite de façon différenciée dans l’un et l’autre de ses romans.

67 Il faut noter ici que, contrairement au premier roman, Itinéraire de Paris à Tunis présente dans son titre un pacte de lecture trompeur : il suggère, à un premier niveau général, un récit viatique, et parodie, à un deuxième niveau, le titre du voyage de Chateaubriand : Itinéraire de Paris à Jérusalem, hypotexte sur lequel nous reviendrons. Quel que soit le niveau de lecture, le titre induit des attentes par rapport au genre, qu’il déçoit, ou plutôt déplace : le voyage a bien lieu, mais c’est un « voyage autour de ma chambre », pour citer Xavier de Maistre, un voyage « immobile » baudelairien – soit un « pseudo-registre de voyage », comme le dit Jean Fontaine. François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Paris : Folio, 2005 (1811) Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre, Paris : José Corti, 1984 (1862) Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris : Petits poèmes en prose, Paris : Le livre de Poche, 2003 (1864) Jean Fontaine, Ecrivaines Tunisiennes, Tunis : éditions Le Gai Savoir, 1994 (1990), p.106

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3. Vocation de l’écriture et écriture d’une vocation

Mais parler de jour et de nuit, c’est, d’une certaine manière, parler de genèse et de

création. C’est ce qu’Annelise Schulte Nordholt met en avant, en exploitant l’analogie

entre création littéraire et Création, dans son ouvrage sur la naissance du « moi

créateur » proustien : pour elle, les « premières pages du roman nous parlent également

d’une genèse : celle, double, du moi créateur du protagoniste et du roman qu’il va

écrire » ; elle fait ici allusion à la première Genèse biblique, où « à partir des ténèbres

primitives, Dieu crée le monde, les êtres vivants et enfin l’homme et la femme (Gen. I).

A mon sens, cette version première de la Genèse se trouve également dans les pages du

Dormeur éveillé : la chambre nocturne du protagoniste, où l’espace, le temps et le moi

se confondent dans une masse tournoyante et confuse, évoque ce tohu-bohu du

commencement. »68.

Le « moi créateur » de Hélé Béji, qui « a établi les ténèbres et la lumière »69 pour

concevoir son diptyque, est fortement lié à la double dimension picturale et musicale

que l’on vient de décrire : dans quelle mesure peut-on lire L’Œil du jour et Itinéraire de

Paris à Tunis comme l’histoire d’une naissance à l’écriture ?

a/ La vocation d’écrivain en question

A Ouidad Tebbaa, qui, lors d’une rencontre publique, conclut la présentation de

Hélé Béji par ces mots : « Mais vous êtes d’abord et avant tout écrivain », l’intéressée

fait une réponse qui déconstruit totalement le mythe de la vocation :

« Je ne sais pas si je suis d’abord et avant tout écrivain... Je pense que j’aurais pu être

aussi autre chose... En tous cas je n’en fais pas une espèce de destin, de vocation. Il y a

des choses qui se mettent en place, il y a des moments tout d’un coup où quelque

chose nous interpelle et à ce moment là on se met à écrire sans l’avoir vraiment voulu.

J’avais plutôt la vocation pédagogique. Je suis devenue écrivain par une série de

68 Annelise Schulte Nordholt, op. cit., p.78 69 « Les troupeaux », sourate VI, in Le Coran, op. cit., vol. I, p. p.149. Denise Masson précise que, bien qu’il n’y ait, dans le Coran, pas de récit suivi de la Création du monde par Dieu comparable à celui de la Genèse, on y retrouve les traits essentiels du récit biblique (introduction, p. XLVIII).

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hasards... » 70

C’est plutôt en tant que professeur qu’elle parle de son art - auquel elle est d’ailleurs

venue assez tardivement dans sa carrière - : il faut simplement, pour écrire, explique-t-

elle71, savoir être « l’élève du réel » c'est-à-dire attentif au monde, puis pédagogue de sa

perception, « professeur pour les autres », les lecteurs, à qui il faut pouvoir la

communiquer. Car l’art de l’écriture est un artisanat comme un autre, le livre est

analogue à l’ouvrage du ferronnier qui fabrique avec minutie son moucharabieh, comme

elle le dit, ou encore à « une poterie ou un joyau », comme le dit Barthes : la forme est

« le terme d’une « fabrication », qui implique un passage de la « valeur-génie » à la

« valeur-travail »72. Hélé Béji, dont les deux romans choisissent la chambre pour

espace majeur ou unique, illustre bien cette « imagerie de l’écrivain-artisan qui

s’enferme dans un lieu légendaire, comme un ouvrier en chambre et dégrossit, taille,

polit et sertit sa forme, exactement comme un lapidaire dégage l’art de la matière,

passant à ce travail des heures régulières de solitude et d’effort ». Cette « écriture

artisanale » procède, d’après Barthes, d’un « pacte sincère », car le texte se dénonce

comme artefact : son « rythme écrit, créateur d’une sorte d’incantation, loin des normes

de l’éloquence parlée, touche un sixième sens, purement littéraire ». Les commentateurs

de l’œuvre romanesque de Hélé Béji s’y sont montrés sensibles, de Denise Brahimi, qui

remarque « un style volontairement sophistiqué, où la phrase longue comporte de

nombreux effets inattendus, témoignant d’une extrême recherche » à Jean Fontaine, qui

s’exclame :

« Ah, ce qu’elle écrit bien Hélé Béji ! Il n’est que de se laisser entraîner et séduire. Les

longues périodes se succèdent harmonieusement. Les comparaisons originales

surprennent ou enchantent. »73

Bien qu’elle en adopte à l’occasion les motifs, comme le rêve74, Hélé Béji est donc bien

loin de l’esthétique spontanée de l’écriture automatique ; pour n’en être parfois pas 70 « 7ème édition du salon des littératures francophones de Balma. Invité d’honneur : le Maghreb », table ronde du samedi 8 avril 2006 animée par Ouidad Tebbaa, Marrakech 71 « L’écriture du réel », rencontre avec les élèves le mercredi 6 février 2008 animée par Ali Abassi, Ecole Normale Supérieure, Tunis 72 Dans Le degré zéro de l’écriture, Barthes fait une sorte d’histoire de la conception d’écriture : « d’abord objet d’un regard, puis d’un faire, et enfin d’un meurtre, [l’écriture] atteint aujourd’hui un dernier avatar, l’absence : dans ces écritures neutres, appelées ici « le degré zéro de l’écriture »», comme il l’explique en introduction. Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Paris : Seuil, 1972 (1953), p. 11-12 et p.50-53 73 Denise Brahimi, Appareillages, op.cit., p.83 et Jean Fontaine, op. cit., p.106 74 Fanny Déchanet-Platz, L’écrivain, le sommeil et les rêves, 1800-1945, Paris : Gallimard, 2008, p.241

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moins fulgurantes que les images surréalistes, les siennes sont en effet fort travaillées.

C’est même dans son usage des images « signes […] spectaculaires de la fabrication »75,

que se manifeste le plus l’ « artisanat du style » dont parle Barthes. Le travail du réseau

d’images est un vrai stylème : ainsi, par exemple, cette scène de rue, dont les

métaphores et comparaisons filent toutes l’isotopie maritime, à partir de l’anciennement

bien-nommée « Porte de la mer », à Tunis :

« L’air est humide comme une écume, les voix des crieurs traversent l’atmosphère

comme des poissons volants, des bijoux de corail brillent sur les petites tables des

vendeurs sous les arcades, un autobus tangue sur une vague, des sardines luisent à

l’étal d’un marché, une brise iodée parfume les balcons, une sirène en bois de

mannequin sourit dans une vitrine sous un gilet d’écailles, une chaussure sur un

trépied de cireur luit comme un galet bigarré, des bandes d’adolescents passent avec

des yeux de mérous ondulants, la colline au loin est ronde comme un oursin aux reflets

violets, la rue vibre d’une transparence de vert et de bleu que traverse la circulation

comme un navire dans un estuaire, les femmes sont des algues indolentes, les hommes

ont des visages de rocher, les mendiants sont affalés sur les trottoir comme des

poulpes gris échoués sur le sable, l’arc de la Porte de France se dresse comme la

grotte d’une île, et au-dessus des grands ficus, des ondines aux voix chantantes se

penchent sur les océans »76.

C’est que, pour Hélé Béji, l’image est, comme le langage en général d’ailleurs, une

analogie du réel. Pour qui préfère raisonnablement au cratylisme la théorie saussurienne

de l’arbitraire du signe, le mot n’est pas équivalent à la chose : le mot table, qui se dit

différemment en français et en arabe par exemple, n’est pas la table77. Ainsi, l’écrivain

n’a, pour accéder au réel, que le biais indirect « des mots de [s]on vocabulaire, qu[’il]

lance comme des anneaux maladroits autour de la cible »78.

Cependant, ce rapport analogique au monde n’est vrai que des mots, et quand

Hélé Béji dit que « l’art fonctionne par analogie »79, elle ne parle, en contexte, que de

l’art littéraire. Or, peinture et musique, deux arts dont on a vu qu’ils hantaient le roman,

fonctionnent sur une immédiateté de la perception, c'est-à-dire, au sens propre, un accès 75 Roland Barthes, op. cit., p.53 76 Itinéraire de Paris à Tunis, chap. VII, p.62 ; je souligne. 77 « L’écriture du réel », rencontre avec les élèves le mercredi 6 février 2008 animée par Ali Abassi, Ecole Normale Supérieure, Tunis 78 L’Œil du jour, chap. XVI, p.191 79 « Hélé Béji par elle-même », in Maghreb au féminin, Cahier d’Etudes Maghrébines, 1990-05, n°2, p. 36

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non médiatisé au réel. La « révélation » dont parle l’auteur d’Une force qui demeure

face à la toile de Vermeer, la façon dont la fausse note écorche, non pas l’oreille, mais

directement le cœur de Fräulein Kreutzer le disent bien. Il est également signifiant que

Hélé Béji choisisse comme support de sa réflexion sur l’art une œuvre comme Nûba,

qui mêle chant et danse : à la fois visuel et auditif : c’est un spectacle total, qui touche

directement l’âme, l’ « agit[e] de mille façons »80.

Cette contrainte spécifique de la plume par rapport au pinceau ou au clavier, cette sorte

de privilège de fait qu’ont la peinture ou la musique sur l’écriture, est un motif topique

en littérature. On se rappelle la fameuse exclamation d’un Diderot, au début du passage

sur le tableau de Fragonard : « Ah ! si j’étais peintre ! »81 ; on retrouve, chez Giono, le

regret de ne pouvoir s’exprimer comme le musicien, « qui fait trotter à la fois tous les

instruments » :

« Avec l’écriture on n’a pas un instrument bien docile. Le musicien peut faire entendre

simultanément un grand nombre de timbres. Il y a évidemment une limite qu’il ne peut

dépasser, mais nous, avec l’écriture, nous serions même bien contents de l’atteindre,

cette limite. Car nous sommes obligés de raconter à la queue leu leu : les mots

s’écrivent les uns à la suite des autres, et, les histoires, tout ce qu’on peut faire, c’est

de les faire enchaîner.»82.

Hélé Béji, qui parle plus volontiers, dans ses romans, de son expérience de lectrice83 que

de son expérience d’écrivain84, ne fait pas de commentaires aussi francs. Mais il est des

détours plus subtils : le dernier chapitre d’Itinéraire de Paris à Tunis, soit les dix

dernières pages du diptyque, décrivent une double vocation manquée d’artiste et de

musicienne ; mais derrière l’échec apparent, peut-être faut-il lire la naissance à l’écriture

de la romancière.

80 L’Art contre la culture, op.cit., p.12 81 Denis Diderot, Salon de 1765, in Œuvres complètes, Paris : Hermann, 1975, p. 256-257 82 Jean Giono, Noé, cité par Michel Raimond, op. cit., p.153-154 83 L’Œil du jour, chap. III p.40, chap. IV p.41, chap.VI p.79, chap. XI p.124-126 ; Itinéraire de Paris à Tunis, chap. VIII p.77-78. 84 A deux reprises seulement, au début et à la fin de L’Œil du jour, la narratrice se met en scène à son bureau en train de « travailler » - ou plutôt « fai[re] semblant » de travailler (chap. I, p.17 et chap. XVI, p.181).

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b/ Impression soleil levant et « Sonate au clair de Lune » : une écriture

compensatoire ?

A la recherche du temps perdu est, on le sait, « l’histoire d’une vocation. Proust

raconte comment Marcel devient écrivain »85 ; pour Barthes, c’est dans la fin du roman

que se joue l’histoire de cette genèse : « le dénouement figure ce qui, en définitive,

permet à l’écrivain d’écrire »86. Tout en déniant l’idée de vocation, Hélé Béji, grande

lectrice de Proust, a, elle aussi, placé dans le dénouement de son œuvre romanesque la

clef de sa naissance à l’écriture.

L’excipit d’Itinéraire de Paris à Tunis s’attache en effet à raconter successivement deux

souvenirs d’enfance : les longues heures passées à tenter de reproduire, en vain, à

l’aquarelle, les tulipes du jardin…

« Vocation manquée d’artiste-peintre ! […] je croyais […], quand j’étais petite, que je

saurais peindre. C’était faux. Aujourd’hui, je ne sais même plus tenir un pinceau, et il

me paraîtrait encore plus extravagant d’avoir la prétention de peindre, que de voler ! »

(p.111 et 119)

… et les leçons de piano, passées à infliger au professeur ses maladresses :

« Il ne fait pas de doute que je n’étais pas douée pour la musique. […] malgré tout le

dévouement de Fräulein Kreutzer, qui aurait voulu faire de moi une grande pianiste, je

n’ai jamais pu en jouer. Rien n’y a fait. Je ne suis pas très douée. » (p.117-119)

Formuler explicitement la logique le déclenchement d’une vocation, réussie cette fois,

pour l’écriture aurait été une facilité romanesque regrettable. La narratrice semble même

faire un pied-de-nez à cette attente du lecteur, car, si vocation il y a, dans la lettre du

texte, c’est celle pour … le patin à roulettes ! :

« Attendant impatiemment la fin du cours d’où je me précipitais sur mes patins à

roulettes, là où je montrais un art des mouvements, une agilité de gammes, un presto

agitato qui me faisait cruellement défaut sur les touches de l’instrument » (p.117)

Mais ce qui n’est pas dit est peut-être à lire entre les lignes : peut-on lire ici l’explication

rétrospective et métaromanesque de la création littéraire, du moins sa suggestion ?

Les deux « vocations manquées » s’inscrivent dans une tonalité dysphorique, liée à un

85 Michel Raimond, op. cit., p.77 86 Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris : Seuil, 1972 (1953), p.118

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sentiment généralisé de perte et de désillusion. La peinture est en effet d’abord associée

à une première déperdition : l’enfance. La narratrice, qui s’est laissée allée au

souvenir…

« « O pessime ! Neglegens es ! » répétais-je en ce temps-là, repassant ma leçon dans la

voiture qui me conduisait à l’école » (p.109)

… se reprend bien vite à l’ordre, car il faut se méfier de l’illusion rétrospective de la

nostalgie :

« C’était inutile de vouloir l’imaginer encore sur le trajet de l’école (cela ne pouvait

plus être) » (p.112).

Accepter de vieillir, c’est quoiqu’il en soit renoncer à l’illusoire désir enfantin « de ne

pas appartenir, de me garder de jamais appartenir, au calvaire d’ennui de ces gnomes un

peu lourdauds que je croisais dans le salon de mes parents : les adultes » (p. 111)87.

La peinture est en outre associée à la destruction, dans un contexte d’après-guerre en

Allemagne :

« Les croquis au fusain que je dessinais pour m’amuser, égarés depuis lors, et qui

peut-être y sont encore, là-bas, à moitié rongés, quelque part où j’avais dû les oublier,

entre Mehlem, Pittersberg ou Bad Godesberg, au fin fond d’une de ces doubles-caves

conçues pour se réfugier en cas de guerre […] aujourd’hui sous une poussière de

murailles sans portes et sans fenêtres, décombres comme il en existait encore quelque

part en Allemagne, soufflés par un obus de guerre ! » (p.110-111)

Elle est même franchement associée à l’expérience du deuil, puisque le souvenir des

dessins est entrelacé à celui de la mort soudaine de Herbert, le cher chauffeur :

« Mais ces dessins, éparpillés à savoir où, errant comme des chiots dont la mère a été

conduite à la fourrière pour y être supprimée, comment pouvais-je imaginer qu’un jour

Herbert [...] les rejoindrait ? Comment pouvais-je savoir qu’il perdrait ce que, dans sa

morale de conducteur, il respectait au plus haut point chez autrui : la vie ! Qu’il irait se

confondre, lui aussi, à la mort gribouillée de mes dessins, à l’impossibilité de jamais

87 L’âge adulte est, pour Hélé Béji, comme pour Maeterlinck, l’âge de raison, l’âge nécessaire pour la collectivité, mue par la raison, mais ingrat pour l’individu, car il est au-delà de l’enfance (où l’on a encore la faculté de préméditer ses rêves et la passion des cacahuètes – Itinéraire de Paris à Tunis, chap.VI, p.50 et 55) et en-deçà de la vieillesse (qui retrouve l’intuition primitive de la complicité avec le monde, de la communication avec l’essentiel). Sur l’affinité entre la figure de l’enfant et la figure du vieillard, voir : L’Œil du jour, chap. II, p.20, 21, 22, 23 ; chap. V, p.58 ; chap. VII, p.91 ; chap. XI, p.123 ; chap. XVI, p.184, etc.

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les revoir, les toucher, au caractère irrémédiable de leur perte, à la disparition de toute

figure, de toute couleur […] !

Comment aurais-je pu croire qu’un jour, sa mort, Herbert, se glisserait comme une

feuille entre les feuilles, ébauche entre les ébauches effacées d’un vieux carton à

dessin introuvable, foliole sans image, filigrane anéanti sous d’invisibles planches au

fusain, fond blanc et vide de sa disparition […] !

Dès lors que je le sus, dès qu’avec mon carton à dessins se perdirent aussi sa

casquette, ses chaussures, son volant […], dès qu’un pinceau de cendres éteignit de

son regard jusqu’au tracé diaphane d’une route d’hiver qui nous menait à l’école […],

je compris que ce n’étais pas une seule nuit d’insomnie qui me séparait du matin, mais

toutes les nuits au bout desquelles aucun matin ne reverra Herbert, du fond de sa vie

consciencieuse et organisée, venir encore me chercher pour m’accompagner à l’école

» (p.111-113)

L’expérience précoce de la musique est, quant à elle, marquée par la « culpabilité », la

« faute », le « péché » et la « punition » (p.115-118) : Fräulein Kreutzer refuse de

récompenser sa mauvaise élève en lui jouant son morceau préféré, la « Sonate au clair

de lune » de Beethoven, et le lexique quasiment religieux rend le ton de la scène fort

grave. Elle est associée, surtout, on l’a vu, à toute la charge pathétique du bilan d’échec

d’une existence – celle du professeur de piano.

Mais cette expérience de la perte généralisée creuse un vide qui, loin de stériliser

l’âme, la féconde : car il s’agit de produire de quoi compenser le « fond blanc et vide »

(p.112), le « vide que cette aspiration frustrée me laissait » (p.116), le « regret » qu’on

ne parvient pas à « combler » (p.117). L’écriture naît de cette expérience du manque. Ce

n’est pas autre chose que dit Denise Brahimi, quand elle parle de « triple perte », qui

s’avèrera finalement créatrice :

« Ce qui fut jadis un environnement familier – le seul, l’unique, celui de l’enfance –

est en fait un monde triplement perdu : parce qu’on n’est plus un enfant, parce qu’on

est parti vivre ailleurs, parce que les choses et les lieux d’autrefois ont au moins

partiellement disparu »88.

88 L’hypothèse de Denise Brahimi fonctionne très bien, à ceci près que le « monde perdu » dont elle parle est la Tunisie de L’Œil du jour, auquel elle renvoie ici exclusivement, et non l’Allemagne d’Itinéraire de Paris à Tunis ; c’est pourtant l’excipit du deuxième roman, qui lui donne tout son sens, et la rend opératoire à l’échelle du diptyque entier. Denise Brahimi, Appareillages, op.cit., p.73

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C’est ce que la narratrice suggère elle-même, en introduisant l’idée d’une rédemption,

ou plutôt d’« une sorte de rachat lumineux » (p.118) pour employer ses propres termes,

qui filent le lexique religieux. Parvenue au terme du bilan qu’elle fait de sa vocation

manquée, elle mesure en effet la valeur de ce qu’elle à « recueilli » : cette « note entière

et ramassée qui s’est déposée en moi avec la puissance musicale et vibrante d’une seule

ardeur » (p.119). La faillite n’a donc pas le dernier mot : édifiante et porte en germe la

créativité à venir, suggérée par le point d’interrogation final. Et c’est au processus de

conversion du dysphorique, qui a lieu in extremis, qu’il faut se montrer sensible :

« Mais, si j’ai renoncé à la peinture, est-ce que je n’ai pas des yeux ? […] Et, parce que

je ne suis pas musicienne, en suis-je sourde pour autant ? » (p.119-120).

L’écriture des deux romans qu’il vient de lire est finalement, pour le lecteur, la réponse

à ces deux ultimes questions. Car l’auteur récupère cette sensibilité picturale et musicale

au profit de son art littéraire : c’est la théorie, énoncée par Horace, du « ut pictura [et

musica] poesis » ; c’est pourquoi on peut voir L’Œil du jour, ouvert par une aurore,

comme la transposition de la toile impressionniste de Monet Impression soleil levant,

que la narratrice n’aurait jamais su peindre, et entendre dans l’écriture nocturne

d’Itinéraire de Paris à Tunis une « sonate au clair de lune »89 romanesque, qu’elle n’a

jamais pu jouer.

Est-ce à dire que, parce que l’écriture naît de ce mécanisme compensatoire, elle ne soit

qu’imitation ? est-ce à dire qu’il s’agisse, dans le roman, d’un pis-aller ? Certainement

pas, car le constat du défaut des mots, toujours médiats, comme on l’a vu tout à l’heure,

Hélé Béji ne le déplore nullement. Là encore, c’est ce défaut même qui est finalement

fécond, comme l’explique encore Genette, dans un exposé au titre révélateur, « Proust

et le langage indirect » :

« L’œuvre, pour Proust, comme le « vers » pour Mallarmé, « rémunère le défaut des

langues ». Si les mots étaient l’image des choses, dit Mallarmé, tout le monde serait

poète, et la poésie ne serait pas ; la poésie naît du défaut (au défaut) des langues. La

leçon de Proust est à peu près parallèle […]. C’est le conflit du langage et de la vérité

qui produit, comme on l’a pu voir, le langage indirect ; et le langage indirect, par

89 Le surnom « Clair de lune », sous lequel la « sonate pour piano n°14, opus 27 n°2 » est largement connue aujourd'hui et sous lequel la cite Hélé Béji, lui fut en fait donné par un poète allemand (Ludwig Rellstab). Ce dernier voyait dans le premier mouvement de cette sonate l'évocation d'une « barque au clair de lune sur le Lac des Quatre Cantons ». Beethoven ne sut jamais rien de cette appellation subjective, dont il est probable qu'elle ne traduit aucunement les intentions du compositeur.

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excellence, c’est l’écriture – c’est l’œuvre. »90

Hélé Béji le commente elle-même :

« [La langue] met toujours sa matière mouvante entre nous et les choses. Ainsi,

derrière cet écran trop mobile, quand je forme une phrase autour de la vasque, je ne

suis plus sûre qu’il s’agisse vraiment encore d’une vasque. Mais ce doute a le mérite

d’abolir la familiarité trop évidente de la vasque, et en quelque sorte de s’acharner sur

elle. La vasque devient l’enjeu, le butin de la langue. Défi immobile, marmoréen. »91

La romancière fait ainsi du « langage indirect » son atout : la narratrice de L’Œil

du jour tire parti, par exemple, de la temporalité consubstantielle à l’écriture pour faire,

chose impossible en peinture, la description ambulatoire de la médina tunisoise92. De la

même façon, celle d’Itinéraire de Paris à Tunis tire parti du contretemps propre aux

mots pour faire, à partir du jeu sur les sonorités des noms de lieux de son enfance, le

lieu d’un enjeu autour de la réminiscence – chose impossible en musique : en effet, la

page consacrée à la « résonna[nce] des noms de paysages allemands autour de la

maison, Siebengebirge, Mehlem, Pittersberg, Bad Godesberg, Drachenfels,

Koenigswinter, et […] la sonorité du mot Köln, dont l’unité syllabique jaillit plus

musical, plus saisissante, plus idéale, que la flèche de sa haute cathédrale gothique »

(chap. XII, p.110) n’est pas sans rappeler, une fois de plus, Proust93 et sa rêverie

90 Gérard Genette, « Proust et le langage indirect », in Figures II, op.cit., p.294 Le « langage indirect » est aussi une formule de Merleau-Ponty, par opposition au « langage pur », idéal et illusoire. « Le langage indirect et les voix du silence », in Signes, Paris : Gallimard, 1960 et La prose du monde, La prose du monde, Paris : Gallimard, 1992 (1969) 91 Hélé Béji, « La langue est ma maison », in La Quinzaine littéraire, 1985-03, n°436, p.22-23 92 « Je me laisse descendre dans la cité, je pénètre dans des étranglements […], je passe sous une enfilade de voûtes […] je tourne à un angle mural rabattu […] je marche à ciel ouvert […] je jette un coup d’œil en passant […] une liberté sous nos pas » (chap. VI, p.71 sq.). Cette ambulation descriptive est, rappelons-le, mentale – la narratrice n’a pas quitté la maison. 93 « Je n’eus besoin pour les faire renaître que de prononcer ces noms : Balbec, Venise, Florence, dans l’intérieur desquels avait fini par s’accumuler le désir que m’avaient inspiré les lieux qu’ils désignaient. […] Mais si ces noms absorbèrent à tout jamais l’image que j’avais de ces villes, ce ne fut qu’en la transformant, qu’en soumettant sa réapparition en moi à leurs lois propres […] Combien ils prirent quelque chose de plus individuel encore, d’être désignés par des noms, des noms qui n’étaient que pour eux, des noms comme en ont les personnes ! […] les noms présentent des personnes – et des villes qu’ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes – une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément » Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Troisième partie « Noms de pays : le nom », in A la recherche du temps perdu, op.cit., vol. I, p.387-388 Notons que la rêverie autour des noms de pays, chez Hélé Béji, est déclenchée par l’usage, inédit dans ce deuxième roman (et rare, au demeurant dans le premier), du nom de personne : on l’a dit, Herbert et Fräulein Kreutzer (et Slaymane, Khira, Pasqualina et « Apache », pour L’Œil du jour) sont les seuls personnages à être nommés.

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« géographique » 94.

« Tous ces noms s’attirent comme des pigeons autour de miette de pain jetées par une

main d’enfant sur un parvis de cathédrale. Et, s’il fallait les retraduire, ils donneraient

des sens aussi différents que la promenade à bicyclette au bord du Rhin, l’intelligence

supérieure de ma chatte tigrée, la bonté de Herbert, les robes en soie bouffante de ma

mère, la Taunus blanche, les tulipes colorées du jardin, la déclamation drapée des

petites pièces latines, la ravissante longueur du mot Fasanenstrasse, la brève pureté de

Köln, le gris des toits d’ardoise, la fraîcheur sacrée du travail accompli, le marbre rose

du salon où l’on fonçait sur des patins à roulettes, autant de choses au correspondances

inachevées » (chap. XII, p.110)

Ici, comme chez Proust, « le Nom propre est en quelque sorte la forme linguistique de la

réminiscence », car :

« Le signe désigne ce qui n’est pas là [« On ne peut imaginer que ce qui est absent »

(Le Temps retrouvé). – Rappelons encore que pour Proust, imaginer, c’est déplier un

signe.].

[…] Entre le référent et son signifiant s’interpose le signifié (…) le signifié, voilà la

place de l’imaginaire : c’est là, sans doute, la pensée nouvelle de Proust, ce pour quoi

il a déplacé, historiquement, le vieux problème du réalisme, qui ne se posait guère,

jusqu’à lui, qu’en termes de référents : l’écrivain travaille, non sur le rapport de la

chose et de sa forme (ce qu’on appelait, aux temps classiques, sa « peinture », et plus

récemment, son « expression »), mais sur le rapport du signifié et du signifiant, c'est-à-

dire sur un signe.

[…] Il y a une propédeutique des noms, qui conduit, par des chemins souvent longs,

variés, détournés, à l’essence des choses. » 95

C’est bien ce « chemin long, varié, détourné » que parcourt l’écriture

romanesque de Hélé Béji, qui place l’histoire condensée de sa « vocation » à la toute fin

de son diptyque, dont le deuxième volet renvoie significativement à l’idée

d’ « itinérance ».

La fin du diptyque n’en est pas une, puisqu’il s’agit justement d’une naissance : celle du

94 Genette parle de sa « sensibilité spatiale et pour mieux dire géographique : car les noms propres qui cristallisent la rêverie du Narrateur sont en fait presque toujours (et pas seulement dans le chapitre qui porte ce titre) des noms de pays ». Gérard Genette, op.cit., p.233 95 Roland Barthes, « Proust et les noms », in Nouveaux essais critiques, op.cit., p.11_-130

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« moi créateur ».

Il s’agissait de montrer comment les deux œuvres de Hélé Béji pouvaient être lus

comme un véritable diptyque romanesque, structuré autour du couple jour / nuit, dans ce

qu’on s’est proposé d’appeler une poétique de « l’équinoxe ». Chacun des deux volets

explore en effet un aspect du temps nycthéméral, chacun des deux adopte une forme

esthétique, qui se trouve correspondre à l’une, puis l’autre, des deux vocations

« manquées » de peintre et de musicienne que raconte rétrospectivement la narratrice,

répondant ainsi aux deux interrogations laissées en suspens à la fin. Mais ce « manque »

est finalement compensé, et même dépassé, dans la mise en œuvre d’une écriture qui

assume son rapport analogique au réel, qui tire parti du « langage indirect ».

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II. « Défier le rythme naturel des cycles nocturnes et diurnes » : du dualisme à la dialectique, une méthode en acte

A considérer le jour et la nuit dans leur sens littéral, il est certes opératoire

d’étudier les deux œuvres dans leur face à face. Mais l’opposition entre le jour et la nuit,

dans son acception figurée, désigne surtout un rapport d’opposition absolue, comme le

dit l’expression idiomatique en français. Or, Hélé Béji, « défiant par espièglerie le

rythme naturel des cycles nocturnes et diurnes»1, n’établit manifestement « le jour et la

nuit » - c'est-à-dire le système d’opposition - sur la scène romanesque de la création,

que pour toujours le dépasser.

Ce qui nous intéressera dès lors, ce ne sont plus le jour et de la nuit en tant que motifs,

reliés dans le diptyque, mais le problème même de la relation qui unit les deux

contraires – ou plutôt ce qu’on a l’habitude de considérer a priori comme deux

contraires. C’est, pour le dire encore autrement, dans la conjonction « et »2 que tout se

joue, davantage que dans les deux termes du couple. Hélé Béji qui, on l’a vu, ne

revendique de « vocation » que celle de pédagogue, exerce, précisément, son talent

pédagogique : en effet, si elle introduit la notion de contraste, ce n’est que pour montrer

la voie d’un passage du dualisme à son dépassement dialectique.

En quoi L’Œil du jour et Itinéraire de Paris à Tunis, réponses romanesques à la

question philosophique - on y revient3 - de la validité d’une lecture duelle du monde,

sont-ils une initiation à l’art de la pensée dynamique, une méthode de dialectique

appliquée ?

1 L’Œil du jour, chap. XIV, p.148 2 La conjonction de coordination « et », nous disent les grammairiens, est celle qui implique la relation la plus complexe, car elle recouvre des sens aussi divers que l’addition, la succession chronologique, la conséquence, la réunion ou l’intersection d’ensembles, et, ce qui nous intéresse particulièrement ici : l’opposition Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat, René Rioul, « Les emplois des conjonctions de coordination », in Grammaire méthodique du français, Paris : PUF, 2004 (1994), p.525-526 3 Voir infra, en I.1.

Page 48: Le roman comme laboratoire de l’essai dans L’Œil du … · 4 Gérard Genette, « Le jour, la nuit », in Figures II, Paris : Seuil, 1969, p.102 5 Ibid., p 101-102 6 C’est Genette

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1. L’esthétique du clair-obscur : tentation d’une lecture dualiste

L’usage de la langue a fait du couple jour / nuit, l’opposition emblématique, la

figure même de l’archétype du double, que Hélé Béji semble reprendre à son compte :

« Le jour et la nuit, comme deux lutteurs, se sont battus sur les cordages effilochés de

l’horizon »4.

Cette opposition primaire, autour de laquelle l’auteur choisit de structurer son diptyque,

entraîne même tout un paradigme d’oppositions structurelles secondaires, établissant un

clair-obscur qui semble inviter à la lecture dualiste de l’œuvre. Nous examinerons,

parmi les plus importants, quelques uns de ces contrastes, sensibles à la fois à l’échelle

macrostructurale – c'est-à-dire entre les deux romans et à l’échelle microstructurale - à

l’intérieur même de chacun d’eux.

a/ Le système contrastif entre les deux romans

Nous analysions plus haut l’effort de jointure entre les deux volets du diptyque

romanesque, qui constituent une suite très serrée5. Mais, ce lien narratif ne vise qu’à

établir le diptyque, au sein duquel se met en place une série d’oppositions - il s’agira ici

d’en étudier deux : deux traitements divergents d’une même scène et deux tonalités

contraires.

Partons du commencement, et prenons tout d’abord le lieu romanesque, hautement

stratégique, de l’incipit. Si c’est la linéarité qui est travaillée entre la fin du premier

roman et le début du second, comme on l’a vu, c’est en revanche un rapport de

parallélisme, ou plutôt de symétrie qu’il faut lire entre les deux incipits. Parallélisme,

dans la mesure où l’incipit de chaque roman, véritable « seuil » de la lecture selon la

formule de Genette, met dans les deux cas en scène le « seuil » de la conscience : le

réveil. Mais symétrie surtout, puisque la scène est dans un cas vécue comme une

délivrance – la dissipation de l’angoisse causée par le « cauchemar » Boutellis – et dans

l’autre comme une déconvenue – la contrariété de sortir du beau rêve d’envol et de

4 Itinéraire de Paris à Tunis, chap. VI, p.50 5 Voir infra, en I.1.

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« retombe[r] bêtement, hélas, dans le tumulte de l’oreiller »6. Cauchemar et rêve ont

beau présenter tous deux le même « génie des mises en scène » oniriques7, c’est

évidemment sur le contraste entre la dysphorie du premier et l’euphorie du second que

travaille Hélé Béji.

Cette première opposition issue du paradigme initial jour / nuit, n’est pas, notons le, une

invention de l’auteur : elle ne fait ici que radicaliser un contraste qui, pour être plus

diffus, n’en est pas moins déjà présent dans l’œuvre de Proust. Certes, le cauchemar

d’angoisse - ou, pour être tout à fait exact, l’hallucination du réveil8 - que l’on peut lire

à l’ouverture de L’Œil du jour, a été traité, en soi, par de nombreux auteurs9 ; certes,

d’autre part, un rêve comme celui d’Itinéraire de Paris à Tunis, où la narratrice rejoue,

comme on l’a vu, le scénario d’envol qui a marqué son enfance, repose sur l’idée de

libération de la mémoire dans le rêve, voie qui a été aussi largement explorée par un

autre courant de la littérature10. Mais rares sont les œuvres à tenir ce contraste entre le

cauchemar et le rêve, que le réveil peut ainsi, respectivement, conjurer ou briser. Proust

l’a fait, et on peut une fois de plus lire, derrière les pages de Hélé Béji, le souvenir de

6 Itinéraire de Paris à Tunis, chap. I, p.10 7 « Il semble que le rêve littéraire s’attache particulièrement à ce que Freud appelait la « dramatisation » : la capacité du rêve à transformer « une pensée en une situation ». Cette qualité qui rapproche la création onirique de l’art théâtral peut être poussée à bout dans certains songes particulièrement « dramatiques » […]. Nous n’emploierons pas exactement le terme de « dramatisation » dans son acception freudienne, pour nous intéresser plutôt au génie de ces mises en scène ». Fanny Déchanet-Platz, L’écrivain, le sommeil et les rêves, 1800-1945, op.cit, p.209 8 « Il ya des expériences analogues au rêve, juste à l’instant du réveil, qui sont comme des extensions des formes oniriques jusque dans l’état vigile. Un dormeur réveillé peut, par exemple, voir un ensemble d’images formées sur le fond réel de sa chambre (ces visions éveillées sont appelées hallucinations hypnopompiques) », d’après Allan Hobson, Le cerveau rêvant, cité par Fanny Déchanet-Platz, ibid., p.260 9 « Tous les dormeurs font l’expérience de ces mouvement empêchés, ainsi qu’en témoignent les nombreux récits de rêve », dit Fanny Déchanet-Platz (p.129). La liste est en effet impressionnante : Gautier, dans Onuphrius, rêve qu’il est paralysé et enterré vivant (p.129) ; Eluard, dans Les songes toujours immobiles, sent lui aussi « [s]on corps absurde prisonnier » du sommeil (p.130) ; Lautréamont, dans Les Chants de Maldoror, reprend l’image du « cauchemar et du démon qui, en se couchant sur la poitrine de ses victimes, provoquait cette sensation d’étouffement et d’angoisse » et parle lui-même de « catalepsie », (p.141 et 213) ; Maupassant, dans Le Horla et autres contes d’angoisse, est lui aussi « étreint » par un cauchemar : « Je dors – longtemps (…) – puis un rêve – non – un cauchemar m’étreint. Je sens bien que je suis couché et que je dors, … je le sens et je le sais… et je sens aussi que quelqu’un s’approche de moi, me regarde, me palpe, monte sur mon lit, s’agenouille sur ma poitrine, me prend le cou entre ses mains et serre… serre… de toute sa force pour m’étrangler. Moi, je me débats, lié par cette impuissance atroce, qui nous paralyse dans les songes ; je veux crier, - je ne peux pas ; - je veux remuer, - je ne peux pas ; - j’essaye, avec des efforts affreux, en haletant, de me tourner, de rejeter cet être qui m’écrase et qui m’étouffe, - je ne peux pas ! » (p.213) 10 Freud dit « l’importance des souvenirs, tant récents qu’anciens, pour la formation du rêve, dont [il] situe la source dans le substrat infantile inconscient (L’interprétation des rêves) ». C’est cette théorie qu’explore, par exemple, l’écriture d’un Aragon dans « Sommeil de plomb », in Le Mouvement perpétuel : « Le dormeur éveillé regarde la vie avec des yeux de petit enfant / (…) Au pays souterrain du songe / Alors je retombe en enfance » Ibid., p.161 et 159

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plusieurs passages compilés d’A la recherche du temps perdu. Ainsi, Boutellis fait écho

à la « femme méchante », dans l’hallucination de Bergotte :

« C’est comme venus de dehors de lui qu’il percevait une main munie d’un torchon

mouillé qui, passée sur sa figure par une femme méchante, s’efforçait de le

réveiller. »11

Et la grand-mère, qui vient, dans L’Œil du jour, « comme une fée aux gestes illuminés »

(chap. I, p.11), chasser le « monstre difforme et bossu qui s’accroupit sur vos yeux »

(p.10) est la descendante littéraire de la grand-mère de Combray, qui sauve le narrateur

chez Proust :

« N’ayant plus d’univers, plus de chambre, plus de corps que menacé par les ennemis

qui m’entouraient, qu’envahi jusque dans les os par la fièvre, j’étais seul, j’avais envie

de mourir. Alors ma grand’mère entra ; et à l’expansion de mon cœur refoulé

s’ouvrirent aussitôt des espaces infinis. […] Elle entr’ouvrait les persiennes ; à

l’annexe en saillie de l’hôtel, le soleil était déjà installé sur les toits comme un

couvreur matinal qui commence tôt son ouvrage »12

De même, le rêve d’ascension au-dessus de la capitale tunisienne qui ouvre Itinéraire de

Paris à Tunis, « prémédité […] par une simple convocation de paupières closes » (chap.

VI, p.50) rappelle le rêve de la cité gothique, récurrent lui aussi, et préparé par la

rêverie:

« Un de mes rêves était la synthèse de ce que mon imagination avait souvent cherché à

se représenter pendant la veille, d’un certain paysage marin et de son passé médiéval.

Dans mon sommeil je voyais une cité gothique au milieu d’une mer aux flots

immobilisés comme un vitrail. […] ce rêve où je désirais, où je croyais aborder à

l’impossible, il me semblait l’avoir déjà fait souvent. »13

Et le réveil qui suit sa « chute » brutale, ramenant la « dormeu[se] éveillé[e] »14 à une

réalité dont elle ne perçoit que les bruits nocturnes, semble illustrer cette description du

parcours du dormeur proustien :

« D’une brusque courbe, revenir vers le réel, brûler les étapes, traverser les régions

11 Marcel Proust, La Prisonnière, cité par Fanny Déchanet-Platz, ibid., p.134 12 Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Deuxième partie « Noms de pays : le pays », in A la recherche du temps perdu, op.cit., vol. I, p.667-669 13 Marcel Proust, Le Côté de Guermantes I, cité par Fanny Déchanet-Platz, op.cit., p.219 14 Annelise Schulte Nordholt se sert de cette expression par laquelle Proust lui-même désignait le moi du premier épisode de son roman, et qui renvoie au titre de l’un des contes des Mille et une nuits.

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voisines de la vie – où bientôt le dormeur entendra, de celle-ci, les rumeurs presque

vagues encore, mais déjà perceptibles, bien que déformées – et atterrir brusquement au

réveil »15

Hélé Béji, lectrice de Proust, travaille donc parallèlement ses incipits avec la scène du

réveil, tantôt issue du cauchemar, tantôt du rêve, pour mieux souligner le contraste entre

les deux romans.

Les deux romans, dit-on, car nous maintiendrons ici ce que l’on signalait en

introduction : Itinéraire de Paris à Tunis est, malgré son sous-titre, un roman avant tout

et doit être considéré comme tel ; cependant, la mise en avant de la satire, si elle doit

être minorée, ne doit pas pour autant être évacuée : elle nous indique en effet la

deuxième opposition macrostructurale qu’on analysera ici. Celle-ci concerne, cette fois,

la tonalité d’ensemble de chacun des romans. Cette opposition est d’ailleurs directement

liée à l’opposition matricielle entre le jour et la nuit, si l’on prête à ces deux motifs les

valeurs, respectivement positive et négative, qui leur sont traditionnellement associées.

En effet, L’Œil du jour rend hommage à la figure de la grand-mère, dernière

représentante d’un monde en voie de disparition qu’il s’agit de fixer, de sauver.

Itinéraire de Paris à Tunis, à l’inverse, stigmatise « quelques uns de [s]es

contemporains »16, représentants d’un monde de conformisme et d’hypocrisie qu’il

s’agit de fustiger. Là où la narratrice du premier, dans la grâce parfaite du jour qui

passe, se laisse bercer par le flux serein de ses rêveries, celle du second est en proie à

une crise d’insomnie, tourmentée par « l’imperfection du monde » 17. Les tonalités des

deux romans divergent donc radicalement, que l’on pourrait tenter de définir par une

série de couples antagonistes : d’un côté l’éloge, de l’autre le blâme ; ici l’euphorie, là

la dysphorie18 ; ici enchanter, là démasquer ; l’élan du cœur et l’exercice de la raison ;

l’œil bienveillant, complaisant et le regard féroce, rabaissant (c’est significativement

par le regard surplombant sur la ville que commence la satire). C’est pourquoi chacun

15 Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, cité par Fanny Déchanet-Platz, op.cit., p.121 16 Réflexions sur quelques uns de mes contemporains de Charles Baudelaire (1861) est un essai critique sur l’art. 17 « quand j’y repensais la nuit dans mon lit, je restais longtemps dans le noir à déchiffrer cette énigme, avec cette obsession d’enfant que l’imperfection du monde tourmente » « La robe blanche à petits pois », op.cit., p.20 18 Le regard de la satiriste « témoigne d’une relation dysphorique avec le monde, signe d’insatisfaction qui fait écrire» Najeh Jegham, « De la satire à l’échappée féminine dans Itinéraire de Paris à Tunis de H. Béji et Tamass de A. Nalouti », in Etudes littéraires maghrébines, 1er et 2ème semestres 1999, n° 18-19, URL : http://www.limag.com/Bulletin/Bul18/DossJeghamBejiNalouti.htm

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des deux romans use d’un registre spécifique, que nous étudierons pour finir : l’héroï-

comique et le burlesque, qui jouent tous deux sur un décalage entre le ton et le sujet.

Plusieurs passages, dans L’Œil du jour relèvent en effet de l’héroï-comique - ou

traitement d’un sujet prosaïque de manière noble, épique. La confection du menu

alimentaire, véritable « méditation », prend l’ampleur de la composition d’un poème :

« Le secours céleste invoqué finira par livrer le résultat de son inspiration, tel un poète

au désespoir que ressuscite l’illumination d’un vers » (chap. VII, p.83).

… et les vieilles dames ainsi rassemblées dans la cuisine deviennent « des divinités

sorties de l’arcature de la fontaine dans le mur de faïence ». Il s’agit, proprement, de

mythifier le monde, de lui donner valeur de mythe. Dans un état de bienheureuse

insouciance chez sa grand-mère, la narratrice se prend ainsi pour un marin homérique

en terre d’accueil Lotophage :

« Oublieuse du départ, je suis sous un charme indescriptible, mon bureau devient une

île flottante d’où tombent mollement de beaux fruits juteux » (chap. III, p.39).

A l’inverse, il s’agit dans Itinéraire de Paris à Tunis de démystifier, de « destitu[er] les

figures de la Culture »19, d’où le recours au burlesque – mécanisme inverse, puisqu’on

s’attache au traitement bas d’un sujet considéré comme noble. Le récit de la rencontre

avec le « Délégué international » est tout à fait caractéristique. C’est d’abord l’annonce

du personnage qu’entend la narratrice, sans le voir encore :

« « Son Excellence… », avais-je entendu derrière moi avec un ton qui participait

encore du carton calligraphié que j’avais reçu pour ce colloque […]

« Son Excellence… », m’annonce-t-on avec une haleine plénipotentiaire » (chap. IX,

p.79)

La duplication de l’annonce retarde d’autant l’apparition dudit délégué, qui se réduit

métonymiquement à une « paire de moustaches » caricaturale - comme, plus haut,

l’écrivain mondain se réduisait à sa « barbe » :

« Avant que la phrase ne fût terminée, et que j’aie eu réalisé celui qu’on me présentait,

je tressaillis un peu en posant mes yeux sur une paire de moustaches » (idem).

Le prestige du personnage (marqué par la majuscule et la troisième personne)

19 Najeh Jegham, « Hélé Béji, Méditer, Méditerranée », in Lectures tunisiennes, Tunis : L’Or du Temps, 2003, p.60

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s’amoindrit au fur et à mesure des images, qui vont dans le sens d’une diminution et

d’une trivialisation croissante, puisque la paire de moustaches devient bientôt une

« araignée velue, mais au fond tout à fait inoffensive». (p.80)

L’opposition entre mythification et démystification serait analysée, dans la perspective

psychanalytique ouverte par Marthe Robert20, comme une opposition entre le roman de

« l’enfant trouvé » qui crée un monde conforme à ses vœux intimes (L’Œil du jour), et

le roman du « bâtard » qui affronte le monde réel qu’il représente dans son œuvre

(Itinéraire de Paris à Tunis).

Ainsi, l’étude de la scène d’incipit et celle du registre, dans chaque roman, nous

permettent de voir comment Hélé Béji met en place un paradigme d’oppositions qui

rejouent l’opposition principale : L’Œil du jour est à Itinéraire de Paris à Tunis ce que

le jour et à la nuit.

b/ Le système contrastif à l’intérieur de chaque roman

Mais il faut affiner l’analyse, et constater que le mécanisme du contraste envahit

la scène de chacun des deux romans, jouant ainsi à l’échelle microstructurale. Matériel

et spirituel, perte et permanence, sacré et profane, etc.21 : l’examen exhaustif serait

fastidieux, et de toute façon impossible ; là encore, nous opérerons donc un choix, en

nous contentant d’observer deux de ces contrastes : l’opposition spatiale et l’opposition

axiologique.

L’espace est, à l’intérieur de chaque roman – et surtout dans le premier, dont

l’étude sera la plus pertinente ici22 – structuré aussi clairement que le temps à l’échelle

du diptyque : autour de l’opposition entre le dedans et le dehors. Hélé Béji, qui s’inscrit

largement dans la « poétique de l’espace » domestique bachelardienne23, offre une

20 Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris : Grasset, 1972 21 Linda Béji examine ainsi les couples « chaleur/froideur », « croyance/foi modérée », « humanité/inhumanité » (op.cit., p.46 sq.) 22 L’opposition vaut néanmoins aussi pour Itinéraire de Paris à Tunis, qui s’écrit tout entier dans un lit et autour du regret d’être sorti, la veille, à un colloque mondain, comme on l’a vu. « J’étais même saisie à ce moment-là de l’impatience de […] me retrouver à la maison, calée dans un bon fauteuil » (chap. VIII, p.76) 23 Bachelard privilégie les « valeurs du dedans » : ce sont les espaces d’intimité, à commencer par la maison, qui structurent selon lui l’imaginaire. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris : PUF, 1994 (1957)

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imagerie de la maison-refuge, qui se met en place dès le début de L’Œil du jour. La

narratrice, en effet, s’attable dès son réveil « derrière le lourd bureau de [s]on grand-

père, dans ce coin de salon inamovible, caduc et abrité, retrait d’un monde lui-même en

retrait » (chap. II, p.19). A partir du centre focal du « je » énonciateur sont ainsi

organisées des barrières de protection successives : la narratrice est calfeutrée derrière le

bureau, dans le salon, lui-même reculé dans la maison, dont « les hauts murs étanches

[l]’isolent de l’extérieur » (chap. VI, p.76), extérieur lui-même organisé en cercles

concentriques puisque la médina tunisoise qui abrite la maison est un espace clos,

« encerclé par l’anneau » des faubourgs (chap. X, p.111) et donc protégé de la ville

moderne. Cette mise en abyme spatiale n’a pas échappé aux commentateurs, puisque

c’est elle qui donne à l’écriture cet « intimisme » dont parle Jean Fontaine24, puisque

Denise Brahimi observe aussi la « nécessité de se préserver contre les agressions du

dehors »25.

Hélé Béji superpose à l’opposition intérieur/extérieur l’opposition privé / public. Son

abolition est, pour la narratrice qui commente l’architecture, signe de la dégénérescence

morale du temps :

« Une aberration a surgi sur la pureté des façades : l’ornement intérieur a poussé vers

l’extérieur ses faïences, ses frises, son stuc, ses boiseries, grossis comme un mensonge

de l’âme qui apparaîtrait sur la peau en pustules. Les splendeurs autrefois dérobées

aux regards des passants, sorties de l’ordre où elles s’accomplissaient en silence,

défigurent les nouveaux quartiers d’une parure qui n’était destinée qu’à l’existence

domestique, avec la laideur d’une maladie qui se répand. Lorsque meurt la vie morale

de la maison, on voit de son raffinement le plus retiré sortir un masque de vulgarité.

[…] L’intériorité, [autrefois] partout cachée, était partout présente […]. L’architecture

de nos anciennes demeures est l’épanchement formel de leur vie morale, par ailleurs

contenue et pudique, et par sa visibilité sobre et rigoureuse, sous l’éclat nu du soleil,

l’âme de nos maisons semblait se défaire de ses secrets et de ses vicissitudes privées,

dans la forme conciliante et digne de l’harmonie urbaine où se purifiaient ses

imperfections et ses souffrances. » (chap.VI, p.77) 24 Jean Fontaine, Ecrivaines Tunisiennes, Tunis : éditions Le Gai Savoir, 1994 (1990), p.63-64 25 « Enfermement, fixation, repli sur soi : telle serait l’attitude féminine, opposée à dispersion, pluralité, éclatement, comme expression masculine du même complexe de sentiments », analyse Denise Brahimi, qui fait ici l’étude comparatiste d’une œuvre féminine, L’Œil du jour et une œuvre masculine, Talismano du Tunisois Abdelwahab Meddeb, autour du thème du retour dans la ville natale. Ce type de perspective critique relève des gender-studies. Denise Brahimi, Appareillages, op.cit., p.78-79.

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Il faut donc maintenir le contraste entre dedans et dehors. On assiste alors à un

mouvement centripète généralisé, qui touche non seulement la narratrice26, mais tous les

personnages : la maison est l’espace qui accueille toutes les activités, du marché (la

grand-mère se fait livrer son couffin de provisions à domicile, chap. II, p.25) à la prière

(« Je prie dans ma maison, chez moi […] je n’irai jamais en pèlerinage, jamais ! Mon

lieu sacré, c’est ma chaise longue devant ma porte », dit Slaymane, chap. II, p.25).

Espace familier, commercial, spirituel, la maison est un espace protéiforme, tantôt aussi

vaste qu’un macrocosme (le lustre devient ainsi « une petite planète de verre » dans « le

cosmos de la maison », chap. III, p.31), tantôt réduit à un microcosme : la porte se

referme avec un bruit lourd « comme la pulsation profonde d’un cœur vieilli » (chap. II,

p.19). Ce « cœur vieilli », c’est celui de la grand-mère elle-même, qui ne fait qu’un avec

sa maison, comme l’observe justement Linda Béji27 :

« Le cœur de la maison bat sous le corsage de ma grand-mère » (chap. XI, p.119).

L’image implique à la fois que la grand-mère incarne la maison, dont elle est une sorte

de lar familiaris28, et, symboliquement, que la grand-mère est une figure maternelle29.

Chaque entrée dans la maison est d’ailleurs paradoxalement vécue comme une « sortie »

et associée à une naissance - ou plutôt une palingénésie – l’intérieur étant associé à la

vie retrouvée, et l’extérieur à la menace de mort :

« Trois marches de marbre blanc me détachent du monde, déjà descendu dans le fond

26 La description du trajet en voiture qui mène la narratrice de l’aéroport de Tunis jusqu’à la chambre de la maison se fait à la faveur d’une seule longue période, qui opère un resserrement spatial (chap. V, p.53-54) ; plus tard, la narratrice refuse d’aller dîner au restaurant, de peur de «gâcher […] par une sortie » sa soirée à la maison (chap. XII, p.127) ; et la promenade à Carthage, pourtant décrite comme un moment de grâce (chap. IX, p.104), se conclura finalement par ces mots : « votre promenade eût-elle été exceptionnellement embellie par l’éclaircie d’un orage où des eucalyptus s’étaient laissé surprendre par la lumière, il valait mieux rentrer chez soi. En réalité, j’avais toujours hâte, lorsque j’étais sortie, de rentrer à la maison » (chap. XIII, p.137). 27 Linda Béji, op.cit., p.6. On retrouve ici l’image bachelardienne de la « maison-corps ». 28 Les lares, ou genii loci, sont l’esprit protecteur des ancêtres et les divinités particulières à chaque famille. Cette figure tutélaire est étendue, dans le roman, à l’ensemble des personnes âgées (Slaymane, « Apache », ou les visiteurs), qui sont, de près ou de loin, en lien avec la grand-mère et la maison. « Je regarde mes divinités particulières se pencher délicatement sur mon autel » (chap. I, p.17) ; « comme le fantôme providentiel de la maison » (chap. II, p.20) ; « comme le parterre d’une domus antique » (chap. III, p.30) ; « le gardien invisible de la maison » (chap. VII, p.88) ; « une brume d’autres âmes diffuses » (chap. XIII, p.139) ; « comme le passage bruyant des bons génies » (chap. XIV, p.154). 29 C’est, sous le corsage, le sein maternel, car si « la mère est la grande absente » de L’Œil du jour, pour Denise Brahimi, la grand-mère en est le substitut (« cette autre Mère qu’est la grand-mère », dit Annelise Schulte Nordholt à propos de celle de Combray, chez Proust). Denise Brahimi, Appareillages, op.cit., p.81 Annelise Schulte Nordholt, Le moi créateur dans A la recherche du temps perdu, op.cit., p.121

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oublié du silence marin. Le niveau de la rue est un peu plus bas, une simple

dénivellation et les dimensions basculent, le monde extérieur s’éloigne

vertigineusement et vous naissez en sortant de lui » (chap. XIII, p.142)30.

La représentation de l’espace répond donc à un système aussi contrasté, à

l’échelle du roman, que le temps, à l’échelle du diptyque.

Ainsi en va-t-il encore de la représentation des valeurs : c’est la deuxième

opposition microstructurale que nous examinerons ici. Chaque volet du diptyque

présente une tonalité d’ensemble propre, comme on l’a vu plus haut. Mais si cette

tendance générale ressort avec tant d’évidence, c’est qu’elle est mise en relief par un

contraste interne et ponctuel : c’est le principe du clair-obscur. Ainsi, l’éloge de la

grand-mère, qui fédère autour d’elle les figures lumineuses de Slaymane, Apache, la

cuisinière ou l’anonyme vieillard, dans le premier roman, se détache sur le fond terne de

quelques figures négatives (le douanier de l’aéroport, l’homme d’affaires, la collègue

universitaire - ces personnages appartiennent tous, significativement, à la sphère de

l’extériorité par rapport à la maison, ce qui est congruent avec l’opposition spatiale

relevée tout à l’heure). A l’inverse, la galerie des portraits-charges d’Itinéraire de Paris

à Tunis (le mauvais l’écrivain, l’amie vieillie, le haut fonctionnaire, le futur fiancé, le

délégué international et sa collègue) est ponctuellement éclairée de figures positives (le

marchand de cacahuètes, Herbert et Fräulein Kreutzer - ces deux dernières figures étant,

significativement, les deux seules à être nommées, échappant à l’anonymat du type sur

lequel fonctionne la satire ; et si elles échappent à sa férocité, c’est qu’elles

appartiennent à la sphère du souvenir, là où les autres sont « quelques uns des

contemporains », pour reprendre la formule de Baudelaire). Il y a donc un principe

d’alternance entre les portraits contrastés, et la tendance générale de chacun des deux

romans n’est déterminée que par la statistique : il y a plus de portraits valorisés dans

L’Œil du jour, et plus de portraits charges dans Itinéraire de Paris à Tunis ; quelques

figures seulement semblent s’être échappées du premier roman pour s’infiltrer dans le

second, et inversement.

Jean Fontaine décrit ainsi cette nette ligne de partage axiologique :

« La structure du texte est claire. Les réflexions sont livrées en contraste : ce qui

30 Le roman, qui commence par la scène matricielle de la suffocation infligée par Boutellis, file le motif de la respiration retrouvée après l’asphyxie, qu’on peut lire comme un imaginaire de la (re)naissance. Voir chap. V, p.53 et chap. X, p.113 notamment.

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déplaît à l’auteur et ce qu’elle apprécie »31

Kamel Ben Ouanes relève également cette « cohabitation […] de portraits négatifs et

d’autres positifs » : « satire sociale et discours élogieux, réquisitoire et plaidoyer ». Ce

système contrasté « ne se limite pas aux portraits », d’ailleurs, mais :

« S’élargit aussi aux choses et aux éléments de la nature, comme l’illustre le chapitre

VII [d’Itinéraire de Paris à Tunis], consacré à l’antagonisme symbolique entre La

Poussière et La Chaux, deux forces, l’une naturelle, l’autre culturelle, qui s’affrontent

dans un dur combat, afin d’envelopper, chacune à sa manière, la ville et ses habitants,

la première, dans un tourbillon sismique, et la seconde, dans un vertige de blancheur

aveuglante. Entre la Chaux, une « fée » bienveillante et La Poussière, une méchante

« sorcière en haillons » (p.60), c’est le combat manichéen entre l’ange et le diable qui

se déploie devant nous : « C’est l’ange qui avec son petit récipient de substance

céleste, empoisonne Satan pétrifié de blanc dans sa cape de boue. »

A l’instar de l’antagonisme entre la satire et l’éloge, l’opposition entre La Chaux et La

Poussière inscrit le texte dans une vision dualiste ou manichéenne »32.

Tout semble donc porter à croire que l’univers romanesque de Hélé Béji, qu’on

l’examine à l’échelle macrostructurale ou microstructurale, s’inscrit dans cette « vision

dualiste ».

2. De la nécessité de dépasser l’opposition : l’élaboration

théorique

Les romans de Hélé Béji, on l’a vu, évacuent peu – L’Œil du jour – ou prou –

Itinéraire de Paris à Tunis – le contenu diégétique, qui faisait le roman dit classique. On

31 Jean Fontaine, op.cit., p.106 32 Kamel Ben Ouanès, « Le stéréotype ou l’itinéraire de la métaphore chez Hélé Béji », in La littérature maghrébine d’expression française entre clichés, lieux communs et originalité, actes du colloque de la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba (Tunis, Tunisie), Tunis : FLAH éditions, 2003, p.65-66 Ce combat, qui mêle l’univers du conte (la sorcière contre la fée), de la légende (le vampire contre la lumière), de la religion (l’ange contre Satan), s’achève sur le triomphe de la chaux et dans l’emphase d’une série d’alexandrins … blancs : « de sa main d’ange pur qui verse son eau d’aube, […] d’une unique splendeur, d’un rêve d’aquarelle » (chap. VIII, p.61-62)

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voit immédiatement le risque que comporte, dès lors, la mise en place du dualisme : la

pensée contrastive est une pensée statique, qui menace d’immobilisme l’économie

romanesque. D’un point de vue stratégique, le roman doit justement pallier l’absence

d’intrigue en réintroduisant le mouvement.

L’auteur de L’Art contre la culture, dont on a dit qu’il pouvait être considéré comme le

manifeste de l’esthétique romanesque de Hélé Béji, nous met sur la voie de cette pensée

du mouvement : l’opposition, qu’il ne s’agit pas pour autant de nier, doit toujours être

dépassée. Ainsi, partant de la dualité canonique entre corps et esprit, deux biais de

réception du spectacle, elle conclut malgré tout à la souveraineté de l’unité :

« L’esprit s’interroge. […]. Certes, le corps le devance, sa compréhension est

fulgurante ; il s’est élancé, irréfléchi, dans l’intuition de son élan profond. Quant à

l’esprit, beaucoup moins agile, il ne refuse pas son assentiment. Entre le corps et

l’esprit, il y a une course qui ressemble à la fable du lièvre et de la tortue. Le lièvre

part en flèche, mais c’est la tortue, dont la carapace est lenteur, labeur, qui est sans

doute plus assurée de parvenir au but.

Ainsi, ce spectacle est-il toujours double, et y sommes-nous interpellés de deux

manières. La première est dionysienne. Tout y est sensualité, vertige, tournoiement,

adhésion, fusion […] La seconde manière est à l’écoute. Elle veille, elle contemple,

elle considère. […] Mais ces deux moments sont en correspondance, et tambourinent

ensemble. Car malgré le bruit et l’exubérance, paradoxalement Nûba est une

méditation, une méditation sur soi, un retour sur les formes de la vie antérieure, un

poème de notre nouvelle destinée. Les actions y sont multiples, mais la pensée y est

une […] en secrète correspondance avec l’unité du monde. » 33

Car, si Hélé Béji tient à transcender l’archétype du double pour parvenir à l’unité, ce

n’est pas uniquement pour des raisons de stratégie romanesque. Le dualisme, non

seulement menace de statisme le roman, mais pire, peut s’avérer une erreur de

l’intellect, dans la mesure où la vie, dans son processus vivant, son expansion

dynamique, est une et sans division.

Il s’agira donc ici de voir comment Hélé Béji, pose la question de la validité

ontologique d’une lecture duelle du monde, faisant de la philosophie phénoménologique

33 L’Art contre la culture, op.cit., p.16-18 (je souligne). Sur le « sentiment de l’unité », voir aussi p.61. Dans ce bel essai, rappelons-le, c’est sur son expérience de spectatrice que Hélé Béji assoit sa propre conception de l’art, offrant ainsi un certain nombre de clefs de lecture de son œuvre.

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de la perception le sous-bassement théorique du roman.

a/ Le dualisme en question

Le dualisme, « système de croyance ou de pensée qui, dans un domaine

déterminé, pose la coexistence de deux principes premiers, opposés et irréductibles »34,

n’est pas une formation à part, qui ne serait en œuvre que dans la théorie, la spéculation

ou le savoir35 : nous pensons dans la dualité, c’est un trait décisif de l’histoire de la

pensée humaine. De fait, la plus grande partie des concepts dont nous nous servons

fonctionnent dans la dualité : jour/nuit, rêve/cauchemar, éloge/blâme,

intérieur/extérieur, positif/négatif… mais aussi capitalisme/communisme, fait/droit,

bien/mal, vrai/faux, théorie/pratique, absolu/relatif, transcendant/immanent,

abstrait/concret, etc. La dualité, qui structure de part en part la représentation commune,

est peut-être issue de la conscience initiale d’une séparation entre le « moi » et le

monde ; elle peut encore provenir des dualités « naturelles » (le mâle et la femelle par

exemple), à moins que ce ne soit notre double filiation, paternelle et maternelle, qui

l’imprime en nous ; elle est peut-être issue de la partition de notre corps (gauche/droite),

et surtout, de notre cerveau. On connaît en effet, pour développer rapidement une de ces

hypothèses, l’idée de la « latéralisation » ou « asymétrie fonctionnelle

hémisphérique »36 du cerveau humain, c'est-à-dire des différences de fonctionnement

entre les deux hémisphères cérébraux ; bien que la question soit encore en friche et en

débat, les spécialises s’accordent à reconnaître au moins quelques tendances générales :

l’hémisphère gauche – dominant - dont la spécificité fonctionnelle serait la puissance

d’abstraction et le langage, aurait plutôt tendance à gouverner nos représentations

logiques, analytiques, sémantiques, tandis que l’organisation spatiale, l’identification

des formes et des sons musicaux seraient des fonctions « localisées » dans l’hémisphère

droit.

Il n’a jamais été question de prendre sérieusement l’œuvre de Hélé Béji, tour à tour

34Trésor de la Langue Française informatisé, sur le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales en ligne, URL : http://www.cnrtl.fr/definition/ 35 Que ce soit l’énantiose des pythagoriciens (qui considéraient dix oppositions – le pair/l’impair, le bien/le mal, etc. – comme la source de tout), le dualisme des Perses, ou la logique classique moderne. 36 François Bresson, « Latéralisation », in Encyclopaedia Universalis, édition numérique version 8, 2003

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satiriste, théoricienne, artiste-peintre, musicienne ou poéticienne de l’espace, pour

illustration, et encore moins pour preuve, de ce type de fonctionnement booléen. Nous

avons simplement constaté que son œuvre semblait pouvoir se prêter à une lecture

dualiste, qui devient, dès lors, très tentante : elle fonctionne, on l’a vu, très bien.

Peut-être trop bien : le caractère systématique et formel de ce type d’opposition finit par

éveiller la méfiance. Linda Béji a l’intuition d’ « une certaine complémentarité »37 entre

les deux pôles qu’elle oppose. Kamel Ben Ouanès remarque la contradiction à laquelle

le heurterait le constat définitif du contraste et se hâte de le nuancer :

« Toutefois, une telle approche archétypale du réel nous surprend, particulièrement

dans un texte [Itinéraire de Paris à Tunis] qui a pour fonction centrale de démasquer

les stéréotypes et d’en faire la matière de sa satire, car le manichéisme n’est-il pas lui

aussi une vision stéréotypée de la réalité ? Le manichéisme ne correspond-il pas à un

schéma réducteur, figé qui rejette les nuances et impose un raisonnement

aporétique ? […] cette dualité n’est pas une fin en soi, car le but recherché […] est de

s’interroger sur les modalités de passages […] de la réalité à sa représentation »38

Du constat, fondé, que l’œuvre se prête à une lecture duelle, il ne faut pas trop

rapidement conclure que la lecture du monde que porte l’œuvre est, elle aussi, duelle.

Le paradigme de l’opposition est bel et bien posé, mais à une fin tout autre. Il s’agit

justement de poser la question métaphysique de la perception du monde : le dualisme

est-il ontologiquement valide ou n’est-il qu’une commodité de pensée, un outil

nécessaire mais non suffisant, taillé par l’intellect pour penser le réel, un artefact ? la

dualité, pour le dire plus simplement, est-elle dans la nature des choses ou est-elle

seulement dans la représentation de la nature des choses ?

b/ Phénoménologie et littérature

Certes, « jour » et « nuit » sont, d’un point de vue grammatical, des « antonymes

contradictoires »39. Genette, dans son étude sémiotique, pousse même encore plus loin

cette logique de l’opposition : l’absence de synonymes et l’impossible analyse 37 Linda Béji, op.cit., p.46 38 Kamel Ben Ouanès, op.cit., p.66 39 « Les deux termes sont en relation de disjonction exclusive : l’un équivaut à la négation de l’autre et les deux ne peuvent être niés simultanément » Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat, René Rioul, « Antonymes contradictoires ou complémentaires », in Grammaire méthodique du français, op. cit., p.562

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morphologique augmentent la conscience linguistique du contraste entre les termes :

« Ajoutons encore que cette opposition se trouve renforcée, en français, par

l’isolement de chacun des vocables : une antonymie est évidemment d’autant plus

nette qu’elle oppose deux termes plus dépourvus de synonymes.

[…] Les mots jour et nuit […] sont deux de ces mots simples, isolés,

indécomposables, que les linguistes considèrent généralement comme les plus

caractéristiques de la langue française […]. Or, si l’on compare le couple jour/nuit à

d’autres couples antonymiques tels que justice/injustice ou clarté/obscurité, où

s’exerce le jeu visible des éléments communs et des éléments distinctifs, il apparaît

que l’état lexical pur, l’absence de toute motivation morphologique, et donc de toute

articulation logique, tend à accentuer le caractère apparemment « naturel » de la

relation entre jour et nuit. Ces deux mots bruts, sans morphème repérable, réduits tous

deux à leur radical sémantique, mais chacun de son côté et sans aucun trait commun,

paraissent ainsi s’opposer non comme deux formes, mais comme deux substances,

comme deux « choses », ou plutôt, le mot s’impose, comme deux éléments. Le

caractère substantiel des vocables semble ici répondre à celui des signifiés, dont peut-

être il contribue à susciter l’illusion. »40

Car – et tout est là - l’opposition est bien « illus[oire] » :

« Cette opposition n’est pas donnée dans les choses, […] elle n’est pas entre les

« référents », car après tout aucun objet du monde ne peut être réellement considéré

comme le contraire d’un autre ; elle est seulement entre les signifiés : c’est la langue

qui fait ici le partage, en imposant une discontinuité qui lui est propre à des réalités qui

par elles-mêmes n’en comportent pas ». 41

Cette remarque de Genette, presque incidente dans son propos, est pour la question qui

nous occupe tout à fait cruciale : les mots introduisent un contraste là où la nature n’est

que continuité, une fixité là où elle n’est que mouvance. Le paradoxe du langage, c’est

qu’il dénature, en le classifiant, le réel qu’il nous aide pourtant à penser :

« Le langage nous prescrit d'ordonner les données […] Influencés sans nous en rendre

compte par la méthode linguistique, […] nous en arrivons à conclure que telle est la

40 Gérard Genette, « Le jour, la nuit », in Figures II, op.cit., p.103 et 110-111 41 Ibid., p.102 Voir aussi, dans le Coran : « Ne vois-tu pas / Que Dieu fait pénétrer la nuit dans le jour ; / Qu’il fait pénétrer le jour dans la nuit (…) ? » (Sourate XXXI, 29) ; « Il enroule la nuit sur le jour / Et il enroule le jour sur la nuit. » (Sourate XXXIX, 5) Denise Masson (traduction, sous la direction de), Le Coran, op.cit., vol. II, p.508 et 566

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structure du monde. Mais bien vite, nous découvrons, dans des contextes difficiles et

compliqués, qu'il est impossible de trouver un ordre aussi concrètement défini, si nous

ne l'imposons pas. Et, ainsi, nous effectuons des opérations qui consistent à mettre des

lignes de démarcation pour séparer ce qui est, dans la réalité, un ensemble de

variations graduelles. C'est ainsi que l'on arrive à faire des distinctions entre hypo et

hyper, entre normal et anormal, entre blanc et noir. »42

Hélé Béji est elle-même interpellée par ce hiatus entre le langage et le monde :

« La question est : comment établir le rapport entre le réel tel qu’il est, et l’irréel qui

est le monde des symboles, comment trouver des équivalents dans la langue, qui vont

rendre l’objet ? »43

Si l’intellect, qui segmente le réel, est un prisme déformant pour qui tâche de l’observer,

il faut alors recourir à la perception qui est le mode de saisie du réel dans sa globalité et

sa continuité. Contrairement à l’idée commune, la subjectivité de la perception est donc

un biais plus pertinent que la prétendue objectivité de la pensée. C’est la

phénoménologie – au sens où l’entendent Husserl et surtout Merleau-Ponty – qui a

réhabilité la perception : comment l’art romanesque de Hélé Béji, dans la lignée de

Proust, prend-il appui sur ce socle philosophique ?

La phénoménologie est la science des phénomènes, c’est-à-dire la science des

objets perçus par la conscience, en opposition aux objets du monde extérieur ; elle prend

pour point de départ l'expérience du monde en tant qu'intuition sensible des

manifestations du réel :

« Tout ce que je sais du monde, même par science, je le sais à partir d’une vue mienne

ou d’une expérience du monde sans laquelle les symboles de la science ne voudraient

rien dire. Tout l’univers de la science est construit sur le monde vécu »44

Il s’agit ainsi d’amener à l’expression de la vie de la conscience, non déformée par les

préjugés du langage. Autrement dit, la phénoménologie se refuse à expliquer le monde,

elle veut être seulement une description du vécu, préalablement à toute tentative de

conceptualisation ou d’explication. 42 Shands H. C., The war with words, The Hague-Paris : Mouton, 1971 43 « 7ème édition du salon des littératures francophones de Balma. Invité d’honneur : le Maghreb », table ronde du samedi 8 avril 2006 animée par Ouidad Tebbaa, Marrakech. Rappelons aussi que c’est autour de la question de « l’écriture du réel » qu’Ali Abassi a organisé une rencontre avec Hélé Béji, le mercredi 6 février 2008, à l’ENS de Tunis 44 Maurice Merleau-Ponty, Avant-propos à la Phénoménologie de la perception, Paris : Gallimard, 1971 (1945), p. II-III

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L’intérêt de ce crédit accordé à la perception, pour la question du dualisme qui nous

intéresse ici, c’est que celle-ci permet de retrouver l’unité du réel, corrompue par le

langage qui lui impose sa partition. Car il s’agit bien d’un retour, selon le principe du

« double mouvement d’Empédocle » : la dualité (chez Empédocle, le Multiple) émerge

de l’unité (du Tout) à laquelle il faut revenir.

On voit poindre le paradoxe : comment l’art littéraire, dont l’instrument est justement le

langage, peut-il « rendre compte de la totalité d’une expérience perceptive »45 ? Si on

affirme le primat du sensible sur l’intelligible, de « l’œil » sur « l’esprit », l’art pictural

est, comme l’a vu Merleau-Ponty, l’accès privilégié au réel46. Faut-il donc revenir sur

ce handicap spécifique de l’écriture47 ? Si l’on postule que la perception naïve, brute,

perdue par la pensée, doit être retrouvée, alors oui, l’art pictural, immédiat on l’a vu,

semble le plus habilité à opérer ce retour : la peinture est l’accomplissement de la

phénoménologie48. L’art littéraire, qui doit se débattre avec les mots, ne peut jamais tout

à fait parvenir à cet en-deçà du cogito. Mais il est, par sa contrainte même, parce qu’il

doit, en quelque sorte, se libérer de lui-même, le plus habilité à représenter le trajet du

retour à accomplir, la démarche de reconquête. Ce que la peinture montre -

l’accomplissement de l’unité de la perception - la littérature ne peut le montrer ; mais ce

que montre la littérature - la gestation de cette unité - la peinture ne peut le montrer :

« Ce n’est pas l’unité des choses, mais la genèse de l’unité dont on aperçoit les

bizarres correspondances »49

Proust a, le premier, fait de cette reconquête de la perception l’enjeu du roman :

l’énonciation focalisée et l’attention au monde est la mise en œuvre romanesque de la

45 Michel Raimond, Le roman, op.cit., p.77 46L’Œil et l’Esprit est un essai sur la phénoménologie en peinture, notamment impressionniste, qui met la singularité de la perception au cœur de son esthétique (Merleau-Ponty se réfère à Cézanne). Faut-il aller jusqu’à voir dans le titre du premier roman un clin …d’œil à celui de l’essai de Merleau-Ponty? Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris : Gallimard, 1993 (1964). 47 Voir infra, en I.3. 48 Merleau-Ponty ne va pas si loin : pour lui, tout art est un « langage indirect », et même l’art pictural, s’il s’en approche, ne peut accomplir le retour total à la perception. 49 L’Art contre la culture, p.54-55

Cette formule reprend doublement la théorie de Baudelaire, pour qui « le beau est toujours bizarre » et la nature, un immense réservoir de correspondances : l’image (métaphore ou comparaison), qui repose sur l’analogie et dont Hélé Béji fait un usage massif, comme on l’a vu, est une première façon de tisser un réseau de liens, mimétique du réel, dans l’écriture. Marcel Raymond, De Baudelaire au surréalisme, José Corti, Paris, 1992 (1940), p.21

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formule de la phénoménologie : « Je suis la source absolue »50. C’est sur ce travail du

point de vue qu’André Maurois, préfacier de l’édition Pléiade d’A la recherche du

temps perdu, insiste en premier lieu :

« [Proust] s’intéresse bien moins à l’action d’observer qu’à une certaine manière

d’observer toute action. Par là il opère […] « une révolution copernicienne à

rebours ». L’esprit humain se trouve replacé au centre du monde ; l’objet du roman

devient de décrire l’univers réfléchi et déformé par l’esprit » 51.

Hélé Béji, sur les traces de Proust, se lance également « à la recherche de l’unité

perdue », de « la lumière de l’Un » (Itinéraire de Paris à Tunis, chap. VI, p.56)

3. Pour une dialectique pratique du roman

L’initiation à la pensée dialectique se fait en trois étapes : il s’agit d’abord de

définir le programme, l’hypothèse -à savoir le rejet de la pensée binaire et la nécessité

d’une pensée dynamique -, puis d’offrir au lecteur un modèle de raisonnement, qu’elle

lui laisse finalement le soin d’exercer par lui-même, par ses énigmes antithétiques.

a/ L’hypothèse : de la nécessité d’une pensée dynamique

Le roman met textuellement en garde son lecteur contre la « vision trop

dualiste »52 du monde, artefact de l’esprit certes commode mais erroné et sclérosant.

Itinéraire de Paris à Tunis est tout entier consacré, comme l’a bien noté Kamel Ben

Ouanès, au démasquage des stéréotypes de pensée. C’est, pour L’Œil du jour, dans

l’avant-dernier chapitre seulement que se concentre la critique de la pensée binaire. Par

delà sa portée comique, c’est en effet d’abord la scène du feuilleton télévisé au scénario

et à la morale stéréotypée qui est porteuse de cette méfiance profonde à l’égard de cette

« lutte d’un monde manichéen » où « le Mal se trouve conspué », « expression réalisée

du Beau et du Bon » (chap. XIV, p.145-146). Puis, ce sont des commérages naïfs des

amies de sa grand-mère, rassemblées en un véritable « petit tribunal » aux sentences 50 Maurice Merleau-Ponty, Avant-propos à la Phénoménologie de la perception, op.cit. p. II-III 51 André Maurois, préface de A la recherche du temps perdu, op.cit., p. IX 52 L’Art contre la culture, p.67

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sans appel, que se moque gentiment la narratrice :

« Un aréopage minuscules de vieilles où le bien et le mal sont aussi distincts dans

l’esprit que le sucre et le sel que l’on sert au repas. […] qui donnent le dernier mot à la

Vertu contre le Vice. On rend la justice entre les banquettes et les coussins […].

Personne n’est épargné, chacun est condamné ou relaxé selon un cérémonial où le

sacré joue un rôle clé, avec ses principes irréfutables, ses certitudes, tires des leçons et

des mises en garde, distribue des louanges ou des blâmes sous le regard de Dieu, la

douce et tranquille sécurité de la justice immanente » (chap. XIV, p.153)

On note ici le même décalage burlesque évoqué plus haut : la noblesse du sujet - la

morale, la justice, le sacré (l’usage de la majuscule en est la marque) - est ravalée par le

prosaïsme du style (les comparants « le sucre et le sel », les circonstants « entre les

banquettes et les coussins »). La narratrice montre ainsi qu’elle s’inscrit en faux contre

ces convictions « en deçà du doute » (chap., XIV, p.157), ce dualisme dont la rigidité

n’échappe finalement pas à la grand-mère elle-même :

« Elle était, la pauvre, confrontée à l’incompréhensible […]. Le partage qu’elle faisait

entre les bons et les méchants, les monstres et les purs, les beaux et les laids, les âmes

claires et les âmes sombres, les coquins et les victimes, la tendresse et la cruauté […] –

sa certitude d’un partage, d’une frontière indélébile entre les croyants et les infidèles,

les musulmans et les autres […] était brouillée à son corps défendant par

l’appartenance, au cercle infernal des méchants, de trop nombreux croyants dont elle

n’arrivait pas à combiner les actes qu’elle jugeait répréhensibles avec leur adhésion à

la même religion qu’elle, sa communauté vertueuse, mais qu’elle était trop honnête

pour ne pas condamner avec le même jugement radical, la même véhémence qu’elle

réservait aux mécréants » (chap. XIV, p.157)

L’enchaînement de ces trois scènes au sein du même chapitre a valeur d’apologue en

trois temps, et dont la leçon finale est explicitement la faillite du dualisme. La narratrice

s’inscrit donc clairement en faux contre la pensée duelle.

Mais en rester là nous mène à l’incohérence : d’une part, Hélé Béji ne pourrait se

contenter d’annoncer si clairement la nécessité d’une pensée dynamique et synthétique,

elle ne pourrait se contenter d’en faire un contenu de discours, car affirmer, c’est encore

jouer le jeu de la pensée statique. Là est bien sûr toute la difficulté : la pensée en

mouvement transcende tous les concepts, y compris le « concept » de pensée en

mouvement. D’autre part, se contenter de formuler la thèse de la faillite de la binarité

serait, pour Hélé Béji, se heurter à la contradiction, car on a vu comment le roman

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mettait en place tout un paradigme d’oppositions, analyse qu’il ne s’agit pas ici de

désavouer.

De fait, la seule façon cohérente de démontrer la validité d’une pensée du mouvement,

c’est, pour la romancière, de montrer cette « genèse de l’unité » dont on parlait, c'est-à-

dire de mettre en application, dans le roman, une méthode dynamique - et non plus

seulement l’appeler de ses vœux. Dès lors, le paradigme d’oppositions trouve

facilement sa place dans la méthode : il en est le point de départ ; il faut partir de la mise

en place du contraste, c'est-à-dire de la pensée statique, et systématiquement le déjouer,

l’enrayer53, pour faire naître la pensée du mouvement synthétique. Il n’est donc pas

question d’évacuer l’opposition : pour n’être pas suffisante, elle est néanmoins

nécessaire. La méthode que propose Hélé Béji est donc une méthode dialectique - au

sens hégélien qui s’est imposé aujourd’hui. Chez Hegel, la dialectique est la marche de

la pensée progressant en surmontant ses propres contradictions. Dès qu’une position est

nettement définie, elle attire son contraire, appelé « négation ». Mais cette tension doit

être à la fois conservée et niée, c'est-à-dire subsumée, par une troisième proposition,

« négation de la négation », à son tour contredite par une nouvelle antithèse,

etc. Engendrant, à partir de termes opposés, la résolution et le dépassement, la

dialectique est donc une articulation du raisonnement, une dynamique. C’est pourquoi

on retient la fameuse « triade » du mouvement dialectique : je pose (thèse), j’oppose

(antithèse), je compose (synthèse).

Hélé Béji, dans son souci pédagogique, illustre dans chacun des deux romans, son projet

dialectique par une image très parlante. Hegel propose de penser « négativement », de

faire du raisonnement une « progression déterminée par le négatif qu’elle contient »54.

C’est pourquoi la romancière utilise, dans Itinéraire de Paris à Tunis, l’image de

« l’opération chimique de développement photographique où le positif est obtenu à

partir du négatif » 55 :

53 « La narratrice n’hésite pas à assumer cette contradiction, mais moins pour y adhérer que pour l’utiliser comme un instrument », dit encore Kamel Ben Ouanès. Kamel Ben Ouanès, op.cit., p.66 54 Etienne Balibar et Pierre Macherey, « Dialectique », in Encyclopaedia Universalis, édition numérique version 8, 2003 55 Kamel Ben Ouanès, op.cit.., p.66 Sur ce processus de réversibilité, voir aussi : le son de l’église qui « recré[e] la sensation même du silence » (chap. I, p.12) ; la laideur de l’amie vieillie qui rend sensible sa beauté passée, « comme une jolie fée [qui sortirait] du ventre d’une ogresse » (chap. IV, p ?39). C’est ainsi que, dans une « alchimie spirituelle », dans une esthétique tout à fait baudelairienne, les « fleurs » peuvent naître du « mal », le

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« L’Homme, si laid à travers lui, se dessinait comme à travers un négatif qui retrouve

au tirage la plénitude de toutes ses vraies couleurs » (chap. IX, p.92)

Mais c’est peut-être dans L’Œil du jour que Hélé Béji illustre le mieux son hypothèse.

La synthèse hégélienne demande un effort, car elle est l’impulsion qui doit naître de

l’inertie de la pensée, et risque toujours d’être rattrapé par elle. La longue description de

l’effort de locomotion de la grand-mère, dont l’équilibre est compromis à chaque pas,

est l’image même de l’effort requis par la démarche intellectuelle qu’elle préconise :

« Elle avance sur la limite de l’impossibilité d’avancer, et le jeu de ses jambes est la

frontière oscillante du mouvement et de l’inerte. L’inerte saisit le mouvement, puis le

mouvement rattrape et vainc l’inerte, et ainsi de suite en une lutte sans répit où les

petits mouvements de son corps jaillissent d’une immobilité qui s’effrite et se

reconstitue à chaque instant […] Ses gestes sortent d’elle comme de leur contraire,

d’un autre geste invisible et ennemi.

[…] Le mouvement est chez elle l’extrême limite du non mouvement, mais ne se brise

pas, danse d’un être moitié humain, moitié statue, où l’humain dissout la rigidité de la

statue qui conserve pourtant la forme […]. Le mobile et l’immobile se poussent l’un

l’autre comme deux forces antagonistes dont il sortirait une résultante […].

[…] Cette marche duelle qui « plie mais ne rompt pas », cette épreuve à fleurets

mouchetés entre le mouvement et la pétrification, double silhouette à la fois pesante et

douce, amidonnée et soyeuse, amplifiée et rétrécie, déliée et infirme où se fond le

rythme fluide de la vie quotidienne avec la paralysie d’un temps et d’une force révolus

[…], pugilat d’un élan et d’un genou, corps à corps clair-obscur […] – tout ceci forme

un art fondu de pierre et de chair, la pierre de l’âge qui coule les membres dans des

positions de lenteur absolue, la force spirituelle du corps qui déjoue le moule, le

déborde et le fait vaciller, met la somme de ses vertus vitales dans une locomotion

acharnée.

A présent, c’est vrai, elle me paraît double, vieille et jeune, mortelle et immortelle,

claire et obscure. La vie et la mort avancent ensemble avec ses jambes […] la vie et la

mort sont soulevées par le rythme d’une déambulation qui les surpasse. […] Et ce qui

en elle aurait dû suggérer la frontière inquiétante et déprimante avec la mort […] me

suggère tout au contraire l’idée d’une complicité infinie avec la vie. La mort qu’elle

touche semble ici, dans sa personne, atteindre et déployer la vie » (chap. XV, p.162-

169). positif du négatif, l’édification de la laideur, ou le mouvement du statisme.

Page 68: Le roman comme laboratoire de l’essai dans L’Œil du … · 4 Gérard Genette, « Le jour, la nuit », in Figures II, Paris : Seuil, 1969, p.102 5 Ibid., p 101-102 6 C’est Genette

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Ce qui est intéressant ici, c’est que la description met en œuvre le mouvement dont il est

question, elle fait ce qu’elle dit ; la grand-mère devient ainsi, dans ses progrès

méthodiques, l’incarnation de la pensée dialectique préconisée par Hélé Béji, elle

devient son écriture même, elle devient métaromanesque56.

b/ Thèse, antithèse, synthèse : le modèle

Hélé Béji, qui suppose la nécessité d’une pensée dialogique, va donc mobiliser

tout un arsenal de figures proprement romanesques pour proposer au lecteur des

modèles de raisonnement dialectique. En effet, elle met parfois en place une antithèse

dont elle donne immédiatement et explicitement la synthèse : c’est, pour le lecteur, la

première étape de son initiation à la pensée en mouvement.

Le motif de l’entre-deux, de l’intermédiaire, par exemple, dépasse l’opposition à deux

termes : le titre même du deuxième roman est en soi un pacte dynamique, puisqu’il

insiste davantage sur le trajet (l’ « itinéraire »), donc le mouvement, que sur les deux

pôles de départ et d’arrivée, donc la fixité. Va également dans ce sens l’obsession du

motif du seuil, qui vient enrayer le système bipolaire : le printemps approche, dans

Itinéraire de Paris à Tunis, avec sa « démarche mêlée d’une saison dans l’autre »,

comparable à la confusion des saisons – été et hiver - dans le tableau de Carthage de

L’Œil du jour (chap. IX, p.105) ; le réveil initial, dans ce premier roman, est décrit

comme la « frontière du matin » (chap. I, p.5) ou « le passage entre le sommeil et la

veille » (chap. I, p.11) ; la voyageuse passe le « portillon » de la douane à l’aéroport

(chap. V, p.51-53) ; l’hôtesse mondaine se métamorphose dès qu’elle sort de cuisine et

« franchit le seuil de la réception » (chap. V, p.60) ; les arcades de la médina « ouvrent

des sensations de seuils ininterrompus » (chap. VI, p.72) ; la narratrice observe, dans la

rue El Marr, le seuil de l’antiquaire ou les « seuils fermés », les « seuils gonflés de

boue » (chap. X, p.111-112), etc.

56 Hélé Béji utilise d’ailleurs, dans ce passage, la fable du lièvre et de la tortue de La Fontaine (« elle avance par petits blocs, petits coups légèrement saccadés jusqu’au relais qu’elle s’est fixé avec le même destin tenace que la tortue de la fable qui rejoint royalement son but en additionnant une succession enchaînée d’immobilités », p.163) : c’est, significativement, la même image qui sera reprise dans l’essai métapoétique, pour dire la nécessité de retrouver l’unité malgré le dualisme corps / esprit : « Entre le corps et l’esprit, il y a une course qui ressemble à la fable du lièvre et de la tortue. Le lièvre part en flèche, mais c’est la tortue, dont la carapace est lenteur, labeur, qui est sans doute plus assurée de parvenir au but. » (L’Art contre la culture, op.cit., p.16-18, déjà cité : voir infra, en II.2)

Page 69: Le roman comme laboratoire de l’essai dans L’Œil du … · 4 Gérard Genette, « Le jour, la nuit », in Figures II, Paris : Seuil, 1969, p.102 5 Ibid., p 101-102 6 C’est Genette

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De la même façon, l’opposition majeure entre jour et nuit est relativisée par les stades

intermédiaires : « le jour et la nuit, comme deux lutteurs, se sont battus sur les cordages

effilochés de l’horizon », citait-on plus haut, mais l’aube, qui n’est ni tout à fait le jour,

ni tout à fait la nuit, un peu des deux, et pourtant déjà une nouvelle chose, vient

immédiatement rompre la « lutte » de l’antithèse :

« L’abondance évaporée de l’aube mont[e] de la nuit avec ses ailes invisibles »57.

La description de la fiancée, dans Itinéraire de Paris à Tunis, relève encore de cette

application à la lettre de la méthode dialectique, dont Hélé Béji exhibe le mécanisme

pour le lecteur :

« [Sa robe] lui donnait un maintien pudibond et obscène, vulgaire et solennel […],

moitié déesse, moitié païenne, moitié bigote, grave et dérisoire » (chap. VIII, p.72-73)

La narratrice propose en effet, significativement, trois moitiés (!) : la troisième,

synthèse des deux autres, les rend compatibles : la tartufferie (bigoterie) est en effet la

combinaison de l’obscénité et de la pudibonderie, de la vulgarité et de la solennité.

Ces figures sont faciles à comprendre, car elles exhibent le raisonnement à trois

termes.

c/ L’épreuve du lecteur

Mais Hélé Béji ne propose pas toujours avec tant d’évidence la « solution »,

la synthèse, dont la recherche est laissée à la discrétion du lecteur – c’est le deuxième

niveau de l’initiation, en quelque sorte : il s’agit d’éprouver ses acquis. Voilà pourquoi

la plupart des antithèses sont en suspens dans le texte. Comme le dit Kamel Ben

Ouanès :

« Fidèle à la démarche proustienne, l’esthétique de H. Béji procède d’une contiguïté

des contraires »58.

Ainsi, par exemple, cette description du mauvais écrivain, première cible de la

satire, confronte la vie et de la mort, dans une structure dite « des membres

57 Itinéraire de Paris à Tunis, chap. VI, p.50 58 Kamel Ben Ouanès, op.cit., p.66

Page 70: Le roman comme laboratoire de l’essai dans L’Œil du … · 4 Gérard Genette, « Le jour, la nuit », in Figures II, Paris : Seuil, 1969, p.102 5 Ibid., p 101-102 6 C’est Genette

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rapportés »59:

« Sa prose, plaintive comme un nourrisson qui se contorsionne au berceau, ou

décomposée comme une vieille momie fantôme enfermée dans un sarcophage, vous

marmonne un renvoi de lait ou de cendre, de pleurnicherie ou de râle, de niaiserie ou

d’agonie, de petits besoins ou d’encens de tombeau. On ne sait plus, à le lire, si on

doit le consoler comme un nouveau-né, ou lui administrer la prière des trépassés. »

(chap. III, p.31)60

Ce qui permet ici de penser la synthèse des deux figures antithétiques, c’est la

diminution physique qu’ils ont en commun.

Ce genre de descriptions, structurées sur la « contiguïté des contraires », est

légion dans le texte. L’une de ces oppositions attire particulièrement notre attention, car

elle revient, sous plusieurs formes, extrêmement souvent : il s’agit de la tension entre

force de gravité et aspiration à la légèreté. La scène initiale de L’Œil du jour, on l’a vu,

joue une première fois cette lutte entre le « calvaire de paralysie » de Boutellis et les

« bras aux forces décuplées qui hausseraient [s]on corps vers le salut », lutte dont la

narratrice sort finalement victorieuse :

« Je flotte, incrédule, miraculée, je fais la planche dans la pénombre matinale de ma

chambre […] avec la légèreté d’une aile qui frémit doucement […] comme une

lévitation [brise] les lois de la pesanteur » 61.

Ce n’est plus Boutellis, mais la « physique du monde » qui vient, à l’ouverture du

deuxième roman, ressaisir la narratrice dans son élévation onirique, et c’est de nouveau

un « effort suprême » pour y résister :

« Je brasse l’espace avec le volettement d’un papillon dont les ailes se désagrègent

dans un filet, je veux me hisser encore dans l’impalpable ! »62

« La robe blanche à petits pois », qui reprend explicitement le motif du rêve d’envol, on 59 Ou regroupement des fonctions analogues dans une suite de propositions à syntaxe parallèle, Bernard Dupriez, Gradus. Les procédés littéraires (dictionnaire), Paris : Ed. 10-18, 1984, p.281 60 Sur ce stylème de l’antithèse, voir aussi la description du prétendant « nerveux et lymphatique, hystérique et lent » (Itinéraire de Paris à Tunis, chap. VII, p.63), le délégué international à la personnalité « tir[ée] à hue et à dia », « bien que jeune, déjà rassis ; bien que férocement ambitieux, déjà désabusé ; éloquent, mais stérile ; courtisé, mais seul ; cultivé, mais vide ; repu, mais famélique ; bavard, mais sans conversation » (ibid., chap. IX, p.82 et 88), la grand-mère à la fois matérielle et spirituelle (L’Œil du jour, chap. I, p.12), la concrétude et la « quintessence » des objets du salon (chap. VII, p.85), etc. 61 L’Œil du jour, chap. I, p.7-9. Cette scène matricielle entraîne tout un paradigme de conjurations dans le roman : voir le motif du « remède », du « bouclier » contre le dysphorique : p.14, 33, 46, 54, 77, 124, 141, 148-149, 168, 187, 188, etc. 62 Itinéraire de Paris à Tunis, chap. I, p.10

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l’a vu, s’achève sur ces mots :

« Mon essence se libérait de ma conscience et de ma peine, comme une conque quitte

le rocher de l’antre des mers, et je me sentais emportée par le courant d’une vague

[…] je dépassais les lois physiques de la nature, je surpassais tous les secrets

métaphysiques de l’existence »63

Ici encore Hélé Béji travaille la continuité dans l’écriture, puisque ce sont justement un

rocher et une vague qu’elle mettra en scène dans son autre court récit, « La vague et le

rocher ». Celui-ci, « condamné à une immobilité éternelle », « voudrai[t] flotter, [s]e

laisser bercer, voler, aller, vagabonder »64 ; la vague, la sirène et surtout le nuage, qu’il

rencontre successivement, représentent cette aspiration :

« Mais toi regarde comme elle t’a fait, la Nature, libre, aérien, ailé, céleste, et moi,

MOI… vois comme elle m’a écrasé, comme elle m’a accablé, comme elle m’a

enchaîné… Tu trouves ça juste, toi ? dit [au nuage] le rocher d’une voix empierrée. »65

Et c’est sur le désespoir de cette lutte contre sa condition de rocher que s’achève cette

brève fable - qui a de quoi surprendre, dans un recueil dont le thème fédérateur,

« l’été », semblait inviter à moins de … gravité :

« Par une sorte d’espoir insensé, le rocher voulut d’un coup brusque se désensabler,

s’arracher à ce caveau marin qu’il n’arrivait pas à soulever. Il voulait qu’un séisme le

fende en plusieurs morceaux pour que la sirène s’enfuie épouvantée et qu’il ne la

revoie plus jamais, mais toute cette lutte lui causa un épuisement inutile qui le

paralysa davantage. A nouveau, comme pour la sempiternelle fois, ce fut comme si on

l’avait enterré vivant, la porte du tombeau se referma. » 66

Par cette récurrente opposition, l’auteur ne demande pas à son lecteur de trouver, à

partir de ces « métaphores obsédantes », son « mythe personnel »67 ; elle invite

simplement à chercher la possible synthèse. Ainsi, on peut penser que la tension entre

gravité et élévation illustre symboliquement « la lutte de l’être »68 entre pouvoir et

63 « La robe blanche à petits pois », op.cit., p.22-23. 64 « La vague et le rocher », in Dernières nouvelles de l’été, Tunis : Elyzad /Clairefontaine, 2005, p.40-41 65 Ibid., p.53 66 Ibid., p.54. L’italique souligne ce qu’on peut lire comme la remarque de l’intratextualité : en effet, l’image du rocher « enterré vivant » reprend, comme « pour la sempiternelle fois », celle du premier roman : « suis-je déjà morte, et pénétrant le mystère de la terreur posthume, ou le supplice des enterrés vivants ? » (L’Œil du jour, chap. I, p.6). 67 Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique., Paris : José Corti, 1963 68 « Illustrer la lutte de l’être » est le projet de l’écriture onirique de Jouve, dit Fanny Déchanet Platz,

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vouloir : cette « inexorable condition »69, cette impossible aspiration à « s’échapper soi-

même »70, c’est bien la condition de l’homme, qu’on tient pour un Prométhée (mal ?)

enchaîné. La question de la liberté humaine est la synthèse qui permet de tenir ensemble

les deux motifs apparemment antagonistes.

C’est presque la même tension, entre légèreté et gravité, entendus au figuré, que

l’on peut, pour finir, observer au niveau de l’alternance entre comique et tragique71.

Ainsi, plusieurs scènes de L’Œil du jour sont-elles écrites, à la manière des saynètes de

farce, autour d’un quiproquo entre la grand-mère et sa servante (équivalent romanesque

du duo formé par le maître et du valet de comédie) : on sourit, par exemple, au

savoureux « spectacle » de la dispute à cause du feuilleton télévisé, dont la grand-mère

ne comprend pas le scénario (chap. XIV, p.146). L’insistance sur le « bas corporel » 72,

dont Bakhtine a parlé, ou la référence burlesque à Manet (le surnom « la négresse

d’Olympia » pour désigner la servante, « debout derrière sa maîtresse avec la même

éternité que l’autre derrière ma grand-mère », laisse à la grand-mère le rôle cocasse…

d’Olympia elle-même !) participent aussi de ce registre comique. Pourtant, le comique

côtoie, dans le texte, le tragique : quoique cette lutte de l’être contre sa destinée,

évoquée plus haut, puisse s’analyser selon les critères classiques de la tragédie, il s’agit

moins d’un tragique classique, que de ce que Maeterlinck a appelé le « tragique

quotidien ». Il en propose une magnifique définition, qu’on croirait extraite des pages

métapoétiques de L’Art contre la culture :

op.cit., p.217 69 « état extravagant de souche, de pierre ou de bête qui se mettrait à refuser avec des gestes fantasmatiques son inexorable condition », L’Œil du jour, chap. I, p.11 70 « La vague et le rocher », p.54 71 La théâtralité est un motif récurrent dans les deux romans : le premier en file l’isotopie (la grand-mère est une actrice, sa canne un objet scénique, ses conversations des répétitions, etc.) et le second, qui s’ouvre avec les trois coups de l’horloge, offre à voir un « théâtre du monde » - le jeu de rôles des mondains. Dans la mesure où la narratrice se dit « spectatrice », on a ici un procédé de mise en abyme. « Jeu, tout est jeu, pour cette vieille petite fille qui sait bien que la vie serait triste et vide sans l’amusement des rituels qu’on s’est inventés. Et comme on le joue à plusieurs, dans un espace organisé sur la clôture, le jeu devient théâtre, ensemble de scènes cocasses qui sont un merveilleux pastiche de la réalité. », Denise Brahimi, Maghrébines. Portraits littéraires., op.cit., p.31 72 Hélé Béji fait du corps un traitement tout à fait rabelaisien, notamment avec le personnage de Slaymane présenté d’abord par son « large caleçon rayé », sa « bedaine (sa pastèque dit ma grand-mère) », et son sourire qui, comme chez le géant Gargantua, semble contenir un monde (« regarde-moi cette caverne, ça n’en finit pas, on dirait une galerie d’antichambres, et une salle à manger, et un salon obscur ! »), il avoue se déculotter devant sa voisine par provocation (chap. II, p.22) et se vante de l’efficacité de ses vieux « ustensiles » auprès de ses conquêtes féminines (chap. II, p.25 et surtout chap. VIII, p.92). Harmonieuse combinaison de piété (il est fils de marabout) et de fonctions corporelles, il semble ainsi le descendant de Frère Jean des Entommeures. La grand-mère n’échappe pas à ce traitement carnavalesque, puisque ses fesses sont l’attribut qui la caractérise souvent (p. 12, 13, 159, 162, 163, 164, 166, 168, etc.).

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« Il y a un tragique quotidien qui est bien plus réel, bien plus profond et bien plus

conforme à notre être véritable que le tragique des grandes aventures. Il est facile de le

sentir, mais il n’est pas aisé de le montrer […] le véritable tragique de la vie, le

tragique normal, profond et général. […] N’est-ce pas la tranquillité qui est terrible

lorsqu’on y réfléchit et que les astres la surveillent ? […] N’y a-t-il pas d’autres

moments où l’on entend des voix plus permanentes et plus pures ? […] Un bon peintre

[…] représentera une maison […], une porte ouverte au bout d’un corridor, un visage

ou des mains aux repos […] entrevoir un moment la beauté, la grandeur et la gravité

de mon humble existence quotidienne […] je ne sais quelle présence, quelle puissance

ou quel dieu qui vit avec moi dans ma chambre […] je ne sais quelles minutes

supérieures que je vis sans les connaître au milieu de mes plus misérables heures

[…] Il m’est arrivé de croire qu’un vieillard assis dans son fauteuil, attendant

simplement sous la lampe, écoutant sans le savoir toutes les lois éternelles qui règnent

autour de la maison, interprétant sans le comprendre ce qu’il y a dans le silence des

portes et des fenêtres et dans la petite voix de la lumière, subissant la présence de son

âme et de sa destinée, inclinant un peu la tête, sans se douter que toutes les puissances

de ce monde interviennent et veillent dans la chambre […]- il m’est arrivé de croire

que ce vieillard immobile vivait, en réalité, d’une vie plus profonde, plus humaine et

plus générale que l’amant qui étrangle sa maîtresse, le capitaine qui remporte une

victoire ou « l’époux qui venge son honneur.

[…] Ne laisser subsister d’autre intérêt que celui qu’inspire la situation de l’homme

dans l’univers. […] Le poète ajoute à la vie ordinaire un je-ne-sais quoi qui est le

secret des poètes, et tout à coup elle apparaît dans sa prodigieuse grandeur, dans sa

soumission aux puissances inconnues, dans ses relations qui ne finissent pas, et dans

sa misère solennelle […] la vie ordinaire dans laquelle le poète va laisser tomber les

gouttes révélatrices de son génie… […] Qu’est-ce que le poète a ajouté à la vie pour

qu’elle nous apparaisse si étrange, si profonde et si inquiétante, sous sa puérilité

extérieure ? » 73

Cette quiétude imperceptiblement inquiétante, loin de tout pathos, qui naît de la

conscience de l’éphémère74 et de la mortalité de l’homme, qui ouvre l’âme à la beauté,

73 0n retrouve ici, de la « veilleuse de [l]a grand-mère » (p.160) à la maison, tous les éléments de l’esthétique de Hélé Béji. Maurice Maeterlinck, Le Trésor des Humbles, in Œuvres, tome I, « Le réveil de l'âme, poésies et essais », Bruxelles : Complexes 1999 (1896), p.487-494 74 « Ephémère », étymologiquement : epi, c'est-à-dire « un seul », et hemera : « un jour ». L’unité de temps de L’Œil du jour est le parcours métaphorique d’une vie humaine, de sa naissance (« la résurrection au réveil », comme le dit Proust), à sa mort (Hypnos et Thanatos sont frères, tous deux fils de

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ce « tragique essentiel » que décrit Maeterlinck, c’est bien la « légère tristesse »75 que

certains critiques ont perçu dans le premier roman de Hélé Béji, ce « tragique de

l’existence » dont l’auteur parle elle-même76.

Ainsi, farce et tragique s’effleurent sans cesse, comme dans cette scène emblématique,

où la grand-mère, un peu sourde malgré son appareil, s’apprête pour la prière dont elle a

cru entendre l’appel, arrêtée par les hurlements de sa servante : cette première partie de

la scène, drolatique et d’ailleurs comparée à un « film comique », s’achève sur une

comédie de la médecine à la manière moliéresque, car la servante, ancienne infirmière,

clame sa déférence pour les « saints praticiens » que sont les « bons docteurs » : la

narratrice se moque, avec tendresse, des deux femmes ; mais elle change rapidement de

ton, en commentant l’insidieux travail du temps sur la vie :

« Je regarde alors la vieille et lourde silhouette, et sa vieillesse qui le plus souvent

m’apparaissait comme une bénédiction, s’associe maintenant dans mon esprit au mot

« inguérissable ». Je vois, dans le ramollissement du soir, sa grande faiblesse et ses

membres qui forment en elle des chutes lentes de vie, un poids estompé de chair […]

une peau qui descend peu à peu dans la lueur bistre du ciel » (chap. XV, p.161-162)

Comment concilier ce paradoxe ? Cette alliance entre comique et tragique, tendresse et

tristesse ? La notion d’humour77 nous permet de faire la synthèse de l’apparente

antithèse. Proposant une distinction éclairante entre ironie (dont relève plutôt Itinéraire

de Paris à Tunis) et humour (à l’œuvre dans L’Œil du jour), Frédéric Ferney explique

que l’humour a partie liée avec la mort, qu’il est justement cette combinaison entre le

rire et les larmes :

« L’humour, c’est ce qui résiste aux douleurs, ce qui échappe aux méchancetés : à la

Mort. […] L’humour pardonne et comprend, là où l’ironie méprise et condamne.

la Nuit, comme le rappelle Fanny Déchanet Platz, op.cit., p.27 ; voir aussi Genette, op.cit., p.107 et Bernard Moreux, « La nuit, l’ombre et la mort chez Homère », in Phoenix, hiver 1967, n°4, p.237-272). « Malgré sa peur de mourir, et presque centenaire, [Apache] est morte, la pauvre ! », la grand-mère « marche au bord de la tombe » et la narratrice se projette en elle (« être très vieille comme elle […], si j’étais ma grand-mère […], et je suis une vieille, etc. », chap. I, p.13), et implique le lecteur (« ma grand-mère » devient « nos grand-mères », chap. XII, p.135) : cette généralisation indique le caractère universel de la condition de l’homme. Tout passe, et l’art a pour seule vocation de fixer la beauté de ce passage : c’est, dans L’Œil du jour, « comme si [l]a grand-mère écrivait son testament », dit Hélé Béji (rencontre avec les élèves à l’ENS de Tunis). 75 « Le ton est empreint d’une légère tristesse », Jean Fontaine, op.cit., p.63-64 76 L’Art contre la culture, op.cit., p.79 77 Denise Brahimi relève dans L’Œil du jour cet « l’humour », qui est pour elle « une sorte de familiarité et de tendresse » (Appareillages, op.cit., p.83)

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L’humour apaise, l’ironie blesse. L’humour est un bouclier (contre la mort ?). L’ironie

est une épée (contre le mal ?). Quand l’un protège, l’autre sépare. Au fond, l’humour

[…], c’est une secousse du cœur et de la raison réconciliées : ça postule l’universel.

C’est une force de refus et de révolte. De quoi rit-on ? De ce qui est absurde, de ce qui

fait mal. C’est aussi une force d’âme. […] L’ironie est une arme, elle n’est que cela.

L’ironie reste en surface, l’humour veut s’élever et prendre le dessus : il a la noblesse

désespérée d’un refus. Dans tous les cas, on s’attaque de préférence aux choses

sacrées, c'est-à-dire aux choses qu’il est défendu d’examiner, de critiquer, voire de

représenter, a fortiori de caricaturer : Dieu, les idéologies et les religions, la morale, la

mort d’un être cher, l’amour d’une mère, la poésie. Il est interdit et scandaleux de rire

de ces choses-là, c’est cela qui les rend risibles. Et cela même, et surtout, si l’on en est

la victime.

Pourquoi l’humour ? Parce que la mort existe. Pourquoi l’ironie ? Parce que le mal

existe. »78

Vladimir Jankelevitch ne dit pas autre chose, en faisant de l’humour cette « très légère

mélancolie enveloppée dans un voile de tendresse », ce sourire qui s’oppose au « rictus

de l’ironie », ce « charme » qui s’oppose à la « grimace figée du sarcasme » :

« C’est le charme doux-amer de l’homme qui hésite entre le rire et les larmes et se

réconcilie avec un destin cruel. »79

Car l’œuvre tragique, dit Hélé Béji dans son essai métapoétique, est « une méditation

sur la mort, et en tant que telle […] un éloge supérieur de la vie »80.

Averti par l’hypothèse de la nécessité d’une pensée dynamique, puis familiarisé

avec le raisonnement dialectique par le modèle que lui présente l’auteur, le lecteur est

finalement invité à soumettre, par lui-même, l’ensemble de l’œuvre à cet examen

méthodique.

Hélé Béji a établi, dans son diptyque, « le jour et la nuit » ; mais elle reprend

d’une main ce qu’elle offrait de l’autre, puisque cette opposition massive se trouve 78 Frédéric Ferney, « L’humour. Cette insoutenable légèreté des lettres », in Magazine littéraire, juillet-août 2008, n°477, p.52-55 (présentation du dossier sur l’humour en littérature) 79 Vladimir Jankelevitch, Quelque part dans l’inachevé, « Le vagabond humour », dialogue avec Béatrice Berlowitz, Paris : Gallimard, in Magazine littéraire, op.cit., p.63 80 L’Art contre la culture, op.cit., p.19.

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contrariée par l’« éclatante pénombre », le « lustre immatériel de l’obscur », les

« cristaux de jour tombés dans l’impalpable poudre bleu-nuit »81.

Les contrastes qui structurent le texte et notre rapport au monde ne doivent pas

être totalement évacués au profit d’un amalgame informe, car ils permettent de penser.

Mais il faut tâcher de toujours faire l’effort de les remettre cause : s’appuyant, d’une

part, sur le contenu philosophique de la phénoménologie, et d’autre part, sur la méthode

philosophique de la dialectique, elle met en œuvre des moyens proprement romanesques

pour initier son lecteur à l’effort de synthèse82. Polygraphe, la romancière n’écrit que

par coquetterie que « seul un esprit beaucoup plus philosophique que le [s]ien aurait pu

décrire »83 ce qu’elle décrit, que son caractère n’est que « philosophailleur »84 : son

travail, transdisciplinaire, œuvre à rétablir une pensée globale, en quoi elle s’inscrit tout

à fait dans le champ de la « pensée complexe » d’Edgar Morin – qu’elle a d’ailleurs

invité récemment au Collège international de Tunis, fondé par elle85.

81 Dans l’ordre : L’Œil du jour, chap. XIII, p.140 ; Itinéraire de Paris à Tunis, chap. IV, p.36 Outre la « drôlerie hiératique », le « flot stagnant » ou le sourire « frêlement herculéen » (L’Œil du jour, chap. XIV, p.158 et chap. XV, p.166 ; Itinéraire de Paris à Tunis, chap. III, p.23), qui échappent à cette isotopie, la plupart des oxymores expriment le mélange entre le jour et la nuit. Derrière l’emphase lyrique (savoureuse parodie littéraire de la fameuse « obscure clarté qui tombe des étoiles» cornélienne, devenue l’exemple canonique des manuels scolaires), la figure privilégiée de l’oxymore est la réalisation stylistique de l’expression de la synthèse, de l’unité perceptive, et donc du dépassement de la loi des contraires. 82 Ces moyens procèdent moins, d’ailleurs, d’une esthétique classique, qu’on lui prête souvent, en s’attachant à la forme seule (la triple unité, la construction rhétorique, etc.), que d’une esthétique proprement baroque. Ce que l’auteur de L’Œil du jour dit de l’art de conteuse de la grand-mère, dont les « descriptions méticuleuses et baroques […] enrichissent l’événement le plus insignifiant de la journée » (chap. III, p.35), est vrai de son propre art romanesque. 83 L’Œil du jour, chap. XIV, p.158 84 L’Imposture culturelle, Paris : Stock, 1997, p.44 85 « Hommage à Jean Duvignaud », avec la participation de Jean Daniel et Edgar Morin, Collège international de Tunis, 26-27 et 28 octobre 2007, Tunis Edgar Morin met en évidence la « complexité » du monde (au sens étymologique de complexus : ce qui est tissé ensemble, dans un enchevêtrement d’entrelacements) et propose une méthode pour la concevoir. Celle-ci se base sur un principe dialectique : il s’agit de relier, tout en distinguant, autrement dit, de penser l’univers « entre ordre, désordre et organisation ». Cela implique une contestation de la fragmentation du savoir en une multitude de disciplines compartimentées, qui doivent travailler en synergie. Edgar Morin, « Pour une réforme de la pensée », URL : http://college-heraclite.ifrance.com/documents/r_actuels/em_reforme.htm

Page 77: Le roman comme laboratoire de l’essai dans L’Œil du … · 4 Gérard Genette, « Le jour, la nuit », in Figures II, Paris : Seuil, 1969, p.102 5 Ibid., p 101-102 6 C’est Genette

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III. Les Lumières se relèveront au Couchant : plaidoyer pour un nouvel humanisme

Mais si Hélé Béji prête sa voix aux philosophes de la complexité, d’Edgar Morin

à Gilbert Durand1, c’est qu’il est urgent d’opérer une « réforme de la pensée ». En

mettant en avant la pensée dialectique, il ne s’agit pas seulement, en effet, d’un

pragmatisme de romancier (éviter le risque de statisme au sein d’un roman a-

diégétique) ; il ne s’agit pas même de spéculations pures sur des questions abstraites (le

problème métaphysique du bien-fondé ontologique du dualisme) : il s’agit,

concrètement, de proposer des solutions aux conflits qui travaillent notre post-

modernité, conséquences du processus souterrain de division de la pensée2. Ainsi, la

méthode pédagogique de la romancière est en fait une propédeutique à sa pensée

politique, ou, pour le dire plus simplement, le roman est déjà une « parole citoyenne »3.

La dialectique, ou « art du dialogue », née dans le cadre de la pratique politique propre

à la cité grecque, est d’ailleurs, dès l’origine, associée à ce moment très précis dans la

civilisation humaine, à cette révolution fondamentale des mentalités qu’est l’invention

de la démocratie4. Avant même les essais, dont ils sont en cela le laboratoire, les romans

ont donc pour objectif d’ouvrir la scène au débat public.

« Dans une post-modernité marquée par la confusion et les replis, il reste dès

lors à repenser pour aujourd'hui une forme retrouvée d'humanisme » : Pierre Halen a

bien perçu quel était, pour Hélé Béji, l’enjeu principal de ce débat. Cet « humanisme »5

1 Gilbert Durand conspue ce dualisme qui « hante de son manichéisme implicite la majeure partie de la pensée de l’Occident » : c’est, parmi les « structures anthropologiques de l’imaginaire », ce qu’il appelle la structure « schizomorphe » (qui relève, pour lui, du régime diurne de l'image, par opposition à la structure « synthétique », qui relève du régime nocturne). Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris : PUF, 1963, p.453 2 En pensant de manière contradictoire, nous structurons une réalité contradictoire. On connaît le paradoxe formulé par l’anthropologue Devereux : l’observateur déforme, par son observation même, l’objet qu’il observe. Georges Devereux, De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris : Flammarion, 1980 (1967). 3 Pierre Halen situe Hélé Béji « à la charnière entre littérature, sciences sociales et paroles citoyennes ». Pierre Halen, « Reprendre la notion d’identité culturelle avec deux essayistes francophones : Hélé Béji, Amin Maalouf », in Interférences culturelles et écriture littéraire, actes du colloque organisé au siège de l’Académie tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts Beït al-Hikma (Carthage, Tunisie), 2003, p. 97-115, URL : http://www.limag.com/Textes/Halen/2002Carthage.htm 4 C’est ce que nous rappellent Etienne Balibar et Pierre Macherey, « Dialectique », op.cit. 5 Notion à manipuler avec précaution et dont il s’agira de préciser le contenu, car Hélé Béji dit sa méfiance à l’égard d’un mot qui, comme tous les mots, possède « une part d’ombre », (« L’écriture du

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ne pourra renaître que sur le modèle de celui des Lumières, désormais crépusculaire en

Europe, et sur la base d’un dépassement de l’antagonisme entre Orient et Occident. Il

n’est peut-être pas anodin de remarquer que ces deux concepts géopolitiques, qu’on

oppose comme le jour et la nuit, sont justement, par l’étymologie, les régions où le

soleil se lève (oriens, de oriri, se lever) et se couche (occidens, de occidere, tomber).

Or, paradoxe de la langue, le Maghreb est, au sein même des pays dits orientaux, le

« Couchant » (al-Maghrib6), par opposition au « Levant » (ou Mashrek, al-Mashriq)7.

Ainsi, c’est peut-être à l’horizon des sociétés décolonisées du Maghreb, dont on sait

qu’il s’y joue une configuration particulière du rapport entre Orient et Occident, dont le

nom même en fait la zone du monde où le soleil à la fois se lève et se couche, que

pourra renaître cet humanisme.

En quoi les deux romans de Hélé Béji, avant même ses essais, qui en feront le

plaidoyer explicite, s’engagent déjà vers cette rencontre, humaine, entre le jour et la nuit

du monde ?

1. Le romancier « en situation » et ses situations romanesques

Si, en conceptualisant la réalité selon notre modèle linguistique, nous lui

imposons des partitions, si c’est « avec les mots » que l’on fait « la guerre »8, on peut

espérer, en retour, que c’est avec la littérature que l’on peut enrayer cette guerre. C’est

en tous cas l’espoir que nourrit Hélé Béji, pour qui ce pouvoir9 va dès lors de pair avec

un devoir : le devoir de responsabilité. Puisque « nommer, c’est choisir »10, alors on

réel », rencontre avec les élèves le mercredi 6 février 2008 animée par Ali Abassi, Ecole Normale Supérieure, Tunis) 6 C’est aussi le nom de la quatrième prière quotidienne des Musulmans, au moment du coucher du soleil. Voir infra, en I.1.c/ 7 Ce paradoxe sémantique est relatif, puisque les deux systèmes d’opposition, non seulement ne viennent pas de la même langue (latin et arabe), mais en outre jouent sur des échelles géographiques différentes (macro- et micro-scalaire) : c’est pourquoi les termes « Orient » (levant) et « Maghreb » (couchant) se croisent au lieu de se superposer. Mais, dans la mesure où les deux sont employés dans la langue française, il y a tout de même un brouillage linguistique, et ce croisement dit quelque chose de la position de carrefour du Maghreb, particulière dans la configuration actuelle des rapports entre Orient et Occident. 8 Harley C. Shands, The war with words, The Hague-Paris: Mouton, 1971 (1970) 9 Sur une littérature qui ne se veut plus seulement témoin, mais actrice du réel, voir notamment Alain Finkielkraut, Ce que peut la littérature, Paris : Stock, 2006 10 Jean-Paul Sartre, La responsabilité de l’écrivain, Paris : Verdier, 1998 (texte de la conférence sur « La responsabilité de l’écrivain », donnée à la Sorbonne en 1946).

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n’est pas impunément homme public : c’est, au-delà de l’œuvre, la société que le

créateur façonne avec les mots. Avant de voir la façon dont Hélé Béji s’y prend pour

dépasser l’opposition entre Orient et Occident, nous devrons d’abord analyser sa

conception sartrienne de l’engagement de l’art et les représentations romanesques

qu’elle donne à cet engagement.

a/ Le romancier « en situation »…

Sartre, dans le long éditorial du premier numéro de sa revue, pose le principe de

la responsabilité de l'intellectuel dans son temps et d'une littérature engagée : l’écrivain

est, pour lui, « en situation dans son époque […], dans le coup, quoi qu'il fasse, marqué,

compromis »11. Si Sartre est la figure de proue de l’engagement intellectuel des

« Temps modernes », Hélé Béji serait celle des « Temps post-modernes »12. Elle se

range en effet au rang des « intellectuels », tout en critiquant l’irresponsabilité de ses

pairs :

« Quant aux intellectuels – je les nomme avec d’autant moins de ménagement que j’en

fais partie -, n’en parlons pas ! […] Les plus engagés dans la défense « des droits de

l’homme » se confortent dans l’illusion que […] la société est divisée en une part

politique, nuisible, et une part non-politique, pure, où eux-mêmes se tiendraient à

l’écart. Cette vue de l’esprit a fait beaucoup de mal non seulement à l’effort de

compréhension du politique, mais à tout le fonctionnement de la chose publique.

En fait, l’intellectuel décolonisé n’a de soi une idée si haute que parce qu’elle est

irréelle, et qu’elle le drape dans son irresponsabilité […] les intellectuels […] ont le

devoir de réfléchir, de penser, et d’éclairer.

[…] L’exercice de l’esprit n’est pas plus innocent que celui du pouvoir, et, à cause

justement de sa faculté de se détacher du réel, d’en oublier la chair, d’en dissoudre la

matière, il peut enfanter, dans le jeu des abstractions, des crimes prémédités et plus

systématiques que ceux qui se produisent dans le feu de l’action. Il y a, dans le monde

11 Jean-Paul Sartre, Présentation des Temps Modernes, repris dans Situations II, Paris : Gallimard, 1948, p.12-13 12 Charles Bonn fait commencer la « période post-moderne » avec les années 1980. Charles Bonn, « Pour une contestation de la scénographie binaire de la théorie postcoloniale par une prise en compte de l’ambiguïté tragique pour l’approche des littératures francophones du Maghreb », intervention au colloque « Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne », Ecole Normale Supérieure de Lettres et Sciences Humaines de Lyon, 20-21 et 22 juin 2006, URL : http://w3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=214

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des idées, quelque chose de théorique, de virtuel, d’apparemment incorruptible, qui le

rend beaucoup plus dangereux, par son détachement même, que le monde de l’action

englué dans la pâte imprévisible des réalisations ».13

L’engagement dont se réclame Hélé Béji, aux antipodes de « l’art pour l’art »

des parnassiens, ne procède pour autant d’aucun militantisme : c’est simplement

l’« engagement au service de la recherche de la vérité ». En ce sens, l’art, et notamment

la littérature, que sa vocation esthétique n’exempte pas, doit être, justement,

« l’instrument de dévoilement du mensonge »14. Aussi, la démystification généralisée à

laquelle l’auteur se livre, peu (L’Œil du jour) ou prou (Itinéraire de Paris à Tunis),

prend-elle pour cible privilégiée les « représentants des classes intellectuelles

naissantes » (L’Œil du jour, chap. VI, p.66), ces « intellectuels exténués » (Itinéraire de

Paris à Tunis, chap. X, p.100), « ces intellectuels rengorgés, gendarmés, compassés »

qui se donnent la réplique lors de leurs stériles « dîners-débats » (ibid., chap. II, p.15-

19). Et c’est avec les « littérateurs » qu’elle règle tout particulièrement ses comptes.

Car, commise par un irresponsable, la littérature est inutile…

« Ses livres […], si l’on avait eu le courage de les feuilleter, vous renvoyaient tout le

climat asthénique de sa personne, la fumée de ses grands airs déposée comme des

traces indélébiles de nicotine et de cigarette écrasée dans un cendrier, l’encre de sa

vanité emplissant les pages comme un placébo la chair d’un patient crédule.

[…] Mettez-vous à l’aise, en sandales, en polo ouvert sur la poitrine, allongez-vous

dans une chaise longue, les orteils de vos pieds plats chatouillés par le ressac de la

vague, et là, prenez un de ses livres, son génie veillera sur votre sieste avec un sourire

d’hôtesse ordonné à la suavité et une tendresse d’esclave. » (chap. III, p.30-32)

… voire dangereuse :

« Sa lecture […] me donnait des visions de cachot, des états d’âme de détenu qui

cherche vainement dans la lucarne un morceau de ciel, mais qui sait qu’il n’a plus rien

à voir avec l’horizon libre des hommes que la primaire conversation d’un garde-

chiourme, quelques bruits grossiers de clés et de pas, la soupe, le filet acide du ciel qui

ronge vainement les barreaux. » (chap. III, p.32)

13 Nous, décolonisés, Paris : Arléa, 2008, p.90. C’est sur ce dernier essai, examen de conscience solidaire mais aussi « désenchanté » que le premier, que nous nous appuierons surtout dans cette dernière partie ; c’est d’une part, celui qui exerce le plus le raisonnement dialectique, et d’autre part, celui qui pose le plus nettement la question des rapports entre Orient et Occident – bilan des cinquante ans d’indépendance. 14 « L’écriture du réel », rencontre déjà citée.

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Le portrait-charge de l’écrivaillon est ainsi construit sur une gradation, de la chaise

longue à la geôle : s’il ne lutte activement contre elles, l’écrivain participe, par sa

passivité, aux scléroses de la pensée ; il ne fait pas seulement de son lecteur un oisif

touriste en chaise longue, mais endort sa vigilance pour le constituer prisonnier.

C’est ici qu’une mise au point s’impose : cet engagement de l’écrivain ne

concerne pas seulement « l’intellectuel décolonisé », pour Hélé Béji. Il est certes

incontestable que, « parce qu’elle s’est développée dans une société où les problèmes

restent plus aigus et les citoyens plus démunis que dans les pays européens, la littérature

maghrébine n’a pu échapper à sa vocation de témoignage et de critique sociale et

politique »15 ; certes, l’écrivain au Maghreb « est encore investi d’un rôle d’expression

du groupe qu’il n’a plus depuis longtemps dans les littératures « occidentales » »16.

Mais le rôle qu’assigne à l’écrivain Hélé Béji va bien au-delà de cette idée d’« écrivain

public » prétendument propre au Maghreb et il n’est pas question d’être porte-parole

d’un groupe :

« Bien qu’issue du Maghreb, je ne m’autoriserais pas à m’exprimer au nom des

Maghrébins […] Mais alors, au nom de quoi parler ? Au nom de quelque chose qui,

précisément, […] ne peut se résoudre à une quelconque appartenance […] : c’est la

pensée »17

Tout écrivain, même en Europe, est engagé dans la situation, globale, d’une société

post-moderne dont il alimente les maux par sa négligence des mots. Et, l’enjeu de la

décolonisation, ne concerne pas que les peuples décolonisés, mais également les peuples

ex-colonisateurs. C’est pour cette raison que l’écrivain que la satiriste prend pour cible

est un type, sans nom ni origine explicite, et dont on ignore finalement s’il est de l’un ou

l’autre côté de la Méditerranée18. Seul est décrit le contenu stéréotypé de ses romans,

qui jouent avec complaisance le jeu d’un orientalisme artificiel :

« Ce ne sont que vapeurs hispano-mauresques où l’on vous frotte les membres au gant

de crin pour vous faire subir toutes les luxures de l’évasion. Mais du grand secret

d’Orient, vous ne recueillerez que quelque ragôt de poussah ! […] Cependant, il aurait

15 Jacques Noiray, Littératures francophones, I. Le Maghreb, op.cit., p.46 et 71 16 Charles Bonn, op.cit. 17 Hélé Béji, « Radicalisme culturel et laïcité », in Le Débat, 1990-01/02, n°58, p.45 Voir aussi Nous, décolonisés, op.cit., p.26 : « Les œuvres de l’esprit n’ont ni couleur, ni race, ni origine ». 18 Le contexte – la description de « ces parisiens sans cœur, ces génies ratés qui brillent comme une friture intellectuelle refroidie et indigeste » (chap. III, p.19) – semblerait, à tout prendre, indiquer que l’écrivain est un mondain parisien.

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le mérite de vous donner du dépaysement. Ses romans sont pleins d’orphelins d’oasis,

de fantasmes de missionnaires, de belles étrangères accoudées aux nudités des sables

et aux nostalgies des côtes barbaresques, de chamelons, de croupions voilés,

d’insolations. Il est le mage des touristes, l’esthète des cabanons, le poète des

vacanciers. » (chap. III, p.31)

« Faire profession d’écrire », c’est « servir la cause de l’esprit » (Itinéraire de Paris à

Tunis, chap. III, p.29), qui est universel. Voilà pourquoi la littérarité de l’œuvre est

toujours au service de la pensée :

« Je ne peux pas dissocier la pensée de l’écriture, en écrivant on est aussi un penseur.

Un poète est aussi un penseur. Faubert disait : « Quand l’idée vient, la phrase vient ».

Il ne faut pas oublier le monde des idées. Bien sûr la forme est là pour que cette idée

ne soit pas banalisée, ne soit pas vulgaire, ne soit pas ordinaire, pour lui donner une

distinction formelle, une distinction qui va faire qu’on va l’entendre davantage. »19

Ainsi, on voit bien comment l’engagement que revendique l’essayiste est un

prolongement de celui des romans qui disent ce qu’ils font (réclamant de l’intellectuel

un engagement), en faisant ce qu’ils disent (puisqu’ils deviennent ainsi « l’instrument

de dévoilement du mensonge »).

b/ … et ses situations romanesques : l’espace du patio et l’espace du lit

Les deux volets du diptyque de Hélé Béji fonctionnent plutôt, avons-nous cru

percevoir, sur un mouvement spatial centripète. La maison de la grand-mère semble une

bulle intemporelle « détach[ée] du monde»20 et le lit parisien un espace on ne peut plus

intimiste. Est-ce à dire que la mise en scène du roman soit en parfait décalage avec la

posture éthique de l’auteur, qui supposerait plutôt un engagement dans la cité ? Au

contraire, la romancière illustre à la lettre la formule de Sartre, qui ajoute, dans son

éditorial : « l’écrivain est en situation […], dans le coup, quoi qu'il fasse, marqué,

compromis, jusque dans sa plus lointaine retraite »21. C’est sur ce circonstant de lieu,

cette « topographie idéale d’un engagement caractérisé », pour reprendre les mots de

Boudjedra, qu’il s’agit maintenant d’insister. Quelle est, dans chaque roman, la situation

19 « 7ème édition du salon des littératures francophones de Balma. Invité d’honneur : le Maghreb », table ronde du samedi 8 avril 2006 animée par Ouidad Tebbaa, Marrakech 20 « Trois marches de marbre blanc me détachent du monde » (L’Œil du jour, chap. XIII, p.141) 21 Jean-Paul Sartre, Présentation des Temps Modernes, op.cit., p.12-13

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romanesque privilégiée ?

L’importance du motif du seuil a été évoquée plus haut22. Mais, à y regarder de

plus près, L’Œil du jour place l’un de ces seuils en particulier au cœur du dispositif

romanesque : c’est l’espace du patio. Son importance est signalée par la scène de

l’entrée dans la maison, que la narratrice se complait à retarder par la très longue

description du franchissement des sas successifs, sorte de rite de passage :

« J’entrais. […] Je montais les trois marches qui me séparaient du patio, son

antichambre minuscule, un abri qui n’est ni le dehors ni le dedans, un passage dérivé

préparant à l’intérieur. Il faut mériter la maison, on n’y est pas de plain-pied.

On n’émerge pas tout de suite dans l’immensité. Un masque sous-marin à moitié

plongé dans l’eau, on regarde la surface de la mer clapoter contre la vitre mi-opaque,

mi-limpide, avant d’affleurer à l’air libre devant l’horizon. […]

Je suis encore dans la pénombre du vestibule, face au grand carré lumineux qui

m’attend […].

C’est l’intervalle pacifiant entre la maison et la rue, ce vide nécessaire à la distinction

de leur essence réciproque, une coulisse avant l’entrée en scène […] on est au seuil

d’un temps qui déjà nous envoûte. […]

Inconsciemment vous vous y attardez […] les pieds encore dans l’ombre, la tête dans

la lumière […] la magie de votre seuil » (chap. XIII, p.137-141)

Cet espace est donc d’abord associé au passage, qui fait échec à l’opposition entre

intérieur et extérieur. Mais c’est à plus d’un titre que le patio est l’« espace privilégié de

communication » que l’auteur évoquait déjà dans son premier essai23 : c’est en effet

aussi le seul espace qui accueille le dialogue, élément notable dans un roman

contemplatif et quasiment sans parole, que focalise l’énonciation intériorisée. La

première scène dialoguée est la « scène quotidienne du couffin » apporté par Slaymane,

qui forme avec la grand-mère un duo comique dans le patio, scène d’un théâtre

improvisé :

« Sous le plafond coulissant d’un ciel encore pâle, montent les parties du décor […]

22 Voir infra, en II.3. 23 Désenchantement national, op.cit., p.142. En fait de « communication », Hélé Béji préfèrera finalement parler de « conversation », ou « commerce familier d’une compagnie » qui rapproche, là où la communication éloigne (voir L’Imposture culturelle, op.cit., p.120-121)

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C’est le théâtre cocasse de la maison où l’on surgit de tous côtés par les petites portes

vitrées qui ferment mal. » (chap. II, p.26-27)

Le patio, « parterre d’une domus antique » (chap. II, p.30), devient plus loin l’espace

dévolu aux conversations24, qu’écoute la narratrice : « on » (le sujet reste impersonnel,

comme ouvert à n’importe quel visiteur) vient s’y retrouver pour converser, de tout et

de rien, « de la vie chère ou de l’excessive chaleur » (chap. VII, p.88), mais surtout de

politique :

« Et chacun fait chorus, chacun se délivre, l’indignation s’élève, c’est une cacophonie

aiguë contre les extravagances de la politique locale, et l’on postillonne en hurlant.

[…] La politique est le sujet inépuisable, contre quoi l’on s’excite, touché par

l’immoralité de l’époque.

Une voix sortie de sa rêverie vient d’interpeller le cabinet ministériel tout entier qui,

présent par une extravagante apparition autour du plaignant, aurait accepté pour une

fois de l’écouter, peut-être même touché par l’évidence de ses paroles, et mieux

encore comme si les fantômes des ministres se penchaient vers lui pour le remercier,

l’embrasser par de larges accolades comme ils le font entre eux dans les flonflons des

cérémonies officielles.» (chap. VII, p.89-90)

La prosopopée a ici des accents de rhétorique antique : le patio devient une véritable

agora, la place centrale de la cité, où sont nées la dialectique et la démocratie. Car, pour

être simple et quelque peu anarchique, l’assemblée qui se tient dans le patio n’en a pas

moins la valeur d’un demos grec ; le discours qui se tient là est en effet salvateur aux

yeux de l’auteur, qui s’indignera, treize ans plus tard, du désintérêt marqué par son

peuple pour la politique locale, pourtant prioritaire, à laquelle il préfère un vaporeux

discours anti-occidentaliste :

« La politique, chez nous, ne veut pas condescendre au réel, qu’elle trouve trop terre à

terre, trop mesquin. L’homme décolonisé […] se croit fait pour de plus grandes

choses, pour les tribunes internationales, les banderoles, les discours et les

inaugurations. […] Après, il s’en désintéresse. […] Il se sauve au café. La politique

redevient merveilleuse au café : elle est la poésie de la conversation et des bons mots,

des théories, des vues de l’esprit, de la victoire contre l’Occident, de la résistance aux

24 Le patio, dans l’article « La langue est ma maison », est encore convoqué en lien avec le langage : la vasque « ouvre le flot des mots qui attendaient, enfouis dans le bloc du ciment du mur, comme le robinet que le jardinier soudain va ouvrir : les mots sortent avec le sifflement archaïque et un peu usé du robinet » (« La langue est ma maison », in La Quinzaine littéraire, 1985-03, n°436, p.22-23)

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Américains.

[…] Qu’a-t-on à se prendre la tête pour des vétilles ? On n’a pas repeint sa

maison ? L’année prochaine, si Dieu veut ! Pour l’immédiat, ce qui compte, c’est de

lutter contre l’impérialisme.»25

Les personnages du roman, eux, ne se trompent pas de cause et ont une sagesse intuitive

qui ne laisse pas de stupéfaire la narratrice.

Le patio, espace romanesque du débat, n’est pas un symbole creux ou

simplement ornemental : Hélé Béji y a réellement fondé le Collège international de

Tunis, où elle invite les penseurs du monde à venir débattre. Elle explique ainsi les

raisons de ce choix :

« Ma maison est dans la médina, le Collège est dans ma maison. Et donc j’ai créé là un

lieu où je fais venir les porteurs de la modernité. Il y a des murs, bien sûr, mais ce sont

les murs d’un patio, c’est à ciel ouvert, si bien qu’on est à la fois dans l’intériorité,

c’est-à-dire dans la réflexion, dans le retrait du monde, et en même temps on est aussi

dans le monde.»26

L’intériorité est ainsi associée à la réflexion engagée. C’est pourquoi l’espace du

lit, qui est l’espace unique d’Itinéraire de Paris à Tunis, ne doit pas être mésinterprété :

il ne s’agit pas de l’ultime espace de l’intimité, comme on pourrait le croire. Hélé Béji

dit d’ailleurs sa défiance à l’égard de ce qu’elle considère comme une « familiarité de

mauvais aloi », comme « le rétrécissement de l’âme à des manies, de l’esprit à des

boutades, du cœur à des passades […] un grimoire de grimaces et des gâteries où la

terre entière est supposée se mirer ; une pustule, un urticaire, un chancre que l’on irrite

et que l’on soigne sans cesse et qui tient lieu de toute vitalité, de créativité et de

bonheur »27. Le lit, c’est certes la « plus lointaine retraite » dont parle Sartre, mais c’est

néanmoins l’espace dévolu à l’exercice de la conscience libérée de son activité diurne,

le symbole du for intérieur, autrement dit : l’autre espace romanesque du débat - le

« for » est, à l’origine, le forum, équivalent latin de l’agora. C’est bien la forme de la

polémique que prend, dans le roman, le cours des réflexions, ce qui explique la 25 Nous, décolonisés, op.cit., p.76 26 « 7ème édition du salon des littératures francophones de Balma. Invité d’honneur : le Maghreb », table ronde du samedi 8 avril 2006 animée par Ouidad Tebbaa, Marrakech 27 Itinéraire de Paris à Tunis, chap.III, p.31 (la narratrice commente toujours, ici, les inepties littéraires de l’écrivain qui « vous met[…] mal à l’aise, un peu comme si vous pénétriez chez quelqu’un qui vous recevrait dans son intimité en robe de chambre, en chaussettes, et en caleçon ; une familiarité de mauvais aloi ».) et chap. IX, p.88-89. Voir aussi L’Imposture culturelle, op.cit., p.90

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fréquence des interrogations (« Qu’est-ce donc qu’une âme aujourd’hui ? », chap. II,

p.15 ; « Qu’est-ce que l’Intime ? », chap. IX, p.88), et avance par la prise en charge

d’une voix contradictoire - le raisonnement dialectique, qui sera la méthode des essais28.

La narratrice, s’adresse évidemment moins, in fine, à soi-même qu’au lecteur, inclus

dans la première personne (« Qui ne connaît pas le sentiment qui nous agite quand,

fourvoyé dans un monde où l’on n’aurait jamais dû être, on se damne soi-même en

silence ? », chap. II, p.19-20), interpellé par la deuxième personne (« leur conformisme

venait à vous, etc. », chap. II, p.18) ou par un autre biais énonciatif (« Si l’on veut avoir

une idée de mon ridicule et de mon embarras […] que l’on songe à ces seconds rôles,

etc. », chap. IV, p.21).

Le lit, devenu la scène où se déploie l’agora privée pendant l’insomnie, est bien le lieu

de ce « réveil de l’âme » qui est, pour Hélé Béji, la fonction de l’art :

« C’est Nûba ! Nûba est le tremblement du commencement du monde, la secousse du

réveil de l’âme. […] Le monde dormait, et soudain il s’est réveillé. […] Se réveiller,

c’est se découvrir, pendant quelques moments, dans le miracle de l’abondance. L’effet

de Nûba sur notre âme est quelque chose de cet ordre. »29

L’ « état de veille exacerbée » (chap. II, p.17) décrit par la narratrice d’Itinéraire de

Paris à Tunis est donc, symboliquement, l’espace où peut se déployer ce qu’on

appellera la poétique de la « vigilance »30, c'est-à-dire, la vocation politique de l’art à

aiguiser la conscience du lecteur :

« La somnolence immobile de l’eau derrière un barrage accumule les réserves d’une

énergie immense. Quelque chose remuait en moi avec violence, comme les

mouvements oniriques dans les yeux d’un dormeur. Mais je ne dormais pas. […] Mes

pensées brûlaient d’une lueur chaotique et confuse […], liqueur hallucinogène de

28 L’exemple éloquent de cette « pensée négative » a été précédemment cité : il s’agit de l’exécration spontanée qu’éprouve la narratrice vis-à-vis du délégué international, exécration qu’elle transmute, au prix d’une conversion de son regard, pour reconnaître enfin en lui, sereinement, un objet d’observation édifiant. Nous, décolonisés, qui repose sur la polyphonie énonciative (l’essayiste jongle avec les pronoms – je / nous / vous – et procède par la prise en charge des autres voix) progresse par la contradiction. 29 L’Art contre la culture, op.cit., p.10 et 83 30 Nous entendons la vigilance au sens d’Emmanuel Martineau, qui parle, dans la quatrième de couverture, de « pensée in-somniaque – c'est-à-dire solitaire et vigilante – observante, discernante, considérante », et non au sens de Maurice Blanchot, pour qui c’est justement le sommeil qui est la condition même de la vigilance diurne : « la vigilance est sommeil quand vient la nuit. Qui ne dort pas ne peut rester éveillé. La vigilance consiste dans le fait de ne pas veiller toujours, car elle cherche l’éveil comme son essence ». Maurice Blanchot, « Le sommeil, la nuit », in L’espace littéraire, Annexes III., p.357-362

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l’insomnie […] que je jouais dans la conspiration éveillée de ma conscience » (chap.

VI, p.49)

Ainsi, Hélé Béji s’inscrit dans la pensée sartrienne d’un nécessaire engagement

de l’écrivain, mais elle en fait une représentation romanesque tout à fait originale :

l’écrivain est « en situation », mais c’est dans la sphère privée du patio domestique et du

lit que la romancière situe son écriture et ouvre la scène au débat citoyen :

« C’est ainsi que j’ai été élevée, dans un monde où la politique n’a jamais été un

domaine séparé de la vie privée. Ce n’est que plus tard, lorsque je lus les philosophes,

que je découvris qu’il y avait une vie privée différente de la vie publique. »31

2. Dépasser l’opposition entre Orient et Occident

Ce débat citoyen, dont nous venons de voir comment il s’inscrivait,

topographiquement, sur la scène romanesque, a pour enjeu, chez Hélé Béji, l’avancée de

la question des rapports entre Orient et Occident. Comme toutes les oppositions du

texte, cette opposition est mise en place, pour être dépassée. Il s’agira ici de montrer

comment s’opère cette synthèse – ou, pour prêter une ambition plus mesurée à la

romancière, dans quels termes se formule cet aspiration à la synthèse. Chacun des deux

romans propose une voie possible.

a/ Orient et Occident ou le jour et la nuit

Il ne s’agira pas de s’appesantir ici sur la mise en place d’une opposition qui,

d’une part, est facile à repérer dans le texte32, et dont on sait déjà, d’autre part, qu’elle

est vouée à être mise en cause par le raisonnement dialectique de l’auteur. Mais avant

d’en voir les aboutissants, il est honnête d’examiner, ne serait-ce que rapidement, les

tenants de cette mise en place.

31 Nous, décolonisés, op.cit., p.8 32 Le travail de Linda Béji, qui a pour projet de les recenser, permet de s’en persuader (Linda Béji, op.cit.)

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A l’échelle macro-structurale du diptyque, le contraste est clair : le premier

roman se situe, sauf prolepses, exclusivement à Tunis, le second, sauf analepses, à Paris.

Les deux capitales représentent chacune un monde, l’Orient et l’Occident,

correspondant très logiquement à l’opposition entre le jour et la nuit – Hélé Béji,

latiniste, exploite l’étymologie que nous rappelions plus haut : le lever du soleil, dans le

premier roman, se fait donc à Tunis, à l’Orient, tandis que le deuxième roman s’écrit à

la faveur d’une nuit parisienne, à l’Occident. Les deux villes deviennent,

métaphoriquement, deux femmes mythiques, l’une qui s’endort en proie à Boutellis

(chap. XVI, p.188), l’autre qui se poudre et met sa « voilette mauve » (chap. II, p.21).

La géographie romanesque semble ainsi faire un net partage entre des marqueurs

d’exotisme inversés : ici la main de Fatma, le kenoun, les arcatures de la médina, le thé

brûlant, le muezzin et le camelot, les moucharabieh, la rue El Marr, la Kasbah et le

« grand portrait souriant du Président de la République, parfumé d’un énorme jasmin en

forme de sceptre […] au fond de l’étalage du marchand de fruits » 33 ; là, l’église de

Sceaux et Descartes, les portes cochères, les réverbères et les pavés dans « le velours

ensommeillé de gris, de bronze et de tiédeur d’ardoise », Cendrillon, les bottes de sept

lieues du Petit Poucet et la fée Clochette, et jusqu’au « menu de jambon » français,

accompagné de son « coup de rouge »34 !

L’auteur impose aussi, en surimpression sur ce contraste spatio-culturel, un contraste

temporel : l’Orient est associé à la tradition, l’Occident à la modernité. Ainsi, la

description parallèle de la décoration de chaque espace fait mesurer le contraste. Le

lustre, objet décrit dans les deux romans, cristallise cette opposition35 : en effet, le lustre

perdu de L’Œil du jour est un bel ouvrage que la narratrice regrette comme la perte

symbolique d’un monde en voie de disparition :

« Moi, je ne me consolais pas de cette perte, lorsque je regardais la grande absence

éteinte qu’il laissait sous le plafond, alors qu’auparavant les fenêtres jouaient de sa

transparence […] par la légèreté visuelle de son cristal, qui pesait le rayon diffus des

croisées comme un bijoutier ses pierres précieuses, habillait l’invisible, frémissait au

moindre courant d’air comme la surface de l’eau, un nuage où perlerait une pluie,

éclabousserait la lumière par la lumière, et quand la salle était peu à peu gagnée par

33 Dans l’ordre, chap. I, p.10 ; chap. II, p.19 ; chap. VI, p.73 ; chap. VII, p.83 ; chap. VII, p.92 ; chap. X, p. 111 ; chap. X, p.112-115 34 Dans l’ordre, chap. I, p.11 ; chap. II, p.20-21 ; chap. VI, p.54 et chap. VIII, p.74 et 76 ; chap. IX, p.89 35 Linda Béji, op.cit., p.47

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l’obscurité, captait les restes de jour comme des yeux de chat, une lueur de femme, un

vaisseau dans la nuit. » (chap.III, p.32)

Loin des accents lyriques de cette longue description, le lustre moderne d’Itinéraire de

Paris à Tunis fait l’objet d’un commentaire lapidaire :

« Par le lustre halogène, une de ces choses osseuses de l’affreux design actuel, sortait

une lumière hantée, spectrale et crue ».

L’association de l’Orient à l’origine et de l’Occident à la modernité repose, au-delà des

réalités socio-économiques, sur un imaginaire topographique très ancien : le « Grand

Tour », de Rome à Athènes en passant par Carthage, est le voyage vers le berceau de

l’humanité, l’Orient devenant ainsi l’étape incontournable dans la formation de

l’humaniste européen, « ce bagage indispensable à l’honnête homme »36 ; cette topique

s’oppose à l’imaginaire de la conquête de l’ouest des conquistadores, puis des westerns

– littéralement : vers l’ouest – sur le continent neuf du monde, l’Amérique. C’est ce que

Hélé Béji explique elle-même :

« Quand je voyage entre l’Europe et l’Afrique du Nord, en l’occurrence en Tunisie

d’où je viens, je fais littéralement un saut, un voyage non pas dans l’espace, mais dans

le temps, j’éprouve un profond déplacement de l’esprit et des sens, un trouble

indéterminé du corps. Soudain, l’abîme de l’antériorité prend possession de tout mon

être […] Les strates les plus reculées de l’âme émergent soudain dans le cercle du

temps actuel, sous la forme non d’une illusion, mais d’une réalité corporelle, d’une

vérité subjective, puissante et mystérieuse. »37.

On voit donc bien comment fonctionne l’opposition entre Orient et Occident,

doublée par l’opposition entre tradition et modernité, au sein du diptyque.

L’échelle microstructurale ne fait que reprendre cette opposition, selon le

procédé auquel nous a familiarisés Hélé Béji. Nous ne mentionnerons qu’un seul de ces

contrastes, à titre d’exemple : c’est, dans L’Œil du jour, la nostalgie anticipée de la

narratrice qui va quitter la chaleureuse maison tunisoise pour la splendeur glacée des

jardins à la française :

« Demain matin, dans mon bureau parisien, ce ne sera pas la même chose. Un jour

fade et neutre aura remplacé l’humaine sérénité de la cacophonie domestique […]. 36 Nous, décolonisés, op.cit., p.198 37 « Temps et décolonisation ou la surtemporalité », in Revue des deux mondes, « Spécial France-Maghreb, Paroles des deux rives », 2000-12, p.25

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Demain, plus de tendres superstitions, de croyances absolues, d’enfantillages de la

faute et du pardon. […] Non que le parc parisien qui s’étendra sous ma fenêtre ne soit

pas magnifique, presque sublime. Tunis, auprès de Paris, me paraît hélas rétrécie à la

taille d’un square de banlieue pauvre, sale, invivable. […] Mais face à l’amplitude et à

la précision de ces perspectives, l’ordre multiple et soigné de ces bosquets, on se dit

« c’est beau » sans en vivre la signification, avec une lointaine indifférence où les

mots que l’on prononce sont extérieurs, placés dans un tableau que l’on reçoit avec

docilité, mais sans gratitude, le système des choses qui nous paraissent belles sans

nous être chères, parce qu’elles n’ont pas la forme d’un séjour en céramique gansé

sous le plafond d’une mince plinthe noire ». (chap. IV, p.41-42)

L’opposition, encore une fois, fonctionne très bien. Mais bien sûr, nous n’avons

fait que jouer ici le jeu de la pensée négative, en prêtant la voix à l’opposition : Hélé

Béji ne met en place ces schémas stéréotypés, dont elle tâche justement de montrer

qu’ils font le lit des oppositions véritables de notre société post-moderne, que pour

mieux en maîtriser le dépassement. Nous pouvons retrouver, pas à pas, la méthode du

raisonnement dialectique : l’hypothèse est que les clichés culturels, qu’ils soient

d’Orient ou d’Occident, sont ineptes parce qu’ils sont des simplifications de pensée38 ;

la formulation de l’hypothèse ne suffit pas, nous l’avons dit, encore faut-il prouver sa

validité, par la synthèse de la thèse et l’antithèse.

« La terre où je me contemple est l’Orient, le lieu où je m’exprime est l’Occident. La

bizarrerie de cette posture ne m’échappe pas, car je m’éprouve d’abord sous la forme

d’une géographie paradoxale, dans laquelle rien ne correspond mais où tout

communique. Cette architecture darde inlassablement sur mes pensées la luminosité

changeante – rayon levant, rayon couchant – d’une indiscernable demeure. Pourtant

mon expérience n’est ni unique ni originale, et il ne serait pas surprenant que d’autres

s’y reconnaissent. Elle illustre la coalescence de deux mondes, que la raison tend

toujours à considérer séparément, mais que la vie combine si violemment qu’il en

émane comme une troisième existence, mystérieuse, dont les deux précédentes ne me

paraissent plus alors que de simples instruments.

Cet Orient et cet Occident dont je suis également animée, je les embrasse et les

repousse tour à tour, dans tout l’éventail de leurs penchants incompatibles, jusqu’à ce

38 Voir : le « mauvais pittoresque » décrit par L’Œil du jour (chap. X, p.111) et surtout, le discours indirect libre du délégué international, pétri de paternalisme colonial et de « rêverie orientale […], mélange de vulgate touristique et d’érudition approximative » (Itinéraire de Paris à Tunis, chap. IX, p.84-86).

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que se forment en moi les étranges figures d’une connaissance intime et distancée.

C’est une drôle de conversation, un permanent conciliabule de leurs énigmes qui vous

dote d’une disposition quasi naturelle à l’exercice de la comparaison. Comparer,

confronter devient un réflexe immédiat, où l’instabilité de l’être se trouve

heureusement rattrapée par l’étendue de cette double assise de gravité de l’esprit. Dans

ce perpétuel mouvement, on parvient à cette élévation passionnée et froide où tout

s’entraperçoit au travers d’une métaphysique culturelle qui ne se donne pas autrement,

à nous modernes, que comme la figure totale de notre conscience. »39

Comment chaque roman attaque-t-il le stéréotype de l’opposition par un biais

spécifique ? Comment chaque roman veut-il proposer une voie synthétique ?

b/ Itinéraire de Paris à Tunis ou la théorie post-coloniale à l’épreuve de

la dissémination post-moderne

Le travail de vulgarisation de Jean-Marc Moura40 a fait entrer dans le champ de

la critique littéraire française les post-colonial studies, ou théorie post-coloniale. Cette

théorie réclame la prise en compte du phénomène historique de la décolonisation dans

l’analyse des littératures du XXème siècle. Parmi les dynamiques de visibilité et

d’émergence de ces littératures, Moura met notamment en avant ce qu’il appelle la

« scénographie de la rupture », que la théorie postcoloniale définit comme la dimension

politique d’affirmation de soi de l’ancien colonisé face au regard dépersonnalisant de

l’ancien centre colonial : il s’agit en quelque sorte de compenser, voire d’inverser, par la

forme, le rapport de domination entre le « centre » et la « périphérie »41. Le « style

heurté » qui est pour Frantz Fanon caractéristique de « l’intellectuel colonisé » témoigne

bien de cette scénographie de la rupture moderne, à la faveur de laquelle le texte s’auto-

met en scène42.

Charles Bonn43 a, depuis, relativisé la portée d’une telle théorie : elle a, certes, « le

39 L’Imposture culturelle, op.cit., p.13-14 40 Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris : PUF, 1999 41 Ces notions sont empruntées à Pierre Bourdieu, Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris : Seuil, 1992 42 La modernité procède, pour Jean Baudrillard, d’une « esthétique de rupture ». (« Modernité », in Encyclopedia Universalis, op.cit.) 43 Charles Bonn a fait de la critique de la théorie post-coloniale son cheval de bataille ; nous nous appuierons ici particulièrement sur son intervention « Pour une contestation de la scénographie binaire de la théorie postcoloniale par une prise en compte de l’ambiguïté tragique pour l’approche des littératures francophones du Maghreb », déjà citée.

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grand mérite de revendiquer une meilleure prise en compte de l’histoire de la

décolonisation pour décrire les littératures qui en sont issues », mais elle suppose « une

relation duelle, ou binaire, avec l’interlocuteur haï et séduit à la fois que représente

l’ancien centre colonial ». Cette scénographie, qu’on peut encore vérifier jusqu’aux

années 1980 environ, ne tient plus aujourd’hui en effet, car cette binarité a éclaté. Dès

lors, la théorie post-coloniale est porteuse d’une contradiction interne. Charles Bonn

entreprend ainsi de :

« Pointer la méconnaissance de sa propre inscription historique par une théorie

postcoloniale qui pourtant revendique une plus grande prise en compte de l’histoire

dans l’approche des textes littéraires. »

Mais cette caducité n’est pas qu’une faille théorique : son incidence est bien réelle,

puisqu’elle entretient le mythe d’un rapport de force qui sclérose la pensée et empêche

toute avancée. Le schéma manichéen de la théorie post-coloniale est la base du

fonctionnement de toute idéologie, « particulièrement lorsqu’il s’agit de définitions

identitaires », dit encore Charles Bonn, qui revendique à son tour la pensée complexe

que nous évoquions plus haut.

Hélé Béji ne fait pas explicitement référence à cette théorie piégée. Pourtant,

sans compter que la transparence, la fluidité de son écriture44 est aux antipodes du

« style heurté » dont parle Frantz Fanon (cité dans L’Œil du jour, chap. XV, p.161), elle

pointe elle aussi la caducité du raisonnement binaire de la colonisation. Ainsi, le

discours indirect libre du délégué international, dont le paternalisme douteux a déjà été

relevé, est bien le fait d’un fils de grand colon qui vit à contretemps, dans l’idéologie

duelle de l’époque coloniale :

« Hélas ! C’est plusieurs décennies auparavant qu’il aurait dû vivre, dans les cortèges

de l’ancienne Régence, quand le Résident Général vous conviait au Bal des Petits Lits

Blancs […]

Mais plus secrètement encore, ce qu’il aurait rêvé d’être, c’était le Résident Général

lui-même, dans le divertissement de la pompe beylical et des turqueries de la Régence.

Alors oui, on se serait écarté sur son passage, alors la domesticité orientale l’aurait

44 C’est ce qu’on s’est attaché à montrer, avec Denise Brahimi, pour qui, rappelons-le, « tout dans l’écriture d’Hélé Béji vise à tisser des liens qui assurent une continuité » (Denise Brahimi, Appareillages, op.cit., p.82) Voir infra, en I.1.b/. Ce n’est donc pas sans réserves qu’on situera Hélé Béji « dans le prolongement de la pensée de Frantz Fanon » (Tahar Bekri, Littérature de Tunisie et du Maghreb, Paris : L’Harmattan, 1994, p.155)

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servi avec panache, alors les femmes étaient grassement belles et judicieusement

ignorantes, […] alors les natifs étaient poétiques, […], alors les arabes étaient

touchants, avec leurs yeux profonds et résignés, leur paume de main sur le cœur, leurs

cols brodés, et toute la révérence de leur couvre-chef grenat, animant sa vie, le

Résident Général, d’un murmure linguistique délicieux, etc. » (chap. IX, p.85)

L’essayiste aura même l’audace d’aller plus loin, en affirmant que les décolonisés, de

l’autre côté, n’ont pas davantage pris acte de cette décolonisation qu’ils appelaient de

leurs vœux : car, qu’on en soit le bourreau ou la victime, le conflit bipolaire est toujours

une commodité de pensée moins coûteuse que l’élaboration d’une synthèse :

« Nous continuons à raisonner encore comme si nous n’étions pas « décolonisés »,

comme si la décolonisation n’avait pas eu lieu, et comme si nous avions décidé, au

fond de nous-mêmes, que le monde serait toujours dirigé par une race supérieure à

laquelle nous n’appartiendrons jamais et contre laquelle nous nous donnons l’illusion

de guerroyer héroïquement »45

Le constat désenchanté de la persistance d’un antagonisme qu’aurait dû dépasser

l’indépendance est une manière indirecte d’accuser toute l’ambigüité de la théorie post-

coloniale, ambigüité qui tient, comme l’a bien vu Antoine Raybaud, à « l’équivoque

sémantique de ce préfixe « post » » :

« Qui indique tantôt une rupture (postmoderne, postindustriel) tantôt une séquelle

(postopératoire, postcommunisme) »46

Hélé Béji, propose en fait déjà, dans Itinéraire de Paris à Tunis, une voie pour

dépasser l’antagonisme, et transformer le préfixe « post-» en « ex-». Le roman procède,

en effet, de ce que Charles Bonn appelle la « dissémination post-moderne », qui rend

impossible la stricte bipolarisation que suppose une lecture idéologique ; c’est pourquoi

la période post-moderne est selon lui celle qui fait le plus échec à la théorie post-

coloniale (alors même que la théorie post coloniale est née de la réflexion du post-

modernisme !). Cette dissémination joue à plusieurs niveaux : dissémination auctoriale

(les auteurs sont de moins en moins perçus comme s’inscrivant dans un groupe : c’est le

cas de Hélé Béji, électron libre dans le paysage littéraire tunisien, qui est d’ailleurs lui-

même relativement marginal dans l’ensemble maghrébin) ; dissémination éditoriale 45 Nous, décolonisés, p.103 46 Antoine Raybaud, « Deuil sans travail, travail sans deuil : la France a-t-elle une mémoire coloniale ? », in Dédale, printemps 1997, n° 5 & 6 : « Postcolonialismes, décentrement, déplacement, dissémination », Abdelwahab Meddeb (dir.)

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(Hélé Béji est publiée chez plusieurs éditeurs, ainsi « banalisés »47, et des deux côtés de

la Méditerranée) ; dissémination, enfin et surtout, des espaces référentiels48. Le roman

de Hélé Béji, en effet, fait échec à toute tentative de localisation.

D’une part, davantage que les deux pôles géographiques apparents (annoncés dès le

titre et la dédicace, qui mentionne la mère – française - et le père - tunisien), sont mis en

avant le motif du passage (l’ « itinéraire ») et l’espace interstitiel (la Méditerranée). En

effet, le va-et-vient mental fait de l’écriture de Hélé Béji une « écriture migrante »49, et

ce mouvement de ressac se trouve thématisé dans le roman par le motif maritime :

Najeh Jegham l’a bien perçu, en intitulant son étude d’Itinéraire de Paris à Tunis

« Méditer, Méditerranée »50. Cet entre-deux est, bien sûr, symboliquement « en marge

de tout espace identitaire comme de tout discours de la norme, comme de toute binarité

de la définition « Moi vs L’Autre » ; il est le « passage interstitiel entre les identités

fixes, qui ouvre la possibilité d’hybridité culturelle »51.

D’autre part, le roman brise la bipolarité en introduisant, à la fin du texte, un inattendu

« tiers espace » : il y a bien « trois lieux géographiques : Paris, Tunis et l’Allemagne »,

comme l’a remarqué Jean Déjeux52. L’Allemagne est à Hélé Béji ce que le Canada ou la

Finlande sont à Chraïbi ou à Dib53 : bien qu’appartenant à la sphère occidentale, le

47 Charles Bonn explique que « si dans les années 1970 la littérature maghrébine était encore majoritairement publiée chez quelques éditeurs « spécialisés » par leur histoire militante, comme les éditions du Seuil, ou influencés par des personnalités comme Maurice Nadeau [première édition de L’Œil du jour, N.d.R.] chez Denoël, la fin des années 1980 voit la multiplication des éditeurs. » 48 C’est ce dernier point que Charles Bonn développe dans son texte « Migration et parole littéraire déplacée entre France et Maghreb » en cours de publication (reprise de l’intervention « Ecrire l'autre rive, écrire de l'autre rive, habiter la rive sauvage de l'écriture, ou l'écriture et la migration », intervention au colloque « European literature of Migration », Université de Copenhague, 8-10 novembre 2007). 49 Voilà qui justifie son intégration au nombre des auteurs que va recenser Passages et traversées. Dictionnaire des écritures migrantes en France depuis 1981 (projet à l’initiative d’Ursula Mathis-Moser et Birgit Mertz-Baumgartner de l’Université d’Innsbruck (Autriche). 50 Najeh Jegham, « Hélé Béji, Méditer, Méditerranée », in Lectures tunisiennes, Tunis : L’Or du Temps, 2003, p.57-65 Sur le motif maritime dans le roman, voir notamment le chapitre VI. Outre cette description explicite, le motif maritime est un immense réservoir d’images, par exemple la population tunisoise transformé en peuple aquatique devant la Porte de la Mer (chap. VII, p.62) ; le couple de fiancés transformés en Amymonè et Poséidon (chap. X, p.71) ou encore l’esprit perçu comme « l’immense élément salé » dont peuvent sortir de « splendides coquillages » comme de « gris mollusques » (la bonne ou la mauvaise littérature) : la lectrice devient ainsi « baigneuse » devant un « océan profond » (chap. III, p.29-30) ou prête à s’immerger dans « une belle eau calme » et peuplée (chap. VIII, p.77), etc. 51 Charles Bonn, op.cit. et Daryush Shayegan, « L’entre-deux dans la littérature d’aujourd’hui », in Dédale, op.cit. 52 Jean Déjeux, op.cit., p.106 53 Charles Bonn cite Driss Chraïbi (Un Ami viendra vous voir. Paris : Denoël, 1966 ; id., Mort au Canada, Paris : Denoël, 1975) et Mohammed Dib (Les Terrasses d’Orsol. Paris : Sindbad, 1985 ; id., Le Sommeil d’Ève. Paris : Sindbad, 1989 ; id., Neiges de marbre. Paris : Sindbad, 1990 ; id., L’Infante

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« tiers espace » a pour vocation de rompre la dualité « centre » / « périphérie » post-

coloniale, de « dépasser les dualismes modernes »54.

Hélé Béji se réclamera de ce « non-lieu », qui est pour elle la condition même de

l’écriture, et qui permet de transcender tous les antagonismes :

« Il n’est pas de question plus inepte, plus vide, que de s’interroger sur l’authenticité

ou l’appartenance de la langue que nous utilisons. […] elle, ne doit appartenir à

personne. D’aucune race, d’aucune nation, d’aucune terre, de personne […] pour nous

libérer de toute appartenance.

La langue n’a pas […] de lieu propre. C’est pourquoi, étant détachée de tout, elle est

capable de susciter le lieu […] elle porte en elle, dans sa vastitude, la force de localiser

toutes choses, de leur donner une demeure où elle ne les enferme pas. […] la langue

est au contraire le voyage, la conquête permanente d’une espèce et d’un espace

inconnus. Qu’elle descende de la montagne ou monte du désert, qu’elle soit de la ville

ou de la campagne, qu’elle appartienne à l’occupant ou à l’occupé, au colonisateur ou

au colonisé, aux tribus ou aux chevaliers, aux Maures ou aux croisés, la langue […]

est le seul domaine où l’expérience humaine n’est jamais trahie. Il n’y a pas de plus ou

de moins, de l’authentique et de l’inauthentique, un mieux et un moins bien, qui

différencie les langues. »55

c/ L’OEil du jour ou « l’intime correspondance entre l’ancien et le

nouveau »

Tahar Bekri prétend que, « plus qu’un thème de création, la problématique

tradition / modernité constitue un souci esthétique et formel qui semble caractériser la

littérature tunisienne par rapport aux deux autres du Maghreb »56 : nous aimerions aller

plus loin en montrant que ce « souci esthétique et formel » n’est là que pour figurer

« l’intime correspondance entre l’ancien et le nouveau »57, qui porte pour Hélé Béji

l’enjeu d’une temporalité apaisée et d’une réconciliation entre Orient et Occident : « la

Maure. Paris : Albin Michel, 1994). 54 Pierre Halen, op.cit. 55 « La langue est ma maison », op.cit. 56 Tahar Bekri, op.cit., p.28 57 Nous, décolonisés, op.cit., p.176. Si ce dernier essai est, avec L’Imposture culturelle, celui qui s’attaque le plus frontalement à la question du rapport entre Orient et Occident, en revanche le problème de la combinaison entre tradition et modernité traverse tous les essais, de Désenchantement national à Une force qui demeure : c’est en fait un biais indirect pour aborder la question strictement spatiale..

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culture traditionnelle (l’orientalité), et la culture moderne (l’occidentalité) sont engagées

dans un rapport de force qui renouvelle l’antagonisme colonial et le dépasse : la

situation où nous nos trouvons est à la fois plus effrayante et plus subtile »58. Comment

se met en place cette synthèse indirecte ?

Il faut, avant de rentrer dans le détail du texte, revenir sur ce postulat initial de

l’association entre spatialité et temporalité. Partant du contraste, nous affirmions plus

haut que le contraste temporel semblait soutenir le contraste spatial entre l’Orient,

traditionnel, et l’Occident, moderne : dans L’Œil du jour, le retour au pays natal,

significativement, d’ailleurs, raconté à la faveur d’une analepse59, est bien vécu comme

un retour dans le temps. Mais cette idée fait, à y regarder de plus près, le lit de

l’argumentation contraire : faire du voyage dans l’espace un voyage de retour dans le

temps, implique justement que l’opposition des cultures est subsumée par la conception,

transculturelle, d’un seul Homme, dans son évolution temporelle : en effet, l’antériorité

suppose l’identité du référent en question60 ; ainsi, le décalage dans le temps, loin de la

renforcer, nie l’opposition spatiale ; loin de la conforter, il la relativise. C’est ce

qu’explique fort bien Hélé Béji, dans l’article susmentionné, qu’il serait déloyal de

trahir en le tronquant : l’expérience vécue du voyage dans le temps est :

« Une expérience analogue à celle que décrit Jung dans son voyage en Afrique et

précisément en Tunisie, et qu’il a appelée l’expérience archétypique, le « heurt avec

l’Ombre de Soi », « la rencontre de cet homme sombre qui m’attendait, dit-il, depuis

cinq mille ans. »

Ainsi, ce qu’on appelle altérité peut se comprendre comme la rencontre fascinante de

sa propre antériorité psychologique, et beaucoup d’artistes l’ont vécue de la sorte,

58 L’Imposture culturelle, op.cit., p.116 59 Chap. V, p.49 sq. : « je me voyais atterrir, etc. » : à ce récit analeptique s’oppose, symétriquement, la perspective du départ à Paris, au futur (chap. III, p.37 et chap. IV, p.41 sq.) - subtile méthode romanesque d’associer l’Orient à « hier », et l’Occident à « demain ». 60 Identité, entendue au sens initial de « caractère de ce qui est identique » : car Pierre Halen rappelle la paradoxale dérive linguistique : « la notion d'identité, qui désignait ce qui est semblable entre deux objets, a fini par signifier son contraire : ce qui est différent, spécifique. Cette quasi-inversion s'explique sans doute en partie par la diffusion de certains usages contextuels, et singulièrement l'usage administratif que les États ont fait de la notion : en reconnaissant l'appartenance d'un individu à un groupe jouissant d'un statut juridique déterminé, les États certifient en effet cette appartenance au moyen de « pièces d'identité » qui précisent en même temps, — par son nom, sa date de naissance, etc. —, l'individualité concernée. On notera cependant qu'il ne s'agit pas là d'un emploi purement technique : la construction des États, opération qui n'est ni neutre ni naturelle, s'est le plus souvent accompagnée d'un discours sur la nation dont on mesure mieux aujourd'hui les implications idéologiques » Pierre Halen, « Reprendre la notion d’identité culturelle avec deux essayistes francophones : Hélé Béji, Amin Maalouf », op.cit.

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comme le peintre Paul Klee qui, à travers la révélation de la couleur, dans son voyage

tunisien lui aussi, a éprouvé la vibration invisible de cet autre temps»61

L’anthropologue de la décolonisation reviendra sur cette idée dans son dernier essai ;

c’est ainsi qu’elle tend à l’Occident le miroir de l’Orient, ici sur la question de l’avancée

de la démocratie laïque sur les ruines de l’intégrisme religieux :

« [Les chrétiens] ont connu, dans leur passé, les mêmes combats intérieurs que nous,

qui sommes nés trop tard. […] L’islam, par sa difficile métamorphose, jette une

lumière sur la genèse de la modernité elle-même. […] Ces siècles, désormais sortis de

l’esprit d’un chrétien d’aujourd’hui, restent le présent des musulmans. La démocratie

politique est née de ce déplacement des vertus du croyant vers le citoyen […] Cette

philosophie est-elle née sans douleur, comme par enchantement, du christianisme ?

Non. Elle s’est bâtie contre lui […]. Cette lutte, qui a été si dure pour vous, Européens,

c’est aujourd’hui celle des musulmans. […] Retournez-vous un peu sur votre passé, et

vous verrez dans le musulman d’aujourd’hui un double de votre ombre d’antan […].

Vous reconnaîtrez, dans son anachronisme, non pas un être extravagant, mais tout

simplement une étape de votre histoire.

[…] Car nous sommes, comme vous, des lignes d’évolution dans le temps, et non des

monuments immuables dans l’éther. »62

Ce constat de décalage dans le développement politico-religieux ne procède pas, on

l’aura compris, une vue téléologique de l’histoire de l’humanité, encore moins une

idéologie du Progrès ; il s’agit simplement de postuler le même plutôt que l’autre :

Orient et Occident sont les deux reflets d’un seul Homme.

Nous apercevons déjà comment Hélé Béji parvient à confondre – c'est-à-dire à la

fois décontenancer et mêler, où plutôt décontenancer par le mélange - le système des

contraires. C’est sur cette base générale que la romancière compose, au sein même de la

société traditionnelle qui est celle qu’elle décrit dans L’Œil du jour, l’harmonie de

l’ancien et du nouveau. Le monde actuel se sent pris en otage entre la tyrannie de celui-

là et l’esclavage de celui-ci, entre un repli stérile et une progression effrayante, entre le

piège de l’enfermement et la menace de la dissolution : tradition et modernité, en se

tournant le dos, se renforcent mutuellement. Mais c’est encore une fois une vue de

l’esprit, et une question de mots, qui resteraient inoffensifs si l’on ne rangeait derrière

61 « Temps et décolonisation ou la surtemporalité », op.cit., p.25 62 Nous, décolonisés, op.cit., p.138-142

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leur étendard des préjugés, sans séparer le grain de l’ivraie. Comme tous mots, ils

possèdent leur part d’ombre et de lumière : si on a raison de se défier de « la survivance

négative d’une image ethnique qui se maintient avec un fétichisme naïf et dangereux »,

la tradition recèle aussi une part de précieuse « archaïcité », source d’épanouissement

pour l’homme63 ; de la même façon, la greffe monstrueuse d’anti-valeurs n’est qu’une

dérive d’une modernité, qui peut aussi bien être « l’alambic» permettant de « distiller »

dans le présent l’héritage du passé.

Nefissa Ayachi Slama64 a bien montré comment L’Œil du jour se libère à la fois de

préjugés contre la tradition et des préjugés contre la modernité, en en montrant

l’harmonieuse synthèse. La grand-mère est la figure même de cette opération :

« J’y observe un être qui trottine sans arrêt entre la cuisine, le patio et le séjour,

itinéraire merveilleux grâce auquel le monde ne m’apparaît plus comme déchiré […]

sans la richesse spirituelle de ma grand-mère je ne pourrais ni apprécier ni aimer le

monde moderne […] L’identité de ma grand-mère n’est pas une racine, une souche, ou

un cocon. C’est le mouvement sans lequel la modernité apparaîtrait immobile et

morte »65

La modernité est « immobile et morte » chez les clientes du Neptune, dont la narratrice

dénonce la « relation stérile […] au temps » (chap. XII, p.134), et la tradition desséchée

chez ceux qui « se laissent aller dans la religion » (chap. VII, p.91) comme le fils de

Slaymane au « zèle un peu borné » 66. Au contraire, chez la vieille dame, la créative

« symbiose du traditionnel et du moderne »67 qui lui permet d’assimiler sereinement et

sans se compromettre les « choses d’aujourd’hui » : son armoire, « antiboîte de

Pandore » (chap. I, p.14) accueille ainsi « l’objet moderne et fragile comme le crayon à

sourcils et son taille-crayon assorti que je lui ai donnés et dont elle ne peut plus se

passer, ou bien un simple beurrier en plastique, un pot à miel acheté dans un grand 63 Il ne s’agit pas de jeter le bébé avec l’eau du bain, ou pour le dire avec les mots de l’auteur : « l’âme même de l’enfance » avec la « vieille poupée de chiffon ». L’Art contre la culture, op.cit., p.72. Voir aussi p.55-58 et 64-72 64 Nefissa Ayachi Slama, « Culture populaire et modernité dans L’Œil du jour de Hélé Béji », intervention à la journée d’études « Les représentations de la femme dans la littérature féminine au Maghreb », Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Sousse (Tunisie), 26 et 27 novembre 2004 65 Désenchantement national, op.cit., p.142-146 66 Chap. II, p.23 : voir tout le discours de Slaymane, au « talent moliéresque », de l’aveu de la narratrice, contre la tartufferie et la religion vivante (la religion est la version sacrée de la tradition, profane) : c’est bien dans le roman que s’élabore la pensée de l’essayiste pourfendeuse des intégrismes réactionnaires et des idolâtries de tous bords. 67 Nefissa Ayachi Slama, op.cit. ; sur la force de créativité et de renouvellement de la tradition, voir notamment chap. III, p.37 ; chap. V, p.52 ; chap. VI, p.79 ; chap. XVI, p.176

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magasin, un thermos, un séchoir, une cafetière, etc. » (chap. I, p.16). De la même façon,

les poches du gilet de Slaymane, « d’où il tire une radio, ses clés, une montre à gousset,

un mouchoir, une provision de pain et de fruits, une lampe de poche, et même une

bouteille d’eau et une autre de thé » (chap. II, p.20), deviennent la métaphore du

« creuset de la culture populaire, le symbole de sa richesse et de son harmonie »68. Mais

c’est peut-être dans l’usage que fait la grand-mère du téléphone que se manifeste le

mieux la vivante réconciliation de « l’immanence du passé et [de] l’imminence du

futur »69 que réclame Hélé Béji : pour maîtriser l’objet, la vieille dame, analphabète, a

inventé « un code de numérotation illustré […], signes cabalistiques, métonymiques, par

lesquels elle marque d’un trait caricatural ses connaissances » :

« Avec eux, elle converse au moyen de cet objet moderne qu’elle idolâtre, le

téléphone, qu’elle admire comme un prodige capable de lui rendre le Progrès presque

aussi sacro-saint que la Prophétie : « Béni soit le téléphone, et béni celui qui l’a

inventé ! Quel dommage qu’il ne soit pas musulman ! » (chap. XVI, p.185)

Ainsi, « la grand-mère donne littéralement vie à l’objet moderne, l’investit d’une

signification, le dote d’une âme, car sans ces idéogrammes qu’elle crée, le téléphone

serait un objet banal parmi les milliers d’objets que le monde de consommation effrénée

nous livre chaque jour […] l’écriture devient tout à la fois un prolongement de l’oralité

mais aussi un mode de créativité, et comme le dit Roland Barthes, un « langage

opératoire »»70. Elle est aussi une auto-définition de l’écriture de l’auteur même : les

idéogrammes sont des caricatures grâce auxquelles la grand-mère « nous offre une

étonnante galerie de portraits humains » (chap. XVI, p.185) : cette « intuition satirique »

(chap. III, p.35), c’est la maîtrise de l’art littéraire, spontanée chez la vieille conteuse et

travaillée chez l’écrivain. Par delà l’humour, la scène, métapoétique, réalise donc le

projet, on ne peut plus sérieux, de réaliser le tableau synthétique de la post-modernité,

comme Baudelaire l’avait fait de la modernité.

Ainsi, dans L’Œil du jour, Hélé Béji nous invite à résoudre le dilemme spatial

entre Orient et Occident par le biais indirect de leur réconciliation temporelle : l’ancien

et le nouveau, loin d’être en conflit, sont en « intime correspondance » dans un présent

vivant. Sorte de Janus, gardien des ouvertures et dont les deux faces sont tournées vers

68 Idem. 69 Hélé Béji, « Temps et décolonisation ou la surtemporalité », p.26. 70 Nefissa Ayachi Slama, op.cit.

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le passé et l’avenir, le roman offre « l’ampleur d’un très grand angle de vue pour la

conscience »71. Le roman, avant l’essai, est donc déjà le « pivot d’un dialogue » (chap.

II, p.21)72.

3. A la recherche de « l’humanité perdue »

C’est sur cette base d’un dépassement du hiatus entre orientalité et occidentalité

que Hélé Béji tient à fonder l’humanisme post-moderne : crépusculaire en Europe, il

peut renaître grâce à un effort collectif de combinaison de l’héritage des Lumières et du

trésor d’humanité encore vivace en Orient. Il faut donc partir, comme Proust « à la

recherche » d’une « humanité perdue »73, qu’elle a l’espoir de retrouver : car « tout n’est

peut-être pas perdu ! » (L’Œil du jour, chap. II, p.21).

a/ L’héritage enténébré de l’humanisme des Lumières

Il s’agit maintenant de savoir de quoi est fait l’humanisme de Hélé Béji. Nous

rappelions plus haut la méfiance que nourrissait l’auteur contre toute tentative de

catégorisation, car tout système est embrigadement74 : l’humanisme, si séduisant que

soit son nom, n’échappe pas à la loi des mots, toujours en clair-obscur. Si elle reprend à

son compte l’héritage de l’humanisme, tel qu’il a été conçu par les esprits éclairés, elle

ne peut que constater la perversion, moderne et post-moderne, de cet héritage. Là

encore, le roman fait déjà la part des choses.

L’humanisme, né d’un courant de pensé daté - le mouvement intellectuel se

développant en Europe à la Renaissance et qui, renouant avec la civilisation gréco-

71 Nous, décolonisés, op.cit., p.176 72 C’est ainsi qu’Arnold Toynbee définit le rôle de l’intellectuel dans le « Tiers-Monde », comme le rappelle Brice Couturier : il doit être « l’agent de liaison entre société traditionnelle et modernité ». « Post-décolonisés », émission radiophonique Du grain à moudre animée par Julie Clarini et Brice Couturier, France Culture, vendredi 2 mai 2008, 17h, URL : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/grain/fiche.php?diffusion_id=62257 73 Hélé Béji cite l’ouvrage d’Alain Finkielkraut, L’humanité perdue, Paris : Seuil, 1996 (Une force qui demeure, op.cit., p.173) 74 Voir infra, en introduction générale, et en III.1.

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latine, manifeste un vif appétit critique de savoir, visant l'épanouissement de l'homme

rendu ainsi plus humain par la culture - est à entendre, plus largement, comme l’attitude

philosophique qui tient l'homme pour la valeur suprême et revendique pour chaque

individu la possibilité d'épanouir librement son humanité, ses facultés proprement

humaines, universelles - et en particulier la rationalité75. C’est l’héritage, de Montaigne

à Lévi-Strauss en passant par Rousseau, dont se réclame Hélé Béji, de son premier à son

dernier essai :

« L’humaniste luttait contre le préjugé selon lequel « chacun appelle barbarie ce qui

n’est pas de son usage (Montaigne). Il épiait ce miracle d’une ressemblance,

cette « lumière naturelle » d’une âme identique entre les hommes. […] Les plus

instruits parmi nous [, décolonisés] se sont sentis les frères de ces génies

compatissants et lucides, de ces « grandes âmes cosmopolites », comme le rappelle

Rousseau, qui « embrassent tout le genre humain dans leur bienveillance. » Nous

sommes fils de cet humanisme-là. »76

En voulant combler le hiatus entre Orient et Occident, comme nous avons essayé de le

montrer, Hélé Béji épie à son tour ce « miracle d’une ressemblance » et « embrasse tout

le genre humain », car combattre les discours identitaires des cultures, au pluriel, c’est

retrouver la civilisation universelle humaine, au singulier77. Il est intéressant de noter

que c’est cet humanisme même qui sous-tend l’analyse sémiologique du jour et de la

nuit de Genette, qui constituait notre point de départ :

« La différence n’est pertinente, en linguistique comme ailleurs, que sur un fond de

75 « Humanisme », Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales en ligne, URL : http://www.cnrtl.fr/definition/humanisme 76 Nous, décolonisés, op.cit., p.25-27 77 Ce que Hélé Béji appelle « l’imposture culturelle » a consisté à « nous imposer le souci de sauvegarder les cultures (au pluriel) et de respecter les différences, en nous laissant croire qu'il s'agissait là de notre plus urgent devoir démocratique ; mais en réalité, on nous enlevait, dans le même geste, l'espérance de promouvoir la civilisation (au singulier), et même la culture. Non sans provocation, Béji retrouve donc l'usage du singulier (la raison, la culture, l'humanité, la civilisation), et se sert même de l'adjectif universel : c'est qu'il lui faut opposer à l'inhumanité conquérante de la globalisation un adversaire d'un poids suffisant. Aucune des cultures particulières n'a cette capacité, et leur pluriel, qui est censé faire leur richesse, est en réalité leur faiblesse. Dans une post-modernité marquée par la confusion et les replis, il reste dès lors à repenser pour aujourd'hui une forme retrouvée d'humanisme. On ne peut le faire qu'en redonnant au mot culture un sens dépourvu de connotations ethnologiques » Pierre Halen, « Reprendre la notion d’identité culturelle avec deux essayistes francophones : Hélé Béji, Amin Maalouf », op.cit. Voir aussi Yoram Mouchenik, « Introduction au concept de culture en anthropologie », in Manuel de psychiatrie transculturelle. Travail clinique, travail social., Marie Rose Moro, Quitterie De La Noë, Yoram Mouchenik, Grenoble : éd. La pensée sauvage, 2006 (2004), p.56

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ressemblance »78

Cet héritage humaniste, cette foi dans la « pédagogie des Lumières »79, théorisés

dans les essais, étaient déjà manifestes dans les romans : l’école, espace de formation,

est mise en scène à plusieurs reprises, dans Itinéraire de Paris à Tunis - d’ailleurs

dédicacé à la mère, la « première institutrice ». La première occurrence est la

description du lycée (chap. VIII, p.71 sq.), lieu d’émancipation intellectuelle pour qui

veut bien ne pas préférer le mariage précoce à la prétendue « réclusion scolaire, à la

morosité abstraite de l’étude, à la mortelle lecture d’un tableau d’ardoise […] car l’école

lui paraissait une corvée bien plus infamante que le four à charbon d’une arrière-

cuisine » - et la narratrice de conclure : « pathétique ignorance ». La deuxième

occurrence est le souvenir, plus lointain, de l’écolière, « repass[ant] sa leçon dans la

voiture qui [la] conduisait à l’école, conduite par Herbert » : on voit bien ici comment la

mise en scène romanesque de l’école insiste moins sur le contenu de la formation

scolaire (elle avoue avoir « tout oublié » de la petite pièce latine, chap. XII, p.109), que

sur l’association symbolique de l’espace de l’école au trajet, au parcours, et au réseau de

« toutes les routes qui partent dans toutes les directions » (chap. XII, p.112) : à

l’ouverture de l’esprit ; il s’agit moins, en effet, de sortir de l’école instruit qu’éclairé80.

Le motif de la lecture81 vient, dans L’Œil du jour, prolonger cette mise en valeur de la

culture, mais l’héritage humaniste est davantage axé, ici, sur la valeur de laïcité,

conséquence de cette culture : ce sont en effet les « multiples écrans de l’instruction, et

de tous les livres qu[’elle a] lus » (chap. XVI, p.183) qui lui font croire au primat de la

raison sur la foi. Il ne faut pas pour autant voir là la critique de la foi : c’est moins une

protestation d’incroyance que de laïcité qu’il faut lire dans les récurrents commentaires

de la narratrice, observant la foi de sa grand-mère82. Car la laïcité, au-delà du préjugé de

croyance et du préjugé d’incroyance est justement « le principe par lequel croyance ou

incroyance, sans subir d’anathème, sont simplement écartées des processus

d’apprentissage et d’accès à la connaissance ».83

Cependant, Hélé Béji ne reçoit pas cet héritage humaniste sans distance : ses

78 Gérard Genette, Figures II, op.cit., p.103 79 Hélé Béji, « La pédagogie des Lumières ou la réforme du système éducatif tunisien », in Les états arabes face à la contestation islamiste, 1996-12, p.255-269 80 « La pédagogie des Lumières ou la réforme du système éducatif tunisien », op.cit., p.263 81 Voir par exemple chap. XI, p.124 ; chap. XIV, p.143, 151, 157 ; chap. XVI, p.183, etc. 82 Voir aussi chap. III, p.39 ; chap. XIV, p.158 ; chap. XVI, p.171-183 et 192-193 83 « Radicalisme culturel et laïcité », op.cit., p.45-46

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réalisations historiques ont corrompu les bases théoriques de l’humanisme occidental,

que l’Occident moderne a doublement discrédité : c’est par des méthodes inhumaines

qu’il a, avec la colonisation, propagé ses valeurs de civilisation (l’humanisme a donc

porté la négation de l’humain), d’une part ; et d’autre part, la course au progrès et le

rationalisme forcené a engendré des dérives surhumaines, « a-humaines »84 ou « extra-

humaines »85 (l’humanisme a donc subi la perte de l’humain). Ce crépuscule de

l’humanisme occidental, dont le dernier essai de l’auteur, surtout, viendra prendre

acte86, ce crépuscule était esquissé dans les romans.

Ils font, certes, peu de place à la première option (l’inhumanité de l’humanisme) :

s’appesantir sur la colonisation serait, au mieux, faire preuve d’un militantisme que

Hélé Béji rejette, au pire jouer le jeu pervers du « post-colonialisme »87. On peut malgré

tout le déceler, à trois endroits au moins : dans le discours raciste de la collègue

universitaire de L’Œil du jour88, auquel fait écho le monologue intérieur du délégué

international d’Itinéraire de Paris à Tunis, tous deux typiques de l’inhumanité coloniale

face aux « bons sauvages » (chap. IX, p.85). L’autre endroit, plus subtil, est le titre

même du deuxième roman, qui fait écho à L’Itinéraire de Paris à Jérusalem de

Chateaubriand89 : on connaît l’argumentaire du voyageur, dont l’esprit de croisade l’a

conduit à tenir des propos plus que douteux sur la hiérarchie entre les peuples : il n’est,

pas plus que le délégué fils de colon, de ces « âmes nervaliennes » qui, seules, ont accès

à l’Orient (chap. IX, p.85) - astucieuse référence, puisque Nerval, justement, s’était déjà

indigné en son temps de cette perversion de l’humanisme par son prédécesseur90. Ce

n’est pas à l’honneur de Chateaubriand que Hélé Béji le cite encore, dans son essai, car

la défense du « génie du christianisme » n’illustre que l’intégrisme religieux qu’elle

rappelle au mauvais souvenir de l’Occident91. Ainsi, faire de Tunis, étape effrontément

84 Le progressisme occidental « sécrète quelque chose d’a-humain », Désenchantement national, op.cit., p.74 85 « La civilisation poursuit, quant à elle, sa course désorbitée, comme si, enfantée par l’homme pour ne plus lui appartenir, elle ne se nourrissait plus que d’elle-même, sous une lumière extra-humaine, dans une contrée hors nature », L’Imposture culturelle, op.cit., p.41 86 Nous, décolonisés, op.cit., passim. 87 Voir infra, en III.2.b/ 88 « Dans dix ans, disait-elle à ses compatriotes, quand nous serons tous repartis, ils auront regrimpé aux arbres. » (chap. VI, p.67) 89 Voir infra, en I.3. 90 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, Paris : Gallimard, 1998 (1851) 91 Nous, décolonisés, op.cit., p.139

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négligée par Chateaubriand dans son « itinéraire »92, la destination même du sien, c’est

pour la romancière une façon détournée de dénoncer, par un savoureux renversement de

perspective, un détournement inhumain de l’humanisme européen.

La deuxième dérive de l’humanisme (« l’a-humanité » de l’humanisme) est, quant à

elle, repérable partout (dans Itinéraire de Paris à Tunis) : cette perte d’humanité est

même le dénominateur commun de tous les portraits-charges que dresse la satiriste. Le

personnage ciblé est soit, indirectement, privé d’humanité par une comparaison réifiante

(ainsi, les intellectuels du dîner-débat sont-ils de « gros et froids bougeoirs » et le haut

fonctionnaire, fait de « matière inorganique », a-t-il des yeux semblables, derrière leurs

lunettes, à « des plantes d’eau au-dessus de toutes les racines mortes qui pourrissent

dans la vase d’un bassin »93) ; soit, son a-humanité est directement dénoncée comme

telle :

« Mais plus [les intellectuels du dîner] me rebutaient, plus ils me devenaient

antipathiques, et plus je m’évertuais à poursuivre en pensée l’image consolante du

genre humain qu’ils semblaient fuir sans cesse. Ma lutte était puérile et bouffonne, car

les efforts que je faisais pour les rattacher à l’humanité, ou à ce que ce mot évoquait

pour moi, les en éloignait davantage. Ils en prenaient une expression faussée,

déplacée, guindée. Plus je les contraignais à y coïncider, plus pour ainsi dire ils se

tordaient, à paraître monstrueux et étrangement méconnaissables. Je voulais les rendre

à l’humain, mais ne le voulaient pas, et ils se flétrissaient sous mes yeux comme une

plante trop riche qu’elle ne peut absorber. Le masque vrai de l’Homme que j’essayais

obstinément de leur ajuster, glissait désespérément, retombait comme d’une forme

incompatible où il n’aura pas pu s’emboîter. » (chap. II, p.16)

Ou encore, plus loin :

« Par ses manières, ses propos, par cette frivolité liée à la vogue de la communication,

il me faisait prendre en épouvante le spectacle de la vie moderne, et pencher mon cœur

vers le monde ancien, le désir des choses inactuelles, d’une délicieuse et féconde

rêverie archaïque. Qu’il perdît à mes yeux tout attrait humain, cela me remplissait de

la saveur inconnue d’une vraie humanité. L’Homme, si laid à travers lui, se dessinait

comme à travers un négatif qui retrouve au tirage la plénitude de toutes ses vraies

92 « Avant de parler de Carthage, qui est ici le seul objet intéressant, il faut commencer par nous débarrasser de Tunis », François René de Chateaubriand, op.cit., p.492 93 Itinéraire de Paris à Tunis, chap. II, p.16 et chap. V, p.42-43. Les exemples de ce procédé sont innombrables.

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couleurs. » (chap. IX, p.92)

Il ne s’agit pas, on l’aura compris, d’un retour frileux à un passéisme dont Hélé

Béji connaît bien les dérives94 ; il ne s’agit pas de désavouer l’humanisme dont elle

s’était réclamée. Il s’agit justement de renouer avec cet humanisme original, aux bases

laïques, rationnelles, universelles et démocratiques. Mais l’idéal rousseauiste de

« l’homme naturel » alliait esprit et cœur, intelligible et sensible95 : c’est cette « civilité

de cœur »96, cette part d’humilité perdue, que l’Orient possède encore et peut contribuer

à retrouver. Seule cette combinaison inédite pourra faire advenir, sur les ruines de

l’antagonisme entre Orient et Occident, ce post-humanisme (ou « humanisme

second »97).

b/ De la « grande révolution des mœurs » à la petite « révolution par les

humbles » :

« En quoi réside « l’humanité de l’homme » ? » demande Hélé Béji98. Toutes les

réponses apportées, depuis l’échec de la « civilisation » coloniale auquel n’ont succédé

que les ternes « soleils des indépendances » (Kourouma), ont abouti à l’aporie : ni la

religion - qui défigure la tradition - ni la culture - qui nourrit les « identités meurtrières »

(Maalouf) - n’ont fait une humanité meilleure. Hélé Béji propose une réponse, à la fois

très simple et ambitieuse : « la seule valeur réside dans l’aptitude à s’humaniser, et sa

contre-valeur dans celle de se déshumaniser »99 ; cet humanisme là est pour l’instant, en

quelque sorte, en-deçà de l’Occident et au-delà de l’Orient. Mais, si c’est par cette

phrase du fameux discours de Pic de la Mirandole qu’est né le premier humanisme :

« J’ai lu, dans les livres des Arabes, qu’on ne peut rien voir de plus admirable dans le

94 « Le déraciné et le fanatique sont tous deux inhumains, mais pas de la même manière. L’un a perdu ses facultés de sociabilité, son humanité se meurt peu à peu par absence de passion, par une extinction progressive de la vie dans l’impersonnalité et l’indifférence. L’autre au contraire étouffe son humanité sous l’hypertrophie des passions qui vont dévorer son affectivité jusqu’à le rendre totalement insensible à la souffrance d’autrui comme à la sienne, ce qui est le propre du monstre ». L’Imposture culturelle, op.cit., p.134-135 95 Nous, décolonisés, op.cit., p.207 96 « A cause de cette incivilité de cœur à laquelle l’indifférence générale de la vie moderne les avait accoutumés, etc. » (Itinéraire de Paris à Tunis, chap. II, p.17) 97 Nous, décolonisés, op.cit., p.208 98 L’Imposture culturelle, op.cit., p.30. Elle cite ici Heidegger, Lettre sur l’humanisme. 99 Nous, décolonisés, op.cit.., p.187

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monde que l’homme » 100

…c’est donc peut-être à nouveau du côté des Arabes qu’il faudra se tourner pour le

régénérer. C’est peut-être par une petite « révolution par les humbles »101, plus

populaire, plus intuitive, plus sensible que « la grande révolution des mœurs »102 du

XVIIIème siècle, intellectuelle, philosophique et raisonneuse, que pourra naître

l’humain du XXIème siècle.

Cette « densité humaine »103, à reconquérir pour l’apporter au patrimoine

mondial de l’humanisme, se trouve déjà à chaque recoin de la maison de L’Œil du jour,

que gouverne la grand-mère, « modèle d’humilité » (chap. XVI, p.193). Dans la poésie

du quotidien, ce précieux « trésor des humbles » dont parlait Maeterlinck104, dans la

création de chaque jour, cette intensité de l’instant, dans l’ « humaine sérénité » d’un

patio (chap. IV, p.41), cette « humanité sailla[nte] » d’un vieillard (chap. X, p.115),

cette « humanité naïve » d’une chambrée de femmes (chap. XV, p.160), ce

« miroitement humain » d’une voix (chap. XVI, p.182), etc. : partout, « l’humanité

renaissait à mes yeux intacte, sobre, vivante » (chap. XIV, p.158). Par un processus de

transfert de propriété inverse à la réification de l’humain, que l’on observait plus haut,

ici même les objets « ont la composition infiniment savante et ridée du visage humain »

(chap. VII, p.84). Ainsi, accordant sa poésie aux choses les plus prosaïques, L’Œil du

jour, comme Nûba, entreprend bien :

« D’arracher le sens du beau à sa cachette d’humilité où il s’était recroquevillé et de le

faire apparaître au grand jour avec un éclat inconnu »105.

De cette opération véritablement alchimique, l’essai donnera la formule

théorique, a posteriori, mais c’est bien l’art qui en sera le premier laboratoire : car il

s’agit bien, en mesurant le « trésor des humbles », de transformer en or la boue - la

100 Pic de la Mirandole, De dignitate hominis (1486), cité par Jean-Claude Margolin, « Humanisme », in Encyclopaedia Universalis. 101 Claude Herzfeld cite ici Gilbert Durand (Jean Rouaud et le « trésor des humbles », p.15) Sur cette notion d’humilité, voir Rousseau, tentant de l’austérité des mœurs (Discours sur les sciences et les arts), opposé à Voltaire, partisan du luxe (Le Mondain) : c’est de la conception rousseauiste que Hélé Béji se rapproche le plus. 102 « Le salon littéraire, au XVIII ° siècle, c’est ce qui a préparé la grande révolution des mœurs... C’est à travers les salons littéraires que sont nés les Diderot, d’Alembert, tous ces gens-là... C’est dans cette conversation entre pairs qu’est né tout le travail des Lumières ». « 7ème édition du salon des littératures francophones de Balma. Invité d’honneur : le Maghreb », op.cit. 103 Nous, décolonisés, op.cit., p.206 104 Maurice Maeterlinck, Le Trésor des Humbles, op.cit. 105 L’Art contre la culture, op.cit., p.40

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terre, l’humus qui est à l’origine même de l’humain. Entre le monstre et le dieu,

l’homme est, en effet, celui dont le juste domaine est « proche de la terre » (L’Œil du

jour, chap.XVI, p.176)106. Humble créature terrestre, l’humain est ainsi incarné par la

grand-mère, humble parmi les humbles avec son intelligence intuitive qu’a développée

son analphabétisme : elle est, in fine métamorphosée en « petit tertre »107 ; mais la figure

emblématique en est, dans Itinéraire de Paris à Tunis, le marchand de cacahuètes, « ce

premier terrien, au loin sur la dune sableuse » (chap. VI, p.51) - figure quasiment

mythologique qui rappelle Adam108, premier homme fait d’argile et père de l’humanité

dans les trois monothéismes. L’importance de cette figure du « premier terrien » est

signalée par sa reprise, à la fin de L’Imposture culturelle : l’essai se clôt par un chapitre,

fort romanesque, qui décrit « Jalloul le charbonnier » ; couvert de « crasse », au milieu

de la boue causée par la pluie, il est comme l’apparition d’Adam en personne,

l’incarnation de l’humanité :

« L’éclat de son sourire brillait derrière ses joues noircies, et ajoutait à la candeur

lumineuse de ses traits une expression joviale qui tranchait supérieurement avec

l’indigence de sa condition […], j’avais devant moi Jalloul le charbonnier,

l’expression de ses joues enfantines sous leur couche de suie, l’énergie de ses yeux

doux, l’humble dignité de son vagabondage glorieux […] J’apercevais un secret que

Jalloul détenait dans la vitalité poétique de son être, une sorte d’élévation de la vie qui

dissipait la souffrance de mon esprit inquiet.

Il m’apparut, avec son âne pelé qui contemplait la boue de ses yeux absents, avec sa

balance anachronique où il pesait en souriant ses petites mottes de charbon, comme la

figure même de l’humanité que je recherchais, que j’avais crue perdue, inaccessible,

que le monde actuel nous dérobait. […] Oui, c’était un dernier miracle humain que

Jalloul accomplissait avec un sourire triomphant, et dans ses yeux délicats sous son

ciré de forçat, dans la douceur de ses manières sous la rudesse de son labeur, dans la

lumière de son visage derrière ses joues barbouillées, il y avait une flamme pure

d’humanité qui brûlait encore, et qui nous éclairait le cœur, sous l’écorce noire et

106 « Nous manquons d’humilité […] affronter humblement ce que nous sommes : des êtres humains comme les autres, à qui il ne tient que d’en témoigner aussi dignement que possible. Découvrant que nous ne sommes pas des dieux, il n’est pas nécessaire que nous nous transformions en monstres. » Nous, décolonisés, op.cit., p.42 Sur l’imaginaire du monstre, dont l’humain est l’antidote : voir aussi p.152 ; L’Imposture culturelle, p.135 ; Itinéraire de Paris à Tunis, chap. II, p.16 ; chap. IX, p.87, etc. 107 L’Œil du jour, chap. XVI, P.193 : il y a ici un jeu phonique (derrière « tertre », on entend « être », par quasi métathèse) en même temps qu’un jeu étymologique (un tertre est un petit monticule de terre) 108 Le nom « adam », commun en hébreu, signifie justement « homme ».

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providentielle d’un vulgaire minerai de charbon ».109

Hélé Béji, en quête de l’humanité perdue, « l’œil braqué dans l’obscurité comme

un capitaine de bateau en détresse qui scrute au bout de sa lunette l’embrun de l’horizon

[…] pourra enfin s’écrier : « Terre ! »110 ; car cette humanité, certes en péril, existe

encore, et viendra, si elle s’en donne les moyens, insuffler à l’humanisme enténébré les

lumières de « l’humilisme »111.

L’engagement citoyen de l’essayiste n’est donc que le prolongement théorique

de celui des romans. Devant le système formé par le couple Orient et Occident, opposés

dans le monde post-moderne décolonisé autant qu’ils l’étaient dans le monde moderne

colonisé décrit en son temps par Memmi112, malgré l’indépendance, Hélé Béji propose

plusieurs voies de synthèse possibles : l’une, assez abstraite, d’une dissémination

mettant en échec la stricte bipolarisation ; l’autre, plus concrète, d’une alliance

temporelle entre l’orientalité traditionnelle et l’occidentalité moderne. Il est en effet

grand temps de construire un humanisme partant d’une collaboration mondiale.

Hélé Béji, radiée de l’université depuis son premier essai, n’est pas adepte d’un

parler creux et politiquement correct : il n’y a pas d’angélisme naïf et vaporeux dans cet

engagement humaniste, et le mot, pour être galvaudé, n’en a pas moins un sens qu’elle

veut opératoire : c’est, par conséquent, de l’humain (objet séculier et réel) qu’elle

s’occupe et non de l’Homme (objet intemporel et conceptuel)113. Sa pensée « ne se

réclame, ni plus ni moins, du genre humain. C’est à ce titre, du reste, qu’elle nous

recquier[t] »114.

109 L’Imposture culturelle, op.cit., p.163-165 110 Itinéraire de Paris à Tunis, chap. VI, p.50 111 Cette notion, qui conviendrait ici, n’est attestée que dans le dictionnaire des mots nouveaux de J.-B. Richard de Radonvilliers, Enrichissement de la langue française, dictionnaire des mots nouveaux, 1845. 112 Albert Memmi, Portrait du colonisé précédé de Portrait du colonisateur, Paris : Gallimard, 2002 (1957) ; l’auteur de Nous, décolonisés, s’inscrit dans la lignée de cet essai, dialectique, plutôt que dans celle de Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres, Paris : Gallimard, 2004 113 L’Imposture culturelle, op.cit., p.11 114 Pierre Halen, op.cit.

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109

CONCLUSION

Dans son étude philosophique intitulée Bachelard ou le jour et la nuit1,

Dominique Lecourt ne faisait que jouer avec deux mots dont l’association figurait pour

lui la dualité entre deux versants, épistémologique et poétique, de l’œuvre de Bachelard.

L’œuvre de Hélé Béji, partagée elle aussi entre ses deux romans et ses cinq essais, ne

pose certes pas au lecteur cette « Enigme même» dont parle Lecourt, qui décèle une

dichotomie « flagrante »2 dans les textes de Bachelard. Cependant, notre sentiment

d’une profonde « unité qui s’y cherche sous la contradiction » est le même, et notre

entreprise de résolution, basée sur le principe de la pensée dynamique, s’est voulue

similaire : « il semble qu’une thèse unique sur le « dynamisme » de la pensée soit le

trait d’union qui […] relie » les deux versants : « dynamisme du mouvement »

dialectique des essais et « dynamisme de l’imagination productrice des images

poétiques » 3 à l’œuvre dans les romans.

Cette imagination productrice prend justement en charge les motifs, réels, du

jour et de la nuit, qui structurent ce qu’on a pu lire comme un diptyque romanesque « en

forme d’équinoxe » : aussi l’usage que nous faisons du couple jour / nuit doit d’abord

s’entendre au sens propre. Mais ces notions de jour et de nuit sont faussement

thématiques, et, comme Lecourt, il s’est agi d’en dépasser le traitement littéral -

temporel et esthétique : jour et nuit participent de l’élaboration d’une initiation à la

pensée dialectique, qui cherche à toujours dépasser la pensée des contrastes. Nous avons

pu déterminer que cette initiation était destinée à promouvoir la « pensée complexe »4

pour penser un monde cohérent et plus humain. L’humanisme que voudrait ainsi

régénérer Hélé Béji sur les ruines des antagonismes « post-coloniaux » doit être conçu

comme une collaboration entre les acquis occidentaux des Lumières et le trésor de

densité humaine encore vivace en Orient.

Hélé Béji, comme tout « décolonisé », est héritière de deux mondes dont le face

à face historique a pu se montrer tragique. Mais elle est surtout, « grâce au hasard de 1 Dominique Lecourt, Bachelard ou le jour et la nuit. (Un essai du matérialisme dialectique), op.cit. 2 Ibid., p.30-31 3 Ibid., p.32 4 Edgar Morin, op.cit.

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[s]a naissance »5, fille de ces deux mondes, « produit mixte »6 : à ce titre décomplexée,

elle se donne pour mission citoyenne de « tenir les deux fils »7 et de montrer

l’enrichissement réciproque qu’il faut attendre de cette rencontre, au lieu de la dénoncer

comme hiatus. Elle s’inscrit ainsi dans le courant anthropologique de la pensée de

« l’acculturation » :

« L’anthropologie culturelle américaine produira le concept d’acculturation dans son

questionnement constant dans un pays d’immigration sur la rencontre interculturelle et

les recompositions culturelles. Le terme lui-même prête à confusion en s’apparentant à

un sens de perte ou de méconnaissance d’une culture originelle […]. [Pourtant, la

notion d’acculturation désigne] « l’ensemble des phénomènes qui résultent d’un

contact continu et direct entre des groupes d’individus de cultures différentes et qui

entraînent des changements entre les modèles (patterns) culturels initiaux de l’un ou

des deux groupes. » [Robert Redfield, Ralph Linton et Melville Heskovits,

Mémorandum pour l’étude de l’acculturation] […] Les travaux sur l’acculturation

permettent de porter un regard critique sur le concept de culture en même temps qu’ils

permettent de réajuster ses définitions […] Ainsi le concept d’acculturation permet de

forger une vision dynamique des contacts culturels et des transformations qui peuvent

en résulter ». 8

Hélé Béji combine ainsi un humanisme, universel, et la pensée d’un apport culturel

spécifique - ou plutôt, elle part d’une idée universelle de l’humain, à l’édifice de

laquelle chaque « culture » a sa pierre à apporter : elle postule à la fois l’universalité

(celle de la raison qui fait la dignité de l’homme) et la spécificité (celle de la tradition

positive qui fait son affectivité vivante) - ultime tour de force de la pensée synthétique !

Cet « humanisme acculturé », si l’on peut dire, correspond tout à fait à la pensée

5 Cette expression, utilisée en anaphore rhétorique dans sa communication orale à l’Université de Cologne, signale que « la naissance n’est qu’un accident du destin », ce qui fait échec aux idéologies identitaires, comme l’a bien vu Danielle Marx-Scouras. Danielle Marx-Scouras, « La Modernité selon Hélé Béji », in Tunisie plurielle, vol. 1, actes du colloque de l’Université York (Toronto, Canada) dirigés par Hédi Bouraoui, Tunis : L’Or du Temps, 1997, p.165 Hélé Béji, « Hélé Béji par elle-même », op.cit.,, p.31-36 6 « Je suis un produit mixte, comme on dit chez nous » (« 7ème édition du salon des littératures francophones de Balma. Invité d’honneur : le Maghreb », op.cit.) Voir J.-L. Amselle, Logiques métisses, Paris : Payot, 1990 (cité par Yoram Mouchenik, « Introduction au concept de culture en anthropologie », in Manuel de psychiatrie transculturelle. Travail clinique, travail social., op.cit., p.61). 7 Formule utilisée lors de la rencontre animée par Ali Abassi à l’Ecole Normale Supérieure de Tunis, le mercredi 6 février 2008 8 Yoram Mouchenik, « Introduction au concept de culture en anthropologie », in Manuel de psychiatrie transculturelle. Travail clinique, travail social., op.cit., p.60

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nuancée que l’auteur propose autour de la question de la femme, qui rejoint la question

de la culture :

« Je ne me suis jamais embarrassée de chaînes culturelles, ni de complexes du

deuxième sexe. Pas plus fille que garçon, pas plus orientale qu’occidentale » 9 .

Ainsi, pas plus que celui de Simone de Beauvoir, le féminisme de Hélé Béji n’est un

féminisme « différentialiste », qui suppose une essence féminine propre. Bien au

contraire, la femme est « un homme comme les autres » : là encore, « la mesure

humaine de toute chose »10 permet de relativiser tous les contrastes qui divisent

l’ensemble humain. Mais le postulat initial, incontournable, de l’universalité de

l’humain n’empêche pas d’intégrer, plus subtilement, l’idée d’un apport spécifique de la

féminité ; certes, en effet :

« Les femmes sont autre chose que le féminin, et tout féminisme qui entend enfermer

le féminin dans une communauté, une entité séparée, est oppressif, non pour les

hommes, mais pour les femmes elles-mêmes. Toute femme n’est pas que femme. Elle

est plus qu’une femme. L’être de la femme déborde le féminin. La nature féminine est

en correspondance avec tout ce qui n’est pas elle »

Mais il existe néanmoins une « originalité féminine » qui est :

« Une manière de faire valoir l’humain, le lieu d’épanouissement et

d’accomplissement de l’humain. Le féminin en tant que tel n’a pas de sens. Il n’existe

que dans cette faculté qui lui est propre de refaire sans cesse place à l’humain. La part

d’ « humanité perdue » ne l’est jamais tout à fait pour la femme. Le rôle de la femme

est de restituer l’humain dans son intégrité. »11

On voit bien ici comment Hélé Béji parvient à faire l’hypothèse d’une richesse 9 Une force qui demeure, op.cit., p.32. Cet essai est celui qui explore à la fois la question de la femme et de l’orientalité. Rappelons que pour Genette, le rapport sémiologique entre jour et nuit est homologue au rapport entre homme et femme, dans la mesure où le premier terme du paradigme sert à désigner l’ensemble du paradigme. La synthèse est, là encore, déjà en germe dans l’antithèse. Les deux rapports traduisent pour Genette le « même complexe de valorisations contradictoires et complémentaires » entre un terme fort, mais non marqué, et un terme mineur, mais marqué. Gérard Genette, op.cit., p.104-105 10 Nous, décolonisés, op.cit., p.152. Hélé Béji, en posant cet étalon humain, reprend la formule de Protagoras 11 Une force qui demeure, op.cit., p.172-173 Notons d’ailleurs que l’idée que « Le féminin est la familiarité de l’humain » se trouve déjà dans L’Œil du jour, dont le personnel romanesque est exclusivement féminin : à l’exception notable de Slaymane, les hommes sont toujours les absents (le grand-père – chap. VII, p.184 -, le fils de Slaymane – chap. II, p.23 -, le mari de la cuisinière, chap.VII, p.82), et c’est dans l’espace de la domesticité féminine, dont la valeur est écrite par Une force qui demeure, que se joue ce surcroît d’humanité retrouvée.

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spécifique, qui vient soutenir, et non pas nier, le postulat de l’humain, universel.

Toute l’œuvre de Hélé Béji vise donc à inscrire « l’ici et l’ailleurs, le même et

l’autre, l’identité et la différence »12. Toute l’œuvre de Hélé Béji vise à instaurer du lien

- lien visuel, dans le regard de l’ « œil du jour », lien spatial, dans l’ « itinéraire », lien

romanesque dans le diptyque, lien méthodologique (la dialectique) et éthique

(l’humanisme) entre les romans et les essais13. Les romans, écrits au début de la carrière

de l’auteur polygraphe, sont bien le lieu d’élaboration de la pensée de l’essayiste : le

roman est bien le laboratoire de l’essai.

Hélé Béji nous y invite à mesurer le poids des mots, dont le partage est parfois

un artefact qu’il s’agit de résoudre (ainsi du jour opposé à la nuit, de l’intérieur opposé à

l’extérieur, de l’ancien opposé au nouveau ou de l’Orient opposé à l’Occident) ; dont la

paroi lisse, à l’inverse, cache parfois une deuxième face qu’il faut tâcher de déceler

(ainsi des mots en « clair-obscur » comme modernité, tradition ou, même, humanisme).

Hélé Béji, qui porte en son prénom même l’auréole de la clairvoyance, nous invite à

plus de lucidité dans notre usage des mots. « Nommer, c’est choisir »14 : n’est-ce pas

simplement là que se situe le juste engagement de l’écrivain ?

12 Jacques Noiray, Littératures francophones, I. Le Maghreb, op.cit., p.119 13 En ce sens, l’idée de Denise Brahimi, qui constate la « continuité » comme stylème d’écriture, va bien plus loin qu’une simple remarque de style. Denise Brahimi, op.cit. (voir infra, en I.1.) 14 Jean-Paul Sartre, La responsabilité de l’écrivain, Paris : Verdier, 1998 (texte de la conférence sur « La responsabilité de l’écrivain », donnée à la Sorbonne en 1946).

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BIBLIOGRAPHIE

I. CORPUS Béji H., L’Œil du jour, Tunis : Cérès productions, 1993 (1985) - Itinéraire de Paris à Tunis, Paris : Noël Blandin, 1992

II. REFERENCES

1. PRODUCTIONS DE HELE BEJI

Récits : Béji H., « La robe blanche à petits pois », in Une enfance outremer / textes réunis par Sebbar L. ; Béji H., Bey M., Brival R. et al., Paris : Seuil, 2001 - « La vague et le rocher », in Dernières nouvelles de l’été, Tunis : Elyzad / Clairefontaine, 2005

Essais : Béji H., Désenchantement national, Paris : François Maspero, 1982 - L’Art contre la culture, Paris : Intersignes, 1994 - L’Imposture culturelle, Paris : Stock, 1997 - Une force qui demeure, Paris : Arléa, 2007 - Nous, décolonisés, Paris : Arléa, 2008

Articles : Béji H., « La langue est ma maison », in La Quinzaine littéraire, 1985-03, n°436, p.22-23 - « Au bal des Petits Lits Blancs », in La Quinzaine littéraire, 1985-12, n°453, p.17-18 - « L’Occident intérieur », in Le Débat, 1986-11/12, n°42, p.145-153 - « Radicalisme culturel et laïcité », in Le Débat, 1990-01/02, n°58, p.45-49 - « Hélé Béji par elle-même », in Maghreb au féminin, Cahier d’Etudes Maghrébines, 1990-05, n°2, p.31-36 - « L’inhumain », in La Presse, 1991-02, n°6, p.1-10 - « La pédagogie des Lumières ou la réforme du système éducatif tunisien », in Les états arabes face à la contestation islamiste, 1996-12, p.255-269 - « Temps et décolonisation ou la surtemporalité », in Revue des deux mondes, dossier France-Maghreb, Paroles des deux rives, sous la dir. de Guy Dugas, n° 2000-12, p.24-31 - Entre Orient et Occident - Juifs et Musulmans en Tunisie, (collectif) Cohen-Tannoudji D., Attal R., Béji H., Besançon A., Editions de l’Eclat, 2007

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Interventions publiques :

« 7ème édition du salon des littératures francophones de Balma. Invité d’honneur : le Maghreb », table ronde du samedi 8 avril 2006 animée par Ouidad Tebbaa, Marrakech, URL : http://209.85.135.104/search?q=cache:kpMOuwPVI4IJ:www.graphiste-toulouse.info/francophonies/tables_rondes2006.rtf+h%C3%A9l%C3%A9+b%C3%A9ji+radi%C3%A9e+universit%C3%A9&hl=fr&ct=clnk&cd=1&gl=fr&client=firefox-a « L’écriture du réel », rencontre avec les élèves le mercredi 6 février 2008 animée par Ali Abassi, Ecole Normale Supérieure, Tunis « Post-décolonisés », émission radiophonique Du grain à moudre animée par Julie Clarini et Brice Couturier, France Culture, vendredi 2 mai 2008, 17h, URL : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/grain/fiche.php?diffusion_id=62257

2. OUVRAGES ET ARTICLES SUR HELE BEJI

Monographies et articles : Brahimi D., Appareillages : dix études comparatistes sur la littérature des hommes et des femmes dans le monde arabe et aux Antilles, Paris : Deux Temps Tierce, 1991, p.73-86 - Maghrébines. Portraits littéraires, Paris : L’Harmattan-Awal, 1995, p.28-38 Dejeux J., « La littérature féminine de langue française au Maghreb », in Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, 1er semestre 1990, n° 10, URL : http://www.limag.com/Textes/Iti10/Jean%20DEJEUX.htm Fontaine J., Ecrivaines Tunisiennes, Tunis : éditions Le Gai Savoir, 1994 (1990), p.63-64 et 106-107 Jegham N., « Hélé Béji, Méditer, Méditerranée », in Lectures tunisiennes, Tunis : L’Or du Temps, 2003, p.57-65 - « De la satire à l’échappée féminine dans Itinéraire de Paris à Tunis de H. Béji et Tamass de A. Nalouti », in Etudes littéraires maghrébines, 1er et 2ème semestres 1999, n° 18-19, p.15-22, URL : http://www.limag.com/Bulletin/Bul18/DossJeghamBejiNalouti.htm Mendoza E. G. et Costanzo M. M., « L’Œil du jour ou le privilège d’un regard détaché », in Etudes littéraires maghrébines, 1er et 2ème semestres 1999, n°18-19, p.22-28, URL : http://www.limag.com/Bulletin/Bul18/DossMendoza.htm

Colloques : Ayachi Slama N., « Culture populaire et modernité dans L’Œil du jour de Hélé Béji », intervention à la journée d’études « Les représentations de la femme dans la littérature féminine au Maghreb », Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Sousse

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(Tunisie), 26 et 27 novembre 2004 Ben Ouanès K., « Le stéréotype ou l’itinéraire de la métaphore chez Hélé Béji », in La littérature maghrébine d’expression française entre clichés, lieux communs et originalité, actes du colloque de la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba (Tunis, Tunisie), Tunis : FLAH éditions, 2003, p.57-68 Halen P., « Reprendre la notion d’identité culturelle avec deux essayistes francophones : Hélé Béji, Amin Maalouf », in Interférences culturelles et écriture littéraire, actes du colloque organisé au siège de l’Académie tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts Beït al-Hikma (Carthage, Tunisie), 2003, p.97-115, URL : http://www.limag.com/Textes/Halen/2002Carthage.htm Marx-Scouras D., « La Modernité selon Hélé Béji », in Tunisie plurielle, vol. 1, actes du colloque de l’Université York (Toronto, Canada) dirigés par Hédi Bouraoui, Tunis : L’Or du Temps, 1997, p.165-173

Travaux universitaires : Béji L., « L’Orient et l’Occident dans L’Œil du jour et Itinéraire de Paris à Tunis de Hélé Béji », D.E.A. sous la direction de Jacques Noiray, Paris 4, 2003

3. AUTRES OUVRAGES UTILISES OU CITES

Monographies, articles et colloques :

sur la littérature générale Bachelard G., La poétique de l’espace, Paris : PUF, 1994 (1957) Barthes R., Le degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris : Seuil, 1972 (1953) Blanchot M., L’espace littéraire, Paris : Gallimard, 2005 (1955), « Le dehors, la nuit », p. 213-224 ; « Le sommeil, la nuit », p.357-362 Bourdieu P., Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris : Seuil, 1992 Déchanet-Platz F., L’écrivain, le sommeil et les rêves, 1800-1945, Paris : Gallimard, 2008 Ferney F., « L’humour. Cette insoutenable légèreté des lettres », in Magazine littéraire, 2008-07/08, n°477, p.52-55 (présentation du dossier sur l’humour en littérature) Genette G., Figures II, Paris : Seuil, 1969 Jankelevitch V., Quelque part dans l’inachevé, « Le vagabond humour », dialogue avec Béatrice Berlowitz, Paris : Gallimard, in Magazine littéraire, 2008-07/08, n°477, p.63

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Mauron C., Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique., Paris : José Corti, 1963 Moreux B., « La nuit, l’ombre et la mort chez Homère », in Phoenix, hiver 1967, n°4, p.237-272, URL : http://www.jstor.org/pss/1086215 Poulet G., Etudes sur le temps humain – Tome I, Paris : Pocket, 2006 (1949) Raymond M., De Baudelaire au surréalisme, José Corti, Paris, 1992 (1940) Rousset J., Forme et Signification. Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris : José Corti, 1962 Sartre J.-P., Présentation des Temps Modernes, repris dans Situations II, Paris : Gallimard, 1948 - La responsabilité de l’écrivain, Paris : Verdier, 1998 (texte de la conférence sur « La responsabilité de l’écrivain », donnée à la Sorbonne en 1946) Todorov T., Poétique de la prose, Paris : Seuil, 1971

sur le roman Bakhtine M., Esthétique et théorie du roman, Paris : Gallimard, 1978 Jouve V., La poétique du roman, Paris : Armand Colin, 2001 Mitterand H., « Chronotopies romanesques : Germinal », in Poétique, 1990-02, n°81, p.89-104 Raimond M., Le roman, Paris : Armand Colin, 2000 (1987) Robert M., Roman des origines et origines du roman, Paris : Grasset, 1972

sur Proust Maurois A., préface de A la recherche du temps perdu, Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, p. IX-XXI Schulte Nordholt A., Le moi créateur dans A la recherche du temps perdu, Paris : L’Harmattan, 2002

sur la littérature francophone et maghrébine Bekri T., Littérature de Tunisie et du Maghreb, Paris : L’Harmattan, 1994

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Bonn C., « Pour une contestation de la scénographie binaire de la théorie postcoloniale par une prise en compte de l’ambiguïté tragique pour l’approche des littératures francophones du Maghreb », intervention au colloque « Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne », Ecole Normale Supérieure de Lettres et Sciences Humaines de Lyon, 20-21 et 22 juin 2006, URL : http://w3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=214 Bonn C., « Ecrire l'autre rive, écrire de l'autre rive, habiter la rive sauvage de l'écriture, ou l'écriture et la migration », intervention au colloque « European literature of Migration », Université de Copenhague, 8-10 novembre 2007 (texte en cours de publication, modifié sous le titre : « Migration et parole littéraire déplacée entre France et Maghreb ») Meddeb A. (dir.), « Postcolonialismes, décentrement, déplacement, dissémination », in Dédale, printemps 1997, n° 5 & 6 Moura J.-M., Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris : PUF, 1999 Noiray J., Littératures francophones, I. Le Maghreb, Paris : Belin, 1996

sciences humaines (anthropologie, philosophie, religion) Devereux G., De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris : Flammarion, 1980 (1967) Durand G., Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris : PUF, 1963 Finkielkraut A., L’humanité perdue, Paris : Seuil, 1996 - Ce que peut la littérature, Paris : Stock, 2006 Lecourt D., Bachelard ou le jour et la nuit. (Un essai du matérialisme dialectique), Paris : Grasset, 1974 Lévi-Strauss C., Le regard éloigné, Paris : Plon, 1983 Maalouf A., Les identités meurtrières, Paris : Grasset, 1998 Masson D. (traduction, sous la direction de), Le Coran, Paris : Gallimard, 2007 (1967) Memmi A., Portrait du colonisé précédé de Portrait du colonisateur, Paris : Gallimard, 2002 (1957) - Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres, Paris : Gallimard, 2004 Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, Paris : Gallimard, 1976 (1945) - « Le langage indirect et les voix du silence », in Signes, Paris : Gallimard, 1960, p.49-104 (texte publié en deux parties dans Les Temps modernes, volumes 7 et 8, n° 80 et 81, 1952-06/07) - L’Œil et l’Esprit, Paris : Gallimard, 1993 (1964) - La prose du monde, Paris : Gallimard, 1992 (1969)

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Morin E., La Méthode, Paris : Seuil, 2008 (1981-2004) - « Pour une réforme de la pensée », URL : http://college-heraclite.ifrance.com/documents/r_actuels/em_reforme.htm Mouchenik Y., « Introduction au concept de culture en anthropologie », in Manuel de psychiatrie transculturelle. Travail clinique, travail social., Moro M. R., De La Noë Q., Mouchenik Y., Grenoble : éd. La pensée sauvage, 2006 (2004), p.49-63 Shands H. G., The war with words, The Hague-Paris : Mouton, 1971 « Hommage à Jean Duvignaud », avec la participation de Jean Daniel et Edgar Morin, Collège international de Tunis, 26-27 et 28 octobre 2007, Tunis

littérature Baudelaire C., Les Fleurs du Mal, Paris : Gallimard, 1999 (1861) - Le Spleen de Paris : Petits poèmes en prose, Paris : Grasset, 2003 (1864) Chateaubriand (de) F.-R., Itinéraire de Paris à Jérusalem, Paris : Gallimard, 2005 (1811) Diderot D., Salon de 1765, in Œuvres complètes, Paris : Hermann, 1975 Joyce J., Ulysse, Paris : Gallimard, 2004 (1922) Kourouma A., Les soleils des indépendances, Paris : Points, 1995 (1970) Le Clézio J.-M. G., Désert, Paris : Gallimard, 1980 Maalouf A., Les identités meurtrières, Paris : Grasset, 1998 Maeterlinck M., Le Trésor des Humbles, in Œuvres, tome I, « Le réveil de l'âme, poésies et essais », Bruxelles : Complexes 1999 (1896), p.487-494 Maistre (de) X., Voyage autour de ma chambre, Paris : José Corti, 1984 (1862) Nerval (de) G., Voyage en Orient, Paris : Gallimard, 1998 (1851) Proust M., A la recherche du temps perdu, Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954 (1954) Rabelais F., Le Tiers-Livre, Paris : Garnier-Flammarion, 1993 (1546) Rousseau J.-J., Discours sur les Lettres et les Arts, Paris : Livre de Poche, 2004 (1750) Valéry P., Alphabet, Paris : Livre de Poche, 1999 Verlaine P., Romances sans paroles, Paris : Gallimard, 2001 (1874)

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Voltaire F.M.A., Le Mondain, in Œuvres complètes, pièces en vers, 1736, URL :http://www.voltaire-integral.com/Html/10/23_Mondain.html#LE%20MONDAIN Woolf V., Mrs Dalloway, Paris : Gallimard, 1981 (1925)

Usuels : Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales en ligne, URL : http://www.cnrtl.fr/definition/ Dupriez B., Gradus. Les procédés littéraires (dictionnaire), Paris : Ed. 10-18, 1984 Encyclopaedia Universalis, édition numérique version 8, 2003 Martin F., Les mots latins, Paris : Hachette, 1976 Richard de Radonvilliers J.-B., Enrichissement de la langue française, dictionnaire de mots nouveaux, 1845 http://books.google.fr/books?id=lfcFAAAAQAAJ&pg=PA215&lpg=PA215&dq=humilisme&source=web&ots=butFwGp9B0&sig=dR8rZAQoL-98Y20IgY_DVx7jDRU&hl=fr&sa=X&oi=book_result&resnum=2&ct=result Riegel M., Pellat J.-C., Rioul R., Grammaire méthodique du français, Paris : PUF, 2004 (1994)

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TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION................................................................................................... 1 I. Le jour et la nuit : un diptyque romanesque en forme d’équinoxe .................... 11

1. Le temps romanesque.................................................................................... 11 a/ Un cadre temporel : les indices de la continuité........................................ 11 b/ Le temps comme objet du récit ................................................................. 16 c/ « Qu’est-ce que le temps ? » : réponse romanesque à une question philosophique ................................................................................................ 21

2. Le tableau et le nocturne : l’exploitation picturale et musicale des potentialités esthétiques du jour et de la nuit .................................................... 23

a/ Le tableau du jour et l’esthétique picturale ............................................... 24 b/ Le nocturne et l’esthétique musicale......................................................... 31

3. Vocation de l’écriture et écriture d’une vocation.......................................... 36 a/ La vocation d’écrivain en question............................................................ 36 b/ Impression soleil levant et « Sonate au clair de Lune » : une écriture compensatoire ?............................................................................................. 40

II. « Défier le rythme naturel des cycles nocturnes et diurnes » : du dualisme à la dialectique, une méthode en acte........................................................................... 47

1. L’esthétique du clair-obscur : tentation d’une lecture dualiste ..................... 48 a/ Le système contrastif entre les deux romans............................................. 48 b/ Le système contrastif à l’intérieur de chaque roman................................. 53

2. De la nécessité de dépasser l’opposition : l’élaboration théorique ............... 57 a/ Le dualisme en question ............................................................................ 59 b/ Phénoménologie et littérature.................................................................... 60

3. Pour une dialectique pratique du roman........................................................ 64 a/ L’hypothèse : de la nécessité d’une pensée dynamique ............................ 64 b/ Thèse, antithèse, synthèse : le modèle....................................................... 68 c/ L’épreuve du lecteur.................................................................................. 69

III. Les Lumières se relèveront au Couchant : plaidoyer pour un nouvel humanisme............................................................................................................. 77

1. Le romancier « en situation » et ses situations romanesques ....................... 78 a/ Le romancier « en situation »… ................................................................ 79 b/ … et ses situations romanesques : l’espace du patio et l’espace du lit ..... 82

2. Dépasser l’opposition entre Orient et Occident ............................................ 87 a/ Orient et Occident ou le jour et la nuit ...................................................... 87 b/ Itinéraire de Paris à Tunis ou la théorie post-coloniale à l’épreuve de la dissémination post-moderne.......................................................................... 91 c/ L’OEil du jour ou « l’intime correspondance entre l’ancien et le nouveau »....................................................................................................................... 95

3. A la recherche de « l’humanité perdue »..................................................... 100 a/ L’héritage enténébré de l’humanisme des Lumières............................... 100 b/ De la « grande révolution des mœurs » à la petite « révolution par les humbles » : .................................................................................................. 105

CONCLUSION ................................................................................................... 109 BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................. 113

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