Le Rouge Et Le Noir, Stendhal-1927

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Stendhal

Le Rouge et le Noir

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Stendhal

Le Rouge et le Noirroman

La Bibliothque lectronique du Qubec Collection tous les vents Volume 776 : version 1.0

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Du mme auteur, la Bibliothque : Armance Lucien Leuwen Le Coffre et le Revenant, et autres histoires Le Rose et le Vert, et autres histoires

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Le Rouge et le NoirChronique du XIXe sicle

dition de rfrence : Paris, Le Divan, 1927. Rvision du texte et prface par Henri Martineau.

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Prface de lditeurEn 1830, Henri Beyle vient davoir 47 ans. Et cest cette anne mme que, sous le pseudonyme de Stendhal, il publie le premier de ses deux ou trois plus indniables chefs-duvre. Depuis neuf annes il habite Paris presque continuellement. Il y tait bien oblig par la police du gouvernement autrichien qui lui avait interdit le sjour de sa chre Italie. Dans ses Souvenirs dgotisme nous trouvons le tableau fidle de sa vie sous la Restauration. Au caf il rencontre chaque jour un petit nombre damis fidles, et il frquente avec assiduit les principaux salons littraires o il fait figure de causeur plein de verve, parfois trs caustique. Lors des premires escarmouches du romantisme il a montr dans ses deux brochures sur Racine et Shakespeare quil savait tre un polmiste redoutable. Au surplus, celui que lEmpire avait vu adjoint aux Commissaires des guerres, auditeur au Conseil dtat, inspecteur du

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Mobilier et de la Couronne, nest plus quun dilettante, un passionn dopra, de peinture, de belles-lettres, de politique. Les ides lui plaisent pour elles-mmes. Dj il sest fait connatre par divers ouvrages (Vie de Haydn, Mozart et Mtastase, 1814 ; Histoire de la peinture en Italie, 1817 ; Rome, Naples et Florence, 1817 ; Vie de Rossini, 1824) qui purent rendre des services aux touristes comme ceux qui gotent la musique et les arts plastiques, mais qui ne sont pour les trois quarts, il le reconnat lui-mme, que des extraits judicieux des meilleurs ouvrages publis sur les questions auxquelles ils se rapportent. Stendhal ne saveuglait donc pas sur ses plagiats . Mais sans emploi de 1815 1830, il ne lui restait peu prs que sa plume pour vivre. Le retour des Bourbons le fit crivain plus encore peut-tre que ses gots. Il neut jamais une grande vanit littraire, bien quil apprcit justement sa valeur et quil st annoncer avec une tonnante prescience sa gloire posthume. Du moins il nattendait pas de son seul gnie de grands succs dargent, en quoi il fut sage. Au6

contraire il pensait assez navement se faire de prcieuses ressources avec les divers travaux de librairie quil entreprenait sans se lasser, et dont il enrichissait les pages copies de trsors puiss dans sa seule observation, sa seule raison, son seul esprit. Du jour o la Rvolution de Juillet lui permit de briguer un nouvel emploi public et quil devint consul Trieste, puis bientt Civita-Vecchia, ayant son pain quotidien assur, il ncrira plus que pour son plaisir. Il pourra bien emprunter le thme de ses romans et ses nouvelles, du moins on ne pourra plus sans injustice lui en tenir rigueur. Certes, en 1822, son recueil de rflexions et danecdotes sur lamour renfermait assez de traits originaux, de vues gnrales et profondes, dobservations aigus et deffusions potiques dautant plus fraches quelles jaillissent comme une source imprvue, pour faire la clbrit dun homme. Toutefois ce petit livre battit le record des insuccs de librairie et un premier roman, Armance, fut gnralement considr comme incomprhensible.

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Lauteur naccordait pas grande importance tout cela. Il se faisait la main et se plaignait plus de sa pauvret que de son manque de succs. * Le petit cercle des lettrs cependant reconnaissait sa valeur et David dAngers venait de modeler son mdaillon, lanne mme quil fit paratre ses Promenades dans Rome (1829). Son cousin trs dvou, Romain Colomb, qui avait t pour cet ouvrage son collaborateur occasionnel avait durant bien des mois remarqu sur son bureau un dossier qui dormait, avec, en gros caractres, un seul nom pour titre sur la couverture : Julien. Ctait lbauche ou tout au moins le premier projet du Rouge et Noir. Dans une note liminaire qui figurait sur la premire dition et qu lencontre de ce quont fait presque tous les diteurs, jai cru devoir rtablir dans celle-ci, Stendhal affirme que cet

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ouvrage fut crit en 1827 et quil ne contient aucune allusion politique aux vnements de 1830. Simple prcaution dun esprit prudent et qui ne trompera personne. la page suivante du reste lauteur donne pour sous-titre son livre : Chronique de 1830 , et contrairement son allgation de nombreuses allusions des faits immdiatement contemporains militent en faveur de cette dernire date. Aussi bien le fait-divers qui, comme nous allons le voir, servira de support luvre dHenri Beyle ne dut lui tre connu avec quelques dtails que par la lecture de la Gazette des Tribunaux dont il tait friand et qui le relatait dans ses numros des 28, 29, 30 et 31 dcembre 1827. Peut-tre mme le romancier ne lut-il ces numros quavec quelques mois de retard et il nest pas impossible, si lon en croit une note crite de sa main sur un exemplaire des Promenades dans Rome, que lide premire du roman lui soit venue dans la nuit du 25 au 26 octobre 1828. Quoi quil en soit, ce ne dut tre quaprs avoir termin les Promenades dans Rome et probablement au dbut de 1830 que Stendhal9

rouvrit le dossier qui dormait sous le titre de Julien, et le mit au point avec la rapidit quil apportait dordinaire la rdaction de ses livres. Par un trait en date du 8 avril 1830, il avait cd pour 1500 francs lditeur Levavasseur le droit den donner deux ditions de 750 exemplaires chacune : la premire, in-8 en 2 volumes, et la seconde, in-12, en 4 volumes. Mais il avait peine fini de revoir ses preuves quil tait nomm Consul Trieste, et que laissant lditeur le soin de relire les derniers cartons, il se mettait en route le 6 novembre pour aller prendre possession de son consulat. Il laissait derrire lui avec ce fatalisme et ce dtachement qui chez lui ntaient point feints mais quil montra toujours pour tous ses crits ces deux volumes qui devaient mettre leur auteur au rang des premiers romanciers psychologues non seulement de son temps et de son pays, mais de tous les ges et de toutes les littratures. Outre lintrt propre du roman, son titre pique notre curiosit. Stendhal, raconte Romain Colomb, le trouva subitement et comme sous le

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coup de linspiration. Ce ntait peut-tre quune concession la mode du temps qui tait aux noms de couleurs ; mais on a voulu y voir aussi une allusion aux hasards de la destine analogues ceux du jeu et le trs rudit stendhalien Pierre Martino a retrouv deux ouvrages anglais antrieurs celui de Beyle et qui portent ce mme titre pris dans cette acception trs nette. Dautres ont mis lhypothse que ces couleurs soulignaient le conflit des ides de la gauche librale avec les menes des prtres et de la Congrgation sous le rgne de Charles X. Beyle, de son ct, aurait donn une explication aussi plausible : Le Rouge signifierait que venu plus tt Julien Sorel et t soldat, mais, que dans lpoque o il vcut, il dut se faire prtre, de l Le Noir. Cest dans une intention analogue que Stendhal, quelques annes plus tard, racontant lhistoire de Lucien Leuwen, la voulu successivement lAmaranthe et le Noir, puis le Rouge et le Blanc. Le premier titre et symbolis les tenues portes tour tour par son hros : luniforme des lanciers puis lhabit des matres des requtes ; le second et marqu lopposition

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des sentiments libraux et des sentiments lgitimistes qui se heurtent dans plus dun chapitre de son livre. Au lecteur de choisir sa version, mais si le titre demeure obscur, les sources du roman sont mieux connues et permettent de bien comprendre comment Stendhal composait et quelle tait dordinaire sa mthode de travail. * On a voulu soutenir que son don dinvention tait peu prs nul parce que lanecdote dont il part, presque toujours, est prise par lui, sans y changer grand-chose, ou dans un vieux livre ou dans une gazette rcente. Il est vrai que pour Stendhal le thme initial importait peu. Ce quil voulait, ce ntait que la vrit absolue dans lordre des ides. Et sil navait pas limagination des faits, du moins avait-il celle des sentiments un degr o bien peu surent atteindre. Le sujet pour lui est ce noyau central autour duquel il va

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cristalliser tout son aise. Si la comparaison ne semblait irrespectueuse, nous dirions quil fait ses romans comme on fabrique les perles japonaises. Au centre, le petit morceau de nacre ou dcaille na plus grande importance. Il a bientt disparu sous les couches concentriques dune matire sans prix et dun orient idal. Ainsi, par ce don quil a dexpliquer perptuellement la pense et la vie, Stendhal a su crer des types immortels. Pourquoi a-t-il crit Armance ? En apparence parce quil avait t sduit lanne prcdente par un sujet assez scabreux que, daprs un roman allemand, Mme de Duras puis Henri de la Touche avaient trait tour tour. Stendhal prit le mme sujet et traita son tour ce cas exceptionnel dun jeune hros si disgraci de la nature quil tait empch de tmoigner lamour quil ressentait. Mais tout aussitt il en fit une uvre personnelle et qui nappartient rellement qu lui. On sait de mme que lide premire et parfois tout le plan de lAbbesse de Castro, comme des Chroniques italiennes, ou de la Chartreuse ellemme, sont puiss dans de vieux ouvrages

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italiens. Le Rouge et le Noir, quand lui, nest quun fait divers romanc. Antoine Berthet, fils dartisan pauvre est distingu par son cur cause de sa vive intelligence. Il entre au sminaire, mais sa mauvaise sant len fait sortir. M. Michoud lui confie lducation de ses sens ; il devient lamant de Mme Michoud, ge de trente-six ans et dune rputation jusque-l intacte. Il entre ensuite au grand sminaire de Grenoble o on ne le garde pas. Il trouve alors une nouvelle place de prcepteur chez M. de Cordon. Il a une intrigue avec la fille de la maison. Congdi de nouveau, aigri de ntre toujours quun domestique, il jure de se venger. Et dans lglise du cur de Brangues, son bienfaiteur, le 22 juin 1827, il tire pendant la messe un coup de pistolet sur Mme Michoud. En dcembre, il passe devant la cour dassises de lIsre ; il est condamn et porte sa tte sur lchafaud le 23 fvrier 1828. Il avait vingt-cinq ans. Ce canevas si sec, lai-je emprunt au roman

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de Stendhal ? Non point : ce fait passionnel est rigoureusement authentique, et les lecteurs de la Gazette des Tribunaux ont pu le lire lpoque dans leur journal. Mais changeons, si vous le voulez bien, quelques noms. Berthet deviendra Julien Sorel ; Mme Michoud sera Mme de Rnal, et son amie, Mme Marigny, Mme Derville ; M. de Cordon sappellera le marquis de La Mole et Mlle de Cordon : Mathilde de La Mole. Le village de Brangues sera baptis Verrires. Voil ce qua fait Stendhal. part cela, il na rien chang au fait divers lui-mme et si dans un roman le lecteur nest curieux que de savoir comment lhistoire finit, le compte rendu des assises de lIsre en dcembre 1827 lui a dit tout ce qui peut lintresser. Il na plus besoin douvrir luvre du romancier. Ceux qui se soucient au contraire de la vraisemblance des actions humaines, du ressort des grandes passions, de la logique des caractres et du merveilleux spectacle dune volont qui sait triompher de difficults en apparence invincibles par le seul mrite de sa force, de sa souplesse et de son application constante, ceux-l15

reconnatront, en Stendhal, le matre le plus incontestable du roman moderne. Car si Stendhal a utilis abondamment lanecdote que lui fournissait le procs Berthet, sil a suivi les grandes lignes du drame et respect, dans leurs linaments, les caractres des principaux protagonistes, il y a du moins tellement ajout au moyen de son exprience propre quil a vraiment recr ce drame. Non seulement il enchane, explique, rend logiques tous les actes de ses personnages, les montrant conformes leur temprament et leur ducation, mais surtout il construit, avec toute la rigueur de son esprit logicien, sur le terrain solide de sa perspicace observation. Stendhal avait vaincre dautant plus de difficults pour mener son roman bien quil ne scarta pas dun pouce des vnements qui lavaient inspir. Il faut bien reconnatre quen plus dun point cette rigide armature le gnait et le blessait, et tout particulirement dans les dernires pages. Du reste il ne se dissimulait pas cette faiblesse, si nous en croyons Arnould Frmy

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qui, dans la Revue de Paris du 1er septembre 1853, crivait ceci : Personne ne dira plus de mal du dnouement du Rouge quil nen disait lui-mme. Li par son modle il ne voulait pas concevoir pour Julien une autre fin que celle dAntoine Berthet. Avec quelle adresse alors il lui fit excuter son crime comme sous lempire dune impulsion somnambulique. Quel psychiatre, quel observateur un peu familier avec les sursauts instinctifs et pleins de contradictions du cur humain, quel lecteur attentif des faits divers passionnels viendra nier la vraisemblance de lacte homicide de Julien Sorel et de ce retour dadoration sentimentale pour sa victime qui en est le couronnement logique ? Lexaltation grandiloquente de Mathilde de La Mole peut paratre moins naturelle, mais Stendhal a toujours ador ces trangets rvlatrices des caractres durement tremps. Il devait sen permettre un nouvel exemple bien autrement significatif en imaginant plus tard le personnage de Lamiel. *

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Stendhal a crit avec Le Rouge et le Noir un roman de murs et un tableau politique en mme temps quun roman psychologique. Il a rapport les conversations quil avait entendues dans les salons. Et il a mis en scne, sous leur nom ou sous un nom suppos, bien des habitants de Grenoble, comme labb Chlan, le gomtre Gros, son condisciple Chazel, le libraire Falcon et le bibliothcaire Ducros, tous personnages dont il nous parle plus abondamment dans la Vie dHenri Brulard. Par ailleurs il nous montre des personnalits politiques, comme M. Appert, membre influent de la socit des prisons, ou divers ministres de la Restauration. Que le comte Altamira soit en ralit son ami di Fiori, que M. Valenod ait t copi sur Michel Faure, directeur du dpt de mendicit Saint-Robert (Isre), voil ce qui aujourdhui est absolument prouv et su. Sur bien dautres points il reste de la besogne pour les chercheurs ; et sur la ressemblance de Fouqu et de Bigillion, du Pre Pirard et de labb

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Raillanne, sur les traits emprunts par Stendhal son propre pre pour en doter tantt M. de Rnal et tantt le pre de Julien, il y a toute une tude patiente crire et dont les grandes lignes se trouvent dj traces dans lintroduction historique ou dans les notes que M. Jules Marsan a ajoutes aux volumes du Rouge et Noir parus dans lexcellente dition critique des uvres de Stendhal que nous devons aux soins clairs de MM. Paul Arbelet et douard Champion. Mais surtout, et comme tous les grands crivains, Stendhal a rempli ses livres de luimme. Cest toujours de son propre cur quun auteur tire les traits les plus profonds. Flaubert, avec ses grandes moustaches et sa voix bourrue, rpondait volontiers quand on lui demandait quelle femme avait servi de modle pour Mme Bovary : Mme Bovary, cest moi. La boutade tait renouvele de Stendhal qui aimait affirmer que Julien Sorel avait t peint daprs lui-mme. Le petit Julien, en effet, prs de Mme de Rnal, les premiers soirs, ne montret-il pas cette mme timidit dont Beyle ne sut

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jamais se dbarrasser devant les femmes et quil tmoigna six mois Louason, six ans la comtesse Marie ? Est-ce encore Julien Sorel crivant sa premire lettre pour M. de La Mole ou Stendhal, commis de Pierre Daru, qui a crit cela avec deux l ? Mais surtout il a donn Julien ses ides, sa sensibilit et toutes ses ractions dans la vie. Nest-ce pas de mme le jeune Beyle si candide et si vite hostile qui nous est peint dans Armance, quand un observateur dit dOctave de Malivert : Il ddaigne de se prsenter dans un salon avec sa mmoire ; et son esprit dpend des sentiments quon fait natre en lui. Nous pourrions ainsi multiplier les exemples, et, dans tous les romans de Stendhal, relever de nombreux traits qui expliquent autant lauteur que le personnage. Mais il est certain quentre tous ses hros, cest Julien Sorel qui lui ressemble le plus. Il a t bien diversement apprci, ce petit paysan, dont lme est si brlante et lapparence de glace. Beaucoup le tiennent pour une me mchante. Suivant lexpression mme de

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lauteur, il est lhomme malheureux en guerre avec la socit. On la trait dhypocrite, dambitieux avide, de bte de proie. Il na cependant pas la cruelle perfidie de Valmont, ni la scheresse de cur dun Rastignac ou dun Marsay, ni la curiosit sadique et froide dun Robert Greslou, ni lignoble bassesse de BelAmi. Cest un jeune homme dont la sensibilit trop vibrante nest plus matrise par une morale sans valeur ses yeux. Il demeure, malgr tout, un jeune tre sentimental dont les circonstances autant que lambition ont fait un rou. Il a le got du risque et veut saffranchir la fois de la catgorie des classes sociales et du pouvoir de largent. Il est naturel quil paie de sa tte la folle gageure quil ne pouvait gagner. Mais ne devonsnous pas le plaindre ? Le plaindre, et lui tre reconnaissant aussi de nous avoir enseign la matrise de soi dans la passion, et cet art de demeurer lucide au sein mme de laction. Il est charmant au surplus, et a fait verser bien dautres larmes que celles quil a tires des beaux yeux des deux femmes qui, la veille de son supplice, se disputent encore son cur. Comme le disait ce

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dlicieux Alain Fournier : Combien de jeunes femmes sont des amoureuses inconsoles de Julien Sorel ! Bien peu, quand elles sont tout fait sincres, ne reconnaissent pas son attrait et combien les tonnent et les sduisent sa dure fermet et son dressage de Mathilde de La Mole. Le moins quon puisse reconnatre ce petit hypocrite si plein dnergie, dans la poitrine duquel bat un cur aussi tendre quardent, cest un intrt toujours nouveau, dautant plus que ce visage inquiet et volontairement un peu sombre est encore mis en valeur par les deux figures fminines qui lui font un perptuel cortge : Mme de Rnal, dune admirable tendresse pudique, Mathilde de La Mole, dont lorgueil cherche en vain combattre lamour insens, saffrontent toutes deux en une contradiction constante. Elles sont parmi les peintures les plus acheves de notre littrature romanesque avec celles prcisment de la Sansvrina et de la douce et cornlienne Cllia Conti que nous devons encore Stendhal, mais qui jouent leur rle dans la Chartreuse de Parme, cet autre chef-duvre. Stendhal, en effet, doit nous sembler encore22

admirable pour cette intuition de lme fminine qui lui permet de tout nous montrer de la perptuelle agitation du cur de ses hrones, ces continuelles amoureuses, qui ne le sont pas moins aux heures o elles rsistent la passion envahissante qu la minute o elles y succombent pour toujours, sans jamais regarder en arrire. * Le Rouge et le Noir tait paru environ la fin de novembre 1830. La critique distinguera bien vite ce quil y avait de mrites nouveaux, exceptionnels mme, dans ce livre si loin de toute banalit. Mais les tendances politiques exprimes, la satire des murs et des institutions, ne laissaient pas dinquiter les mieux disposs. Le public ne se montra pas moins choqu de tant de cynisme. Le reproche dimmoralit courut sur toutes les bouches. Les amis de Stendhal se montraient les plus susceptibles. Vu que Julien

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est un coquin et que cest mon portrait, on se brouille avec moi , crit-il de Trieste, le 19 fvrier 1831, Mme Alberthe de Rubempr. Les femmes surtout lui reprochaient de les avoir mises en scne. Il charge lune delles, Mme Virginie Ancelot, de le dfendre : Grand dieu ! est-ce que jamais jai mont votre fentre par une chelle ? Je lai souvent dsir sans doute, mais enfin, je vous en conjure devant Dieu, est-ce que jai jamais eu cette audace ? Mais sa rputation tait dfinitivement tablie, ses protestations ny pouvaient plus rien. Tout autant que sa conversation caustique, ce livre navait pas peu contribu classer son auteur parmi les curs secs et les hypocrites dangereux. Il ny a pas bien longtemps que ses commentateurs et ses admirateurs rcents lont pu laver de ces reproches immrits. Avec ce mlange de courage et dindiffrence quil tmoignait lgard de son uvre littraire, Stendhal se remit bientt au travail et pensa moins dsormais ce livre de son pass qu tout ce quil projetait dcrire encore, voulant seulement profiter de son exprience pour russir24

davantage sil se pouvait les petites drleries paratre. De temps autre, lors de ses loisirs, il lui arrivait cependant de reprendre le Rouge, notamment en 1831, en 1835, en 1838 et en 1840. Il inscrivait en marge de lexemplaire quil relisait les corrections qui venaient sous sa plume. Il sapprouvait parfois : Very well, sminaire , crit-il par exemple. Par ailleurs, il jugeait son style saccad, sec, dur, et indiquait les passages o il fallait ajouter des mots pour aider limagination se figurer. Ces corrections, ces additions, ces rflexions, on les trouvera dans ldition Champion qui a utilis lexemplaire interfoli et corrig de la main de lauteur que Stendhal possdait dans sa bibliothque de Civita-Vecchia et quil laissa par testament son ami Donato Bucci. Dj ldition de Michel Lvy, en 1854, pour les uvres compltes, donnait en ralit au lecteur un texte nouveau qui malheureusement fut reproduit depuis lors par presque tous ceux qui ont rdit le roman fameux. Des fautes typographiques pures, des mots sauts, intervertis

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ou estropis, une mauvaise ponctuation en faussent trop souvent le sens. Et ces dfauts se sont multiplis mesure que se succdrent les titrages. Nous navons pas y insister. Mais dautres corrections ont t dlibres. On a voulu manifestement amliorer le style et supprimer les expressions fautives et les provincialismes. Ainsi, quand on voit le mot : rapidement, qui revient chaque page sous la plume de Stendhal, remplac une cinquantaine de fois par un adverbe diffrent, ne doit-on pas souponner les soins du mticuleux Romain Colomb ? Mais doit-on retrouver encore une nouvelle marque du mme got, un peu gourm et choqu de certaines audaces, dans dautres changements plus caractristiques ? La premire dition disait : Des flots de fume de tabac slanant de la bouche de tous , et ldition Lvy porte : schappant. De mme elle imprime : Toujours lenvie de devenir pair gagnera les ultras , tandis que la premire version tait : galopera. Ce nest pas tout, une pigraphe quelque part fut substitue celle que Stendhal avait publie et des phrases nouvelles

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ajoutes au texte original (notamment au chapitre VI du tome II). Est-il prudent daccuser Colomb seul de ces tripatouillages ? Je sais quil vivait une poque o lon navait pas encore le respect absolu de la pense et de lcriture des matres, et quil agissait de trs bonne foi pour la plus grande gloire de son cousin. Cependant plusieurs de ces corrections ont un tour vraiment stendhalien1, et si lon me permet une hypothse je penserai que Colomb a eu entre les mains des indications manuscrites, laisses par Henri Beyle en vue dune nouvelle dition, et analogues celles utilises par M. Jules Marsan pour ldition Champion. Quel que soit le sort que lavenir rserve ces hypothses, jai cru nanmoins devoir suivre ici presque continuellement le texte de la premire dition. peine lai-je abandonn deux ou trois fois lorsque manifestement une fauteJe nen donnerai quun exemple : dition originale : Mademoiselle de La Mole promenait ses regards sur les jeunes Franais. dition Lvy : Mademoiselle de La Mole regardait les jeunes Franais. 1

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typographique avait trahi la pense de lcrivain. Cest quau risque daccepter quelques ngligences de forme, il est bien prfrable de lire le Rouge et le Noir, avant toute retouche tel quil sortit, tumultueux, comme une lave, du cerveau de Stendhal. HENRI MARTINEAU.

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AvertissementCet ouvrage tait prt paratre lorsque les grands vnements de juillet sont venus donner tous les esprits une direction peu favorable aux jeux de limagination. Nous avons lieu de croire que les feuilles suivantes furent crites en 1827.

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Livre premier

La vrit, lpre vrit. DANTON.

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IUne petite villePut thousands together Less bad, But the cage less gay. HOBBES.

La petite ville de Verrires peut passer pour lune des plus jolies de la Franche-Comt. Ses maisons blanches avec leurs toits pointus de tuiles rouges stendent sur la pente dune colline, dont des touffes de vigoureux chtaigniers marquent les moindres sinuosits. Le Doubs coule quelques centaines de pieds audessous de ses fortifications bties jadis par les Espagnols, et maintenant ruines. Verrires est abrit du ct du nord par une haute montagne, cest une des branches du Jura.

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Les cimes brises du Verra se couvrent de neige ds les premiers froids doctobre. Un torrent, qui se prcipite de la montagne, traverse Verrires avant de se jeter dans le Doubs, et donne le mouvement un grand nombre de scies bois, cest une industrie fort simple et qui procure un certain bien-tre la majeure partie des habitants plus paysans que bourgeois. Ce ne sont pas cependant les scies bois qui ont enrichi cette petite ville. Cest la fabrique des toiles peintes, dites de Mulhouse, que lon doit laisance gnrale qui, depuis la chute de Napolon, a fait rebtir les faades de presque toutes les maisons de Verrires. peine entre-t-on dans la ville que lon est tourdi par le fracas dune machine bruyante et terrible en apparence. Vingt marteaux pesants, et retombant avec un bruit qui fait trembler le pav, sont levs par une roue que leau du torrent fait mouvoir. Chacun de ces marteaux fabrique, chaque jour, je ne sais combien de milliers de clous. Ce sont de jeunes filles fraches et jolies qui prsentent aux coups de ces marteaux normes les petits morceaux de fer qui sont32

rapidement transforms en clous. Ce travail, si rude en apparence, est un de ceux qui tonnent le plus le voyageur qui pntre pour la premire fois dans les montagnes qui sparent la France de lHelvtie. Si, en entrant Verrires, le voyageur demande qui appartient cette belle fabrique de clous qui assourdit les gens qui montent la grande rue, on lui rpond avec un accent tranard : Eh ! elle est M. le maire. Pour peu que le voyageur sarrte quelques instants dans cette grande rue de Verrires, qui va en montant depuis la rive du Doubs jusque vers le sommet de la colline, il y cent parier contre un quil verra paratre un grand homme lair affair et important. son aspect tous les chapeaux se lvent rapidement. Ses cheveux sont grisonnants, et il est vtu de gris. Il est chevalier de plusieurs ordres, il a un grand front, un nez aquilin, et au total sa figure ne manque pas dune certaine rgularit : on trouve mme, au premier aspect, quelle runit la dignit du maire de village cette sorte dagrment qui peut encore se

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rencontrer avec quarante-huit ou cinquante ans. Mais bientt le voyageur parisien est choqu dun certain air de contentement de soi et de suffisance ml je ne sais quoi de born et de peu inventif. On sent enfin que le talent de cet homme-l se borne se faire payer bien exactement ce quon lui doit, et payer lui-mme le plus tard possible quand il doit. Tel est le maire de Verrires, M. de Rnal. Aprs avoir travers la rue dun pas grave, il entre la mairie et disparat aux yeux du voyageur. Mais, cent pas plus haut, si celui-ci continue sa promenade, il aperoit une maison dassez belle apparence, et, travers une grille de fer attenante la maison, des jardins magnifiques. Au del cest une ligne dhorizon forme par les collines de la Bourgogne, et qui semble faite souhait pour le plaisir des yeux. Cette vue fait oublier au voyageur latmosphre empeste des petits intrts dargent dont il commence tre asphyxi. On lui apprend que cette maison appartient M. de Rnal. Cest aux bnfices quil a faits sur

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sa grande fabrique de clous que le maire de Verrires doit cette belle habitation en pierres de taille quil achve en ce moment. Sa famille, diton, est espagnole, antique, et, ce quon prtend, tablie dans le pays bien avant la conqute de Louis XIV. Depuis 1815 il rougit dtre industriel : 1815 la fait maire de Verrires. Les murs en terrasse qui soutiennent les diverses parties de ce magnifique jardin qui, dtage en tage, descend jusquau Doubs, sont aussi la rcompense de la science de M. de Rnal dans le commerce du fer. Ne vous attendez point trouver en France ces jardins pittoresques qui entourent les villes manufacturires de lAllemagne, Leipsick, Francfort, Nuremberg, etc. En Franche-Comt, plus on btit de murs, plus on hrisse sa proprit de pierres ranges les unes au-dessus des autres, plus on acquiert de droits aux respects de ses voisins. Les jardins de M. de Rnal, remplis de murs, sont encore admirs parce quil a achet, au poids de lor, certains petits morceaux de terrain quils occupent. Par exemple, cette scie bois,

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dont la position singulire sur la rive du Doubs vous a frapp en entrant Verrires, et o vous avez remarqu le nom de Sorel, crit en caractres gigantesques sur une planche qui domine le toit, elle occupait, il y a six ans, lespace sur lequel on lve en ce moment le mur de la quatrime terrasse des jardins de M. de Rnal. Malgr sa fiert, M. le maire a d faire bien des dmarches auprs du vieux Sorel, paysan dur et entt ; il a d lui compter de beaux louis dor pour obtenir quil transportt son usine ailleurs. Quant au ruisseau public qui faisait aller la scie, M. de Rnal, au moyen du crdit dont il jouit Paris, a obtenu quil ft dtourn. Cette grce lui vint aprs les lections de 182*. Il a donn Sorel quatre arpents pour un, cinq cents pas plus bas sur les bords du Doubs. Et, quoique cette position ft beaucoup plus avantageuse pour son commerce de planches de sapin, le pre Sorel, comme on lappelle depuis quil est riche, a eu le secret dobtenir de limpatience et de la manie de propritaire, qui

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animait son voisin, une somme de 6000 francs. Il est vrai que cet arrangement a t critiqu par les bonnes ttes de lendroit. Une fois, ctait un jour de dimanche, il y a quatre ans de cela, M. de Rnal, revenant de lglise en costume de maire, vit de loin le vieux Sorel, entour de ses trois fils, sourire en le regardant. Ce sourire a port un jour fatal dans lme de M. le maire, il pense depuis lors quil et pu obtenir lchange meilleur march. Pour arriver la considration publique Verrires, lessentiel est de ne pas adopter, tout en btissant beaucoup de murs, quelque plan apport dItalie par ces maons, qui au printemps traversent les gorges du Jura pour gagner Paris. Une telle innovation vaudrait limprudent btisseur une ternelle rputation de mauvaise tte, et il serait jamais perdu auprs des gens sages et modrs qui distribuent la considration en Franche-Comt. Dans le fait, ces gens sages y exercent le plus ennuyeux despotisme ; cest cause de ce vilain mot que le sjour des petites villes est

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insupportable pour qui a vcu dans cette grande rpublique quon appelle Paris. La tyrannie de lopinion, et quelle opinion ! est aussi bte dans les petites villes de France quaux tats-Unis dAmrique.

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IIUn maireLimportance ! Monsieur, nestce rien ? Le respect des sots, lbahissement des enfants, lenvie des riches, le mpris du sage. BARNAVE.

Heureusement pour la rputation de M. de Rnal comme administrateur, un immense mur de soutnement tait ncessaire la promenade publique qui longe la colline une centaine de pieds au-dessus du cours du Doubs. Elle doit cette admirable position une des vues les plus pittoresques de France. Mais, chaque printemps, les eaux de pluie sillonnaient la promenade, y creusaient des ravins et la rendaient impraticable. Cet inconvnient, senti par tous, mit M. de Rnal dans lheureuse ncessit

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dimmortaliser son administration par un mur de vingt pieds de hauteur et de trente ou quarante toises de long. Le parapet de ce mur pour lequel M. de Rnal a d faire trois voyages Paris, car lavantdernier ministre de lIntrieur stait dclar lennemi mortel de la promenade de Verrires ; le parapet de ce mur slve maintenant de quatre pieds au-dessus du sol. Et, comme pour braver tous les ministres prsents et passs, on le garnit en ce moment avec des dalles de pierre de taille. Combien de fois, songeant aux bals de Paris abandonns la veille, et la poitrine appuye contre ces grands blocs de pierre dun beau gris tirant sur le bleu, mes regards ont plong dans la valle du Doubs ! Au-del, sur la rive gauche, serpentent cinq ou six valles au fond desquelles lil distingue fort bien de petits ruisseaux. Aprs avoir couru de cascade en cascade on les voit tomber dans le Doubs. Le soleil est fort chaud dans ces montagnes ; lorsquil brille daplomb, la rverie du voyageur est abrite sur cette terrasse par de magnifiques platanes. Leur croissance

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rapide et leur belle verdure tirant sur le bleu, ils la doivent la terre rapporte, que M. le maire a fait placer derrire son immense mur de soutnement, car, malgr lopposition du conseil municipal, il a largi la promenade de plus de six pieds (quoiquil soit ultra et moi libral, je len loue), cest pourquoi dans son opinion et dans celle de M. Valenod, lheureux directeur du dpt de mendicit de Verrires, cette terrasse peut soutenir la comparaison avec celle de SaintGermain-en-Laye. Je ne trouve, quant moi, quune chose reprendre au COURS DE LA FIDLIT ; on lit ce nom officiel en quinze ou vingt endroits, sur des plaques de marbre qui ont valu une croix de plus M. de Rnal ; ce que je reprocherais au Cours de la Fidlit, cest la manire barbare dont lautorit fait tailler et tondre jusquau vif ces vigoureux platanes. Au lieu de ressembler par leurs ttes basses, rondes et aplaties, la plus vulgaire des plantes potagres ils ne demanderaient pas mieux que davoir ces formes magnifiques quon leur voit en Angleterre. Mais la volont de M. le maire est despotique, et deux41

fois par an tous les arbres appartenant la commune sont impitoyablement amputs. Les libraux de lendroit prtendent, mais ils exagrent, que la main du jardinier officiel est devenue bien plus svre depuis que M. le vicaire Maslon a pris lhabitude de semparer des produits de la tonte. Ce jeune ecclsiastique fut envoy de Besanon, il y a quelques annes, pour surveiller labb Chlan et quelques curs des environs. Un vieux chirurgien-major de larme dItalie retir Verrires, et qui de son vivant tait la fois, suivant M. le maire, jacobin et bonapartiste, osa bien un jour se plaindre lui de la mutilation priodique de ces beaux arbres. Jaime lombre, rpondit M. de Rnal avec la nuance de hauteur convenable quand on parle un chirurgien, membre de la Lgion dhonneur ; jaime lombre, je fais tailler mes arbres pour donner de lombre, et je ne conois pas quun arbre soit fait pour autre chose, quand toutefois, comme lutile noyer, il ne rapporte pas de revenu.

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Voil le grand mot qui dcide de tout Verrires : RAPPORTER DU REVENU. lui seul il reprsente la pense habituelle de plus des trois quarts des habitants. Rapporter du revenu est la raison qui dcide de tout dans cette petite ville qui vous semblait si jolie. Ltranger qui arrive, sduit par la beaut des fraches et profondes valles qui lentourent, simagine dabord que ses habitants sont sensibles au beau ; ils ne parlent que trop souvent de la beaut de leur pays : on ne peut pas nier quils nen fassent grand cas ; mais cest parce quelle attire quelques trangers dont largent enrichit les aubergistes, ce qui, par le mcanisme de loctroi, rapporte du revenu la ville. Ctait par un beau jour dautomne que M. de Rnal se promenait sur le Cours de la Fidlit, donnant le bras sa femme. Tout en coutant son mari qui parlait dun air grave, lil de madame de Rnal suivait avec inquitude les mouvements de trois petits garons. Lan, qui pouvait avoir onze ans, sapprochait trop souvent du parapet et faisait mine dy monter. Une voix douce

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prononait alors le nom dAdolphe, et lenfant renonait son projet ambitieux. Madame de Rnal paraissait une femme de trente ans, mais encore assez jolie. Il pourrait bien sen repentir, ce beau monsieur de Paris, disait M. de Rnal dun air offens, et la joue plus ple encore qu lordinaire. Je ne suis pas sans avoir quelques amis au Chteau... Mais, quoique je veuille vous parler de la province pendant deux cents pages, je naurai pas la barbarie de vous faire subir la longueur et les mnagements savants dun dialogue de province. Ce beau monsieur de Paris, si odieux au maire de Verrires, ntait autre que M. Appert, qui, deux jours auparavant, avait trouv le moyen de sintroduire non seulement dans la prison et le dpt de mendicit de Verrires, mais aussi dans lhpital administr gratuitement par le maire et les principaux propritaires de lendroit. Mais, disait timidement Madame de Rnal, quel tort peut vous faire ce monsieur de Paris, puisque vous administrez le bien des pauvres

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avec la plus scrupuleuse probit ? Il ne vient que pour dverser le blme, et ensuite il fera insrer des articles dans les journaux du libralisme. Vous ne les lisez jamais, mon ami. Mais on nous parle de ces articles jacobins ; tout cela nous distrait et nous empche de faire le bien1. Quant moi je ne pardonnerai jamais au cur.

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Historique.

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IIILe bien des pauvresUn cur vertueux et sans intrigue est une Providence pour le village. FLEURY.

Il faut savoir que le cur de Verrires, vieillard de quatre-vingts ans, mais qui devait lair vif de ces montagnes une sant et un caractre de fer, avait le droit de visiter toute heure la prison, lhpital et mme le dpt de mendicit. Ctait prcisment six heures du matin que M. Appert, qui de Paris tait recommand au cur, avait eu la sagesse darriver dans une petite ville curieuse. Aussitt il tait all au presbytre. En lisant la lettre que lui crivait M. le marquis de La Mole, pair de France, et le plus

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riche propritaire de la province, le cur Chlan resta pensif. Je suis vieux et aim ici, se dit-il enfin mivoix, ils noseraient ! Se tournant tout de suite vers le monsieur de Paris, avec des yeux o, malgr le grand ge, brillait ce feu sacr qui annonce le plaisir de faire une belle action un peu dangereuse : Venez avec moi, monsieur, et en prsence du gelier et surtout des surveillants du dpt de mendicit, veuillez nmettre aucune opinion sur les choses que nous verrons. M. Appert comprit quil avait affaire un homme de cur : il suivit le vnrable cur, visita la prison, lhospice, le dpt, fit beaucoup de questions et, malgr dtranges rponses, ne se permit pas la moindre marque de blme. Cette visite dura plusieurs heures. Le cur invita dner M. Appert, qui prtendit avoir des lettres crire : il ne voulait pas compromettre davantage son gnreux compagnon. Vers les trois heures, ces messieurs allrent achever linspection du dpt de mendicit, et revinrent

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ensuite la prison. L, ils trouvrent sur la porte le gelier, espce de gant de six pieds de haut et jambes arques ; sa figure ignoble tait devenue hideuse par leffet de la terreur. Ah ! monsieur, dit-il au cur, ds quil laperut, ce monsieur que je vois l avec vous, nest-il pas M. Appert ? Quimporte ? dit le cur. Cest que depuis hier jai lordre le plus prcis, et que M. le prfet a envoy par un gendarme, qui a d galoper toute la nuit, de ne pas admettre M. Appert dans la prison. Je vous dclare, monsieur Noiroud, dit le cur, que ce voyageur, qui est avec moi, est M. Appert. Reconnaissez-vous que jai le droit dentrer dans la prison toute heure du jour et de la nuit, et en me faisant accompagner par qui je veux ? Oui, M. le cur, dit le gelier voix basse, et baissant la tte comme un bouledogue que fait obir regret la crainte du bton. Seulement, M. le cur, jai femme et enfants, si je suis dnonc

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on me destituera ; je nai pour vivre que ma place. Je serais aussi bien fch de perdre la mienne, reprit le bon cur, dune voix de plus en plus mue. Quelle diffrence ! reprit vivement le gelier ; vous, M. le cur, on sait que vous avez 800 livres de rente, du bon bien au soleil... Tels sont les faits qui, comments, exagrs de vingt faons diffrentes, agitaient depuis deux jours toutes les passions haineuses de la petite ville de Verrires. Dans ce moment, ils servaient de texte la petite discussion que M. de Rnal avait avec sa femme. Le matin, suivi de M. Valenod, directeur du dpt de mendicit, il tait all chez le cur pour lui tmoigner le plus vif mcontentement. M. Chlan ntait protg par personne ; il sentit toute la porte de leurs paroles. Eh bien, messieurs ! je serai le troisime cur, de quatre-vingts ans dge, que lon destituera dans ce voisinage. Il y a cinquante-six ans que je suis ici ; jai baptis presque tous les

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habitants de la ville, qui ntait quun bourg quand jy arrivai. Je marie tous les jours des jeunes gens, dont jadis jai mari les grandspres. Verrires est ma famille ; mais je me suis dit, en voyant ltranger : Cet homme, venu de Paris, peut tre la vrit un libral, il ny en a que trop ; mais quel mal peut-il faire nos pauvres et nos prisonniers ? Les reproches de M. de Rnal, et surtout ceux de M. Valenod, le directeur du dpt de mendicit, devenant de plus en plus vifs : Eh bien, messieurs ! faites-moi destituer, stait cri le vieux cur, dune voix tremblante. Je nen habiterai pas moins le pays. On sait quil y a quarante-huit ans, jai hrit dun champ qui rapporte 800 livres. Je vivrai avec ce revenu. Je ne fais point dconomies dans ma place, moi, messieurs, et cest peut-tre pourquoi je ne suis pas si effray quand on parle de me la faire perdre. M. de Rnal vivait fort bien avec sa femme ; mais ne sachant que rpondre cette ide, quelle lui rptait timidement : Quel mal ce monsieur

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de Paris peut-il faire aux prisonniers ? il tait sur le point de se fcher tout fait, quand elle jeta un cri. Le second de ses fils venait de monter sur le parapet du mur de la terrasse, et y courait, quoique ce mur ft lev de plus de vingt pieds sur la vigne qui est de lautre ct. La crainte deffrayer son fils et de le faire tomber empchait madame de Rnal de lui adresser la parole. Enfin lenfant, qui riait de sa prouesse, ayant regard sa mre, vit sa pleur, sauta sur la promenade et accourut elle. Il fut bien grond. Ce petit vnement changea le cours de la conversation. Je veux absolument prendre chez moi Sorel, le fils du scieur de planches, dit M. de Rnal ; il surveillera les enfants, qui commencent devenir trop diables pour nous. Cest un jeune prtre, ou autant vaut, bon latiniste, et qui fera faire des progrs aux enfants ; car il a un caractre ferme, dit le cur. Je lui donnerai 300 francs et la nourriture. Javais quelques doutes sur sa moralit ; car il tait le Benjamin de ce vieux chirurgien, membre de la Lgion dhonneur, qui,

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sous prtexte quil tait leur cousin, tait venu se mettre en pension chez les Sorel. Cet homme pouvait fort bien ntre au fond quun agent secret des libraux ; il disait que lair de nos montagnes faisait du bien son asthme ; mais cest ce qui nest pas prouv. Il avait fait toutes les campagnes de Buonapart en Italie, et mme avait, dit-on, sign non pour lempire dans le temps. Ce libral montrait le latin au fils Sorel, et lui a laiss cette quantit de livres quil avait apports avec lui. Aussi naurais-je jamais song mettre le fils du charpentier auprs de nos enfants ; mais le cur, justement la veille de la scne qui vient de nous brouiller jamais, ma dit que ce Sorel tudie la thologie depuis trois ans, avec le projet dentrer au sminaire ; il nest donc pas libral, et il est latiniste. Cet arrangement convient de plus dune faon, continua M. de Rnal, en regardant sa femme dun air diplomatique ; le Valenod est tout fier des deux beaux normands quil vient dacheter pour sa calche. Mais il na pas de prcepteur pour ses enfants.

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Il pourrait bien nous enlever celui-ci. Tu approuves donc mon projet ? dit M. de Rnal, remerciant sa femme, par un sourire, de lexcellente ide quelle venait davoir. Allons, voil qui est dcid. Ah, bon Dieu ! mon cher ami, comme tu prends vite un parti ! Cest que jai du caractre, moi, et le cur la bien vu. Ne dissimulons rien, nous sommes environns de libraux ici. Tous ces marchands de toile me portent envie, jen ai la certitude ; deux ou trois deviennent des richards ; eh bien ! jaime assez quils voient passer les enfants de M. de Rnal allant la promenade sous la conduite de leur prcepteur. Cela imposera. Mon grand-pre nous racontait souvent que, dans sa jeunesse, il avait eu un prcepteur. Cest cent cus quil men pourra coter, mais ceci doit tre class comme une dpense ncessaire pour soutenir notre rang. Cette rsolution subite laissa madame de Rnal toute pensive. Ctait une femme grande, bien faite, qui avait t la beaut du pays, comme

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on dit dans ces montagnes. Elle avait un certain air de simplicit, et de la jeunesse dans la dmarche ; aux yeux dun Parisien, cette grce nave, pleine dinnocence et de vivacit, serait mme alle jusqu rappeler des ides de douce volupt. Si elle et appris ce genre de succs, madame de Rnal en et t bien honteuse. Ni la coquetterie, ni laffection navaient jamais approch de ce cur. M. Valenod, le riche directeur du dpt, passait pour lui avoir fait la cour, mais sans succs, ce qui avait jet un clat singulier sur sa vertu ; car ce M. Valenod, grand jeune homme, taill en force, avec un visage color et de gros favoris noirs, tait un de ces tres grossiers, effronts et bruyants, quen province on appelle de beaux hommes. Madame de Rnal, fort timide, et dun caractre en apparence fort gal, tait surtout choque du mouvement continuel et des clats de voix de M. Valenod. Lloignement quelle avait pour ce qu Verrires on appelle de la joie lui avait valu la rputation dtre trs fire de sa naissance. Elle ny songeait pas, mais avait t fort contente de voir les habitants de la ville venir54

moins chez elle. Nous ne dissimulerons pas quelle passait pour sotte aux yeux de leurs dames, parce que, sans nulle politique lgard de son mari, elle laissait chapper les plus belles occasions de se faire acheter de beaux chapeaux de Paris ou de Besanon. Pourvu quon la laisst seule errer dans son beau jardin, elle ne se plaignait jamais. Ctait une me nave, qui jamais ne stait leve mme jusqu juger son mari, et savouer quil lennuyait. Elle supposait sans se le dire quentre mari et femme il ny avait pas de plus douces relations. Elle aimait surtout M. de Rnal quand il lui parlait de ses projets sur leurs enfants, dont il destinait lun lpe, le second la magistrature, et le troisime lglise. En somme, elle trouvait M. de Rnal beaucoup moins ennuyeux que tous les hommes de sa connaissance. Ce jugement conjugal tait raisonnable. Le maire de Verrires devait une rputation desprit et surtout de bon ton une demi-douzaine de plaisanteries dont il avait hrit dun oncle. Le

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vieux capitaine de Rnal servait avant la rvolution dans le rgiment dinfanterie de M. le duc dOrlans, et, quand il allait Paris, tait admis dans les salons du prince. Il y avait vu madame de Montesson, la fameuse madame de Genlis, M. Ducrest, linventeur du Palais-Royal. Ces personnages ne reparaissaient que trop souvent dans les anecdotes de M. de Rnal. Mais peu peu ce souvenir de choses aussi dlicates raconter tait devenu un travail pour lui, et, depuis quelque temps, il ne rptait que dans les grandes occasions ses anecdotes relatives la maison dOrlans. Comme il tait dailleurs fort poli, except lorsquon parlait dargent, il passait, avec raison, pour le personnage le plus aristocratique de Verrires.

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IVUn pre et un filsE sar mia colpa Se cosi ? MACHIAVELLI.

Ma femme a rellement beaucoup de tte ! se disait, le lendemain six heures du matin, le maire de Verrires, en descendant la scie du pre Sorel. Quoi que je lui aie dit, pour conserver la supriorit qui mappartient, je navais pas song que si je ne prends pas ce petit abb Sorel, qui, dit-on, sait le latin comme un ange, le directeur du dpt, cette me sans repos, pourrait bien avoir la mme ide que moi et me lenlever. Avec quel ton de suffisance il parlerait du prcepteur de ses enfants !... Ce prcepteur, une fois moi, portera-t-il la soutane ?

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M. de Rnal tait absorb dans ce doute, lorsquil vit de loin un paysan, homme de prs de six pieds, qui, ds le petit jour, semblait fort occup mesurer des pices de bois dposes le long du Doubs, sur le chemin de halage. Le paysan neut pas lair fort satisfait de voir approcher M. le maire ; car ces pices de bois obstruaient le chemin, et taient dposes l en contravention. Le pre Sorel, car ctait lui, fut trs surpris et encore plus content de la singulire proposition que M. de Rnal lui faisait pour son fils Julien. Il ne len couta pas moins avec cet air de tristesse mcontente et de dsintrt dont sait si bien se revtir la finesse des habitants de ces montagnes. Esclaves du temps de la domination espagnole, ils conservent encore ce trait de la physionomie du fellah de lgypte. La rponse de Sorel ne fut dabord que la longue rcitation de toutes les formules de respect quil savait par cur. Pendant quil rptait ces vaines paroles, avec un sourire gauche qui augmentait lair de fausset, et

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presque de friponnerie, naturel sa physionomie, lesprit actif du vieux paysan cherchait dcouvrir quelle raison pouvait porter un homme aussi considrable prendre chez lui son vaurien de fils. Il tait fort mcontent de Julien, et ctait pour lui que M. de Rnal lui offrait le gage inespr de 300 francs par an, avec la nourriture et mme lhabillement. Cette dernire prtention, que le pre Sorel avait eu le gnie de mettre en avant subitement, avait t accorde de mme par M. de Rnal. Cette demande frappa le maire. Puisque Sorel nest pas ravi et combl de ma proposition, comme naturellement il devrait ltre, il est clair, se dit-il, quon lui a fait des offres dun autre ct ; et de qui peuvent-elles venir, si ce nest du Valenod ? Ce fut en vain que M. de Rnal pressa Sorel de conclure sur-le-champ : lastuce du vieux paysan sy refusa opinitrement ; il voulait, disait-il, consulter son fils, comme si, en province, un pre riche consultait un fils qui na rien, autrement que pour la forme. Une scie eau se compose dun hangar au

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bord dun ruisseau. Le toit est soutenu par une charpente qui porte sur quatre gros piliers en bois. huit ou dix pieds dlvation, au milieu du hangar, on voit une scie qui monte et descend, tandis quun mcanisme fort simple pousse contre cette scie une pice de bois. Cest une roue mise en mouvement par le ruisseau qui fait aller ce double mcanisme ; celui de la scie qui monte et descend, et celui qui pousse doucement la pice de bois vers la scie, qui la dbite en planches. En approchant de son usine, le pre Sorel appela Julien de sa voix de stentor ; personne ne rpondit. Il ne vit que ses fils ans, espces de gants qui, arms de lourdes haches, quarrissaient les troncs de sapin, quils allaient porter la scie. Tout occups suivre exactement la marque noire trace sur la pice de bois, chaque coup de leur hache en sparait des copeaux normes. Ils nentendirent pas la voix de leur pre. Celui-ci se dirigea vers le hangar ; en y entrant, il chercha vainement Julien la place quil aurait d occuper, ct de la scie. Il laperut cinq ou six pieds plus haut, cheval60

sur lune des pices de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement laction de tout le mcanisme, Julien lisait. Rien ntait plus antipathique au vieux Sorel ; il et peut-tre pardonn Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si diffrente de celle de ses ans ; mais cette manie de lecture lui tait odieuse, il ne savait pas lire lui-mme. Ce fut en vain quil appela Julien deux ou trois fois. Lattention que le jeune homme donnait son livre, bien plus que le bruit de la scie, lempcha dentendre la terrible voix de son pre. Enfin, malgr son ge, celui-ci sauta lestement sur larbre soumis laction de la scie, et de l sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien ; un second coup aussi violent, donn sur la tte, en forme de calotte, lui fit perdre lquilibre. Il allait tomber douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui leussent bris, mais son pre le retint de la main gauche, comme il tombait :

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Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde la scie ? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le cur, la bonne heure. Julien, quoique tourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, ct de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins cause de la douleur physique que pour la perte de son livre quil adorait. Descends, animal, que je te parle. Le bruit de la machine empcha encore Julien dentendre cet ordre. Son pre, qui tait descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur le mcanisme, alla chercher une longue perche pour abattre des noix, et len frappa sur lpaule. peine Julien fut-il terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. Dieu sait ce quil va me faire ! se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement le ruisseau o tait tomb son livre ; ctait celui de tous quil affectionnait le plus, le Mmorial de Sainte-Hlne. Il avait les joues pourpres et les yeux baisss.

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Ctait un petit jeune homme de dix-huit dixneuf ans, faible en apparence, avec des traits irrguliers, mais dlicats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs, qui, dans les moments tranquilles, annonaient de la rflexion et du feu, taient anims en cet instant de lexpression de la haine la plus froce. Des cheveux chtain fonc, plants fort bas, lui donnaient un petit front, et, dans les moments de colre, un air mchant. Parmi les innombrables varits de la physionomie humaine, il nen est peut-tre point qui se soit distingue par une spcialit plus saisissante. Une taille svelte et bien prise annonait plus de lgret que de vigueur. Ds sa premire jeunesse, son air extrmement pensif et sa grande pleur avaient donn lide son pre quil ne vivrait pas, ou quil vivrait pour tre une charge sa famille. Objet des mpris de tous la maison, il hassait ses frres et son pre ; dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il tait toujours battu. Il ny avait pas un an que sa jolie figure commenait lui donner quelques voix amies parmi les jeunes filles. Mpris de tout le monde,63

comme un tre faible, Julien avait ador ce vieux chirurgien-major qui un jour osa parler au maire au sujet des platanes. Ce chirurgien payait quelquefois au pre Sorel la journe de son fils, et lui enseignait le latin et lhistoire, cest--dire, ce quil savait dhistoire, la campagne de 1796 en Italie. En mourant, il lui avait lgu sa croix de la Lgion dhonneur, les arrrages de sa demi-solde et trente ou quarante volumes, dont le plus prcieux venait de faire le saut dans le ruisseau public, dtourn par le crdit de M. le maire. peine entr dans la maison, Julien se sentit lpaule arrte par la puissante main de son pre ; il tremblait, sattendant quelques coups. Rponds-moi sans mentir, lui cria aux oreilles la voix dure du vieux paysan, tandis que sa main le retournait comme la main dun enfant retourne un soldat de plomb. Les grands yeux noirs et remplis de larmes de Julien se trouvrent en face des petits yeux gris et mchants du vieux charpentier, qui avait lair de vouloir lire jusquau fond de son me.

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VUne ngociationCunctando restituit rem. ENNIUS.

Rponds-moi sans mentir, si tu le peux, chien de lisard ; do connais-tu madame de Rnal, quand lui as-tu parl ? Je ne lui ai jamais parl, rpondit Julien, je nai jamais vu cette dame qu lglise. Mais tu lauras regarde, vilain effront ? Jamais ! Vous savez qu lglise je ne vois que Dieu, ajouta Julien, avec un petit air hypocrite, tout propre, selon lui, loigner le retour des taloches. Il y a pourtant quelque chose l-dessous, rpliqua le paysan malin, et il se tut un instant ;

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mais je ne saurai rien de toi, maudit hypocrite. Au fait, je vais tre dlivr de toi, et ma scie nen ira que mieux. Tu as gagn M. le cur ou tout autre, qui ta procur une belle place. Va faire ton paquet, et je te mnerai chez M. de Rnal, o tu seras prcepteur des enfants. Quaurai-je pour cela ? La nourriture, lhabillement et trois cents francs de gages. Je ne veux pas tre domestique. Animal, qui te parle dtre domestique, estce que je voudrais que mon fils ft domestique ? Mais, avec qui mangerai-je ? Cette demande dconcerta le vieux Sorel, il sentit quen parlant il pourrait commettre quelque imprudence ; il semporta contre Julien, quil accabla dinjures, en laccusant de gourmandise, et le quitta pour aller consulter ses autres fils. Julien les vit bientt aprs, chacun appuy sur sa hache et tenant conseil. Aprs les avoir longtemps regards, Julien, voyant quil ne pouvait rien deviner, alla se placer de lautre ct

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de la scie, pour viter dtre surpris. Il voulait penser cette annonce imprvue qui changeait son sort, mais il se sentit incapable de prudence ; son imagination tait tout entire se figurer ce quil verrait dans la belle maison de M. de Rnal. Il faut renoncer tout cela, se dit-il, plutt que de se laisser rduire manger avec les domestiques. Mon pre voudra my forcer ; plutt mourir. Jai quinze francs huit sous dconomies, je me sauve cette nuit ; en deux jours, par des chemins de traverse o je ne crains nul gendarme, je suis Besanon ; l, je mengage comme soldat, et, sil le faut, je passe en Suisse. Mais alors plus davancement, plus dambition pour moi, plus de ce bel tat de prtre qui mne tout. Cette horreur pour manger avec des domestiques ntait pas naturelle Julien, il et fait, pour arriver la fortune, des choses bien autrement pnibles. Il puisait cette rpugnance dans les Confessions de Rousseau. Ctait le seul livre laide duquel son imagination se figurait le monde. Le recueil des bulletins de la grande arme et le Mmorial de Sainte-Hlne

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compltaient son Coran. Il se serait fait tuer pour ces trois ouvrages. Jamais il ne crut en aucun autre. Daprs un mot du vieux chirurgien-major, il regardait tous les autres livres du monde comme menteurs, et crits par des fourbes pour avoir de lavancement. Avec une me de feu, Julien avait une de ces mmoires tonnantes si souvent unies la sottise. Pour gagner le vieux cur Chlan, duquel il voyait bien que dpendait son sort venir, il avait appris par cur tout le Nouveau Testament en latin ; il savait aussi le livre du Pape de M. de Maistre et croyait lun aussi peu qu lautre. Comme par un accord mutuel, Sorel et son fils vitrent de se parler ce jour-l. Sur la brune, Julien alla prendre sa leon de thologie chez le cur, mais il ne jugea pas prudent de lui rien dire de ltrange proposition quon avait faite son pre. Peut-tre est-ce un pige, se disait-il, il faut faire semblant de lavoir oubli. Le lendemain de bonne heure, M. de Rnal fit appeler le vieux Sorel, qui, aprs stre fait attendre une heure ou deux, finit par arriver, en

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faisant ds la porte cent excuses, entremles dautant de rvrences. force de parcourir toutes sortes dobjections, Sorel comprit que son fils mangerait avec le matre et la matresse de la maison, et les jours o il y aurait du monde, seul dans une chambre part avec les enfants. Toujours plus dispos incidenter mesure quil distinguait un vritable empressement chez M. le maire, et dailleurs rempli de dfiance et dtonnement, Sorel demanda voir la chambre o coucherait son fils. Ctait une grande pice meuble fort proprement, mais dans laquelle on tait dj occup transporter les lits des trois enfants. Cette circonstance fut un trait de lumire pour le vieux paysan ; il demanda aussitt avec assurance voir lhabit que lon donnerait son fils. M. de Rnal ouvrit son bureau et prit cent francs. Avec cet argent, votre fils ira chez M. Durand, le drapier, et lvera un habit noir complet. Et quand mme je le retirerais de chez vous,

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dit le paysan, qui avait tout coup oubli ses formes rvrencieuses, cet habit noir lui restera ? Sans doute. Oh bien ! dit Sorel dun ton de voix tranard, il ne reste donc plus qu nous mettre daccord sur une seule chose, largent que vous lui donnerez. Comment ! scria M. de Rnal indign, nous sommes daccord depuis hier : je donne trois cents francs ; je crois que cest beaucoup, et peut-tre trop. Ctait votre offre, je ne le nie point, dit le vieux Sorel, parlant encore plus lentement ; et, par un effort de gnie qui ntonnera que ceux qui ne connaissent pas les paysans francscomtois, il ajouta, en regardant fixement M. de Rnal : Nous trouvons mieux ailleurs. ces mots, la figure du maire fut bouleverse. Il revint cependant lui, et, aprs une conversation savante de deux grandes heures, o pas un mot ne fut dit au hasard, la finesse du paysan lemporta sur la finesse de lhomme riche,

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qui nen a pas besoin pour vivre. Tous les nombreux articles qui devaient rgler la nouvelle existence de Julien se trouvrent arrts ; non seulement ses appointements furent rgls quatre cents francs, mais on dut les payer davance, le premier de chaque mois. Eh bien ! je lui remettrai trente-cinq francs, dit M. de Rnal. Pour faire la somme ronde, un homme riche et gnreux comme monsieur notre maire, dit le paysan dune voix cline, ira bien jusqu trentesix francs. Soit, dit M. de Rnal, mais finissons-en. Pour le coup, la colre lui donnait le ton de la fermet. Le paysan vit quil fallait cesser de marcher en avant. Alors, son tour, M. de Rnal fit des progrs. Jamais il ne voulut remettre le premier mois de trente-six francs au vieux Sorel, fort empress de le recevoir pour son fils. M. de Rnal vint penser quil serait oblig de raconter sa femme le rle quil avait jou dans toute cette ngociation.

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Rendez-moi les cent francs que je vous ai remis, dit-il avec humeur. M. Durand me doit quelque chose. Jirai avec votre fils faire la leve du drap noir. Aprs cet acte de vigueur, Sorel rentra prudemment dans ses formules respectueuses ; elles prirent un bon quart dheure. la fin, voyant quil ny avait dcidment plus rien gagner, il se retira. Sa dernire rvrence finit par ces mots : Je vais envoyer mon fils au chteau. Ctait ainsi que les administrs de M. le maire appelaient sa maison quand ils voulaient lui plaire. De retour son usine, ce fut en vain que Sorel chercha son fils. Se mfiant de ce qui pouvait arriver, Julien tait sorti au milieu de la nuit. Il avait voulu mettre en sret ses livres et sa croix de la Lgion dhonneur. Il avait transport le tout chez un jeune marchand de bois, son ami, nomm Fouqu, qui habitait dans la haute montagne qui domine Verrires.

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Quand il reparut : Dieu sait, maudit paresseux, lui dit son pre, si tu auras jamais assez dhonneur pour me payer le prix de ta nourriture, que javance depuis tant dannes ! Prends tes guenilles, et va-ten chez M. le maire. Julien, tonn de ntre pas battu, se hta de partir. Mais peine hors de la vue de son terrible pre, il ralentit le pas. Il jugea quil serait utile son hypocrisie daller faire une station lglise. Ce mot vous surprend ? Avant darriver cet horrible mot, lme du jeune paysan avait eu bien du chemin parcourir. Ds sa premire enfance, la vue de certains dragons du 6me, aux longs manteaux blancs, et la tte couverte de casques aux longs crins noirs, qui revenaient dItalie, et que Julien vit attacher leurs chevaux la fentre grille de la maison de son pre, le rendit fou de ltat militaire. Plus tard, il coutait avec transport les rcits des batailles du pont de Lodi, dArcole, de Rivoli, que lui faisait le vieux chirurgien-major. Il remarqua les regards enflamms que le vieillard jetait sur sa croix.

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Mais lorsque Julien avait quatorze ans, on commena btir Verrires une glise, que lon peut appeler magnifique pour une aussi petite ville. Il y avait surtout quatre colonnes de marbre dont la vue frappa Julien ; elles devinrent clbres dans le pays, par la haine mortelle quelles suscitrent entre le juge de paix et le jeune vicaire, envoy de Besanon, qui passait pour tre lespion de la congrgation. Le juge de paix fut sur le point de perdre sa place, du moins telle tait lopinion commune. Navait-il pas os avoir un diffrend avec un prtre qui, presque tous les quinze jours, allait Besanon, o il voyait, disait-on, monseigneur lvque ? Sur ces entrefaites, le juge de paix, pre dune nombreuse famille, rendit plusieurs sentences qui semblrent injustes ; toutes furent portes contre ceux des habitants qui lisaient le Constitutionnel. Le bon parti triompha. Il ne sagissait, il est vrai, que de sommes de trois ou de cinq francs ; mais une de ces petites amendes dut tre paye par un cloutier, parrain de Julien. Dans sa colre, cet homme scriait : Quel changement ! et dire que, depuis plus de vingt ans, le juge de paix74

passait pour un si honnte homme ! Le chirurgien-major, ami de Julien, tait mort. Tout coup Julien cessa de parler de Napolon ; il annona le projet de se faire prtre, et on le vit constamment, dans la scie de son pre, occup apprendre par cur une bible latine que le cur lui avait prte. Ce bon vieillard, merveill de ses progrs, passait des soires entires lui enseigner la thologie. Julien ne faisait paratre devant lui que des sentiments pieux. Qui et pu deviner que cette figure de jeune fille, si ple et si douce, cachait la rsolution inbranlable de sexposer mille morts plutt que de ne pas faire fortune. Pour Julien, faire fortune, ctait dabord sortir de Verrires ; il abhorrait sa patrie. Tout ce quil y voyait glaait son imagination. Ds sa premire enfance, il avait eu des moments dexaltation. Alors il songeait avec dlices quun jour il serait prsent aux jolies femmes de Paris, il saurait attirer leur attention par quelque action dclat. Pourquoi ne serait-il pas aim de lune delles, comme Bonaparte,

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pauvre encore, avait t aim de la brillante madame de Beauharnais ? Depuis bien des annes, Julien ne passait peut-tre pas une heure de sa vie sans se dire que Bonaparte, lieutenant obscur et sans fortune, stait fait le matre du monde avec son pe. Cette ide le consolait de ses malheurs quil croyait grands, et redoublait sa joie quand il en avait. La construction de lglise et les sentences du juge de paix lclairrent tout coup ; une ide qui lui vint le rendit comme fou pendant quelques semaines, et enfin sempara de lui avec la toutepuissance de la premire ide quune me passionne croit avoir invente. Quand Bonaparte fit parler de lui, la France avait peur dtre envahie ; le mrite militaire tait ncessaire et la mode. Aujourdhui, on voit des prtres de quarante ans avoir cent mille francs dappointements, cest--dire trois fois autant que les fameux gnraux de division de Napolon. Il leur faut des gens qui les secondent. Voil ce juge de paix, si bonne tte, si honnte homme jusquici, si vieux, qui se dshonore par crainte

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de dplaire un jeune vicaire de trente ans. Il faut tre prtre. Une fois, au milieu de sa nouvelle pit, il y avait dj deux ans que Julien tudiait la thologie, il fut trahi par une irruption soudaine du feu qui dvorait son me. Ce fut chez M. Chlan, un dner de prtres auquel le bon cur lavait prsent comme un prodige dinstruction, il lui arriva de louer Napolon avec fureur. Il se lia le bras droit contre la poitrine, prtendit stre disloqu le bras en remuant un tronc de sapin, et le porta pendant deux mois dans cette position gnante. Aprs cette peine afflictive, il se pardonna. Voil le jeune homme de dix-neuf ans, mais faible en apparence, et qui lon en et tout au plus donn dix-sept, qui, portant un petit paquet sous le bras, entrait dans la magnifique glise de Verrires. Il la trouva sombre et solitaire. loccasion dune fte, toutes les croises de ldifice avaient t couvertes dtoffe cramoisie. Il en rsultait, aux rayons du soleil, un effet de lumire blouissant, du caractre le plus imposant et le

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plus religieux. Julien tressaillit. Seul, dans lglise, il stablit dans le banc qui avait la plus belle apparence. Il portait les armes de M. de Rnal. Sur le prie-Dieu, Julien remarqua un morceau de papier imprim, tal l comme pour tre lu. Il y porta les yeux et vit : Dtails de lexcution et des derniers moments de Louis Jenrel, excut Besanon, le... Le papier tait dchir. Au revers on lisait les deux premiers mots dune ligne, ctaient : Le premier pas. Qui a pu mettre ce papier l, dit Julien ? Pauvre malheureux, ajouta-t-il avec un soupir, son nom finit comme le mien... et il froissa le papier. En sortant, Julien crut voir du sang prs du bnitier, ctait de leau bnite quon avait rpandue : le reflet des rideaux rouges qui couvraient les fentres la faisait paratre du sang. Enfin, Julien eut honte de sa terreur secrte. Serais-je un lche ! se dit-il, aux armes !

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Ce mot, si souvent rpt dans les rcits de batailles du vieux chirurgien, tait hroque pour Julien. Il se leva et marcha rapidement vers la maison de M. de Rnal. Malgr ces belles rsolutions, ds quil laperut vingt pas de lui, il fut saisi dune invincible timidit. La grille de fer tait ouverte, elle lui semblait magnifique, il fallait entrer ldedans. Julien ntait pas la seule personne dont le cur ft troubl par son arrive dans cette maison. Lextrme timidit de madame de Rnal tait dconcerte par lide de cet tranger, qui, daprs ses fonctions, allait constamment se trouver entre elle et ses enfants. Elle tait accoutume avoir ses fils couchs dans sa chambre. Le matin, bien des larmes avaient coul quand elle avait vu transporter leurs petits lits dans lappartement destin au prcepteur. Ce fut en vain quelle demanda son mari que le lit de Stanislas-Xavier, le plus jeune, ft report dans sa chambre. La dlicatesse de femme tait pousse un

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point excessif chez Madame de Rnal. Elle se faisait limage la plus dsagrable dun tre grossier et mal peign, charg de gronder ses enfants, uniquement parce quil savait le latin, un langage barbare pour lequel on fouetterait ses fils.

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VILennuiNon so pi cosa son, Cosa facio. MOZART. (Figaro.)

Avec la vivacit et la grce qui lui taient naturelles quand elle tait loin des regards des hommes, madame de Rnal sortait par la portefentre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperut prs de la porte dentre la figure dun jeune paysan presque encore enfant, extrmement ple et qui venait de pleurer. Il tait en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette. Le teint de ce petit paysan tait si blanc, ses yeux si doux, que lesprit un peu romanesque de madame de Rnal eut dabord lide que ce

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pouvait tre une jeune fille dguise, qui venait demander quelque grce M. le maire. Elle eut piti de cette pauvre crature, arrte la porte dentre, et qui videmment nosait pas lever la main jusqu la sonnette. Madame de Rnal sapprocha, distraite un instant de lamer chagrin que lui donnait larrive du prcepteur. Julien, tourn vers la porte, ne la voyait pas savancer. Il tressaillit quand une voix douce dit tout prs de son oreille : Que voulez-vous ici, mon enfant ? Julien se tourna vivement, et, frapp du regard si rempli de grce de madame de Rnal, il oublia une partie de sa timidit. Bientt, tonn de sa beaut, il oublia tout mme ce quil venait faire. Madame de Rnal avait rpt sa question. Je viens pour tre prcepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes quil essuyait de son mieux. Madame de Rnal resta interdite, ils taient fort prs lun de lautre se regarder. Julien navait jamais vu un tre aussi bien vtu et surtout une femme avec un teint si blouissant,

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lui parler dun air doux. Madame de Rnal regardait les grosses larmes qui staient arrtes sur les joues si ples dabord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientt elle se mit rire, avec toute la gaiet folle dune jeune fille, elle se moquait delle-mme et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, ctait l ce prcepteur quelle stait figur comme un prtre sale et mal vtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants ! Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin ? Ce mot de monsieur tonna si fort Julien quil rflchit un instant. Oui, madame, dit-il timidement. Madame de Rnal tait si heureuse, quelle osa dire Julien : Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants ? Moi, les gronder, dit Julien tonn, et pourquoi ? Nest-ce pas, monsieur, ajouta-t-elle aprs

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un petit silence et dune voix dont chaque instant augmentait lmotion, vous serez bon pour eux, vous me le promettez ? Sentendre appeler de nouveau monsieur, bien srieusement, et par une dame si bien vtue, tait au-dessus de toutes les prvisions de Julien : dans tous les chteaux en Espagne de sa jeunesse, il stait dit quaucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Madame de Rnal, de son ct, tait compltement trompe par la beaut du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu lordinaire, parce que pour se rafrachir il venait de plonger la tte dans le bassin de la fontaine publique. sa grande joie, elle trouvait lair timide dune jeune fille ce fatal prcepteur, dont elle avait tant redout pour ses enfants la duret et lair rbarbatif. Pour lme si paisible de madame de Rnal, le contraste de ses craintes et de ce quelle voyait fut un grand vnement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut tonn de se trouver ainsi la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si prs de lui.84

Entrons, monsieur, lui dit-elle dun air assez embarrass. De sa vie une sensation purement agrable navait aussi profondment mu madame de Rnal, jamais une apparition aussi gracieuse navait succd des craintes plus inquitantes. Ainsi ses jolis enfant, si soigns par elle, ne tomberaient pas dans les mains dun prtre sale et grognon. peine entre sous le vestibule, elle se retourna vers Julien qui la suivait timidement. Son air tonn, laspect dune maison si belle, tait une grce de plus aux yeux de madame de Rnal. Elle ne pouvait en croire ses yeux, il lui semblait surtout que le prcepteur devait avoir un habit noir. Mais, est-il vrai, monsieur, lui dit-elle en sarrtant encore, et craignant mortellement de se tromper, tant sa croyance la rendait heureuse, vous savez le latin ? Ces mots choqurent lorgueil de Julien et dissiprent le charme dans lequel il vivait depuis un quart dheure. Oui, madame, lui dit-il en cherchant

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prendre un air froid ; je sais le latin aussi bien que M. le cur, et mme quelquefois il a la bont de dire mieux que lui. Madame de Rnal trouva que Julien avait lair fort mchant, il stait arrt deux pas delle. Elle sapprocha et lui dit mi-voix : Nest-ce pas, les premiers jours, vous ne donnerez pas le fouet mes enfants, mme quand ils ne sauraient pas leurs leons. Ce ton si doux et presque suppliant dune si belle dame fit tout coup oublier Julien ce quil devait sa rputation de latiniste. La figure de madame de Rnal tait prs de la sienne, il sentit le parfum des vtements dt dune femme, chose si tonnante pour un pauvre paysan. Julien rougit extrmement et dit avec un soupir et dune voix dfaillante : Ne craignez rien, madame, je vous obirai en tout. Ce fut en ce moment seulement, quand son inquitude pour ses enfants fut tout fait dissipe, que madame de Rnal fut frappe de

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lextrme beaut de Julien. La forme presque fminine de ses traits et son air dembarras ne semblrent point ridicules une femme extrmement timide elle-mme. Lair mle que lon trouve communment ncessaire la beaut dun homme lui et fait peur. Quel ge avez-vous, monsieur ? dit-elle Julien. Bientt dix-neuf ans. Mon fils an a onze ans, reprit madame de Rnal tout fait rassure, ce sera presque un camarade pour vous, vous lui parlerez raison. Une fois son pre a voulu le battre, lenfant a t malade pendant toute une semaine, et cependant ctait un bien petit coup. Quelle diffrence avec moi, pensa Julien. Hier encore mon pre ma battu. Que ces gens riches sont heureux ! Madame de Rnal en tait dj saisir les moindres nuances de ce qui se passait dans lme du prcepteur ; elle prit ce mouvement de tristesse pour de la timidit, et voulut

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lencourager. Quel est votre nom, monsieur, lui dit-elle avec un accent et une grce dont Julien sentit tout le charme, sans pouvoir sen rendre compte. On mappelle Julien Sorel, madame ; je tremble en entrant pour la premire fois de ma vie dans une maison trangre, jai besoin de votre protection et que vous me pardonniez bien des choses les premiers jours. Je nai jamais t au collge, jtais trop pauvre ; je nai jamais parl dautres hommes que mon cousin le chirurgien-major, membre de la Lgion dhonneur, et M. le cur Chlan. Il vous rendra bon tmoignage de moi. Mes frres mont toujours battu, ne les croyez pas sils vous disent du mal de moi, pardonnez mes fautes, madame, je naurai jamais mauvaise intention. Julien se rassurait pendant ce long discours, il examinait madame de Rnal. Tel est leffet de la grce parfaite, quand elle est naturelle au caractre, et que surtout la personne quelle dcore ne songe pas avoir de la grce, Julien, qui se connaissait fort bien en beaut fminine,

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et jur dans cet instant quelle navait que vingt ans. Il eut sur-le-champ lide hardie de lui baiser la main. Bientt il eut peur de son ide ; un instant aprs, il se dit : Il y aurait de la lchet moi de ne pas excuter une action qui peut mtre utile, et diminuer le mpris que cette belle dame a probablement pour un pauvre ouvrier peine arrach la scie. Peut-tre Julien fut-il un peu encourag par ce mot de joli garon, que depuis six mois il entendait rpter le dimanche par quelques jeunes filles. Pendant ces dbats intrieurs, madame de Rnal lui adressait deux ou trois mots dinstruction sur la faon de dbuter avec les enfants. La violence que se faisait Julien le rendit de nouveau fort ple ; il dit, dun air contraint : Jamais, madame, je ne battrai vos enfants ; je le jure devant Dieu. Et en disant ces mots, il osa prendre la main de madame de Rnal et la porter ses lvres. Elle fut tonne de ce geste, et par rflexion choque. Comme il faisait trs chaud, son bras tait tout fait nu sous son chle, et le mouvement de Julien,

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en portant la main ses lvres, lavait entirement dcouvert. Au bout de quelques instants, elle se gronda elle-mme, il lui sembla quelle navait pas t assez rapidement indigne. M. de Rnal, qui avait entendu parler, sortit de son cabinet ; du mme air majestueux et paterne quil prenait lorsquil faisait des mariages la mairie, il dit Julien : Il est essentiel que je vous parle avant que les enfants ne vous voient. Il fit entrer Julien dans une chambre et retint sa femme qui voulait les laisser seuls. La porte ferme, M. de Rnal sassit avec gravit. M. le cur ma dit que vous tiez un bon sujet, tout le monde vous traitera ici avec honneur, et si je suis content, jaiderai vous faire par la suite un petit tablissement. Je veux que vous ne voyiez plus ni parents ni amis, leur ton ne peut convenir mes enfants. Voici trentesix francs pour le premier mois ; mais jexige votre parole de ne pas donner un sou de cet argent votre pre.

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M. de Rnal tait piqu contre le vieillard, qui, dans cette affaire, avait t plus fin que lui. Maintenant, monsieur, car daprs mes ordres tout le monde ici va vous appeler monsieur, et vous sentirez lavantage dentrer dans une maison de gens comme il faut ; maintenant, monsieur, il nest pas convenable que les enfants vous voient en veste. Les domestiques lont-ils vu ? dit M. de Rnal sa femme. Non, mon ami, rpondit-elle dun air profondment pensif. Tant mieux. Mettez ceci, dit-il au jeune homme surpris, en lui donnant une redingote lui. Allons maintenant chez M. Durand, le marchand de drap. Plus dune heure aprs, quand M. de Rnal rentra avec le nouveau prcepteur tout habill de noir, il retrouva sa femme assise la mme place. Elle se sentit tranquillise par la prsence de Julien, en lexaminant elle oubliait den avoir peur. Julien ne songeait point elle ; malgr toute sa mfiance du destin et des hommes, son me dans ce moment ntait que celle dun enfant, il

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lui semblait avoir vcu des annes depuis linstant o, trois heures auparavant, il tait tremblant dans lglise. Il remarqua lair glac de madame de Rnal, il comprit quelle tait en colre de ce quil avait os lui baiser la main. Mais le sentiment dorgueil que lui donnait le contact dhabits si diffrents de ceux quil avait coutume de porter le mettait tellement hors de lui-mme, et il avait tant denvie de cacher sa joie, que tous ses mouvements avaient quelque chose de brusque et de fou. Madame de Rnal le contemplait avec des yeux tonns. De la gravit, monsieur, lui dit M. de Rnal, si vous voulez tre respect de mes enfants et de mes gens. Monsieur, rpondit Julien, je suis gn dans ces nouveaux habits ; moi, pauvre paysan, je nai jamais port que des vestes ; jirai, si vous le permettez, me renfermer dans ma chambre. Que te semble de cette nouvelle acquisition ? dit M. de Rnal sa femme. Par un mouvement presque instinctif, et dont certainement elle ne se rendit pas compte,

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madame de Rnal dguisa la vrit son mari. Je ne suis point aussi enchante que vous de ce petit paysan, vos prvenances en feront un impertinent que vous serez oblig de renvoyer avant un mois. Eh bien ! nous le renverrons, ce sera une centaine de francs quil men pourra coter, et Verrires sera accoutume voir un prcepteur aux enfants de M. de Rnal. Ce but net point t rempli si jeusse laiss Julien laccoutrement dun ouvrier. En le renvoyant, je retiendrai, bien entendu, lhabit noir complet que je viens de lever chez le drapier. Il ne lui restera que ce que je viens de trouver tout fait chez le tailleur, et dont je lai couvert. Lheure que Julien passa dans sa chambre parut un instant madame de Rnal. Les enfants, auxquels lon avait annonc le nouveau prcepteur, accablaient leur mre de questions. Enfin Julien parut. Ctait un autre homme. Cet t mal parler que de dire quil tait grave ; ctait la gravit incarne. Il fut prsent aux enfants, et leur parla dun air qui tonna M. de

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Rnal lui-mme. Je suis ici, messieurs, leur dit-il en finissant son allocution, pour vous apprendre le latin. Vous savez ce que cest que de rciter une leon. Voici la sainte Bible, dit-il en leur montrant un petit volume in-32, reli en noir. Cest particulirement lhistoire de Notre-Seigneur Jsus-Christ, cest la partie quon appelle le Nouveau Testament. Je vous ferai souvent rciter des leons, faites-moi rciter la mienne. Adolphe, lan des enfants, avait pris le livre. Ouvrez-le, au hasard, continua Julien, et dites-moi le premier mot dun alina. Je rciterai par cur le livre sacr, rgle de notre conduite tous, jusqu ce que vous marrtiez. Adolphe ouvrit le livre, lut un mot, et Julien rcita toute la page avec la mme facilit que sil et parl franais. M. de Rnal regardait sa femme dun air de triomphe. Les enfants, voyant ltonnement de leurs parents, ouvraient de grands yeux. Un domestique vint la porte du salon, Julien continua de parler latin. Le domestique resta dabord immobile, et ensuite

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disparut. Bientt la femme de chambre de madame et la cuisinire arrivrent prs de la porte ; alors Adolphe avait dj ouvert le livre en huit endroits, et Julien rcitait toujours avec la mme facilit. Ah, mon Dieu ! le joli petit prtre, dit tout haut la cuisinire, bonne fille fort dvote. Lamour-propre de M. de Rnal tait inquiet ; loin de songer examiner le prcepteur, il tait tout occup chercher dans sa mmoire quelques mots latins ; enfin, il put dire un vers dHorace. Julien ne savait de latin que sa Bible. Il rpondit en fronant le sourcil : Le saint ministre auquel je me destine ma dfendu de lire un pote aussi profane. M. de Rnal cita un assez grand nombre de prtendus vers dHorace. Il expliqua ses enfants ce que ctait quHorace ; mais les enfants, frapps dadmiration, ne faisaient gure attention ce quil disait. Ils regardaient Julien. Les domestiques tant toujours la porte, Julien crut devoir prolonger lpreuve :

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Il faut, dit-il au plus jeune des enfants, que M. Stanislas-Xavier mindique aussi un passage du livre saint. Le petit Stanislas, tout fier, lut tant bien que mal le premier mot dun alina, et Julien dit toute la page. Pour que rien ne manqut au triomphe de M. de Rnal, comme Julien rcitait, entrrent M. Valenod, le possesseur des beaux chevaux normands, et M. Charcot de Maugiron, sousprfet de larrondissement. Cette scne valut Julien le titre de monsieur ; les domestiques euxmmes nosrent pas le lui refuser. Le soir, tout Verrires afflua chez M. de Rnal pour voir la merveille. Julien rpondait tous dun air sombre qui tenait distance. Sa gloire stendit si rapidement dans la ville, que peu de jours aprs M. de Rnal, craignant quon ne le lui enlevt, lui proposa de signer un engagement de deux ans. Non, monsieur, rpondit froidement Julien, si vous vouliez me renvoyer je serais oblig de sortir. Un engagement qui me lie sans vous obliger rien nest point gal, je le refuse.

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Julien sut si bien faire que, moins dun mois aprs son arrive dans la maison, M. de Rnal lui-mme le respectait. Le cur tant brouill avec MM. de Rnal et Valenod, personne ne put trahir lancienne passion de Julien pour Napolon, il nen parlait quavec horreur.

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VIILes affinits lectivesIls ne savent toucher le cur quen le froissant. UN MODERNE.

Les enfants ladoraient, lui ne les aimait point ; sa pense tait ailleurs. Tout ce que ces marmots pouvaient faire ne limpatientait jamais. Froid, juste, impassible, et cependant aim, parce que son arrive avait en quelque sorte chass lennui de la maison, il fut un bon prcepteur. Pour lui, il nprouvait que haine et horreur pour la haute socit o il tait admis, la vrit au bas bout de la table, ce qui explique peut-tre la haine et lhorreur. Il y eut certains dners dapparat, o il put grande peine contenir sa haine pour tout ce qui lenvironnait. Un jour de la

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Saint-Louis entre autres, M. Valenod tenait le d chez M. de Rnal, Julien fut sur le point de se trahir ; il se sauva dans le jardin, sous prtexte de voir les enfants. Quels loges de la probit ! scria-t-il ; on dirait que cest la seule vertu ; et cependant quelle considration, quel respect bas pour un homme qui videmment a doubl et tripl sa fortune, depuis quil administre le bien des pauvres ! je parierais quil gagne mme sur les fonds destins aux enfants trouvs, ces pauvres dont la misre est encore plus sacre que celle des autres ! Ah ! monstres ! monstres ! Et moi aussi, je suis une sorte denfant trouv, ha de mon pre, de mes frres, de toute ma famille. Quelques jours avant la Saint-Louis, Julien, se promenant seul et disant son brviaire dans un petit bois, quon appelle le Belvdre, et qui domine le cours de la Fidlit, avait cherch en vain viter ses deux frres, quil voyait venir de loin par un sentier solitaire. La jalousie de ces ouvriers grossiers avait t tellement provoque par le bel habit noir, par lair extrmement propre de leur frre, par le mpris sincre quil avait pour eux, quils lavaient battu au point de le99

laisser vanoui et tout sanglant. Madame de Rnal, se promenant avec M. Valenod et le sousprfet, arriva par hasard dans le petit bois ; elle vit Julien tendu sur la terre et le crut mort. Son saisissement fut tel, quil donna de la jalousie M. Valenod. Il prenait lalarme trop tt. Julien trouvait madame de Rnal fort belle, mais il la hassait cause de sa beaut ; ctait le premier cueil qui avait failli arrter sa fortune. Il lui parlait le moins possible, afin de faire oublier le transport qui, le premier jour, lavait port lui baiser la main. lisa, la femme de chambre de madame de Rnal, navait pas manqu de devenir amoureuse du jeune prcepteur ; elle en parlait souvent sa matresse. Lamour de mademoiselle lisa avait valu Julien la haine dun des valets. Un jour, il entendit cet homme qui disait lisa : Vous ne voulez plus me parler depuis que ce prcepteur crasseux est entr dans la maison. Julien ne mritait pas cette injure ; mais, par instinct de joli garon, il redoubla de soins pour sa personne. La

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haine de M. Valenod redoubla aussi. Il dit publiquement que tant de coquetterie ne convenait pas un jeune abb. la soutane prs, ctait le costume que portait Julien. Madame de Rnal remarqua quil parlait plus souvent que de coutume mademoiselle lisa ; elle apprit que ces entretiens taient causs par la pnurie de la trs petite garde-robe de Julien. Il avait si peu de linge, quil tait oblig de le faire laver fort souvent hors de la maison, et cest pour ces petits soins qulisa lui tait utile. Cette extrme pauvret, quelle ne souponnait pas, toucha madame de Rnal ; elle eut envie de lui faire des cadeaux, mais elle nosa pas ; cette rsistance intrieure fut le premier sentiment pnible que lui causa Julien. Jusque-l le nom de Julien et le sentiment dune joie pure et tout intellectuelle taient synonymes pour elle. Tourmente par lide de la pauvret de Julien, madame de Rnal parla son mari de lui faire un cadeau de linge : Quelle duperie ! rpondit-il. Quoi ! faire des cadeaux un homme dont nous sommes

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parfaitement contents, et qui nous sert bien ? ce serait dans le cas o il se ngligerait quil faudrait stimuler son zle. Madame de Rnal fut humilie de cette manire de voir ; elle ne let pas remarque avant larrive de Julien. Elle ne voyait jamais lextrme propr