2
Éthique et santé (2014) 11, 18—19 Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com ÉDITORIAL Le sens clinique : épistémologie et éthique Clinical sense: Epistemology and ethics Version franc ¸aise À la croisée d’une technicité exigeante et de rencontres humaines singulières, la clinique est-elle un laboratoire chargé d’en réaliser la synthèse alchimique, une figure d’équilibriste ou bien est-elle déjà en train de disparaître derrière les écrans d’ordinateurs ? Le sens cli- nique est-il un sixième sens, inné puis enrichi par l’apprentissage et l’expérience ? Est-il, de manière plus idéologique, l’expression du refus d’un impérialisme scientifique objecti- vant, qu’incarnerait dans ses excès l’Evidence Based Medicine (EBM) ? En somme, le sens clinique n’est-il pas cet impensé de la clinique mais qui pourtant la rend possible ? Voilà les questions posées aux participants au colloque « Le sens clinique : épistémologie et éthique », dont les contributions sont présentées aujourd’hui. La sensibilité du soignant, sollicitée derrière le masque du professionnel, sa fragilité, sa faillibilité, occultées par « l’invincibilité collective », sont évoquées par A. Pourrez. Cette sensibilité vient permettre non seulement la connaissance de l’autre, mais la révélation de soi à soi-même, plongeant le soignant dans ce qu’elle nomme une dimension poétique. Pourtant la poésie semble loin quand les sens sont sollicités violemment et que survient le dégoût, lorsque le contact sensitif fait « toucher du doigt » la mort qui vient et ébranle le soignant dans sa propre identité. Derrière la sensation, c’est bien le sens de notre action qui est en cause, et plus encore le sens de la souffrance et de la maladie dont la pratique clinique nous rend témoins. L’EBM recherche des causes, dans une approche empirique qui n’exclue pas la variabilité individuelle, et qui a, dès son origine, chercher à s’émanciper des dogmes. Et elle le fait avec succès, rappelle E. Giroud. Mais l’explication qu’elle fournit ne donne pas de sens, ne s’inscrit pas dans l’histoire individuelle du sujet. Or le succès thérapeutique passera, explique L. Benaroyo, citant C. Mattingly, par « l’aptitude du soignant à mettre en scène une histoire qui fera sens pour le patient tout autant que pour lui-même ». Il viendra de la re-possibilisation du sujet. Mais qu’est-ce qui fait sens dans une société sécularisée, désertée (vraiment ?) par les références religieuses ? J.Y. Tamet rappelle à quel point le religieux est au cœur de la pratique soignante. Le soignant se vit comme porteur de la mission d’aider et rechigne à réfléchir à ce que le patient ou la situation, lui fait, à lui. Si l’on n’y prête garde, une médecine hypertechnique peut finir par trouver sa justification dans son existence même, faisant de l’organisation une idéologie, du patient un maillon dont il convient qu’il ne gêne pas le fonctionnement général, et de la souffrance éventuelle du soignant un reproche. J.-P. Pierron, enfin, propose le sens clinique comme synthèse entre la structure de la maladie et l’évènement d’être malade, comme « une description qui vise à être une expression ». 1765-4629/$ see front matter © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.etiqe.2014.01.003

Le sens clinique : épistémologie et éthique

  • Upload
    j-p

  • View
    219

  • Download
    5

Embed Size (px)

Citation preview

É

É

L

C

1h

thique et santé (2014) 11, 18—19

Disponible en ligne sur

ScienceDirectwww.sciencedirect.com

DITORIAL

e sens clinique : épistémologie et éthique

linical sense: Epistemology and ethics

Version francaise

À la croisée d’une technicité exigeante et de rencontres humaines singulières, la clinique

est-elle un laboratoire chargé d’en réaliser la synthèse alchimique, une figure d’équilibristeou bien est-elle déjà en train de disparaître derrière les écrans d’ordinateurs ? Le sens cli-nique est-il un sixième sens, inné puis enrichi par l’apprentissage et l’expérience ? Est-il,de manière plus idéologique, l’expression du refus d’un impérialisme scientifique objecti-vant, qu’incarnerait dans ses excès l’Evidence Based Medicine (EBM) ? En somme, le sensclinique n’est-il pas cet impensé de la clinique mais qui pourtant la rend possible ?

Voilà les questions posées aux participants au colloque « Le sens clinique : épistémologieet éthique », dont les contributions sont présentées aujourd’hui.

La sensibilité du soignant, sollicitée derrière le masque du professionnel, sa fragilité, safaillibilité, occultées par « l’invincibilité collective », sont évoquées par A. Pourrez. Cettesensibilité vient permettre non seulement la connaissance de l’autre, mais la révélationde soi à soi-même, plongeant le soignant dans ce qu’elle nomme une dimension poétique.Pourtant la poésie semble loin quand les sens sont sollicités violemment et que survient ledégoût, lorsque le contact sensitif fait « toucher du doigt » la mort qui vient et ébranle lesoignant dans sa propre identité.

Derrière la sensation, c’est bien le sens de notre action qui est en cause, et plus encorele sens de la souffrance et de la maladie dont la pratique clinique nous rend témoins.L’EBM recherche des causes, dans une approche empirique qui n’exclue pas la variabilitéindividuelle, et qui a, dès son origine, chercher à s’émanciper des dogmes. Et elle le faitavec succès, rappelle E. Giroud. Mais l’explication qu’elle fournit ne donne pas de sens,ne s’inscrit pas dans l’histoire individuelle du sujet. Or le succès thérapeutique passera,explique L. Benaroyo, citant C. Mattingly, par « l’aptitude du soignant à mettre en scèneune histoire qui fera sens pour le patient tout autant que pour lui-même ». Il viendra dela re-possibilisation du sujet.

Mais qu’est-ce qui fait sens dans une société sécularisée, désertée (vraiment ?) par lesréférences religieuses ? J.Y. Tamet rappelle à quel point le religieux est au cœur de lapratique soignante. Le soignant se vit comme porteur de la mission d’aider et rechigneà réfléchir à ce que le patient ou la situation, lui fait, à lui. Si l’on n’y prête garde, unemédecine hypertechnique peut finir par trouver sa justification dans son existence même,faisant de l’organisation une idéologie, du patient un maillon dont il convient qu’il ne gêne

pas le fonctionnement général, et de la souffrance éventuelle du soignant un reproche.

J.-P. Pierron, enfin, propose le sens clinique comme synthèse entre la structure dela maladie et l’évènement d’être malade, comme « une description qui vise à être uneexpression ».

765-4629/$ — see front matter © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.ttp://dx.doi.org/10.1016/j.etiqe.2014.01.003

hctscha

(msttfiakb

bd

puwe

Le sens clinique : épistémologie et éthique

La prudence, la sagesse pratique, évoquée par plusieursauteurs, permettra un choix incertain, fragile, inconfor-table, discutable. Et si l’incertain était une chance, uninterstice dans lequel se logent encore des possibles ?

English version

At crossroads between high technicality and singular humanencounters, is clinical practice an alchemical lab, a balan-cing act or is it already disappearing behind computerscreens?

Is clinical sense a 6th sense, innate then improvedby learning and experience? Is it, more ideologically, theexpression of the opposition to objectifying scientific impe-rialism, found in the excesses of evidence based medicine(EBM)? Is clinical sense that what is unthought-of in clinicalpractice but makes it possible?

These are the questions asked to the participants of thesymposium ‘‘Clinical sense: epistemology and ethics’’ andwhose presentations are published here today.

A. Pourrez talks about caregivers’ sensitivity, touchedbeyond their professional mask, their fragility, their fal-libility hidden behind ‘‘the collective invincibility’’. Thissensitivity enables them to meet the patient but also them-selves, leading the caregiver into what she calls a poeticdimension.

However, poetry seems so far when senses are affected soviolently and disgust occurs, when death comes and shakesthe caregiver’s own identity.

Behind the sensation, the real problem is in fact the mea-

ning of our acts and even more the meaning of the sufferingand the illness we witness in our clinical practice. EBM looksfor causes in an empiric approach that however does notexclude individual variability and that, from the beginning,

19

as tried to escape dogmas. E. Giroud reminds us of the suc-esses of EBM. However, its answers do not give sense tohe situation and do not belong to the patient’s individualtory. But a treatment will be successful if the ‘‘caregiveran stage a story that makes sense to both the patient andimself’’ (C. Mattingly), if ‘‘possible’’ becomes an optiongain for patients.

But what makes sense in a secularized society, desertedreally?) by religious references? J.Y. Tamet reminds us howuch religion is at the heart of caring practice. Caregivers

ee their work as a mission to help others and are reticento think about how the patient or the situation affectshem. Conversely hypertechnical medicine can be justi-ed by itself. Organization becomes an ideology, patients

link that should not prevent the whole system from wor-ing properly, and health care professionals suffering just alame.

J.-P. Pierron suggests that clinical sense is the synthesisetween the structure of the illness and being ill, as ‘‘aescription that aims to be an expression’’.

Several authors refer to the notion of carefulness andractical wisdom. Both allow making choices, which may bencertain, fragile, uncomfortable or even questionable. Buthat if uncertainty was a chance, a space in which possiblexists?

G. Chvetzoffa,∗, J.-P. Pierronb

a Département de soins de support, centreLéon-Bérard, 28, rue Laennec, 69373 Lyon cedex

8, Franceb Université Lyon 3, Lyon, France

∗ Auteur correspondant.

Adresse e-mail :

[email protected] (G. Chvetzoff)

Disponible sur Internet le 26 fevrier 2014