Le Sens de La Liberte

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Le sens de La Libert

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ColleCTion MerCure du nordLa collection Mercure du Nord se veut le point de rencontre des chemins multiples arpents par la philosophie de concert avec les sciences humaines et sociales, lconomie politique ou les thories de la communication. La collection est ouverte et se propose de diffuser largement des crits qui apporteront une nouvelle texture aux dfis majeurs d aujourd hui, passs au crible dune nouvelle rflexivit : rouvrir en profondeur le dbat sur le mgacapitalisme, sur la marchandisation et la mdiatisation mondiales et tenter desquisser les contours dune mondialisation alternative. La collection ne saurait atteindre son but quen accueillant des textes qui se penchent sur lhistoire sans laquelle les concepts vhiculs par notre temps seraient inintelligibles, montrant dans les penses nouvelles les inflchissements dun long hritage. Rousseau Anticipateur-retardataire Les grandes figures du monde moderne Lautre de la technique Comment lesprit vint lhomme ou laventure de la libert Lclatement de la Yougoslavie de Tito. Dsintgration dune fdration et guerres interethniques Kosovo : les Mmoires qui tuent La guerre vue sur Internet Charles Taylor, penseur de la pluralit Mondialisation : perspectives philosophiques La Renaissance, hier et aujourdhui La philosophie morale et politique de Charles Taylor Analyse et dynamique. tudes sur luvre de dAlembert Le discours antireligieux au XVIIIe sicle Du cur Meslier au Marquis de Sade Enjeux philosophiques de la guerre, de la paix et du terrorisme Souverainets en crise Une thique sans point de vue moral. La pense thique de Bernard Williams Lantimilitarisme : idologie et utopie La dmocratie, cest le mal Michel Foucault et le contrle social Tableaux de Kyoto. Images du Japon 1994-2004 La rvolution cartsienne Aux fondements thoriques de la reprsentation politique John Rawls. Droits de lhomme et justice politique Les signes de la justice et de la loi dans les arts Matrialismes des Modernes. Nature et murs. Philosophies de la connaissance

Titres parus

Voir: http://www.pulaval.com/collection/mercure-nord-42.html

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Sous la direction de Josiane Boulad-Ayoub et Peter leuprecht

Le sens de La LibertActes du colloque tenu dans le cadre des Vingt et unimes Entretiens du Centre Jacques Cartier louise Arbour Salah Basalamah Alain Bauer Gregory Baum Pierre Bosset dorval Brunelle Marie-Franoise labouz Georges leroux Peter leuprecht Giorgio Malinverni Christian Philip Michel robert Paule-Monique Vernesavec des textes de

pulhttp://fribok.blogspot.com/

Les Presses de lUniversit Laval reoivent chaque anne du Conseil des Arts du Canada et de la Socit daide au dveloppement des entreprises culturelles du Qubec une aide financire pour lensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons laide financire du gouvernement du Canada par lentremise de son Programme daide au dveloppement de lindustrie de ldition (PADI) pour nos activits ddition.

Maquette de couverture : Mariette Montambault Mise en pages : Josiane Boulad-Ayoub

Les Presses de lUniversit Laval 2009 Tous droits rservs. Imprim au Canada Dpt lgal 4e trimestre 2009 ISBN PUL 978-2-7637-8782-4

Les Presses de lUniversit Laval Pavillon Maurice-Pollack, bureau 3103 2305, rue de lUniversit Qubec (Qubec) G1V 0A6 Canada www.pulaval.com

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inTroduCTion

Le SenS de La Libert

Il ny a point de mot qui ait reu plus de diffrentes manires, que celui de libert. Entre le fort et le faible

significations, et qui ait frapp les esprits de tant de Montesquieu

entre le riche et le pauvre

entre le matre et le serviteur cest la libert qui opprime et la loi qui affranchit.

Lacordaire

En ouvrant ce colloque, jai le triste devoir de rendre un hommage appuy et mu un grand absent, Bronislav Geremek, qui nous a quitts en juillet dernier, victime dun tragique accident de la route. Il avait accept de prononcer la confrence douverture pour laquelle il avait choisi comme titre : LEurope et lide de la libert . Bronislav Geremek tait un grand intellectuel, un historien rput qui est devenu par son engagement politique un acteur inf luent de lhistoire. Il incarnait les bouleversements et dchirements du 20me sicle. Il sduisait par son extraordinaire rudition et son intgrit morale. Ctait un homme exceptionnel, courageux combattant de la libert au sens le plus noble du terme.7 http://fribok.blogspot.com/

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ai lhonneur et le plaisir douvrir le colloque sur Le sens de la libert .

Hommage Bronislav Geremek

le sens de la libert

Sa disparition laisse un grand vide. Une grande voix de modration, de tolrance, de sagesse et dhumanit sest tue.

Pourquoi un tel colloque ?Parce que dans le monde daujourdhui lun des concepts les plus galvauds, uss et abuss est celui de la libert. Non seulement il reoit, comme lcrivait dj Montesquieu en son temps, une multitude de diffrentes significations, il fait lobjet dun abus orwellien du langage. Il semble donc essentiel de le clarifier. Le prsent colloque vise contribuer cette indispensable clarification. Nous avons mis en exergue ce colloque non seulement la phrase de Montesquieu, mais aussi celle de Lacordaire :Entre le fort et le faible entre le riche et le pauvre

entre le matre et le serviteur cest la libert qui opprime et la loi qui affranchit.

Cette phrase, incontestablement dune brlante actualit, nous aide repenser le concept de la libert et ses rapports avec la loi, le droit.

Quelle libert ?Linvocation de la libert est en vogue aujourdhui. Les aptres de lidologie panconomique qui est la base de la mondialisation sy rfrent constamment, de mme quun homme qui se croit fort, tant la tte de la seule superpuissance qui reste dans le monde, le Prsident George W. Bush. Enduring freedom a t lune des devises accompagnant le dclenchement de la mal nomme guerre contre le terrorisme . Dans le discours dinauguration de son second mandat prsidentiel, George W. Bush a employ les mots freedom et liberty une quarantaine de fois et il prtend rpandre la (sa ?) libert travers le monde. Reprsente-t-il8 http://fribok.blogspot.com/

peter leuprecht introduction

le renard libre dans le poulailler libre quvoque Karl Marx ? Ou le renard prchant de la fable alsacienne qui prche la libert et la fraternit aux oies pour mieux les avaler par la suite ? Lacordaire tait conscient du fait que pour le pauvre, le faible, la libert peut tre plutt thorique. Que fait au pauvre une libert qui exclut de tout prcisment parce quil est pauvre ? crivait-il. Pour le pauvre, le faible, la libert ne risque non seulement dtre thorique ; pour lui la libert du fort peut tre source doppression. Se pose ainsi le problme des limites de la libert. La libert de chacune et de chacun sarrte l o commencent la libert et les droits dautrui. Il ny pas il ne doit pas y avoir de libert sans limites. Cest la loi quil appartient de fixer les limites de la libert. Ralisant quune libert dbride, la libert du fort, peut engendrer loppression, Lacordaire se tourne vers la loi : la loi qui affranchit . Or, affranchir ne veut dire rien dautre que : donner la libert. Lacordaire revient ainsi la libert, mais une libert limite, apprivoise, qui, dans le sens de John Locke, va de pair avec galit et responsabilit.

Quelle loi ?videmment, la loi qui affranchit ne saurait tre la loi du plus fort, ni la loi de la jungle, ni la loi du march dont certains tenants de lidologie panconomique, comme Friedrich Hayek, louent la moralit. Pour tre libratrice, la loi doit fixer les limites de la libert. Il est intressant de noter que le droit, y compris le droit international des droits de lhomme, prvoit des restrictions la libert et aux liberts qui sont ncessaires dans une socit dmocratique . Ce droit et la jurisprudence pertinente, notamment celle de la Cour europenne des Droits de lHomme, sont caractriss par la recherche dun quilibre entre libert(s), dune part, et les exigences de la vie en socit dans une socit dmocratique dautre part.9 http://fribok.blogspot.com/

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Lune de ces exigences est celle de lgalit. Elle doit tre un objectif prioritaire de ce que Lacordaire appelle la loi de justice . Proudhon a crit que la justice est le respect de la dignit humaine . Thomas dAquin a dfini la justice comme la volont constante et perptuelle de rendre chacun ce qui lui est d. La loi juste vise raliser non seulement une galit de droit, mais aussi et surtout une galit de fait. Cest la raison pour laquelle elle peut ou doit prvoir des ingalits compensatrices en faveur des faibles, des mesures de discrimination positive ou affirmative action . Des interventions redistributrices de ltat, par exemple au moyen des impts, violemment rcuses par Hayek et ses disciples, sinscrivent dans la mme logique ; elles sont non seulement compatibles avec le principe dgalit et de non-discrimination, mais ncessaires pour rduire les ingalits entre le fort et le faible et pour raliser une galit de fait et la justice sociale. Cette vision idale de la loi juste est loin dtre partage par tous. Pour Hayek, le concept de justice sociale est totalement vide de sens et de contenu . Lui et ses disciples considrent la loi telle que Lacordaire la concevait comme ennemie de la libert. Ils rejettent toute intervention dans la sphre du march et des libres interactions entre individus et entreprises. Pour ce qui est des entreprises et surtout des socits multinationales, souvent bien plus puissantes que des tats, il est vident quelles ne sauraient tre au-dessus de la loi. Elles aussi ont tendance user et abuser de leur libert. Le prsident dun important groupe helvtico-sudois a, de manire fort significative, dfini la mondialisation comme la libert pour mon groupe dinvestir o il veut, le temps quil veut, pour produire ce quil veut, en sapprovisionnant l o il veut et en ayant supporter le moins de contraintes possible en matire de droit du travail et de conventions sociales . Il est indispensable que la loi, en loccurrence le droit10 http://fribok.blogspot.com/

peter leuprecht introduction

international, fixe des limites la libert des multinationales pour lempcher dtre source doppression.

droits humains, mondialisation et idologie panconomiqueLes droits humains sont un lment essentiel de la loi juste qui affranchit. Leur fondement est le principe de lgale dignit de tous les tres humains. Le paragraphe 1er du prambule de la Dclaration Universelle des Droits de lHomme affirme que la reconnaissance de la dignit inhrente tous les membres de la famille humaine et de leurs droits gaux et inalinables constitue le fondement de la libert, de la justice et de la paix dans le monde . Selon larticle 1er de la Dclaration, tous les tres humains naissent libres et gaux en dignit et en droits. Ils sont dous de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternit. Le paragraphe 2 du prambule promet aux tres humains une double libration : libration de la terreur et libration de la misre. Celle-ci ne peut tre ralise que si tous les droits humains, quils soient civils, politiques, conomiques, sociaux ou culturels, sont garantis. Ce nest quainsi que lhomme peut vivre dans la dignit. La mondialisation et lidologie panconomique qui la soustend et qui invoque constamment la libert font peser de graves menaces sur les droits humains. Elles rduisent ltre humain un facteur conomique ou, si lon veut tre un peu plus optimiste, un acteur conomique, un participant au march, un consommateur. Pour lidologie panconomique, ltre humain est un moyen. On a oubli ce que Immanuel Kant a enseign, savoir que lhomme ne doit jamais tre un moyen, mais une fin. Au cur de lidologie panconomique il y a lhomo conomicus. Ce qui le caractrise est la recherche du profit, la soif du pouvoir, la volont de domination, lgosme. La solidarit (ou fraternit) sans laquelle les droits humains ne sauraient tre une ralit11 http://fribok.blogspot.com/

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vivante ne fait pas partie de son systme de valeurs. Nous assistons ainsi une rosion de la dimension sociale et culturelle des droits humains. La vision globale des droits humains indivisibles, qui doivent inclure les droits conomiques, sociaux et culturels, est de plus en plus perdue de vue. Larticle 28 de la Dclaration Universelle des Droits de lHomme stipule que toute personne a droit ce que rgne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et liberts noncs dans la Dclaration puissent y trouver plein effet . Hlas, nous en sommes terriblement loin. Ce qui rgne est un grand dsordre dont un des traits saillants est le foss qui se creuse inexorablement entre riches et pauvres, entre forts et faibles. La libert des riches et des forts opprime les pauvres et les faibles de ce monde qui a un besoin urgent de la loi qui affranchit. Un autre monde, un monde plus juste, est non seulement possible, il est absolument ncessaire. Pour le raliser, il faut construire, lintrieur des pays et dans le monde, un droit juste, un droit de la solidarit, et faire appliquer ce droit. Le monde de demain devrait tre clair par une thique de la responsabilit et de la solidarit. Celle-ci devrait guider laction des tats, des institutions internationales, y compris les institutions conomiques et financires, des acteurs non tatiques, dont les socits multinationales, et de chacun dentre nous. Ce nest quainsi que nous progresserons vers la double libration de la terreur et de la misre afin dassurer tous les tres humains une vie dans la dignit.

Peter Leuprecht, ancien directeur institut dtudes internationales de Montral Facult de droit et de science politique Universit du Qubec Montral

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MoT douVerTure

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ampleur du sujet sur lequel on vous propose de rflchir pendant les deux prochains jours dans le cadre du colloque Le sens de la libert ma quelque peu surprise et estomaque. Je nai aucune ambition de vous clairer sur tous les volets qui sont au programme et mes quelques mots dintroduction seront modestes. Je tenterai donc de partager avec vous une approche qui reflte les proccupations que jai eues au cours de ma carrire. Je ne vous tonnerai gure en vous disant que le sens de la libert est une proccupation qui mest particulirement chre. Jai moimme regagn ma libert dexpression il y a quelques mois peine, aprs avoir choisi une carrire qui a t entirement dvoue sa dfense mais au cours de laquelle des contraintes institutionnelles mobligeaient un devoir de rserve. lexception de ma courte priode de carrire acadmique du dbut de ma vie professionnelle, ma carrire dans la magistrature et au sein de lOrganisation des Nations Unies ma oblig justement de grandes rserves et devoir modifier dans une certaine mesure ce que je pense tre un devoir dexercer sa libert dexpression. Cest cependant sans beaucoup dclat que je retrouve et que je regagne cette libert puisque nous vivons dans une socit qui non seulement tolre mais encourage13 http://fribok.blogspot.com/

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le plein exercice de la libert dexpression encadr par la rgle de droit. Et cest particulirement ce lien entre la libert et le droit qui mintresse. Surtout depuis lintense crise scuritaire provoque par les vnements du 11 septembre 2001 et par la raction qui les a suivis. Nous nous devons de rflchir srieusement sur le concept mme dune libert au nom de laquelle de nombreux abus ont t et continuent dtre perptrs. Il faut dailleurs souligner les abus et lambigut avec laquelle on approche ce concept de libert. Je considre que lune des obligations principales de ltat est de maintenir en tout temps un quilibre prcaire entre notre dsir de libert et notre dsir de scurit. En fait, la question qui nous est pose ou la question quon entend beaucoup particulirement en priode lectorale dans les tats dmocratiques est, mon avis, la suivante : Dans quelle mesure suis-je prte sacrifier une partie de ma libert pour accrotre ma scurit ? Malheureusement, depuis le lancement de la soit disant guerre contre le terrorisme, cette question fondamentale a t largement pervertie de sorte que ce que nous entendons maintenant est plutt la question suivante : Dans quelle mesure suis-je prte sacrifier la libert des autres pour accrotre ma propre scurit ? La rponse devient donc assez facile et assez perverse lorsque la question est fausse de cette faon. Je suis par ailleurs convaincue quune rflexion de nature juridique base sur des normes dj bien tablies en matire de droit et de libert fondamentale est une dmarche essentielle. Les droits humains nous amnent invitablement vers un combat pour les droits des autres. Ceci peut paratre paradoxale puisque les droits de la personne sont dfinis essentiellement comme des droits individuels mais les paradoxes sont souvent source dinspiration. Hebert Packer, dans son important ouvrage des annes soixante intitule The Limits of the Criminal Sanction (1968), avait repris de faon trs loquente la thse de Lacordaire en prconisant que le but ultime du droit dans une socit dmocratique nest pas de14 http://fribok.blogspot.com/

louise arbour mot douverture

rprimer mais plutt daffranchir et de librer. Contrairement aux bruyants discours vhiculs par ceux qui prconisent la scurit par la rpression, il est vident que linscurit nest pas lie uniquement ni mme principalement au crime et au terrorisme mais que les inscurits les plus profondes sont ancres dans la pauvret, la maladie, la discrimination et la marginalisation. Le manque de pouvoir, le manque de contrle sur son propre destin est un manque la fois de libert et de scurit. Ces deux concepts de scurit et libert que lon dit souvent opposs se rejoignent pour inviter une rflexion largie du droit et du bien tre individuel et collectif. Ce sont ces thmes, entre autres, et ces paradoxes qui seront enrichis par votre rflexion au cours de ce colloque. Je suis trs honore davoir t invite vous prsenter mes salutations et mes amitis et je vous souhaite tous une rflexion des plus fructueuses.

Louise arbour ancien Haut-commissaire des droits de lHomme aux nations Unies

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ConFrenCe douVerTure LeS LibertS en contexte

e tiens remercier les organisateurs, et tout particulirement mes collgues Josiane Ayoub et Peter Leuprecht, de la confiance quils mont tmoigne en minvitant prononcer la confrence douverture du colloque Le sens de la libert . Lhonneur qui mchoit est dautant plus lourd porter que je prends ici la place dun invit de marque, Bronislaw Geremek, mort dans un accident dauto, le 28 juillet dernier, une perte dautant plus cruelle quil avait t aux premires loges de lhistoire le jour o Solidarnosc et Lech Walesa avaient remport un triomphe lectoral parfaitement imprvisible qui devait, de proche en proche, cest--dire la suite des bouleversements intervenus en cascade en Hongrie, en Tchcoslovaquie, en Allemagne de lEst, bouleversements qui culmineront avec lexcution du couple Ceaucescu en Roumanie, en dcembre de cette anne-l, conduire lvnement majeur des 70 dernires annes, limplosion de lURSS et du bloc socialiste. Dans son homlie, publie dans la livraison du 25 septembre du New York Review of Books, Adam Michnik, lditeur en chef du quotidien Gazeta Wyborcza de Varsovie (fond en mai 89 dans la foule des Accords de la Table ronde qui devaient paver la voie la tenue dlections libres en Pologne pour la premire fois en 40 ans), a crit : Miraculeusement pargn par la Shoah,17 http://fribok.blogspot.com/

J

Prliminaires

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Geremek aura pass sa vie rver dune Pologne sans exclusion ni assujettissement, dune Pologne de gens vivant dans la dignit et respectant la dignit des autres 1 et Michnik relve, au passage, comment la rcente conjoncture politique en Pologne avait mis ce credo rude preuve2. Pour sa part, dans un livre-reportage publi en 1990, la suite de sa tourne historique effectue lanne prcdente dans quatre des six capitales dEurope de lEst marques par ce quil appelle des rfolutions (une contraction des mots rforme et rvolution ), Timothy Garton Ash avait crit ceci au sujet de Geremek :Alors que Pilsudski (hros de lindpendance de la Pologne et premier prsident de la rpublique, en 1926) tait entour de colonels, Walesa tait entour de professeurs. Alors que la Pologne davant guerre tait entoure de dictatures, la Pologne portait maintenant le regard en direction des dmocraties librales dEurope occidentale. main droite, Walesa pouvait compter sur le sage professeur Bronislaw Geremek, un heureux mlange de Macaulay et de Machiavel, un homme qui savait exactement ce quil fallait une Pologne moderne, occidentale et europenne 3.

Il ajoute :

1. Adam Michnik, On the Side of Geremek , NYRB, vol. LV, no 14, 25 septembre 2008, p. 52. 2. Michnik se rfre, en particulier, la cration de lInstitut national du Souvenir, en 1998, qui a reu le mandat de rechercher et de documenter les crimes commis par les nazis et les communistes contre la nation polonaise. 3. Timothy Garton Ash, We the People. The Revolution of 89 Witnessed in Warsaw, Budapest, Berlin & Prague, Granta Books, Cambridge, 1990, p. 35. Le texte anglais dit ceci : a delightful mixture of Macaulay and Machiavelli, and a man who knew exactly what was needed for a modern, Western, European Poland . 18 http://fribok.blogspot.com/

dorval brunelle les liberts en contexteLors de la premire rencontre de la premire brigade convoque

derrire des portes closes dans lauditorium principal de lUniversit

de Varsovie, Geremek a t lu prsident de lassemble conjointe des de ce moment, la runion a t mene avec ordre et clrit1.

candidats de Solidarnosc aux deux chambres du Parlement. compter

Garton Ash voque ici la runion historique au cours de laquelle, en prvision des lections venir et afin de rejoindre le plus grand nombre de ses compatriotes, Solidarnosc se transforme en Club parlementaire des citoyens. On connat la suite, le 4 juin, Solidarnosc remporte 90% des siges au Snat, ainsi que 160 des 161 siges quon lui a permis de briguer la Dite. Cest dire quel point, la disparition de Geremek nous prive dun tmoin et dun tmoignage prcieux. Son exprience pratique et sa hauteur de vue en faisaient un invit incontournable pour un colloque consacr la libert. Son dcs a port un dur coup aux organisateurs et comme vous tous, je dplore amrement les circonstances qui nous ont prives de la collaboration dun grand tmoin et dun grand acteur de lhistoire actuelle.

les liberts en contexteLe sujet que je vais aborder est dict par la conjoncture. Dans deux mois nous clbrerons les 60 ans de la Dclaration universelle des Droits de lHomme. Dans cet esprit, et afin de prciser lorientation que jentends donner ma prsentation, jaborderai la question suivante : quelle place avait-on dvolu la Dclaration de 1948 dans le complexe des institutions et autres organisations mises en place dans limmdiat aprs-guerre et quel sort a-t-on rserv la question des droits humains aujourdhui ? Je voudrais ainsi mettre en relief les rle et fonction impartis la Dclaration universelle de 1948 dans la panoplie des institutions mises sur pied lpoque, et je veux me servir de cette mise en contexte pour chercher comprendre le sort qui a t rserv au droit, aux1. Idem. 19 http://fribok.blogspot.com/

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chartes des Droits et la libert depuis la fin de la guerre froide. Cette comparaison permettra de mettre en relief, non seulement toute la distance qui spare la hauteur de vue exprime la premire fois, mais surtout ltonnante complmentarit entre les diffrentes missions dont le systme de lONU avait t investi lpoque, quand on les compare au dsquilibre, voire la dsarticulation institutionnelle qui prvalent aujourdhui, dsquilibres et dsarticulations qui comptent sans doute pour beaucoup dans la cassure qui affecte lensemble des Droits de lHomme et, par voie de consquence, dans le renforcement de tout ce qui touche aux droits de proprit et leurs drivs, au dtriment des droits sociaux et autres droits apparents. En somme, je voudrais montrer en quoi et comment lencastrement de la Dclaration de 48 dans lensemble des organisations internationales mis sur pied entre 1944 et 1948 visait assurer une certain quilibre entre les droits individuels et les droits sociaux, quilibre qui sest petit petit disjoint et qui a t rompu la fin de la guerre froide, avec le rsultat que nous sommes actuellement confronts deux volutions parallles, mais de sens inverse : la monte en force des droits de proprit et de leurs diverses dclinaisons droits intellectuels, droits des investisseurs, brevets, etc. , dun ct, au dclin des droits conomiques, sociaux, et culturels, de lautre. Pour transcrire ces remarques prliminaires dans dautres termes, on pourrait dire que, l o lordre daprs-guerre avait institu, aussi bien au niveau international quau niveau national, un certain quilibre politique entre deux visions ou entre deux approches occupant chacune un ple thorique et programmatique donn, lun constitu par la libert ngative, lautre par la libert positive, lordre actuel assurerait la prminence de la premire aux dpends de la seconde aux deux niveaux international et national.20 http://fribok.blogspot.com/

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Cette distinction entre libert ngative et libert positive a t reprise et dveloppe, entre autres, par Isaiah Berlin, pour qui la libert ngative est absence de coercition, et par Hayek, pour qui la libert ngative est linterdiction de prescrire aux autres ce dont ils ne veulent pas. Il sagit de reconnatre lautre la possibilit de trouver par lui-mme le chemin de son propre progrs et de lui laisser toute latitude pour tablir des relations harmonieuses avec autrui. La libert positive, quant elle, est la possibilit de faire ce que lon veut. Mais cette libert, comme John Stuart Mill, et ceux quon a appel les sociaux-libraux sa suite, lont montr, ne peut bnficier au plus grand nombre qu la condition quune autorit y pourvoie. La libert positive dsigne alors la panoplie des moyens quil sagisse de politique dducation, de sant, de dveloppement rgional, etc. mis la disposition des citoyens par ltat, ou par une autorit publique quelconque, pour favoriser la pleine utilisation de leurs capacits par le plus grand nombre. Cette opposition place face face deux interprtations la fois symtriques et complmentaires de la libert : la premire, qui privilgie la libert entendue comme libert de choix, la seconde, qui, situe en amont de la premire en quelque sorte, privilgie plutt un renforcement des capacits qui galiserait les conditions de lexercice de la libert de choix. Or, la question qui se pose est de savoir si on ne pourrait pas aussi envisager la libert en tant que possibilit de dpasser cette alternative, en tant que pouvoir, ou mieux, en tant que puissance cratrice (collective ou collectivement sanctionne) susceptible ou capable de surmonter lopposition en question. Car il y a une autre libert invoquer et convoquer, celle prcisment qui nous permettrait de sortir de cette impasse. Cette libert-l porte une autre qualification, il sagit de la libert de crer du nouveau, dinnover ; cest cette libert que notre compatriote, le peintre Paul Borduas avait accol lexpression projections librantes , une voie aujourdhui accapare par linitiative21 http://fribok.blogspot.com/

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individuelle et laccroissement des droits de proprit, alors que la capacit collective de crer du nouveau est, au mieux, marginalise, voire trivialise, au pire, ignore. On pourra mieux cerner ce dont il est question ici en introduisant une distinction fondamentale entre la libert entendue au sens de libert institue ou de libert constitue en vertu dune charte, dune autorit politique, ou dune dcision dun tribunal, dun ct, et la libert en tant que pouvoir ou en tant que pense constituante do dcoulent la ou les liberts de choix, de lautre. La libert constituante renvoie lide de libert en tant que cration. Elle renvoie la libert telle quentendue chez Bergson ou chez Sartre, en particulier. Pour Bergson, la libert pleinement exerce doit tre cratrice, cest celle qui permet de sortir des contingences, de surmonter le fatum inscrit dans lvolutionnisme spencrien qui nous condamne suivre la trajectoire dune volution inscrite dans des lois naturelles, et notamment celle de la survie des plus aptes (the survival of the fittest). Contrer la pente apparemment naturelle dfinie par lvolutionnisme implique, pour Bergson, de recourir lacte crateur qui prend source dans une autre morale, la morale du dpassement. Pour Sartre, en revanche, la libert est dabord et avant tout capacit de surmonter ce quil appelle les synthses rifies du pratico-inerte , par quoi il entend cette inertie dans laquelle senfonce immanquablement la praxis humaine. Dans sa Critique de la raison dialectique, Sartre dveloppe lide que le pratico-inerte (renvoie ) la domination de la matrialit sur la praxis et la fin de lexprience de la libert, (une fin) qui ne pourra tre retrouve que dans la praxis du groupe 1, cest-dire dans lacte mancipateur par excellence qui est un vritable pouvoir constituant, le pouvoir de surmonter et de dpasser les contingences inscrites dans la logique de linstitu. Cependant, au-del de leur parent apparente, qui viendrait du fait que les deux1. Voir Arnaud Thoms, Petit lexique sartrien. En ligne : http://www. cairn.info/article.php ? id_article=cite_022_0185 22 http://fribok.blogspot.com/

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invoquent une morale du dpassement, la libert revt chez Sartre un sens radicalement diffrent de celui que lui accorde Bergson. En effet, chez Bergson, on est encore situ dans lunivers du libre arbitre, voire des opportunits, et le sujet peut ou non choisir dchapper au poids des contingences et opter pour la libert de crer, tandis que chez Sartre, la libert nest pas un choix, elle est notre lot. Dans son Petit lexique sartrien, Arnaud Thoms crit sujet :La libert nest pas, comme dans la philosophie classique, une indpendamment de ce que lui prsente lentendement, autrement facult de lme : elle nest pas la capacit pour la volont de choisir dit le libre arbitre. Mais la libert est comprendre chez Sartre en que cette existence se dfinit par sa contingence, il ne saurait allguer quelque ncessit que ce soit pour justifier ses choix et pour se dlivrer de sa responsabilit : il est condamn tre libre1. termes ontologiques : lhomme est libert. Puisque lhomme existe, et

Pourtant, et ceci est essentiel pour mon propos, cette condamnation nquivaut pas sommation, ou une mise en demeure qui condamnerait lhomme sartrien tre libre ou prir, car cest bien lhomme collectif, cest--dire le groupe au sens de Sartre qui porte et subit cette condamnation . En somme, si je transcris ces deux approches dans mes propres termes et si je veux, par la mme occasion, prparer le terrain pour ce qui va suivre, je dirais que la dmarche individualiste et individualisante dun Bergson nous permet dentrevoir et de concevoir la libert comme facult de dpasser les contingences, comme un acte crateur et, en ce sens, comme un pouvoir de cration appartenant en propre lindividu ou une collectivit, tandis que la dmarche de Sartre attire notre attention sur le fait que la praxis du groupe est sa libert, en ce sens quil ny a pas deux voies qui soffrent lui, celle dtre et celle dtre libre, car les deux tats nen forment au fond quun seul. Si le juge, quand il choisit dexercer un pouvoir constituant,1. Idem. 23 http://fribok.blogspot.com/

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assume la prrogative dtendre, ou pas, lespace de la libert des individus ou celui dune collectivit, le groupe quant lui na pas ce choix. Car sa propre existence en tant que groupe, quil sagisse dun groupe de salari, demploy, de femmes, dautochtones, le met en permanence au dfi dexercer ce pouvoir qui le constitue et le maintient en tant que groupe distinct avec ses caractristiques et ses dfis propres, et faute par lui dtre libre au sens sartrien du terme, il cde devant les forces de linertie et le pratico-inerte reprend le dessus, il cesse alors dexister comme groupe vcu, il est un groupe sclros en passe de se dcomposer. En ce sens, et toujours en lien avec les dveloppements qui vont suivre, la mise sur pied de lordre daprs guerre reprsenterait bel et bien lexpression dune libert entendue au sens dun dpassement des contingences et au sens dune fondation institutionnelle et normative nouvelle et originale1, tandis que, a contrario, lincapacit1. Lacte constituant lordre daprs guerre peut alors tre envisag comme lexpression dune volont collective qui est parvenue dpasser les contingences et proposer un cadre original, une situation qui sera contraste avec celle qui a prvalu au lendemain de la guerre froide o cest lincapacit de surmonter les contingences qui simposera. La libert dont il est alors question a peu voir avec lopposition entre un ngatif et un positif, elle renvoie la libert telle quentendue chez Bergson ou chez Sartre. Quon invoque en effet un dterminisme physique ou psychologique, ou quon en appelle une libre volont se prononant devant des choix multiples, cest toujours une rfrence une causalit, un mode de dtermination linaire qui na dapplication que ds le temps homogne des sciences de la nature (), au lieu que la dure concrte est progrs continu, cration, nouveaut, interpntration, diffrence ; en bref spontanit et non dtermination . Voir Florence Caeymaex, Sartre, Merleau-Ponty, Bergson : les phnomnologies existentialistes et leur hritage bergsonien, Hildesheim, Georg Olms Verlag, 2005, 333 pages, la page 46. En ligne : http://books.google.ca/books ?id=a3wqmbhnrwwc&pg=p a43&lpg=pa43&dq=bergson+sartre+liberte&source=web&ots=kvhc mttr7o&sig=8o4bs8tv3s-rxuleiewvulrc_f0&hl=fr&sa=x&oi=book_ 24 http://fribok.blogspot.com/

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de jeter les bases dun nouvel ordre mondial dans la foule de laprs-guerre froide sanctionnerait, par dfaut en quelque sorte, une double volution. En premier lieu, cette incapacit confirmerait lenlisement de la pense dans une insurmontable opposition entre la libert ngative et la libert positive, un enlisement qui servirait de rvlateur de notre soumission aux exigences des marchs et de leurs lois1. En deuxime lieu, cette incapacit conforterait lascendant exerc par cette libert cratrice issue directement de lexercice des prrogatives et autres opportunits ou opportunismes appartenant en propre aux dtenteurs de ces droits absolus que sont les droits de proprit et leurs drivs droits du capital, droits des investisseurs, brevets, etc. , au dtriment des pratiques mancipatrices issues des groupes domins, des spolis et autres laisss pour compte de lvolutionnisme libral qui sont, pour leur part, condamns concentrer leur nergie dans la rsistance la dsaffiliation, la marginalisation ou lexclusion pure et simple. Ces questionnements dicteront la dmarche que je vais suivre qui oprera en trois temps. Dans un premier temps, je reviendrai sur la constitution de lordre daprs-guerre, afin de mettre en lumire limportance accorde la complmentarit entre les grandes composantes du systme international instaur lpoque et le rle imparti la Dclaration de 1948 dans ce contexte. Dans un deuxime temps, je veux montrer comment la question des liberts est aborde dans laprs-guerre froide et, enfin, dans un troisime temps, je veux me servir de la conjoncture actuelle pour cerner plus avant la contradiction et laffrontement en cours entre deux faons de concevoir la libert constituante, celle du capital, dun ct, et celle des exclus, de lautre. Je profiterai alors de loccasion pour montrer en quoi et comment on assiste desresult&resnum=8&ct=result#ppa45,m1 1. Ce qui est une autre faon de synthtiser la thse dveloppe par Francis Fukuyama, dans La Fin de lhistoire. 25 http://fribok.blogspot.com/

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expressions diverses et originales, lheure actuelle, de la libert entendue comme pouvoir constituant alternatif ceux du capital et de ltat.

1. lordre daprs-guerreDans la section qui suit, il sera essentiellement question de linsertion de la Dclaration universelle des Droits de lHomme de 1948 dans le systme international. Je ne traiterai donc pas de ses dclinaisons et des modalits de son insertion dans lensemble des institutions au niveau national. Je crois quil ny a pas de meilleure manire dillustrer la comparaison dont il est ici question sans revenir sur louvrage The Great Decision (1944), publi par notre compatriote Shotwell, traduit en franais sous le titre La Grande dcision et publi lanne suivante chez Brentanos. New York. Mais avant daller plus loin, permettez-moi dajouter quelques mots au sujet de cet auteur. James T. Shotwell est n en Ontario en 1874 et il est mort aux tats-Unis, en 1965. Historien de formation, il a tudi et enseign luniversit Columbia tout au long de sa carrire. Il a dit deux sommes importantes : une histoire conomique et sociale de la Grande Guerre en 152 volumes et une srie de 25 volumes sur les relations canadoamricaines. Mais Shotwell est galement et surtout connu pour son implication dans les affaires politiques et sociales de son temps. Il a jou un rle trs important dans la mobilisation des historiens durant la Premire Guerre, ce qui permet, au passage, de tracer un intressant parallle avec Geremek, lui aussi historien et mdiviste de renom. Shotwell a fait partie de la dlgation des tats-Unis Versailles et, anti-communiste convaincu, il a t un des principaux architectes de la cration de lOrganisation internationale du travail (OIT), en 1919. Plus tard, il a jou un rle tout aussi important dans la conception de lordre daprs guerre et26 http://fribok.blogspot.com/

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il a t un des ardents promoteurs de linclusion dune Dclaration universelle des Droits dans la Charte de lONU1. En 1939, avec Eichelberger et dautres, Shotwell fonda la Commission pour ltude de lorganisation de la paix (Commission to study the organization of peace) qui a publi plusieurs rapports o lon cherchait dfinir et prciser les fondements de lordre daprs-guerre. On retrouve dailleurs plusieurs de ces lments dans les propositions issues de la confrence de Dumbarton Oaks, de novembre 1944, et dans les recommandations du Comit aviseur sur la politique trangre de laprs guerre. Ces travaux, ainsi que ses collaborations avec, entre autres, le sous secrtaire Sumner Welles, lont amen faire partie de la dlgation officielle des tats-Unis San Francisco, en mars 1945. Shotwell se trouvait ainsi dans lenviable position davoir t la fois un des architectes de la Socit des nations et de suivre pas pas la construction de lordre de laprs Deuxime Guerre. Rdig par un observateur et un acteur qui avait mis beaucoup despoir dans la cration dun nouvel ordre mondial au sortir de la Premire Guerre, La Grande dcision cherche tirer toutes les leons de cet chec afin de jeter les bases dun nouveau nouvel ordre mondial, cest--dire dun ordre mondial qui chapperait cette fois aux piges dans lesquels la prcdente initiative avait sombr. cette fin, Shotwell a avanc plusieurs ides fondamentales. La premire, que, pour instaurer un ordre international stable et viable, il fallait cette fois le faire reposer sur trois piliers, et non plus sur les deux seuls piliers qui avaient servi consolider la

1. Il est galement lauteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels on peut citer: The Origins of the International Labor Organization (1934) ; On the Rim of the Abyss (1936) ; The Great Decision (1944) et The Long Way to Freedom (1960). 27 http://fribok.blogspot.com/

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paix par le pass1. Reprenant cette ide, Robert Tenger, dans sa Prface crit ceci :lorganisation internationale construire doit agir simultanment dans trois sphres () dans la scurit, il faut amener toutes les nations renoncer la guerre ; () en matire de prosprit, les pays doivent agir en pleine coopration comme ils lavaient fait au BIT et, enfin, () dans la troisime sphre, lorganisation devra soccuper non plus du pour protger leurs droits et leur libert 2 . statut des nations mais du statut des individus au sein de ces nations,

La deuxime ide a t de concilier les deux principes fondateurs du systme international : le principe duniversalit et le principe de diffrentiation. Si, en vertu du premier, le systme de lONU devait dsormais tre ouvert tous3, en vertu du second, les grandes puissances assumeraient une part de responsabilit plus grande dans le maintien de la paix que les petites puissances , comme il se doit, mais celles-ci, en retour, seraient obliges de sentendre entre elles pourrenforcer leur intrt propre et celui des grandes puissances dans la prparation des procdures de scurit collective. En somme, les grands assumeraient la charge ou la responsabilit, tandis que les collective4 .

petits assumeraient le rle de renforcer les procdures de scurit

1. Il faut insister sur cette double originalit car, jusque-l le rapport de ltat ses citoyens, tout comme le bien tre navaient pas fait partie des plans et des objectifs au niveau international pour la simple et bonne raison quil sagissait, par excellence, de matires qui relevaient en propre des affaires internes. 2. Voir R. Tenger, Prface , in Shotwell, op. cit., p. 14-5. 3. Il sagit du rgime inclusif sanctionn dans la Charte de San Francisco, par opposition au rgime exclusif instaur par la SDN. 4. Shotwell, p. 279. Voir galement, propos de lpineux problme de lgalit des voix, la rfrence un discours du premier-ministre du Canada, Mackenzie King, la page 280-1. 28 http://fribok.blogspot.com/

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La troisime ide tait quil fallait avoir recours une approche globale. Shotwell crit ce propos :Il est donc temps de penser ldifice de la paix mondiale comme un tout et non pas seulement se borner penser aux lments spars qui secours et du relvement, par exemple () Le problme du bien-tre ne peut tre rsolu en faisant abstraction de celui de la scurit1, en ont t crs pour faire face aux problmes urgents comme ceux des

ni non plus, ajouterions-nous, de celui de la justice. La quatrime ide a t de proposer dappliquer le modle de lOIT et de faire place ce quil a appel les institutions prives dans les diffrents organismes, non seulement conomiques, comme ceux qui soccupaient du commerce, du transport, de la scurit et du travail, mais aussi dans les organisations qui travaillaient dans le domaine de lhygine publique et des maux sociaux . On sait que lOIT avait t la premire organisation internationale oprer sur la base du tripartisme, cest--dire sur la base dune reprsentation accorde simultanment aux tats, aux organisations patronales et aux organisations syndicales. Shotwell suggre ainsi que les organismes qui viendront complter le systme de lONU dans les domaines de la finance, du commerce, de lagriculture, de la science et de la culture soient construits sur le modle de lOIT, cest--dire sur la base dune reprsentation tripartite, une exigence quil appliquait au mcanisme de protection des Droits de lHomme. La cinquime ide, sans doute la plus audacieuse, la amen tablir un lien serr entre la mise hors-la-loi de la guerre, grce linstauration dun mcanisme efficace de rglement des diffrends entre tats, la Cour internationale de justice (CIJ), dune part, et la protection des garanties ou des liberts individuelles des citoyens face aux empitements de ltat, de lautre. Et cest l que lide de Dclaration prend tout son sens, cest--dire quelle ne sinscrit pas quelque part ct des autres initiatives, comme le FMI-BM,1. Idem, p. 275. 29 http://fribok.blogspot.com/

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le BIT-OIT, lUNESCO, la FAO, etc., et quelle nest pas non plus une voie de dernier recours, un palliatif ou un adjuvant face quelques tats autoritaires, mais quelle reprsente et constitue lautre versant, le versant citoyen, du mode de rglement des diffrends auquel les tats auraient convenu de souscrire, tellement il est vrai que la guerre et le respect des Droits de lHomme ne sont pas seulement incompatibles, ils sont parfaitement contradictoires. Dailleurs, cette occasion, Shotwell est amen lier troitement le rle de lUNESCO et celui de la Dclaration, tant il est vrai ses yeux que seule la diffusion dune culture, au sens le plus large et profond de lexpression, peut contrebalancer la propagande des tats ports recourir la guerre. Cest ainsi que, propos du rle et de limportance de prvoir une Dclaration universelle des Droits de lHomme, Shotwell crit :La premire mesure prendre pour sauvegarder la libert dans le monde daprs-guerre () cest la proposition quil y ait une Dclaration internationale des Droits de lHomme, laquelle tous les ltat contre tous les empitements de leurs gouvernements 1.

pays puissent souscrire, et qui sauvegarde les droits des citoyens dans

Et il ajoute, un peu plus loin :

galement difficile, le problme qui consiste renforcer les dispositions

sauvegardant les Droits de lHomme aprs quils auront t accepts du dehors, il y aura des difficults les faire respecter2.

par les pays intresss. Partout o de telles mesures seront imposes

Mais il faut se souvenir que :

le mpris des Droits de lHomme lintrieur des pays de lAxe tait une prparation psychologique et mme physique la guerre elle-mme. Cest pourquoi il tombe sous le sens que lorganisation

dune paix durable doit aussi comporter quelque prcaution pour

1. Idem, p. 269. 2. Idem. 30 http://fribok.blogspot.com/

dorval brunelle les liberts en contextele maintien de la justice lintrieur des tats aussi bien que dans daccord sur les principes fondamentaux du droit des gens. () Il a t suggr que le point de dpart soit une Dclaration universelle des Droits de lHomme comme celle qui est la base des systmes suffira pour nous rappeler que la simple insertion dune formule dans la constitution est la chose la plus importante1.

leurs rapports entre eux, et que le moment est venu de se mettre

anglais et amricain de gouvernement. Mais un instant de rflexion une constitution ne suffit pas, parce que le moyen de faire respecter

Shotwell propose alors la cration dun Institut de jurisprudence compos dexperts du droit et de la science gouvernementale, auquelserait rattach un office ou un bureau permanent qui prparerait les projets discuter lInstitut et qui assurerait la continuit daction et la ralisation du programme. Il devrait, lui aussi, tre compos comme un service civil international En rsum, le projet ainsi suggr ne ont eu pour modle initial la constitution de lOIT2.

diffre pas des autres organisations dcrites ci-dessus, et qui toutes

Ce retour en arrire nous montre bien quel point il peut savrer vain de mener le combat en faveur des Droits de lHomme sans sattaquer en mme temps au problme pos par le recours la guerre, dune part, sans situer les pactes issus de la Dclaration de 1948 au centre mme de lensemble des organisations vocations multiples et complmentaires mises sur pied lpoque, de lautre. Or, si laprs-guerre froide a sembl un temps nous promettre des lendemains pacifis, il a fallu tt dchanter lorsque le recours la guerre a encore une fois repris le devant de la scne. De plus, loin que laprs-guerre froide ait permis de renouer avec la vision densemble dun Shotwell, cest, bien au contraire, une plus1. Idem, pp. 271-2. 2. Idem. 31 http://fribok.blogspot.com/

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grande dsarticulation entre les diffrentes missions confies au systme de lONU que nous assistons lheure actuelle.

2. Comment penser le systme des droits dans laprs-guerre froide ?Je passerai rapidement sur les raisons susceptibles dexpliquer les nombreux glissements, revirements et autres tractations qui ont fait dvier la mise en oeuvre de lordre daprs-guerre et qui nous ont conduits l o nous nous trouvons aujourdhui, au bord de la dsarticulation institutionnelle et en plein dans la superposition et la hirarchisation des ordres normatifs. Je me contenterai dinvoquer rapidement la guerre froide, cette curieuse expression qui nous a valu une militarisation outrance de part et dautre du rideau de fer et qui nous a lgu une suite quasi ininterrompue de conflits arms dans ou entre les pays du Sud, mais aussi plusieurs guerres majeures. En somme, ce que Fritz Sternberg avait appel le conflit du sicle pour reprendre le titre dun ouvrage clbre en son temps a travers de part en part toutes et chacune des grandes institutions internationales comme lOIT, la FAO ou lUNESCO, pour ne nommer que ces trois-l, de mme que tous et chacun des gouvernements nationaux et des socits durant prs dun demi sicle. Cest ainsi que, guerre froide oblige et compter des annes quatre-vingt surtout, le tandem BM-FMI sest rapproch de plus en plus des objectifs de la Maison blanche et du Congrs des EUA autour de ce que John Williamson a appel un Consensus de Washington face lenjeu de la libralisation des marchs. Avec le rsultat que, des institutions conomiques qui avaient t mises sur pied pour rduire lcart entre les pays produiront exactement linverse : elles instaureront une profonde fracture dans lordre international entre pays dvelopps au Nord et pays euphmistiquement dsigns comme tant en dveloppement , au Sud1.1. Cet ensemble de pays avait t dsign comme le tiers monde par 32 http://fribok.blogspot.com/

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Comment expliquer que laprs-guerre froide, au lieu de nous rapprocher des idaux duniversalit et de justice sociale sanctionns alors, semble au contraire nous en loigner ? Japporterai deux rponses la question : la premire fait appel un ensemble de causes oprant par excs, tandis que la seconde invoque un argument par dfaut. Largument par excs vient dtre voqu. Cest celui qui nous renvoie lune des conditions poses par Shotwell, celle concernant la mise au rancart du recours la guerre comme moyen de rsolution des conflits en tant que pralable la sanction des droits humains. Or, comme le recours la guerre na jamais fait relche, bien au contraire, les modes pacifiques de rglement des conflits nont pas prvalu et les droits humains sont, en dfinitive, demeurs en dshrence, avec le rsultat que leur application, en dehors daires bien dlimites en Occident surtout, na t que ponctuelle, voire palliative. Dailleurs, Shotwell lui-mme avait dj mis ses lecteurs en garde contre une telle ventualit et, autant la pertinence de certaines de ses plus sombres prdictions tombait plat lpoque, autant elle ressurgirait avec force dans le contexte actuel.Car, crit-il, mesure que la menace de guerre sera limine par et les accords entre nations tendront prendre leur aspect sinistre de plus en plus de la politique intrieure1. lefficacit croissante des oprations de paix, les ngociations politiques politique de force et les relations internationales ressembleront de

Or, non seulement, la menace de guerre na-t-elle jamais t limine, mais la conjoncture actuelle nous offre plusieurs exemples de drives o lon peine dmler dans les conflits extrieurs tout autant que dans les conflits internes, ce qui relve de linternational et ce qui relve du national, en tout cas, tels que ces domainesAlfred Sauvy qui avait forg lexpression dans un article publi dans lObservateur, le 14 aot 1952. 1. Idem, pp. 287-8. 33 http://fribok.blogspot.com/

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avaient t dfinis au sortir de la Deuxime Guerre et tels quils sont encore thoriss de nos jours. En somme, lencastrement indispensable des droits humains dans un ensemble dorganisations vou la dfense du travail, de la culture ou la lutte contre la faim na jamais pu tre ralis et il ne le sera pas tant que le recours la guerre ne sera pas remplac par dautres mode de rglement des conflits. Dans ces conditions, le processus centrifuge en cours qui loigne progressivement les organisations les unes des autres et qui dsarticule la poursuite de leurs missions ne peut que saccrotre et nous loigner toujours davantage des espoirs quavaient fait natre les grands idaux ports par les architectes du cadre dfini au cours des annes quarante. Largument par dfaut consiste soutenir que les idaux auxquels on avait souscrit lpoque sont tout aussi valables aujourdhui et que, volution oblige, il suffirait deffectuer quelques ajustements au systme mondial pour le remettre sur ses rails. Cest le sens et la porte du mandat confi par Boutros Boutros-Ghali la Commission sur la gouvernance globale, co-prside par Ingvar Carlsson et Shridath Ramphal, et qui a remis son rapport intitul Our Global Neighborhood, en 19951. Lide dune telle commission avait t avance par Willy Brandt qui avait propos quon se penche sur les rle et fonction des Nations Unies et de son systme dans le nouveau contexte cr par la fin de la guerre froide et pour souligner, par la mme occasion, le cinquantime anniversaire de lorganisation. Or, le plus intressant et le plus rvlateur mes yeux concernant les recommandations de la commission, cest quil ny a rien concernant la place que devraient occuper les droits des individus, ainsi que les droits conomiques, sociaux et culturels dans un systme international rnov. Dailleurs, nous sommes aux antipodes de la dmarche holiste avance par un Shotwell, comme en tmoigne avec la1. Report of the Commission on Global Governance, Our Global Neighborhood, Oxford, Oxford University Press, 1995. 34 http://fribok.blogspot.com/

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dernire loquence la liste des recommandations de la commission par ailleurs qualifies de radicales 1 par les commissaires eux-mmes. Mais ce qui mapparat le plus important et le plus rvlateur la fois, ce ne sont pas les recommandations concernant llargissement du Conseil de scurit, le remplacement de lactuel ECOSOC par un Conseil de scurit conomique, ou la cration dun Forum global, mais bien lappui enthousiaste accord la mise sur pied de lOrganisation mondiale du commerce (OMC) qui verra le jour la mme anne. Ce faisant, les commissaires proposent une vision dcidment et rsolument conomiciste on dit parfois marchiste pour dsigner ce courant libral qui accorde toutes ses faveurs la rgulation par le march du nouvel ordre mondial en gestation. Mais ce quil importe de souligner avant tout, cest bien le fait que, en oprant de la sorte, la commission se ralliait une dmarche qui visait explicitement promouvoir les liberts ngatives et les droits des dtenteurs de capitaux, des investisseurs, au dtriment des liberts positives et des droits sociaux. Que peut-on tirer de ces deux interprtations ? Une premire rf lex ion touche l impor tance des repositionnements intervenus entre organisations internationales dans leurs relations les unes avec les autres et, la deuxime, lvolution du contenu des paramtres appliqus et sanctionns par les organisations qui occupent dsormais une place minente dans la gouvernance au niveau mondial.1. La commission elle-mme dfinit ses propres recommandations comme tant radicales . Par ailleurs, il est intressant et rvlateur la fois de souligner que les commissaires proposaient de reconnatre lexistence dune socit civile internationale et de lui accorder un rle travers la cration dun Forum de la socit civile qui se runirait une fois lan, tout juste avant louverture de la session de lAssemble gnrale. Paralllement, les commissaires accordaient leur appui le plus entier la cration de lOMC et souscrivaient avec enthousiasme au rle central occup par le march et la libralisation lchelle mondiale. 35 http://fribok.blogspot.com/

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Quant aux repositionnements, la question se prsente sous plusieurs angles la fois. En premier lieu, il convient de prendre acte du dclin du rle et de lascendant quavait exerc cette tribune universelle que sont les Nations Unies, dune part, mais surtout de prendre acte de la monte en puissance des organisations internationales vocation conomique comme la Banque mondiale, le FMI et surtout lOMC, relayes, depuis le blocage des ngociations lOMC, en 2001, par la prolifration des accords de libre-change, dautre part. Alors que ces organismes avaient t envisags et conus, au dpart, comme des agences de lONU et comme les rouages dun ensemble qui avait nom systme de lONU , lOMC, en particulier, se comporte comme un lectron parfaitement libre dans le systme international actuel. En deuxime lieu, il faut galement prendre acte de ces organisations dun autre type cres par les pays nantis, quil sagisse de lOrganisation de coopration et dveloppement conomique (OCDE, 1948 et 1961), du Forum conomique mondial (FEM, 1971) ou du G-8 (1975), qui assument la relve l o lONU a ou aurait failli la tche. Ces tribunes et initiatives agissent la fois comme des dfinisseurs de la nouvelle conomie politique internationale et comme des relais dans leur application au niveau des politiques conomiques nationales, des relais o lon tient en bien pitre estime les objectifs de justice sociale et de bien-tre qui avaient t tellement prsents au moment de la dfinition des paramtres de lordre daprs-guerre1. En troisime lieu, sur le front des droits, il convient de prendre acte de linstauration dune nouvelle hirarchie des droits en vertu de laquelle les droits de proprit et leurs drivs (droits1. Un exemple emblmatique ce propos est celui du G-8 tenu Halifax en 1995 o, peine laccord tabli entre les chefs dtat et de gouvernement concernant lobjectif du dficit zro, le premier ministre Jean Chrtien en ngociera les termes avec les provinces ; celles-ci, toutes toutes tendances politiques confondues, en feront la pice centrale de leur propre conomie politique. 36 http://fribok.blogspot.com/

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des investisseurs, brevet, etc.) dominent dsormais tous les autres droits, et notamment les droits conomiques, sociaux et culturels. En dfinitive, dans le contexte mondial, global, rgional, national et local actuel, les instruments juridiques les plus efficaces et les plus utiliss servent essentiellement la promotion des quatre soi-disant liberts cest--dire la libre mobilit des biens, des services, des investissements et de la main duvre et, en ce sens, leur objectif premier est de faciliter, dacclrer et dapprofondir la libralisation des marchs. Dans ce contexte, le recours aux droits conomiques et sociaux vise, au mieux, attnuer le libre exercice des droits de proprit, au pire, cautionner, voire approfondir la libralisation des marchs et le renforcement de ces mmes droits de proprit1.

3. retour sur la conjonctureNous avons une illustration passablement clairante de ces volutions et des paradoxes, sinon des contradictions quelles portent, dans ce document fondateur 2 qui encadre dsormais lexercice des liberts au Canada, lAccord de libre-change nordamricain (ALENA). Cela tant, pour tayer largumentation soutenue prcdemment, je voudrais dsormais faire deux choses. Dans un premier temps, aprs avoir rapidement soulign le dficit dmocratique induit par le type de libre-changisme sanctionn par lALENA, je rendrai compte dune poursuite intente tout rcemment en vertu du chapitre 11 de laccord. Dans un deuxime1. Je renvoie ici aux dbats entourant la ngociation dAccords cadre internationaux (ACI) entre groupes patronaux et syndicats promus par lOIT et ceux entourant linclusion de clauses dites sociales dans les accords de libre-change. 2. Lexpression est de Stephen Clarkson. Voir : La dure ralit de la gouvernance continentale en Amrique du Nord , in D. Brunelle et C. Deblock, dir., LALENA : le libre-change en dfaut, Montral, ditions Fides, 2004, pp. 107-132. 37 http://fribok.blogspot.com/

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temps, en contrepoint, je voudrais faire tat des promesses mancipatrices portes par quelques pratiques collectives. Lensemble des mcanismes dintgration grande chelle impulss par lessor technologique, louverture des marchs et le dmantlement des frontires gographiques, normatives et institutionnelles entre les pays, a induit une permutation programmatique en faveur des intrts conomiques aux dpens de lintrt gnral, collectif ou communautaire. son tour, cette reconfiguration est la double consquence du discrdit dans lequel sont tombes la promotion de lintrt gnral et la poursuite du bien commun, dun ct, de lascendant concomitant quexerce dsormais la promotion des intrts conomiques, de lautre. Au niveau institutionnel, ce renversement des perspectives de la part des gouvernements se rpercute sur les rles et fonctions assums respectivement par les pouvoirs excutif, judiciaire et lgislatif, ainsi que sur ltablissement dune nouvelle hirarchie lintrieur de laquelle les Cabinets rgnent en matre sur les deux autres pouvoirs. Cest sans doute un des paradoxes de la globalisation que dtre un processus qui, au nom de la dfense des intrts particuliers et de la promotion de la libert individuelle, enclenche une concentration sans cesse croissante des pouvoirs au sein des tats et des entreprises. La cause premire de ces transformations est imputable aux diffrents mcanismes institutionnels et normatifs de libralisation des marchs mis en place depuis deux dcennies. Parmi ceux-ci, lOMC et les accords de libre-change ont jou et continuent de jouer un rle de premier plan, tout comme le font, mais en marge des pouvoirs institus cette fois, des organismes comme le Forum conomique mondial ou le Partenariat nord-amricain pour la scurit et la prosprit. En procdant, au nom de la dfense des quatre soi-disant liberts, la libert de circulation des produits, des services, des investissements et de la main duvre , au dmantlement des initiatives institutionnelles et normatives38 http://fribok.blogspot.com/

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adoptes pour minimiser les risques sociaux, conomiques et environnementaux, et pour sauvegarder un patrimoine cologique commun, tous ces engagements commerciaux conduisent un implacable lissage des options dans tous les domaines de la vie. Au nom de la concurrence et de la loi de loffre et de la demande, les pays devraient renoncer soutenir les productions nationales les moins rentables, abandonner lagriculture et lexploitation despces vgtales ou animales particulires, dlaisser des mtiers et des expertises soi-disant obsoltes, pour leur substituer des produits standardiss et des services norms. En somme, la libralisation des marchs, de tous les marchs, y compris celui des projets et des programmes politiques ou celui des droits, loin de conduire la multiplication des choix ou des liberts, conduit, au contraire, par un tonnant effet de rtroaction, la standardisation et la rduction des options, y compris des options politiques et des liberts individuelles. On aura une illustration intressante de cette ralit avec la plus rcente poursuite de 150 millions de dollars intente en vertu du chapitre 11 de lALENA1. Il sagit cette fois dune requte dpose par Melvin J. Howard, un hommes daffaires de lArizona, en son nom propre mais aussi au nom dun groupe de quelque 200 investisseurs, par suite des checs que les demandeurs ont rencontrs dans leurs efforts pour ouvrir des cliniques prives de chirurgie en Colombie-britannique. Bien sr, la poursuite est fonde sur le fait que le gouvernement de la province a dj ouvert le march de la sant des investisseurs privs nationaux, de sorte que si des investisseurs trangers ny ont pas accs, ces derniers soutiennent quil y a prsomption de discrimination leur endroit 2.1. On se souvient que le chapitre 11 autorise un investisseur dune Partie poursuivre un gouvernement dune autre Partie dans les cas o cette autorit a adopt une mesure susceptible de causer une perte actuelle ou ventuelle de profits pour linvestisseur. 2. Les groupes qui dnoncent cette poursuite mettent en lumire le rle 39 http://fribok.blogspot.com/

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On voit clairement ici comment le recours la libralisation et la promotion des liberts ngatives cest--dire lavantage accord des investisseurs privs et le recours au libre choix portent atteinte la promotion du bien commun et de la dfense des liberts positives de lensemble des citoyens. Quant aux initiatives issues de lexercice de la praxis des groupes, elle visent, dun ct et de manire ractive en quelque sorte, contrer les effets dltres et destructeurs des privatisations, tout comme elles visent, dun autre ct et de manire pro-active, avancer et proposer de nouvelles voies vers lmancipation sociale ou collective. Cest ainsi que le juriste et sociologue Boaventura de Sousa Santos a cherch montrer que les pratiques et innovations sociales, des plus modestes aux plus ambitieuses, des plus triviales aux plus corrosives refltent et expriment la vision dune mancipation hors des oppressions et des contingences1. La pense moderne userait et abuserait de distinctions en apparence claires et insurmontables entre le national et linternational, le civil et le pnal, le public et le priv, des distinctions qui reposeraient toutes sur des lignes de dmarcation ou des frontires qui seraient en dfinitive invisibles . En dautres termes, ces distinctions structurent une part seulement de la ralit sociale et elles ignorent compltement ce qui se passe de lautre ct de la ligne deque les politiques de privatisation des services publics menes par les gouvernements provinciaux ont jou et continuent de jouer cet gard. Et ils citent ce sujet les propos tenus par Stephen Harper, par la suite premier ministre du Canada, alors quil tait prsident de la National Citizens Coalition : (W)hat we clearly need is experimentation with market reforms and private delivery options within the public system. And it is only logical that, in a federal state where the provinces operate the public health care systems and regulate private services, that experimentation should occur at the provincial level. 1. Voir Beyond abyssal thinking. En ligne : http://www.eurozine.com/ articles/2007-06-29-santos-en.html 40 http://fribok.blogspot.com/

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dmarcation sur laquelle elles reposent. La connaissance moderne et le droit moderne reprsentent sans doute les deux manifestations les plus accomplies de la pense abyssale1. Bien sr, la ligne de dmarcation en question nest pas seulement gographique ou spatiale, elle est normative au sens le plus tendu du terme, une prcision qui revt une importance dterminante pour qui veut comprendre les appropriations et les violences dont sont victimes tous ceux et toutes celles qui vivent et travaillent au-del dune frontire politique, sociale ou juridique quelconque. En somme, cette dmarche fonde une pistmologie originale et elle soulve plusieurs questions concernant le statut de la modernit occidentale et son rapport aux pratiques alternatives des opprims et des opprimes, au Sud comme au Nord.

Quelques pistes de rflexion en guise de conclusionJe voudrais passer en revue les principaux points qui ont t dvelopps jusqu maintenant et rpondre la question : quavonsnous tabli ? Premirement, que ces deux espaces de libert, celui des liberts ngatives et celui des liberts positives qui avaient, pour la premire et la dernire fois ce jour en tout cas t placs dans un quilibre relatif par suite de linstitutionnalisation volets multiples instaure au lendemain de la Deuxime Guerre, sont dsormais placs en relation de subordination sinon de confrontation lun vis--vis de lautre. Deuximement, que linsertion des groupes et de leurs intrts propres au cur mme du systme international au sein de lOIT, mais aussi au sein de lECOSOC, devait permettre de placer face face deux projections librantes ou, pour reprendre les termes appartenant respectivement Bergson et Sartre, de mettre face face la libert cratrice et la praxis de groupe.1. En ce sens, aujourdhui, lau-del du droit ce nest pas le rgne du non-droit, cest Guantanamo. 41 http://fribok.blogspot.com/

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Troisimement, que le cadre instaur au lendemain de la guerre froide si tant est quon puisse parler de cadre et non pas dune institutionnalisation par dfaut accorde, travers lOMC, bien sr, mais aussi et surtout travers la prolifration daccords de libre-change du type ALENA, un net avantage aux liberts ngatives au dtriment des liberts dites positives. Quatrimement, que la libert entendue comme cration, que ce soit comme nouvelles initiatives individuelles, nouvelles dcouvertes, nouvelles prrogatives, nouveaux titres, nouveaux brevets, nouveaux investissements, etc. apparat dsormais comme la forme privilgie dexercice de la Libert au singulier et avec la majuscule au sens soi-disant philosophique du terme, au dtriment de la sauvegarde et de la protection des biens collectifs, dun patrimoine commun, etc. Cinquimement, que cette autre libert, la libert dtre des groupes, la praxis, demeure le seul rempart contre les prdations menes de conserve par les grandes entreprises et les tats, dune part, le creuset par excellence dans lequel on assiste la cration des innovations normatives qui comptent parmi les plus originales et porteuses despoir de ces dernires dcennies, de lautre. Jai dj numr quelques-unes de ces initiatives, comme la dmocratie participative, lappropriation des terres prives menes linstigation du Mouvement des sans-terre au Brsil, les occupations menes par les sans-papier. quoi il faudrait ajouter les propositions beaucoup plus rvlatrices, significatives et radicales issues des mouvements des femmes et des groupes autochtones, les premires concernant la remise en cause de ltanchit entre les espaces public, priv et lintimit, une remise en cause fonde sur une repolitisation de lespace priv et de lintimit. Il en va de mme pour les revendications issues des mouvements autochtones en Amrique latine dans leur contestation des prrogatives rgaliennes de ltat wesphalien.42 http://fribok.blogspot.com/

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En attendant, au sein des dmocraties librales en tout cas, la libert ngative simpose partout au dtriment de la libert positive, tel point quon peut se poser la question de savoir si le capitalisme, qui avait instaur ses dbuts un processus de destruction cratrice pour reprendre lexpression forge par lconomiste autrichien Joseph Schumpeter , naurait pas atteint le point limite partir duquel il se serait mu en son contraire, en cration destructrice, comme nous le montre avec la dernire loquence linterminable crise financire qui a svi tout au long de lanne et la crise environnementale qui nous menace. Ce qui tendrait montrer que lespace de la libert ne se mesure pas laulne des choix offerts par le march ni lombre porte des chartes des Droits, mais bien, par del la rsistance aux schmes dominants, la capacit de mettre en mouvement des pratiques mancipatrices alternatives issues de ceux-l et de celles-l mmes qui sont exclus des politiques et des pratiques imposes par les tats, leurs organisations et leurs entreprises. Je vous remercie de lattention que vous mavez accorde.

dorval brunelle, directeur institut dtudes internationales de Montral Facult de droit et de science politique Universit du Qubec Montral

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liBerTS eT VAleurS

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liBerTS eT reliGionS

La Libert et LeS reLigionS

L

a libert a une importante signification religieuse dans le Nouveau Testament : Jsus nous y annonce la vrit, et cette vrit nous apporte la libert (Jean 8 : 31). Ce nest pas de cette libert thologique que veux parler. Mon allocution a plutt comme sujet la libert civile et ses quatre dimensions la libert religieuse, la libert dexpression, la libert de runion et la libert dassociation. En tant que droit humain fondamental, la libert est un lment constitutif de la dmocratie et donc un produit de la modernit. Pour les grandes religions du monde, la modernit a reprsent un grand dfi. Les religions taient profondment incarnes dans des socits fodales ou aristocratiques o obissance et fidlit aux seigneurs taient une exigence fondamentale. Le catholicisme, lui aussi, sest oppos de faon vigoureuse la modernit. Les papes ont condamn la libert religieuse et les autres droits civils ; ils voulaient plutt que ltat protge lglise catholique et rprime les hrtiques et les athes. Dans des pays europens, les glises protestantes qui taient religions dtat, se sont elles aussi opposes la libert religieuse. Ce furent les protestants minoritaires, marginaliss dans leur pays et organiss dans des glises libres, qui ont dfendu la libert religieuse et accueilli la sparation de lglise et de ltat comme une libration. Exposes47 http://fribok.blogspot.com/

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aux restrictions lgales et aux prjugs populaires, les religions minoritaires ont toujours eu un dsir de libert, mme avant lge des Lumires. On se souvient que, au XVIe sicle, les anabaptistes, perscuts par les catholiques et les protestants, aspiraient dj, bien avant larrive de ltat moderne, la libert religieuse. Les juifs, galement, marginaliss et mpriss dans la chrtient, rvaient de libert religieuse. Les autres grandes religions du monde se voyaient, elles aussi, menaces par les droits civils promus par la modernit. Ces religions dfendaient les socits dans lesquelles elles taient installes, en leur assurant la stabilit et une aura sacre.

la thseCe que je propose dans cette allocution, cest quil existe aujourdhui, dans toutes les religions, des mouvements qui appuient la libert religieuse et les autres droits civils et qui voient dans la dmocratie un rgime respectueux de la dignit humaine de tous ses membres.

le catholicismeJe fais partie de ce mouvement dans le catholicisme. Jai eu le privilge dtre nomm thologien officiel au Concile Vatican II, au dbut des annes soixante. Jai uvr au Secrtariat de lUnit chrtienne dont la tche tait de promouvoir lcumnisme et le dialogue interreligieux et dlaborer une dclaration sur la libert religieuse. Ces trois thmes (cumnisme, dialogue interreligieux, libert religieuses) ont provoqu de grands dbats au concile. De nombreux vques, continuant dopposer catholicisme et modernit, croyaient que leur tche tait de protger lidentit et les frontires de lglise catholique. Heureusement, le Pape Jean XXIII, aprs la convocation du concile, avait publi lencyclique Pacem in terris (1963), dans laquelle il exprimait son respect pour la Dclaration universelle des droits humains promulgue par lONU48 http://fribok.blogspot.com/

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en 1948, prsentant par la suite des arguments thologiques tirs de lcriture sur lesquels lglise pouvait se fonder pour changer son enseignement et donner son appui aux droits humains. Grce cette encyclique, la plupart des vques du concile ont favoris une ouverture critique la modernit : dun ct, accueil de la libert religieuse, des droits humains et de la socit dmocratique, de lautre, dnonciation des dfauts du capitalisme libral et du no-imprialisme contemporain. La dclaration conciliaire sur la libert religieuse et le document conciliaire Gaudium et spes ont vu, dans la mission divine de lglise, un service offert, au nom de Jsus, au bien commun de lhumanit, dans le respect de la dignit de tous et en faveur de la rconciliation de tous dans la justice et la paix. Permettez-moi de citer deux paragraphes du discours que le Pape Jean Paul II prononait le 5 octobre 1995, lAssemble gnrale de lONU1. Ce pape dorigine polonaise, qui a vcu sous loppression impose par le gouvernement communiste de son pays, y livre une vritable hymne la libert humaine.Mesdames, Messieurs, au seuil dun nouveau millnaire, nous sommes tmoins dune acclration globale extraordinaire de la recherche de la libert qui est lun des grands dynamismes dans lhistoire de lhomme. non plus lexpression dune seule culture. Au contraire, dans toutes et des femmes ont pris le risque de la libert, demandant que leur Ce phnomne ne se limite pas une partie du monde ; il nest pas les rgions de la terre, malgr les menaces de violence, des hommes soit reconnue une place dans la vie sociale, politique et conomique

la mesure de leur dignit de personnes libres. En vrit, cette notre poque (# 2).

recherche universelle de la libert est lune des caractristiques de

1. http ://www.vatican.va/holy father/john paul ii/speeches/1995/ october/documents/hf jp-ii spe 05101995 address-to-uno fr.html 49 http://fribok.blogspot.com/

le sens de la libertLa libert est la mesure de la dignit et de la grandeur de lhomme.

Pour les individus et les peuples, vivre libre est un grand dfi pour le

progrs spirituel de lhomme et pour la vigueur morale des nations. La question fondamentale laquelle nous devons tous faire face aujourdhui est celle de lusage responsable de la libert, tant dans sa dimension personnelle que dans sa dimension sociale. Il convient donc la libert, qui est larmature intrieure dune culture de la libert. La libert nest pas seulement labsence de tyrannie ou doppression, ni la licence de faire tout ce que lon veut. La libert possde une logique se ralise dans la recherche et la mise en uvre de la vrit (# 12).

que notre rflexion se porte sur la question de la structure morale de

interne qui la qualifie et lennoblit : elle est ordonne la vrit et elle

Dj, avant la Dclaration universelle des Nations Unies, des thologiens importants, catholiques et surtout protestants, ont dfendu la libert civile dans leurs crits, ayant recours des argument bibliques et philosophiques. Mais, aprs ladoption de cette Dclaration, toutes les glises occidentales se sont engages en faveur de la libert civile et des droits humains y compris les droits socio-conomiques mentionns aux articles 23 28 de la Dclaration. Dans les annes soixante, beaucoup de chrtiennes et de chrtiens, la suite du pasteur Martin Luther King, ont particip la lutte pour les droits civils des Noirs aux tats-Unis. En Afrique du Sud, la lutte contre lApartheid a reu lappui de nombreux chrtiens, juifs, musulmans et hindous, tous agissant au nom de leur foi1.

les autres religionsCette lutte en Afrique du Sud a dmontr au monde quil existe des mouvements favorisant la libert civile dans toutes les grandes religions du monde. Les minorits religieuses opprimes1. Charles Villa-Vicencio, ed., The Spirit of Freedom : South African Leaders on Religion and Politics (Berkeley : University of California Press, 1996). 50 http://fribok.blogspot.com/

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sont disposes, en effet, trouver dans leurs critures sacres des motifs de combattre pour la libert civile. On observe aussi que, souvent, les adeptes de ces religions, devenus citoyens dune socit pluraliste, sont prts appuyer la libert civile au nom de leur foi. Relisant leurs critures sacres dans un nouveau contexte historique, ils entendent un message que leurs anctres navaient pas peru. On trouve un exemple de la relecture cratrice des critures dans luvre spirituelle de la Confrence mondiale des religions pour la paix1, fonde en 1970, alors que le monde craignait la possibilit dun change nuclaire entre les tats-Unis et lUnion sovitique. Dans la dclaration faite lors du premier congrs de la Confrence, les reprsentants des grandes religions ont admis que, dans le pass, leur religion avait parfois appuy des chefs dtat injustes et lgitim la violence et la guerre, mais que, en relisant leurs critures, ils avaient dcouvert que les valeurs les plus authentiques de leur religion favorisaient la justice et la paix. Les membres de cette Confrence continuent dappuyer le mouvement pour la justice et la paix dans leur propre tradition.

les droits humains sont-ils occidentaux ?Selon une ide quon entend souvent, la libert civile et les droits humains en gnral sont issus de la culture occidentale et ne correspondent pas aux valeurs culturelles des peuples dAsie et dAfrique. Ce sont l des propos tenus par des chefs dtat de certains pays pour dfendre leur rgime autoritaire et leur refus dcouter la socit civile. Par contre, les prisonniers politiques de ces mmes pays, incarcrs dans des conditions humiliantes, croient que la libert civile, et donc leur libration, correspond parfaitement aux valeurs de leur culture. Certains intellectuels occidentaux prtendent, eux aussi, que la libert civile est une valeur occidentale sans quivalent dans dautres1. www.religionspourlapaix.org/ 51 http://fribok.blogspot.com/

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civilisations. Selon la thse notoire de Samuel Huntington, les valeurs chrtiennes favorisant la libert sont tellement diffrentes des valeurs propres aux autres religions, surtout celles de lislam, quun choc des cultures et un conflit politique entre loccident et les autres civilisations sont presque invitables1. Mais cette thse ne convainc point. Premirement, la libert civile nest pas dorigine chrtienne ; elle a t invente par des penseurs du sicle des Lumires, qui prnaient la sparation de lglise et ltat, provoquant ainsi lopposition des grandes glises europennes. Plus tard, il est vrai, la libert civile a t embrasse par les glises qui y ont dcel un cho au message de Jsus. Deuximement, Huntington a une conception statique de la religion : il ignore que les adeptes des diffrentes religions forment des communauts hermneutiques qui lisent et relisent leurs textes sacrs dans des contextes changeants afin de se renouveler et ainsi rester fidles leur tradition dans de nouvelles situations historiques. Plus srieuse est la constatation faite par certains penseurs religieux dAsie et dAfrique qui associent la libert civile lindividualisme, lutilitarisme et la culture capitaliste et qui constatent que larrive de cette culture par la mondialisation nolibrale dtruit chez eux lconomie de subsistance, appauvrit le peuple, mine la solidarit sociale, affaiblit la tradition religieuse et dstabilise lidentit, source de la dignit des personnes. Ces penseurs sopposent, non pas aux valeurs chrtiennes, mais plutt aux valeurs modernes. Ils se mfient souvent de la dmocratie ellemme, tant donn que les grandes dmocraties europennes ne lont jamais pratique dans leurs colonies. Ces rflexions dfensives sont mme parfois proposes par des vques et des pasteurs chrtiens dans les pays du Sud. Sopposant ces voix conservatrices, les penseurs religieux plus audacieux soulignent que le monde a chang de faon irrversible,1. Samuel Huntington, The Clash of Civilisations and the New World Order (New York : Simon & Schuster, 1996. 52 http://fribok.blogspot.com/

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que la mondialisation conomique et culturelle exerce un effet sur tous les pays, que le pluralisme religieux est devenu un phnomne universel, et que, en consquence, les religions doivent rpondre cette nouvelle situation de faon cratrice. Les religions doivent se demander comment rester fidles la vrit divine dans les conditions cres par la modernit.

une dimension universelleUn pionnier de ce mouvement, le savant hindou Arvind Sharma, professeur la facult de sciences religieuses de lUniversit McGill Montral, montre, dans son livre Are Human Rights Western ?1 que certains aspects de ces droits sont dorigine occidentale, en particulier leur force juridique imposant une sanction ceux qui les violent. Mais il montre aussi que les droits humains ne sont pas trangers aux traditions religieuses orientales car leur hritage spirituel le plus authentique reconnat la haute dignit de la personne humaine et exige que cette dignit soit respecte par tous. Dans Hinduism and Human Rights 2 Sharma vrifie ce constat dans sa propre tradition religieuse. La recherche du philosophe africain Roger Koussetogue Koude a montr que le dignit humaine universelle tait pleinement reconnue dans les religions africaines traditionnelles3. En 2006, Arvind Sharma a organis Montral un grand congrs, Religions du monde aprs le 11 septembre , auquel ont particip des savants et des leaders religieux et spirituels de tous les1. Arvind Sharma, Are Human Rights Western ? (New Delhi : Oxford University Press, 2006). 2. Arvind Sharma, Hinduism and Human Rights (New Delhi : Oxford University Press, 2004). 3. Roger Koussetogue Koude, Approche philosophique et anthropologique des droits de lhomme in Jean Didier Boukongou, dir., Protection des droits de lhomme en Afrique (Yaound, Cameroun : Universit Catholique dAfrique centrale, 2007) 41-62. 53 http://fribok.blogspot.com/

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continents. Le thme principal de ce congrs tait le rapport des religions au pluralisme religieux et aux droits humains. Plusieurs penseurs religieux, hommes et femmes, vivant dans des pays qui ne respectent pas les droits civils, ont dmontr que le mpris de ces droits nest pas conforme la tradition religieuse interprte de faon rationnelle en tenant compte de la ralit historique. Ce congrs a clairement dmontr quil existe dans toutes les grandes religions des mouvements qui, en fidlit leur hritage spirituel, dfendent et favorisent la libert civile et les droits humains. Voici la suggestion audacieuse qua faite Arvind Sharma aux participants du congrs. Puisque les crimes contre lhumanit pendant la deuxime guerre mondiale ont motiv les Nations Unies formuler et adopter la Dclaration universelle des droits humains, pourquoi ne pas esprer que lattentat du 11 septembre 2001 motive les religions cooprer la formulation dune charte religieuse des droits humains. En fait, depuis quelques annes, Sharma travaille dj la prparation dune telle charte avec un groupe de savants religieux venant de tous les continents. Le congrs de Montral a t loccasion de prsenter la premire bauche de cette charte et de la discuter publiquement1. Si jai bien compris le texte distribu au congrs, cette embauche appuie clairement la libert dexpression, la libert de runion et la libert dassociation. Mais, pour bien des reprsentants des grandes religions, la libert relieuse interprte par lOccident pose des problmes.

repenser la libert religieuseUne premire difficult a t souleve par Dayananda Sarawati, un sage indien bien connu dans son pays2. Ce penseur a un grand respect pour la libert de chaque personne suivre sa vocation1. Arvind Sharma, ed., Part of the Problem, Part of the Solution (Westport, Ct : Praeger, 2008) 24-29. 2. Op. cit., 80-84. 54 http://fribok.blogspot.com/

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spirituelle l o elle l`emmne mais soppose passionnment leffort organis par des glises pour convertir le peuple indien au christianisme. En Occident, disait-il, il y a une nette diffrence entre religion et culture, et il est donc possible de changer de religion sans provoquer une rupture avec sa culture. Pourtant, en Inde, continuait-il, la tradition religieuse est partie intgrante de la culture, ce qui implique que leffort de convertir le peule une autre religion constitue une attaque lidentit indienne. Selon Sarawati, les occidentaux comprennent la libert relieuse suivant le modle de la libert du march : la religion y est vue comme une marchandise que lon vante par la publicit et que lon cherche exporter le plus loin possible. En Inde, les glises rpondent cette accusation que leur activit est conforme la constitution du pays qui protge les minorits religieuses et leur assure le droit de prcher leur message dans la socit. Est-il possible, se demande alors Sarawati, de dfinir la libert religieuse autrement comme le droit de pratiquer sa religion sans tre embt et agress par quelquun qui la comprend mal, qui la mprise, et qui pratique le proslytisme ? Cest une suggestion qui mrite attention. Il est bien connu que la constitution de lIndonsie reconnat les cinq religions pratiques dans le pays : lislam, lhindouisme, le bouddhisme, le protestantisme et le catholicisme. Pourtant, la constitution interdit tout effort de convertir des gens et de les inciter passer dune religion une autre. Aprs un long dbat thologique, les glises indonsiennes, rconcilies avec ce rglement, appuient firement la constitution de leur pays. Il vaut la peine de rappeler que la politique multiculturelle du Canada a persuad les glises de sabstenir de tout effort de convertir au christianisme les immigrants appartenant une autre religion. Lestime pour leur identit culturelle, conforme la loi canadienne, suppose le respect pour leur religion. Les grandes glises europennes et amricaines suivent une politique similaire. Ce sont les sectes chrtiennes qui font du proslytisme.55 http://fribok.blogspot.com/

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Une autre difficult souleve par la libert religieuse est discute dans un article rcent du journal Le Monde1. Christian Delorme, prtre du diocse de Lyon, engag de longue date dans le dialogue islamo-chrtien. rapporte que la poursuite rcente en Algrie de certains personnes dorigine musulmane ayant embrass le christianisme de tendance vanglique a produit une mauvaise image de lAlgrie en France. Pourtant, lexprience de lglise catholique dans ce pays et le tmoignage de Mgr Henri Tessier, archevque dAlger, montrent que lAlgrie nest pas une terre antichrtienne. Alors, comment Delorme explique-t-il ce qui sest pass ? Sachant que la puissance amricai