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EHESS Le Sens de l'ethnico-religieux Author(s): Dominique Schnapper Source: Archives de sciences sociales des religions, 38e Année, No. 81 (Jan. - Mar., 1993), pp. 149-163 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30114736 . Accessed: 12/06/2014 16:46 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Archives de sciences sociales des religions. http://www.jstor.org This content downloaded from 194.29.185.109 on Thu, 12 Jun 2014 16:46:04 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Le Sens de l'ethnico-religieux

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Le Sens de l'ethnico-religieuxAuthor(s): Dominique SchnapperSource: Archives de sciences sociales des religions, 38e Année, No. 81 (Jan. - Mar., 1993), pp.149-163Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/30114736 .

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Arch. de Sc. soc. des Rel., 1993, 81 (janvier-mars), 149-163 Dominique SCHNAPPER

LE SENS DE L'ETHNICO-RELIGIEUX (1)

Sociologists still conceive modernity in the terms of the opposition of "the sociological tradition" (Nisbet), that can be roughly summarised by the famous Gemeinschaft vs Gesellschaft. New religious movements as well as ethnic re- vival have been analysed as forms of Gemeinschaft coming back into modern Gesellschaft. The "desenchantment" of the world has to be analysed not as a description, an end-state or even as a univocal process but as a dialectic be- tween principles of rationality in personal and political relationships and social realities that remain in many respects on the Gemeinschaft side. The sociolo- gists of religion have shown that the religious revival does not come only from "premodern" elements, but comes also from contradictions of modernity itself In the case of ethnic revival one should make out the difference between dif- ferent historic cases. Some revivals come from pre-modern ethnic identities. But other may also take their origin in modernity itself Can the demand for significance express itself through ethnic revivals as well as through religious revivals ?

Los soci6logos comienzan a concebir la modernidad en tirminos de opo- sicion a la tradicion sociologica. Esta nocion puede ser sintetizada por la fa- mosa Gemeinschaft vs Gesellschaft. Tanto los nuevos movimientos religiosos como el resurgimiento de los grupos itnicos han sido analizados como formas Gemeinschaft o formas modernas de Gesellschaft. La "desilusidn del mundo" debe ser analizado no como el final de un proceso sino como un proceso dia- Mctico entre los principios de racionalidad en las relaciones politicas e inter- personales y en la realidad social.

Los socidlogos de la religi6n han mostrado que el resurgimiento de las religiones no es debido anicamente a elementos pre-modernos sino tambidn de las contradiciones de la propia modernidad. En el caso de los resurgimientos itnicos se puede evidenciar las diferencias existentes segin los casos: en unos casos el resurgimiento es debido a la especificidad de las identidades itnicas pre-modernas, pero en otros es la modernidad misma que les origina. g Existe una correspondencia entre movimientos religiosos y resurgimientos itnicos?

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Les sociologues continuent i penser les soci6t6s modernes A l'int6rieur de l'opposition binaire, analysde par Robert Nisbet (2), qu'on peut grossibre- ment r6sumer par le c6l1bre couple Gemeinschaft vs Gesellschaft. C'est ainsi que les sociologues des religions ont pos6 le problime de la sdcularisation - caract~ristique de la Gesellschaft - et des Nouveaux Mouvements Religieux, en quoi on a vu une remont~e impr6vue de Gemeinschaft. Les sociologues de l'ethnicit6 ont pu, eux, parler de r6surgence ethnique (ethnic revival) - de l'ordre de la Gemeinschaft - contre la nation moderne - forme politique de la Gesellschaft. Aux Etats-Unis depuis la publication du livre de Glazer et Moynihan en 1963 (3), l'ethnicity est devenu le paradigme dominant de la r6flexion sur les < relations interethniques >>. En Europe occidentale, les mou- vements de revendications infra-nationaux se sont d~velopp6s dans les annies 1970 et out 6t6 oppos6s avec sympathie par des sociolpogues, souvent eux- m~mes militants, t la rationalit6 et i l'abstraction de l'Etat-nation.

I1 est vrai que, < qu'on le veuille ou non, les deux r6volutions, dans tous les sens concrets que peuvent avoir ces termes, sont maintenant achev6es. Notre civilisation est urbaine, d~mocratique, industrielle, bureaucratique, ra- tionalis6e : c'est une civilisation i grande 6chelle qui est formelle, laique et technologique >>(4). Mais, meme dans les soci6t6s d6mocratico-lib6rales, il s'agit d'un concept limite ou d'un principe g6ndral qui ne s'applique pas uni- form6ment dans toutes les dimensions de la vie sociale. La rationalisation ou le < d6senchantement >> du monde, pour reprendre la c6l1bre expression we- berienne, n'est pas un processus rectiligne ou univoque. Ce n'est pas un 6tat, mais une dialectique toujours inachev6e entre un principe de rationalit6 et les formes concretes que prennent les relations personnelles et politiques, indvi- tablement marquees par l'affectivit6 et les passions. L'id6e de rationalisation du monde dolt &tre 6tendue comme un type-id6al ou un principe dominant, non comme une description de la r~alit6 sociale.

On va lancer ici quelques pistes de r6flexion pour l'analyse comparde de la dialectique entre la o rationalisation >> et ce qu'on peut appeler, apris Max Weber, 1'< 6motionalit6 >> des expressions et des revendications dans l'ordre du religieux et dans l'ordre de l'ethnique qu'on observe dans les soci6t6s modernes (5).

I. LE RELIGIEUX ET L'ETHNIQUE

Le disenchantement du monde ou les theories de la survivance

Conform6ment h une conception lin6aire de l'6volution sociale, qui a do- mine jusque dans les annues 1960, les sociologues out analys6 la rationalisa- tion progressive de la vie sociale et le r~tr~cissement de la vie religieuse. Dans les pays europ~ens, on constatait la baisse des pratiques, tout particu- librement dans les villes et parmi la classe ouvribre. Aux Etats-Unis, il ap- paraissait que le maintien des pratiques n'empichait pas l'affaiblissement des croyances. Le concept de < s6cularisation >> permettait de rendre compte de la r6duction du domaine du religieux dans la vie sociale (6), de la crise des vocations et de l'effondrement de certaines pratiques. Les sociologues am&-

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L'ETHNICO-RELIGIEUX

ricains s'interrogeaient sur < l'avenir de la religion et la mutation d'une soci6t6 devant fonctionner d6sormais sans 16gitimation religieuse >> (7). Plus ou moins influenc6s par le marxisme, les sociologues de cette 6poque analysaient l'in- compatibilit6 entre la religion et la soci6t6 moderne.

Les sp6cialistes de l'ethnicit6 avangaient le m~me type d'analyses. Malgr6 les efforts d'Otto Bauer et des austro-marxistes avant la Premiere Guerre mon- diale pour penser, h partir de la monarchie austro-hongroise, le problime des nationalit6s, touts ceux qui s'inscrivaient dans la tradition marxiste pr6- voyaient l'6puisement progressif des appartenances ethniques. o Comme d'au- tres historicistes, en croyant i un progrbs unique et universel de l'histoire, Marx consid6rait que les loyalismes nationaux et r6gionaux exprimaient la r6sistance irrationnelle de formes peu d6velopp6es que l'histoire rendait ob- solbtes > (8).

La tradition marxiste ne faisait d'ailleurs que rencontrer d'autres courants de la pens6e sociologique. Pour les sociologues de l'6cole de Chicago, la perspective 6tait < assimilationiste >>, pour utiliser leur vocabulaire. Park pen- sait que les conflits entre les groupes seraient progressivement r6solus. Leurs relations suivraient les 6tapes du o race relations cycle ~: contact, comp6ti- tion, conflit, accommodation, assimilation. A l'issue du cycle, les divers groupes seraient o assimil6s >>, c'est-i-dire qu'ils rigleraient d6sormais leurs conflits h l'int6rieur du mime systhme de normes et de valeurs. o Assimilation is a process of interpenetration and fusion in which persons and groups acquire the memories, sentiments and attitudes of other persons or groups, and, by sharing their experience and history, are incorporated with them in a common cultural life. In so far as assimilation denotes this sharing of tradition, this intimate participation in common experiences, assimilation is central in the historical and cultural processes (...). The unity thus achieved is not neces- sarily or even normally like-mindedness; it is rather a unity of experience and of orientation, out of which may develop a community of purpose and action >>(9). Contrairement i ce qu'on a pu 6crire au cours de la phase mi- litante des ann6es 1970, il ne s'agissait pas d'obtenir de l'individu la o sup- pression of old memories, but their incorporation in his new life > (10). Mais il est vrai que, pour Park, a la fin du cycle, la dimension proprement o ethni- que > disparaitrait ou deviendrait, en tout cas, secondaire.

La litt6rature sur le d6veloppement, qui s'est d6velopp6e aprbs la seconde guerre mondiale, s'inscrivait aussi dans une perspective 6volutionniste, dans la mesure oti elle admettait, de manibre implicite ou explicite, qu'aux phases du d6veloppement 6conomique correspondrait la diffusion progressive de la nation et de la d6mocratie lib6rale comme forme dominante de l'organisation politique. C'est le paradigme a l'origine de la litt6rature des ann6es 1950-60 consacr6e au d6veloppement dconomique des pays du tiers-monde dont Ros- tow a donnd la forme la plus c61lbre et la plus simple (11). Du point de vue 6conomique, les socidt6s peuvent &tre class6es en cinq cat6gories ou cinq 6tapes : les soci6t6s traditionnelles, les socidt6s qui connaissent les < pr6condi- tions du d6collage >> (the preconditions for take-off), celles qui en sont au d6collage (the take-off), les soci6t6s en voie de maturit6 (the drive to maturity), les soci6t6s de consommation de masse (the age of high mass-consumption). Les soci6tis donnent des r6ponses politiques diff6rentes aux problbmes 6ter- nels de la vie collective selon l'6tape du d6veloppement 6conomique oii elles se trouvent (12).

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De m~me, les anthropologues et sociologues qui, au cours des m~mes annres

se sont consacr~s aux nouvelles nations et au ph6nomine du o nation- building >> dans les pays constituds a la suite de la d6colonisation, analysaient en mime temps le d~veloppement 6conomique et la constitution d'un domaine politique, transcendant les particularismes et, en particulier, les ethnies pr6- existantes. Comme on l'a 6crit dans la preface du plus remarquable de ces ouvrages: The new nations are engaged in a form of social change that makes nation-building and material development simultaneous political pro- blems >>(13).

C'est la m0me perspective dvolutionniste que ddfendait Karl Deutsch, lors- qu'il faisait de l'6laboration des entit~s nationales (nation-building) le r6sultat de la < mobilisation sociale >>, induite par les r6seaux de communication de masse. La constitution des nations 6tait pour lui li~e i l'insertion croissante des individus dans des r6seaux de communication : o A decisive factor in na- tional assimilation or differentiation was found to be the fundamental process of social mobilization which accompanies the growth of markets, industries, and towns, and eventually of literacy and mass communication >> (14). Le sen- timent national dans cette perspective devient I'effet du d~veloppement des moyens de communication, qui efface progressivement les particularismes ethniques et conduit h l'assimilation des groupes p6riph6riques par le groupe dominant. Deutsch en vient t d6finir les 6tapes de ce processus: o open or latent resistance to political amalgamation into a common national state; mi- nimal integration to the point of passive compliance with the orders of such an amalgamated government ; deeper political integration to the point of active support for such a common state but with continuing ethnic or cultural group cohesion and diversity ; and, finally, the coincidence of political amalgamation and integration with the assimilation of all groups to a common language and culture - these could be the main stages on the way from tribes to na- tion >>(15).

En termes plus thdoriques, Parsons d6finit les o societal communities or nations >> par quatre caract~ristiques : o The societal community presumes a relatively definable population of membership, which at this level we ordi- narily call citizens for the modern case, and presumes as well that the col- lective organization of reference is politically organized on a territorial basis, that is, it maintains normative order and certain political decision-making pro- cesses covering the human events which occur within a defined territorial area. Finally, as a third primary criterion, at some level it is characterized by a common cultural tradition >>(16). Cette common cultural tradition >> est compos6e, de manibre chaque fois spdcifique, d'6l6ments lids au o sang >> et d'autres issus du o contrat >. Elle entra"ine une < diffused enduring solidari- ty >>(17), qui se transmet de g6n6ration en g6ndration par une langue commune, le sentiment d'une histoire commune et un projet d'avenir commun. Selon Parsons, dans la soci~t6 moderne, c'est-i-dire dans la nation, l'affir- mation ethnique constitue une survivance, contraire i l'esprit des soci6t6s complexes, universalistes, oii les r6les sont de moins en moins prescrits et de plus en plus acquis.

Les auteurs lib6raux rejoignaient ainsi les marxistes pour analyser et pr6- voir l'6puisement progressif des formes ethniques. Selon ces interpr6tations, qu'on peut grossibrement rassembler sous le terme de theories de la survi- vance, les formes sociales qui relivent de la logique de la Gemeinschaft sont

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vou6es t la disparition ou en tous cas h l'affaiblissement, au fur et A mesure que se d6veloppe et s'impose la logique propre A la modernit6. C'6tait d'ail- leurs bien l'id6e de certains sociologues amdricains de l'ethnicity, red6cou- verte A la suite du livre de Glazer-Moynihan: o ethnicity is one of the forms of Gemeinschaft that has survived in a rationalized, bureaucratized socie- ty > (18).

C'est t partir de la fin des ann6es 1960 que le paradigme de la o fin du religieux > et de l'effacement progressif de l'ethnicit6 ont 6t6, l'un et l'autre, radicalement remis en question. On a observ6 en effet de nombreux exemples de r6surgence ethnique malgrd la diffusion mondiale du moddle de la nation comme sujet historique consacr6 par l'ordre politique et juridique internatio- nal. II existe sur cet ethnic revival une abondante litt6rature, aussi bien scien- tifique que militante - ce qui, en soi, est significatif de l'importance du ph6nomi~ne, au moins pour les classes cultiv6es. De mdme, on a remis en cause le paradigme de la o fin du religieux >>. On a constat6 que la religion << populaire >> s'dtaient maintenue et que des formes religieuses non institu- tionnelles restaient vivaces (19). Sans doute voyait-on 6clater le systhme in- tdgrd de croyances et de pratiques sanctionndes par les Eglises, mais on constatait en mime temps que ni les sentiments ni les manifestations reli- gieuses n'avaient disparu. L'6closion des communaut6s 6motionnelles > ou Nouveaux Mouvements Religieux (NMR) au cours des ann6es 1970 suscitait le prolongement de ces analyses. A un paradigme dominant de la << fin du religieux >> s'est substitud celui d'une interrogation sur les formes renouveldes du phdnomine religieux dans la socidt6 ddmocratique moderne.

La vari6t6 des formes qu'adoptaient les expressions et les revendications religieuses et ethniques a conduit a remettre en cause ou, en tout cas, h compld- ter les thdories de la survivance pour rendre compte de la persistance et mrme du renouvellement des identitds et des mouvements sociaux li6s A la religion et 1' l' ethnicit6 >>.

Les contradictions de la modernitd ou les thdories de la compensation

Les sociologues de l'ethnicit6, comme ceux de la religion, ont constat6 que le renouveau religieux et le renouveau ethnique ne sont pas seulement des mouvements o populaires >, issus des classes sociales modestes ou de po- pulations marginales vou6es A la disparition sociale ; ils sont 6galement port6s par des populations de classes moyennes, participant activement i la vie col- lective. Cette simple observation a conduit a s'interroger sur le lien entre la modernit6 et les nouvelles formes religieuses et ethniques. Non seulement les nouvelles formes de la vie religieuse ne sont pas incompatibles avec la mo- dernitd, mais ne pourrait-on faire l'hypothbse qu'elles en sont le produit ? C'est dans cette perspective que je voudrais proposer quelques rdflexions pa- rallbles sur ces mouvements anti<< rationnels >, celui de l'ethnique vs la nation d'un c8t6, celui de l'6motionnel vs l'institutionnel de l'autre.

Pour analyser les formes de ce o christianisme nouveau >>, Danidle Her- vieu-L6ger a prolong6 la perspective inspir6e par Weber, qui montrait l'irra- tionalit6 structurelle du monde rationnellement d6senchant6. Elle s'efforce de montrer que le retour du religieux n'est pas seulement le produit de survi-

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vances pr6-modernes, mais qu'il prend aussi sa source dans les contradictions inh6rentes au processus sp6cifique de la modernit6. Le d6veloppement des Nouveaux Mouvements Religieux, h la fois contestateurs et innovateurs, est rendu possible par le d6serrement de la logique rationalisatrice dominante. Ils traduisent ce qu'on a pu appeler le retour du refoul6 >>(20).

Cette analyse peut 8tre rapproch6e de celles que mine Antony Smith h propos du renouveau ethnique. Pour lui, I'ethnicit6 est premiere, chronologi- quement et logiquement: les nations se sont construites en r6interpr6tant et r6organisant les 616ments des ethnies pr6existant h la construction nationale. Il interprate la r6surgence ethnique comme une compensation h l'abstraction de l'Etat moderne, qu'il qualifie d'o< Etat scientifique >>. C'est ce besoin d'o< humanit6 >>, auquel 1'o Etat scientifique >> ne peut r6pondre, qui explique- rait, par exemple, les mouvements de revendications infranationales des vieilles nations occidentales (21). L'Etat est, pour lui, h la fois brutal et inef- ficace. Il tend h nier les appartenances ethniques et il ne peut y parvenir, dans la mesure oh le noeud symbolique caract6ristique de l'ethnie r6siste a cette entreprise de nivellement. La vitalit6 des ethnies o pr6modernes >> - seule v6ritable r6alit6 sociale - explique leur r6surgence. Etant donn6 la dialectique entre les exigences de la centralisation politique rationnelle et la puissance des sentiments ethniques qui pr6existaient h la construction nationale, les ethnies sont toujours susceptibles de s'exprimer h nouveaux aux d6pens de la nation.

L'interpr6tation d'Elie Kedourie est de la mime inspiration, quand il ana- lyse la destruction des structures pr6existant h la nation moderne comme en- gendrant o an atomized society which seeks in nationalism a substitute for the old order now irrevocably lost >>(22), d'autant que, comme Smith, il sou- ligne que o European administrative methods in particular, centralized, imper- sonal, uniform, undiscriminating in their incidence, had a leveling and pulverizing effect on traditional hierarchies and loyalties, traditional ties of dependence which, however capricious and oppressive in their general effects, did yet have about them a warm and personnal quality which made power seem approachable and comprehensible to the humblest and most insignificant man >>(23).

La th6orie de Daniel Bell s'inscrit dans ce courant de r6flexion. II propose une interpr6tation du renouveau ethnique comme fondement de l'action poli- tique. La construction d'identit6s inclusives larges appelle en compensation le besoin d'ancrage dans un groupe o primordial >> (primordial anchorage), l'affaiblissement de la nation et des solidarit6s de classe laisse plus visible (salient) l'appartenance ethnique. Le d6veloppement de l'Etat-providence, sus- citant espoirs, done d6ceptions, impose l'organisation en groupes. Seule, I'ethnicity permet alors de o combine an interest with an affective tie >>(24). o What takes place, then is the wedding of status issues to political demands through the ethnic groups >> (...) In the recent historical situation ethnic groups, being both expressive and instrumental, become sources of political strength >>(25). Pour Bell, I'ethnicity est analysde h la fois en termes de compensation A certaines des caract6ristiques de la modernit6 (abstraction, re- vendications des droits sociaux) et en termes de strat6gies politiques. mais il faut noter que cette analyse, bien qu'elle pr6tende A l'universalitd, s'applique plus particulibrement aux Etats-Unis, puisque l'id6e centrale de la combinaison du sentiment et de l'int6r&t dans la revendication ethnique n'a de sens que

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dans la mesure oii le groupe ethnique se voit reconnaitre des droits, ott il devient source d'int6r~ts. C'est le cas aux Etats-Unis, ot l'on a 61abord des programmes en faveur des groupes dit minoritaires. Mais dans les pays eu- rop6ens qui, dans leur majorit6, ne sont pas dans ce cas, la th6orie de Bell revient i une forme l61abor6e de th6orie de la compensation.

II. SURVIVANCES, COMPENSATIONS ET REALITES HISTORIQUES

Que les deux types de thdories puissent concurremment rendre compte des r6alit6s historiques peut &tre illustr6 par l'6volution compar6e de l'Ouest et de l'Est de l'Europe - pour ne pas parler du reste du monde.

Deux histoires et deux id6es de la nation se sont toujours oppos6es, l'his- toire de la construction des nations et les id6ologies nationales ont 6t6 diff6- rentes i l'Est et t l'Ouest (26). Dans des langages diff6rents, les penseurs de la nation ont oppos6 la nation civique, volontaire, contractuelle ou l61ective de l'Europe de l'Ouest t la nation populiste, organique, naturaliste ou ethnique de l'Europe orientale. Au peuple des citoyens A l'Ouest s'oppose le peuple des ancetres i l'Est. Il s'agit, bien entendu, d'id6es, au double sens d'id6ologie sociales et de conceptions issues de l'exp6rience historique. Mais l'examen des droits de la nationalit6 frangais et allemand montre que ces id6es n'ont pas perdu de leur force, m~me dans les d6mocraties de l'Europe occidentale. De plus, la s6paration au cours du dernier demi-sibcle de l'Europe lib6rale et de l'Europe communiste a accentu6 et dramatis6 cette opposition historique.

C'est t l'Ouest qu'a 6t6 61abor6e l'id6e de nation civique, fond6e sur le principe de l'id6e de l'6galit6 d'8tres libres et rationnels, pour reprendre la formule kantienne. Il est vrai que, dans ses formes concrbtes, elle n'a jamais 6t6 purement o rationnelle >> : au temps des nationalismes triomphants, les re- ligions ont 6t6 mobilis6es au service de la nation et le sacr6 a 6t6 partiellement transf6r6 sur la nation, comme l'illustre la formule de la Marseillaise: o Amour sacr6 de la patrie >>. Mais, depuis la fin de la Seconde Guerre mon- diale, le respect de l'Etat de droit et des pratiques d6mocratiques, l'indivi- dualisme n6 de l'enrichissement et de la protection de l'Etat-providence ont eu pour effet de d6s-institutionnaliser la vie religieuse et de diffuser des formes de pratiques proches du religieux dans d'autres secteurs de la vie so- ciale. Compensant cette 6volution g6n6rale, on assiste i des tentations de re- tour << fondamentaliste >> de la part des Eglises et au d6veloppement des Nouveaux Mouvements Religieux.

La nation politique, caract6ristique de l'Europe de l'Ouest, dans son prin- cipe ouverte t tous ceux qui participent A la vie politique commune, reste toutefois la forme de l'organisation politique, le lieu de la continuit6 historique et l'expression identitaire collective la plus conforme aux valeurs de la mo- dernit6 - mime si elle doit composer avec la transnationalit6 de l'organisation et des 6changes dconomiques et la forme in6dite de coop6ration juridique, 6conomique et politique que construit la Communaut6 Economique Euro- p6enne.

L'exp6rience historique de l'Est de l'Europe s'oppose t celle de l'Ouest. Au temps des nationalismes triomphants, la nation o ethnique >> a moins trans-

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f6r6 le sacr6 sur la nation, organisation politique fond6e sur l'Etat de droit, que sur l'ethnie, le Urvolk, communaut6 historico-biologique pr6existant h l'organisation politique. Ce transfert s'accompagnait 6ventuellement de r6f6- rences religieuses, mais il 6tait de nature essentiellement pafenne: on invo- quait volontiers une nature sacralis6e. L'exp6rience de religion s6culibre qu'6tait l'ordre politique communiste a contribu6 h une s6cularisation forc6e - m~me si dans certains cas, elle a involontairement abouti h maintenir les institutions eccl6siastiques pers6cutees par le pouvoir, qui offraient le lieu de la libert6 (cas exemplaire de l'Eglise polonaise). Mais dans la collaboration qu'elles n'ont pas pu ne pas instaurer avec le pouvoir politique, elles se sont 6galement compromises. L'6croulement du communisme a eu pour effet une d6s-institutionnalisation brutale: la pratique religieuse s'est imm6diatement affaiblie en Pologne. De nouveau, le sacr6 a 6t6 transf6r6 sur l'ethnie, non sur la nation, r6cente, sans tradition d6mocratique, d6sormais associde au pou- voir communiste. Or la nation de l'Europe de l'Est, plus ethnique que poli- tique, qui, par d6finition, tend h &tre ferm6e, est sans doute contradictoire avec les exigences des soci6t6s modernes fond6es sur la multiplication des 6changes de toutes natures et sur l'id6e et les pratiques d6mocratiques.

L'int6gration des nations de l'Ouest est menac6e par la d6politisation, c'est-h-dire par l'6puisement de la volont6 politique dont t6moigne l'effrite- ment des institutions nationales, qu'elles soient politiques ou eccl6siales (27). Elles est menac6e par la diffusion du module utilitariste des relations sociales, que compensent des tentations de fondamentalisme et le d6veloppement des < communaut6s 6motionnelles a ou des revendications politiques infra-natio- nales.

L'int6gration des nations de l'Est, elle, est menac6e par I'impossibilit6 de connaitre rapidement une participation active des individus h la vie dconomi- que - qui est probablement la condition de l'int6gration des socidt6s d6mo- cratiques modernes. Les Eglises ne jouent plus de r61e int6grateur. Seule demeure la r6firence h une nation ethnique, sans traditions politiques et ci- viques, peu compatible avec les exigences de la modernit6, dans la mesure oi elle se fonde sur l'id6e d'< appartenance a exclusive h un collectif et d'ho- mog6ndit6 culturelle, insuffisante pour crder et entretenir le lien social et fon- der un ordre politique. Meme si dans l'ex-Yougoslavie, les appartenances ethniques ont 6t6 manipul6es par Tito, puis par les communistes de Serbie pour 6tablir leur pouvoir, on a vu que les passions qu'elles suscitaient 6taient plus fortes qu'une quelconque forme de o nation yougoslave a, au sens de la nation civique occidentale.

Pour les nations de l'Europe de l'Ouest, les thdories de la compensation, qu'elles portent sur les r6surgences ethniques ou religieuses, permettent de rendre compte des r6alit6s historiques. Pour les nations de l'Est, il faut faire leur place en m~me temps aux theories de la survivance et i celles de la compensation.

Les propositions qui suivent portent sur les nations de l'Ouest, en tant que soci6t6s modernes, avec leur double dimension de production 6conomi- que/transferts sociaux et de pratiques d6mocratiques. Aucune analyse sur ces sujets ne peut ndgliger l'histoire des soci6t6s concretes.

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L'ETHNICO-RELIGIEUX

III. LE RETOUR DE L'ETHNICO-RELIGIEUX

Contradictions et insatisfactions

On peut prolonger l'analyse, dans l'esprit des th6ories de la compensation, en interpr6tant le renouveau religieux et le renouveau ethnique a partir des contradictions nourries par la rationalit6, l'abstraction et l'id6al m~me de la modernit6. La soci6t6 moderne suscite les insatisfactions et les sentiments d'6chec par les contradictions entre les id6aux qu'elle pose et les r6alit6s concretes de la vie sociale. Elle proclame la valeur de l'6galit6 mais ne peut 6viter les in6galit6s de fait. < Les soci6t6s modernes ou industrielles sont A la fois 6galitaires en leurs aspirations et hidrarchiques en leur organisa- tion >>(28). Elle accorde une valeur absolue A l'individu en tant que tel et tend t le r6duire i son r81e dans les organisations technico-bureaucratiques. << De mime que l'individu aspire i l'6galit6, il aspire a la personnalit6. Ii veut &tre lui-m~me et non un 6tre anonyme et interchangeable. Or, la m~me abondance qui promet i chacun l'accession A la personnalitd, semble avoir pour condition et pour consequence la soumission de tous au m6canisme im- pitoyable de la production et de la croissance 6conomique >> (29). Elle a pour vocation un universel abstrait, alors que se maintient la r6alit6 concrate des enracinements particuliers, nationaux, religieux ou ethniques. << La tendance de la soci6t6 industrielle a s'6tendre h l'humanit6 entibre a pour origine la raison, la science et la technique. La science, de type exp6rimental, passe aujourd'hui pour l'expression de la pens6e rationnelle et pour la condition de la technique efficace (...). L'humanit6 restera divisde par la pluralit6 des vo- lont6s d'ind6pendance 6tatique, par les in6galit6s de d6veloppement, par les nationalismes d'essence particulariste et par les id6ologies h pr6tention uni- versaliste (...) l'industrialisation n'effacera pas la diversit6 des systhmes de normes et de valeurs >>(30).

Plus g6n6ralement encore, la soci6t6 moderne ne donne pas un sens ultime A I'existence, ou, pour reprendre une expression weberienne, elle ne r6pond pas au besoin des hommes de disposer d'un systhme d'explication qui puisse justifier les imperfections du monde et leur malheur. Fond6e sur l'innovation technique et intellectuelle, sur l'invention de nouvelles formes sociales, tendue vers l'avenir, elle comporte une dimension utopique intrinsbque. Mais, t la diff6rence des utopies religieuses (31), il s'agit d'une utopie rationnelle, qui ne repose ni sur le r6cit d'un Age d'or pass6, ni sur la perspective d'un avenir radicalement diff6rent. Elle d6valorise le pass6 et n'annonce que le d6velop- pement et le perfectionnement de la rationalit6 du pr6sent. Elle ne peut agir comme le faisaient les raves de rupture complete et explicite, enracin6s dans une mythologie du pass6. Elle ne donne pas de sens i l'exp6rience collective de l'humanit6 et au destin individuel de l'homme. Le << vide >> des soci6t6s modernes laisse i l'individu la possibilit6, la charge, le privilige et l'angoisse de choisir le sens qu'il veut donner A son existence.

Dans la vie collective des Nouveaux Mouvements Religieux ou des cercles << fondamentalistes >> qui s'inscrivent dans les Eglises constitu6es, dans la vie des militants A l'int6rieur des mouvements de revendication ethnique, les in- dividus voient 16gitim6es leurs appartenances particulibres. De plus, les dif-

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fdrences sociales tendent i s'effacer, tous peuvent retrouver la dimension af- fective des relations interpersonnelles. Qu'elles soient d6finies en termes ethniques ou religieux, les < communaut6s 6motionnelles > ou fraternit6s 6lectives > r6pondent au besoin fondamental et 6ternel de l'homme d'8tre re- connu comme une personne. Elles permettent aux individus de trouver une compensation i la rationalisation du monde de la production, h l'abstraction de la socidt6 politique et de la citoyennet&.

C'est d'autant plus n6cessaire qu'ouvrant formellement h tous toutes les possibilitis, les soci6t6s modernes conduisent in6vitablement non seulement une grande partie de la population a vivre des 6checs objectifs, mais tous leurs membres a faire l'expirience de nombreux 6checs subjectifs (qu'on peut d6finir comme le rapport entre les aspirations et les rdalisations). Fonddes sur le principe de la compdtence et du m6rite, tel que les mesurent les examens et la r6ussite sociale, elles imposent a chacun d'&tre seul responsable de ses 6checs et de ses insuffisances. Les engagements 6motionnels permettent a l'in- dividu de compenser les 6checs qu'il ne peut pas ne pas connaitre dans la vie sociale.

Le besoin fondamental de l'individu d'8tre reconnu comme une personne - ce qui implique l'instauration de relations directes - peut s'exprimer 6ga- lement dans le renouveau religieux et dans les revendications ethniques. Ce n'est pas un hasard si toutes les enqu&tes sur les exclus montrent que ces derniers revendiquent d'abord la dignit6 (32), c'est-a-dire la reconnaissance - qui peut 6galement se traduire par un retour a des formes fondamentalistes de religion ou par des affirmations d'appartenance ethnique << communautaire >.

On peut analyser dans les m~mes termes les fonctions sociales du renou- veau ethnique et du renouveau religieux. L'un et l'autre ont pour effet, dans une soci6t6 dominde par un principe g6ndral de rationalisation et de s6cula- risation, de donner un sens a la souffrance humaine et de permettre a l'individu d'6tablir des relations directes et affectives avec les autres. La demande de sens et le besoin de reconnaissance par l'Autre peuvent &tre satisfaits par l'6motionnalit6, 6galement pr6sente dans la revendication religieuse et ethni- que. Les theories de compensation a l'abstraction et

ct la mdritocratie de la

socidtd moderne expliqueraient ainsi le renouveau non du < religieux > ou de < l'ethnique >, mais des formes ~6motionnelles > de la religion et des formes < omotionnelles > de l'ethnicit6, nourries par la modernit6 elle-mime.

La convergence : un < champ > ethnico-religieux ?

Que le renouveau ethnique et le renouveau religieux aient les memes fonc- tions de compensation n'implique pas que les deux domaines ne gardent pas leur sp6cificitY.

S'il n'est pas question de revenir a une ddfinition substantialiste du reli- gieux ou de l'ethnique, il faut prendre en compte l'exp6rience v6cue par les individus. La r6f6rence au transcendantal n'a pas le mime sens que l'inscrip- tion dans une communaut6 historique ou dans un projet politique. Le sens v~cu de la religion n'est pas celui de la << religion s6culibre >. I1 est trop simple de d6crire le nationalisme comme o un substitut ou un suppldment a la religion supranaturelle historique ou d'affirmer que o Le nationalisme est

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devenu un ersatz de religion. La nation, telle que la comprend le nationaliste, est un substitut de Dieu >>(33). La relation au transcendantal constitue une exp6rience autre que le projet politique, m~me lorsque ce dernier prend une forme 6motionnelle: le sociologue dolt prendre en cause cette spdcificit6.

Or c'est prdcisdment cette sp6cificitd qui est remise en cause, dans la mesure oi~ la conception ou le domaine m~me du < religieux a ne sont plus ddfinis selon la tradition, telle que la formule Durkheim. L'expdrience sp6ci- fiquement religieuse est limitde a des individus ou i de petits groupes. Pour la masse de la population, les sociologues des religions constatent une 6volution parallble dans les croyances et les pratiques, quelle que soit la rdfdrence a une religion constitude : la fin de l'institution eccldsiale, l'6volution vers l'6thique.

Comme les autres institutions de la vie sociale, l'institution eccl~siale est rdduite t la portion congrue. La baisse des pratiques imposdes par l'0Eglise, I'affaiblissement du clergd, moins nombreux et moins prdsent dans la vie so- ciale, la symbolisation des contenus et des objets de la croyance, le refus absolu de certaines conduites (la confession, par exemple) : tous ces faits bien connus illustrent le fait que les individus recomposent h leur guise des formes de croyances et de pratiques, revendiqudes comme personnelles et subjectives, en conformit6 avec les valeurs de la modernit6.

La notion de Dieu personnel et la r6fdrence transcendantale, la relation entre l'homme et Dieu s'affaiblissent au profit d'une conception d'abord mo- rale et humanitaire. Le Dieu personnel, cr6ateur du Ciel et de la Terre, laisse la place i l'homme exemplaire - en t6moigne, entre autres, le consensus en France autour de la personne de l'Abbd Pierre. Le Christ devient un o iddal moral >, commun aux fidbles de toutes les religions. La dimension dite o ver- ticale >, c'est-i-dire transcendante, se rdduit au profit de la morale o horizon- tale >, id6al de fraternitd entre les hommes. Le o religieux >, devenu morale, se diffuse dans les instances non sp6cifiques de la vie sociale. Les objets de la croyance prennent un sens de plus en plus symbolique. Cette dvolution g~n6rale vers l'6thique se r6vile la forme privil6gife de la o modernisation de la religion >. L'activit6 des religieux se rapproche du travail social, bien des hommes d'Eglise la quittent pour devenir des travailleurs sociaux.

Tendant vers l'dthique, la religion se trouve en concurrence avec d'autres instances, qui nourrissent la mime ambition (par exemple, comitds des Sages) - ce qui affaiblit sa spdcificit6. Elle risque de la dissoudre jusqu'h la trans- former en une sorte d'humanitarisme, comme dans le cas de la o religion des droits de l'homme >. En mime temps, on observe que la diffusion des prati- ques, qui dtaient pergues comme religieuses (rituels, adorations, processions, passions d'identification), se retrouvent dans d'autres domaines : n'est-ce pas d6sormais aux spectacles sportifs, aux jeux, a l'ethnique, a la politique ou aux vedettes couronn6es par les mddias que sont adress6s la demande de sens et le besoin de reconnaissance, qui trouvaient traditionnellement leur rdponse dans les religions organisdes ?

L'6volution de toutes les religions vers un moralisme monoth6iste gomme progressivement, pour la majoritd de la population, la diffdrence entre les manifestations et les exp6riences vdcues d'ordre religieux et d'ordre ethnique. L'appartenance i une communautd historique - sorte de transcendantal histo- rique, dont l'idde du << peuple juif >> donne l'exemple privildgid - permet i l'homme de s'inscrire dans une histoire qui le d6passe et de donner un sens a son existence autant que la r6firence au transcendantal. Comme l'ethnique,

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au m~me titre que le religieux, est fond6 sur un complexe de symboles et de valeurs, on peut se demander si les deux experiences ne deviennent pas de plus en plus proches.

L'exemple des pays nordiques apparait comme une pointe extreme de cette convergence (34). Non seulement l'appartenance d6clar6e i une << religion a ne s'accompagne pas des pratiques que l'Eglise impose: on observe 3% seu- lement de pratiquants. Mais la conception m~me du monde s'dloigne de l'ins- piration fondamentale de la tradition juive et chr6tienne et de son humanisme, entendu comme la rupture essentielle entre l'homme, cr66 a l'image de Dieu et la nature animale et v6gdtale. Comme dans la pensde de l'6cologie profonde, il y a solution de continuit6 entre l'homme et les animaux (35). La sant6 est la premiere o valeur a cit6e par 45% de la population. Pourtant 90% des Su&- dois continuent a appartenir t une Eglise : il s'agit pour eux de manifester leur appartenance a la collectivit6 et a l'Etat-providence - on appartient a l'Eglise comme au syndicat -, et de se r6fdrer a un moralisme, en partie d'o- rigine chr6tienne. Constatant la m~me dvolution en Grande-Bretagne, Grace Davie 6voque o l'appartenance sans croyance >> (Belonging without believing), qui a d6sormais succ6d6 a la phase de < la croyance sans appartenance a (A une Eglise) (Believing without belonging). L'islam ou le judaisme, oi se m8- lent et se renforcent les valeurs indissolublement historiques et religieuses, pourraient paradoxalement devenir des modbles, qui permettraient de parler 6galement de retour o ethnico-religieux > ou o politico-moral >>.

Selon la tradition nationale, c'est plutot sous forme religieuse (par exemple, aux Etats-Unis marqu6s par une religiosit6 traditionnelle) ou sous forme ethnique (dans les pays oii s'affirme plus fortement la dimension laique) que s'expriment les m~mes aspirations. Il ne s'agit pas pour autant de r6duire tous les mouvements a une forme unique, mais de montrer une tendance t la convergence et d'ana- lyser a nouveau, sous un autre point de vue, les limites de la s6cularisation et la rationalisation. Les passions et les 6motions - issues de la logique de la Gemeinschaft - restent partie int6grante des soci6t6s les plus modernes. La nation moderne risque de ne plus transcender les ethnies et l'Eglise catho- lique universelle de ne plus contr61er sectes et mouvements charismatiques.

Il ne s'agit pas - ou pas seulement - de rappeler encore une fois les liens historiques, sp6cifiques dans chaque unit6 politique, entre les identit6s reli- gieuses et nationales, I'instrumentalisation des unes par les autres. Les auto- rit6s communistes ont manipul6 les identit6s nationales de l'Union Sovi6tique pour imposer leur loi. La religion est une des caract6ristiques objectives qui justifient les revendications ethniques et qui assurent l'int6gration des nations constitu6es. Il est clair que les deux dimensions sont souvent ins6parables dans l'affirmation identitaire et politique du groupe, comme le montrent, par exemple, le cas des juifs, des Irlandais ou des Arm6niens.

Il ne s'agit m~me plus de la << religion s6culibre que constituait le communisme, qui, en proposant une interpr6tation globale du monde et un projet de transformation radicale, entretenait chez ses fiddles le rave d'une r6conciliation universelle analogue a celui qu'entretient la croyance religieuse - m~me s'il le situait ici-bas et non dans l'autre monde. Il s'agit, au-dela de l'analogie des deux domaines et de leurs liens objectifs, d'autre chose: de la red6finition des domaines mime du religieux et de l'ethnique. A partir du moment oi les exp6riences v6cues ne permettent gubre de distinguer entre la vie religieuse et l'adh6sion ethnique ou nationale, oi chacun recompose a sa

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guise ses formes d'adh6sion i partir d'une m6moire indiff6remment religieuse, ethnique ou nationale, ces revendications et ces identifications s'inscrivent dans un domaine o ethnico-religieux >.

Cette 61aboration s'inscrit, plus largement, dans le processus de remise en cause des institutions, des valeurs et des traditions, de l'historisation et la relativisation de tous les concepts que suscite la modernit6. Elle constitue aussi un point d'aboutissement provisoire de la s6cularisation, d6finie comme << la constitution de secteurs de l'activit6 humaine 6chappant aux instances religieuses, c'est-i-dire soit aux religions constitu6es, soit aux formes reli- gieuses de la pens6e > (36). L'une des expressions de la rationalisation de la soci6t6 moderne a consist6 i autonomiser les divers domaines de la vie sociale. Au moment oii le concept de o champ a domine une partie de la sociologie, n'est-ce pas i l'affaiblissement de la diversit6 et de l'autonomie des divers champs qu'on assiste ? C'est en tous cas ce que suggbre l'analyse des nou- velles formes d'expression religieuse et ethnique.

Les religions, en tant qu'ensemble de croyances et de pratiques organis6es par une Eglise, affaiblies au mime titre que les autres institutions nationales, ne jouent plus gubre de r61e pour assurer le lien social. Le renouveau 6mo- tionnel ethnico-religieux traduit et renforce l'instabilit6 essentielle de la d6- mocratie moderne, qui invente de nouveaux mod&les de comportements i partir des valeurs sp6cifiques de la modernit6 : individualisme, recherche d'i- dentit6 et d'authenticit6. Mais les manifestations de o l'ethnico-religieux > - 6ventuellement susceptibles d'etre jug6es h l'aune de la r6alitd, ce A quoi 6chappe la r6f6rence transcendantale - risquent de ne pas &tre aussi efficaces pour assurer l'int6gration sociale que l'6taient les formes de la vie religieuse. M~me en s'en tenant i une perspective strictement fonctionnaliste, les projets politiques sont susceptibles d'etre remis en cause par la r6alit6 sociale, alors que l'interpr6tation transcendantale du monde risque moins d'8tre d6mentie par les 6v6nements.

R6pondant t des besoins d'identification i un collectif et de reconnais- sance, auxquels la soci6t6 moderne, en tant que telle, ne r6pond ni ne pr6tend r6pondre, les sentiments, les passions et les revendications ethnico-reli- gieuses a ont un bel avenir devant elles, mime dans les soci6t6s d6mocratiques de l'Ouest, pour ne pas parler des soci6t6s boulevers6es de l'Europe de l'Est. Individualisme, refus des institutions, dimension 6thique: les renouveaux < 6motionnels a sont en harmonie avec certaines des valeurs fondamentales de la modernit6. Loin d'8tre vouds A la disparition par la diffusion de la mo- dernit6, ils sont destinds A se renouveler. Mais, par-dela cette analyse en termes de compensation, c'est la d6finition m~me du religieux et de l'ethnique qui est en question. Les individus bricolent et recomposent des 616ments issus, les uns des m6moires des grandes religions, les autres de la m6moire ethnique ou nationale pour constituer une morale d'origine indissolublement religieuse et historique, qui fonde leur participation i des communaut6s affectives ou i des fraternit6s l61ectives. Dans tous les cas l'6motion et le sentiment commu- nautaire - rapprochant ainsi le sens v6cu de l'exp6rience religieuse et de la revendication ethnique - l'emportent d6sormais sur la r6f6rence i un Dieu personnel et sur l'appartenance i une Eglise constitu6e.

Dominique SCHNAPPER EHESS, Paris

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NOTES

(1) Cet article a 6t6 6crit i la suggestion de Danible Hervieu-Ldger, dont, par ailleurs, les travaux ont 6t6 pour moi particulidrement 6clairants. Qu'elle en soit ici remercide.

(2) NISBET, 1966.

(3) GLAZER, MOYNIHAN, 1963.

(4) NISBET, 1966, p. 392.

(5) Max WEBER, 1971, (trad.) pp. 475 et suiv.

(6) ISAMBERT, 1976.

(7) HERVIEU-LEGER, 1986, p. 140.

(8) Isaah BERLIN dans DELANNOI-TAGUIEFF (dd.), 1991, p. 312.

(9) PARK, BURGESS, 1924, pp. 735-737.

(10) PARK, BURGESS, 1924, p. 739.

(11) ROSTow, 1960.

(12) ROSTOW, 1971.

(13) David APTER, dans GEERTZ (dd.), 1963, p. V.

(14) DEUTSCH, 1963, p. 188.

(15) DEUTSCH, 1966, pp. 7-8.

(16) Talcott PARSONS, dans GLAZER, MOYNIHAN (dd.), 1975, p. 59.

(17) Ibid.

(18) GREELEY, 1972, p. 27.

(19) LUCKMANN, 1967.

(20) HERVIEU-LEGER, 1986.

(21) SMITH, 1983; SMITH, 1986.

(22) KEDOURIE, 1971, p. 112.

(23) KEDOURIE, 1970, p. 23.

(24) Daniel BELL, dans GLAZER, MOYNIHAN (dd.), 1975, p. 169.

(25) Daniel BELL, dans GLAZER, MOYNIHAN (dd.), 1975, pp. 170-171. Soulign6 par l'au- teur.

(26) J'ai ddvelopp6 cet argument, aprbs beaucoup d'autres, dans SCHNAPPER 1991, pp. 33 et suiv.

(27) SCHNAPPER, 1991, deuxibme partie.

(28) ARON, 1965, p. 14.

(29) ARON, 1965, p. 14.

(30) ARON, 1965, pp. 194 et 279.

(31) SEGUY, 1971.

(32) PAUGAM, 1991.

(33) Carlton J.H. HAYES et Hugh Seton WATSON, dans DELANNOI-TAGUIEFF, 1991, p. 163.

(34) HAMBERG, 1992.

(35) FERRY, 1992.

(36) ISAMBERT, 1976, p. 575.

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