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LE SERVICE SOCIAL DANS DES CONTEXTES TRANSCULTURELS Author(s): Jean Merveille Source: Canadian Social Work Review / Revue canadienne de service social, Vol. 2 ('84), pp. 141- 158 Published by: Canadian Association for Social Work Education (CASWE) Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41669966 . Accessed: 16/06/2014 19:38 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Canadian Association for Social Work Education (CASWE) is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Canadian Social Work Review / Revue canadienne de service social. http://www.jstor.org This content downloaded from 194.29.185.145 on Mon, 16 Jun 2014 19:38:14 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

LE SERVICE SOCIAL DANS DES CONTEXTES TRANSCULTURELS

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LE SERVICE SOCIAL DANS DES CONTEXTES TRANSCULTURELSAuthor(s): Jean MerveilleSource: Canadian Social Work Review / Revue canadienne de service social, Vol. 2 ('84), pp. 141-158Published by: Canadian Association for Social Work Education (CASWE)Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41669966 .

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LE SERVICE SOCIAL DANS DES

CONTEXTES

TRANSCULTURELS

Jean Merveille

DaNS CE TEXTE-REPÈRE qui vient peut-être subvertir l'ordre administratif et professionnel du service social, je propose un paradigme alternatif postulant un nouveau mode de compréhension des problèmes relevant du service social transculturel. Ceci se justifie par la présence au Québec de nombreuses communautés ethniques et culturelles dont les membres sont des utilisateurs réels ou potentiels des services sociaux. Ce phénomène de multiculturalisme entraîne un double corollaire: la diversification des clientèles, sinon des problématiques, de même que l'élargissement de la surface d'intervention des organismes de services sociaux. J'ai tenté d'expliquer ailleurs les enjeux de cette tendance:

(. . .) la formation sociale québécoise connaît de profonds changements dans sa composition ethnique et culturelle. Aux traditionnels clients ou patients leucodermes, catholiques et de vieille souche "canadienne-française" sont venus s'ajouter de nombreux immigrants présentant une grande variabilité ethnique et culturelle, sans compter la clientèle depuis toujours présente des nations autochtones. Toutes choses qui constituent un défi pour la pratique médicale et la conception de programmes socio-sanitaires et qui commandent des modes de traitement adaptés aux caractéristiques variétales et culturelles de ces différentes clientèles.1

Abstract This article is an analysis of social work from the perspective of medical

anthropology, the bridge linking the biological and behavioural sciences. The author reports on the method by which the mental and physical health of minority communities is assessed. The helping relationship practice has been challenged by ethnic minorities requesting that services be adapted to their needs. Social work is increasingly at the mercy of administrative profitability formulas. The author raises the point that true social policy should be geared to the person requesting a helping relationship. Medical anthropologists foresee a day when a new therapeutic contract will be interpreted according to the needs of the native peoples, for instance, who wish to control their own destinies and be more involved in the social project. The author observes that administrators and professionals plan interventions into the lives of ethnic minorities without really knowing the purpose of the intervention or identifying the pitfalls inherent in the intercultural helping relationship. Lastly, the author explains why professionals and corporations create an anthropology of social work.

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Il s'agit donc ici d'une exploration de ce nouveau champ de recherche que représente la pratique des professions de la relation d'aide (gérontologie, médecine, psychiatrie, psychologie clinique, sciences et techniques infirmières, travail social, par exemple) dans les contextes transculturels.

Analyse J'aborde cette analyse dans la perspective de l'anthropologie

médicale, charnière entre les sciences biologiques et les sciences du comportement, qui rend compte des états de santé aussi bien dans des contextes transculturels qu'à l'intérieur même du contexte occidental, en faisant intervenir dans une approche holistique ou globale, selon leur poids spécifique et leur influence relative, les différents facteurs biologiques, psychologiques et socio-culturels qui déterminent ces états de santé. Cette perspective puise sa valeur paradigmatique tout d'abord dans les relations métaphoriques qu'entretiennent entre elles les professions de la santé et du service social, ensuite dans l'institutionnalisation de ces deux disciplines désormais considérées comme des éléments-clés et interreliés du développement social.

(. . .) the fundamental elements of health and social service systems (goals, inputs, processes, outputs, and environment) are perceived to be similar and, therefore, we believe that the two bodies of literature can be fruitfully used as a single source of conceptual and operational data by all who are committed to reducing human want and suffering. (. . .) we believe, and hope, that the future will bring a closer relationship between the two systems: it thus behooves all of us to know more about the history and the future of each of them.2

Aussi, ce n'est pas un hasard si certains anthropologues médicaux ou d'autres chercheurs provenant du champ de la santé s'intéressent de plus en plus aux questions relatives au service social. Certes, il ne s'agit pas de reproduire bêtement le modèle biomédical, d'ailleurs fortement remis en question, mais de proposer un nouveau mode d'explication des problèmes qui assaillent clients et patients des services socio-sanitaires, en tenant compte notamment de multiples facteurs: biologiques, psychologiques et socio-culturels.3

Les limites épistémologiques du modèle psychosocial strict comme cadre conceptuel des interventions en service social

Le projet du service social, principalement dans sa dimension clinique et sans doute à cause d'une longue tradition de cohabitation avec la psychiatrie, est d'intervenir au niveau intrapsychique des personnes qui recourent à l'aide professionnelle. Ce que, déjà en 1922, Mary Richmond appelait "the direct action of mind upon mind."4 À partir d'un tel postulat, la profession se propose d'actualiser son double

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rôle de régulation et de restauration des fonctions altérées chez l'individu, dans la famille ou dans le groupe. Certes, le discours psychosocial, quand il est audacieux, peut admettre l'influence de facteurs biologiques, économiques, politiques ou socio-culturels dans l'existence de la personne-en-situation; dans la pratique, cependant, le modèle n'arrive pas à intégrer les différentes dimensions de la condition humaine et se trouve ainsi condamné au réductionnisme psychosocial. Ceci semble être relié à la conception idéaliste suivant laquelle les êtres humains sont pareils en tous points, avec les mêmes désirs et les mêmes aspirations, les différences culturelles étant plutôt secondaires sinon négligeables.5

On le sait maintenant, ce que les professionnels appellent le "vécu" du client (événement psychotique, problème psychosocial ou tout autre type d'expériences existentielles) est dans une très grande mesure façonné par la culture définie sommairement ici comme un ensemble de traditions, de valeurs, de croyances et de pratiques organisées de façon cohérente et constituant le mode de vie de l'individu. Plus encore, ce "vécu" s'exprime à travers un répertoire ou une gamme de modalités offertes ou prescrites par la culture. Dans cette perspective, on peut prédire que toute intervention au niveau des instances les plus profondes de la personnalité suppose une bonne compréhension de l'univers cognitif du client, concept-parapluie qui englobe les perceptions, les valeurs culturelles, les attitudes, les croyances de même que les idiosyncrasies. Ces éléments cognitifs revêtent une grande importance sémiologique; d'où la nécessité de les bien prendre en compte, de les intégrer dans l'anamnèse du client, car ils peuvent éclairer le tableau clinique auquel ils donnent sens et signification.

À cause justement de son caractère réducteur, le modèle psychosocial strict est potentiellement dangereux, en ce sens que son application peut engendrer des effets adverses chez le client, principalement dans la relation thérapeutique interculturelle. L'une des conséquences les plus connues de la démarche réductionniste, c'est le nihilisme thérapeutique ou la démission du praticien en face des difficultés et des barrières de toutes sortes qui l'empêchent d'"accrocher" le client vite étiqueté comme hostile ou non-coopératif parce que ne répondant pas au traitement. Je peux illustrer cette situation par l'exemple d'un groupe de praticiens découragés après avoir vainement tout essayé dans des cas d'enfants métis jugés non- coopératifs, imprévisibles et imprévoyants. Selon les praticiens, contrairement à leurs pairs euro-québécois, ces enfants réagissaient mal aux plans de traitement et ne montraient aucun désir d'améliorer leur condition.

Il peut être difficile pour un travailleur social, gardien de l'orthodoxie de sa profession, de réaliser l'utilité d'une science fondamentale du comportement comme l'anthropologie dans l'explication des problèmes psychosociaux. Pourtant, depuis au moins une décennie, aux États- Unis comme au Canada, la pratique des professions de la relation

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d'aide est remise en question par les groupes d'usagers et les minorités ethniques qui réclament des services adaptés à leurs besoins spécifiques et veulent exercer certaines formes de surveillance sur les organismes qui contrôlent leurs vies. Tel est le sens de cette pénétrante observation de Miller, lui-même professeur à l'École de service social de l'Université Columbia:

During the initial years of the struggle, the demands from one or another group were for "more" - more schools, jobs, educational opportunities; more health and mental health services or personal and social services. In time, as they realized that "more" was not enough and "better" was less than optimal, these groups changed their demands, opting for "relevance" - relevance to particular individuals and groups and to the life situations shared by each. Client participation became a hallmark of this changing scene. Given the stridency and viability of these demands, and given social work's unique commitment to self-determination as an essential value, it would appear logical to have expected considerable change in the delivery structure and the practice arrangements in clinical settings.6

Le client-alibi: l'approche sestionnelle ou la réification de la relation ďaide

Tel qu'il fonctionne actuellement, le système socio-sanitaire québécois, issu des travaux de la "Commission d'enquête sur la santé et le bien-être social" se caractérise particulièrement par un très haut niveau de bureaucratisation dont la logique repose sur de prétendus calculs de rentabilité. Pour gérer ce système, l'État néo-libéral ou social-démocrate fait appel à une armée de technocrates qui ont supplanté la petite-bourgeoisie traditionnelle et les anciennes élites cléricales. Le nouveau discours s'articule désormais autour de certains termes clés comme, par exemple: administration, coûts/bénéfices, planification, productivité, programmation et réseau.7 Lesemann abonde dans le même sens quand il écrit:

La CESBES [Commission d'enquête sur la santé et le bien-être social] formule les principes d'une réorganisation profonde des services de santé, des services sociaux et des professions. En ce qui concerne le domaine des services, les réformes avancées sont essentiellement de nature bureaucratique, visant à introduire une cohérence et une rationalité entre les divers établissements producteurs de soins constitués en un système global intégré. La planification, la hiérarchisation des établissements, des soins, des décisions, la coordination entre les divers niveaux sont les principales caractéristiques des modèles envisagés. Cette rationalisation et cette systém- atisation des services socio-sanitaires supposent une concen- tration de pouvoirs accrue de la part de l'État, ainsi qu'une transformation du rôle des professions et de leurs organi- sations corporatives.8

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La pratique professionnelle s'exerce dès lors dans un macro- contexte sociétal constitué par des lois ou des mesures administratives appelées "politiques sociales" où se retrouvent aussi bien des préoccupations de justice sociale que des calculs d'ordre actuariel. Par exemple, les pouvoirs publics veulent que les Amérindiens reçoivent des services de qualité au même titre que les autres citoyens; en même temps, ils s'inquiètent du fait que le coût "par tête" semble être plus élevé chez les peuples autochtones. En période de récession économique, les préoccupations actuarielles et managériales l'em- portent sur la qualité des services.

Public social welfare policy continues to emphasize program management and accountability (. . .). Chauncey Alexander makes the interesting assertion that (. . .) emphasis on management has really been a ploy for attacking service objectives. He says the emphasis on management technology "has included such techniques as the reduction or elimination of ideologically undesirable services such as community action agencies and neighborhood health centers; the accusation of inefficiency of cost-productiveness; the substitution of administrative personnel for career professionals; the alteration of service objectives behind the facade of changes in management techniques . . .; and disregard for consumers and professionals (. . Whatever the reason, social welfare organizations are being required to meet increasingly strict management guidelines in order to receive (. . .)funds. This emphasis on management and accountability has an obvious effect on service: workers are being required to spend an ever increasing amount of time documenting their services, leaving less time to actually provide services.9

Au niveau du mésocontexte institutionnel, il s'agit dans une très large mesure d'"administrer" des lois - barbarisme qui recouvre pourtant toutes les acceptions possibles. Cette approche commande la mise au point d'une impressionnante technologie administrative dont on ne voit pas toujours les liens directs avec la profession. Tout se passe comme si l'institution était centrée sur elle-même, préoccupée par sa propre survie. Puisque tout est "gérable," comme on le prétend, organigrammes et arbres de décision sont modelés et remodelés à l'infini, au gré des circonstances ou des crises. On dira, par exemple, que les secrétaires doivent elles aussi apprendre à gérer des sytèmes ou des sous-systèmes; mais on oubliera d'inculquer un savoir ou un savoir-faire particulier au personnel des postes d'accueil, dont le rôle est d'orienter le flot quotidien des clients, parmi lesquels il n'est pas rare de compter des personnes perturbées, fragiles ou timides.

L'approche gestionnelle engendre aussi l'homogénéisation des clientèles qui est la négation même de l'altérité pourtant si essentielle à la compréhension et au traitement des problèmes relevant du service social. Comme la loi relative à l'adoption prescrit qu'un enfant ne peut

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être adopté que par les parents "le plus adéquats possibles" et que, d'autre part, les listes d'attente sont très longues, la tentation sera grande de penser qu'il est égal qu'un enfant amérindien soit adopté par des parents indiens ou non-indiens. Pourvu qu'on réponde à la "demande" et que cette famille, pour sa part, réponde aux critères idéaux prescrits par la loi. Pour les mêmes raisons, on peut considérer l'acharnement thérapeutique comme une autre conséquence de l'approche gestionnelle. Il s'agit, par exemple, de croire qu'on peut appliquer à la lettre, dans une communauté amérindienne adhérant encore au mode de vie traditionnel, toutes les dispositions de la Loi sur la protection de la jeunesse. Sans être un "docteur de la loi," le leader communautaire répondra au gestionnaire qu'il s'agit là d'une attitude bureaucratique et que, de toute façon, il n'appartient pas à ce dernier de définir les règles de vie de la communauté.

(...) what constitutes "proper care" is both a legal and cultural issue, and in many instances it has meant an insistence on conformity by Indian people to non-Indian norms.

Few Indian children are taken away from their homes simply on the grounds of neglect or abuse. More often than not, they are removed after allegations of "social deprivation" and assertions that emotional damage will be suffered if they continue to live with their families. But when separation occurs, responsible tribal authorities and agencies are not always consulted or informed of the actions, families are rarely advised of their rights, nor do the natural parents always understand the nature of the documents or proceedings involved (. . .). Once removed from their families, Indian children are kept in substitute care for long periods of time; they lose their ties with their Native American culture, and sometimes their locations are unknown to their own parents. Agencies frequently contend that returning such adoptees to their parents would adversely affect the children, and so they act to terminate the natural parent's right completely (. . .).10

Vue sous sa forme la plus pernicieuse, l'approche gestionnelle conduit irrémédiablement à un comportement que j'appellerais techno-arrivisme, (cette volonté de "réussir" à tout prix, sans égard pour la clientèle et la profession), toute situation étant mesurée à l'aune de la gestion et non en termes de relation d'aide envers les personnes en détresse. C'est le cas, par exemple, d'un cadre chargé d'un programme destiné à l'une des clientèles les plus fragiles du service social. Si son modèle est le gestionnaire qui a "réussi" à force d'esprit de décision et de sens de la planification, il ne saurait y avoir, dans ces conditions, de place pour le jugement clinique et la sensibilité socio- culturelle, éléments-clés du microcontexte de la relation d'aide qui s'instaure entre le client et le professionnel.

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Zones de dissonnance et de sensibilité dans la relation thérapeutique interculturelle

J'appelle zones de dissonnance et de sensibilité les coordonnées qui constituent la contradiction première et fondamentale de la relation thérapeutique. Cette contradiction, toujours possible même en contexte culturel isomorphe, se manifeste davantage encore dans la relation thérapeutique interculturelle, à cause du racisme rampant et de Pethnocentrisme qui affectent bien souvent ce type de relation. C'est particulièrement le cas lorsque le clinicien, par son statut socio- économique et culturel, appartient à la société dominante, tandis que le client est membre d'une minorité opprimée. En fait, la relation thérapeutique ne s'instaure pas dans le vide; par-delà la simple dimension dyadique, elle se présente comme une transaction culturellement normée, une confrontation entre deux systèmes cognitifs - celui du clinicien et celui du client - comportant chacun sa propre théorie sur l'événement psychosocial qui fait l'objet de la consultation ou du traitement.11

La notion de valeurs est très importante en service social; on peut même dire qu'elle traverse l'histoire de cette profession depuis ses origines jusqu'à nos jours, une histoire marquée notamment par la tradition humaniste judéo-chrétienne et les grands principes du libéralisme démocratique. Théoriquement, du moins. C'est Aptekar qui écrit: "The framework of social work, as we know it, is a set of values," conception partagée par la plupart des auteurs, dont Gordon pour qui: "the values which flow from social work's purposes and methods [constitute] the major substance of social work."12

Ces valeurs ne sont pourtant pas universelles; on s'en rendra vite compte en étudiant, par exemple, la situation des "enfants maltraités," une des problématiques les plus courantes en service social. Faute d'une mise en perspective transculturelle, la transaction entre des parents réputés abusifs et les autorités de la protection de la jeunesse risque de provoquer des drames. Douyon, qui est psychologue et, à ce titre, souvent appelé comme expert dans des cas d'enfants haïtiens suivis par le CSS du Montréal Métropolitain, témoigne:

On peut comprendre dès lors qu'une loi, comme la loi 24 qui figure une approche à la fois sociale et légale de la protection de la Jeunesse puisse susciter des problèmes pour l'administra- tion de la Justice dans les cas impliquant la clientèle d'origine haïtienne. Cette loi repose sur une certaine conception de l'intérêt de l'enfant, sur une philosophie des valeurs familiales, et sur un modèle de développement de la personnalité, sans doute conformes à la mentalité des québécois de vieille souche, mais susceptibles d'entrer en conflit avec les idiosyncrasies culturelles de certains groupes de migrants au Québec.

D'où la nécessité d'une réinterprétation ou d'une mise en perspective lorsqu'il s'agit d'accorder la légalité ou la légitimité dans l'évaluation des jeunes haïtiens face à la Justice des mineurs au Québec (...)

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La coutume de battre les enfants (...) est soumise en Haïti à un système de contrôle social informel (. . .). La police et la Justice n'interviennent dans cette juridiction privée de la famille que dans les cas extrêmes où des sévices corporels étendus et répétés exigent le recours aux autorités publiques (...)

(...) Dans le cas de certaines minorités ethniques comme celle des haïtiens au Québec, les prétendus mauvais traitements appliqués aux enfants traduiraient vraisembla- blement un conflit entre des valeurs culturelles opposées.13

Sur le plan général et plus théorique, ce seul exemple des "enfants maltraités" trahit une dissonnance cognitive, une confrontation entre les valeurs occidentales dominantes et les valeurs traditionnelles d'autres peuples. S'opposent donc ici le dogmatisme d'une prétendue éthique universelle et la souplesse du relativisme culturel fondé sur l'étude des réalités concrètes.

The meaning of the term child abuse depends greatly on the frame of reference of the individual using the term. The public credo of Western industrialized nations asserts that any child has rights to develop under conditions promoting physical and emotional well-being and that practices injurious to either are liable to be labeled abusive or neglectful. Western tradition stresses (at least ideally) individual autonomy and indepen- dence both in terms of physical mobility and in terms of attitudes and skills that enable the individual to function as an economic independent. In many traditional societies, the individual is a different conceptual entity - born into an already established kindred whose continuing integration is often culturally defined as taking priority over the interest and even survival of a particular child (...). 14

Sur la base de tout ce qui précède, j'ai identifié trois zones de dissonnance et de sensibilité parmi toutes celles qui sont susceptibles de retenir l'attention des chercheurs: la communication, les perceptions et les modèles explicatoires.

La communication entre le client et le clinicien Le service social n'est pas seulement une profession ou une

tradition; c'est aussi une façon de voir le monde, un univers particulier, bref une sous-culture acquise dans des écoles spéciales et dans des milieux de formation ou de pratique. Comme telle, la profession de service social reproduit la culture en vigueur dans la société globale. De leur côté, la plupart des clients issus des minorités ethniques qui recourent aux services de la profession abordent la relation thérapeutique à partir de leur propre univers (différent) ou de leur position de classe (dominée), avec des limites sur le plan de l'éducation formelle. Ceci aura une influence déterminante sur l'entrevue clinique, événement singulier qui se déroule dans un cadre spatio-temporel précis et bien réglé, dont les principales phases sont la recherche de

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renseignements cliniques ou généraux, l'établissement ďun diagnostic et, éventuellement, l'instauration d'un plan de traitement en vue de la relation d'aide. Cette séquence idéale peut se dérouler tout naturellement, presque sans complications, quand travailleur social et client sont des pairs, avec les mêmes caractéristiques culturelles et socio-économiques. Cependant, dans une rencontre clinique inter- culturelle, la communication peut souvent emprunter bien d'autres voies ou même prendre une toute autre forme.

Consider briefly the social setting in which many social work interviews take place. They are usually held in an office, away from the more naturalistic settings of behavior in which most clients are comfortable. They are highly structured events, both in terms of time (with specific beginnings and ends) and in the relative status (usually unequal) of the participants. Emphasis is placed on the immediate problem that has brought the participants together, and there is little time for informalities other than handshakes or cursory comments about the weather. The interview is expected to result in some "outcome" - a verbal agreement, a signed document, a prod to some kind of action - and this "outcome" is expected by the worker to be additive to the ongoing interviewer-interviewee relationship. Finally, the relationship is expected to terminate at some future point, so that the social worker can go on to the other, similarly structured encounters with other clients. In short, the brevity and formality of the traditional social service interviewing process suggest that it is a communication style expressive of a certain type of culture, namely bureaucratic culture. The social service agency is one important manifestation of this culture, and the formal interview is one of its culturally peculiar modes of "communicative competence."15

La communication est également conditionnée par la maîtrise des champs sémantiques à l'intérieur desquels le discours verbal ou non verbal trouve son sens. J'ai rapporté ailleurs le cas d'un immigré haïtien qui se présente en entrevue d'admission dans un centre hospitalier de Montréal, se plaignant de toutes sortes de maux, dont une grande fatigue. Le médecin québécois qui le reçoit, soupçonnant quelque condition psychosomatique telle que le stress, l'interroge sur ses loisirs. À quoi le patient répond: "... Je rencontre des amis avec qui je donne des audiences . . ."Le médecin en conclut que le patient fonctionne mal et doit être orienté en psychiatrie, parce que seuls des dignitaires accordent des audiences. Or, en créole, la langue maternelle de cet immigré, bay odians (traduction littérale: "donner des audiences") veut tout simplement dire: "parler de choses et d'autres," "bavarder," "causer" ou plus simplement encore "jaser." Le clinicien était donc pris au piège de la polysémie; malgré les apparences, son vis-à-vis ne parlait pas français! Cette incommuni- cabilité aurait pu être tragique, n'était-ce l'intervention d'un autre clinicien, celui-là créolophone.16 Cette histoire révèle deux choses, à

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savoir: la fausse conception selon laquelle les Haïtiens sont francophones par définition et l'absence d'un contrat sémantique entre le clinicien et son patient.

Les perceptions Nous pénétrons dans le royaume de l'idéo-logique, cette logique qui

se retrouve derrière la représentation que les partenaires de la relation thérapeutique interculturelle se font l'un de l'autre ou de leur univers réciproque. Étudiant les facteurs socio-culturels qui conditionnent la relation thérapeutique, Acosta, Yamamoto et Evans soutiennent:

(...) there is a tendency to stereotype the working class, the poor, and the minorities as being "losers" because they do not fit the stereotype the therapists have of "winners" who are like themselves. Poor people are easily considered blameworthy for being in that situation. Professionals often believe that everyone should side with the American success formula of individualism, hard work, and perseverance. Those who are not in a "success" level are then seen as "losers" in the races to riches, power, and status.17

Une ethnographie de la pratique professionnelle dans les milieux du service social permettrait d'établir un véritable compendium des attitudes et des représentations qui ont cours dans ces milieux. Je cite, au hasard: - le cas relativement récent de cette travailleuse sociale diplômée

d'une École de service social pourtant réputée "progressiste" qui, voulant expliquer ou justifier ses attitudes racistes envers les Amérindiens, tient ce discours: ". . . les Amérindiens sont un peuple Sâté";

- la situation de Michael (pseudonyme), un jeune amérindien aujourd'hui âgé d'environ 17 ans, placé dans une famille québécoise rurale quelque temps après sa naissance, pour des raisons de santé. La dynamique de ce placement épouse les contours du "modèle exclusif" dégagé par Holman et repris dernièrement par Vachon.18 D'après ce modèle, "les parents d'accueil ont tendance à considérer l'enfant comme leur propre enfant (...)" et ils "perçoivent souvent les parents biologiques comme indignes, irresponsables, et ils sont réticents à informer les enfants placés de leurs antécédents." Comme de fait, au cours d'une consultation, Michael dira qu'il n'est pas Amérindien. Par la suite, se réfugiant derrière son phénotype, il tentera de faire accroire à ses amis qu'il est Vietnamien. Mais ce n'est pas tout! La mère d'accueil elle-même, voulant faire la leçon aux travailleurs sociaux chargés du cas de l'adolescent, dira: ". . . Un Indien, c'est paresseux, menteur, hypocrite . . ." Un proche de cette même famille d'accueil à l'endroit duquel Michael a commis une infraction tient, quant à lui, ce discours: "Malgré tout ce qu'on a fait pour lui, il reste semblable aux autres Indiens . . ." La plupart des perceptions et des attitudes énoncées précédemment

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ne sont pas innocentes. À travers les termes descripteurs et les connotations qu'elles véhiculent, elles renvoient en fin de compte au projet permanent de l'entreprise colonialiste qui est l'oppression des minorités.

Pour illustrer mon propos sur l'idéologie raciste et paternaliste de la société dominante, je me réfère au discours de Joseph-Etienne Guinard, missionnaire chez les Amérindiens de la région de Maniwaki et de la Haute-Mauricie. C'était pendant les années quarante, en pleine éclosion d'un mouvement millénariste qui avait gagné, entre autres, les communautés amérindiennes de Maniwaki, Lac Victoria et Lac Barrière (Lac Rapide). Après avoir enguirlandé l'anthropologue américain Daniel Sutherland Davidson (1900-1952) de même que les leaders amérindiens parmi lesquels se détachemt les figures de J.B. Chabot et de Jules Sioui, tous considérés comme des "agitateurs," le missionnaire étale à pleines pages sa vraie perception de ses "amis Indiens." Voici un échantillon de ce discours raciste et paternaliste:

Les indiens n'ont pas de raisons sérieuses de se plaindre ainsi du Ministère des Affaires indiennes ou du gouvernement canadien. On leur donne tellement que tous les colons sont presque justifiés d'en être jaloux. Le Ministère bâtit des écoles, fournit le chauffage et l'entretien, paie le salaire des institutrices, achète des livres, le papier, les crayons. Il engage des médecins, fournit les remèdes et les soins dans les hôpitaux. Il donne des rations aux malades, aux vieux, aux infirmes et aux nécessiteux. Il va même parfois jusqu'à payer des vêtements, des chaussures ou différents objets nécessaires à une vie normale. En un mot, le Ministère fait tout pour eux. En plus de tout cela, comme des princes, ils ne paient pas de taxes. Les Indiens de Maniwaki détiennent une réserve de quarante- quatre mille acres, soit environ cent cinquante milles carrés pour satisfaire cent trente familles. A l'intérieur de cette réserve, le Ministère entretient les ponts et verse un salaire aux Indiens lorsqu'ils travaillent à améliorer l'état des chemins. La réserve indienne les protège contre tous les importuns à tel point que nul créancier n'est en droit de saisir les biens d'un Indien criblé de dettes si ces biens se trouvent à l'intérieur des limites de la réserve. (...) Encore faut-il souligner que mon énumération ne vise que les avantages les plus évidents. "Les Indiens sont trop gâtés par le Ministère," me confiait un jour un de leurs agents. Force est d'admettre que c'est bien vrai. Il sont les petits préférés du gouvernement qui fait pour eux ce qu'il ne fait pour personne d'autre. Or, voilà que des étrangers viennent les convaincre qu'ils n'en ont pas encore assez et voilà que, sans réfléchir, nos Indiens réclament à tort et à travers des droits qu'ils n'ont pas. C'est une ingratitude de leur part, certes, et il serait préférable de leur rappeler souvent combien de millions de dollars le gouvernement canadien, dans sa pitié, dépense pour eux chaque année. Bien sûr, les Indiens méritent notre pitié et un traitement de faveur. Ne leur a-t-on pas pris leurs terres, leurs forêts; en un mot leur pays? Bien que

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sauvages, ils n'ont jamais pris les armes contre nous. Ils méritent donc notre sollicitude, mais de là à ce qu'ils revendiquent davantage, j'y vois une marge inacceptable.19

Les modèles d'explication Kleinman en tête, les anthropologues médicaux ont développé une

littérature relativement abondante sur les modèles d'explication. Il s'agit essentiellement de la représentation, implicite chez le patient (ou le client), des causes de son problème, de la façon de le résoudre et du type de thérapeute le mieux qualifié pour traiter ce genre de situation. Dans la relation thérapeutique interculturelle, le discours du patient sur sa propre condition emprunte un réseau sémantique spécifique se référant à un contexte socio-culturel précis qui peut entrer en contradiction avec celui du thérapeute:

(...) We could argue that in coming to the worker with a specific problem having to do with the health of a child, for instance, the client has an implicit "explanatory model" of how the child became sick, what the symptoms are and what they mean, what has been observed to be effective with such symptoms before, why certain therapeutic procedures are deemed useful or not, and why some kinds of health advisors are preferable to others. All this conceptualization of the health problem is something that the client knows, whether or not he or she can articulate it well.20

D'après le modèle psychosocial strict qui prédomine dans le service social traditionnel, il faut chercher l'explication des problèmes à l'intérieur des coordonnées cartésiennes de l'appareil hypothético- déductif. Tout ce qui n'est pas conforme à ce modèle ou se structure en dehors de ces coordonnées tombe dans la catégorie des conceptions dites folkloriques, bizarres ou magiques. En aplatissant ainsi la réalité multiple du client "ethnique," le modèle le prive du même coup de toute la richesse clinique nécessaire à la compréhension et au traitement de sa condition.

Beaucoup d'Haïtiens de la diaspora continuent d'avoir leur propre explication des problèmes psychosociaux qui peuvent survenir dans leur entourage. Par exemple, quand un enfant a mal tourné (délinquance, trouble du comportement), on a généralement tendance à attribuer son comportement à des causes surnaturelles: la jalousie, la malédiction qui pèse sur l'enfant lui-même ou sur les membres de sa famille. En cas d'échec du traitement institué par les professionnels de la relation d'aide, il n'est pas rare que la famille entreprenne la démarche d'abandon de ce traitement et qu'elle recoure aux réseaux de support naturels ou à des guérisseurs - en diaspora ou parfois même au pays d'origine. Ces personnes-ressources sont des techniciens du sacré, réputés habiles dans le traitement de ces problèmes, et capables de maîtriser la séquence du malheur ou d'éloigner le mauvais sort qui habite l'enfant. Pour mieux comprendre

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une telle démarche, il faudrait peut-être se référer à la théorie sur les stratégies de recours à Faide (help-seeking behaviour ) et bien connaître le rôle et le mode de fonctionnement des structures de médiation qui opèrent dans toute communauté.21

Gloria (pseudonyme), une jeune algonquine de 15 ans, a déjà vécu des périodes de grande effervescence, contrairement à la plupart des adolescentes de son âge et de son milieu. Très sensible au mouvement messianique qui travaille sa communauté, elle a même déjà eu des révélations et attribue ses problèmes de comportement au mauvais sort jeté par un jeune homme qu'elle a refusé de suivre. Événement plutôt rare dans cette communauté, Gloria est violée par son propre père qui avoue l'inceste. Quelques jours à peine après l'événement, à la suite d'une beuverie, le père incestueux meurt de mort violente. Un accident, diront les membres de la communauté; thèse que la faculté ne semble pas accréditer étant donné l'ampleur et la nature des dégâts traumatologiques. Mes informateurs amérindiens m'apprendront par la suite que, de toute façon, cet homme devait mourir parce qu'il avait violé sa fille et levé la main sur sa propre mère. Ordalie, manifestation de la justice immanente ou forme de répression secrète? Qu'importe! L'ordre familial et communautaire est rétabli par la mort du transgresseur. Cela, sans intervention de la justice des autres . . .

Par ailleurs, au cours de la cérémonie d'inhumation, j'ai pu observer une scène qui rejoint la tradition de l'ethnodrame. À un moment donné, la mère du défunt (grand-mère de Gloria) se met à frapper l'adolescente et à proférer contre elle des imprécations, l'accusant, devant tout le village assemblé, d'avoir "tué" son père. Ceci semble vouloir dire que par son comportement, Gloria avait été elle-même une occasion de scandale et que, d'autre part, en dénonçant l'inceste du père, elle avait attiré automatiquement sur ce dernier la rigueur de la justice immanente. À mon avis, c'est ce qui a valu à l'adolescente ce rôle de parricide désignée.

Pour un nouveau type de contrat thérapeutique interculturel

Je veux énoncer ici quelques propositions qui sont comme des balises, capables de guider les interventions des organismes de services sociaux dans des contextes transculturels. En fait, il s'agit de conditions "facilitantes" qui ne sauraient en rien remplacer l'habileté clinique elle-même. Ces propositions intéressent trois domaines principaux: la formation professionnelle, les ressources humaines et la gestion des services.

La formation professionnelle Les organismes de services sociaux sont tributaires des collèges et

des universités pour la formation de leur personnel clinique. Or, la plupart de ces institutions, sinon toutes, ne dispensent encore aucun enseignement systématique sur les modes d'intervention dans des contextes transculturels. Sans doute, les étudiants suivent des cours

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optionnels ou obligatoires en anthropologie générale; mais ce mince bagage culturologique est loin de répondre aux besoins spécifiques des futurs praticiens qui vont exercer leur profession dans des contextes transculturels. Les professionnels qui interviennent déjà dans ces contextes devraient pouvoir bénéficier de programmes de formation continue. Il faudrait également ajouter le personnel des postes ďaccueil que les collègues anglo-saxons appellent si bien gatekeepers (réceptionnistes, secrétaires, préposés à l'admission, par exemple) et qui sont appelés à établir les premiers contacts avec la clientèle des minorités ethniques. Le but principal de cette formation - variable et multiforme selon les catégories de travailleurs visés - serait d'inculquer à ces derniers une approche transculturelle, par la connaissance des cultures particulières de leurs clientèles et le développement d'une certaine sensibilité socio-culturelle, toutes choses qui ne sont jamais acquises une fois pour toutes mais sont plutôt le résultat d'un long apprentissage théorique et surtout pratique.22

On connaît la boutade désormais célèbre: la guerre est une chose trop importante pour en laisser la conduite aux militaires; d'autres l'ont reprise à leur compte en disant, par exemple, que la santé est bien trop importante pour en laisser la responsabilité aux seuls médecins. Abstraction faite de la malice que ces analogies peuvent cacher, on pourrait en dire autant du service social transculturel. En termes clairs, les organismes de services sociaux qui interviennent auprès des minorités ethniques devraient s'ouvrir à une certaine multidisciplinarité qui consisterait, par exemple, à recourir à l'expertise de spécialistes des sciences du comportement particulièrement versés dans les transactions interculturelles. Ces consultants, qui interviendraient de façon ponctuelle ou sur une base permanente, auraient notamment comme rôles de: - participer à la conception de programmes et services adaptés aux

besoins spécifiques des clientèles ethniques; - collaborer avec le personnel dans la recherche des renseignements

cliniques nécessaires à l'étude des cas; - favoriser l'établissement de relations thérapeutiques adéquates en

vue de faciliter le diagnostic et le traitement; - aider le client à bien comprendre sa condition, lui fournir le support

et l'orientation nécessaires tout au cours du traitement.23

Les ressources humaines Comme pour la formation professionnelle, il n'existe pas de politique

conséquente dans la dotation en personnel chargé de dispenser des services sociaux aux clientèles provenant des minorités ethniques. C'est non seulement une question idéologique - on tient peu compte des minorités ethniques, particulièrement celles qui sont dominées; mais c'est aussi une question pratique en ce sens que la dotation en personnel est régie par la législation du travail. Quoi qu'il en soit, on peut dégager quelques modalités de fonctionnement visant à doter les

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services sociaux transculturels de ressources humaines mieux adaptées aux besoins et à la culture des clientèles ďorigines ethniques différentes. Par exemple: - on devrait favoriser la formation et le recrutement d'un personnel

professionnel issu des communautés-clientes. Sinon, on ne devrait retenir pour ce genre de postes que les personnes qui, par leur expérience de vie, leurs qualités humaines (tolérance, respect ďautrui, ouverture d'esprit, maturité) et leur sensibilité socio- culturelle pourraient démontrer des aptitudes dans le dévelop- pement d'authentiques relations interculturelles. La maîtrise de la langue vernaculaire parlée dans la communauté-cliente serait, comme on dit, un atout très important;

- les organismes de services sociaux ne devraient pas hésiter à recourir, le cas échéant, aux réseaux de support communautaires qui recèlent bien souvent toute une variété de médiateurs au plan culturel. Ces derniers, même s'ils ne bénéficient pas d'une formation professionnelle en service social, peuvent jouer un grand rôle dans l'établissement de relations thérapeutiques interculturelles entre les professionnels appartenant à la culture dominante et les clients provenant de leur propre communauté. À ce titre, ces médiateurs devraient être considérés comme des partenaires ou des collègues et non comme de simples messagers;

- le respect mutuel devrait être la règle d'or régissant les relations entre les professionnels de la culture dominante et ceux des minorités ethniques; la même règle devrait régir les relations de ces professionnels avec les clients de leurs collègues;

- depuis qu'elles ont conquis leurs titres de noblesse, les familles d'accueil sont devenues un rouage très important dans la distribution des services sociaux; car c'est grâce à leur collaboration que s'actualisent bien souvent les plans de traitement. C'est pourquoi les organismes de services sociaux devraient accorder un soin particulier dans le recrutement, le choix et la formation des familles appelées à accueillir chez elles des clients appartenant à une culture différente. À moins de contre-indications sérieuses, les clients provenant de minorités ethniques devraient être confiés à des familles d'accueil choisies dans leur communauté.

La gestion des services Selon l'expression consacrée, là où le nombre le justifie, les

communautés culturelles devraient gérer, à différents niveaux, leurs propres services sociaux, sous réserve, bien entendu, des relations obligées avec les institutions de l'Etat et les organismes qu'on retrouve sur le plan local et régional. Dans le cas contraire, des représentants de ces communautés devraient occuper des postes de responsabilité au sein des conseils d'administration ou dans tout autre centre de décision des organismes de services sociaux qui contrôlent la vie de leurs congénères.

L'autonomie de gestion proposée ici ne saurait constituer en soi une

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garantie quant à l'efficacité ou la pertinence des services. Dans la pratique, les nouveaux gestionnaires pourraient être tentés de reproduire, avec les mêmes effets, le modèle bureaucratique qui prévaut dans la société dominante. Il en est de même de la formation du personnel professionnel qu'on enverrait, pour des raisons de prestige, poursuivre des études dans des institutions de haut savoir dont la réputation est quelquefois surfaite et qui ne dispensent pas nécessairement un enseignement théorique et pratique conforme à la réalité des communautés culturelles.

Conclusion Dans une certaine mesure, ce texte en aura donc été un de rupture.

Par rapport, tout ďabord, au modèle psychosocial strict du service social, influencé par l'idéologie sournoise du melting pot réducteur qui occulte les réalités culturelles des minorités ethniques; par rapport, ensuite, à la tentation managériale et planificatrice qui homogénéise les besoins humains et réifie la relation d'aide authentique. Même quand ils empruntent des voies différentes, le modèle psychosocial strict et l'approche gestionnelle participent, en réalité, d'un projet commun qui est l'intégration des minorités dans la société dominante.

Gestionnaires et professionnels se proposent d'intervenir dans la vie des minorités ethniques sans bien connaître l'objet de leurs interventions et sans identifier les pièges ou les difficultés qui forment la trame de la relation d'aide interculturelle. Tout au long du texte, j'ai donc tenté d'élaborer une conceptualisation préalable du service social dans des contextes transculturels. Sans exagérer les différences, il fallait, en effet, cerner toutes les dimensions de la relation d'aide interculturelle et repérer les contours de l'espace de confrontation où se meut cette relation singulière entre thérapeutes et clients en situation hétéromorphe, pour revenir enfin à la simplicité fondamentale de la profession du service social: un nouvel art . . . d'aider.

Par ailleurs, il serait regrettable que les thèses énoncées dans ces pages soient perçues comme une simple vue de l'esprit - naïves et académiques. La réalité dont elles s'inspirent est autrement brutale. En effet, de plus en plus, les minorités ethniques revendiquent des services plus conformes à leurs besoins spécifiques et dont le mode de distribution soit respectueux de leurs réalités socio-culturelles; les femmes victimes de la violence s'organisent sur des bases populaires; des francs-tireurs tentent de prendre en charge le problème de la prostitution juvénile; des personnes adoptées et d'autres dont les enfants avaient été adoptés lancent un mouvement populaire engagé dans la recherche des antécédents (mouvement des retrouvailles). Toutes ces initiatives sont entreprises bien souvent en dehors des circuits institutionnels quand ce n'est pas carrément contre ces derniers. De leur côté, les pouvoirs publics, qui ne sont pas à une contradiction près, dénoncent le gigantisme de leurs propres institutions dont ils se proposent de dégraisser l'appareil bureaucratique.

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Tout cela et bien d'autres choses encore devraient inciter les uns et les autres à réfléchir, à sortir des sentiers battus, pour emprunter le chemin de l'innovation. En ce qui concerne le service social dans des contextes transculturels, les minorités ethniques de même que les universités, les organismes de services sociaux et les corporations ou associations professionnelles devraient décidément mettre à l'ordre du jour la fondation d'une anthropologie du service social.

Jean Merveille termine sa thèse de doctorat (PhD) en anthropologie médicale, à l'Université Laval, Québec . Il compte, par ailleurs, plusieurs années d'expérience de terrain en pays algonquin et de gestion dans le système socio-sanitaire québécois.

RÉFÉRENCES

1 Merveille, J. , Une étude d'anthropologie clinique : l'approche émique des problèmes de santé chez des patients amérindiens de " Lac Rapide, "au Québec , Projet de thèse de doctorat (anthropoloaie médicale), Université Laval, pp. 6-7, 1983.

2 Meilicke C.A. and J.L. Storch (eds.), Perspectives on Canadian Health and Social Services Policy: History and Emerging Trends, p. XI. Health Administration Press, Ann Arbor, Michigan, 1980.

3 Green J.W., Cultural Awareness in the Human Services. Prentice-Hall, Inc., Englewood Cliffs, N.J., 1982. Ce livre, qui contient d'importantes contributions de professionnels de la relation d'aide et de chercheurs en sciences du comportement, constitue l'une des meilleures références dans le champ du service social transculturel.

4 Cité par H.S. Strean, " Worker-Client Relationships." In: Handbook of Clinical Social Work, A. Rosenblatt and D. Waldfogel (eds.), p. 266. Jossey-Bass Publishers, 1983.

5 Green J.W., op. cit., p. 3. 6 Miller S.O., "Practice in Cross-Cultural Settings." In: Handbook of Clinical Social Work , A. Rosenblatt and D. Waldfogel (eds.), p. 499. Jossey-Bass Publishers, 1983.

7 Voir, entre autres, la très bonne analyse de G . Renaud, L'éclatement de la profession en service social, Éditions coopératives Albert St-Martin, Montréal, 1978.

8 Lesemann F., Du pain et des services: la réforme de la santé et des services sociaux au Québec, p. 131. Éditions coopératives Albert St-Martin, Montréal, 1981.

9 Popple P.R., "Contexts of Practice." In: Handbook of Clinical Social Work, A. Rosenblatt and D. Waldfogel (eds.), p. 89. Jossey-Bass Publishers, 1983.

10 Green J.W., op. cit., pp. 18-19. 11 Guidano V.F. and G. Liotti, Cognitive Processes and Emotional Disorders: A Structural Approach to Psychotherapy, p. 199. The Guilford Press, New York, 1983.

12 Cité par J.L. Vigilante, "Professional Values." In: Handbook of Clinical Social Work, A. Rosenblatt and D. Waldfogel (eds.), pp. 58-69. Jossey-Bass Publishers, 1983.

13 Douyon E., "Les jeunes haïtiens et la justice des mineurs au Québec." In: Enfant de migrants haïtiens en Amériques du Nord, sous la direction de C. Pierre-Jacques, pp. 102-110. Centre de recherches caraïbes, Université de Montréal, 1982.

14 Draper P., Review of: Child Abuse and Neglect: Cross-Cultural Perspective, J. Korbin (ed.). University of California Press, Berkeley, 1981, American Anthropologist, Vol. 85, no. 3, pp. 693-694, September 1983.

15 Green J.W., op. cit., p. 82. 16 Merveille J., Quelques paramètres de l'anthropologie clinique, Synthèse I présentée dans le cadre du doctorat en anthropologie médicale, Université Laval, p. 20, 1982.

17 Acosta F.X., J. Yamamoto and L.A. Evans, Effective Psychotherapy for Low-Income and Minority Patients, p. 5. Plenum Press, New York and London, 1982.

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18 Vachon J. , "Soins d'accueil et visites parentales: une incompatibilité?" Service social , vol. 31, nos. 2-3, pp. 330-340, juillet-décembre 1982.

19 Bouchard S., Mémoires d'un simple missionnaire: le père Joseph Etienne Guinard, o.m.i. ( 1864-1965 ), pp. 216-217. Ministère des affaires culturelles, Québec, 1980. 20 Green J.W., op. cit., p. 37.

21 Pour les structures de médiation, voir entre autres: L.S. Levin and E.L. Idler, The Hidden Health Care System: Mediating Structures and Medicine. Ballinger Publishing Company, Cambridge, Mass., 1981. Quant aux stratégies de recours à l'aide (help seeking behaviour), elles constituent un des thèmes majeurs de la recherche en anthropologie médicale.

22 Green J.W., op. cit., pp. 211-232. 23 Froelich R.E. and F.M. Bishop, Clinical Interviewing Skills: A Programmed Manual for Data Gathering , Evaluation , and Patient Management , p. 4. The C.V. Mosby Company, third edition, Saint Louis, 1977.

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