Le Siècle de Alain Badiou

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Libro de Alain BadiouEl siglo xx ha sido juzgado y condenado: siglo del terror totalitario, de las ideologías utópicas y criminales, de las ilusiones vacías, de los genocidios, de las falsas vanguardias, de la abstracción como sustituto ubicuo del realismo democrático. No deseo abogar por un acusado que sabe defenderse solo. Tampoco quiero, com o Frantz, el héroe de la pieza de Sartre Los secuestrados de Altona, proclamar: “Me eché el siglo al hombro y dije: ¡Responderé por él!”. Sólo quiero examinar lo que este siglo maldito, desde el interior de su propio devenir, ha dicho que era. Quiero abrir el legajo del siglo, tal como se constituye en el siglo y no por el lado de los sabios jueces ahítos que pretendemos ser. Para hacerlo, utilizo poemas, fragmentos filosóficos, pensamientos políticos, obras teatrales. Todo un material, que algunos presumen anticuado, a través del cual el siglo declara en pensamientos su vida, su drama, sus creaciones, su pasión. Y veo entonces que a contrapelo de todo el juicio pronunciado, esa pasión, la del siglo xx, no fue en modo alguno la pasión por lo imaginario o las ideologías. Y menos aún una pasión mesiánica. La terrible pasión del siglo xx fue, contra el profetismo del siglo xix, la pasión de lo real. La cuestión era activar lo Verdadero, aquí y ahora. A. B.

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  • Le Sicle

  • ALAIN BADIOU

    Le Sicle

    DITIONS DU SEUIL 27 rue Jacob, Paris vr

    R930

  • L'ORDRE PHILOSOPHIQUE COLLECTION DIRIGE PAR ALAIN BADIOU

    ET BARBARA CASSIN

    ISBN 978-2-02-057930-8

    ditions du Seuil, janvier 2005 Le Code de la proprit intellectuelle interdit les copies ou reproductions dcstines une utilisation collective, Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite par quelque procd que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et eonstiLUe une contrefaon sanetionne par les articles

    L 335-2 et suivants du Code de la proprit intellectuelle.

    www.editionsduseuil.fr

    R930

  • Ddicace

    L'ide mme de ces textes n'a pu me venir que de ce que Natacha Michel, contre-courant des anathmes jets sur les rvolutions et les militants, faisant fi de l'annulation de tout cela par les dmocrates d'aujourd'hui, a un jour prononc la sen-tence : Le xxe sicle a eu lieu.

    La matrice de ces treize leons provient d'un sminaire donn au Collge international de philosophie, pendant les annes uni-versitaires 1998-1999, 1999-2000 et 2000-2001.

    Je remercie donc le Collge, et singulirement son prsident de ces annes, Jean-Claude Milner, de m'avoir donn abri pour l'expos public de ces considrations.

    Je remercie les auditeurs du sminaire, dont l'appui collectif a seul donn sens l'entreprise.

    Je remercie Isabelle Vodoz, dont les excellentes notes prises au vol des improvisations, et leur dactylographie, ont servi de matire premire pour ce petit livre.

  • 21 octobre 1998

    1. Questions de mthode

    QU'EST-CE qu'un sicle? Je pense la prface que Jean Genet crit pour sa pice Les Ngres*l. Il y pose ironique-ment la question: Qu'est-ce qu'un ngre? Et il ajoute: Et d'abord, de quelle couleur c'est? J'ai de mme envie de demander: un sicle, cela fait combien d'annes? Cent ans? C'est cette fois la question de Bossuet2 qui s'impose: Qu'est -ce que cent ans, qu'est-ce que mille

    * Les rfrences des ouvrages cits sont donnes en bibliographie. 1. Les Ngres, comme presque tous les textes de Genet postrieurs

    ses romans initiaux (donc les textes postrieurs l'norme Saint Genet, comdien et martyr de Sartre), est un document capital sur le sicle, pour autant qu'il s'agit de phraser le rapport des Occidentaux blancs ce qu'on pourrait appeler leur inconscient historique noir. Tout de mme que Les Paravents tentent de faire thtre, non des anecdotes de la terrifiante guerre coloniale en Algrie, mais de ce qui s'y dplie quant aux sujets, unique tentative de ce genre, si l'on excepte, bien entendu, le splendide et solitaire Tombeau pour cinq cent mille soldats de Guyotat, qui fait de la guerre une sorte de pome matrialiste, semblable au pome de Lucrce.

    La tentative littraire de Genet trouve son aboutissement dans ce qui, mes yeux, est son chef-d'uvre, Un captif amOUrelLt, une prose, cette fois, et non plus une pice de thtre, qui porte l'ternit un moment crucial de la guerre des Palestiniens contre Isral, et aussi, avec les Panthres noires, un moment de la perptuelle et secrte guerre civile qu'on appelle les tats-Unis.

    2. Je ne crois pas qu'on lise encore beaucoup Bossuet, et notamment le Sermon sur la mort, que je cite ici. C'est pourtant il faut rendre cette

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    ans, puisqu'un seul instant les efface? Demandera-t-on alors quel est l'instant d'exception qui efface le xxe sicle? La chute du mur de Berlin ? Le squenage du gnome? Le lancement de l'euro ?

    supposer mrne que nous parvenions construire le sicle, le constituer comme objet pour la pense, s' agira-t-il d'un objet philosophique, expos ce vouloir singulier qu'est le vouloir spculatif? Le sicle n'est-il pas d'abord une unit historique?

    Laissons-nous tenter par cette matresse du moment, l'Histoire. L'Histoire, qu'on suppose tre le massif support de toute politique. Je pourrais raisonnablement dire, par exemple: le sicle commence avec la guerre de 14-18, guerre qui inclut la rvolution d'Octobre 17, et il s'achve avec l'croulement de l'URSS et la fin de la guerre froide. e' est le petit sicle (soixante-quinze ans), fortement unifi. Le sicle sovitique, en somme. Nous le construisons l'aide de paramtres historiques et politiques tout fait reconnaissables, tout fait classiques: la guerre et la rvolution. Guerre et rvolution sont ici spcifies mondial . Le sicle s'articule autour de deux guerres mondiales d'un ct, de l'autre autour de l'origine, du dploiement et de l'croulement de l'entreprise dite com-muniste comme entreprise plantaire.

    D'autres, il est vrai, galement obsds par l'Histoire, ou par ce qu'ils nomment la mmoire , comptent le

    justice Philippe Sollers qui en soutient de longue date, et avec obstination, le propos - une des plus fortes langues de notre histoire. Pour qui en outre s'intresse, comme nous supposons que le fait le lecteur du prsent opus-cule, au bilan des sicles, il est important de lire, en Bossuet, le dfenseur le plus consquent d'une vision providentialiste, et donc rationnelle, quoique excdant les ressources de notre intellect, de l'histoire humaine.

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    sicle tout autrement. Et je peux les suivre sans difficult. Le sicle est cette fois le lieu d'vnements si apocalypti-ques, si effroyables, que la seule catgorie qui soit appro-prie en prononcer l'unit est celle de crime. Crimes du comrnunisme stalinien et crimes nazis. Au cur du sicle, il y a alors, Crirne donnant la mesure des crimes, l' extermi-nation des juifs d'Europe. Le sicle est un sicle maudit. Pour le penser, les paramtres majeurs sont les camps d'extermination, les charnbres gaz, les massacres, la tor-ture, le crime d'tat organis. Le nombre intervient comme qualification intrinsque, parce que la catgorie de crime, ds que lie l'tat, dsigne le rnassacre de masse. Le bilan du sicle pose immdiatement la question du d nom-brernent des morts 1. Pourquoi cette volont de dnombre-ment? C'est que le jugement thique ne trouve ici son rel que dans l'excs crasant du crime, dans le compte par mil-lions des victimes. Le dnombrement est le point o la dimension industrielle de la mort croise la ncessit du jugement. Le dnombrement est le rel qu'on suppose

    1. Que le dnombrement des morts vaille bilan du sicle, c'est ce que soutiennent depuis plus de vingt ans les nouveaux philosophes , qui ont entrepris d'asservir toute pense des politiques la sommation morale la plus rgressive. On doit considrer la parution rcente du Livre noir du communisme comme une appropriation historienne tout fait malencon-treuse de cette rgression. Rien de ce qui, sous le mot fourre-tout de communisme , est ici abord quant des politiques immensment diff-rentes dans leurs inspirations et leurs tapes, et qui s'tendent sur soixante-dix ans d'histoire, n'est le moins du monde intelligible dans ce bilan comp-table. Les normes massacres et pertes inutiles en vies humaines qui ont, de fait, accompagn certaines de ces politiques, restent, si l'on suit les mthodes de ce livre qui prtend leur tre consacr, absolument soustraits toute pense. Or, ce qui n'est pas pens insiste. Contrairement ce qui se dit souvent, l'interdiction d'une rptition vient de la pense, et non de la mmoire.

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    l'impratif moral. Le conjointement de ce rel et du crime d'tat porte un nom: ce sicle est le sicle totalitaire.

    Notons qu'il est plus petit encore que le sicle com-muniste . Il commence en 1917 avec Lnine (certains, mais il serait alors trop long, le feraient volontiers com-mencer en 1793 avec Robespierre'), atteint son znith en 1937 ct Staline, en 1942-45 ct Hitler, et s'achve pour l'essentiel en 1976, avec la mort de Mao Zedong. Il dure donc une soixantaine d'annes. Si du moins on ignore quelques survivants exotiques, comme Fidel Castro, ou quelques rsurgences diaboliques et excentres, comme l'islamisme fanatique .

    Il reste cependant possible, pour qui enjambe froide-ment ce petit sicle en sa fureur mortifre, ou pour qui le change en rnrnoire, ou en commmoration contrite, de penser historiquement notre poque partir de son rsultat. Finalement, le xxe sicle serait celui du triomphe du capita-lisme et du march mondial. La corrlation bienheureuse du March sans restriction et de la Dmocratie sans rivages aurait la fin, enterrant les pathologies du vouloir dchan, instaur le sens du sicle comme pacification, ou sagesse de la mdiocrit. Le sicle dirait la victoire de l'conomie, tous les sens du terme: le Capital, comme

    1. Dans la foule du discours sur l'identit totalitaire des politiques d'mancipation, ou des politiques non librales, certains ont cru bien faire d'en chercher les racines du ct de la Rvolution franaise, et notamment de son pisode central jacobin. On a ainsi pu lire, partir de l'extrme fin des annes 70, quelques niaiseries sur un Robespierre-Staline, voire, en contre-preuve, sur le gnie librateur des Vendens face au gnocide provincial que les rpublicains avaient en vue. C'est en ce sens que le xxc sicle, si son essence est l'abomination totalitaire, commence, pour quelques extrmistes de la Restauration, ds le Comit de salut public.

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    conornie des passions draisonnables de la pense. C'est le sicle libral. Ce sicle o le parlementarisme et son support ouvrent la voie royale des ides rninuscules est le plus court de tous. Commenant au mieux aprs les annes 70 (dernires annes d' exaltation rvolutionnaire), il dure trente ans. Sicle heureux, dit-on. Sicle croupion.

    Comment mditer philosophiquement tout cela? Que prononcer, selon le concept, sur l'entrecroisement du sicle totalitaire, du sicle sovitique et du sicle libral ? Choisir un type d'unit objective ou historique (l'pope commu-niste, ou le mal radical, ou la dmocratie triomphante ... ) ne peut nous servir immdiatement. Car la question, pour nous philosophes, n'est pas ce qui s'est pass dans le sicle, rnais ce qui s' y est pens. Qu ' est-ce qui est pens par les hornrnes de ce sicle qui ne soit pas le simple dve-loppernent d'une pense antrieure? Quelles sont les penses non transmises? Qu'est-ce qui s'est pens d'ant-rieurernent impens, voire d'impensable?

    La mthode sera la suivante: prlever dans la produc-tion du sicle quelques documents, quelques traces qui indiquent con1ment le sicle s'est pens lui-mme. Et plus prcisment, comment le sicle a pens sa pense, com-ment il a identifi la singularit pensante de son rapport l' historicit de sa pense.

    Pour claircir ce point de mthode, permettez-moi de poser la question aujourd'hui provocante, et mme inter-dite, que voici: Quelle tait la pense des nazis ? Que pen-saient les nazis? Il y a une faon de reconduire toujours massivement ce qu'ont fait les nazis (ils ont entrepris d'exterrniner les juifs d'Europe dans des chambres gaz) qui interdit absolument tout accs ce que, faisant cela, ils

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    pensaient, ou s'imaginaient qu'ils pensaient. Or, ne pas penser ce que pensaient les nazis interdit tout aussi bien de penser ce qu'ils faisaient, et, par voie de consquence, interdit toute politique relle d'interdiction du retour de ce faire. Tant que la pense nazie n'est pas pense, elle demeure parmi nous, impense, donc indestructible.

    Quand on dit, lgrernent, que ce qu'ont fait les nazis (l'extermination) est de l'ordre de l'impensable, ou de l'intraitable, on oublie un point capital, qui est que les nazis l'ont pens et trait, avec le plus grand soin, la plus grande dtermination.

    Dire que le nazisme n'est pas une pense, ou plus gn-ralement que la barbarie ne pense pas, revient en fait une procdure sournoise d'innocentement. C'est une des formes de la pense unique actuelle, qui est en ralit la promo-tion d'une politique unique. La politique est une pense, la barbarie n'est pas une pense, donc aucune politique n'est barbare. Ce syllogisme ne vise qu' dissimuler la barbarie, pourtant vidente, du capitalo-parlementarisme qui nous dtermine aujourd'hui. Pour sortir de cette dissimulation, il faut soutenir, dans et par le tmoignage du sicle, que le nazisme lui-mme est une politique, est une pense.

    On rne dira alors: vous ne voulez pas voir qu'avant tout, le nazisme, et le stalinisme par-dessus le march, sont des figures du Mal. Je soutiens qu'au contraire, les identifiant comme penses, ou comme politiques, c'est rnoi qui me donne la fin les moyens de les juger, et vous qui, hypostasiant le jugement, finissez par en protger la rptition.

    En fait, l'quation n10rale qui identifie au Mal l' impensable nazi (ou stalinien) est une thologie fai-ble. Car nous hritons d'une longue histoire, celle de

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    l'identification thologique du Mal au non-tre. Si en effet le Mal est, s'il y a une positivit ontologique du Mal, il s'ensuit que Dieu en est le crateur, et donc le responsable. Pour innocenter Dieu, il faut dnier tout tre au Mal. Ceux qui affirment que le nazisme n'est pas une pense, ou qu'il n'est pas (contrairement leur dmocratie) une poli-tique, ne veulent qu'innocenter la pense, ou la politique. C'est--dire calTIoufler l'apparentement secret et profond entre le rel politique du nazisme et ce qu'ils prtendent tre l'innocence dmocratique.

    Une des vrits du sicle est que les dmocraties allies en guerre contre Hitler ne se souciaient peu prs pas de l'extermination. Stratgiquement, elles taient en guerre contre l' expansionnis111e allernand, nullement contre le rgime nazi. Tactiquement (rythme des offensives, lieux des bornbarden1ents, oprations de cornn1ando, etc.), aucune de leurs dcisions n'avait pour but d'ernpcher, ou n1rne de limiter, l'extermination. Et ce, alors qu'elles taient, trs tt, parfaitement au courant l . Et de mme

    1. Pour ce qui est des informations transmises aux Allis sur le proces-sus d'extermination et les chambres gaz, on peut en particulier se rfrer au livre capital de Rudolf Vrba et Alan Bestic Je me suis vad d'Aus-clzwitz, traduit de l'anglais par Jenny Plocki et Lily Slyper (Ramsay, 1988).

    On compltera cette lecture par l'article de Ccile Winter Ce qui a fait que le mot juif est devenu imprononable . Cet article, entre autres choses, commente la faon dont le montage du film Shoah, de Claude Lanz-mann, fait coupure dans le tmoignage de Rudolf Vrba.

    Le livre fondamental sur les tapes de l'entreprise gnocidaire reste celui de Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d'Europe (Fayard, 1988).

    Pour une vue d'ensemble des problmes que pose la pense le bilan de la politique nazie, et aussi le rvisionnisme bti sur la ngation de l'existence des chambres gaz, on se rfrera au volume collectif dirig par Natacha Michel: Paroles la bouche du prsent. Le ngatiollnisme : histoire Olt politique? (Marseille, AI Dante, 1997).

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    aujourd'hui, nos dmocraties, tout fait humanitaires quand il s'agit de bombarder la Serbie ou l'Irak, ne se sou-cient pratiquement pas de l' exterrnination de millions d'Africains par une rnaladie, le sida, qu'on sait contrler, et qu'on contrle en Europe ou aux tats-Unis, mais contre laquelle, pour des raisons d'conomie et de proprit, des raisons de droit commercial et de priorit des finance-ments, des raisons impriales, des raisons tout fait pensa-bles et penses, on ne donnera pas les mdicaments aux mourants africains. Seulernent aux Blancs dmocrates. Dans les deux cas, le vrai problme du sicle est le cou-plage entre les dmocraties et ce qu'aprs coup elles dsignent comme leur Autre, la barbarie dont elles sont innocentes. Et ce qu'il faut dfaire est cette procdure dis-cursive d'innocenternent. Ce n'est qu'ainsi que, sur ce point, on peut construire quelques vrits.

    La logique de ces vrits suppose qu'on dtermine leur sujet, soit l'opration effective qui est l'uvre dans le dni de tel ou tel fragment du rel. Et c'est ce qu' propos du sicle nous allons tenter de faire.

    Mon ide est que nous nous tenions au plus prs des subjectivits du sicle. Non pas de la subjectivit quelcon-que, mais de celle qui se rapporte prcisrnent au sicle lui-mnle. Le but est d'essayer de voir si le syntagme xxe sicle , au-del de la simple numration empirique, possde une pertinence pour la pense. Nous utilisons une mthode en intriorit maximale. Il s'agit non pas de juger le sicle comme une donne objective, mais de se deman-der comment il a t subjectiv, de saisir le sicle partir de sa convocation immanente, comme catgorie du sicle lui-mme. Les documents privilgis seront, pour nous, les textes (ou tableaux, ou squences ... ) qui en appellent au

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    sens du sicle pour les acteurs du sicle lui-mme. Ou qui font du mot sicle , alors que ce sicle est en cours, voire peine ouvert, un de leurs matres mots.

    Ce faisant, nous parviendrons peut-tre remplacer les jugements par la rsolution de quelques problmes. L'inflation rnorale contemporaine fait que le sicle est de toutes parts jug, et condamn. Je n'ai pas l'intention de le rhabiliter, seulement de le penser, et donc d'en disposer l'tre-pensable. Ce qui doit susciter l'intrt n'est pas tout d'abord la valeur du sicle au regard d'un Tribunal des droits de l' hornme aussi rndiocre intellectuellement que le TPI mis en place par les Amricains l'est juridiquement et politiquement. Tentons plutt d'isoler et de traiter quelques nigmes.

    Pour terminer cette leon, j'en indique une, de trs grande porte.

    Le xxe sicle dbute par un envoi exceptionnel. Consi-drons comme son prologue les deux grandes dcennies entre 1890 et 1914. Dans tous les ordres de la pense, ces annes reprsentent une priode d'invention exception-nelle, une priode de crativit polymorphe qu'on ne peut comparer qu' la Renaissance florentine ou au sicle de Pricls. C'est un temps prodigieux de suscitation et de rupture. Considrez seulernent quelques repres: en 1898, Mallarm meurt, juste aprs avoir publi ce qui est le mani-feste de l'criture contemporaine, Un coup de ds jamais . .. En 1905, Einstein invente la relativit restreinte, moins que Poincar ne l'ait prcd, et la thorie quantique de la lumire. En 1900, Freud publie La Science des rves, donnant la rvolution psychanalytique son premier chef-d'uvre systmatique. Vienne toujours, pendant ce temps, en 1908, Schoenberg fonde la possibilit d'une

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    musique non tonale. En 1902, Lnine a cr la politique moderne, cration dpose dans Que faire? C'est tout aussi bien de ce dbut de sicle que datent les immenses romans de James ou de Conrad, et que s'crit l'essentiel d' la recherche du temps perdu de Proust, que mrit l'Ulysse de Joyce. Initie par Frege, avec Russell, Hilbert, le jeune Wittgenstein et quelques autres, la logique math-matise et son escorte, la philosophie langagire, se dploient tant sur le continent qu'au Royaume-Uni. Mais voici que vers 1912 Picasso et Braque bouleversent la logi-que picturale. Husserl, dans son acharnement solitaire, dplie la description phnornnologique. Paralllement, de puissants gnies comme Poincar ou Hilbert refondent, dans la descendance de Riemann, de Dedekind et de Cantor, le style entier des mathmatiques. Juste avant la guerre de 14, dans le petit Portugal, Fernando Pessoa fixe la posie des tches herculennes. Le cinma lui-mme, peine invent, trouve avec Mlis, Griffith, Chaplin ses premiers gnies. On n'en finirait pas d'numrer les prodi-ges de cette brve priode.

    Or, tout de suite aprs, c'est comme une longue tragdie dont la guerre de 14-18 va fixer la couleur, celle de l' utili-sation sans tat d'me du matriau humain. Il y a bien un esprit des annes 30. Il est loin d'tre strile, nous y revien-drons. Mais il est aussi massif et violent que celui du dbut du sicle tait inventif et dli. Il Y a nigme quant au sens de cette succession.

    Ou problme. Demandons-nous ceci: les terribles annes 30, ou 40, et encore 50, avec les guerres mondiales, les guerres coloniales, les constructions politiques opaques, les massacres de masse, les entreprises gigantesques et pr-caires, les victoires dont le cot est si lev qu'on dirait des

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    dfaites, tout cela est-il en rapport, ou en non-rapport, avec l'envoi en apparence si lurnineux, si crateur, si civilis, que constituent les premires annes du sicle? Entre ces deux morceaux du temps, il y a la guerre de 14. Quelle est ds lors la signification de cette guerre? De quoi est-elle le rsultat, ou le symbole?

    Disons qu'on n'a aucune chance de rsoudre ce pro-blme si on ne se souvient pas que la priode bnie est aussi celle de l'apoge des conqutes coloniales, de l'emprise europenne sur la terre entire, ou presque. Et qu'ainsi, ailleurs, loin, mais aussi tout prs des mes, et dans chaque famille, la servitude et le massacre sont dj prsents. Ds avant la guerre de 14, il Y a l'Afrique, livre ce que quelques rares trnoins ou artistes diront tre une sauvagerie conqurante et bien-pensante'. Moi-mme, je regarde avec effroi ce dictionnaire Larousse de 1932, trans-mis par mes parents, o, au registre, trait comme vident pour tous, de la hirarchie des races, on dessine le crne du ngre entre celui du gorille et celui de l'Europen.

    Aprs deux ou trois sicles de dportation de la viande humaine aux fins d'esclavage, la conqute achve de faire de l'Afrique le revers d'horreur de la splendeur euro-penne, capitaliste et dmocratique. Et cela continue aujourd'hui. Il y a dans la noire fureur des annes 30, dans l'indiffrence la mort, quelque chose qui vient certes de

    1. Parmi les rares tmoignages d'artistes franais du sicle sur la sau-vagerie de la colonisation, citons videmment le Voyage au Congo de Gide. Mais aussi une toute petite chose, une des Chansons madcasses de Maurice Ravel, celle qui rpte: Mfiez-vous des Blancs, habitants du rivage. Ravel est un homme qui a refus la Lgion d'honneur parce que le gouvernement franais soutenait toutes les manuvres possibles et ima-ginables, en Russie, contre la rvolution bolchevique.

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    la Grande Guerre et des tranches, mais qui vient aussi, comme un retour infernal, des colonies, de la faon dont l-bas on envisage les diffrences dans l'humanit.

    Admettons que notre sicle soit celui o, comme le di-sait Malraux, la politique est devenue la tragdie. Qu' est-ce qui, au dbut du sicle, dans l'envoi dor de la Belle poque , prparait cette vision des choses? Au fond, partir d'un certain moment, le sicle a t hant par l'ide de changer l'homme, de crer un homrne nouveau. Il est vrai que cette ide circule entre les fascismes et les com-munismes, que les statues sont un peu les mmes, celle du proltaire dress au seuil du lllonde mancip, mais aussi celle de l'Aryen exemplaire, du Siegfried terrassant les dragons de la dcadence. Crer un homme nouveau revient toujours exiger que l'homme ancien soit dtruit. La discussion, violente, irrconcilie, porte sur ce qu'est l'homme ancien. Mais dans tous les cas, le projet est si ra-dical qu'on ne compte pas, dans sa ralisation, la singula-rit des vies humaines -, il n'y a l qu'un matriau. Un peu comme, arrachs leur harmonie tonale ou figurative, les sons et les formes taient, pour les artistes de l'art mo-derne, des matriaux dont on doit reformuler la destination. Ou comme les signes formels, destitus de toute idalisa-tion objective, projetaient les mathmatiques vers un ach-vement mcanisable. Le projet de l'homme nouveau est en ce sens un projet de rupture et de fondation qui soutient, dans l'ordre de l'histoire et de l'tat, la mme tonalit sub-jective que les ruptures scientifiques, artistiques, sexuelles du dbut du sicle. Il est donc possible de soutenir que le sicle a t fidle son prologue. Frocement fidle.

    Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'aujourd'hui ces catgo-ries sont mortes, que nul ne se soucie plus de crer politi-

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    quement un hornme nouveau, qu'au contraire on demande de toutes parts la conservation de l' homme ancien, et celle de tous les animaux en pril par-dessus le march, voire celle du vieux mas; et que justement, c'est aujourd'hui, avec les n1anipulations gntiques, qu'on s'apprte chan-ger rellement l'homme, modifier l'espce. Ce qui fait toute la diffrence est que la gntique est profondment apolitique. Je crois mme pouvoir dire qu'elle est stupide, ou du moins qu'elle n'est pas une pense, tout au plus une technique. Il est donc cohrent que la condamnation du projet politique prornthen (l'homme nouveau de la socit mancipe) concide avec la possibilit technique, et en dernier ressort financire, de changer la spcificit de l' hornme. Car ce changement ne correspond aucun pro-jet. Nous apprenons par les journaux que c'est possible, que nous pourrons avoir cinq pattes, ou tre immortels. Et cela arrivera justement parce que ce n'est pas un projet. Cela arrivera dans l'automatisme des choses.

    Nous vivons en somme la revanche de ce qu'il y a de plus aveugle et de plus objectif dans l'appropriation co-nomique de la technique, sur ce qu'il y a de plus subjectif et de plus volontaire dans la politique. Et mme, en un sens, la revanche du problme scientifique sur le projet politique. Car c'est ainsi: la science, et c'est sa grandeur, a des problmes; elle n'a pas de projet. Changer l'homme dans ce qu'il a de plus profond ' a t un projet

    1. Dans la phase initiale de la Rvolution culturelle, des dirigeants, parmi lesquels Lin Biao, ont soutenu le mot d'ordre: Changer l'homme dans ce qu'il a de plus profond. On a vu trs tt que ce changement des profondeurs humaines exigeait en tout cas, pour des rsultats fort ala-toires, une dictature de fer et des rglements de comptes de la plus rare violence. Aussi bien cet accouchement forc de l'homme nouveau a-t-il t,

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    rvolutionnaire, sans doute un mauvais projet, et c'est devenu un problme scientifique, ou peut-tre seulement technique, en tout cas un probllne qui a des solutions. On sait le faire, ou on saura.

    videmment, on peut demander: que faire du fait qu'on sait le faire? Mais pour rpondre cette question, il faut un projet. Un projet politique, grandiose, pique, violent. Croyez-moi, ce ne sont pas les benotes commissions d'thique qui vont rpondre la question: Que faire de ce fait: la science sait faire un homme nouveau ? Et comme il n'y a pas de projet, ou tant qu'il n'y a pas de pro-jet, l'unique rponse est bien connue. C'est le profit qui dira quoi faire.

    Mais enfin, jusqu'au bout, le sicle aura bien t le sicle de l'avnement d'une autre humanit, d'un change-ment radical de ce qu'est l'homme. Et c'est en ce sens qu'il sera rest fidle aux extraordinaires ruptures mentales de ses premires annes. Seulement, on sera pass, peu peu, de l'ordre du projet celui des automatismes du profit. Le projet aura beaucoup tu. L'autonlatisme aussi, et il conti-nuera, mais sans que personne puisse nommer un responsa-ble. Convenons, pour en rendre raison, que le sicle a t l'occasion de vastes crimes. Ajoutons que ce n'est pas fini, sinon qu'aux criminels nominaux succdent des criminels aussi anonymes que le sont les socits par actions.

    dans une squence ultrieure, dnonc comme un excs gauchiste . Lin Biao lui-mme, port au pinacle en 1969, a laiss sa vie dans ce contre-courant en septembre 1971, probablement liquid dans les couloirs d'une runion des dirigeants. L'pisode reste couvert, en Chine, par le secret d'tat.

  • 18 novembre 1998

    2. La Bte

    NOTRE mthode tant de partir des voies et faons selon lesquelles le sicle se rapporte lui-mme, le pome du pote russe Ossip Mandelstam qui s'appelle Le Sicle est sans aucun doute un document exemplaire. Et d'autant plus qu'il est crit dans les annes 20, juste aprs la guerre de 14 et pendant les premires annes du pouvoir bolchevique.

    Mandelstam I est aujourd'hui reconnu comme un des plus grands potes du sicle. Il n'en va videmment pas de mme dans les annes qui nous occupent. Ce n'est cepen-dant pas un crivain obscur. Il a travers la frnsie for-melle des coles potiques de l'avant-guerre. Il est aussi, sa faon, un hornme de la guerre et de la rvolution. Ce qui se passe de violent et d'inou dans son pays le touche et suscite sa mditation potique. Dans les annes 30, il sera certes une sorte de rvolt artiste contre le despotisme sta-linien, sans jamais envisager que son destin puisse tre ailleurs qu'en URSS, ni devenir un vritable opposant poli-tique. Son jugement est toujours arrim la posie, ou la

    1. Pour les pomes de Mandelstam des annes 20, on se rfrera au petit volume Tristia et autres pomes (Gallimard, 1982), o le choix et la traduction de pomes sont faits par Franois Krel.

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    pense trs subtile qui l'entoure. Il est arrt une premire fois en 1934 aprs avoir crit un porne sur Staline l , pome

    l. Voici le pome sur Staline, dans une traduction (rythme et rime) de Franois Krel :

    Nous vivons sans sentir sous nos pieds de pays, Et l'on ne parle plus que dans un chuchotis,

    Sijamais l'on rencontre l'ombre d'u/1 bavard On parle du Kremlin et du fier montagnard. Il a les doigts pais et gras comme des vers Et des mots d'un quintal prcis comme desfers. Quand sa moustache rit, on dirait des cafards, Ses grosses bottes sont pareilles des phares.

    Les chefs grouillent autour de lui -la nuque frle. Lui, parmi ces nabots, se joue de tant de zle. L'un siffle, un autre miaule, un autre encore geint-Lui seul pointe ['index, lui seul tape du poing.

    Il n'est pas inintressant de comparer ce pome russe des annes 30 un pome franais de 1949, sign Paul Eluard, et dont je donne ici quel-ques fragments:

    Et Staline dissipe aujourd'hui le malheur La confiance est le fruit de son cerveau d'amour La grappe raisonnable tant elle est palfaile Grce lui nous vivons sans connatre d'automne L'horizon de Staline est toujours renaissant Nous vivons sans douter et mme au fond de l'ombre Nous produisons la vie et rglons l'avenir Il n 'y a pas pour nous de jour sans lendemain D'aurore sans midi de fracheur sans chaleu r [ ... J Car la vie et les hommes ont lu Staline Pour figurer sur terre leur espoir sans bornes

    Penser la subjectivit du sicle quant la sous-espce stalinienne du genre nomm communisme , c'est en somme penser l'cart de ces deux

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    qui est plus une sorte d'avertissement sardonique et amer qu'un pome de critique politique. Mandelstam, homme imprudent, homme dont la confiance en la pense est nave, a montr ce pome une douzaine de personnes, ce qui est probablement huit ou neuf de trop. Tout le monde le croit perdu, rnais il est libr aprs une intervention person-nelle du Chef. C'est un de ces effets de thtre qui, en direction des artistes, plaisent aux despotes. Staline a tl-phon Pasternak en pleine nuit pour lui dernander si Mandelstam tait vraiment un grand pote de la langue russe. Devant la rponse affirmative de Pasternak, la trs probable dportation mortelle est commue en assignation rsidence. Ce n'est cependant que partie remise. Man-delstam sera pris dans les grandes purges de l'anne 1937 et mourra en extrme Asie, sur le chemin des camps.

    Le pome que nous tudions est bien antrieur, il date de 1923. En 1923, il rgne une activit intellectuelle intense 1. Le devenir de l'URSS est encore en suspens. Mandelstan1 a la conscience potique que quelque chose de fondamental est en jeu dans le devenir chaotique de son

    textes, sans s'empresser de dire que Mandelstam avait raison et Eluard tort, ce qui, certains gards vidents, ne produit nanmoins aucun effet de pense. Il est plus intressant de considrer sans dtour la vrit de l'nonc de l'ex-surraliste Eluard, savoir que le nom Staline dsi-gnait effectivement, pour des millions de proltaires et d'intellectuels, le pouvoir de vivre sans connatre d'automne , et surtout celui de produire la vie sans avoir douter.

    1. Les Mmoires de la femme de Mandelstam, Nadejda - Contre tout es-poir, 3 volumes, traduction du russe de Maya Minoustchine (Gallimard, 1975) --, sont un document tout fait intressant sur la vie de l'intelligentsia sous le pouvoir sovitique, et sur les tapes qui mnent de l'activisme des an-nes 20 aux craintes, aux silences et aux disparitions des annes 30. On y apprend par exemple que Jejov, le grand organisateur de la Terreur de 1937,

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    pays. Il essaie d'claircir pour lui-mme l'nigme de ce moment d'incertitude et de bascule, dont il s'inquite. Lisons d'abord le porne entier. Je le donne dans une tra-duction nouvelle, due aux efforts de Ccile Win ter et de moi-mme, rnais fortement tributaire des tentatives ant-rieures d'Henri Abril, de Franois Krel et de Tatiana Roy.

    Sicle mien, bte mienne, qui saura Plonger les yeux dans tes prunelles Et coller de son sang Les vertbres des deux poques? Le sang-btisseur flots Dgorge des choses terrestres. Le vertbreur frmit peine Au seuil des jours nouveaux. Tant qu'elle vit la crature

    JO Doit s'chiner jusqu'au bout Il Et la vague joue 12 De l'invisible vertbration. 13 Comme le tendre cartilage d'un enfant /4 Est le sicle dernier-n de la terre. 15 En sacrifice une fois encore, comme l'agneau, 16 Est offert le sinciput de la vie.

    o les gens furent fusills par dizaines de milliers et dports par centaines de milliers, tait justement un intellectuel raftn, bien connu dans le milieu des potes et des crivains. De faon gnrale, la passion d'tre confront au noyau dur de l'action portait nombre de membres de l'intelligentsia vers les fonctions policires ou les services secrets. C'est ce qu'on verra aussi en Angleterre, o le communisme des intellectuels de Cambridge se manifestera principalement par leur aptitude l'espionnage et l'infiltration. On peut tenir ces trajets pour des variantes perverses de la passion du rel.

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    17 Pour arracher le sicle sa prison, Iii Pour commencer un monde nouveau, 19 Les genoux des jours noueux 20 Il faut que la flte les unisse. 21 C'est le sicle sinon qui agite la vague 22 Selon la tristesse humaine, 23 Et dans l'herbe respire la vipre 24 Au rythme d'or du sicle.

    25 Une fois encore les bourgeons vont gonfler 26 La pousse verte va jaillir, 27 Mais ta vertbre est brise, 21i Mon pauvre et beau sicle! 29 Et avec un sourire insens .Iii Tu regardes en arrire, cruel et faible, 31 Comme agile autrefois une bte 32 Les traces de ses propres pas.

    1. La figure fondamentale du pome, celle qui en pres-crit le sens, est la figure de la bte, sur laquelle le texte commence et s'achve. Le sicle, ce sicle qui est peine entam, mais qui, en Russie, a impos une coupure bien plus radicale qu'ailleurs, est une bte. Et le pome va radiographier la bte, produire l'image du squelette, de l'ossature. Au dbut, c'est une bte vivante. la fin, elle regarde son sillage. Entre les deux, la question dcisive est celle de la vertbration, de la solidit de l'chine de la bte. Qu'est -ce que tout cela propose au philosophe?

    Ce pome tente de construire une vision organique, et non mcanique, du sicle. Le devoir de la pense est de subjectiver le sicle comme composition vivante. Mais tout le pome n10ntre que la question de la vie de cette

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    bte est incertaine. Le pome demande: en quel sens un sicle peut-il tre tenu pour vivant? Qu'est-ce que la vie du temps? Notre sicle est-il le sicle de la vie ou de la mort?

    Nietzsche en langue allemande, Bergson en langue franaise (et porteur, par rapport au fou de Turin, de notre modration nationale), sont les vrais prophtes de ce genre de questions. Ils exigent en effet qu'on produise, de toute chose, une reprsentation organique unifie. Il s'agit de rompre avec les modles mcaniques, ou ther-modynamiques, que propose le scientisme du XIXe sicle. La question ontologique majeure du xxe sicle commen-ant est: qu'est-ce que la vie? La connaissance doit devenir l'intuition de la valeur organique des choses. C'est pourquoi la mtaphore de la connaissance du sicle peut tre la typologie d'une bte. Quant la question nor-mative, elle se formule ainsi: Qu'est-ce que la vraie vie, qu'est-ce que vivre vraiment, d'une vie adquate l'intensit organique du vivre? Cette question traverse le sicle, en rapport avec la question de l'holnme nouveau, dont le surhomme de Nietzsche est une anticipation. La pense de la vie interroge la force du vouloir-vivre. Qu'est-ce que vivre selon un vouloir-vivre? Et s'il s'agit du sicle: Qu'est-ce que le sicle comme organisme, comme bte, comme puissance ossature et vivante? Car, ce sicle vital, on co-appartient. On vit ncessairement de la vie qui est la sienne. Comme le dit Mandelstam ds l'attaque du pome, le sicle comme bte est bte mienne .

    Cette identification vitale commande le mouvement du pome: on va passer du regard sur la bte au regard de la bte. Du face--face avec le sicle au fait que c'est le sicle

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    qui regarde en arrire. La pense potique du temps, c'est, voyant les choses avec ses propres yeux, de les voir cepen-dant avec l' il du sicle lui-mme. Nous touchons ici l' historicisrne tonnant de toute la modernit, historicisme qui s'installe jusque dans le vitalisme du pome. C'est que Vie et Histoire sont deux nonlS pour la mme chose: le mouvernent qui arrache la Inort, le devenir de l' affir-mation.

    Qu'est-ce finalement que cette problmatique narrative et ontologique qui a hant le sicle, et qui est celle de la vie? quoi cela s'oppose-t-il ? l'ide que la philoso-phie est une sagesse personnelle. Non! dit le sicle, au moins jusqu' la Restauration, qui commence vers 1980. Non, il n'y a pas de sagesse individuelle. La pense est tou-jours en rapport, sous les Inots apparis de Vie et d'His-toire, beaucoup plus que l'individu. Elle est en rapport avec une bestialit bien plus puissante que celle du simple animal humain. Et ce rapport commande une comprhen-sion organique de ce qui est, comprhension laquelle il peut tre juste de sacrifier l'individu.

    Le sicle est en ce sens celui de l'animal humain, comme tre partiel transcend par la Vie. Quel animal est l' homme? Quel est le devenir vital de cet anirnal ? Com-IIlent peut-il s'accorder plus profondment la Vie, ou l' Histoire? Ces questions expliquent la force, dans le sicle, des catgories qui excdent la singularit, la catgo-rie de classe rvolutionnaire, de proltariat, de Parti com-muniste. Mais aussi, il faut le reconnatre, l'interminable pesanteur des questions raciales.

    Le pome ne cde pas ce genre de transcendance. Mais il noue fermement le sicle l'image des ressources vitales d'une bte.

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    2. Qui saura plonger les yeux dans tes prunelles ... ? La question du face--face est la question hroque du sicle. Peut-on se tenir droit en face du ternps historique? Il s'agit de bien plus que d'tre dans le temps de l'Histoire. Regarder fixement le sicle-bte exige une capacit subjec-tive trs suprieure celle de qui, simplement, marche avec son poque. L'homme du sicle doit se tenir face la mas-sivit de l' Histoire, il doit soutenir le projet promthen d'une comparabilit entre la pense et l'Histoire. L'ide hglienne du XIXe sicle est de se confier au mouvement de l'Histoire, de s'abandonner la vie de l'objet 1. L'ide du Xxe sicle est de se confronter l'Histoire, de la matriser politiquement. Car, depuis la guerre de 14-18, plus per-sonne ne peut faire confiance l' Histoire au point de s'abandonner au suppos progrs de son mouvement.

    En subjectivit, la figure du rapport au temps est deve-nue hroque, mme si le marxisme trane encore, sans en faire nul usage, l'ide d'un sens de l'Histoire. Entre le cur du XIXe et le dbut du petit xxe , entre 1850 et 1920, on passe du progressisrne historique l' hrosme politico-historique, parce qu'on passe, s'agissant du mouvement historique spontan, de la confiance la dfiance. Le projet de l'hoIlline nouveau impose l'ide qu'on va contraindre l'Histoire, qu'on va la forcer. Le xxe sicle est un sicle volontariste. Disons qu'il est le sicle paradoxal d'un histo-ricisme volontariste. L'Histoire est une bte norme et puis-

    1. Il importe de lire, ou de relire, la prface de la Phnomnologie de l'esprit. C'est sans aucun doute un des textes spculatifs du XIXC sicle dont la rsonance au XXC est la plus forte. On peut mme dire que ce texte tait intempestif sa date, et entirement pertinent vers 1930.

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    sante, elle nous surmonte, et cependant il faut soutenir son regard de plornb, et la forcer nous servir.

    Le problme du pome, qui est aussi le problme du si-cle, tient dans le lien entre le vitalisme et le volontarisme, entre l'vidence de la puissance bestiale du temps et la norme hroque du face--face. Comment se nouent dans le sicle la question de la vie et celle du volontarisme? Ici aussi, Nietzsche est prophtique avec sa volont de puis-sance . Nietzsche a dcel la dialectique majeure entre vie et vouloir. C'est une trs grande tension, dont le symbole est qu'au regard de ce qui s'est pass dans le sicle, les acteurs majeurs ont toujours soutenu que cela correspondait une ncessit vitale, une contrainte historique, et, en mme temps, que cela ne pouvait tre obtenu que par une volont tendue et abstraite. Il y a une sorte d'incompatibilit entre l'ontologie de la vie ( mon sens homogne l'ontologie de l'Histoire) et la thorie de la discontinuit volontariste. Mais cette incompatibilit constitue la subjectivit agissante de la bte-sicle. Comme si la continuit vitale n'accomplissait ses propres fins que dans la discontinuit volontariste. Philoso-phiquement, la question est bien celle du rapport entre vie et volont, qui est au cur de la pense de Nietzsche. La surhu-n1anit nietzschenne est l'affirmation intgrale de tout, le Midi dionysiaque comme pur dploiement affirmatif de la vie. Et en n1me temps, dans une angoisse qui s'acclre pattir de 1886-1887, Nietzsche comprend que cette affirma-tion totale est aussi bien une rupture absolue, qu'il faut, selon sa propre expression, casser en deux l' histoire du monde 1

    1. l'ai comment assez prcisment celte formule dans la brochure des confrences du Perroquet titre, justement, Casser en deux ['histoire du monde?

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    Ce qu'il faut voir est que l'imposition la continuit vitale d'un hrosme de la discontinuit se rsout, politi-quement, dans la ncessit de la terreur. La question sous-jacente est le rapport entre vie et terreur. Le sicle a sou-tenu sans trembler que la vie n'accomplissait son destin (et son dessein) positif que par la terreur. D'o une sorte de rversion entre la vie et la mort, comme si la mort n'tait que le mdium de la vie. Le porne de Mandelstam est hant par cette indcidabilit entre la vie et la mort.

    3. La grande question pose par le pome la bte-sicle est celle de sa vertbration. Quelle est son ossature? Qu'est-ce qui la fait tenir? Vertbre, cartilage, sinciput. .. C'est la question de la consistance du sicle, qui est un point trs sensible dans la mtaphorique de Mandelstam, et qui tient aussi une grande place dans un autre superbe pome consacr au ternps et au sujet du temps, le pome titr Celui qui a trouv un fer cheval . De cette ossa-ture de la bte, de cette consistance du temps historique, Mandelstarn dit trois choses apparemment contradictoires :

    a) L'ossature est lourde, crasante, noueuse (v. 3-4, 19). En filigrane, la radiographie rvle une essentielle pesan-teur. La bte tait agile autrefois (v. 31), elle ne l'est plus. En 1923, on sort de la boucherie de 14-18, et en Russie de pire encore, la guerre civile et le communisme de guerre. L'essence du sicle-bte est la vie, mais une vie qui dgorge le sang et la mort.

    b) l'inverse: l'ossature est d'une fragilit extrme (v. 13-14), quelque chose n'est pas encore sdiment, la bte est enfantine, naissante.

    c) Et enfin: cette vertbre est dj casse (v. 27). Avant mme de comnlencer, le sicle a dj l'chine brise.

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    Entendons ces noncs contradictoires comme une des-cription subjective du sicle. Il comrnence dans la pesan-teur et le sang, il nous crase dj de son poids funbre. Il est cependant son ore, et il y a donc en lui de l' indter-min, une promesse naissante et fragile. Mais quelque chose est en lui rornpu, discontinu, incapable de tenir.

    Le porne peut dire tout cela en mme temps, il n'est jamais oblig de dialectiser. Car il ne s'agit pas d'un nonc objectif, il s'agit d'un montage mental, dont le nom est sicle . De fait, bien au-del de Mandelstam, ce sicle a t hant par sa propre horreur. C'est un sicle qui se sait sanglant, singulirement depuis la guerre de 14 qui a t un traumatisme inimaginable. La guerre de 14 a t vcue comme autre chose qu'une guerre - l'expression boucherie vient trs tt. Boucherie veut dire abat-tage, consommation pure et simple de la vie des hommes, par millions. Mais il est tout aussi vrai que le sicle se pense comme commencement d'un ge nouveau, comme enfance de l'humanit vraie, comme promesse. Mme les exterminateurs se sont prsents sous le signe de la pro-nlesse et du comnlencement. Ils ont promis l'ge d'Of, la paix de mille ans.

    C'est que la subjectivit du sicle organise de faon toute nouvelle le rapport entre fin et commencement. Le pome de Mandelstanl juxtapose ces deux ides:

    Pour arracher le sicle sa prison, Pour commencer un monde nouveau

    Le sicle est en mme temps prison et jour nouveau, un dinosaure condamn ou une jeune bte naissante.

    Reste lire le sens de la brisure, de l'chine casse:

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    Mais ta vertbre est brise, Mon pauvre et beau sicle!

    C'est une ide qui a travers tout le sicle: que sa chance tait dj passe. Qu'il ne pouvait entreprendre qu'une pnible rparation de sa propre impuissance. Juste-ment parce qu'il est vitaliste, le sicle interroge sa vitalit, et en doute souvent. Justement parce qu'il est volontariste, le sicle mesure les insuffisances de sa volont. Il se fixe des objectifs si grandioses qu'il est aisment persuad de ne pas pouvoir les atteindre. Il se demande alors si la vraie grandeur n'est pas derrire lui. La nostalgie le guette tou-jours, il a tendance regarder en arrire. Quand le sicle croit qu'il a dj perdu son nergie, il se reprsente lui-mme comme une promesse non tenue.

    Vitalisme (la bte puissante), volontarisme (se tenir en face d'elle), nostalgie (tout est dj pass, l'nergie fait dfaut) : ce ne sont pas des contradictions, c'est ce que le pome dcrit, en 1923, comme subjectivit du petit sicle qui commence. L'ossature noueuse, le cartilage enfantin et la vertbre brise dsignent le sicle tour tour condamn, exalt, regrett.

    4. Mais si l'on regarde en arrire, c'est le XIXe sicle qu'on voit, et on pose alors une question fatidique, une question particulirement centrale dans l'identification du sicle: son rapport au sicle qui prcde. On demande

    {qui pourra] coller de son sang Les vertbres des deux poques?

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    Coller par le sang est clair, si l'on pense que ce sont la guerre et le massacre qui font lisire entre les deux sicles. Mais quel est le sens vritable de ce rapport? C'est une question absolument fondamentale du xxe sicle. On peut dire que le sens du xxe sicle est fix par la manire dont en pense son lien au XIXe Or, il y a d'abord deux liens possibles, tous deux fort prsents dans les noncs sur le sicle.

    a) La finalit idale: le xxe accomplit les promesses du XIXe. Ce que le XIXe a pens, le xxe le ralise. Par exemple, la Rvolution, celle que les utopistes et les premiers marxistes ont rve. En termes lacaniens, cela peut se dire de deux faons: soit le xxe est le rel de ce dont le XIXe a t l'imaginaire; soit il est le rel de ce dont le XIXe a t le symbolique (ce dont il a fait doctrine, qu'il a pens, orga-nis).

    b) La discontinuit ngative: le xxe renonce tout ce que le XIXe (ge d'or) promettait. Le xxe est un cauchemar, la barbarie d'une civilisation effondre.

    Dans le premier cas, le point -clef est qu'on est port accepter une certaine horreur du rel. On a souvent dit que la barbarie du xxe sicle venait de ce que les acteurs, rvo-lutionnaires ou fascistes, acceptaient l'horreur au nom de la proillesse, au nom des lendemains qui chantent . Je suis convaincu, tout au rebours, que c'est le rel qui a fascin les rnilitants de ce sicle. Il y a en fait une exaltation du rel jusque dans son horreur. Les acteurs n'taient certes pas des bents manipuls par des illusions. Imaginez ce que pouvaient tre l'endurance, l'exprience, voire le dsabuse-rnent d'un agent de la Ille Internationale ! Pendant la guerre d'Espagne, quand un dlgu communiste russe des Briga-des internationales est brusquement rappel Moscou, il

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    sait fort bien que c'est pour y tre arrt et excut. Il sait, trs tt, que Staline, qui n'aime pas que les gens expri-mentent quoi que ce soit hors de son contrle, a entrepris de liquider pratiquenlent tous les anciens d'Espagne. Va-t-il fuir, se dfendre, regimber? Pas du tout. Les dlgus qui sont dans ce cas se solent la nuit et rentrent le matin Moscou. Va-t-on nous dire que c'est l'effet des illusions, des promesses et des matins qui chantent? Non, c'est que pour eux le rel comporte cette dimension-l. Que l'horreur n'en est jamais qu'un aspect, et que la mort en fait partie.

    Lacan a trs bien vu que l'exprience du rel est tou-jours en partie exprience de l'horreur. La vraie question n'est nullement celle de l'imaginaire, mais celle de savoir ce qui, dans ces exprimentations radicales, faisait office de rel. Certainement pas, en tout cas, la promesse de jours meilleurs. Au reste, je suis persuad que les ressorts sub-jectifs de l'action, du courage, voire de la rsignation, sont toujours au prsent. Qui a jamais fait quoi que ce soit au nom d'un futur indtermin?

    5. L'importance de la strophe 3 vient de ce qu'elle accorde un rle dcisif au pome, au pote. En substance, il nous est dit que si l'on veut commencer un monde nou-veau, il faut que la flte (l , art) unisse les genoux des jours, unifie le corps du temps.

    Nous trouvons l un autre thme obsdant du sicle: quelle est la fonction de l'art, quelle mesure commune y a-t-il entre l'art et le sicle? La question, vous le savez, hante dj le XIXe Elle rsulte d'une tension entre l'histori-cisme et l' absoluit esthtique. On a eu pendant toute une partie du XIXe la fonction du pote-guide, quand l'absolu de

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    l'art oriente les peuples dans le temps. Hugo en est l'arch-type pour la France, Whitman pour les tats-Unis. Il y a une figure d'avant-garde au sens strict, celui qui marche en avant, figure lie l'veil des peuples, au progrs, la lib-ration, la surrection des nergies.

    Mais dj obsolte la fin du XIXe, l'imagerie du pote-guide est complternent ruine au xxe. Le xxe sicle, dans la descendance de Mallarm, fonde une autre figure, celle du pote comme exception secrte agissante, comme mise en rserve de la pense perdue. Le pote est le protecteur, dans la langue, d'une ouverture oublie, il est, comme le dit Heidegger, le gardien de l'Ouvert 1. Le pote, ignor, monte la garde contre l'garement. Nous sommes bien toujours dans l'obsession du rel, puisque le pote garantit que la langue conserve le pouvoir de le nommer. Telle est son action restreinte , qui reste une trs haute fonction.

    Dans notre strophe 3 on voit clairement que l'art, dans le sicle, est charg d'unir. Il ne s'agit pas d'une unit mas-sive, mais d'une fraternit intime, d'une main qui se joint avec une autre main, d'un genou qui touche un autre genou. S'il Y russit il va nous prserver de trois drames.

    a) Celui de la pesanteur et de l'enfermernent. C'est le principe de libert du pome, qui peut seul arracher le sicle sa prison, laquelle est le sicle lui-mme. Le pome a puissance d'arracher le sicle au sicle.

    1. Les textes de Heidegger sur la posie surabondent. Sans doute les plus quivoques sont-ils les plus significatifs quant ce que nous cher-chons ici: les points extrmes du sicle. On se reportera donc au recueil Approche de Holder/in, traductions de Henry Corbin, Michel Deguy, Fran-ois Fdier et Jean Launay (Gallimard, 1979).

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    b) Celui de la passivit, de la tristesse humaine. Sans l'unit prescrite par le pome, on est ballott par la vague de la tristesse. Il y a ainsi un principe de joie du pome, un principe actif.

    c) Celui de la tratrise, de la blessure aux aguets, du venin. Le sicle est aussi, sous la formule du serpent (tant travaille par Valry!), la tentation du pch absolu, qui est de s'abandonner sans rsistance au rel du temps. Rythme d'or veut dire: tre tent par le sicle lui-mrne, par sa cadence, et donc consentir sans mdiation la violence, la passion du rel.

    Contre tout cela, il n'y a que la flte de l'art. C'est sans doute le principe de courage de toute entreprise de pense: tre de son temps, par une manire inoue de ne pas en tre. Pour parler comme Nietzsche, avoir le courage d'tre intempestif. Tout vrai pome est une considration intempestive .

    1. De l'bauche d'un serpent La Jeune Parque, on peut bien dire que le serpent est un des animaux de Valry, comme il est, avec l'aigle, un des animaux de Zarathoustra. Valry n'est pas, quant au sicle, un penseur qui puisse laisser indiffrent, loin de l. Le serpent dsigne dans son emblmatique la morsure de la connaissance, l'veil la conscience lucide de soi-mme. Notons que Valry, sa faon, pose la grande question que nous suivons ici mme: comment garantir notre accs au rel? Dans son pome le plus accompli, Le Cimetire marin, il conclut, tout fait dans le style vitaliste du sicle, que le rel est toujours arrachement la rflexion, bascule dans l'immdiat et l'instant, piphanie du corps:

    Non non! Debout! Dans l're successive Brisez, mon COlpS, cette forme pensive, Buvez, mon sein, la naissance du vent! Une fracheur de la mer exhale Me rend mon me. puissance sale Courons ['onde en rejaillir vivant!

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    Au fond, ds 1923, Mandelstam nous dit qu'au regard des violences du sicle, et sans se retirer, le pome est install dans l'attente. Il n'est en effet ni dvou au temps, ni promesse d'avenir, ni pure nostalgie. Le pome se tient dans l'attente comme telle, et il cre une subjecti-vit de l'attente, de l'attente comme accueil. Il peut dire que, oui, le printemps va revenir, que la pousse verte va jaillir , rnais que nous demeurons, un sicle bris sur les genoux, tentant de rsister la vague de la tristesse humaine.

    Ce sicle a t celui d'une potique de l'attente, d'une potique du seuil, Le seuil ne sera pas franchi, mais sa maintenance aura valu puissance du pome.

    Je voudrais terrniner cette leon en exhibant trois ponc-tuations trs diffrentes de ce motif: Andr Breton, Hei-degger, Yves Bonnefoy.

    a) ANDR BRETON, L'Alnour fou (1937) Dans le sicle, 1937, ce n'est pas rien. C'est une anne

    mtonymique o se dispose quelque chose d'essentiel. C'est un concentr absolu, donn dans son essence, dans l'excs de son essence, de la terreur stalinienne. Car c'est l'anne de ce qu'on a appel la grande terreur . Les cho-ses commencent tourner mal dans la guerre d'Espagne, qui est une miniature intrieure du sicle entier puisque tous les acteurs y sont prsents (communistes, fascistes, ouvriers internationalistes, paysans rvolts, mercenaires, troupes coloniales, tats fascistes, dmocraties , etc.). C'est l'anne o l'Allemagne nazie entre irrversiblement dans la prparation de la guerre totale. C'est aussi bien le tournant majeur en Chine. Et en France, il devient clair, en

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  • LE SICLE

    1937, que le Front populaire a chou. N'oublions pas que les dputs de 1937 sont ceux qui, deux ans plus tard, vote-ront les pleins pouvoirs Ptain.

    C'est aussi l'anne de ma naissance, aprs tout. Que nous raconte Andr Breton en 1937 ? Une variante

    forte de la potique de l'attente, qui est celle du veilleur. Donnons le dbut du chapitre III de L'Amour fou:

    [ la pointe de la dcouverte, de l'instant o, pour les premiers navigateurs, une nouvelle terre fut en vue celui o ils mirent le pied sur la cte, de l'instant o tel savant put se convaincre qu'il venait d'tre tmoin d'un phnomne jusqu' lui inconnu, celui o il commena mesurer la porte de son observation tout sentiment de dure aboli dans l'enivrement de la chance - un trs fin pinceau de feu dgage ou parfait comme rien d'autre le sens de la vie.]

    C'est la recration de cet tat particulier de l'esprit que le surralisme a toujours aspir, ddaignant en der-nire analyse la proie et l'ombre pour ce qui n'est dj plus l'ombre et n'est pas encore la proie: l'ombre et la proie fondues dans un clair unique. Il s'agit de ne pas, derrire soi, laisser s'embroussailler les chemins du dsir. Rien n'en garde moins, dans l'art, dans les scien-ces, que cette volont d'applications, de butin, de rcolte. Foin de toute captivit, ft-ce aux ordres de l'utilit uni-verselle, ft-ce dans les jardins de pierres prcieuses de Montezuma! Aujourd'hui encore je n'attends rien que de ma seule disponibilit, que de cette soif d'errer la ren-contre de tout, dont je m'assure qu'elle me maintient en communication mystrieuse avec les autres tres dispo-nibles, comme si nous tions appels nous runir sou-

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  • LA BTE

    dain. J'aimerais que ma vie ne laisst aprs elle d'autre murmure que celui d'une chanson de guetteur, d'une chanson pour tromper l'attente. Indpendamment de ce qui arrive, n'arrive pas, c'est l'attente qui est magni-fique.

    La figure du guetteur est une des grandes figures artis-tiques du sicle. Le guetteur est ce pour quoi il n'y a que l'intensit du guet, et donc celui pour qui l'ombre et la proie se confondent dans l'clair unique. La thse du guet, ou de l'attente, est qu'on ne peut garder le rel qu'en res-tant indiffrent ce qui arrive ou n'arrive pas. C'est une thse majeure du sicle: l'attente est une vertu cardinale, parce qu'elle est la seule forme existante d'indiffrence intense.

    b) HEIDEGGER Je donne un extrait de L'homme habite en pote , in

    Essais et confrences (1951), dans la traduction d'Andr Prau.

    La phrase: L'homme habite en tant qu'il "btit" (baut) a nwintenant reu son sens vritable. L'homme n' habite pas en tant qu'il se borne organiser son sjour sur la terre, sous le ciel, entourer de soins, comme paysan (Bauer), les choses qui croissent et en mme temps construire des difices. L'homme ne peut btir ainsi que s'il habite (baut) dj au sens de la prise de la mesure par le pote. Le vrai habiter (Bauen) a lieu l o sont des potes: o sont des hommes qui prennent la mesure pour ['architectonique, pour la structure de [' habitation.

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  • LE SICLE

    Il Y a un mpris potique pour tout ce qui est installa-tion, rcolte, proie, qui se retrouve dans toute la potique du sicle. Il s'agit de tenir l' atten te, la vigilance pure.

    Tout est renvoy une condition prliminaire, qui est une prise de mesure, laquelle finit toujours par se donner dans la figure du guet et du gardiennage. Le potique comme tel, c'est de tenir le seuil, dans une rversibilit entre le franchissement et le non-franchissement. Pouvoir regarder la fois en arrire et en avant. Le sicle des potes est le sicle-seuil, sans aucun franchissement.

    Cela se trouve dans la dernire strophe de Mandelstam. Il y a bien une novation, cela va fleurir, renatre, mais il y a aussi cassure, la pierre casse du seuil, d'o nat le regard en arrire, l'obsession des traces. En avant, il y a une pro-messe qui ne peut pas tre tenue (ce qui, soit dit en passant, est la dfinition de la femme pour Claudel l ), en arrire, il n'y a que vos propres traces. Le sicle s'est vu potique-ment la fois comme impossibilit de franchissement et comIne le trac qui y conduit, entre-deux de la trace et de la destination.

    1. C'est l'hrone de la pice de Claudel La Ville qui, au troisime acte, dclare: Je suis la promesse qui ne peut tre tenue. II est tout fait intressant de se plonger dans Claudel, et de le comparer Brecht, qui l'admirait beaucoup. Claudel aussi, sous le couvert d'une sorte de catholi-cisme pais, quasi mdival, accde la conviction que ce qui dispose du rel n'est jamais la connaissance savante, ni la moralit ordinaire. Qu'il y faut une rencontre dracinante et dfinitive, et un enttement absolu sui-vre les effets de cette rencontre. Lui aussi pense que l'individu n'est jamais que le signe fragile de forces et de conflits qui, justement parce qu'ils l'excdent, lui donnent accs la grandeur d'une transcendance intime. Lui aussi considre l'humanisme ( ses yeux une horreur protestante) et le libralisme (de mme) comme des pauvrets condamnables.

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  • LA BTE

    c) YVES BONNEFOY, Par o la terre finit , in Ce quifut sans lumire (1987)

    Puisque c'est la tombe de la nuit que prend son vol l'oiseau de Minerve, c'est le moment de parler de vous, chemins qui vous effacez de cette terre victime.

    Vous avez t l'vidence, vous n'tes plus que l'nigme. Vous inscriviez le temps dans l'ternit, vous n'tes que du pass maintenant, par o la terre finit, l, devant nous, comme un bord abrupt de falaise.

    Yves Bonnefoy, vous le voyez, dit peu prs la mme chose que Mandelstam. Le sicle, c'est le transit, la mobilit du seuil, mais jamais son franchissement. Bonnefoy a d'ailleurs crit un autre recueil, qui porte le titre Dans le leurre du seuil. On est entre un chemin qui s'efface (cf. Hei-degger, Holzwege, traduit par Chemins qui ne mnent nulle part) et une terre qui finit. Le pote mdite entre les deux.

    plus d'un demi-sicle de distance, c'est la mme figure, celle du pome install entre la trace qui s'efface et le sentiment d'un monde achev. On ne peut entrer nulle part. Qu'est-ce qui s'est pass pour que nous ayons ce transport du seuil ? Le pome est la fine lame entre trace et achvement.

    Subjectivement, nous dit Mandelstam, nous nous tenons sur le seuil avec un sourire insens . Sourire parce qu'on est sur le seuil, insens car, le seuil tant infran-chissable, pourquoi sourire? On va de la vie, de l'esp-rance (sourire), l'absence de sens du rel (insens). Ne serait-ce pas la maxime subjective du sicle?

  • 6 janvier 1999

    3. L' irrconcili

    COMMENT appeler les vingt dernires annes du sicle, sinon la deuxime Restauration? On constate en tout cas que ces annes sont obsdes par le nombre. Une restau-ration n'tant jamais qu'un moment de l'Histoire qui dclare impossibles et aborninables les rvolutions, et naturelle autant qu'excellente la supriorit des riches, on conoit qu'elle adore le nombre, qui est avant tout le nombre des cus, des dollars ou des euros. L'tendue de cette adoration est perceptible dans les immenses romans de Balzac, le grand artiste de la premire Restau-ration, celle d'aprs la Rvolution franaise de 1792-1794.

    Mais, plus profondment, toute restauration a horreur de la pense et n'aime que les opinions, singulirement l'opi-nion dominante, une fois pour toutes concentre dans l'impratif de Guizot: Enrichissez-vous! Le rel, cor-rlat oblig de la pense, est tenu par les idologues des restaurations, non sans quelques bons arguments, comme toujours susceptible d'ouvrir l'iconoclastie politique, et donc la Terreur. Une restauration est d'abord une asser-tion quant au rel, savoir qu'il est toujours prfrable de n'avoir avec lui nul rapport.

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  • LE SICLE

    Si le nombre (sondages, comptes, audimat, budgets, cr-dits, Bourse la hausse, tirages, salaire des cadres, stock-options, etc.) est le ftiche des temps actuels, c'est que l o le rel vient dfaillir se tient le nombre aveugle.

    Qu'il soit aveugle dnote le mauvais nornbre, au sens o Hegel parle du mauvais infini. La distinction du nombre comme forme de l'tre et du nornbre comme bouche-trou de la dfaillance du rel est si importante rnes yeux que je lui ai consacr tout un livre'. Contentons-nous ici d'un contre-exemple: Mallarm est un penseur du nombre sous les espces du Coup de ds. Mais pour Mallarnl, le nom-bre est tout sauf le matriau des opinions. Il est l'unique nombre qui ne peut pas tre un autre , le rnoment o le hasard se fige, par l'intermdiaire du coup de ds, en ncessit. Il y a une articulation indissociable entre le hasard, qu'un coup de ds n'abolit pas, et la ncessit numrique. Le nombre est le chiffre du concept. C'est pourquoi, conclut Mallarm, toute pense met un coup de ds .

    Aujourd'hui, le nombre est le nombre du nombrable indfini. l'inverse de celui de Mallarn1, le nombre de la Restauration a pour caractristique de pouvoir tre, sans inconvnient, n'importe quel autre nombre. La variabilit arbitraire est son essence. C'est le nOlnbre flottant. C'est qu' l'arrire-plan de ce nombre, il y a les alas de la Bourse.

    La trajectoire qui va du nombre de Mallarm au nombre du sondage est celle qui change le chiffre du concept en variation indiffrente.

    1. Ce livre, crit il y a une quinzaine d'annes, a pour titre Le Nombre et les nombres (Seuil, 1990).

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  • L' IRRCONCILl

    Pourquoi ce pran1bule ? Pour introduire un prambule, justement, pratiquement dtach de ce qui va suivre. Moi aussi, en pleine Restauration, je vais y aller de mes nom-bres. Je les tire de quelques journaux srieux', qui eux-mmes les tirent de rapports officiels encore plus srieux.

    Vous pouvez les entendre partir de deux thmes dont ces leons sur le sicle auront port au moins la ligne prin-cipale:

    a) Le lien obscur, quasi ontologique, qui unit l'Europe satisfaite et l'Afrique crucifie. L'Afrique comme noirceur secrte de la lessive rnorale du Blanc.

    b) La question de ce qu'on nomme de nouveau, comme aux meilleurs moments des dictatures bourgeoises, l'uto-pie galitaire .

    Voici donc, aussi schement que possible, mes chiffres dujour:

    1. Il Y a aujourd'hui peu prs 500 000 personnes infec-tes par le sida en Europe. Avec la trithrapie, la mortalit est en chute libre. La grande majorit de ces 500 000 per-sonnes vivra, au prix d'un traitement lourd et chronique.

    1. Parmi les journaux franais qui tentent de se soustraire au libra-lisme consensuel et entendent conserver quelques-unes des forces intellec-tuelles du sicle, il faut mentionner Le Monde diplomatique, dont la plupart des chiffres ici mentionns sont issus. La limite de ce journal est que, virulent quant aux situations sociales et aux normits de l'injustice conomique, il reste plutt respectueux sur les questions proprement poli-tiques, et n'ose gure s'aventurer du ct de ce qui est finalement l'essen-tiel : la critique du parlementarisme et du thme dmocratique qui lui sert de paravent, critique qui suppose la mise en uvre pense d'une tout autre conception et de la politique, et de la dmocratie. Celle, pour tout dire, que propose l'Organisation politique, dont je m'honore d'tre un des militants.

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  • LE SICLE

    En Afrique, il y a 22 rnillions de gens infects par le sida. Les mdicaments sont pratiquement absents. L'cra-sante majorit mourra, parmi lesquels, dans certains pays, 1 enfant sur 4, ou peut-tre sur 3.

    La distribution tous les rnalades africains des mdica-ments ncessaires est absolument possible. Il suffit que certains pays qui en ont les moyens industriels dcident de fabriquer des gnriques et de les livrer aux populations concernes. Effort financier minime, trs infrieur au cot des expditions rnilitaires humanitaires .

    Un gouvernement qui ne dcide pas d'agir ainsi dcide d'tre co-responsable de la mort de plusieurs dizaines de millions de gens.

    2. Les 3 personnes les plus riches du ITlonde possdent une fortune totale suprieure au produit intrieur brut total des 48 pays les plus pauvres du monde.

    3. Supposons qu'on veuille donner la population totale du globe un accs chiffrable la nourriture, soit 2 700 calories par jour, l'accs l'eau potable et l'accs aux ressources de sant de base, cela reviendra peu prs ce que les habitants de l'Europe et des tats-Unis consa-crent annuellement aux parfums.

    4. On prend les 20 % de la population mondiale les plus pauvres et les 20 % de la population lTIondiale les plus riches. En 1960, la tranche suprieure avait un revenu 30 fois suprieur celui de la tranche infrieure. En 1995, ce revenu est 82 fois suprieur.

    5. Dans 70 pays du monde (= 40 % des pays du monde), le revenu par habitant est infrieur ce qu'il tait il y a 20 ans, en chiffres constants.

    Mon ouverture est terrnine.

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  • L' IRRCONCILI

    Je partirai aujourd'hui de la strophe 2 du pome de Mandelstam qui nous a servi de support la dernire fois. Il y est question du commencement du sicle comme lieu d'un sacrifice:

    Comme le tendre cartilage d' un el~fant Est le sicle dernier-n de la terre. En sacrifice une fois encore, comme l'agneau, Est offert le sinciput de la vie.

    l'vidence, il y a l une rntaphore chrtienne, celle d'un lien entre la nouveaut, l'annonce, la promesse d'un ct, la mort de l'innocent et le sacrifice de l'autre. N'oublions pas la persistance, et mme le renouveau, de la pense chrtienne dans le sicle. L'antchrist Nietzsche a suscit son ant-antchrist. Il y a eu, dans les annes 20 et 30, une n10de chrtienne. Et il y a eu, de Claudel Pasolini en passant par Mandelstam, de grands potes chrtiens, ou en dialectique serre avec le christianisme. Il y a eu persis-tance de la philosophie chrtienne, absorption quasi int-grale de la phnomnologie par le moralisme chrtien 1 Il Y a mme eu l'ample dveloppement d'une psychanalyse chrtienne, ce qui indique tout de mme que le corps reli-gieux a la sensibilit du bronze quand il s'agit de digrer les poisons.

    U ne thse essentielle du christianisme tabli, du christia-nisme devenu puissance d'tat, est que le monde nouveau

    1. On se reportera sur ce point l'excellent petit essai de Dominique Janicaud, Le Tournant thologiqlle de la phnomnologie franaise (Combas, d. de l'clat, 1998).

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  • LE SICLE

    nat sous le signe du supplice et de la mort de l'innocent. La nouvelle alliance de Dieu et des hOlIlmes, incarne par le Fils, commence par la crucifixion. Comment se relve-t-on d'un tel dbut? Comment passer outre la violence absolue du comlIlencement? C'est depuis toujours un des grands problmes de ce christianisme officiel. Mais cela a t, en sornme, un problme des dbuts du xxe sicle, en raison de la guerre de 14, de la rvolution de 17, et aussi, l' arrire-plan, des innommables pratiques du colonialisme. La ques-tion est de savoir comment on accorde les atrocits du commencement la promesse d'un homme nouveau. Par quelle horreur la promesse est -elle hante? Comment rele-ver le sacrifice inaugural?

    Il Y a toujours eu deux orientations de la pense face ce type de problme.

    Premire orientation: Puisque cela a commenc ainsi, alors nous sommes dans le temps de la mort, dans le temps de la fin. C'est ce qu'ont pens les tout premiers chr-tiens: puisque le Christ tait nl0rt, la fin du monde tait rnminente. Juste aprs la guerre de 14-18, l'ide domi-nante, surtout en France, tait qu'une pareille boucherie ne pouvait ouvrir qu' la fin des guerres, la paix dfinitive. Cela s'est donn dans le mot d'ordre de la paix tout prix , et dans l'extrlne puissance du courant pacifiste. La thse est que ce qui commence dans le sang dclare que ce sang est le dernier. La der des ders , disait-on de la guerre de 14.

    Deuxime orientation: Puisque cela a commenc dans la violence et la destruction, il faut achever cette violence et cette destruction par une destruction suprieure, une vio-lence essentielle. la mauvaise violence doit succder la bonne, qui est lgitime par la premire. Il y a fondation

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  • L' IRRCONCILI

    guerrire de la paix, on mettra fin la guerre mauvaise par la guerre bonne.

    Ces deux voies s'entrelacent et s'affrontent, tout parti-culirement entre 1918 et 1939. quelle dialectique ouvre un commencernent guerrier? Est -ce la dialectique guerre/paix ou la dialectique bonne guerre/mauvaise guerre, guerre juste/guerre injuste?

    C'est l'histoire du pacifisme en France dans l'entre-deux-guerres, qui tait principalement un courant de gau-che , et qui a t paradoxalement, en termes d'opinion, un des ferments du ptainisme. Car le ptainisme donne politi-quement forme au got de la capitulation. Tout plutt que la guerre. C'est la voie du plus jamais a .

    Le problme est que les nazis soutenaient l'autre orienta-tion : revenir sur la mauvaise guerre, qu'en outre ils avaient perdue, par une bonne guerre impriale, nationale et raciale, une guerre dcisive, fondatrice d'un Reich de mille ans. Du coup, la paix tout prix, pour les Franais, cela veut dire la paix avec la guerre totale, la paix avec les nazis, et donc l'inclusion passive dans une guerre absolue , une guerre qui revendique le droit l'extermination. Telle est l'essence du ptainisme : faire la paix avec la guerre exterminatrice, et donc en tre l'abject complice, d'autant plus abject qu'il est passif et ne songe qu' survivre.

    Il est caractristique que de Gaulle, en 1940, ait d tout simplement dire que la guerre continuait. Lui et les rsis-tants devaient en somrne r-ouvrir la guerre, r-installer la guerre. Mais ils butaient tout de ITlme sur un paradoxe: comment le sicle, qui avait commenc par une guerre atroce, pouvait-il continuer par une guerre pire encore? Que devenait dans cet enchanernent la promesse chris-tique de l' hornme nouveau ?

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  • LE SICLE

    Ce que je dis l sur la guerre est sous-tendu par une sub-jectivit paradoxale, dont propos de Mandelstam nous avons commenc dcrire les ressorts. Le sicle s'est pens lui-mme sirnultanment comme fin, puisement, dcadence, et comme commencement absolu. Une partie du problme du sicle est la conjonction de ces deux convictions. Disons-le autrement: le sicle s'est conu lui-mme comme nihilisme, mais galement comme affirma-tion dionysiaque. Selon les moments, il semble agir sous deux maximes: l'une (aujourd'hui, par exemple) est de renoncement, de rsignation, de moindre mal, de modra-tion, de fin de l' humanit comme spiritualit, de critique des grands rcits 1. L'autre, qui domine le petit sicle , entre 1917 et les annes 80, reprend Nietzsche la volont de casser en deux l'histoire du monde , se pro-pose un commencement radical et la fondation d'une humanit rconcilie.

    Le rapport des deux vises n'est pas simple. Ce n'est pas une corrlation dialectique, mais un enchevtrement. Le sicle a t hant par un rapport non dialectique entre ncessit et volont. C'est vident chez Nietzsche, qui, en ce sens, est un prophte du sicle. Il fait un diagnostic de nihilisme extrmement dtaill, assign la gnalogie des affects ngatifs (culpabilit, ressentiment, etc.). Mais dans

    1. Jean-Franois Lyotard a donn forme une sorte d'adieu mlanco-lique au sicle ( la modernit) en dclarant la fin des grands rcits , ce qui, dans son esprit, signifiait surtout la fin de la politique marxiste, la fin du rcit proltarien . Il l'a fait avec lgance et profondeur, cher-chant dans les raffinements de l'art contemporain de quoi relayer, dans le discontinu et l'intime, la Totalit perdue, et la Grandeur impossible. Il faut lire Le Diffrend (d. de Minuit, 1984).

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  • L'IRRCONCILl

    le mme temps, il y a la certitude volontariste du Grand Midi, qui ne soutient aucun rapport de rsultat, ou de relve dialectique, avec la domination du nihilisme. Il n'y a pas de thorie de la ngativit qui puisse assurer le passage, et Deleuze a tout fait raison de nommer ce rapport qui n'en est pas un une synthse disjonctive '.

    Dans l'ordre de l' Histoire, et de sa soumission volonta-riste la politique, cette disjonction fait problme. C'est cause d'elle que le sicle est entirement marqu par une violence singulire, qui n'est pas seulement une violence objective, Inais une revendication subjective allant parfois jusqu'au culte. La violence vient au point de la disjonction. Elle se substitue une conjonction manquante, elle est comlne une liaison dialectique force au point de l'anti-dialectique.

    La violence est lgitime par la cration de l'homme nouveau. Bien entendu, ce motif n'a de sens que sur l'hori-zon de la mort de Dieu. L'homme sans Dieu doit tre re-cr, pour se substituer l'holnme soumis aux dieux. En ce sens, l'homme nouveau est ce qui tient ensemble les mor-ceaux de la synthse disjonctive, car il est la fois un des-tin, le destin de l'homme l'poque de la Inort des dieux, et une volont, celle de surmonter l'homme ancien. S'il est vrai que le sicle est formidablement idologique, c'est qu'il donne figure la synthse disjonctive qui constitue et travaille ses orientations de pense. La fameuse fin des

    1. Le concept de synthse disjonctive est au cur de la conception que se fait Deleuze de la vitalit de l'tre, qui est la mme chose que son univocit productive. Il dsigne en fait la puissance d'Un qui se mani-(ste jusque dans les sries les plus divergentes. J'ai tent de reconstruire tout cela (et de m'en dmarquer rationnellement) dans mon Deleuze, la clameur de ['tre (Hachette, 1997).

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    idologies , dont on marque notre modestie, notre pit humanitaire, n'est que le renoncement toute nouveaut de l'homme. Et ce, comme je l'ai dit, au moment o on s'apprte le changer entirement, par manipulations aveugles et trafics financiers.

    Au vrai, ce n'est pas la dimension idologique du thme de l'homme nouveau qui est agissante au xxe si-cle. Ce qui passionne les sujets, les militants, c'est l' his-toricit de l'homlne nouveau. Car on est dans le moment du rel du commencement. Le XIXe sicle a annonc, rv, promis, le xxe sicle a dclar que lui, il faisait, ici et maintenant.

    C'est ce que je propose d'appeler la passion du rel, dont je suis persuad qu'il en faut faire la clef de toute comprhension du sicle. Il y a une conviction pathtique qu'on est convoqu au rel du commencement.

    Le rel, chacun des acteurs du sicle le sait, est horri-ble et enthousiasmant, mortifre et crateur. Ce qui est certain, c'est qu'il est, comme Nietzsche l'a magnifique-ment dit, au-del du Bien et du Mal . Toute conviction de la venue relle de l'homme nouveau s'installe dans une forte indiffrence au prix pay, dans une lgitimation des moyens les plus violents. Si c'est de l'homme nou-veau qu'il s'agit, l'homme ancien peut bien n'tre qu'un matriau.

    Pour le moralisme tempr d'aujourd'hui, lequel n'est que la promotion du crime aseptis, comme il l'est de la guerre vertueuse, ou du profit propre, le petit sicle, celui des politiques rvolutionnaires rassembles sous le nom quivoque de communismes , a t barbare parce que sa passion du rel le situait au-del du bien et du mal. Par exemple, dans une franche opposition entre politique et

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    morale. Mais, de l'intrieur du sicle, le sicle a t vcu COlnme hroque et pique.

    Quand on lit l'Iliade, on est forc de constater que c'est une succession ininterrompue de massacres. Mais dans le mouvement de la chose comme porne, cela se donne non pas comme barbare, mais comme hroque et pique. Le sicle a t une Iliade subjective, mme si la barbarie a t souvent constate, et dnonce, mais en gnral dans l'autre camp. D'o une certaine indiffrence aux signes objectifs de la cruaut. C'est dans cette mme indiffrence qu'on s'installe en lisant l'Iliade, parce que la puissance de l'action est plus intense que ne l'est la sensiblerie morale.

    Des exemples littraires fameux tmoignent de ce rap-port subjectif esthtis par le sentiment pique aux piso-des les plus barbares du sicle. Pour ce qui concerne la guerre de 14, on peut se rfrer la manire dont, dans Les Sept Piliers de la sagesse (1921), Lawrence dcrit des sc-nes d'horreur, non seulement dans le camp adverse (les Turcs massacrant tous les villageois), mais dans son propre camp, quand le pas de quartier monte ses propres lvres, et qu'il n'y aura aucun prisonnier, que tous les bles-ss seront achevs. Rien de ces actes n'est justifi, bien au contraire, mais ils font corps avec la coule pique de la guerre arabe . Sur le versant des rvolutions, on citera L'Espoir (1937) de Malraux, en particulier quand, propos de la guerre d'Espagne, il rapporte et commente la pratique de la torture et des excutions sommaires, non seulement du ct des franquistes, mais du ct des rpublicains. L encore, tout est emport par la grandeur populaire pique de la rsistance. Malraux, dans ses catgories propres, traite de la synthse disjonctive du ct de sa partie la plus opaque, la figure de l' Histoire comme destin. Si les atrocits

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    ne sont pas ce qui peut donner un sens moral la situa-tion, c'est que nous sommes, comme dans le fatum que Nietzsche emprunte aux stociens, au-del de toute consi-dration de ce genre. Il s'agit, dans les situations intenses, que chacun puisse rencontrer son destin et y faire face, comme on devait faire face la bte-sicle dans le pome de Mandelstam. Car, dit Malraux, l'Espagne exsangue prend conscience d'elle-mme, en sorte que chaque acteur du drame co-appartient cette conscience. Les atrocits ne sont qu'une part de cette rvlation, pour autant que ce qui rvle l'Histoire comme destin est, presque toujours, l'exprience de la guerre.

    Ceci m'amne ce qui, aprs la passion du rel, est sans doute la principale caractrisation du sicle: il aura t le sicle de la guerre. Cela ne veut pas dire seulement qu'il est rempli, jusqu' aujourd'hui, de guerres froces, mais qu'il a t sous le paradigme de la guerre.

    Les concepts fondamentaux par lesquels le sicle s'est pens, ou a pens son nergie cratrice, ont t subordon-ns la smantique de la guerre. Notons bien qu'il ne s'agit pas de la guerre au sens de Hegel, de la guerre napolonienne. Pour Hegel, la guerre est un moment constitutif de la conscience de soi d'un peuple. La guerre est cratrice de conscience, en particulier nationale. La guerre du xxe sicle n'est pas celle-l, car l'ide de la guerre est celle de la guerre dcisive, de la dernire guerre. Pour tout le monde, 14-18 est la mauvaise guerre, la guerre infme, qui ne doit pas se reproduire, d'o l'expression de der des ders . Il faut absolument que 14-18 soit la dernire de cette espce de mauvaise guerre. Il s'agit dsormais de mettre fin au monde qui a engendr la guerre infme. Or, ce qui va mettre fin la guerre, c'est

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    la guerre, un autre type de guerre. Car la paix, entre 1918 et 1939, est la mme chose que la guerre. Personne ne croit cette paix-l. Il faut une autre guerre, qui sera vrai-ment la dernire.

    Mao Zedong est une figure typique de cette conviction. Il a dirig une guerre pendant plus de vingt ans, de 1925 1949. Il a entirement renouvel la pense des rapports entre guerre et politique. Dans un texte de 1936, Problmes stratgiques de la guerre rvolutionnaire en Chine, il dve-loppe l'ide que, pour obtenir la paix perptuelle , il faut inventer une nouvelle guerre, il faut opposer la guerre ordinaire celle qui oppose les puissants du jour, une guerre nouvelle, organise par les proltaires et les paysans, guerre qu'il nomme prcisment la guerre rvolutionnaire .

    Antrieurement Mao, et encore dans la pense de Lnine, la guerre et la rvolution sont des termes contrai-res, qui composent une situation dialectique complexe. Comme le montre fortement Sylvain Lazarus l , c'est autour de la question de la guerre que Lnine spare la subjecti-vit politique de la conscience historique, quand il note, au printemps 1917, que la guerre est une donne claire, alors que la politique est obscure. Le thme maoste de la guerre rvolutionnaire instaure une tout autre distinction, qui oppose diffrents types de guerres, elles-mmes organique-ment lies des politiques diffrentes. partir de quoi il revient la guerre (politiquement juste) de mettre fin aux guerres (politiquement injustes). Ainsi, dans ce texte de 1936, tir de Problmes stratgiques de la guerre rvolu-tionnaire en Chine:

    1. On lira sur ce point l'tude Lnine et le temps dans le grand livre de Sylvain Lazarus, Anthropologie du nom (Seuil, 1996).

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  • LE SICLE

    La guerre, ce monstre qui fait s'entre-tuer les hommes, finira par tre limine par le dveloppement de la socit humaine, et le sera mme dans un avenir qui n'est pas lointain. Mais pour supprimer la guerre, il n 'y a qu'un seul moyen: opposer la guerre la guerre, oppo-ser la guerre rvolutionnaire la guerre contre-rvolu-tionnaire [. .. J Lorsque la socit humaine en arrivera la suppression des classes, la suppression de l'tat, il n 'y aura plus de guerres - ni contre-rvolutionnaires, ni rvolutionnaires, ni injustes, ni justes. Ce sera l're de la paix perptuelle pour l'humanit. En tudiant les lois de la guerre rvolutionnaire, nous partons de l'aspiration supprimer toutes les guerres; c'est en cela que rside la diffrence entre nous communistes et les reprsentants de toutes les classes exploiteuses.

    Et encore, deux ans plus tard, dans Problmes de la guerre et de la stratgie:

    Nous sommes pour l'abolition des guerres; la guerre, nous ne la voulons pas. Mais on ne peut abolir la guerre que par la guerre. Pour qu'il n 'y ait plus de fusils, il faut prendre le fusil.

    Ce rnotif de la fin des guerres par une guerre totale et ultime soutient toutes les convictions, qui jalonnent le si-cle, d'un rglement dfinitif de tel ou tel problrrle. La forme noire, la forme atroce et extrmiste de cette convic-tion est certes la solution finale du prtendu problme juif dcide par les nazis la confrence de Wannsee. On ne peut entirement sparer cet extrmisme meurtrier de

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  • L' IRRCONCILI

    l'ide, trs gnralernent rpandue, et dans tous les domai-nes, d'une solution absolue des problmes.

    Une des obsessions du sicle a t d'obtenir du dfinitif. On peut voir cette obsession l' uvre jusque dans les par-ties les plus abstraites de la science. Il suffit de penser l'entreprise mathmatique qui a nom Bourbaki, et qui vise construire un monument mathmatique intgralement formalis, complet, dfinitif. Dans l'art, on pense parvenir, en mettant fin la relativit des imitations et des reprsen-tations, l'art absolu, l'art qui se montre intgralement comrne art, un art qui, prenant son propre processus comnle objet, est exposition de l'artistique de l'art, fin pro-digue, dans l'art, de l'art lui-mme, et donc: dernire uvre d'art, dans la forme de l'art ds-uvr.

    Dans tous les cas, on constate que cette hantise du dfi-nitif s'obtient cornme au-del d'une destruction. L'homme nouveau est destruction du vieil hornme. La paix perp-tuelle s'obtient par destruction, dans la guerre totale, des vieilles guerres. Le monument de la science acheve dtruit, par fornlalisation intgrale, les vieilles intuitions scientifiques. L'art llloderne ruine l'univers relatif de la reprsentation. Il y a un couple fondamental de la destruc-tion et du dfinitif. Et de nouveau, c'est un couple non dia-lectique, c'est une synthse disjonctive. Car ce n'est pas la destruction qui produit le dfinitif, en sorte qu'il Y a deux tches bien diffrentes: dtruire l'ancien, crer le nouveau. La guerre elle-mme est une juxtaposition non dialectisa-ble de la destruction atroce et du bel hrosme victorieux.

    Finalement, le problme du sicle est d'tre dans la conjonction non dialectique du motif de la fin et de celui du commencement. Finir et commencer sont deux termes qui demeurent, dans le sicle, irrconcilis.

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  • LE SICLE

    Le modle de l'irrconciliation, c'est la guerre, la guerre dfinitive et totale, qui prsente trois caractristiques:

    a) Elle met fin la possibilit de la mauvaise guerre, de la guerre inutile, ou conservatrice, dont le modle est 14-18.

    b) Elle doit draciner le nihilisme, parce qu'elle propose un engagement radical, une cause, un vrai face--face avec l'histoire.

    c) Elle va fonder un nouvel ordre historique et plan-taire.

    Cette guerre n'est pas, comme la guerre de 14, une sim-ple opration de l'tat, c'est une implication subjective. C'est une cause absolue qui gnre un nouveau type de sujet, une guerre qui est cration de son combattant. Fina-lernent, la guerre devient un paradigme subjectif. Le sicle a t porteur d'une conception combattante de l'existence, ce qui veut dire que la totalit elle-mme, en chacun de ses fragments rels, doit tre reprsente comme conflit. Quelle que soit son chelle, plantaire ou prive, toute situation relle est scission, affrontement, guerre.

    Au xxe sicle, la loi partage du monde n'est ni l'Un, ni le Multiple, c'est le Deux. Ce n'est pas l'Un, car il n'y a pas d'harmonie, d'hgmonie du simple, de puissance uni-fie de Dieu. Ce n'est pas le Multiple, car il ne s'agit pas d'obtenir un quilibre des puissances, ou une harmonie des facults. C'est le Deux, et le monde reprsent dans la modalit du Deux exclut la possibilit aussi bien d'une soumission unanime que d'un quilibre combinatoire. Il faut tranche