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Christophe Prochasson LES ESSAIS Le socialisme, une culture Le socialisme, une culture

Le Socialisme, Une Culture (Prochasson)

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Pas plus qu’aucune autre doctrine politique, pas moins non plus, le socialisme ne se laisse enfermer dans le périmètre d’une définition simple et stable. Si elle constitue le chapitre obligé de toute histoire des idées politiques, la doctrine socialiste reste plus ouverte que d’autres sans doute, parce que son histoire l’a davantage mise aux prises avec le mouvement social.Dans la grande cuisine des idéologues, le chaudron socialiste est celui qui réclame le plus de soin et d’attention. Il déborde toujours ses fondateurs, ses organisations, son électorat traditionnel, les forces sociales qu’il est censé représenter.

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    Le socialisme,une culture

  • Le socialisme,une culture

    Christophe Prochasson

  • S OMMA I R E

    Le socialisme comme culture politique ........................... 7

    Culture ? Identit ? Mentalit ? ......................................... 7

    Rpublique et Nation ....................................................... 14

    Les sources thoriques et la question des hritages :Marx, le marxisme et les marxistes ................................... 19

    Pratiques militantes ............................................................. 26

    Le Parti socialiste existe-t-il ? ............................................ 26

    Propagander ...................................................................... 30

    Un socialisme dducation ................................................ 36

    Le socialisme comme culture ............................................ 43

    Les intellectuels et le socialisme ...................................... 43

    Le vaste monde des revues ............................................... 48

    Choix culturels .................................................................. 54

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    LE SOCIALISME, UNE CULTURE

    Christophe Prochasson est historien. Il est directeur dtudes lcoledes hautes tudes en sciences sociales o il enseigne et dirige les ditionsde lEHESS.Il a publi rcemment L'Empire des motions. Les historiens dans la mle(Demopolis, 2008), Dictionnaire critique de la Rpublique, dirig encollaboration avec Vincent Duclert (Flammarion, 2002, rdition 2007),Saint-Simon ou l'anti-Marx (Perrin, 2005) et Vrai et faux dans la GrandeGuerre, dirig en collaboration avec Anne Rasmussen (La Dcouverte, 2004).

  • 5LE SOCIALISME, UNE CULTURE

    En souvenir de Madeleine Rebrioux

    Pas plus quaucune autre doctrine politique, pas moinsnon plus, le socialisme ne se laisse enfermer dans leprimtre dune dfinition simple et stable. Si elleconstitue le chapitre oblig de toute histoire des idespolitiques, la doctrine socialiste reste plus ouverte quedautres sans doute, parce que son histoire la davantagemise aux prises avec le mouvement social. Dans la grandecuisine des idologues, le chaudron socialiste est celuiqui rclame le plus de soin et dattention. Il dbordetoujours ses fondateurs, sesorganisations, son lectorattraditionnel, les forces sociales quil est cens reprsenter.Cest donc un peu par commodit que les pages quisuivent tentent de prsenter le socialisme comme un fait de culture , dans le sillage de luvre de

    Cet essai reprend le rapport introductif la table ronde Socialisme etculture prsent par lauteur lors du colloque organis par la Socitdtudes jaursiennes et la Fondation Jean-Jaurs les 5 et 6 fvrier 2009, Quest devenue lhistoire du socialisme ? Hommage MadeleineRebrioux . Socialisme, religion et lacit (Jean-Franois Chanet) et Socialisme, femmes et fminismes (Franoise Thbaud) seront publisdans cette collection. Trois autres rapports introductifs, Socialisme etinternationalisme (Patrizia Dogliani), Socialisme et travail (Alain Chatriot)et Socialisme et dmocratie (Romain Ducoulombier) ont t publis dansun numro spcial des Cahiers Jaurs (n 191, janvier-mars 2009). Les dbatsde ce colloque ont t diffuss sur le site Internet de France Culture.

  • Le socialisme comme culture politique

    Culture ? Identit ? Mentalit ?

    Sinterroger en ces termes sur la nature du socialisme estdautant plus dcisif lorsquon sinstalle un moment deson histoire (fin du XIXe sicle-dbut du XXe) o celui-cise trouve dans une phase dmergence institutionnelle etde consolidation idologique. Peu peu, par des voiesaussi diverses que heurtes, le socialisme se constituecomme une culture politique fluide, davantage encoreque comme une doctrine bien lisse. Le socialisme ? Une forme de bonheur , crit Madeleine Rebrioux auterme de dizaines dannes denqute. Cest en tout cas lareprsentation la mieux partage quen ont tous lesmilitants au tournant des XIXe et XXe sicles. Dans unarticle de 1966 o elle tudie les faons dont se formulele socialisme dans le Journal tenu pendant les annes1905-1906 par Armand Girard, militant dun groupesocialiste quil a lui-mme cr Cuisery, en Sane-et-Loire, Madeleine Rebrioux rsumait en ces termes

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    LE SOCIALISME, UNE CULTURE

    Madeleine Rebrioux, qui elles souhaitent dabordrendre hommage. Il sagit moins den diluer la notion ouden affaiblir la consistance en laissant lcart tout cequi contribue son institutionnalisation sociale etpolitique qu en enrichir au contraire la paletteconstitutive. Il y a de tout dans le socialisme : des ides,des modes de vie, des choix esthtiques, des pratiquespolitiques, des institutions mais aussi, tout simplement,des hommes et des femmes.

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  • 9LE SOCIALISME, UNE CULTURE

    ce qui peut bien passer pour la reprsentation collectivela plus rpandue du socialisme en ces annes succdanttout juste la politique dunit de la gauche emmene parle Prsident du Conseil mile Combes, anticlricalmordant et mfiant face lArme toujours crainte comme jsuitire : libre-pense militante, amour de la terrenatale et antimilitarisme, haine des nobles et des oisifs[la liste en est donne : les fonctionnaires, les curs, lesofficiers] plus que des capitalistes ; mfiance devant leparlementarisme, mais plus grande dfiance encore devantceux qui utilisent lantiparlementarisme des finsractionnaires, confiance dans la science et le progrs,solidarisme profond, got du bonheur1. MadeleineRebrioux na cess de se dbattre avec la dfinitionimpossible dun socialisme introuvable. Le socialisme seprsente dabord comme un fait de culture, au sens o lepouvait entendre un moment historiographique marqu,

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    LE SOCIALISME, UNE CULTURE

    dans les annes 1970, par les alliances ambivalentescontractes entre lhistoire et lanthropologie, une croyancecomposite, un comportement, un art de vivre, une morale : Dans les annes 80, quest-ce que le socialisme ? Unetentative de saisir par ltude le sens de la socit o lon vit ?Un mode embryonnaire de structuration et dorganisationouvrire ? Lattente passionne, flamboyante, de larvolution qui, formule par quelques aptres et nourrie dequelques grandes luttes, donne consistance lesprit dervolte et rchauffe le cur des ouvriers ? Une prparationpdagogique la victoire du proltariat ? Tout cela et biendautres choses encore2.

    Fait de culture donc. Fait de mentalit, au moment mmeo lhistoire des mentalits connaissait ses grandes heures,quand les historiens partaient en qute de reprsentationsmentales collectives. Il nest pas anodin de voir MadeleineRebrioux opter pour le terme, quelle prfre sanshsitation celui de doctrine, didologie ou mme dide.

    1. Madeleine Rebrioux, Un groupe de paysans socialistes de Sane-et-Loire lheure de lunit(1905-1906) : le Journal du groupe dtudes sociales de Cuisery , Le Mouvement social, juillet-septembre 1966, repris dans Madeleine Rebrioux, Parcours engags dans la France contemporaine,Paris, d. Belin, 1999, p. 24.

    2. Id., Le socialisme franais de 1871 1914 dans Jacques Droz (dir.),Histoire gnrale du socialisme,Paris, Presses universitaires de France, 1974, p. 136.

  • Madeleine Rebrioux ne renonce nullement cetteperspective lorsquelle choisit lchelle biographique.Quand il faut rendre compte de la conceptionjaursienne de la nation, elle souhaite aussi atteindre une mentalit 5. Elle ne se fatigue jamais de soulignerque le socialisme de Jaurs stait autant nourri deculture livresque que dexpriences politiques et decontacts humains. De mme, sattache-t-elle librer lafigure de Jaurs dun jaursisme de partisan quiengonce le grand homme du socialisme franais dans deshabits thoriques trop triqus : Sil contribue inflchir les formes politiques que dfinissent les statutsvots au Congrs du Globe, cest par sa pratique , note-t-elle encore6. La doctrine de Jaurs est dabord le produitdes chahuts de lhistoire. Elle rsulte de constantsajustements pragmatiques que ses adversaires jugentvidemment comme autant de renoncements, dabandons,

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    Au temps de Jaurs, on parlait pourtant bel et biend Ide socialiste Mme lorsquil sagit de pister les tendances hostiles ltat dans la SFIO , thme derecherche quon verrait bien sapparenter lhistoire desides politiques, Madeleine Rebrioux affiche un tout autreprogramme, mieux adapt son objet : Il sagit moinsdune analyse idologique opposant les diffrents courantsqui se rclament du marxisme ou du proudhonisme quedun effort pour comprendre le maintien et les mutationsdune mentalit antitatique lintrieur de la SFIO et chezceux qui la suivent3. Elle conserve le vocable mentalitpour dsigner ce quelle considre comme la summa divisiodes socialistes franais au cours des annes 1880, ce clivagequi oppose les rvolutionnaires aux rformistes : Il sagit en effet moins de doctrines et dorganisation quede mentalits collectives dont le chmage et les grvesaiguisent les divergences4.

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    LE SOCIALISME, UNE CULTURE

    3. Id., Les tendances hostiles ltat dans la SFIO (1905-1914) , Le Mouvement social, octobre-dcembre 1968, repris dans Madeleine Rebrioux, Parcours engags dans la France contemporaine,op. cit., p. 39. Cest moi qui souligne.4. Id., Le socialisme franais de 1871 1914 ,op. cit., p. 155.

    5. Id., Jaurs et la nation , Actes du colloque Jaurs et la nation, Toulouse, Association despublications de la Facult des lettres et sciences humaines deToulouse, 1965, repris dansMadeleineRebrioux,Parcours engags dans la France contemporaine,op. cit., p. 316.6. Id., La conception du parti chez Jaurs dans Jaurs et la classe ouvrire, Paris, Editions ouvrires,1981, repris dansMadeleine Rebrioux, Parcours engags dans la France contemporaine, op. cit., p. 410.

  • avant 1914 : Faut-il accorder crdit aux proposconfiants de Dubreuilh pour qui le parti est une vastefamille o tous les membres sestiment dans unecertaine mesure parents les uns des autres8 ?

    Enfin, sans la retenir vraiment, Madeleine Rebrioux nepasse pas tout fait ct dune dernire analogie qui nepeut manquer de survenir pour qui connat Jaurs et saphilosophie : la religion. On na pas fini de rflchir auxrapports du socialisme et de la religion 9, crit-elle dansla prsentation dun indit de Jaurs de 1891 dans lequelsexprime tout un lan mtaphysique qui trouvarcemment plusieurs commentateurs tonns, notam-ment parmi les philosophes lecteurs de Jaurs10. Cettenouvelle piste un peu iconoclaste a cependant t peusuivie, tort sans doute.

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    voire de trahisons. Tel est dailleurs le lancinant soupon quine cessa de peser sur toute lhistoire du socialisme franais :son opportunisme rou.

    Dautres termes conviendraient-ils mieux pour dfinirlinsaisissable doctrine ? Certains ont rencontr unefortune critique dans le cercle distingu des sciencessociales. Identit ou culture ont rpondu de multiplesusages, pas toujours bien contrls. Madeleine Rebriouxy cde peu. De culture politique , il nest gure plusquestion chez elle7. La notion est parente didentit et nevient souvent que remplacer, sans grand gain heuristique,la notion courante de famille politique , vieilleformule, un peu poussireuse sans doute, mais qui nestpas si mal adapte aux descriptions du socialismefranais proposes par Madeleine Rebrioux. Elle-mme en vient dailleurs sinterroger dans le sillagede Louis Dubreuilh, le secrtaire gnral de la SFIO,

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    7. Cf.Michel Winock, La culture politique des socialistes , dans Serge Berstein (dir.), Les Culturespolitiques en France, Paris, Le Seuil, 1999.

    8.Madeleine Rebrioux, Le socialisme franais de 1871 1914 ,op. cit., p. 207.9. Id., Socialisme et religion : un indit de Jaurs (1891) , Annales ESC, novembre-dcembre 1961,repris dansMadeleine Rebrioux, Parcours engags dans la France contemporaine,op. cit., p. 287.10.Cf.Vincent Peillon, Jean Jaurs et la religion du socialisme, Paris, Grasset, 2000.

  • Rpublique et Nation

    On ne peut se satisfaire du constat qui met en videncele caractre ductile du socialisme franais. Son pluralismeest certes constitutif de son histoire11, comme lui estconstitutif, dune faon presque paradoxale la lumiredune odysse o se heurtent entre elles tant dechapelles, une faiblesse thorique que spuisent dnoncer les socialistes eux-mmes depuis quils ontpris conscience de leur communaut dappartenance.L analyse thorique , relve Madeleine Rebrioux, acruellement fait dfaut au socialisme franais12.

    Ne peut-on en rien caractriser lIde socialiste au-delde quelques traits de mentalit ou de comportements ?Pour tenter de dbrouiller une telle question, il convientde distinguer les niveaux danalyse (les dirigeants,les intellectuels, les militants, les lecteurs) auxquels

    se placent les observations. Convenons, avec MadeleineRebrioux, que le socialisme jeune homme lexpression revient Charles Pguy qui tait ici sonaffaire , ne se laisse pas toujours facilement distinguerdautres tendances politiques cousines lorsquon examineles situations politiques locales. Car le socialisme onlaura compris est une rponse politique qui relve deces rationalits situes chres lhistoire des sciences.Les socialistes sinscrivent politiquement dans desconfigurations singulires. Ils ajustent et adaptentquelques grandes lignes dfinies dautres chellestemporelles et politiques, ngociant les principes avec leterrain quils labourent. Dans sa contribution principale lHistoire gnrale du socialisme, Madeleine Rebriouxnote, par exemple, que lors des lections lgislatives de1893, le candidat socialiste du Gard, Delon, dfinit danssa profession de foi le socialisme comme le respect dela libert et de la conscience humaine et ajoute la vnration devant le travail ; pendant la campagnedes lgislatives de 1898, Bordeaux, le socialiste Jourdeprtend, pour sa part, se rclamer avant tout de

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    11. Cest dailleurs le point de vue quont adopt Jean-Jacques Becker et Gilles Candar dans louvragequils ont dirig :Histoire des gauches en France, Paris, La Dcouverte, 2 vol., 2004.12.Madeleine Rebrioux, Le socialisme franais de 1871 1914 ,op. cit., p. 228.

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    la grande famille rpublicaine 13. Au mme titre quilnest pas toujours facile de distinguer entre les sectessocialistes rivales, il est parfois dlicat, voire impossible,de dessiner les frontires qui sparent un socialiste dunradical, dautant plus que la parlementarisation dusocialisme franais a encourag nombre de rappro-chements. La bien nomme discipline rpublicaine exige que face aux racteurs , llecteur socialisteaccorde, sans mauvaise conscience aucune, sa voix aucandidat radical si ce dernier est le mieux plac.

    Cette proximit politique sadosse une parentrpublicaine. Radicaux comme socialistes grentlhritage rpublicain, cest cette tradition qui inspire leuraction. Les premiers sans rserve, les seconds avec lavolont den corriger les dvoiements et den dpasser lesinachvements. L rside sans doute lune des propritsles plus reprables de la culture politique des socialistes :prolonger presque linfini les idaux rpublicains

    progressivement labors depuis la Rvolution franaise.Peu nombreux sont ceux qui drogent ce mledoctrinal, minimal mais non moins exigeant. Il estdailleurs suffisamment vasif pour que chacun y trouveson compte : la faiblesse du lien est lune des sources desa force.

    Un exemple permettra de mettre en vidence quelques-unes des contradictions et des ambivalences qui ont pessur le socialisme franais, et qui expliquent bien desblocages et des embarras qui ont contribu perturberson dveloppement thorique. On sen tient ici unpanorama idologique qui fait lconomie de lvocationdes adaptations locales et personnelles. Parce quelle taitvenue ltude de cette squence historique dusocialisme franais avec la volont de mieux comprendreles relations que celui-ci entretenait avec la Nation,Madeleine Rebrioux sest beaucoup penche sur cettequestion. Elle la fait avec un soin tout particulier dans lecas de Jaurs, qui ne vaut sans doute pas pour tousles socialistes, mais se rapproche dune ligne moyenne

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    13. Ibid., p. 173.

  • limprialisme qui sengagea au dbut du XXe sicle etsintensifia la veille des hostilits : La place de la Franceest quasi nulle. [] Que leur manquait-il ? Formationconomique ? Pratique du marxisme ? Volont rvolu-tionnaire ? Aucun Franais ne tenta de dgager une thoriedensemble de limprialisme14.

    Les sources thoriques et la question des hritages :Marx, le marxisme et les marxistes

    Dessinant les contours dune problmatique culturepolitique socialiste, quelle ne dcrit jamais ninausculte il convient dinsister comme un corps dedoctrine achev, Madeleine Rebrioux est pass parlexamen des auteurs rputs avoir marqu la culturethorique des socialistes franais, aussi diaphane ft-elle.Lune de ses premires recherches avait t voue Pierre-Joseph Proudhon15.

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    suffisant dfinir un horizon idologique commun. Cettecommunaut de vue sur la nation, cette culturepolitique partage si lon se satisfait de cette notion unpeu incertaine, claire les obstacles qui se sont levslorsquil sest agi de btir une conscience militanteinternationaliste ou quand il fallut affronter les dfis nsdun colonialisme dont aucun socialiste, ou presque, neremettait alors en cause le bien-fond. La dnonciationdes brutalits de la conqute ou des abus du colon sansscrupule servit longtemps de viatique lanalyse socialistedu colonialisme et sa critique. De mme, la facettepatriotique de lhritage rpublicain put de temps autreprendre les couleurs non pas du nationalisme, ayantdfinitivement bascul droite, mais dun chauvinismeplus ou moins discret que lattitude de la majorit dessocialistes pendant la Grande Guerre confirma et renfora.Il nest que de suivre lhistoire des relations tumultueusesentre socialistes franais et socialistes allemands pour senconvaincre. Ainsi, comme finit par le dplorer MadeleineRebrioux, lindfinition thorique du socialisme franaisse fit passablement sentir dans le dbat international sur

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    14 . Ibid., p. 228.15.Madeleine Rebrioux,Proudhon et lEurope. Les ides de Proudhon en politique trangre, Paris, d.Domat-Montchrestien, 1945.

  • les annes qui suivirent la mort du philosophe. Elle yrevient dans son brillant chapitre de lHistoire gnrale dusocialisme o elle dtaille les aspects matriels (lditiondes uvres de Marx17) et intellectuels (la traductioncomme ltat des savoirs conomiques et philosophiquesen France et en Allemagne) du transfert de Marx enFrance, dont la dimension familiale nest pas ngliger18.Aprs avoir not que Jaurs est trop vivant, trop prochede laction pour ne prendre ses appuis que chez lesauteurs, Madeleine Rebrioux nen tente pas moinslinventaire des lectures dcisives. Jamais elle ne fait deJaurs un marxiste, ni un affid de la doctrine, encoremoins lun de ces passionns du marxisme, aussiintransigeant dans la dfense dune philosophie rduite quelques formules choc, dont Marx a le gnie,quignorant des grands textes. Tels sont les premiersmarxistes dont Marx, comme on le sait, ntait pas loin de

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    Hormis le cas tout fait singulier, tous les points devue, de Jaurs, Madeleine Rebrioux ne sest gureconsacre ltude thorique des crits socialistes. DeJaurs, elle est bien loin dailleurs, comme je lai djmentionn, de nexplorer que la pense saisie hors de lapolitique ou de la socit de son temps. Ici encore, cestune rationalit situe quelle scrute. Elle sest enrevanche beaucoup interroge sur les modalits de larception des crits de Karl Marx chez les socialistesfranais. Dans lhistoire de linvention du marxismefranais, qui sest enrichie depuis de nombreux travaux16,Madeleine Rebrioux a t pionnire dans le choix delobjet comme dans les mthodes mobilises.

    Cest propos de Jaurs que Madeleine Rebriouxaborde lhistoire de la rception franaise de Marx dans

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    LE SOCIALISME, UNE CULTURE

    16. Parmi une littrature scientifique profuse, signalons, outre les nombreux travaux du regrettJaques Grandjonc, et dans lattente de la thse de Jacqueline Cahen : Daniel Lindenberg, LeMarxisme introuvable, Paris, Calmann-Lvy, 1975 ; Thierry Paquot, Les Faiseurs de nuages. Essai sur lagense des marxismes franais, Paris, Le Sycomore, 1980 ; Robert Stuart,Marxism at work. Ideology,class and french socialism during the Third Republic, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.Pour la dernire gnration de travaux, se reporter Emmanuel Jousse, Rviser le marxisme ?Ddouard Bernstein Albert Thomas, 1896-1914, Paris, LHarmattan, 2007.

    17. Cf. Bert Andreas, Le Manifeste communiste de Marx et Engels. Histoire et bibliographie, Milan,d. Feltrinelli, 1963.18. Cf.Gilles Candar, Jean Longuet. Un internationaliste lpreuve de lhistoire, Rennes, Presses uni-versitaires de Rennes, 2007.

  • Le Capital. Cest avec la quintessence du socialisme deSchoeffl et des brochures de propagande, les catchismessocialistes, rdigs en 1883 par Guesde et Lafargue, quila abord le matrialisme dialectique. Rien dtonnant si,pour le distinguer du matrialisme mcaniste, il na vudautre solution que de redcouvrir, aux origines de lamatire, la conscience19 !

    Dans un article important qui se prsente autant commeune contribution lhistoire de la rception de Marx qucelle de la pense de Jaurs, Madeleine Rebriouxapprofondit ce volet videmment dcisif de lhistoireculturelle du socialisme franais. On ne dit pas grand-chose en soutenant que le marxisme fait partie de sonrpertoire thorique. Encore faut-il savoir de quelmarxisme il sagit, de quoi celui-ci est compos etcomment il sest forg. Avec une poigne dintellectuels,pas si nombreux, tels Lucien Herr, Charles Andler,

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    LE SOCIALISME, UNE CULTURE

    penser quils taient des sots. Lors de son entre ensocialisme, au tout dbut des annes 1890, Jaurs estplus expert de luvre de Marx quil avait en partieparcourue durant la prparation de sa thse secondaireconsacre aux origines du socialisme allemand que nele sont ses pigones guesdistes. Dans les annes 1880,ces derniers sont dailleurs pour lui encore des inconnus,hormis lexcellent connaisseur de Marx quest douardVaillant dont le nom est dj familier du jeune dputopportuniste en marche vers le socialisme.

    Madeleine Rebrioux observe avec une grande minutielhistoire dune lecture. Elle suit les tapes duneappropriation, en dtecte les difficults, en repre lesobstacles. Elle met en vidence les cadres dunedcouverte intellectuelle, les conseils qui lorientent, lefonds de rfrences littraires sur lequel elle se superpose : En et-il t de mme sil avait vraiment lu Marx ou si,en France, ceux qui se croyaient marxistes lui en avaientdonn les clefs ? Hypothse Cest avec les yeux deBenot Malon, au mieux ceux de Lucien Herr, quil a tudi

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    19. Madeleine Rebrioux, Socialisme et religion : un indit de Jaurs (1891) , op. cit., repris dansMadeleine Rebrioux, Parcours engags dans la France contemporaine,op. cit., p. 312.

  • des intellectuels20 dfendait lide que seule la frquentationdes beaux esprits du socialisme tait mme de rendrecompte de la conversion de Jaurs au socialisme.

    Bon connaisseur de Marx sans doute, meilleur en tout casque bien des militants socialistes qui sen rclamaient,notamment dans les rangs guesdistes, Jaurs nest donc pasmarxiste. Ce qui ne manqua pas davoir quelquesconsquences politiques pour un dirigeant comme lui lastature internationale : Le milieu marxiste de la IIe Inter-nationale est domin par les sociaux-dmocrates de langueallemande. Jaurs nen manie pas le vocabulaire, il nenutilise que rarement les concepts, auxquels il cherche desquivalents spiritualistes ou quil nglige. Son langage et saphilosophie le rendent incomprhensibles aux marxistes deson temps, toutes tendances confondues. Ni orthodoxe, nirvisionniste, ni radical. Inclassable21.

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    Gabriel Deville, Georges Sorel, Hubert Lagardelle, JeanJaurs fut lun des mdiateurs franais des ides de Marx.Sa connaissance passive de lallemand lui permettaitdaccder sans doute directement aux textes, mme sitout porte croire quil prit connaissance du Capital dansla traduction de Roy. En revanche, comme le noteMadeleine Rebrioux, son outillage intellectuel, tout faitdhumanits et dune tradition philosophique franaisebien loigne de lhglianisme comme des sciencessociales, na pu lencourager devenir proprementparler un adepte des ides de Marx. Il na pas non plusbesoin de Marx pour dcouvrir la ralit de la lutte desclasses quil reconnat directement sur le carreau des mines, Carmaux, ou dans lobservation des nombreux conflitssociaux qui agitent les annes 1880 et 1890. Limportancequont sur lui les morts de Fourmies, tus par larme lorsdu 1er mai 1891, a aussi souvent t voque. Cette faonde faire de lhistoire et de dcrire la formation socialistede Jaurs valut Madeleine Rebrioux, jamais marquepar une sensibilit labroussienne, daffronter avec vigueurGeorges Lefranc dont louvrage Jaurs et le socialisme

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    20. Georges Lefranc, Jaurs et le socialisme des intellectuels, Paris, Aubier, 1968. Cf. la rponse deMadeleine Rebrioux dans le Bulletin de la Socit dtudes jaursiennes, 1970.21. Madeleine Rebrioux, Jaurs et le marxisme dans Histoire du marxisme contemporain, t. 3,Paris, d. 10/18, 1977, repris dans Madeleine Rebrioux, Parcours engags dans la France contempo-raine, op. .cit., p. 390-391.

  • dappareil bureaucratique et dinstitution voue laconqute et/ou la gestion du pouvoir. Cette formecontemporaine du parti a progressivement surgi dans lesrangs socialistes au cours des deux dernires dcenniesdu XIXe sicle sans liminer tout fait une autre formepartisane, plus plastique, proche du rseau informel, ose rassemblent des individus ayant le sentiment departager des convictions morales et politiques communes.Le socialisme en France sest longtemps propag sous uneforme rticulaire o sagencent mille microstructures, auxmarges du politique : socits de libre-pense, franc-maonnerie, corporations, groupes de rflexion, etc.Madeleine Rebrioux propose du parti socialiste engsine la dfinition suivante : un ensemble form par une communaut de gens qui ont le mme idal22. Ce parti -l sapparente plus simplement un camp aux frontires mouvantes, un peu la manire du Partirpublicain dont les socialistes sont dailleurs leshritiers directs. On retrouve aussi ce sens dans ce que

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    Pratiques militantes

    Composite, la culture socialiste se laisse donc malcirconscrire sous la forme dune simple quation doctrinale.Dcle-t-on davantage dunit lchelle des pratiquesmilitantes qui en dcoulent ? Plusieurs tudes deMadeleine Rebrioux ont contribu enrichir denqutesde type ethno-historique lhistoire de la culture politiquedes socialistes. Certains auteurs lavaient prcde danscette dmarche, commencer par Maurice Dommanget,si expert en pratiques militantes auxquelles MadeleineRebrioux porta une attention toute particulire.

    Le Parti socialiste existe-t-il ?

    Au tournant des XIXe et XXe sicles, le terme de parti nest pas aussi limpide quil semble ltre devenu depuis.Cest le XXe sicle et la modernisation du champpolitique, le dveloppement des expriences dmo-cratiques comme, linverse, la mise en place des rgimestotalitaires, qui confrent au parti politique ses proprits

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    LE SOCIALISME, UNE CULTURE

    22. Id., Le socialisme franais de 1871 1914 ,op. cit., p. 151.

  • Elle met ainsi en lumire une culture partisane originale.Elle souligne plusieurs reprises que tous les partis, ycompris les plus structurs comme le furentsuccessivement les trois partis guesdistes, Parti ouvrier,Parti ouvrier franais puis Parti socialiste de France,furent en ralit peu centraliss, arc-bouts unebureaucratie souvent transparente et composs dun trspetit nombre de militants. Nous sommes bien loin des bataillons de cotisants de la social-dmocratieallemande contre lesquels fulminaient, avec une pointedenvie, nombre de socialistes franais. Lorganisation estsi alatoire que, mme chez les guesdistes durant lesannes 1880, les congrs sont runis de faonextrmement pisodique.

    Passer par lexamen de la pense de Jaurs pour tenter decomprendre ce quest le parti socialiste avant 1914 nestpas la voie la moins pertinente. Jaurs se compte parmiceux qui comprennent que les nouvelles coordonnesde la vie politique dmocratique (parlementarisation etmassification) ordonnent que les socialistes se dotent

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    LE SOCIALISME, UNE CULTURE

    lon dsigne par lexpression de parti ouvrier ou partides travailleurs : le Parti socialiste nest-il pas dailleurscelui qui revendique une identit de classe ? On comprendmieux ainsi le nom que se donna le premier parti socialisteunifi, aprs l immortel congrs de Marseille en 1879 :Fdration du parti des travailleurs socialistes de France.Ce parti est un rassemblement peine structur de toutesles organisations ouvrires, politiques, corporatives,coopratives, culturelles, fdres dans cette vaste etinformelle FPTSF.

    Cette dernire forme, quon pourrait qualifier de basseintensit institutionnelle, a t celle que le socialismefranais a retenue avec le plus de prdilection, linversedes grosses machineries allemande et, dans une moindremesure, britannique. Sans en faire la thorie, et alorsmme que, de Roberto Michels Mosei Ostrogorski, lessociologies de partis avaient fleuri avant la PremireGuerre mondiale, Madeleine Rebrioux sattache dcrire et observer le fonctionnement des partissocialistes franais, des annes 1880 lunit de 1905.

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  • Les socialistes ont pris acte de cette nouvelle donne par ladfinition de tout un ensemble de pratiques symboliquesdont la gamme stend de ladoption de comportementsprivs exemplaires une geste militante faite dactionsremarquables passant notamment par lusage dobjets bienreconnaissables : drapeaux, insignes, chants, vtements.Charles de Fitte escalade cheval les marches de lacathdrale dAuch et Paule Minck appelle son premier filsLucifer-Blanqui-Vercingtorix. Cette intrusion du publicdans le priv, de la politique jusque dans le plus intime desexistences individuelles, constitue un mode particulier derelation la politique quencourage la vie socialiste .Mme aprs lunit de 1905, les guesdistes conservent unepanoplie o lon distingue le port du chapeau larges bordset linvitable lavallire. Comportements de tribu quiconcernent parfois lensemble de la famille socialistelorsquil sagit de se retrouver dans une mmoire partage :la Rvolution franaise et, plus encore, la Commune.

    Madeleine Rebrioux fit de la Commune un lieu demmoire du mouvement socialiste, avec une distance

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    dune organisation aussi puissante et aussi unifie quil estpossible. La ralisation de cet objectif occupe, avec la luttecontre la guerre, le cur de sa rflexion et de son action23.

    Propagander

    Avant 1914, crit Gilles Candar, tre socialiste taitpropagander et organiser24. Comme lIde rpublicaine,lIde socialiste prsente la proprit dtre destine descendre dans les masses pour sy rpandre25.La premire mission des socialistes relve donc duproslytisme. Le dfi est dautant plus grand que le suffrageuniversel masculin a plac la politique sous le rgime de laculture de masse. Il faut convaincre par tous les moyens,la mobilisation de la raison citoyenne ou lagitation desintrts de classe ne suffisent pas. Actionner les ressortsmotionnels relve dsormais dune action politique qui acess de noccuper que quelques cercles dlus.

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    23. Id., La conception du parti chez Jaurs ,op. cit.24. Gilles Candar, Jean Longuet,op. cit., p. 89.25. Cf. Maurice Agulhon, La Rpublique au village. Les populations du Var de la Rvolution laIIe Rpublique, Paris, Le Seuil, 1979.

  • socialistes et confia la responsabilit lhomme dappareilqutait Pierre Renaudel. partir de 1910, cest lui quiarrtait lavance le plan de la manifestation, en prenantsoin de placer tous les cent mtres des hommes deconfiance .

    En mme temps quil augmente ses effectifs, le Partisocialiste se professionnalise. Il ne faut pourtant pasexagrer ses capacits daction ni son organisation avant1914. Nous sommes encore bien loin des appareils quenous connaissons aujourdhui, mais il est peu contestablequune courbe dapprentissage permit alors auxsocialistes de mieux simposer sur la scne militante. Lephnomne est particulirement observable en matirede manifestations. Madeleine Rebrioux en fait ladmonstration dans son tude publie sur les deuxgrandes manifestations qui firent suite lexcutionde lanarchiste espagnol Francisco Ferrer. La premire,le 13 octobre 1909, jour de la mort de Ferrer, fut unemanifestation trs violente qui entrana la mort dunpolicier. La seconde, le 17 octobre, fut au contraire trs

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    critique quappelait selon elle le concept. Le respect quesuscite la grande figure du vtran de la Commune questdouard Vaillant est bien connu. son entre dans lessalles de meetings, chacun se lve. Nul doute que ltudela plus acheve des pratiques militantes est celle qui apris soin de scruter sur la longue dure les recueillementsprintaniers de la gauche devant le Mur des fdrs, aucimetire du Pre-Lachaise, Paris. Cette pratique sestpeu peu impose partir des annes 1880, non sanstensions entre groupes commmorants qui se disputaientla mmoire des martyrs. Le Parti socialiste unifi en 1905fait de la monte au mur une efficace entreprisede structuration 26, ncessaire ldification duneconscience partisane. Lmotion partage, quelle quensoit lorigine et les ressorts, soude bien plus efficacementles militants que les motions de congrs. Voici sans doutepourquoi la SFIO encadre efficacement lorganisation dece moment devenu capital dans lhistoire des rituels

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    26. Madeleine Rebrioux, Le Mur des Fdrs. Rouge, sang crach dans Pierre Nora (dir.), LesLieux demmoire, Paris, t.1 : La Rpublique, Paris, Gallimard, 1984, p. 367.

  • moins durable, de groupes socialistes. Ce travail depropagande est rparti entre les dputs auxquels sont leplus souvent rserves les grandes villes et les agglom-rations dans lesquelles le parti tait bien structur et lesdlgus permanents qui se voient assigne, selon lespropres termes de Marcel Cachin, la tche dedfrichement, dducation et dorganisation des petitesvilles et des villages de province. eux, le contact directavec les ouvriers, les paysans, les artisans, les commerantsrests jusque-l hors de linfluence des ides socialistes28.

    Le bilan de la propagande socialiste, tout mitig quil ft il faut sans cesse affermir la consistance de groupes lexistence parfois bien fragile , est moins sombre que ceque certains dlgus, puiss par une uvre aussiingrate, laissent parfois entendre. Les efforts pourmoderniser ce type de pratiques militantes doivent aussi

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    calme, aprs ngociation entre les responsables socialistes etla police. En labsence de tout droit de manifestation,obstinment refus par la lgislation rpublicaine, naquit,souterrainement, un droit manifester , complmentindispensable du suffrage universel27.

    La cration des dlgus permanents la propagandeconstitue un autre exemple mme dillustrer cette monteen puissance progressive de lorganisation socialiste et de laprofessionnalisation des pratiques militantes aprs 1905.Au lendemain de lunification socialiste, le Parti socialisteconfie trois de ses meilleurs orateurs, Jules Guesde,Marcel Cachin et Pierre Renaudel, la tche de porter labonne parole socialiste travers tout le pays. Lunificationau sommet doit trouver sa traduction la base. Les troisdlgus se mettent la disposition des secrtaires fdrauxpour animer des runions dans les moindres bourgades, lissue desquelles on pouvait esprer la cration, plus ou

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    27. Id., Manifester pour Ferrer dans Laffaire Ferrer, Castres, Centre national et Muse Jean Jaurs,1991, repris dans Madeleine Rebrioux, Parcours engags dans la France contemporaine, op. cit.Cf.Olivier Fillieule, Danielle Tartakowky, La Manifestation, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.

    28. Institut de recherches marxistes, archives Marcel Cachin, bote 8, dossier 1 : notes auto-biographiques de Marcel Cachin. Cit dans Gilles Candar et Christophe Prochasson, Un militantsocialiste :Marcel Cachin , introduction Marcel Cachin,Carnets 1906-1916, t.1, Paris,CNRS ditions,1993, p. 16. Cf. Gilles Candar et Christophe Prochasson, Le socialisme la conqute des terroirs ,Le Mouvement social, juillet-septembre 1992.

  • ses agents ni plus ni moins qu un travail dducation.Politiser, cest duquer. Charles Pguy encore lui ! ne setrompait pas enmettant en avant cet idal et en parlant dun socialisme dducation , trahi, selon lui, par la mise aupas impose par la logique de parti.

    Madeleine Rebrioux a beaucoup insist sur cettedimension proprement culturelle du socialisme franaisqui traduit aussi linsertion de celui-ci dans des horizonsrpublicains. Pour bien apprcier cette propritducative du socialisme franais, il convient de scarterdu seul primtre partisan. Certes, on manifeste de tellesproccupations au sein de lappareil. La SFIO disposedune librairie qui dite et vend des brochures mais, silon en croit plusieurs tmoignages, toujours en nombreinsuffisant. Cest lune des antiennes les plus entendues chaque dbut de congrs que celle de son responsable,Lucien Roland, dplorant sans discontinuer les faiblesventes de la librairie du parti, attestant, selon lui,les dficiences doctrinales de tant de militants. Nul grandprojet ditorial nest non plus port par la SFIO, malgr

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    tre mentionns : dans les annes 1910, le phonographeet le cinma viennent enrichir lquipement de certainsmilitants dj riche dun patrimoine daffiches ou decartes postales que lon semploie dsormais tudier deprs. Ici et l, chez les militants socialistes, on peroit aussila conscience que la politique nest pas tout, quelle nepeut pas nous donner tout ce que nous avons 29, comme leformulait Armand Girard, le militant de Cuisery dontMadeleine Rebrioux commenta le Journal. Dautres voiestaient possibles pour changer la vie , comme on le diraplus tard. Autour du sport ou dactivits intellectuelles,sbauchait une vie associative qui donnait au socialismefranais un cachet tout fait singulier.

    Un socialisme dducation

    Lducation est au cur des enjeux identitaires dusocialisme franais. La citation de Marcel Cachin vient delillustrer : la propagande socialiste sapparente aux yeux de

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    29. Madeleine Rebrioux, Un groupe de paysans socialistes de Sane-et-Loire lheure de lunit(1905-1906) : le Journal du groupe dtudes sociales de Cuisery ,op. cit., p. 35.

  • universitaires rallis au socialisme : outre Charles Andlerdj nomm, Hubert Bourgin, Lucien Herr, Marcel Mauss,Franois Simiand. Le Parti socialiste apporte son soutien enlaissant toute latitude lquipe dirigeante. Lobjectifassign lcole est simple et rpond la conception dunmilitantisme politique proche de lducation mutuelle : Lcole socialiste est une libre cooprative dont le but estde donner au socialisme franais un organe dinformationscientifique. Elle se proccupe dunir la jeunesse socialisteintellectuelle et ouvrire dans ltude commune dumouvement socialiste en France et ltranger, et de luidonner, par une large information tendue tous lesdomaines de la science sociale, lesprit critique ncessaireau dveloppement continu de la vie et de la doctrine dusocialisme30. Les Universits populaires avaient prfigurlcole socialiste avant mme que laffaire Dreyfus ne leurdonne le coup de fouet que lon sait. Dcimes partir desannes 1903-1904, les Universits populaires sont

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    quelques vellits de publication des uvres compltesde Marx dont Jean Longuet, son petit-fils, se fit un tempsle promoteur.

    En rupture avec la tradition des Universits populairesest fonde en 1909 une cole socialiste par quelquestudiants parrains notamment par le germaniste CharlesAndler, professeur la Sorbonne. Cette initiative, portepar la volont de mettre la science au service de lapolitique, rencontre le succs. Le dclenchement de laguerre de 1914 y met un terme. Deux tentativesprcdentes staient en revanche rapidement teintes,lune en 1899, dans le sillage de laffaire Dreyfus, crisequi avait alert les socialistes dreyfusistes des dangersinhrents au dfaut dducation, lautre en 1908, portepar la fdration socialiste de la Seine.

    1909 est la bonne anne. Linitiative de crer une nouvelleEcole socialiste est prise par Jean Texcier, secrtaire duGroupe des tudiants socialistes rvolutionnaires, quisattire le concours dhommes dexprience, savants et

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    30. Archives de lcole socialiste communiques par Madeleine Rebrioux, cites dans ChristopheProchasson, Les Intellectuels, le socialisme et la guerre, 1900-1938, Paris, Le Seuil, 1993, p. 64.

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    remplaces par lcole socialiste qui tente den ractiverlesprit, tout en vitant de sombrer dans leurs travers, commencer par leurs dficiences pdagogiques trahissantlinadaptation des programmes et des mthodes densei-gnement au principal public vis : la classe ouvrire. Etpourtant ! Jaurs navait-il pas point, ds 1895, lcueildune telle ducation socialiste qui ne devait pas se rduire l attirail drudition ou une complication de rverie quiembarrasserait la marche du proltariat ? Au contraire,lducation vraiment socialiste devait se confondre avec la vie mme : Le socialisme seul peut faire de lapense dans le peuple, non une simagre scolaire qui cesse treize ans, quand lenfant entre latelier, mais unehabitude et une vrit31.

    Cest donc aux marges quil convient surtout de se placerpour capter le plus amplement possible les pratiques liesau socialisme dducation . Un autre exemple peut tre

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    convoqu, et qui a donn lieu la publication dunimportant article de Madeleine Rebrioux. Le guesdisteAdodat Compre-Morel, aprs stre forg une solidecomptence en matire de politique agraire, se dcide doter le Parti socialiste dune nouvelle arme depropagande : LEncyclopdie socialiste. Sentourant deplusieurs auteurs dont les plus prolixes, CharlesRappoport et Hubert-Rouger, taient directement issusde la famille guesdiste, Compre-Morel parvient publierneuf volumes entre 1912 et 1914 (les trois derniersparurent aprs la Premire Guerre mondiale), ayantvocation faire le tour de lunivers socialiste, en Franceet ltranger : y dfilent ides, acteurs, institutions.

    Si LEncyclopdie socialiste nest pas dite par le Partisocialiste dont elle est indpendante, de grands militantsy apportent leur pierre, tels Jean Longuet, Paul Louis,Anatole Sixte-Quenin. Lentreprise tente aussi derpondre aux soucis manifests plusieurs reprises ausein du parti en matire de propagande ou, si lon prfre,car les deux mots ne se heurtaient pas encore, dducation.

    31. Jean Jaurs, prface Benot Malon, La Morale sociale. Morale socialiste et politique rformiste,d. Le Bord de leau, 2007. Prsentation de Philippe Chanial, p. 386-387.

  • cantonn la surface dune seule organisation politique.Si les hommes politiques et les institutions sen sontempars, tout particulirement durant les deux derniresdcennies, il fut longtemps une affaire dintellectuels,dhommes et de femmes de culture. Il ltait dailleursencore beaucoup au dbut du XXe sicle. Mais cestsurtout dans les annes 1930, remarque MadeleineRebrioux, que durant un bref moment , soprrent,entre le militantisme et la culture, des noces joyeuses 33.

    Le socialisme comme culture

    Les intellectuels et le socialisme

    Dont acte : le socialisme est plus quun mouvementpolitique et ne se rduit pas lexpression des intrts dela classe ouvrire. Il est tout une culture et sa sphredinfluence est large. Elle intgre les lites culturelles depuis

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    LE SOCIALISME, UNE CULTURE

    Cest dailleurs un diteur connu pour ses proccupationspdagogiques, la Librairie Quillet, qui prend en chargelentreprise. Aristide Quillet, qui avait adhr au Partisocialiste en 1906 (et ne le quitta quen 1927), estlditeur de LHomme et la terre dlise Reclus. Il publieaussi depuis 1902 plusieurs ouvrages de typeencyclopdique dans lesquels on traite tout la fois demdecine, dhygine, de mcanique ou dlectricit. En1907, la Librairie Quillet publie louvrageMon professeur,qui, en cinq copieux volumes, sadresse aux filsdu peuple qui ont manqu les ressources de lcole 32.On conoit donc aisment quAristide Quillet ait accueillifavorablement le projet de Compre-Morel qui tait dansla droite ligne de ses choix ditoriaux.

    Nul doute que le socialisme franais constitue unphnomne culturel de grande ampleur, n dans lestoutes premires annes du XIXe sicle, qui ne peut tre

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    LE SOCIALISME, UNE CULTURE

    32. Cit par Madeleine Rebrioux dans Guesdisme et culture politique : recherches surLEncyclopdie socialiste de Compre-Morel , Mlanges dhistoire sociale offerts Jean Maitron,Paris,ditions ouvrires, 1976, repris dansMadeleine Rebrioux,Parcours engags dans la France con-temporaine, op. cit., p.79.. 33.Madeleine Rebrioux, Culture et militantisme ,op. cit, p. 7.

  • Ce premier engagement dampleur des intellectuels neprofite pourtant pas au mouvement socialiste, comme on lesoutient parfois un peu trop rapidement. Les grandes figuresintellectuelles du socialisme franais, de Lucien Herr Charles Andler36, en passant par Georges Sorel ou Bracke-Desrousseaux37 et quelques autres, lui avaient fait allgeanceavant que nclatt laffaire Dreyfus. Aprs celle-ci, lesintellectuels ne suivent gure Jaurs dans le Parti socialisteunifi. Celui-ci, qui aurait pu passer pour leurmentor, devientmme parfois un repoussoir (voyez Pguy !), un tratre, quialine sa libert de pense et lindpendance de son jugement la discipline de parti. Il y eut sans doute dailleurs dans cecomportement une excessive frilosit, tant la SFIO naissante,comme on la vu, ne ressemble en rien au Parti communistequi mena ses intellectuels la baguette. Mais lenrgimen-tement, si offenbachien ft-il, est peru comme une menacepar des intellectuels jaloux dune libert qui venait de faire lespreuves de sa force pendant les vnements dreyfusards.

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    le tout dbut du XIXe sicle. Au moment historique quia principalement retenu les travaux de MadeleineRebrioux, la question de ceux que lon commence appeler tout simplement les intellectuels 34 devientprimordiale.

    Le socialisme dducation a beaucoup repos sur lentreen socialisme des intellectuels. Le cas de Pguy, dontladhsion au socialisme fut dailleurs phmre, est loindtre isol. Le mouvement des Universits populaires,institutions certes fondes pour les deux tiers lademande des Bourses du travail, a su attirer des milliersdintellectuels. Quy venaient-ils faire ? En diffusantleurs connaissances [] ils esprent, note MadeleineRebrioux, faire reculer les pulsions de barbarie raciste etde nationalisme grossier dont ils ont reconnu la prsencechez ceux qui voulaient pendre Zola et mettre morttous les youpins35.

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    34.Cf.Christophe Charle,Naissance des intellectuels , 1880-1900, Paris, ditions deMinuit, 1990.35. Id., prface LucienMercier, Les Universits populaires : 1899-1914. ducation populaire et mouve-ment ouvrier au dbut du sicle, Paris, ditions ouvrires, 1986.

    36. Cf. Daniel Lindenberg et Pierre-Andr Meyer, Lucien Herr. Le socialisme et son destin, Paris,Calmann-Lvy, 1977.37.Cf.Christophe Prochasson, Les Intellectuels et le socialisme, Paris, Plon, 1997.

  • publie dans la Neue Zeit, qui retentit dans lEuropeentire. En Italie, Antonio Gramsci baucha sa thorie delintellectuel organique et en Grande-Bretagne, la FabianSociety fit, elle aussi, un sort aux intellectuels38. Dans cecontexte, il est tout fait remarquable que Jaurs ait peucontribu ce dbat quil considrait sans doute commepriphrique. Comme il le soutient dans lun de ses articlesles plus souvent cits, lavenir du socialisme repose surlide que le proltariat est la vraie classe intellectuelle ,cest--dire la seule mme de dessiner les contours dunavenir historique. Pour le reste, si lon ne peut dnier Jaurs dminentes et enviables qualits intellectuelles on pourrait dailleurs mettre Clemenceau sur un plananalogue , il est flagrant que sa pratique sociale relve biendavantage du rpertoire de laction politique, laquelle ilconfre une indniable profondeur rflexive, que delunivers des crivains, des artistes, des professeurs ou dessavants.

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    Comment ds lors comprendre ce quest en ces annes(et sans doute bien aprs) un intellectuel socialiste ? Laformule convient-elle mme vraiment ? Comment classerJaurs dans cette configuration socioculturelle propre ausocialisme franais ? Cest dans lensemble du socialismeeuropen que, sous le poids grandissant des professionsintellectuelles au sein du mouvement socialiste, lesauteurs furent prompts dans ses rangs sinterroger sur lasignification de cette pntration. Fallait-il la redouter,lencourager, la matriser ? Quelle place et quel rle allait-on assigner ces couches nouvelles du socialismedont la nature de classe ne faisait pas alors problme :ntait-il pas uniquement le vecteur des aspirationsouvrires ? Embarrassante et prilleuse contradiction

    En France, nombreux furent les articles et les ouvrages semparer de la question : Georges Sorel, Paul Lafargue,Hubert Lagardelle, douard Berth, Charles Pguy ontsans doute t les plus prolixes, au tournant du sicle etdans le sillage de lAffaire. En Allemagne, Karl Kaustkyfut lauteur dune rflexion sur le rle de lIntelligenz,

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    38. Shlomo Sand, Lemarxisme et les intellectuels vers 1900 , dansMadeleine Rebrioux et GillesCandar (dir.), Jaurs et les intellectuels, Paris, ditions de lAtelier, 1994.

  • pertinence sil permet de mettre en vidence le vritablesystme relationnel qutablissent entre eux lespriodiques : hirarchies symboliques, concurrences,alliances, naissances et disparitions animent lensembledu dispositif. La sphre socialiste obit aux mmes rgles.Le champ des revues socialistes sorganise autour dequelques ples dont Madeleine Rebrioux a t lapremire esquisser lhistoire.

    Les intellectuels ont import au sein du mouvementsocialiste une pratique plutt ne sur les berges de lalittrature davant-garde, consistant pour les jeunescrivains se rassembler autour dun petit priodiquepour se faire entendre et promouvoir uvres et ides. Legenre sest tendu au monde de la science. Dans lesannes 1890, les sciences sociales en voie daffirmationou la philosophie en pleine rsistance ont beaucoup eurecours aux revues : Revue historique, Revue philo-sophique, Revue de mtaphysique et de morale, etc., ontcontribu organiser des disciplines ou, au sein desdisciplines, des courants de pense, voire des coles .

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    Le vaste monde des revues

    On sait quel point les revues structurent le mondeintellectuel. Leur monte en puissance est parfaitementcontemporaine du processus dautonomisation qui adonn naissance aux intellectuels . Il nest donc pasindiffrent de mentionner quen dpit de rarescollaborations occasionnelles quelques priodiques, lencontre de plusieurs intellectuels socialistes, Jaursnest pas un homme de revue. Il est en revanche unjournaliste bien tremp39.

    Accompagnant le vif dveloppement des tudes sur lesintellectuels, historiens et sociologues ont engrangconnaissances et analyses sur le monde particulierdes revues, si particulier dailleurs quon put leconsidrer, du ct de la sociologie de Pierre Bourdieu,comme un champ 40. Le concept nest pas sans

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    39. Christophe Prochasson, Jaurs et les revues , ibid.40. Anna Boschetti, Sartre et les tempsmodernes, Paris, ditions deMinuit, 1985.

  • fonde Toulouse par Hubert Lagardelle, puis LeDevenir social, Le Mouvement socialiste, illustrent cettebrillante gnration.

    Lengagement des intellectuels dans le dreyfusisme donne la pratique un deuxime lan. Outre Le Mouvementsocialiste que fondent plusieurs jeunes intellectuelssocialistes et dreyfusards comme Jean Longuet et HubertLagardelle, on compte dautres crations de priodiques quimarqurent durablement lhistoire intellectuelle dusocialisme quand ce nest pas lhistoire intellectuelle toutcourt : Pages Libres de Charles Guyesse, ou Les Cahiers dela Quinzaine de Charles Pguy, ont chacune constitu desples structurants du champ des revues dreyfusardes.

    Une troisime vague, enfin, mrite dtre mise envidence. On la repre dans les annes 1910 autour dunepetite revue pourtant provinciale, LEffort, cre Poitierspar un jeune professeur dhistoire, Jean-Richard Bloch.Le fondateur, aspirant faire de son petit priodiqueun foyer de renouvellement de la culture socialiste, attira

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    Il en est all de mme lintrieur de la mouvancesocialiste. Des circulations existent dailleurs entre lesrevues du monde savant et les revues socialistes quibnficient dune indpendance politique trs grande.Aucune nest attache une quelconque organisation.Elles naffichent que des ambitions intellectuelles etthoriques, disposent donc de belles marges demanuvre qui expliquent quelles sont souvent de grandequalit. Le cas de Georges Sorel suffit montrer que lonpeut crire tout la fois dans la Revue de mtaphysique etde morale, dont il est un collaborateur rgulier, et tre unhabitu des revues socialistes. Laffaire Dreyfus facilitales transferts entre ces milieux trs compntrs.

    Dans les annes 1890, on voit surgir plusieursrevues, plus ou moins affilies au marxisme ,cest--dire ltude critique des crits de Marx,lances par de jeunes intellectuels presss de confrer ausocialisme une doctrine un tant soit peu articule qui,selon eux, lui faisait tout fait dfaut. Lre nouvellelance par Georges Diamandy, La Jeunesse socialiste

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  • vivace, en dpit de priodes dassoupissement, jusqu laGrande Guerre. Benot Malon43 en est dans un premiertemps le vritable matre Jacques, tout la fois directeur,grant et secrtaire de rdaction, mettant toutes ses forcesau service de lIde . Lui succdent Georges Renard,Gustave Rouanet, Eugne Fournire, avant quen janvier1910 Albert Thomas en prenne le poste de rdacteur enchef, taill pour lui. Thomas apporte la revue du sangfrais. Il fusionne sa propre revue qui vgtait, la Revuesyndicaliste cre en 1905, avec la Revue socialiste. cette premire greffe, il en ajoute une seconde enmobilisant une partie de son rseau. Compos pourbeaucoup de la fine fleur de lcole normale suprieure,imprgne par la sociologie dmile Durkheim, ce milieuactif dintellectuels socialistes stait fait connatre par lelancement dune srie de petites brochures, les Cahiers dusocialiste. Ce Groupe dtudes socialistes tel tait le nom

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    une petite phalange dcrivains et dartistes dsireux depromouvoir un art rvolutionnaire . Autour de LEffort,devenue LEffort libre, se met en place tout un rseau depriodiques de mme type qui entretiennent entre eux unprojet politique et esthtique analogue : Les Horizons, LesCahiers daujourdhui, Les Feuilles de mai, Les Cahiers ducentre, etc.41.

    Ces trois vagues de cration cachent la prsence derevues plus singulires, tout aussi intressantescependant pour lhistoire du socialisme. Celles-ci sesituent dans un autre espace idologique du socialismefranais. La premire, la vieille dame du socialisme ,comme se plat la dsigner Madeleine Rebrioux, est laRevue socialiste. Elle y est revenue plusieurs reprises,notamment dans un long article des Cahiers GeorgesSorel. Cre en 1880 mais ce fut alors une demi-faussecouche 42 , elle nat vritablement en 1885 et reste

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    41. Christophe Prochasson, LEffort libre de Jean-Richard Bloch (1910-1914) , Cahiers Georges Sorel,n5, 1987.42.Madeleine Rebrioux, La Revue socialiste , Cahiers Georges Sorel, n5, 1987, p. 15.

    43. Cf. K. Steven Vincent, Between Marxism and Anarchism. Benot Malon and French ReformistSocialism, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1992. Se reporter aussi BenotMalon, La Morale sociale Morale socialiste et politique rformiste (textes choisis), prsentation dePhilippe Chanial, d. Le Bord de leau, 2007.

  • Il nest que de se tourner, une nouvelle fois, vers leJournal tenu par Armand Girard pour apprcier la placeimportante que la culture, au sens restreint, tient dansluvre dmancipation laquelle se livrent les militants : Tout ce qui est bon et beau, les arts, les sports, lalittrature, il faut que nous, socialistes, qui croyonsavoir un idal humain, plus levs que dautres, noussachions goter et faire goter tout ce qui fait lebonheur des hommes. Lorsque nous aurons une salle nous gentiment amnage, quand nous possderonsune bibliothque compose des ouvrages de nosmeilleurs auteurs socialistes. Quand quelquemusicien y aura cr une symphonie, quelque poteapport un peu de littrature et que dautres yessayeront leurs crayons ou leurs pinceaux, leursburins, ou apporteront un peu de leur science, notreuvre sera complte, ce jour-l notre groupe seraindispensable, ncessaire la jeunesse qui veut vivreet sinstruire, il sera la source de bonne ducation, debel esprit, de grand savoir. Ici vivra la vritablefraternit grandissant avec la libert et lgalit.

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    de ce cnacle quanimait un jeune ethnologue, RobertHertz cherchait des rponses aux grandes questionssouleves par le socialisme dans le cabinet secret dessciences sociales. La Revue socialiste devint ainsi lecentre dlaboration dun socialisme rformiste etgradualiste modernis.

    Choix culturels

    Cest au sein de ces revues ( vrai dire surtout la Revuesocialiste et la pliade de revues politico-littraires desannes 1910 dites vitalistes ), qui disposent souvent derubriques critiques consacres au mouvement littraire etartistique , ou, plus pisodiquement, dans les colonnes desjournaux socialistes, en particulier dans LHumanit surtoutaprs son passage six pages en 1913, que sexprime cequen aucun cas on ne pourrait reconnatre comme une ligne culturelle monolithique. Des choix sont faits,cohrents souvent, surprenants parfois, qui se combinentvaguement dans une indcise thorie esthtique, lart social,o se chevauchent une morale et une philosophie.

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  • quant elle, particulirement consacre aux relations queles socialistes entretiennent avec la critique littraire,laissant dautres le soin de prolonger ces premirespistes du ct des arts visuels ou sonores. Aborder la critique socialiste , si tant est que celle-ci ait eu unequelconque consistance en France au tournant du sicle,devait permettre de reprer les aspects savants de laculture socialiste, en tout cas celle que souhaitaientmettre en avant les militants socialistes chargs de cettetche. Sans doute peut-on considrer que les militantssocialistes sappliqurent alors forger une culturepopulaire qui venait complter les savoirs et les gotshrits de lexprience scolaire. Leur mdiation fut uneducation qui transmettait tout autant quelletransformait un patrimoine hrit.

    Que tirer de cette observation ? Des informationsvidemment contradictoires puisquil est impossible deciseler ex post une culture socialiste. Il est en revancheenvisageable de mettre en lumire quelques grandestendances. Madeleine Rebrioux note surtout que chez

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    Nous faisons appel tous les rpublicains, artistes,musiciens ou potes, pour rpandre leurs talents leurssavoirs, leur esprit, parmi leurs frres didal.Nous faisons encore appel tous ceux qui possdentdes livres et des brochures, pour nous en faire part etles faire circuler dans le groupe.Nous recevrons de mme des dons artistiques, tableaux,images, les collections, vieux papiers, vieilles monnaies,etc. Tout ce qui est susceptible dintresser etdamuser44.

    Pour saisir une conscience militante, il convient doncdtudier la culture que les socialistes tentrent dinoculer leurs contemporains. Celle-ci est surtout littraire,mme si les beaux-arts donnrent lieu des critiques,parfois mme le cinma, notamment dans les colonnesde LHumanit durant les quelques mois qui prcdent laPremire Guerre mondiale. Madeleine Rebrioux sest,

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    44.Cit parMadeleine Rebrioux, Un groupe de paysans socialistes de Sane-et-Loire lheure delunit (1905-1906) : le Journal du groupe dtudes sociales de Cuisery ,op. cit., p. 34.

  • peintres favoris. la veille de la guerre, lcrivain de gnie quil dcouvre, cest Alain, et non Proust ou Apollinaire, quilui sont parfaitement inconnus.

    Les avant-gardes politiques que constituent indniablementles socialistes, rpublicains, certes, mais avancs, nerencontrent gure les avant-gardes esthtiques. Lessocialistes franais nont pas manifest lgard des formesde leur modernit lattention que leur portaient leurscamarades allemands, russes ou roumains. Au congrs deGotha, en 1896, la social-dmocratie allemande avait ouvertun dbat au sujet de lorientation naturaliste donne lhebdomadaire illustr du parti, Die Neue Welt46. Rien desemblable dans aucun des congrs socialistes franais.Comme sen lamente le critique Camille Mauclair, alorsproche des socialistes, il faut se rsoudre constater lloignement et la dfiance manifeste par une partie dessocialistes envers lart contemporain 47. Le socialisme

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    les socialistes lcrivain est dabord dfini comme celuiqui fait connatre la vie sociale 45. La bonne littrature estcelle qui senracine dans un bon contenu : la peinture despauvres et des souffrants par priorit. On prouvecependant quelque difficult identifier chez les socialistesune contre-culture mme dannoncer un monde enti-rement nouveau. Hormis le cas fameux de Paul Lafargue,sen prenant au mythe Hugo dans La Lgende de VictorHugo rdige loccasion de la disparition du grand potenational en 1885, ou mettant en accusation les philosophesdu XVIIIe sicle et leurs grues mtaphysiques , cest decet hritage-l et de quelques autres, qui composaient auxyeux de Lafargue et de plusieurs dirigeants guesdisteslarchitecture renverser dune culture bourgeoise , dontse rclamaient la plupart des intellectuels et militantssocialistes : mile Zola et tout le naturalisme, Lon Tolsto,Upton Sinclair Jaurs, de formation toute classique, nefait pas exception : Puvis de Chavannes est lun de ses

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    46. Id., Avant-garde esthtique et avant-garde politique : le socialisme franais entre 1880 et 1914 dans Esthtique et marxisme, Paris, d. 10/18, 1974, p. 24.47. Cit, ibid., p. 25.

    45. Madeleine Rebrioux, Critique littraire et socialisme au tournant du sicle , Le Mouvementsocial, n59, avril-juin 1967, p. 19.

  • pense ordonne du rcit bien construit, la mmemfiance devant les distorsions de la grammaire et lesobscurits du langage o daucuns voient une des sourcesde lobscurantisme religieux49. On ne stonnera donc pasde voir les avant-gardes esthtiques, dsireuses dervolutionner le monde, bouder les rangs socialistes pourse rfugier dans la serre chaude et accueillante delanarchisme. Lart lanarchie, la science sociale ausocialisme, telle est la rpartition des rles culturelsdistribus entre les deux grandes avant-gardes politiquesrvolutionnaires de la Belle poque.

    Que conclure de ces quelques remarques historiques ?Si lon saccorde avec lide que le socialisme nest en rienrductible ltat dune seule formule, ni mme celuide lexpression uniforme dune seule classe, une pierre estjete dans la mare de ceux qui aujourdhui tentent de lyrduire. Nul lan ne peut tre donn un tel mouvement

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    franais se proccupa sans doute davantage deconqutes dlecteurs que de doctrine ou desthtique.Les exceptions nen sont que plus saillantes : MarcelCachin, pourtant issu des rangs guesdistes, sensibilitpolitique particulirement ferme aux innovationsesthtiques toujours suspectes de ntre que desfantaisies bourgeoises qui ne rsolvaient en rien lescontradictions et linjustice du capitalisme auxquellesseul lavnement du socialisme tait en mesure de remdier,Marcel Sembat qui, comme Cachin, comptait nombredamis chez les peintres postimpressionnistes dont il fut lundes plus efficaces avocats48.

    Rien ne spare donc vraiment les intellectuelssocialistes, saisis au tournant du sicle au momentmme o semballait la culture europenne, de leursconfrres et amis rpublicains : La mme cole les aforms, la mme culture classique, le mme got de la

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    48. Cf. Marcel Sembat, Les Cahiers noirs. Journal, 1905-1922, prsentation et notes de ChristianPhline, Paris, d.Viviane Hamy, 2007.

    49.Madeleine Rebrioux, Avant-garde esthtique et avant-garde politique : le socialisme franaisentre 1880 et 1914 ,op. cit., p. 30.

  • historique en larrtant aux limites dun programme,mme empreint dune grande expertise. Mais il serait toutaussi vain de nen cantonner la porte qu lexpressiondune indignation sociale, aussi lgitime ft-elle. Lesocialisme eut plus dampleur et son pluralisme dramatiquese doit dtre assum par ceux qui sen disent les hritiers.Redonner voix une culture socialiste nest pas le dfi leplus simple relever. Il commence par un inventairecorrect de son pass qui cartera les vrais reconstructeursdes imitations serviles et sans avenir comme des ignorancesles plus ruineuses.

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  • LES ESSAIS DE LA FONDATION JEAN-JAURES

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  • LES ESSAIS 09/2009

    Christophe Prochasson

    Le socialisme, une cultureQuest-ce que le socialisme ? Dans le sillage de luvre de

    Madeleine Rebrioux, qui ce texte rend hommage, la thse

    de Christophe Prochasson est simple.

    Le socialisme nest rductible ni sa composante doctrinale,

    ni ses pratiques militantes : il dborde toujours ses

    fondateurs, ses organisations, son lectorat traditionnel,

    les forces sociales quil est cens reprsenter. Le socialisme

    runit des ides, des modes de vie, des choix esthtiques,

    des pratiques politiques et des institutions, des hommes et

    des femmes aussi. En dfinitive, le socialisme est un

    fait de culture .

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