4/6/2014 Le souffleur de Versailles

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Le souffleur de VersaillesM le magazine du Monde | 30.05.2014 à 12h11 • Mis à jour le 31.05.2014 à 19h23 |

Par Harry Bellet (/journaliste/harry-bellet/)

Reportage. Dans la banlieue de Bâle, des jeunes gens façonnent d'étranges

boules. L'un d'eux plonge une canne dans le magma en fusion d'un four, puis

en extrait une pâte de verre qui avoisine les 1 400 degrés.

Le verrier – ou la verrière, la moitié de l'équipe étant composée de femmes

– souffle, fait tourner sa canne, modèle le cristal brûlant à la main, juste

protégée par du papier journal, jusqu'à obtenir une perle transparente de la

taille d'un gros melon, qu'il transperce à chaud pour y pratiquer un canal

cylindrique.

1800 BOULES DE VERRE, 22000 FEUILLES D'OR

Une fois refroidie, la boule est transportée à l'étage du bâtiment, situé dans

un ensemble industriel désaffecté que la municipalité de Bâle met à la

disposition d'artisans, comme ces maîtres verriers, dirigés par Matteo

Jean-Michel Othoniel confie la réalisation de ses perles à des artisans de haute

volée. L'artiste suit de très près le travail du verrier lors du soufflage (ici, en février

2014, dans l'atelier Salv iati, à Murano). - | Philippe Chancel

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Gonet (h ttp://w w w .r ts.ch /v ideo/div er t issem en t/coqu elicot-et-ca n a pe/4 09 4 2 2 8 -le-

sou ffleu r -de-v er r e.h tm l) . Là, deux jeunes femmes appliquent délicatement des

feuilles d'or à l'intérieur du tube central.

Ailleurs, deux ouvriers polissent les perles, qui seront ensuite enfilées sur

des tuyaux inoxydables dessinant d'étranges arabesques. Au total, l'équipe

de Matteo Gonet va fabriquer près de 1 800 boules de verre et utiliser 22

000 feuilles d'or.

Si chaque intervenant est concentré sur la tâche qui lui est dévolue, un

homme papillonne d'un endroit à l'autre, grimpe l'escalier pour discuter

avec les doreuses, redescend pour échanger quelques mots avec Matteo

Gonet, examine attentivement les effets de la lumière sur le verre

translucide. Ce feu follet est le plasticien français Jean-Michel Othoniel.

APRÈS « LE KIOSQUE DES NOCTAMBULES », DES SCULPTURES

PARTOUT DANS LE MONDE

La rétrospective (h ttp://w w w .cen tr epom pidou .fr /cpv /r essou r ce.a ct ion ?pa r a m .id=FR_R-

b7 cc2 a 7 7 7 ded2 6 c7 4 9 3 4 2 bfba 3 01 4 &pa r a m .idSou r ce=FR_E-

b9 3 7 c2 bf2 4 1 08 d8 dc1 f3 dc2 02 4 f8 b0) que lui a consacrée le Centre Pompidou en

2011, alors qu'il n'avait que 47 ans, a rappelé qu'il fut un surdoué, très tôt

repéré et collectionné par des artistes plus âgés que lui, comme Sophie

Calle, et par des conservateurs de musée renommés, comme Béatrice

Parent ou Suzanne Pagé.

Il fut aussi l'un des plus jeunes Français à exposer, en 1992, à l'un des

grands rendez-vous mondiaux de l'art contemporain, la célèbre Documenta

de Cassel, en Allemagne.

De Jean-Michel Othoniel, les Parisiens connaissent le Kiosque des

Objectif : obtenir des perles parfaites, transparentes, de la taille d'un gros melon. |

Philippe Chancel

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noctambules : (h ttps://w w w .y ou tu be.com /w a tch ?v =JJk_qPSy ZHY) ces deux coupoles

en boules de verre colorées habillent la bouche du métro Palais-Royal.

Depuis, ses sculptures monumentales ont essaimé un peu partout dans le

monde : une œuvre est actuellement en préparation pour la ville du Puy-

en-Velay, en Auvergne.

PERFECTIONNISME ET INVENTIVITÉ

C'est dire que la fabrique bâloise de Matteo Gonet ne travaille ces temps-ci

pratiquement que pour lui. Othoniel apprécie la rigueur du maître verrier –

ce dernier a fait ses classes au Centre international de recherche sur le

verre et les arts plastiques, à Marseille : certaines boules portent ainsi la

mention manuscrite « à refaire », sans que l'œil du profane puisse

distinguer la moindre imperfection.

Le sculpteur-plasticien apprécie également l'inventivité des équipes de

l'atelier bâlois. « Je travaille aussi avec des verriers vénitiens. De

merveilleux artisans, mais qui ont davantage de mal à rompre avec les

traditions. A Bâle, ils comprennent les problèmes qui vont se poser avec

mes sculptures. Ils savent même les anticiper et apporter des solutions.

Matteo m'a accompagné partout sur mes expositions, jusqu'en Inde. Là-

bas, les souffleurs de verre sont des parias, des intouchables. Quand ils ont

vu que Matteo, un Occidental, n'hésitait pas à souffler dans leurs propres

cannes pour leur montrer ce que je désirais, ça a été un moment

extraordinaire... »

À VERSAILLES, DE MANIÈRE PÉRENNE

Si, au toucher, les « perles » présentent un profil qui n'est pas exactement

circulaire, ponctué de douces aspérités, de légers creux, baroque, ou rococo,

c'est que celles-ci sont destinées au château de Versailles. Enfilées sur une

Les perles de verre sont les pièces maîtresses des arabesques imaginées par Jean-

Michel Othoniel. | Philippe Chancel

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tuyauterie d'acier inoxydable, elles formeront trois sculptures-fontaines

monumentales, qui prendront place au mois de septembre, et de manière

pérenne – la chose n'est pas advenue à Versailles depuis trois siècles – sur

les bassins du bosquet du Théâtre d'eau, dans les jardins du château.

Créé par André Le Nôtre entre 1671 et 1674 (en collaboration avec le

peintre et décorateur Charles Le Brun), cet espace, orné de puissants jets,

tenait lieu de décor pour les fêtes fastueuses données par Louis XIV jusqu'à

ce que, devenus hors d'usage, Louis XVI les remplace par des allées et du

gazon.

Depuis de nombreuses années, ce bosquet – ravagé par les tempêtes de

1990 et 1999 – servait à entreposer du matériel. Jean-Jacques Aillagon,

directeur du château de Versailles de 2007 à 2011, décide de lui redonner

vie et lance un concours destiné aux paysagistes. Catherine Pégard, qui lui

succède, reçoit près de 140 projets. Celui de Louis Benech est retenu.

MÉTALLIERS, INGÉNIEURS, FONTAINIERS…

Le paysagiste, dont le projet respecte l'esprit de Le Nôtre, dispose aussi

d'un autre atout : y associer Jean-Michel Othoniel. Les deux hommes, qui

font bureau d'études à part, n'en collaborent pas moins étroitement. Et n'en

sont pas à leur première réalisation d'envergure.

Le paysagiste a notamment travaillé sur le réaménagement de la partie

historique des Tuileries, sur le jardin des Archives nationales, celui de l'hôtel

du Quai d'Orsay et sur la replantation du domaine national de Saint-Cloud.

Depuis la commande de Versailles, l'effectif de l'atelier de Jean-Michel

Othoniel – situé, ça ne s'invente pas, rue de la Perle (dans le Marais, à

Paris) – a doublé.

Pour réaliser les éléments bleus qui formeront les buses des fontaines à jet

Pour ses créations, le plasticien fait travailler l'atelier Salv iati, à Murano, et le

maître verrier Matteo Gonet, à Bâle. - | Philippe Chancel

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vertical, Othoniel a passé commande auprès de l'atelier vénitien Salviati, à

Murano. Les fontaines seront disposées, à la demande de Louis Benech, à

l'emplacement exact de celles jadis installées par Le Nôtre. L'équipe se

compose aussi de métalliers, d'ingénieurs, de fontainiers... Sans oublier les

professionnels qui œuvrent dans le parc du château. « Ce sont eux, dit

Othoniel, qui m'ont expliqué l'importance de mettre des carpes dans les

bassins. » Ces poissons mangent les mousses qui, sinon, risquent d'engorger

les goulottes.

« LES BELLES DANSES »

L'ensemble des trois fontaines est intitulé Les Belles Danses. Toujours en

hommage à Louis XIV : on l'oublie parfois, mais c'est par la danse, et sa

participation au Ballet royal de la nuit, en 1653, alors qu'il est adolescent,

que le jeune monarque, apparaissant en allégorie du soleil levant, a gagné

son surnom de Roi-Soleil.

Tout, à Versailles, étant très codifié, le roi chargea Raoul-Auger Feuillet, son

chorégraphe, de dessiner les pas de danse qui devaient être exécutés lors

des ballets. Feuillet imagina un système de notation par caractères, figures

et signes démonstratifs, qu'il publia en 1700 dans un livre intitulé

Chorégraphie ou l'art de décrire la danse.

Le système de notation de Feuillet présente de troublantes analogies avec le

vocabulaire plastique de Jean-Michel Othoniel : des courbes indiquent les

directions, des points la position des pieds. Le plasticien a remplacé les

Le plasticien a imaginé les arabesques en perles des fontaines du nouveau Théâtre

d'eau du château de Versailles en s'inspirant des figures de danse des ballets donnés

sous Louis XIV. | Philippe Chancel

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premières par les arabesques de ses tuyaux, les seconds par ses boules de

verre, de manière à restituer en trois dimensions les dessins des danses

royales de Feuillet. Chaque sculpture-fontaine reproduit une de ces figures,

et en conserve le titre d'origine : on verra donc L'Entrée d'Apollon, Le

Rigodon de la paix et, notre préférée, La Bourrée d'Achille.

Il est encore trop tôt pour juger de l'effet final. Mais le soin extrême apporté

aux détails permet d'espérer une œuvre spectaculaire : à se perdre dans la

transparence d'une des boules bâloises, où l'or diffuse ses chatoiements dans

le verre translucide, à imaginer le ciel, la terre et les eaux de Versailles s'y

refléter, on se dit que Le Nôtre et Le Brun doivent, du paradis des

créateurs, être fiers de leurs successeurs.

Harry Bellet (/journaliste/harry-bellet/)

Journaliste au Monde