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Le tableau d’une Russie excessive, incontrôlée, incontrôlable, instinctive et grossière, mais attachante, décrite avec humour et amour. e nom de Zamiatine évoque pour un lecteur français averti son roman anti-utopiste « Nous autres », paru à l’étranger sans le consentement de l’auteur et qui lui valut l’exil. Mais cet écrivain fut l’un des auteurs les plus célèbres des années vingt en Russie soviétique, période dite « de transition » avant la normalisation de toute la vie soviétique. La publication du « Diable vauvert », récit inédit en France, nous a réjouis, car elle permet de faire découvrir cet écrivain à un large public français. Il est émouvant de penser que cette découverte, le lecteur français la partagera en partie avec le lecteur russe qui lui aussi découvre cet auteur interdit à l’époque soviétique. Au diable vauvert, récit en 24 chapitres de deux trois pages chacun, a été publié en Russie en mars 1914 dans le journal Préceptes. L’accueil de la critique fut enthousiaste. Mais la censure tsariste fut d’un autre avis, elle ordonna la saisie du livre, estimant que la description faite dans ce récit de la vie quotidienne d’un détachement militaire russe en Extrême-Orient, « était la plus abjecte qui soit, et donnait au lecteur une image profondément insultante des officiers russes ». L’interdiction du récit a certainement contribué à son effacement relatif dans l’œuvre de Zamiatine. Il sera ensuite édité en 1923 simultanément à Berlin et à Petrograd, puis interdit en Russie soviétique comme toutes les œuvres de Zamiatine. L’action se passe entre 1892 et 1913 du côté de la mer du Japon, à la frontière avec la Chine, dans un coin de Russie « au diable vauvert », éloigné de tout et de tous, accessible uniquement par bateau. L’auteur nous « conte » le quotidien d’un détachement militaire russe à la veille de la première guerre mondiale. Il s’agit bien d’un « conteur » et non d’un auteur, qui présente une mosaïque de courts récits pleins d’humour et d’ironie correspondant à l’éclatement de ce début du vingtième siècle. C’est le personnage principal, le lieutenant Andreï Ivanytch, originaire de Tambov, comme l’auteur, qui assure le lien entre les différentes scènes. Aucune concession dans la description des personnages : le général, abject personnage, cruel et dévoyé, le lieutenant Schmidt, violent, incapable de se contrôler et de s’exprimer, Maroussia, enfant pure et menue, victime de la barbarie, la capitaine, mère de neuf enfants de pères différents, le lieutenant Ivanitch lui-même, venu d’ailleurs, qui finira comme les autres : sans foi ni loi. Le tableau d’une Russie excessive, incontrôlée, incontrôlable, instinctive et grossière, mais attachante, décrite avec humour et amour. Le conteur populaire est un observateur « naïf » de la réalité immédiate et cette absence de distanciation ajoute force et vivacité au récit. Il en ressort une critique de la déchéance humaine due à l’oisiveté et à l’éloignement qui touche non seulement l’armée, mais toute la société. C’est la vérité d’un moment. Christine CAILLON-NEKRITCH 20 Prix Russophonie d’Evgueni Zamiatine L’œuvre, vue par le Jury L “Au diable Vauvert”

Le tableau d’une Russie excessive, incontrôlée ... · Andreï Ivanytch, originaire de Tambov, comme l’auteur, qui assure le lien entre les différentes scènes. Aucune concession

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Page 1: Le tableau d’une Russie excessive, incontrôlée ... · Andreï Ivanytch, originaire de Tambov, comme l’auteur, qui assure le lien entre les différentes scènes. Aucune concession

Le tableau d’une Russie

excessive, incontrôlée,

incontrôlable, instinctive

et grossière, mais

attachante, décrite

avec humour et amour.

e nom de Zamiatine évoque pour un lecteur françaisaverti son roman anti-utopiste « Nous autres », paru à l’étranger sans le consentement de l’auteur et qui lui valut l’exil. Mais cet écrivain fut l’un des

auteurs les plus célèbres des années vingt en Russie soviétique,période dite « de transition » avant la normalisation de toute la vie soviétique. La publication du « Diable vauvert », récit inédit en France, nous a réjouis, car elle permet de fairedécouvrir cet écrivain à un large public français. Il est émouvant de penser que cette découverte, le lecteur français la partagera en partie avec le lecteur russe qui lui aussi découvre cet auteur interdit à l’époque soviétique.Au diable vauvert, récit en 24 chapitres de deux trois pageschacun, a été publié en Russie en mars 1914 dans le journalPréceptes. L’accueil de la critique fut enthousiaste. Mais la censure tsariste fut d’un autre avis, elle ordonna la saisie du livre, estimant que la description faite dans ce récit de la vie quotidienne d’un détachement militaire russe en Extrême-Orient, « était la plus abjecte qui soit, et donnait au lecteur une image profondément insultante des officiers russes ». L’interdiction du récit a certainementcontribué à son effacement relatif dans l’œuvre de Zamiatine. Il sera ensuite édité en 1923 simultanément à Berlin et àPetrograd, puis interdit en Russie soviétique comme toutes les œuvres de Zamiatine.L’action se passe entre 1892 et 1913 du côté de la mer du Japon, à la frontière avec la Chine, dans un coin de Russie « au diable vauvert », éloigné de tout et de tous, accessible uniquement par bateau. L’auteur nous « conte » le quotidiend’un détachement militaire russe à la veille de la premièreguerre mondiale. Il s’agit bien d’un « conteur » et non d’un

auteur, qui présente une mosaïque de courts récits pleins d’humour et d’ironie correspondant à l’éclatement de ce début du vingtième siècle. C’est le personnage principal, le lieutenantAndreï Ivanytch, originaire de Tambov, comme l’auteur, qui assure le lien entre les différentes scènes. Aucune concession dans la description des personnages : le général, abject personnage, cruel et dévoyé, le lieutenantSchmidt, violent, incapable de se contrôler et de s’exprimer,Maroussia, enfant pure et menue, victime de la barbarie, la capitaine, mère de neuf enfants de pères différents, le lieutenant Ivanitch lui-même, venu d’ailleurs, qui finiracomme les autres : sans foi ni loi. Le tableau d’une Russieexcessive, incontrôlée, incontrôlable, instinctive et grossière,mais attachante, décrite avec humour et amour. Le conteurpopulaire est un observateur « naïf » de la réalité immédiate et cette absence de distanciation ajoute force et vivacité au récit. Il en ressort une critique de la déchéance humainedue à l’oisiveté et à l’éloignement qui touche non seulementl’armée, mais toute la société. C’est la vérité d’un moment.

Christine CAILLON-NEKRITCH

20Prix R

ussophonie

d’Evgueni Zamiatine

L’œuvre, vue par le Jury

L

“Au diable Vauvert”

Page 2: Le tableau d’une Russie excessive, incontrôlée ... · Andreï Ivanytch, originaire de Tambov, comme l’auteur, qui assure le lien entre les différentes scènes. Aucune concession

a traduction française a été faite à partir du tome Ides œuvres d’Evgueni Zamiatine en cinq tomespubliées par « Le livre russe » en 2003 sous la direction de V. Nikonenko et A. Tiourine.

La traduction de ce récit était une gageure non seulementparce qu’il s’agit d’un texte essentiellement satirique et drôle,mais aussi parce que la langue de Zamiatine mêle archaïsmes,régionalismes, expressions figées, parler populaire, langagefamilier et style soutenu. Une « synthèse » de différents styles dictés par la tradition orale du début du XXème siècle : les écrivains lisaient leurs récits à voix haute comme des pièces de théâtre. Il fallait découvrir une nouvelle littérature et un nouveau « héros ».Le texte russe comprend 74 pages, tandis que le texte français en compte 105.Cette remarque formelle n’est pas sans importance; en effet, il a fallu trouver une solution en français, là où le russe étaittrès concis et très idiomatique.Le style de ce récit est très elliptique, pas de guillemets entre les pensées du personnage et la description du « conteur », un simple tiret sans conjonction de coordinationindique le passage au style direct.

Le traducteur, Jean-Baptiste Godon, a su trouver le ton et le style français permettant de rendre l’originalité du texte « de départ ». Il a rétabli dans certains cas des subordonnées là où le texte français l’exigeait, mais il a conservé la saveur du langage parlé et des images du texte russe.C’est une traduction « fidèle » dans le bon sens du terme, c'est-à-dire pleine de respect et de complicité pour le texte de départ, très difficile à rendre au demeurant. On peut parler de prouesse.Le lecteur rit en lisant le texte français, un peu moins certes qu’en lisant l’original, mais comment pourrait-il en être autrement ?

Christine CAILLON-NEKRITCH

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Prix R

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La traductionde Jean-Baptiste Godon

© Nicolas de Kochko

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22Prix R

ussophonie

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Prix R

ussophonie

« Diantre, pincez moi : c’est donc cela un général ? Un tablier de cuisinière, une bedaine prégnante montée sur

des pattes courtaudes, une tête chauve de grenouille, les yeux à fleur de tête…». Il était dilaté, distendu comme un énorme

batracien, à croire que sous son tablier, sa panse était mouchetée de taches vertes et blanches.

« Vous présenter ? Hum, ça tombe bien, très bien… J’ai peu d’officiers. Rien que des soiffards à ne plus savoir qu’en faire »,

grommela le général.

Et il se remit au travail : il taillait une pomme de terre blanche et farineuse en tranches divinement fines. Il finit de découper,

s’essuya les mains à un torchon, fit un entrechat en direction d’Andreï Ivanitch, l’examina, le dévisagea et se mit à hurler

d’une voix furieuse, jaillissant de son bas-ventre comme un diable sort de sa boite : « Dame, qu’est-il donc venu faire par ici ?

Il s’est gavé de Mayne Reid, le petit pioupiou, en Russie, dans les jupons de maman, que demander de mieux ?

Mais non, à quoi bon ? Et il faudrait que je m’occupe de lui à présent ! »

Avec l’aimable autorisation des Éditions Verdier 2005, pour la traduction et la préface.

“Le mozart de la pomme de terre”

Extrait du Chapitre II

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38Prix Russophonie

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Anne COLDEFY-FAUCARD

Anne Coldefy-Faucard est agrégée, Docteur ès-lettres. Elle enseigne la

littérature russe à Paris IV – Sorbonne, où elle anime également le séminaire

de traduction littéraire créé par le Professeur J. Catteau (plusieurs traductions

effectuées par des étudiants du séminaire ont été publiées ces dernières années)

et travaille à la mise en place d’un Master de traduction littéraire commun

aux université de Paris IV, Lausanne et Moscou (MGU).

Après une dizaine d’années consacrées à l’édition de littérature, notamment

étrangère (éditions Calmann-Lévy, Stock, L’Âge d’Homme) elle crée,

en 1993, les éditions L’Inventaire qui publient I. Chmeliov, Noël russe,

édition bilingue ; P. Smolar, Gloubinka, G. Khokhlov, Le voyage de trois

cosaques de l’Oural au royaume des Eaux-Blanches, P. Vita-Finzi,

Journal Caucasien 1928-1931, suivi de Carnet moscovite, 1953,

Charles de Beaumont, Chevalier d’Eon, En Russie au temps d’Elizabeth,

deux recueils de nouvelles – édition bilingue – de Natalia Jouravliova :

Saisons et Exils, deux catalogues d’exposition : Les Survivants des Sables

Rouges. Art russe du musée de Noukous, 1920-1940

et S. Rossine, Vue sur kolkhoze d’un satellite.

Elle dirige, avec Luba Jurgenson, la collection de littérature et

documents russes « Poustiaki » aux éditions Verdier et publient,

entre autres, Guiliarovski, Moscou et les Moscovites, Zamiatine,

Au diable vauvert et un recueil de lettres de paysans adressées

au pouvoir soviétique à l’époque de la collectivisation.

Une soixantaine de ses traductions littéraires ont été publiées, dont :

Les Chemins effacés de Boris Pilniak (L’Age d’Homme), La Révolution

derrière la porte de Iouri Annenkov (Lieu Commun), Chatouny de Iouri

Mamleïev (Robert Laffont), Entre la vie et la mort et autres nouvelles

d’Apoukhtine (Les Belles Lettres), Vie et Destin de Vassili Grossman

(en collaboration avec Alexis Berelowitsch, L’Âge d’Homme),

plusieurs volumes de La Roue rouge d’Alexandre Soljénitsyne

(en collaboration avec Geneviève et José Johannet, Fayard), Moscou

heureuse et Roman technique d’Andreï Platonov (Robert Laffont),

Derniers Témoins de Svetlana Alexievitch (Presses de la Renaissance),

La Vache de Guennadi Gor (Noir sur Blanc), l’intégrale de la Correspondance

de Dostoïevski (3 volumes, Bartillat), Le Manteau et Le Nez de Nikolaï

Gogol (Librio), Les Âmes mortes de Nicolas Gogol (Le Cherche-Midi).

Le mot de l’éditeur

Nous souhaitions offrir une nouvelle traduction qui rendrait autexte la saveur de sa langue particulièrement goûteuse, juteuse,succulente. Par ailleurs, la première édition de 1948 luxueuse età tirage limité (368 exemplaires sur vélin d'Arches filigrané)n’avait permis de faire découvrir "la ville de N..." qu’à quelquesprivilégiés. Cette nouvelle édition dans une nouvelle traductiond'Anne Coldefy-Faucard la rendra accessible enfin à un large public.

Le Cherche midi Editeur

Anne Coldefy-Faucard“Les Âmes Mortes” de Nicolas Gogol

Le Cherche midi Editeur

Mention Spéciale :

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26Prix R

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Nicolas Gogol (1809-1852)

D'origine ukrainienne, Gogol est fils d’un officier cosaque devenu fonctionnaire

qui lui lègue son goût de la littérature. De sa mère il tiendra sa foi orthodoxe.

A Saint Pétersbourg, le jeune Gogol exerce un emploi de fonctionnaire

au ministère de l'Intérieur, puis de professeur d’histoire.

Il rencontre Pouchkine qui l'encourage à publier Les Veillées à la ferme de Dikanka.

Suivent les premières Nouvelles de Pétersbourg (La Perspective Nevsky,

Le Portrait et Le Journal d'un fou), puis un autre recueil de nouvelles et,

en 1835, Le Revizor. Il voyage beaucoup, écrit Les Âmes mortes,

sur une idée de Pouchkine. Gogol est très affecté par la mort

de ce dernier. Il entre alors dans une longue et grave dépression

et se tourne vers une profonde religiosité. Satiriste féroce,

Gogol mêle le tragique et l’absurde pour stigmatiser,

dans un comique désespéré, la mesquinerie, la vulgarité

et le grotesque de la société russe. Epuisé par les jeûnes,

il meurt le 21 février 1852, une foule immense

accompagne sa dépouille.

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Prix R

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’histoire est simple, celle d’un modeste filou quiinvente un génial filon pour frauder le fisc, exploitantau passage la sottise et la cupidité de ses semblables.L’homme s’est mis en tête d’acheter des serfs défunts.

Quelle idée bizarre, acquérir des gens, artisans, ouvriers, paysans,humbles bougres qui n’existent plus ! Détrompez-vous, ils existent encore … sur le papier. La littérature rencontre avec ce sujet l’une de ses plus éloquentes métaphores. Voici donc Tchitchikov arrivant dans la bonne ville de N… La suite se lit et se relit avec délices, tant l’originalité du style y éclate, dans le beau volume où les illustrations exécutées parChagall en 1924-1925, restées jusqu’à présent confidentielles,accompagnent la traduction d’Anne Coldefy-Faucard. Avec Les Âmes Mortes, Gogol dote la littérature russe de sonpremier grand roman. S’il le nomme « poème », c’est que le discours personnel de l’auteur s’invite à tout moment, lyriqueou ironique, dans la peinture réaliste. Mais surtout parcequ’une ambition épique impulse le projet narratif, celui dereprésenter la Russie entière, dans son immensité, dans sadiversité (hommes, milieux, mœurs, coutumes, paysages) et d’activer la conscience nationale en célébrant la magnificencefuture ou potentielle du pays. Sans oublier la dimension théologique avouée, car l’odyssée du héros devait rappeler l’itinéraire de la Divine Comédie, l’âme humaine cheminant vers la lumière céleste… Ainsi le voulait l’auteur, soucieux de dépasser la satire qui s’en donne pourtant à cœur joie : « ce n’est pas la province, ni quelques affreux propriétaires fonciers, ni ce qu’on leur impute, qui est l’objet des

Âmes mortes. C’est encore pour le moment un secret, qui devrait, tout à coup, à la stupéfaction de tous (car pas unlecteur ne l’a deviné) être dévoilé dans les tomes suivants,pourvu qu’il plût à Dieu de prolonger ma vie et de bénir monfutur travail ». Rien de moins. Mais Dieu, ou le génie propre de Gogol en décida autrement, et c’est une verve comique, parfois franchement grotesque qui anime ces pages. Le grotesque relève ici d’une saisie totale du réel, incluant l’irrationnel et l’absurde au fil d’une galerie de portraits aussiréjouissants que sinistres. Autour du falot Tchitchikov, négociant en fantômes, tous lesesprits s’emballent et la première partie du roman culmine dans un finale endiablé. La deuxième reste inachevée, Gogol dix jours avant sa mort ayant brûlé plusieurs chapitres.Emporté par sa troïka ailée maintenant sans guide, le personnagecontinue de filer vers sa destinée mystérieuse. « Qu’il ne soitpoint un héros pétri de qualités et de vertus, cela saute auxyeux », commente l’auteur faussement contrit. Immortaliser ce petit escroc relève dès lors d’une véritable prouesse. « Un coquin ? Allons, pourquoi montrer tant de sévérité àl’égard d’autrui ? Rappelons-nous qu’il n’y a plus, en Russie, de coquins, que tous sont sympathiques et bien intentionnés ».Gogol, décidément, n’a pas vieilli.

Françoise Genevray

L’œuvre, vue par le Jury“Les Âmes Mortes”

”de Nicolas Gogol

L

Avec Les Âmes Mortes, Gogol dote

la littérature russe de son premier grand roman. (...)

Il ambitionne de représenter la Russie entière,

dans son immensité, dans sa diversité

et d’activer la conscience nationale en célébrant

la magnificence future ou potentielle du pays.

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28Prix R

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ette nouvelle traduction du premier tome du célèbreroman de Nicolas Gogol est un véritable événementà plus d’un titre. D’une part, grâce à la rencontre de deux génies que sont Nicolas Gogol et Marc

Chagall qui illustre sa relecture des Âmes mortes entre 1924 et 1925 en quatre vingt seize gravures qui sont publiées dans cet ouvrage, grâce aux notes et à l’avant-propos de la traductrice, d’autre part, grâce à la qualité exceptionnelle et réellement nouvelle de cette traduction.Nous avons comparé certains passages avec des traductionsantérieures à celle de Mme Anne Coldefy-Faucard et avons étéfrappés par le talent de cette traductrice qui a su restituer pourle lecteur français le pur chef d’œuvre qu’est ce roman. La traductrice a respecté le dessein de l’auteur d’écrire ce qu’on appelle en russe « poéma », un « poème », « une de ces narrationspoétiques qui parlentdu plus important ».Pour permettre au lecteur français de pénétrer dans l’universcomique de Gogol, elle a traduit dans les moindres détails lesdescriptions des villes de la province russe qui constituent cequ’elle appelle « le décor » du poème ; aucun élément n’estlaissé de coté et le lecteur « visite » ce « décor » avec l’œil du personnage principal, Pavel Ivanovitch Tchitchikov. Comme Tchitchikov, le lecteur s’en va visiter la ville où il s’estarrêté « laquelle parut lui agréer, car il jugea qu’elle ne lecédait en rien aux autres chefs-lieux : le jaune des bâtimentsen pierre en mettait plein la vue, contrastant avec le gris desmaisons de bois d’une sombre modestie »; s’en suit une description de cette ville qui permet au lecteur de « voir » cette réalité; la traductrice rend parfaitement le comique et l’esprit du texte gogolien en explicitant certains noms

de famille, par exemple le tailleur « Archavsky » qui fait penser en russe à « Varchavsky », varsovien, devient « Varzovien » qui traduit la pointe d’ironie de l’auteur sur le snobisme del’époque de ses contemporains qui préféraient les fournisseursétrangers et poussaient les artisans russes à se faire passercomme tels. De même, certains noms de famille dont le sensest évocateur en russe ont été traduits, par exemple madameKorobotchka (« la petite boîte ») est devenue madame Kassolette,Piotr Saveliev-Niéouvajaï-Koryto (« Ne respecte pas la bassine »)est devenu : Piotr Saveliev Bousille-Baquet, Stepan Probka(« bouchon ») Stepan Bouchon, Maxime Téliatnikov (« teliatina »viande de veau, « teliatnik » étable à vaches) devient MaximeVacherine… Le parti pris de garder une part de consonance russe

et une part plus explicite nous paraît vraiment favoriser la compréhension du comique du texte. C’est une traduction faite de trouvailles et de respect du détail,si capital chez Gogol, qui permet vraiment au lecteur d’entrerdans le monde fantastique et comique de cet auteur. Le rire affleure à chaque page autant que dans le texte original. Une vraie prouesse !

Christine CAILLON – NEKRITCH

La traductiond’ Anne Coldefy-Faucard

“ C’est une traduction faite de trouvailles et de respect

du détail si capital chez Gogol qui permet vraiment au

lecteur d’entrer dans le monde fantastique et comique

de Gogol. Une vraie prouesse ! ”

C

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Extrait du Tome I, Première partie, Chapitre VII

29

Prix R

ussophonie

p 185, Avec l’aimable autorisation des Éditions du Cherche midi

Page 11: Le tableau d’une Russie excessive, incontrôlée ... · Andreï Ivanytch, originaire de Tambov, comme l’auteur, qui assure le lien entre les différentes scènes. Aucune concession

Heureux, aussi, l’écrivain qui, délaissant les personnages ennuyeux, rebutants, dont la triste réalité laisse sans voix,

opte pour des figures incarnant les plus dignes vertus ; qui, dans le marigot des héros quotidiens, puise ces exceptions

qui jamais n’ont trahi de sa lyre les accords sublimes ; qui ne s’abaissant point au niveau de ses piteux confrères

et se refusant à fouler la terre d’ici-bas, s’adonne tout entier aux majestueux caractères qui en sont les plus détachés.

Le sort de celui-là est doublement enviable : il se sent parmi eux en famille, et sa gloire résonne jusqu’en terre lointaine.

Celui-là s’y entend à envoûter les gens d’un grisant narcotique ; il sait admirablement les flatter, leur celant les chagrins

de la vie, leur montrant la beauté de l’homme. Lors, tous, l’applaudissant, s’empressent à sa suite, tous forment cortège

derrière son char de triomphe. Il devient poète entre les poètes, planant bien au-dessus des autres génies de la terre,

pareil à l’aigle qui l’emporte sur tous les oiseaux des hauteurs.

Son seul nom fait palpiter les jeunes cœurs ardents et des larmes, dans tous les yeux, brillent en réponse aux siennes….

Il est sans égal, il est Dieu !

Extrait du Tome I, Première partie, Chapitre VII

30Prix R

ussophonie

p 185, Avec l’aimable autorisation des Éditions du Cherche midi

Page 12: Le tableau d’une Russie excessive, incontrôlée ... · Andreï Ivanytch, originaire de Tambov, comme l’auteur, qui assure le lien entre les différentes scènes. Aucune concession

31

Prix R

ussophonie

Henri ABRIL

Enrique Antonio Garcia Abril est né à Paris de parents espagnols exilés

par la guerre civile. Il fait des études de slavistique et de poétique

comparée à l’université Lomonossov où il vit à Moscou depuis

de nombreuses années et a publié sous différents noms

(Antoine / Antonio Garcia ; Henri Abril ; Gaby Larriac, etc.),

en particulier : L’Exploration de la Sibérie (avec Y. Gauthier), Actes Sud,

qui a reçu le prix F. Millepierres de l’Académie française, L’Air et le Feu,

Les Français vus par les Russes, éd. La Biliothèque. Il a par ailleurs publié

des livres de poèmes : Syllabaire / si l’aube (Ed. Contre-Temps, 1993) ;

Gare Mandelstam (Circé, 2005) ; Rousskié Stikhi (poésies écrites en russe),

éd. Roumiantsev, 1995, des traductions poétiques : œuvre poétique

complète de O. Mandelstam (quatre volumes) (éd. Circé), L’Homme noir

de S. Essénine (éd. Circé), Anthologie de la poésie russe pour enfants

(éd. Circé), Poésies, Proses, Lettres de B. Pasternak (Librairie du Globe),

et des traductions de proses : L’Homme rasé de A. Marienhof ;

Incidents de D. Harms (Circé).

Le mot du traducteur

Pourquoi (re)traduire les proses de Daniil Harms ?« Le texte original est unique, figé devant l’éternité ; ses traductions peuvent proliférer à l’infini ». Ce paradoxe énoncé par un théoricien russe incite chaque époque à retraduire tel ou tel auteur important, mais certainsécrivains ne peuvent être réellement appréhendés que dans la multiplicité des traductions et versions suscitées par unmême texte. Tel est assurément le cas de Daniil Harms, dont l’écriture si singulière, marquée par la métamorphose réciproque et continue du réel et du verbe, ne peut être rendueet saisie dans une autre langue qu’en lisant les différentesinterprétations. Je n’ai moi-même commencé à comprendreHarms qu’à partir d’une confrontation du texte russe à ses versions polonaise, anglaise, espagnole, italienne, etc. Par ailleurs, la traduction que j’ai faite de Harms ne pouvaitaller sans une remise en perspective de ses principales proses,autour des Incidents ; ni sans une « postface » visant à montrercombien, plus que chez aucun autre (Jarry, peut-être), le comportement et le quotidien de l’auteur étaient inséparables de son écriture.

Henri ABRIL pour les Editions Circé

Mention Spéciale : Henri Abril

“Incidents” de Daniil HarmsEditions Circé

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32Prix R

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Daniil HARMS (1905 – 1942)

Qui est Daniil Harms ?

Son nom est resté longtemps dans l’ombre, les deux seules

publications de son vivant datent des années 1926 et 1927.

L’œuvre de Harms, réhabilité à la suite du XXème congrès,

ne commencera à être publiée que dans les années soixante

grâce à ses textes pour enfants. Il sera découvert en Occident

dans les années 70.

Le premier recueil de l’œuvre « adulte » ne paraît en Union Soviétique qu’en 1988.

Pour certains, il apparaît comme l’un des écrivains russes les plus

influents du XXème siècle, il est souvent vu, soit comme un humoriste excentrique,

soit comme le premier représentant russe de l’absurde.

Daniil Harms, de son vrai nom, Iouvachev, est né à Saint-Pétersbourg

où il passera toute sa vie, hormis le temps de son exil à Koursk (1931-1932).

Après un passage dans une école technique, il commence

à fréquenter différents milieux littéraires expérimentaux « de gauche ».

Il fonde en 1927 avec d’autres écrivains, dont son ami Alexandre Vvédenski, l’Obériou

(Association de l’Art Réel) célèbre pour ses interventions publiques,

ses lectures poétiques collectives. Ces manifestations excentriques et scandaleuses,

comme celle du 24 janvier 1928 avec lecture de vers, projection de films

et mise en scène de la pièce de Harms Elisaveta Bam

qualifiée le lendemain de « chaos incompréhensible » sont l’objet

d’attaques de la presse et des milieux officiels de plus en plus violentes.

Les écrits des Obérioutes, ces « voyous littéraires », sont jugés

comme une « protestation contre la dictature du Prolétariat », leur poésie comme

« une poésie d’ennemi de classe ». L’association disparaît avec l’arrestation

de Harms et Vvédenski en 1931. De retour d’exil, Harms vit comme un reclus.

Il continue d’écrire de la prose. Il est finalement arrêté à son domicile en août 1941

et meurt dans un hôpital psychiatrique le 2 février 1942.

© Nicolas de Kochko

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Prix R

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’œuvre de Harms est très variée. Au début de sa carrière littéraire qui s’inscrit pour l’essentiel dans les années noires de la Terreur stalinienne, il se consacre à la poésie et au théâtre, alors que

dans les années trente, il s’adonne de plus en plus à la prose et pour des raisons alimentaires, à la littérature pour enfants. Mais quel que soit le genre, Harms s’en tient toujours aux formes courtes. Il déclare : « L’époque est toute entière constituée d’instants », on pourrait ajouter : d’incidents.L’une des meilleures œuvres de Harms, « Incidents », est unesérie de trente récits courts et étranges écrits entre 1933 et1939. Il y décrit des événements qui s’enchaînent dans la rue,au magasin, au moment de s’endormir… mais cet enchaînementaccumule un effet de parfaite absurdité de par le traitement de la relation de cause à effet. Le lecteur est immédiatementplongé dans une réalité qui va très vite, où l’on parle cru, où l’on s’insulte, se met sur la gueule en toute liberté. Aucune moralité. Harms en a plein la bouche. C’est jouissif. Y en a presque toujours un ou deux qui meurent à la fin. Une manière de parler sans ambages de la violence de l’époque.La lucidité de l’auteur fait mal. Et c’est entre autre là queréside le génie de Harms, dans la création, sans en avoir l’air,d’un monde totalement désespéré.Il faut lire ces petits récits à voix haute dans le respect de la tradition orale des années vingt où les écrivains étaient conteurs.

Anne DURUFLÉ

La traduction de Henri Abril

M. Henri Abril, en intitulant le livre édité par Circé en janvier2006 Incidents , a sans doute voulu mettre en avant le recueiloriginal éponyme. Il y a ajouté des récits du Cahier bleuet d’autres proses dont le choix n’est pas expliqué. Cette traduction fait suite à la publication en février 2005 par les éditions Verdier des Œuvres en prose et en versde Daniil Harms, traduites du russe par Yvan Mignot. N’étant qu’une sélection de ces œuvres, elle réussit à s’adresser à un public de non initiés.

Il est toujours courageux de se lancer dans la traduction deHarms dont l’écriture peut apparaître très simple, en phrasescourtes, en langue parlée, mais à laquelle il faut savoir rendrel’esprit. Le traducteur y réussit à sa manière, il en rajoute et parvient à tenir tout le long une homogénéité de ton qui prend totalement le lecteur. Il se met à rire gaiement,quand la gêne s’installe, c’est fini. Malaise !

Anne DURUFLÉ

L’œuvre, vue par le Jury“Incidents” de Daniil Harms

L

« Incidents » décrit des événements

du quotidien qui s’enchaînent

et accumulent un effet de parfaite absurdité

de par le traitement de la relation de cause à effet.

Le lecteur est immédiatement plongé

dans une réalité qui va très vite, où l’on parle cru,

où l’on s’insulte, se met sur la gueule en toute liberté.

Aucune moralité. Harms en a plein la bouche.

C’est jouissif !

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34Prix R

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Dans il pleut des petites vieilles, il traduit « gdie, govoriat, odnomou sliepomou podarili viasanouyou chal »

par « un aveugle, à ce qu’on raconte, s’est fait offrir là-bas un beau châle tricoté ».

Dans Pouchkine et Gogol, « vietchno vo vsiom pomiekha ! vot mierzopakost ! opiat, ob Pouchkina » devient

« Faut toujours qu’on vienne se fourrer dans mes pattes ! Saloperie ! encore buté contre Pouchkine ! »

Dans Pakine et Rakoukine, « Iesli ty, Rakoukine, seitchac nie perestanich migat, ia tebie oudariuo nogoï po groudam »

est traduit par « si tu ne cesses pas immédiatement de clignoter, Rakoukine, je t’envoie mon pied dans les tétines ».

De même, « Tchevo ty gladych ? » par « qu’est-ce que t’as à rouler des yeux ? »

Et encore, dans Les chasseurs « Na okhotou poiekhalo chest tcheloviek, a vernoulos-to tolko tchetyre. Dvoje –to nie vernoulos »

devient « Six hommes étaient partis ensemble à la chasse, mais il n’y en avait pas plus que quatre au retour. Où étaient passés

les deux autres ? » Le récit « ce qui se vend de nos jours » compte plein de trouvailles comme « tu ne t’es pas regardé »

pour « sam-to ty khoroch ». C’est audacieux.

Je choisis d’en référer pour finir à la poétesse Olga Sedakova :

Anne DURUFLÉ

Exemples

“Je pense que dans toute traduction honnête et réaliste est présente l’audace”

de traductions

par Henri Abril

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Prix R

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Anne KICHILOV

Diplômée de l’Ecole des Langues Orientales, Anne Kichilov

est agrégée de russe. Assistante de russe à L’institut Maurice Thorez,

elle épouse Nicolaï Kichilov, restaurateur d’icônes à la Galerie Tretiakov.

Elle vit dix ans à Moscou avant de rentrer en France où elle enseigne

le russe à l’université de Paris X Nanterre, elle soutient une thèse

sous la direction d’Efim Edkind. Parallèlement, elle traduit

différents auteurs, notamment Soljenitsyne et Tarkovski.

Elle découvre La Veilleuse des Solovki dès les années soixante,

introduit clandestinement l’ouvrage en Russie, en partage

la lecture avec des amis. La traduction de l’ouvrage, désormais

accessible au lecteur francophone, est pour elle l’aboutissement

de la longue histoire personnelle qui la lie à la Russie.

Le mot de l’éditeur

Il était très important pour les Syrtes de publier ce documentsur la création des premiers camps aux Solovki. Ce roman, connu dans les cercles étroits, n’a jusqu’à présentjamais été évoqué comme le premier témoignage de la terreurstalinienne. Ce témoignage poignant de Boris Chiriaev est également un des rares documents qui allie un réalismesans concession et un humanisme éternel.

Editions des Syrtes

Anne Kichilov“La Veilleuse des Solovki” de Boris Chiriaev

Editions des Syrtes

Mention Spéciale :

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36Prix R

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Boris Chiriaev (1889 – 1959))

Après de brillantes études de lettres à Moscou puis à Göttingen,

Chiriaev participe à la première guerre mondiale en qualité d’officier.

En 1918, alors qu’il tente de fuir la Russie, il est arrêté.

Condamné à mort, il s’évade, se cache quelques années

dans le Caucase, revient à Moscou où il est aussitôt arrêté

et condamné à mort. En 1923, sa peine est commuée en déportation

aux îles Solovki. Il participe à la création de la revue les Iles Solovki

dans laquelle il publie des nouvelles et des poésies.

Au bout de sept années de travaux forcés, il est exilé à Tachkent

où il enseigne à l’université. Il revient plus tard

à Moscou, travaille à Soïuzkino, mais il est de nouveau exilé à Stavropol

où il crée un journal L’Aube du Caucase.

En 1943, il profite de la retraite des troupes allemandes

pour quitter l'URSS. Il continue à publier dans diverses revues

de l’émigration et meurt en Italie en 1959.

La Veilleuse des Solovki, oeuvre de sa vie, est parue

la première fois en 1954 dans l’édition Tchékhov à New-York

et jusqu’à 1990 n’avait jamais été éditée en URSS.

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Prix R

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a Veilleuse des Solovki est loin d’être le premier livre qui fait connaître aux lecteurs français le bagnedes îles des Solovki. Que pouvait-on ajouter aprèsL’Archipel du Goulag de A. Soljenitsyne ou après

Plongée dans les ténèbres, mémoires de l’écrivain français Oleg Volkov (Paris, 1987) lui-même bagnard sur ces îles du Grand Nord de la Russie dans les années 1920 ? De nouveaux noms de prisonniers, de nouveaux détails sur les méthodes monstrueuses de torture et les exécutions arbitraires que les bolcheviks mettaient en pratique dans le camp à régime spécial des Solovki (SLON), premier camp de concentration modèle des soviets ?

On retrouve évidemment tout cela dans le livre de BorisChiriaev qui fit partie du premier convoi de déportés auxSolovki et y purgea une peine de sept ans. La narration de l’auteur repose sur des faits qu’il a réellement vécus, ou qui lui ont été relatés par des gens dignes de confiance. De 1923 à 1929, il y a rencontré, outre des criminels de droit commun et des prostituées, des aristocrates, des anciens officiers, des savants, des gens de lettres, de hauts dignitaires de l’Eglise orthodoxe russe, de simples paysans. Issus des différentes couches de la société russe, ils représentaient tous les partis politiques et avaient des opinions souvent opposées. Mais tous étaientdes ennemis des bolcheviks et surtout leurs esclaves.Pourtant, La Veilleuse des Solovki n’est pas seulement un témoignage accusant le système inhumain fondé par les Soviets dès les premières années de leur pouvoir. L’œuvre de Boris Chiriaev séduit le lecteur par son contenu spirituel. Tous les thèmes convergent vers l’image d’un ermitedes îles Solovki qui prie à la flamme d’une veilleuse.

C’est à la fin de sa vie, après des années d’exil, loin de la Russie,que Chiriaev a su voir dans son passé de souffrances, de malheurset de terreur, dans l’histoire sanglante de son pays, cette grandeurde l’Esprit qui donne la force aux bagnards de supporter dignementtoutes les atrocités de leur vie en camp de concentration. Ils sont même prêts à risquer leur vie « pour la gloire de Dieu,pour sauver les âmes » de leurs persécuteurs car, à leurs yeux,dans le cœur du pire des bourreaux, subsiste la flamme d’unepetite veilleuse qui ne s’éteindra pas tant qu’il y a, aux Solovkiau moins, une personne qui prie pour le salut de leur âme.

Pour Chiriaev, « l’image de la Veilleuse perpétuelle des Solovkiest liée à celle de la Russie de Kitèj, c’est à dire à la Russiesecrète, enfouie dans les profondeurs où il est dit, qu’elle ressuscitera et se relèvera » a écrit G. Rousski en 1991, dans la postface de la première édition de ce livre en URSS.Depuis, La Veilleuse des Solovki est édité régulièrement par le monastère Srétenski de Moscou. Aujourd’hui, dans un pays où on observe une renaissance religieuse, le livre de BorisChiriaev est présenté comme l’une des œuvres spirituelles qui ont tant manqué à la Russie et qui témoigne auprès desnouvelles générations de l’exemple de détermination et de couragedes chrétiens orthodoxes, face à la privation de liberté et auxabus des pouvoirs civils.Les Français qui font connaissance pour la première fois avec cet écrivain russe, trouveront peut-être dans l'ouvrage une clé pour percer le fameux secret de « l’âme russe », mais c’est surtout, une lecture passionnante et portée par une très belle narration.

Irina KRIVOVA

L’œuvre, vue par le Jury“La Veilleuse des Solovki”

La Veilleuse des Solovki n’est pas seulement

un témoignage accusant le système inhumain fondé

par les Soviets dès les premières années de leur pouvoir.

L’œuvre de Boris Chiriaev séduit aussi le lecteur

par son contenu spirituel.

“”

Lde Boris Chiriaev

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38Prix R

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e texte de La Veilleuse des Solovki de Boris Chiriaevest un texte difficilement accessible même au lecteurrusse. Il est riche en constructions syntaxiques complexes issues d’anciennes légendes russes

et souvent empruntées au slavon, propre aux écritures orthodoxes.De plus, tous les personnages de l’ouvrage, représentant desclasses sociales, des niveaux intellectuels et culturels différentsutilisent une langue propre à leur milieu.La traductrice de La veilleuse des Solovki, Anne Kichilov, a parfaitement perçu et maîtrisé cette particularité du texte. Sa compréhension de la réalitédécrite dans ce livre a, sans nul doute,été facilitée par sa connaissance etson expérience des années noiresdu régime soviétique. Elle a alorspu rencontrer des Russes quiavaient gardé dans leur âme cette« flamme immortelle » dont parleBoris Chiriaev. Une certaine affinitéentre le traducteur et l’auteur estnettement perceptible. Elle-mêmechrétienne orthodoxe, Anne Kichilovqui avait découvert l’ouvrage en Russie dès les années 60, a su, avec beaucoup de sensibilité, transmettre les particularitésde la vision du monde des bagnards des îles Solovki où chaquechose était imprégnée de l’histoire des monastères russes.Tout en gardant la spécificité du style de l’auteur, la traductricel’a transposé dans un français compréhensible, utilisant chaquefois des images nouvelles, toujours en parfaite correspondanceavec celles de l’auteur. Ainsi, même le titre original du livre, « Neougasimaïa Lampada » n’est pas traduit littéralement, mais de manière à ce que le sens soit le plus proche possible, ce qui d’ailleurs est explicité en note d’introduction. Au chapitre VI, on apprécie aussi l’ingéniosité de la traductiondu mot russe “khlam”, utilisé dans le texte au départ pour sonsens littéral, mais qui est en même temps un sigle.

Le mot est traduit par “fatras” qui correspond aussi, de la même manière que dans le texte russe, à un sigle dont la transcription a un sens très proche du russe(F.A.T.R.A.S. – la Fameuse Association Théâtrale et de RéalisationsArtistiques des Solovki).Dans le texte français d’Anne Kichilov,nous ne rencontrons jamais de calques ou de transpositionsmécaniques des structures de départ. La traductrice se permetmême d’ôter certains détails peu importants qui pourraientalourdir la phrase en français, la rendre illisible. Parfois, ellerepense et réécrit des passages entiers tout en gardant

l’essentiel : l’esprit du texte, son rythme, la poésie des phrases,l’état d’âme des personnages, la beauté de la nature.Transcrire la langue orale de personnages si différents, criminels,représentants de la haute société, officiers, acteurs, écrivains,ecclésiastiques, paysans et commissaires bolchéviques, est unetâche très complexe surtout lorsque la réalité du lecteur français est si éloignée de celle des protagonistes de l’ouvrage.Anne Kichilov y parvient avec habileté et talent. La lecture estcaptivante et l’on oublierait presque qu’il s’agit d’une traductionsi les nombreuses annotations ne venaient régulièrement nous le rappeler.

Irina KRIVOVA

“ Transcrire la langue orale de personnages si différents,

criminels, représentants de la haute société, officiers,

acteurs, écrivains, ecclésiastiques, paysans et commissaires

bolchéviques, est une tâche très complexe surtout

lorsque la réalité du lecteur français est si éloignée

de celle des protagonistes de l’ouvrage. “

La traductiond’Anne Kichilov

L

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Prix R

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Jacques IMBERT

Jacques Imbert est né en 1930 à Dieppe. Après le baccalauréat,

il fait des études supérieures de germanistique à l’université

bourguignonne de Dijon puis un master à la Sorbonne.

Spécialisé dans l’enseignement du français-langue étrangère,

il enseigne plusieurs années en Allemagne dans divers établissements

scolaires et universitaires. Détaché par le ministère des Affaires étrangères,

il occupe en 1959, le premier poste de lecteur de langue et

littérature françaises à l’Université d’État Lomonossov de Moscou

(faculté de philologie). C’est là qu’il fait l’apprentissage

de la langue russe et découvre la Russie. De retour en France ,

il fait des études supérieures de russe à l’université de Nancy.

En 1965, en congé académique, il repart à Moscou

pour travailler pendant quatre années comme traducteur

aux éditions du Progrès (ex-éditions en langues étrangères).

Depuis, il travaille comme traducteur littéraire.

Le mot de l’éditeur

La littérature russe cache souvent le meilleur d’elle-même derrière les personnalités dont il est difficile de soupçonner le don littéraire. Tel est le cas de Vladimir Jabotinsky, plus connu en France pour ses activités politiques que pour son œuvre littéraire. “Les Cinq” est la découverte non seulement d’un roman, mais d’une série de récits, et, surtout, d’un écrivain comblé, engagé, prônant les valeurs universelles.

Editions des Syrtes

Mention Spéciale : Jacques Imbert“Les Cinq” de Vladimir Jabotinsky

Editions des Syrtes