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Le Théâtre de Patrick Chamoiseau. Entretien avec le dramaturge martiniquais Author(s): Stéphanie Bérard and Patrick Chamoiseau Source: Nouvelles Études Francophones, Vol. 22, No. 2 (Automne 2007), pp. 165-178 Published by: University of Nebraska Press Stable URL: http://www.jstor.org/stable/25702077 . Accessed: 14/06/2014 07:08 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . University of Nebraska Press is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Nouvelles Études Francophones. http://www.jstor.org This content downloaded from 188.72.126.88 on Sat, 14 Jun 2014 07:08:38 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Le Théâtre de Patrick Chamoiseau. Entretien avec le dramaturge martiniquais

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Le Théâtre de Patrick Chamoiseau. Entretien avec le dramaturge martiniquaisAuthor(s): Stéphanie Bérard and Patrick ChamoiseauSource: Nouvelles Études Francophones, Vol. 22, No. 2 (Automne 2007), pp. 165-178Published by: University of Nebraska PressStable URL: http://www.jstor.org/stable/25702077 .

Accessed: 14/06/2014 07:08

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Nouvelles Etudes Francophones, Vol. 22, No. 2, Automne 2007

Le Theatre de Patrick Chamoiseau. Entretien avec le dramaturge martiniquais

Stephanie Berard

Patrick

Chamoiseau est ne en 1953 a Fort-de-France, ou il est

aujourd'hui travailleur social apres des etudes de droit et d'economie en metropole. Romancier, dramaturge, essayiste et scenariste, cet ecrivain

martiniquais est indeniablement plus connu pour son oeuvre romanesque (il obtient le prix Goncourt pour Texaco en 1992) que pour son oeuvre dra

matique encore largement inedite. II est Tun des fondateurs, avec Raphael Confiant et Jean Bernabe, du mouvement de la creolite qui contribue a la defense et a la promotion de la langue et de la culture Creoles, principes enonces dans Eloge de la creolite (1989); ce petit manifeste proclame la realite dune identite Creole composite enracinee dans l'oralite, dans la langue creole et dans la reecriture dune histoire falsifiee par le discours officiel, autant de themes que Ton retrouve dans loeuvre theatrale de Chamoiseau, qui est lauteur de sept pieces dont une seule a ete publiee et trois ont ete mises en scene (cf. bibliographic finale). Meconnu, voire inconnu de la critique et du

grand public, ce theatre merite qubn s y interesse car il porte l'empreinte de revolution politique et sociale antillaise tout en refletant les preoccupations de l'ecrivain, qui profite de l'espace dramatique pour explorer la relation intime entre francais et creole, entre ecriture et tradition orale, et pour met tre en scene les confrontations humaines tragiques de l'existence.

Dans l'entretien que le dramaturge martiniquais nous a accorde le 18

janvier 2006 a Fort-de-France sur son lieu de travail,1 il parle de sa decou verte du theatre et des differentes pieces qu'il a ecrites depuis les annees 1970 jusqu'a aujourd'hui. A travers les personnages mythique et histori

que d'Antigone et de la mulatresse Solitude qu'il choisit pour protagonistes de ses pieces de jeunesse, "Une Maniere d'Antigone" (1975) et "Solitude la

1. Patrick Chamoiseau est travailleur social a Fort-de-France et ceuvre a la reinsertion des

jeunes delinquants.

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mulatresse" (1976), il evoque sa periode militante, celle du "rebelle" et de la lutte directe contre la domination coloniale; cette phase sera suivie de celle du "guerrier," durant laquelle il opere un travail de prise de conscience per sonnels et autonome cense conduire a une liberation mentale. Chamoiseau

parle aussi du modele que represente pour lui le conteur des veillees dont l'exercice oratoire est riche d'enseignement et nourrit en profondeur son

esthetique dramaturgique; dans sa piece Manman Dlo contre la fee Cara bosse (1982), ou il denonce le processus de domination d une culture par une autre, Fauteur pratique l'hybridite linguistique et formelle en melant de maniere audacieuse et creatrice le Creole et le francais, et en faisant penetrer Foralite dans Fecriture. Cet univers du conte et de "la merveille" le conduit aux confins de la raison et de la logique pour penetrer dans le monde de Firrationnel et de Fincertain, de Fobscur et du symbolique. Dans sa piece "Un Dimanche avec un dorlis" (2004), il explore les superstitions populaires antillaises et deploie ce quil nomme, a Finstar d'Edouard Glissant, une

"esthetique de la totalite" pour faire de la scene theatrale le reflet de la diver site et de la complexity de la "totalite monde."2

Q: Quand avez-vous commence a ecrire pour le theatre et pourquoi? R: J'ai en fait commence par la poesie. Oui, a l'epoque ou j'ai commence a

ecrire, c'etait des poemes, surtout apres la lecture de Cesaire. Je suis passe au theatre grace au festival culturel de Fort-de-France. Je ne sais plus en

quelle annee, je suis entre au pare floral de Fort-de-France comme $a en me promenant, et je tombe sur VException et la regie de Brecht qui etait

joue au Theatre Municipal a l'epoque. Devant, il y avait un petit podium avec quelques gradins completement deserts, avec Cesaire, Aliker, deux ou trois personnes. Et je me suis assis et j'ai regarde. ?a m'a tellement frappe qu'en rentrant j'ai commence a ecrire du theatre. J'ai ecrit a peu pres une

dizaine de pieces au total. Done j'ai beaucoup ecrit de theatre avant d'ecrire des romans. Certaines pieces ont ete jouees: une adaptation de Solitude la

mulatresse, le roman d'Andre Schwarz-Bart, une petite piece qui s'appelle "Supermarche," et "Une Maniere d'Antigone"3 qui est une adaptation de

XAntigone de Sophocle. J'ai une autre piece qui s'appelle "Casting"4 et qui raconte un peu la confrontation de jeunes femmes qui vivent a Paris et qui viennent passer une audition pour une piece sur Fesclavage. "Misere et

misere double" est a partir des lettres des freres Jackson, des noirs Ameri

cains; Jessie Jackson, je crois, a ete incarcere a l'age de seize ou dix-sept ans

et il a beaucoup ecrit et a commence a reflechir sur la condition raciale. Ce

2. Patrick Chamoiseau est proche en esprit d'Edouard Glissant, ecrivain martiniquais, auteur du Traite du Tout-Monde (Paris: Gallimard, 1997), ou il developpe sa theorie de

la "creolisation" appelee aussi poetique de la "Relation" et du "Chaos-Monde." Glissant

concoit le monde antillais comme metisse et totalisant, c'est-a-dire comme la mise en

contact de cultures multiples (europeennes, africaines, indiennes) qui se transforment

mutuellement de maniere imprevisible. 3. Cette piece a aussi pour titre "Le Bourreau d'Antigone." 4. La derniere version de cette piece porte le titre d'"Audition sur Pesclavage."

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sont des lettres magnifiques et un materiau extraordinaire. J'ai utilise cette situation pour le mettre en cellule avec un blanc, toujours dans le contexte de la liberation des noirs americains. C est la confrontation entre le misera ble blanc qui est de classe populaire et cette misere double que represente le fait d'etre noir et de classe populaire aussi.

Q: Beaucoup de vos lecteurs ignorent que vous avez ecrit des pieces de theatre et vous demeurez avant tout connu pour vos romans qui sont tous

publies, contrairement a vos pieces dont une seule est editee. Est-ce un

choix delibere de votre part? R: Mes pieces appartiennent surtout a une periode d'adolescence, une

periode tres militante, colonialiste, un peu negriste, celle du pouvoir au peu

ple. Aujourd'hui, elles ne sont pas montrables. C est vrai que l'ecriture thea trale ne m'attire pas particulierement en ce moment pour plusieurs raisons. Peut-etre que la raison essentielle, cest quil ny a pas de vie theatrale suffi samment developpee, en tous cas suffisamment stimulante. Moi j'ai besoin de stimulation. Si un jour je vais voir une piece qui me touche comme L'Ex

ception et la regie m'avait touche, quelque chose qui me donne envie d'ecrire,

peut-etre que je le ferai. Mais pour Pinstant... On a une sorte d'effondrement du theatre en Martinique maintenant. Dans les annees 1960-1970, on avait un theatre militant. Le monde etait plus simple. C'etait toute une periode anti-colonialiste: il y avait l'Occident et le Tiers Monde, les decolonisations, les noirs, les blancs. Il y avait a Pepoque le theatre d'Henry Melon,5 il y avait aussi Jean-Michel Serreau, et toutes les salles etaient pleines a cette epoque. Je me souviens, j'y allais regulierement. Et puis apres, quand le monde s'est

complique, on est sorti du simple manicheisme de decolonisation pour ren trer dans la complexite de la totalite monde. Je pense que le theatre n'a plus trouve sa voix ou alors son souffle. Et Pon est revenu a Penfance du theatre

actuellement, c'est-a-dire des saynetes populistes et populaires, un peu vul

gaires, qui remplissent les salles. Le seul avantage, c'est que c;a remplit les salles et que c;a fait travailler quelques comediens. Mais on n'a pas encore retrouve le theatre qui serait accorde a la complexite du monde actuel.

Q: Dans l'une de vos premieres pieces, "Une Maniere d'Antigone," vous

procedez a la reecriture de l'histoire en vous servant du mythe d'Antigone. Pourquoi avoir fait se rencontrer l'histoire martiniquaise et le mythe grec antique? R: La piece a toujours ete fascinante pour moi. J'avais lu toutes les versions

qui avaient ete faites. II me semble que je m'etais focalise sur les rapports entre Antigone et son bourreau, la rebellion absolue d'Antigone confron

5. Henri Melon est l'une des figures de proue du theatre creolophone en Martinique. Fon dateur du Theatre Populaire Martiniquais (TPM) en 1969, ce dramaturge et metteur en scene denonce les differentes formes d'oppression et d'alienation de la societe antillaise dans des pieces ecrites soit entierement en creole soit dans les deux langues (francais et

creole). Henri Melon a ainsi largement contribue a la reconnaissance du creole comme

langue ecrite.

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tee a lalienation ou a Fobscurcissement de son bourreau, et comment un acte rebelle, un geste de liberte, une posture de liberte pouvaient modi fier les lignes adverses, meme sans vaincre. J'ai toujours ete fascine par ces

heros tragiques qui meurent, mais qui, dune certaine maniere, modifient le monde autour d eux. Et cest cette modification-la qui me paraissait inte ressante face a lalienation et qui est tellement puissante, tellement extra ordinaire... essayer de voir comment la posture rebelle pouvait modifier

legerement lalienation ou Foppression. D'ailleurs j'ai garde ce theme dans LEsclave vieil homme et le molosse: un esclave qui sen va et modifie la struc ture mentale du maitre. II y a quelque chose qui me fascine. II y a peut-etre une piece de theatre que j'ecrirai un jour, c'est les relations entre Mendela et son gardien. Vous savez qu'il a decore son gardien qui le gardait pendant des annees et est reste en sympathie avec lui. Et quand Mendela est devenu

president, il lui a donne une medaille. Le gardien raciste de l'Apartheid et Mendela sont entres dans un proces de modification. C'est extraordinaire. Et dieu seul sait si le gardien ne participe pas de la decision de Mendela de ne

pas rentrer dans des processus de vengeance. Cette complexite m'interesse. Ce rapport entre Mendela et son bourreau me fascine. Je suis sur que beau

coup de choses en Afrique du Sud ont ete clarifiees la, dans ce rapport entre deux personnages. Mendela ne s'adressait a aucun dirigeant de l'Afrique du

Sud, mais a un pauvre gardien avec qui il parlait et qui progressivement a ete fascine par le personnage; et lui-meme a du apprendre des choses.

Q: Vous dediez votre adaptation d'Antigone a Gerard Nouvet, jeune lyceen de dix-sept ans tue pendant les emeutes de Fort-de-France au debut des annees 1970, ainsi qua "tous nos fusilles assassines d'oubli." Eprouvez-vous un devoir de memoire envers ces resistants qui ont ete enterres et oublies? Y a-t-il de votre part une tentative de revalorisation de l'histoire oubliee, falsifiee, "raturee" pour reprendre un terme d'Edouard Glissant?

R: Moi, je ne crois pas a l'ecriture engagee. La litterature n'est au service de rien. Le theatre n'est au service de rien. Mais il me semble que toutes ces formes

d'expression sont des formes conscientes, c'est-a-dire qu'on est plonge dans un lieu avec des urgences, avec des evenements. Et cette urgence doit toucher la problematique qui reste fondamentale: toute oeuvre d'art a deux contextes, un petit contexte et un contexte fondamental. Le petit contexte, c'est toutes

les urgences d'oppression, de memoire dont on tient compte lorsqu'on ecrit. Mais le contexte fondamental reste notre individuation dans une totalite

monde. S'il fallait resumer la modernite actuelle, c'est des individus confron

ts a un champ d'existence qui est desormais elargi a la totalite monde, done

des individus depris des influences communautaires. C'etait la communaute

qui donnait le cadre de son existence. Le sens de Fexistence aujourd'hui est

donne par la totalite monde. Ce que nous avons a faire, c'est construire une

echelle de valeurs, d'epanouissement individuel qui soit multi-referencee, en tous cas dont les references ne proviennent pas seulement de notre com

munaute, mais d'une maniere generale d'un fond commun de references qui appartiennent a la totalite monde. C'est cette problematique, me semble-t-il,

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qui est le contexte determinant. Done, il y a toujours deux niveaux: un petit contexte et un grand contexte. Ces oeuvres-la etaient completement inscrites dans un petit contexte. C est Pepoque tres militante. J'etais en train de me

constituer dans Fopposition et dans la contestation anti-colonialiste. Mais maintenant... Cest d'ailleurs toute la difference entre le rebelle et le guer rier. A Pepoque, j'etais un rebelle, maintenant, je suis un guerrier. Le rebelle, il sbppose a ce qui lbpprime, mais il reste dependant de ce qui lbpprime; il renverse les termes de la domination. Alors que le guerrier, il choisit le

champ de bataille et il change completement le champ de bataille. Pour

publier "Antigone et son bourreau," il aurait done fallu que je la reecrive entierement. Je ne sais pas ce quil pourrait en demeurer. A Pepoque, cest

plutot le petit contexte qui etait important et determinant.

Q: Dans cette piece, vous faites disparaitre Creon de la scene et vous fai tes se confronter deux personnages issus du peuple et antagonistes (Anti

gone et son bourreau). N'est-ce pas des lors la scission au sein du peuple antillais que vous mettez en scene plus que Popposition entre la France et la Martinique?

R: Je crois etre conscient que nous avons toujours ete frappes dune certaine maniere d'exteriorite, nous avons toujours ete surdetermines. Et ce qui caracterise le rebelle, cest qu'il est en confrontation directe avec le maitre, celui qui domine; et il organise sa resistance ou sa re-humanisation dans un

processus de renversement des valeurs du maitre. C est a dire: "Tu domines,

je prends des elements de ta domination et je fonde ma propre domina tion." Jusqu'a maintenant, je le dis - on voit quand meme une sincerite, une Constance dans tout ce qui a ete fait. S'il fallait reecrire, ce serait exactement

pareil: ce serait une affaire de Martiniquais, car je crois que le probleme que nous avons aujourd'hui, c'est de parvenir a un degre de conscience de maniere completement autonome. II ne s'agit pas de rentrer en conflit avec la France, mais il s'agit d'abord de se liberer mentalement. S'il y a une dimension que Ibn n'a pas bien saisie dans Pesclavage de type americain

(l'esclavage existe depuis l'Antiquite mais ces esclavages qui ont precede Pesclavage americain etaient de statut juridique), c'est que la situation deshumanisante est devenue ontologique, e'est-a-dire inscrite dans Petre meme de l'individu. C'est ce qui fait que Pabolition de l'esclavage, qui etait

simplement une modification du statut juridique, n'a pas touche la struc ture interne de cette domination et de tous ces esprits brises. Et c'est pareil pour la colonisation. Nous sommes dans une situation tres particuliere ou nous sommes nes dans la colonisation. Si nous etions un peuple qui existait avant l'acte colonial et que, pour s'opposer a Facte colonial, nous pouvions faire reference a des valeurs anciennes, on aurait pu, comme la plupart des

pays decolonises, revenir a la langue ancienne, aux dieux anciens, aux tra ditions anciennes, aux ancetres et les opposer a ceux du colonisateur, ce

qui reste de nature rebelle car "a ta lumiere j'oppose ma propre lumiere." Alors que nous, nous sommes nes dedans, done il fallait deja entrer dans un processus de clarification, de conscience interieure: qui sommes-nous?

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Qu'est-ce qui s'est produit dans cet acte colonial qui a donne cette nouvelle structure identitaire et ce nouvel imaginaire Creole? Et cette necessite-la, c'est un travail interne. C'est une affaire entre Martiniquais. Si on deserte

le champ de clarification interieure pour entrer dans une confrontation, on retombe dans des modalites qui ne sont pas tellement conformes a

l'esthetique contemporaine, en tous cas a l'imaginaire contemporain, un

imaginaire de complexite et un imaginaire qui est le veritable champ de

bataille. Aujourd'hui, on domine les gens non pas par les armes et par les

fusils, mais par l'imaginaire. Le mode de vie americain s'impose a tout le

monde car il y a une puissance cinematographique americaine, il y a une

puissance musicale americaine, anglo-saxonne. C'est assez etonnant. Et les

peuples adoptent des modes de vie, des manieres de pensee et de "valeurs"

rien qu'en consommant ces types de productions esthetiques. C'est la que 9a ce situe. Done il me semble que la clarification est interieure.

Q: Vous placez-vous dans la filiation de Sophocle et des grands dramatur

ges occidentaux dont vous seriez l'heritier ou cherchez-vous au contraire a

subvertir les classiques? La piece de Sophocle n'est-elle pas au fond qu'un pretexte (au double sens du terme) pour parler de la Martinique?

R: II y a une continuity. Il y a toujours une problematique qui est celle d'une

epoque, d'une periode. Et je pense qu'il y a les grands principes tragiques,

dramaturgiques ou dramatiques. A partir de la, je ne crois pas que tout a ete

fait, pose de maniere magistrate. Il ny a pas tellement a redire. Reste main

tenant a adapter ce discours a une problematique contemporaine. Ce que

j'ai decouvert en passant plutot par Brecht, c'est que la veillee Creole, l'exer

cice oratoire du conteur etaient deja du theatre total. Tout y etait. Je ne suis

pas le premier a le dire. Tous ceux qui font du theatre aux Antilles se sont

inspire du cadre du conteur creole, de son systeme narratif, de la maniere

qu'il a d'occuper l'espace, d'entrer en interaction avec ceux qui l'ecoutent.

Mais le probleme, c'est que comme la chose n'est pas suffisamment pensee et on prend simplement le "E kri/E kra," on a un conteur qui raconte, un

narrateur qui fait circuler la parole. Mais il y a la une richesse dramatur

gique qui est absolument fabuleuse et qu'on n'a pas suffisamment exploree. Et c'est vrai que, s'il avait fallu entrer dans des processus de "subversion,"

c'est plus en m'inspirant de cette liberte du conteur qui ressemble d'ailleurs

bien aux moyens dont on disposait. Je n'ai jamais ecrit une piece sans penser aux moyens. Je sais toutes les difficultes: le transport de l'oeuvre, le decor, le peu d'argent dont on dispose. J'ai toujours fait du theatre "pauvre." Et le

conteur lui n'a rien que son chapeau, son baton; et il structure l'espace avec

sa parole et la densite de ses dits, de ses chants. C'est plus cette proximite qui a bouleverse les canons habituels, si jamais quelque chose a ete bouleverse

dans ces textes.

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Q: Apres Antigone, c est le personnage de la mulatresse Solitude6 qui vous

inspire quand vous adaptez au theatre le roman d Andre Schwarz-Bart en

1976.7 Pourquoi cet interet reitere pour des figures de resistantes, de fem mes qui ont fait preuve de courage et ont donne leur vie pour defendre des ideaux?

R: J'ai beaucoup aime ce roman et je crois que c'est Yvan Labejof qui men

avait parle, qui m'avait raconte l'histoire. Vous savez, je fonctionne beau

coup a Pelan. Done il m'a raconte cette histoire, il m'a offert le livre, je Pai

lu, j'ai trouve <^a magnifique. Ce personnage m'a fascine, d'autant plus qu'on sait peu de choses d'elle. J'entends tous les grands discours sur Solitude,

mais il n'y a aucune ligne qui concerne vraiment ce personnage. On parle d'une femme enceinte mulatresse et on attend quelle accouche pour la sup

plicier. Mais sa vie, son origine, c'est Schwarz-Bart qui a tout invente. Ce qui m'interessait, c'etait deja la question de la creolisation, ce metissage, cette mulatresse qui est entre sa mere africaine et son pere certainement blanc, et

qui n'est nulle part en fait et qui vit une sorte de trouble mental, une diffi culte d'etre, simplement parce que le monde commence a se compliquer en

elle; le monde s'ouvre en elle par cette complexite et du coup elle n'arrive pas a se situer, en tous cas de maniere simple dans les differents combats. C'est sans doute 9a qui m'interessait beaucoup a Pepoque.

Q: A quels changements avez-vous procede pour adapter le roman au

theatre?

R: Je crois que je pars toujours des dialogues en place. Je les ai gardes au maximum. En plus, Andre Schwarz-Bart a un art du dialogue; je crois qu'il est tres inspire, du point de vue de la formulation, de Simone son epouse. II

y avait deja une structure du dialogue. Done je garde toutes les structures

dialoguees et a partir de la, je fais les extensions. Mais c'est un texte trop long, verbeux.

Q: Dans votre piece Manman Dlo contre la fee Carabosse (1982), vous abor dez l'histoire de la colonisation et de l'esclavage a travers le merveilleux.

Pourquoi avoir choisi cet affrontement de deux figures de la tradition orale

(Manman Dlo et la fee Carabosse) pour parler de la colonisation?8

R: Ce qui m'interessait beaucoup dans Manman Dlo contre la fee Carabosse, c'etait le processus de domination par Pimaginaire. Toutes les problema

6. La mulatresse Solitude est un personnage historique: esclave marronne, elle a lutte dans les forets de Matouba aux cotes de Delgres contre les troupes napoleoniennes en 1802 au

moment du retablissement de Fesclavage. Elle fut condamnee a mort par pendaison alors

quelle etait enceinte. Solitude demeure Fune des seules grandes heroines de Fhistoire

guadeloupeenne et de la resistance a Foppression coloniale. Sa statue est erigee sur Fune des places de Pointe-a-Pitre, pres de Baimbridge ou ont eu lieu les affrontements entre

Ignace et les soldats francais au debut du dix-neuvieme siecle.

7. Andre Schwarz-Bart, La Mulatresse Solitude (Paris: Le Seuil, 1972). 8. Manman Dlo est une diablesse aquatique originaire d'Afrique et un personnage celebre de la tradition orale antillaise; voir aussi le resume de cette piece a la fin de Farticle.

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tiques sont naissantes dans ce theatre. En fait, tout ce theatre prepare une

esthetique actuelle. Les processus de domination actuellement ont aban donne la force, ce que j'ai appele dans Ecrire en pays domine les "processus de domination silencieuse ou furtive" pour faire reference a l'avion fur tif qubn ne voit pas. Ce qui ma toujours etonne, cest que pendant qubn

menait les combats anti-colonialistes, identitaires, la tete de nos enfants etait

remplie de fee Carabosse, de Petit Chaperon Rouge. Tout ce merveilleux, cest lui qui m'habitait; et pour trouver le merveilleux populaire Creole, a

part quelques zombies et soucougnans,9 il fallait vraiment aller chercher, se renseigner. Cest completement enfoui jusqu'a aujourd'hui. Si vous faites un petit sondage: "Citez dix personnages de la merveille Creole et dix de la merveille occidentale," vous verrez que les enfants, s'ils en citent un du cote creole... On s'aper^oit que, insidieusement, comme 9a, on a toute une

culture, tout un imaginaire qui est elimine, qui est invalide, qui est rabote. Et on adopte un standard, done des modalites du beau, du vrai, du juste, du bien dans ce qui constitue l'imaginaire, du vouloir etre, du vouloir faire a partir de structurations qui ne sont pas en provenance de la culture a

laquelle on appartient. Done on vit dans un milieu et dans une culture avec

l'esprit completement possede par autre chose. Et c'est cela qui m'interessait - ce combat qui etait mene sur le champ de l'imaginaire etait deserte par les luttes que nous menions. Avec cette petite piece, je voulais dire que du

point de vue de l'imaginaire, il y a un combat a mener. C'est deja le guerrier de l'imaginaire qui commence a apparaitre. Et 9a continue, car je prepare actuellement un jeu video a partir de Manman Dlo; je prepare aussi une

bande dessinee avec un dessinateur. J'aimerais bien faire un dessin anime avec peut-etre toujours cette problematique, mais simplement en reprenant tous les personnages de la merveille Creole pour les jeter dans ce que j'ap

pelle le grand merveilleux qui est conforme au merveilleux de la totalite

monde, cet espace ou toutes les merveilles, les legendes, les sagas, les mythes se rejoignent, s'entrecoupent. Moi je reve d'une histoire ou d'un conte ou

le Petit Chaperon Rouge rencontre les zombies, ou les soucougnans sont a

cote de la fee Carabosse. Et comprendre que dans la tete de nos enfants, il y a desormais une creolisation de la merveille, exactement comme il y a une

creolisation des cultures et des peuples. De ce point de vue-la, le nouveau

merveilleux est un merveilleux riche de toutes les merveilles du monde.

Quand on voit Le Seigneur des anneaux et autres, on s'aper^oit que tout

l'imaginaire africain n'apparait pas, l'imaginaire asiatique n'est pas la,

l'imaginaire indien n'est pas utilise. II n'y a que la merveille occidentale

aujourd'hui qui rafle tout, alors qu'il y a tellement de choses a faire. Done,

9. Le soucougnan appartient aux croyances superstitieuses qui sont nombreuses aux Antilles. Il designe un esprit nocturne qui possede le pouvoir de se depouiller de sa peau et de s'elever dans les airs sous la forme d'une ooule de feu. Semblable au vampire, il suce le sang de ses victimes et reprend forme humaine au matin en laissant sa peau accrochee a un fromager (arbre tropical).

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si on arrive a creer un monde ou les frontieres se sont effondrees et oil cet

emmelement s'est produit, cela peut etre tres interessant.

Q: Dans le roman Solibo magnifique (1988), le vieux conteur vous juge tres severement sur la piece Manman Dlo contre la fee Carabosse et vous met en

garde contre cette tentative vaine selon lui de vouloir "capturer la parole a

l'ecriture." Vous avez tendu la main au conteur et n'avez fait que "toucher la distance." Pensez-vous aujourd'hui avoir reussi a donner la main au conteur a travers Pecriture?

R: Oui, peut-etre. II y a eu une epoque ou j'ai pense qu'il fallait recuperer l'oral, j'etais un nostalgique de la veillee, de la parole. Et avec Solibo, je com

mence a comprendre effectivement que le probleme etait de trouver une

expression riche de tout cela. Bien sur, il y a des modalites qui relevent de Paction culturelle ou de la politique culturelle qui vise a preserver Poralite, a ritualiser la memoire orale. Cela n'appartient pas a Part. Le travail de Part

aujourd'hui, c'est de mobiliser tout ce qui nous appartient (langue fran^aise, langue creole et toutes les langues du monde, toutes les merveilles, Poralite et meme les modalites offertes par Paudiovisuel) et d'essayer de produire un art qui soit presque une tension vers la totalite. Done aujourd'hui, lorsque j'ecris, c'est de Pordre d'une tension vers la totalite. Mais je crois qu'il faut abandonner Pidee que le theatre puisse etre un intermediate entre la parole et l'ecrit. Je crois que le theatre est dans la meme problematique: trouver une forme d expression qui se rapproche de la totalite la plus extreme en mobili sant autant l'ecriture que Poralite. Nous sommes riches desormais de l'oral et de l'ecrit. Je pense qu'il n'y a pas de superiorite particuliere. II y a la deux

champs narratifs, deux puissances narratives extraordinaires qu'il faut pou voir mobiliser ensemble dans une expression nouvelle, theatrale ou autre.

Q: Concevez-vous le theatre comme une etape necessaire avant le roman?

R: Je pense que Pesthetique contemporaine est une esthetique de la totalite, en tout cas de tension vers la totalite. II ne s'agit pas de passer de l'oral a

l'ecrit, mais il s'agit de trouver une forme d expression qui soit la forme riche de l'oral et de l'ecrit. Et de ce point de vue, le theatre est place devant la meme

complexite d'une expression totale. Peut-etre meme avec plus de complexite. C'est tres difficile a mettre en place, avec une utilisation de lespace tres par ticuliere. En tout cas, peut-etre est-ce pour cela que le theatre n'est pas tres riche ici. Est-ce qu'il faut d'abord des auteurs ou des metteurs en scene? Vu

Pimportance de la structuration de lespace, c'est peut-etre un metteur en scene qui devrait mettre en scene sa propre parole. La reflexion est ouverte.

Q: Dans votre derniere piece "Un Dimanche avec un dorlis" (2004), vous

opposez la pensee rationaliste cartesienne au monde des croyances et des

superstitions antillaises, notamment celle du dorlis.10 Valorisez-vous l'emo tion et Pelan au detriment de la logique scientifique?

10. Le dorlis represente dans les superstitions antillaises l'equivalent de Pincube. II est cense se glisser la nuit dans les maisons en passant par le trou de la serrure

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174 Entretien avec Patrick Chamoiseau

R: Je pense que nous sommes entres dans un processus de rationality, de dessechement de la raison, et que la veritable raison peut tenir compte de l'irrationnel ou de l'a-rationnel. II y a une dimension irrationnelle, myste rieuse; nous sommes situes irrevocablement, indefectiblement entre deux

mysteres, le mystere de Tinfiniment petit et le mystere de Tinfiniment

grand. Tout etre vivant disposant dune conscience reflexive est confronte a 1'absurdity et au mystere de sa mort. Ce sont des choses avec lesquelles il faut penser sans compter, des choses que nous ne parviendrons jamais a

expliquer. La science aujourd'hui abandonne sa pretention a vouloir tout

comprendre. Cette nouvelle incertitude avec laquelle il faut vivre caracterise

Festhetique contemporaine qui est une esthetique de l'incertain. Un grand roman est un roman qui ouvre le champ des incertitudes. Meme pour le theatre: un grand theatre n'est pas celui qui va donner des regies, des expli cations. Aujourd'hui, nous devons apprendre a vivre avec la fluidity, avec

l'incertain, avec le chaos, avec le desordre, avec la complexity interieure et

exterieure, avec des identites assez particulieres, composites, toujours en

devenir. Toute cette complexity fait qu'il faut qu'il y ait une dimension de la veritable raison ou l'irrationnel, l'a-rationnel puissent etre pris en compte. Je le vois d'ailleurs ici; je suis dans le metier de reinsertion, ou toute la poli tique laique, ou FEtat laique a abandonne le champ symbolique. Or, moi

je crois que dans le traitement de la delinquance et de la toxicomanie, il y a une dimension symbolique qu'il faut utiliser. Je vois comment on prend un jeune toxicomane en psychotherapie: il n'y a pas de ritualisation, il n'y a

pas de seuil. La dimension symbolique est absolument abandonnee. Vous verrez sur les colleges de Fort-de-France, le seul logo qui existe est le logo du Conseil General, rien d'autre. II n'y a pas un signe, il n'y a pas un symbole, il n'y a rien. Les enfants passent de la rue a l'interieur du college dans une

espece de banalisation. Moi, je crois au rituel, je crois au symbole, je crois a une dimension qui n'est pas du pur rationalisme desseche. Je crois que la vie a deux dimensions: une dimension poetique et une dimension prosai'que. Et malheureusement, le prosai'que a pris le pas en ce qu'il accompagnait le

developpement de la raison et de la conscience. Mais aujourd'hui, il me sem

ble que nous sommes parvenus a un degre de developpement de conscience et de raison qui peut nous permettre d'entrer en dialogue, en tous cas en

negotiation, en commerce avec la dimension inconsciente de notre esprit, ce

besoin de croyances, ce besoin de magie, ce besoin de l'irrationnel, en tous cas cette presence de l'irrationnel. Sapiens c'est aussi demens. On Foublie

lorsqu'on parle a quelqu'un. Si vous pensez que vous vous adressez a une

pure raison et a une pure logique... II y a toute une dimension irrationnelle,

chaotique, incertaine, obscure, pulsionnelle qui fait un individu. Et cette

dimension n'est pas suffisamment prise en compte. C'est ce que je voulais

dire avec la piece du dorlis. Beaucoup de gens disent qu'ils ne croient pas

ou sous la porte pour abuser des femmes pendant leur sommeil. II est conseille de

porter une culotte noire pour se proteger du dorlis.

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Nouvelles Etudes Francophones 22.2 175

au dorlis, mais lorsque la piece a ete jouee, beaucoup de femmes m'ont dit:

"Jen ai vu." On s'aper^oit que les gens vivent encore dans ces croyances qui ne sont pas traitees. C est aussi une des pauvretes de la structure mythique, mythologique, symbolique, magique creole. A quoi servent ces croyances? Ce sont des appareillages de traitement psychique avec toutes les angois ses existentielles que nous pouvons avoir. Toutes les cultures produisent un appareillage de traitement psychique qui nous permet de surmonter un

certain nombre d'angoisses et de difficultes. Ce qui se produit dans la pen see occidentale, c est que les grands mythes ont ete esthetises, ont ete mis en mediation culturelle, sont devenus des objets de culture, done des objets de reflexion, des objets de beaute, d'extension, de deformation, de transfor mation. Tous les grands mythes ont ete utilises par Tart occidental. Ici rien.

C est pourquoi j'ai voulu prendre un personnage qui me paraissait encore

fonctionnel a bien des egards, parce qu obscur, pour s en detacher et en faire un objet de mediation symbolique, un objet de traitement symbolique et

culturel. Que loeuvre d art puisse prendre en charge des elements produits par l'appareillage du magique et du symbolique et les traiter culturellement, c est deja une maniere de se debarrasser de l'obscur, de Pirrationnel.

Q: Qu'avez-vous pense de la mise en scene du "Dimanche avec un dorlis"

par Greg Germain?

R: Je suis assez respectueux des createurs. Je travaille meme dans le cinema. Mon probleme est plus de me mettre au service. Si je l'avais mis en scene,

peut-etre que je n'aurais pas fait comme 9a. Je ne sais pas ce que j'aurais fait.

Je laisse les gens assez libres. Je n ai pas de positions. II me semble que, dans le theatre contemporain, la structuration de lespace est importante pour de multiples raisons. II me semble que le texte doit etre assez neutre, c est

pourquoi il y a tres peu de didascalies dans ce que j'ecris, un minimum. Les

interpretations doivent etre ouvertes. Je me demande toujours s'il faut des auteurs ou s'il faut des metteurs en scene. Je me demande si le metteur en scene n'est pas plus pertinent pour l'esthetique contemporaine. II y a une telle diversite. La scene theatrale est la scene de la totalite monde. C'est la scene de la complexite de la totalite monde. Et la seule oeuvre artistique, c'est cette oeuvre qui nous apprend a vivre a cette echelle desormais, pas a l'echelle d'une culture, d'une langue, d'une peau, mais dans leur interaction

complexe. Et c'est ce qui fait un autre theatre. Bien sur, il y a la dimension de l'ecrit et celle de l'oral, tout cela doit etre mobilise. II y a le langage qui est utilise. Mais il me semble que ce qui reste de plus puissant doit etre la struc turation de l'espace. Done le metteur en scene devient determinant dans le theatre contemporain. Chaque art doit trouver ce que lui seul peut dire: il

y a quelque chose que le roman peut dire que le cinema ne peut pas dire; le cinema peut dire quelque chose que le roman ne peut pas dire. Le theatre doit dire quelque chose que ni le roman, ni le cinema ni la danse ne peu vent dire. II faut trouver vraiment ce qui est irreductible, ce qui appartient de maniere essentielle a cette forme d'expression. On est vraiment offert a la merci ou a la grace de quelqu'un qui prend un espace et qui parvient

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176 Entretien avec Patrick Chamoiseau

a remplir cet espace de cette complexite et a la transformer. II nous faut

peut-etre de grands metteurs en scene pour relancer un theatre qui soit

contemporain.

Ryerson University

Bibliographie complete des oeuvres de Patrick Chamoiseau

Romans

Chronique des sept miseres. Paris: Gallimard, 1986.

Solibo magnifique. Paris: Gallimard, 1988.

Antan denfance. Paris, Hatier, 1990. (Une Enfance Creole I, Antan d'enfance. Paris: Gallimard, 1996.)

Texaco. Paris: Gallimard, 1992.

Chemin dJecole. Paris: Gallimard, 1994. (Une Enfance Creole II, Chemin d'ecole. Paris: Gallimard, 1996.)

VEsclave vieil homme et le molosse. Paris: Gallimard, 1997.

Emerveilles. 111. Maure. Paris: Gallimard Jeunesse, 1998.

Elmire des sept bonheurs. Confidences dun vieux travailleur de la distillerie Saint-Etienne. Phot. Jean-Luc de Laguarigue. Paris: Gallimard, 1998.

Biblique des derniers gestes. Paris: Gallimard, 2002.

A Bout denfance. Paris: Gallimard, 2005.

Recueil de contes Au temps de Vantan. Contes dupays Martinique. Paris: Hatier, 1988.

Nouvelle "Le Dernier Coup de dent dun voleur de banane." Ecrire la parole de nuit.

La Nouvelle Litterature antillaise. Ed. Ralph Ludwig. Folio essais. Paris:

Gallimard, 1994. 29-38.

Essais

Eloge de la creolite. Avec Jean Bernabe et Raphael Confiant. Paris: Galli

mard, 1989.

Lettres Creoles. Tracees antillaises et continentales de la litterature. Haiti,

Guadeloupe, Martinique, Guyane: 1635-1975. Avec Raphael Confiant. Paris: Hatier, 1991.

Martinique. Avec Michel Renaudeau et Emmanuel Valentin. Richer, 1994.

Guyane: Traces-Memoires du bagne. Phot. Rodolphe Hammadi. Paris:

CNMHS (Caisse nationale des monuments historiques et des sites), 1994.

"Que faire de la parole? Dans la tracee mysterieuse de Foral a Fecrit." Ecrire

la parole de nuit. La Nouvelle Litterature antillaise. Ed. Ralph Ludwig. Folio Essais. Paris: Gallimard, 1994.151-58.

Ecrire en pays domine. Paris: Gallimard, 1997.

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Nouvelles Etudes Francophones 22.2 177

Theatre (liste des pieces publiees et inedites accompagnees d'un

synopsis) Annees 1970: "Supermarche," piece inedite.

Patrick Chamoiseau meritionne Pexistence de cette piece dans Ecrire en pays domine, ou il en donne le synopsis en quelques lignes: "Quart de mot sur un

jeune couple, case au bord dun terrain vague et filant un sirop sobre accorde aux dons de la nature. Mais le terrain vague se transforme en supermarche. A mesure que Pedifice prend forme, que ses rayons exposent des feeries, le couple entre en decomposition: le sentiment de pauvrete, d'incompetence, la jalou sie, Penvie, Padultere, Penfilade des peches capitaux. Final de compte, avides consommateurs, ils disparaissent dans le personnel du supermarche" (78-79).

Annees 1970: "Misere et misere double" piece inedite.

Synopsis: Jessie Jackson est incarcere a Page de seize ou dix-sept ans et refle chit sur la condition raciale en ecrivant des lettres. II partage sa cellule avec un blanc d'extraction populaire. On assiste a la confrontation entre le mise rable blanc et cette misere double que represente le fait d'etre noir et de classe

populaire aux Etats-Unis dans les annees 1960.

1975: "Une Maniere dAntigone," ou "Le Bourreau dAntigone," piece inedite.

Adaptation d'Antigone de Sophocle.

Mise en scene de Marie-Line Ampigny et la compagnie du Theatre de PAIR (Artistes Immigres Reunis) sous le titre "Le Bourreau dAntigone" a Paris au Theatre Noir en novembre 1984, a Sarcelles et Lille en 1985, et dans une tour nee a Cayenne, en Belgique, puis en Martinique.

Synopsis: A partir des evenements tragiques de 1971 a Fort-de-France

(repression sanglante de manifestations d'etudiants), Patrick Chamoiseau revisite le mythe d'Antigone et la piece de Sophocle. II imagine que le prefet Creon interdit qu'on rende hommage a Gerard Nouvet, lyceen de dix-sept ans tue par une grenade lacrymogene lors de manifestations, et ordonne que sa

depouille pourrisse au soleil; une jeune fille passe outre cet arrete pour hono rer le cadavre; elle est ecrouee sans proces, et les lyceens la surnomment alors

Antigone. Un garde est place dans son cachot; il a pour mission de Paccabler et de faire coincider sa mort avec le carnaval. On assiste au face a face de deux

personnages aux caracteres singuliers et opposes qui vont cohabiter dans le meme espace pendant cinq jours. Une relation etrange se noue entre le garde bourreau, rigolard et blagueur, exuberant et grossier, qui incarne la verve et la demesure des lies, et Antigone, farouche et fragile, tetue et tenace.

1976: "Solitude la mulatresse," piece inedite.

Adaptation du roman d Andre Schwarz-Bart, La Mulatresse Solitude (1972).

Mise en scene de la compagnie Fer de Lance a Lille au Theatre Populaire de Flandres en 1976, puis a Fort-de-France en juillet de la meme annee.

Synopsis: Tout commence en Afrique en 1750 avec le personnage de la petite negresse Bayangumay, victime de la traite negriere. L'histoire se poursuit en Guadeloupe, quelques dizaines d annees plus tard avec Solitude, fille de

Bayangumay, nee du droit de cuissage pratique par les maitres sur leurs escla

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178 Entretien avec Patrick Chamoiseau

ves. La mulatresse Solitude, rejetee par les esclaves noirs comme par les colons blancs, est releguee aux marges de la societe et rejoint dans les forets de la Soufriere les esclaves marrons pour lutter aupres de Delgres a Matouba contre les troupes napoleoniennes venues retablir Fesclavage.

1982: Manman Dlo contre la fee Carabosse, piece editee.

Synopsis: Carabosse, sorciere des sapins et des neiges, representante de la culture greco-latine, juchee sur son balai mecanique, debarque un beau jour sur une ile dont elle prend possession et ou elle s'erige en maitre absolu. Elle en exploite les richesses, emprisonne la nature dans une architecture d'acier, canalise la vie et impose soumission et obeissance a ses habitants, plongeant File toute entiere dans "la grande nuit" du silence. Manman Dlo, diablesse

aquatique originaire d'Afrique et celebre personnage de la tradition orale antillaise, va mener une lutte farouche pour evincer ce pouvoir etranger venu

regenter File. Pour cela, elle devra retrouver le secret de Papa Zombi qui lui revele comment vaincre cette force etrangere malefique. Laffrontement de Carabosse et de Manman Dlo, qui incarnent respectivement la tradition orale occidentale et antillaise, est une metaphore de Fhistoire de la colonisation, et

symbolise laffrontement entre PAncien et le Nouveau Monde, entre la culture occidentale et la culture caribeenne.

2004: "Un Dimanche avec un dorlis," piece inedite.

Mise en scene de Greg Germain a la Chapelle du Verbe Incarne en Avignon en juillet 2004 et juillet 2006 et en Martinique en 2005.

Synopsis: Dolores, qui vient de terminer un doctorat d anthropologic retrouve un beau matin dans sa chambre un etrange personnage, qui refuse de reveler son identite, redoute la lumiere du jour et possede le pouvoir de disparaitre et de reapparaitre. La peur de la jeune femme laisse peu a peu place a la curiosite et un jeu de questions-reponses s engage entre les deux personnages. Dolores

procede a un veritable interrogatoire pour connaitre F identite de son etrange visiteur dont elle ne peut admettre qu'il s'agisse d'un dorlis, personnage issu des croyances antillaises et connu pour se glisser la nuit dans la chambre des femmes pour les violer. Representante de la science methodique et rationnelle, Dolores cherche a tout expliquer, a tout comprendre face au dorlis qui incarne l'incertain, l'imprevisible et remet en cause les principes de la jeune femme en ebranlant ses certitudes scientifiques. II Finvite a sonder le mystere de l'irra tionnel et a s'ouvrir a ce monde obscur de Findechiffrable, de l'impensable.

2005: "Audition sur Fesclavage," piece inedite.

Synopsis: Quatre jeunes femmes antillaises passionnees de theatre passent des auditions pour une piece sur Fesclavage. Chacune d'elle possede un type racial different: la chabine claire de peau, la mulatresse metissee, la negresse tres noire de peau et la koulie d'origine indienne. Elles se succedent sur la scene pour prouver leur talent devant un metteur en scene invisible assis dans le noir. Une fois leur audition terminee, elles se retrouvent toutes les qua tre pour attendre ce mysterieux metteur en scene qui a disparu. Les quatre comediennes s'ignorent d'abord puis finissent par entamer la conversation

pour explorer ensemble l'histoire de Fesclavage en remontant dans leur his toire personnelle. Cette introspection individuelle permet de penetrer dans la memoire collective pour reveler la complexity de la societe Creole metissee

organisee aujourd'hui encore selon des stratifications raciales tres rigides.

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