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JUILLET/AOUT 2017 LE PRODUCTEUR DE LAIT QUÉBÉCOIS 24 CULTURE Devant les caprices de la culture de la luzerne, le trèfle rouge présente une option intéressante. Par ANDRÉ PIETTE, journaliste Le trèfle rouge mérite une deuxième chance La luzerne est semblable à une Formule 1. Cette légumineuse est « conçue » pour la haute performance. Elle possède en effet la capacité de livrer une quantité considérable de four- rage, et un fourrage de qualité élevée en plus. Le tout, sans exiger d’apport d’azote. Mais pour performer, il lui faut des conditions optimales. Si la Formule 1 exige une piste lisse et large, la « reine des légumineuses » requiert une terre bien drainée et au pH voisin de 7. À défaut de quoi l’affaire « dérape » et on se retrouve au printemps avec une prairie couverte de grandes plaques dégarnies... à resemer! Cette situation n’a rien de rare, on le sait, car bon nombre de terres n’offrent pas des conditions optimales. Il arrive souvent qu’un producteur se gratte la tête en se demandant s’il fait bien de s’acharner à cultiver de la luzerne. Sinon, vers quelle espèce fourragère se tourner? Vers des graminées? « Il est possible d’en obtenir un rendement et une qua- lité intéressants, confirme l’agronome Robert Berthiaume. Mais il va falloir fertiliser avec de l’azote et ça va faire une différence majeure sur le coût de revient du fourrage. » « Pourquoi pas le trèfle rouge, plutôt? » (R. Berthiaume). Le spécialiste fourrager de Valacta sait que plusieurs producteurs accueil- leront mal sa suggestion. Disons-le : le trèfle rouge traîne depuis longtemps une mauvaise réputation. Nos parents et grands-parents lui trouvaient deux gros défauts. Un : c’était un fourrage Le trèfle rouge laisse plus de latitude lors de la récolte, car en mûrissant, il conserve mieux sa valeur nutritionnelle que la luzerne.

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C U LT U R E

Devant les caprices de la culture de la luzerne, le trèfl e

rouge présente une option intéressante.

Par ANDRÉ PIETTE, journaliste

Le trèfl e rouge mérite une deuxième chance

La luzerne est semblable à une Formule 1. Cette légumineuse est « conçue » pour la haute performance. Elle possède en effet la capacité de livrer une quantité considérable de four-rage, et un fourrage de qualité élevée en plus. Le tout, sans exiger d’apport d’azote. Mais pour performer, il lui faut

des conditions optimales. Si la Formule 1 exige une piste lisse et large, la « reine des légumineuses » requiert une terre bien drainée et au pH voisin de 7. À défaut de quoi l’affaire « dérape » et on se retrouve au printemps avec une prairie couverte de grandes plaques dégarnies... à resemer!

Cette situation n’a rien de rare, on le sait, car bon nombre de terres n’offrent pas des conditions optimales. Il arrive souvent qu’un producteur se gratte la tête en se demandant s’il fait bien de s’acharner à cultiver de la luzerne.

Sinon, vers quelle espèce fourragère se tourner?

Vers des graminées? « Il est possible d’en obtenir un rendement et une qua-lité intéressants, confi rme l’agronome Robert Berthiaume. Mais il va falloir fertiliser avec de l’azote et ça va faire une différence majeure sur le coût de revient du fourrage. »

« Pourquoi pas le trèfle rouge, plutôt? » (R. Berthiaume).

Le spécialiste fourrager de Valacta sait que plusieurs producteurs accueil-leront mal sa suggestion. Disons-le : le trèfl e rouge traîne depuis longtemps une mauvaise réputation. Nos parents et grands-parents lui trouvaient deux gros défauts. Un : c’était un fourrage

Le trèfl e rouge laisse plus de latitude lors de la récolte, car en mûrissant, il conserve mieux sa valeur nutritionnelle que la luzerne.

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Les preuves apportées par M. Kilcer proviennent d’essais réalisés sur des parcelles de trèfle à leur première coupe et implantées dans l’État de New York. Lors de ces essais, les condi-tions de séchage étaient, de l’aveu du spécialiste, très défavorables : forte humidité (il avait plu la veille) et prairie très dense. Les responsables ont appliqué au trèfl e rouge la « recette » recommandée pour l’ensilage en un jour de la luzerne.

Ainsi, lors de la fauche, on a étalé le fourrage sur plus de 80 % de la largeur de la faucheuse. Pour ce faire, les défl ecteurs de la faucheuse ont été retirés. Leur retrait offrait aussi l’avan-tage d’éviter de former des mottes d’herbe, lesquelles mettent énormé-ment de temps à sécher. De plus, on n’a pas conditionné la plante pour lui permettre de continuer à « respirer » après la fauche.

diffi cile à sécher. Deux : après deux années, son rendement chutait bru-talement.

Le trèfle rouge est-il encore aujourd’hui handicapé par ces carac-téristiques? Il l’est beaucoup moins. Voici pourquoi.

SÉCHAGE : AFFAIRE RÉGLÉEEn 2017, le problème du séchage

ne se pose plus vraiment. Il s’est réglé en partie par lui-même à mesure que l’ensilage a pris la place du foin sec. « Il demeure diffi cile de produire du bon foin sec de trèfl e rouge. Mais la majorité des fourrages se font mainte-nant ensiler, et c’est alors seulement environ 40 % de matière sèche qu’on vise au lieu de 85 % » (R. Berthiaume).

L’évolution de la technologie et des connaissances a réglé ce qui res-tait du problème. Un spécialiste four-rager américain de grande notoriété, Tom Kilcer (auparavant de l’Université Cornell, aujourd’hui consultant), a démontré qu’il est possible de faire de l’ensilage d’un jour avec du trèfl e rouge. En fait, les recherches de son équipe, qu’il a résumées dans la revue Hay & Forage Grower de juin 2015, ont débouché sur le constat que le temps de séchage du trèfl e est à peine plus long que celui de la luzerne. À condi-tion, toutefois, d’avoir l’équipement et la méthode appropriés.

L’herbe est traitée au Rotocut. À la distribution, elle tend à former des lanières.

Toutes les prairies de trèfl e rouge sont ensilées en balles rondes qui dosent au moins 50 % de matière sèche.

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Deux heures après la fauche, on a passé la faneuse, ce qui a permis d’étendre l’herbe sur 100 % de la sur-face et de ramener à la surface le matériel non exposé au soleil. M. Kilcer a noté que la vitesse de fanage a une grande influence sur la vitesse de séchage : un excès de vitesse peut avoir pour effet de reformer des mottes d’herbe. Il a également observé que la plante exposée au soleil perd son humidité par les feuilles. En retour, celles-ci « pompent » l’humidité de la tige. La tige sèche donc plus vite que les feuilles, ce qui permet à celles-ci de conserver leur souplesse.

Au total, six essais comparatifs ont été réalisés. Les résultats parlent d’eux-mêmes. Dans les parcelles où la faucheuse laissait un andain de 6 pieds et où on n’a fait aucun fanage, le four-rage a mis en moyenne 24 à 30 heures pour atteindre 30 % de matière sèche. Dans celles où la faucheuse étendait l’herbe sur 80 % de la barre de coupe, sans aucun fanage, le fourrage a atteint 30 % en sept heures, cinq fois sur six. Enfi n, là où on a combiné une disper-sion sur 80 % de la barre de coupe et un fanage deux heures plus tard, toutes les parcelles ont séché en seulement cinq heures. M. Kilcer ajoute que lors d’une 2e coupe, il ne serait probable-ment même pas nécessaire de faner si on étend sur la pleine largeur.

UNE PLANTE DE ROTATION COURTEQuant à la persistance, il est clair

qu’une luzerne disposant de conditions favorables surpassera nettement le trèfl e rouge. Ce dernier demeure une espèce adaptée aux rotations courtes. « On dispose normalement de deux bonnes années et d’une troisième année moyenne », rapporte Robert Berthiaume, précisant que le trèfle s’établit plus facilement que la luzerne et qu’il livre un solide rendement dès l’année d’établissement. « Ces dernières années, des fabricants de semence ont lancé des variétés cen-sées offrir trois années de plein rende-ment, mais cela reste à valider », ajoute prudemment le conseiller.

Pour le producteur qui pratique une longue rotation et veut conserver ses prairies de légumineuses plusieurs années, il est clair que le trèfl e rouge est inadapté. Mais c’est loin d’être

LE TRÈFLE ROUGE EST ROI À LA FERME CHARLUSON

J e me fais souvent regarder de travers avec mon trèf le rouge, lance d’entrée

de jeu Dave Labrie. Dans le coin, la majorité des producteurs cultivent la luzerne. »

« Le fait est que j’ai un meilleur rendement dans le trèfl e rouge que dans la luzerne, poursuit le producteur de Saint-Cyprien, dans le Bas-Saint-Laurent. Je ne comprends pas pourquoi, d’ailleurs. Je n’ai pas de parcelles où l’eau s’accumule. Mes champs n’ont pas de drainage sou-terrain, mais plusieurs possèdent une bonne pente. Dans les planches plates, j’ai aménagé des fossés. »Il n’éprouve par ailleurs aucun problème de compaction. « Je laboure, dit-il pour preuve, avec une charrue à 6 raies tirée par un tracteur de 100 forces. » Les sols sont de textures variées : loam argileux, terre jaune, terre forte. Il ajoute : « Je me réessaie de temps en temps avec la luzerne, mais je suis chaque fois déçu du résultat. Peut-être que je ne sais pas travailler! » Il ne doit pas être le seul, car dans bon nombre d’autres régions, implanter et maintenir une bonne luzernière s’avère ardu. Pour sa part, le trèfl e rouge lui assure un rendement intéressant, une longévité acceptable et un fourrage nutritif.

Dave Labrie, de la Ferme Charluson, élève une cinquantaine de vaches, en majorité de race suisse brune.

« «

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le cas pour tous. En effet, de plus en plus de producteurs adoptent un cycle relativement court dans leurs luzernières. Par exemple, beaucoup d’entre eux se donnent pour objectif de faire 12 coupes, puis de labourer. Dans une ferme où l’on réalise deux coupes l’année d’implantation et trois coupes estivales les années suivantes, le seuil des 12 coupes est atteint quatre ans après l’implantation. Ceci en supposant qu’aucune coupe n’a été faite en automne. Dans ces conditions, l’écart de longévité entre la luzerne et le trèfl e rouge apparaît nettement moins problématique.

D’AUTRES ATOUTS À CONSIDÉRERL’écart de longévité est d’autant

moins problématique qu’on profite avec le trèfl e rouge de certains avan-tages. Le principal avantage, c’est son adaptabilité. Comme toute plante, le trèfl e rouge ne croît jamais mieux que lorsqu’il dispose de conditions idéales. Des conditions qui s’apparentent à celles du maïs, soit dit en passant. Mais que le drainage du champ ne soit pas parfait ou que le pH soit un peu bas et il demeurera performant, contrai-rement à la luzerne. On gagne une sécurité, en quelque sorte, ce qui est précieux quand tout bouge beaucoup dans l’environnement de la ferme, des conditions météo au prix du lait.

On gagne aussi en sécurité sur deux autres plans. D’une part, la valeur nutritionnelle du trèfl e rouge diminue moins vite que celle de la luzerne quand il atteint le stade de coupe optimal. C’est apprécié quand la météo se montre capricieuse. D’autre part, le trèfl e rouge s’ensile un peu mieux que la luzerne, car il contient davantage de sucres. À propos de conservation, soulignons que le trèfl e contient des enzymes, les polyphénols oxydase, qui réduisent entre autres la dégradation de la protéine pendant l’entreposage.

La question fondamentale demeure bien sûr : peut-on tirer autant de lait du trèfle rouge que de la luzerne? « Les recherches à ce sujet ne laissent planer aucun doute, affi rme Robert Berthiaume. Dans des conditions com-parables, les productions de lait s’équi-valent. »

Tout cela donne envie de le mettre à l’essai, non? ■

Dave applique une rotation de cultures de 6 ans sur ses 300 acres en culture. Celle-ci s’amorce sur un semis de grains mélangés (orge, blé, avoine nue). Le trèfl e rouge est semé l’année suivante accompagné d’un mélange céréalier. Il ne prélève pas de récolte de trèfl e l’année d’implantation. « Je veux lui laisser le temps de bien s’établir, explique-t-il. De plus, en laissant un couvert végétal, il s’accumule plus de neige et la culture est mieux protégée. Je suis de la vieille école dans ce domaine. »Suivent quatre années où Dave Labrie réalise deux coupes de trèfl e par été. Une partie des champs est réservée à la paissance. « J’ai déjà fait trois coupes, dit-il. J’ai eu plus de rendement cette année-là, mais moins l’année suivante. Je n’en demande pas trop à mes plantes et à mon sol. […] La quatrième année, il y a évidemment plus de graminées. C’est le foin que je destine aux taries. »Tout le trèfl e rouge est ensilé en balles rondes enrobées. Le producteur est adepte de l’ensilage en un jour : « On commence à faucher juste avant la sortie du bouton. On fauche très tôt le matin. La faucheuse est ouverte à la grandeur et on ne conditionne pas. On ne fane pas non plus. L’herbe est pressée autour de 50 % de matière sèche. »Au pressage, Dave Labrie a pour ligne de conduite de procéder len-tement : « Si tu roules à une vitesse raisonnable et que tu laisses à ta rouleuse le temps de travailler, tu obtiens de meilleures balles et tu minimises la perte de feuilles. Normalement, on presse un peu plus d’une centaine de rouleaux par jour, plus si la main-d’œuvre le permet. » Dans ces conditions, il dit apprécier grandement le fait que le trèfl e rouge maintient sa qualité nutritionnelle optimale plus longtemps que la luzerne.L’ensilage de première coupe offre en moyenne 16 % de protéine. À la deuxième coupe, le taux grimpe à 20 ou 21 %, parfois plus. « Actuellement, indique Dave, on soigne avec de l’ensilage à 23 %. » L’étable abrite une cinquantaine de vaches qui sont majoritairement de race suisse brune. Le troupeau comprend aussi 15 % de holsteins et autant de jerseys et d’autres races. Il explique : « Quand on est passés au feu en 2011, j’ai racheté un troupeau complet de suisses brunes aux États-Unis. J’étais tombé en amour avec la race quelques années plus tôt. Les suisses brunes produisent un peu moins de lait que les holsteins. En ce moment, par exemple, elles sont à 10 600 kilos contre 11 600 pour les holsteins dans mon dernier contrôle laitier. Par contre, leurs composantes sont plus élevées : 4,6 % de gras et 4,0 % de protéine contre 4,39 % et 3,2 %. » « En moyenne, je reçois 2 dollars par hectolitre de plus que la moyenne provinciale, ajoute-t-il. […] La Suisse brune, c’est aussi une vache qui coûte moins cher à alimenter, qui vieillit bien et qui possède un tempérament calme. » Dave conclut : « C’est une race qu’on gagne à découvrir. »

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