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LE TRISTE ÉTAT DE L’UNION L’EUROPE A BESOIN D’UN NOUVEAU GRAND ACCORD Loukas Tsoukalis 103 ÉTUDES & RAPPORTS AVRIL 2014

LE TRISTE ÉTAT DE L'UNION

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  • LE TRISTE TAT DE LUNIONLEUROPE A BESOIN

    DUN NOUVEAU GRAND ACCORDLoukas Tsoukalis

  • LE TRISTE TAT DE LUNION : LEUROPE A BESOIN DUN NOUVEAU GRAND ACCORD

    TABLE DES MATIRES

    REMERCIEMENTS 5

    RSUM 6

    INTRODUCTION : LTAT DANS LEQUEL NOUS SOMMES 11

    1. Avant la crise 19

    1.1. Plus grand, plus intrusif et moins inclusif 19

    1.2. Leuro a-t-il t une grave erreur ? 23

    2. (Mal) grer la crise 30

    2.1. Qui paiera la facture ? 30

    2.2. Gagner du temps au prix fort 35

    2.3. De la russite, mais peu encline diriger 44

    2.4. Une Europe divise 48

    2.5. Au-del de lquilibre de la terreur 54

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    3. Un nouveau grand accord 62

    3.1. Croissance et cohsion 62

    3.2. Gouvernance et dmocratie 68

    3.3. Russir contre toute attente ? 74

    PARTENAIRES EUROPENS 79

    SUR LES MMES THMES 80

    AUTEUR 81

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    REMERCIEMENTS

    lusieurs des ides exposes dans ce document ont t testes auprs de publics trs diffrents en Europe et au-del. Je me suis trs largement

    inspir dautres personnes et souhaite dsormais leur rendre ma faon. Au final, la grave crise que nous avons traverse ces dernires annes est en grande partie lie la dette et au remboursement. Je souhaite remercier tout particulirement Olaf Cramme, Janis Emmanouilidis, Nikos Koutsiaras, Jean Pisani-Ferry, Daniela Schwarzer, Shahin Valle et Antnio Vitorino pour leurs commentaires et critiques constructives. Je remercie galement Michael McTernan pour avoir contribu ldition de ce texte, Clemens Domnick et David Schfer pour la prparation des graphiques, Eleni Panagiotarea pour ses conseils et son aide et Haroula Hioti pour mavoir toujours soutenu. Jassume bien videmment lentire responsabilit des points de vue subjectifs et des erreurs que pourrait contenir ce document.

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    RSUM

    a crise en Europe se manifeste de multiples faons, avec le dclin, voire limplosion, de certaines conomies, des partis anti-systme qui gagnent

    du terrain, un cart qui se creuse entre les hommes politiques et la socit et le soutien lintgration europenne son plus bas niveau. cela sajoute une fragmentation croissante au sein des pays et entre eux.

    Certains problmes remontent plus loin. Avec le temps, le projet europen est devenu bien plus grand, plus intrusif et moins inclusif, la concurrence ext-rieure sintensifiant dans un contexte de mondialisation rapide. Le consensus permissif sur lequel il reposait depuis plusieurs dcennies ne peut plus tre considr comme acquis.

    La cration de leuro a t lacte dintgration le plus ambitieux, qui reposait davantage sur des motivations politiques quconomiques. Il est dsormais clair que les Europens voulaient une union montaire sans les moyens pour la rendre durable sur le long terme. cet gard, leuro a t une grave erreur, dont nous payons le prix aujourdhui.

    Le systme tait peut-tre dfectueux, mais il a galement jou de malchance: son premier test grandeur nature sest fait dans un contexte de crise financire internationale sans prcdent depuis 1929. Rsultat de leffondrement colossal des marchs et des institutions qui ne se limitaient srement pas lEurope, la crise a rvl la faiblesse de la construction de Maastricht, ainsi que la fragi-lit des liens entre les gouvernements et les pays europens. Elle a galement mis en lumire plusieurs membres problmatiques de la famille europenne et soulign les limites du pouvoir politique face une conomie sans frontires, qui donne le rythme et dicte souvent les rgles du jeu.

    Contre les attentes de nombreux eurosceptiques, le pire a nanmoins t vit jusqu prsent. La disparition de leuro aurait eu de graves rpercussions

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    sur les plans conomique et politique au sein de lunion montaire et au-del. Beaucoup de choses impensables se sont produites afin de lviter. Par ail-leurs, lajustement sest avr douloureux et a dur bien plus dans la zone euro que dans toute autre rgion du monde. Les dirigeants politiques europens ont essay de gagner du temps, faisant preuve dun fort instinct de survie alors quils se trouvaient au bord du prcipice, mais avec peu de vision stratgique, pourtant prcieuse. Qui paiera la facture pour sortir de la crise? Cette ques-tion demeure la plus difficile rsoudre sur le plan politique.

    LEurope est divise entre les cranciers et les dbiteurs, entre les pays de la zone euro et les autres. Les divisions sont galement profondes au sein des pays, les ingalits continuant de saccentuer. La confiance est au plus bas, lconomie dficiente et la politique toxique. En attendant, laustrit impose aux pays dbiteurs a eu des effets ravageurs sur leur conomie, leur socit et leur systme politique. Il faut reconnatre que ces pays ont vcu trop long-temps en sursis et crdit.

    Certains sont convaincus ou esprent que le pire est dsormais derrire nous. Les marchs sont relativement calmes depuis quelque temps, tandis que les pays commencent se sortir de programmes dajustement douloureux et que les premiers signes de reprise conomique apparaissent. Il sagit dun scna-rio optimiste. Dautres sont toutefois moins confiants. Ils nous rappellent que lEurope est expose des risques de dprciation, tandis que la croissance devrait rester modeste, fragile et ingale selon les prvisions. Les trs nom-breux chmeurs ne pourront trouver du travail dans un avenir proche et lex-trmisme politique gagne du terrain. La dette publique est dsormais bien plus leve quau dbut de la crise et la dette prive demeure galement un niveau trs lev. LEurope semble compter sur un miracle pour relever les dfis venir.

    LAllemagne est apparue comme le pays incontournable et le prteur en der-nier ressort et la chancelire Angela Merkel comme le leader indiscutable de lEurope en crise. Lquilibre des pouvoirs a chang au sein de lEurope. LAllemagne jouit dun avantage structurel dans lunion montaire, qui opre comme une version moderne de ltalon or, et cest peu prs tout. Lexprience passe indique nanmoins que cette situation pourrait ne pas durer si lunion

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    montaire europenne nacquiert pas galement une base fiscale et une lgiti-mit politique sur laquelle sappuyer.

    Les forces centrifuges sont grandes au sein des pays et entre eux. La cohsion de lEurope est maintenue par le ciment politique qui sest solidifi au cours des nombreuses dcennies dtroite coopration et, plus important encore, par la peur de la dsintgration. Ltat de lUnion suscite aujourdhui beaucoup de mcontentement et lintgration est devenue un jeu somme ngative aux yeux de nombreux Europens. Pourtant, la majorit reste convaincue que les cots de la dsintgration seraient encore plus importants. Il sagit, dans un sens, de lquilibre de la terreur, un quilibre nanmoins instable et sujet aux accidents.

    LEurope a besoin dun nouveau grand accord pour trancher son nud gor-dien. Linitiative ne peut venir que des pays forts, et non des faibles. Dans quelle mesure les Allemands souhaitent-ils ou sont-ils capables de prendre en charge le projet europen? Dans quelle mesure les pays dbiteurs (et autres) souhaitent-ils ou sont-ils capables de se rformer? Et les Franais souhaitent-ils ou sont-ils capables de reprendre leur rle de co-leaders de faon cr-dible? Ce sont l des pices essentielles du puzzle, mme si cela ne suffira pas. Pour un nouveau grand accord, une large coalition de pays et les principales familles politiques en Europe devront reconnatre la valeur du projet europen et limportance de lui donner une nouvelle forme dans un monde qui volue rapidement.

    Lconomie axe sur la demande et lobjectif dassainissement budgtaire long terme doivent saccompagner de mesures visant stimuler la demande et la croissance. En labsence de rponses crdibles aux questions de la dette et de la recapitalisation des banques, et sans un programme clair en vue de renforcer la dimension conomique de lUnion conomique et montaire, les perspectives de croissance seront incertaines, voire sombres, et la situation de leuro continuera de se dtriorer.

    Le projet europen doit tre de nouveau plus inclusif et rpondre ainsi davan-tage aux besoins de ceux qui se trouvent du ct perdant dune longue trans-formation conomique, qui a abouti la grave crise de ces dernires annes. Le programme conservateur de lEurope daujourdhui ne peut apporter de rponse adapte. Tant quil ne changera pas, les partis anti-systme et les

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    mouvements de protestation continueront de sen donner cur joie, tout comme le nationalisme et le populisme. Ce serait l faire preuve dun manque de vision que de considrer toutes les formes de protestation comme popu-listes et de se contenter de les ignorer. Le populisme et leuroscepticisme crois-sant doivent plutt servir de signal dalerte pour des problmes qui couvaient depuis des annes. Il pourrait sagir dune alerte rouge lannonce des rsul-tats des lections du Parlement europen, fin mai.

    Leuro est devenu un enjeu crucial pour lEurope. Il est galement devenu la pice matresse du projet europen, ce qui ne devrait pas changer de sitt. Nous devons donc en tirer les conclusions qui simposent. En ltat, la gou-vernance de leuro nest ni efficace, ni lgitime. Elle a besoin dinstruments politiques efficaces, dinstitutions communes plus solides, de davantage de responsabilit dmocratique et dun excutif capable dagir avec un pouvoir discrtionnaire. Cet ensemble apportera un quilibre face la srie de rgles contraignantes imposes aux politiques nationales, qui sont galement nces-saires. Tout cela donnera lieu un nouveau trait sur leuro, qui devra tre capable de passer le test de la dmocratie dans les pays membres, condition quaucun pays ne puisse empcher les autres daller de lavant et que chaque parlement national et/ou citoyens en cas de rfrendum soit plac face un choix trs clair, savoir en faire ou non partie. Il faudra se battre pour la lgi-timit dmocratique; elle ne va pas de soi.

    Certains pays europens, notamment le Royaume-Uni mais galement dautres, ne souhaiteront pas ou ne seront pas prts faire ce bond en avant sur le plan politique. Il faut leur faire une place dans le grand ensemble de lUnion euro-penne grce la rvision des traits existants. Davantage de flexibilit et de diffrenciation seront ncessaires dans une Union 28 et plus.

    Si nous continuons avec cette approche floue, lEurope restera faible, divise en interne et centre sur elle-mme: un continent vieillissant et sur le dclin, de plus en plus inadapt un monde qui volue rapidement, et au voisinage pauvre et trs instable. Le dfi ne consiste pas uniquement sauver la monnaie commune. Il sagit de grer plus efficacement linterdpendance, de matriser les marchs, de crer les conditions propices au dveloppement durable et des socits plus solidaires, de renforcer la dmocratie et de faire de nouveau de lintgration rgionale un jeu somme positive: un dfi de taille, mais qui

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    mrite dtre relev. Plus dintgration si ncessaire et plus de responsabilit locale ou nationale si possible: ce pourrait tre la devise de lEurope. En cas de succs, nous pourrions galement en tirer des enseignements utiles pour le reste du monde.

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    INTRODUCTION : LTAT DANS LEQUEL NOUS SOMMES

    out le monde parle de la crise en Europe, une crise qui se manifeste de multiples faons. Aujourdhui, certains se saisissent, par anticipation,

    des premiers signes de reprise conomique et commencent voir la lumire au bout du tunnel. Dautres sont en revanche moins optimistes: ils craignent que la reprise soit au mieux modeste et fragile, quelle soit ingale et que les grands problmes ne soient pas rsolus, nous rappelant que nous sommes en prise avec une crise trs profonde. Ce nest pas que lconomie, imbcile.

    Les partis anti-systme montent en puissance dans plusieurs pays, surfant sur la vague du populisme et du nationalisme; un mcontentement croissant sest dvelopp entre les hommes politiques et la socit. Le projet europen, qui avait auparavant contribu transformer le continent des tnbres1 en un espace de paix, de dmocratie, de frontires ouvertes, o la souverainet est partage et la prosprit croissante, fait face son plus grand dfi depuis le tout dbut de lintgration rgionale, dans les annes 1950.

    Voil ce qui rsume la crise europenne, qui a, bien videmment, de solides origines conomiques, mais nest pas ressentie de la mme faon, ni au mme niveau, par les Allemands ou les Grecs, les Hollandais, les Portugais ou les Bulgares, les jeunes ou les vieux, les personnes avec un emploi sr ou leurs concitoyens moins chanceux en situation prcaire. Il sagit l dune autre dimension importante de la crise, savoir la divergence croissante au sein des pays et entre eux, qui risque de diviser lEurope.

    Cette crise conomique est la plus grave depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Les conomies de lensemble des 28 pays membres de lUE seront chanceuses si elles parviennent, dici 2015 ou 2016, retrouver le niveau de

    1. Mark Mazower, Dark Continent: Europes Twentieth Century, Knopf, 1998.

    T

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    vie dont elles jouissaient en 2007; beaucoup craignent que cette dcennie perdue ait des rpercussions pendant longtemps. Certaines conomies la priphrie de lEurope ont perdu une part consquente de leur revenu national durant la crise. Il faut remonter aux annes de la Grande dpression, dans les annes 1930, pour trouver pareille situation. De plus, le chmage a augment rapidement pour atteindre, dans certains pays, des niveaux qui taient inima-ginables en temps de paix. Le chmage chez les jeunes est bien plus lev: une gnration perdue risque dtre le principal dommage collatral de la crise.

    Il est peu probable que lessentiel des pertes de production datant dhier et daujourdhui soit regagn demain. Les chmeurs le deviennent sur le long terme, tandis que les meilleurs cerveaux et les plus mobiles quittent les pays les plus svrement touchs par la crise; or, beaucoup ne reviendront pas: cest un cercle vicieux.

    Ceux qui matrisent davantage les processus politiques sont aussi concer-ns que leurs collgues comptables. Beaucoup parlent de crise de la dmo-cratie dans des socits o la confiance dans les institutions et les dirigeants politiques diminue rapidement et o les choix des lecteurs sont limits. Les extrmes montent, tandis que le rejet du systme politique est plus prononc chez les jeunes, qui dcident souvent de voter avec leurs pieds.

    Lpoque est lincertitude et aux emplois prcaires pour un nombre croissant de citoyens des pays dvelopps, pas uniquement en Europe, tandis que cer-tains continuent de profiter des avantages de la mondialisation et dun monde en voie de rtrcissement. Les deux camps ont du mal se comprendre, ce qui nuit la cohsion sociale. Les ingalits au sein des pays sont de plus en plus grandes, tandis que les systmes de protection sociale sont davantage mis lpreuve en priode daustrit, et ce, bien sr, de faon beaucoup plus marque dans certains pays que dans dautres. Cette situation aggrave le pro-blme. Nous pourrions ainsi assister linflchissement du processus dint-gration sociale en marche depuis plusieurs dcennies aprs la Seconde guerre mondiale.

    Le nationalisme gagne du terrain, tout comme le populisme. De plus en plus de citoyens cherchent des boucs missaires, de prfrence hors des frontires nationales ou chez les immigrs dans leur pays, et des solutions faciles aux

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    problmes complexes du monde daujourdhui. Lintgration europenne pour-rait tre lune des principales victimes; le soutien populaire a fortement chut ces dernires annes. On observe galement une crise de confiance entre les pays, qui touche aussi bien les gouvernements que les citoyens, tandis que daf-freux strotypes nationaux refont surface dans le dbat public. Par ailleurs, certains fondamentaux ont chang, notamment lquilibre des pouvoirs en Europe et les faons de grer linterdpendance entre ses parties constitutives.

    Les Europens ont tent de grer la crise en interne, mais ont d demander laide de lextrieur. Sils ont lhabitude, depuis longtemps, de demander de laide aux Amricains, la plupart dentre eux ne sattendait pas voir le Fonds montaire international (FMI) jouer un rle darbitre et fournir des montants daide financire record pour un problme europen essentiellement interne. Le reste du monde, notamment dans les conomies mergentes, ntait pas non plus prpar dbloquer des fonds colossaux dans le cadre du FMI afin de sauver des pays beaucoup plus riches que lui. Tout cela na srement pas fait du bien limage de lEurope ltranger. LEurope na pas donn le meilleur delle-mme, pour ne pas dire plus. Quant aux dirigeants chinois, ils ont sre-ment apprci ces moments o les Europens ont sollicit leur aide pour sauver leuro. Aprs tout, la Chine, qui est le principal crancier des pays du monde entier, a subi, pendant longtemps, les humiliations des Europens par le pass.

    Il est vrai que le pire des scnarios a t vit, au moins jusqu prsent: aux yeux de la plupart des dirigeants politiques et citoyens europens, il sagis-sait de leffondrement de leuro et du processus gnral de dsintgration qui devait sensuivre. Mais le prix payer est lev et le reste de la facture, qui va arriver, ne sera pas ngligeable non plus. LEurope change beaucoup consi-drent quelle est sur le dclin et la crise joue un rle de catalyseur.

    Cette crise marque-t-elle la fin dune poque, dune longue success story observe pendant la seconde partie du vingtime sicle et le dbut du sicle suivant, dune histoire de paix au sein des frontires et au-del, de dmocratie stendant de lOuest au Sud, puis lEst, dun espace o les niveaux de vie ne cessent daugmenter? Il y a peu, la plupart des Europens taient convaincus que la situation resterait plus ou moins la mme. Les plus optimistes, parmi lesquels figuraient des non-Europens, allaient mme plus loin et prdisaient

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    que lEurope dominerait au XXIesicle2, unie dans sa diversit, selon son slo-gan officiel.

    En effet, lEurope tait un modle suivre pour le reste du monde. Elle avait des socits solidaires, des systmes de protection sociale avancs et des poli-tiques de plus en plus axes sur le dveloppement conomique durable. Ses frontires taient ouvertes et elle jouissait dune longue exprience de souve-rainet partage, qui pouvait aider la gestion de linterdpendance dans un contexte de mondialisation. Elle proposait galement de nouvelles formes de puissance douce (soft power), qui devaient progressivement remplacer les instruments durs de la guerre dans les relations internationales. LEurope en tant que modle: il sagissait effectivement dune proposition attrayante pour le vieux continent, qui tentait de se rinventer dans un monde o il ne dominait plus.

    La crise semble avoir ananti ces espoirs ou tait-ce simplement des illu-sions? Les eurosceptiques et europhobes de toute nature, aussi bien lint-rieur qu lextrieur de lEurope, se rjouissent. Nous vous lavions dit. La souverainet nationale est la seule fondation solide sur laquelle sappuyer et la puissance douce nest quun autre exemple, avec le multiculturalisme et dautres non-sens de ce type, des illusions post-modernes, clament-ils haut et fort. La plupart dentre eux tant proches de lextrme droite, ils reprochent galement aux systmes de protection sociale dtre bien trop coteux et de crer de mauvais rflexes quant au travail. Voil pour le ou les modle(s) europen(s): les eurosceptiques et les europhobes, qui nont jamais cru en eux, gagnent dsormais du terrain, dans certains pays plus que dautres.

    Ils peuvent capitaliser sur ltat de malaise actuel d la crise qui a touch lEurope et sur le mcontentement des citoyens europens, qui existait dj auparavant pour de multiples raisons, que ce soit limmigration, les ingalits croissantes ou le sentiment dimpuissance dans un monde o tant de dcisions ayant un impact sur la vie des personnes sont prises dun lieu lointain, leur lais-sant peu ou pas de pouvoir ou dinfluence.

    2. Mark Leonard, Why Europe will Run the 21st Century, Fourth Estate, 2005 ; Jeremy Rifkin, The European Dream, Polity, 2004.

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    Les problmes sont rels, mais les solutions proposes par les nationalistes sont dune autre poque. Ils considrent, en effet, que des solutions nationales sont possibles dans de nombreux domaines stratgiques, ignorant la ralit de linterdpendance qui existe dj en Europe et au-del, ainsi que les rper-cussions lies au fait de se couper du monde. Ils sappuient sur lintolrance de lautre et font rfrence un tat-nation mythique, qui aurait peu ou pas de lien avec le monde rel qui lentoure. Ils refusent par ailleurs dadmettre que dans un monde multipolaire, o le pouvoir passe rapidement de lOuest lEst, les pays europens pris titre individuel, mme les grands, ne psent pas lourd car la taille compte toujours normment. Selon les normes interna-tionales, il nexiste dores et dj pas de grande puissance europenne et cela sera encore davantage le cas demain, compte tenu des volutions conomiques et dmographiques.

    LEurope et le projet europen traversent, de nombreux gards, une crise existentielle qui teste les limites de la gestion commune de linterdpendance dans une priode o rgnent les divergences conomiques et le nationalisme. Cette crise teste galement les limites de la solidarit europenne, alors que les socits deviennent de plus en plus une somme dindividus et que la solida-rit est rudement mise lpreuve, mme au sein des frontires nationales. Et ce nest pas tout. Alors que la mondialisation se dveloppe rapidement, la com-ptitivit extrieure se fait souvent au prix de plus dingalits en interne: il sagit dune quation trs difficile rsoudre sur le plan politique.

    Il faut faire des compromis difficiles entre lefficacit, la stabilit, lquit et la durabilit au sein des pays mais aussi entre eux, les pressions contraires des marchs mondiaux et de la dmocratie au niveau national. Ces compro-mis figurent en arrire-plan des dbats sur la gestion de leuro et du mar-ch unique. Dans le monde daujourdhui, le plus souvent, les dsaccords se rduisent la faon dont la souffrance, et non les bnfices, doit tre distri-bue. Nous ne sommes plus dans lre de labondance.

    LEurope a t lune des priorits politiques de ces dernires annes, mais pas toujours pour les bonnes raisons. Elle a t un objet de mcontentement et dinsatisfaction gnralise durant les priodes difficiles. Elle a souvent servi de bouc missaire, plus que par le pass. Heureusement, lhistoire ne sarrte pas l. Durant la crise, de plus en plus dEuropens ont ralis concrtement

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    que malgr nos diffrences, nous tions tous dans le mme bateau. Ces der-niers vont ainsi au-del du simple change dinsultes et de strotypes. Il sagit toutefois de lune des seules volutions positives dans un contexte sinon rela-tivement sombre.

    Les lections du Parlement europen, en mai2014, sont loccasion pour le dbat europen daller de lavant et de contribuer ainsi souligner les principaux enjeux auxquels lEurope fait face aujourdhui, ainsi que les choix y affrents. Il sagit, aprs tout, dun des rles principaux des lections dans une dmocratie, non? Cependant, les prcdentes lections du Parlement europen ont surtout consist en une srie dlections nationales de deuxime ordre, avec un taux dabstention en hausse alors que les pouvoirs du Parlement europen taient renforcs: une drle de contradiction pour les partisans dune institution plus puissante afin de rgler le problme de dficit dmocratique de lEurope. Il faut esprer que la situation sera diffrente cette fois, car les enjeux sont trs importants et sans prcdent. Cest nous tous de faire en sorte que les choses se passent diffremment.

    Les citoyens convaincus de limportance de lEurope doivent tre plus actifs que par le pass. Ils doivent relayer le fait que les citoyens de Manchester et de Tallinn, tout comme ceux de Paris, Hanovre, Madrid et Sparte, ont des valeurs et des intrts en commun, bien moins des appartenances. Ils doivent souligner que des intrts communs signifient des problmes communs nces-sitant des solutions europennes communes. Quand les nationalistes enrags et les dmagogues de toute sorte tentent doccuper le terrain et menacent de dfaire la transformation remarquable de lEurope au cours des soixante der-nires annes, en profitant du mcontentement populaire lgitime en temps de crise, lautre camp ne peut se permettre de rester silencieux ou simplement sur la dfensive.

    Cependant, il est dsormais contre-productif de se rfugier derrire la langue de bois du jargon europen que presque personne ncoute, sauf ceux bien rmunrs pour le faire, ou de prtendre que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il ne suffira pas non plus de prtendre, comme le font souvent de nombreux conomistes et toutes sortes de penseurs mondiaux, que la ralit politique doit saligner sur les besoins conomiques.

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    Il est vrai que la dimension europenne et mondiale de la ralit conomique sest renforce au cours des deux dernires dcennies, tandis que la ralit politique demeure rsolument nationale et locale. Mais il faut tre audacieux, ou plutt naf, pour croire que lconomie prime sur la politique et la politique concerne les personnes. La lgitimit politique et le soutien du peuple sont ncessaires pour soutenir les dcisions et les politiques dans une dmocratie; ces dernires ne peuvent tre institues par dcret. Il sagit dun douloureux enseignement tir dans le cadre de lintgration europenne, qui demeure lun des principaux enjeux aujourdhui.

    Lintgration conomique aux niveaux rgional et mondial, qui est elle-mme le fruit des dcisions politiques et des volutions technologiques, fait des gagnants et des perdants. Nous ne pouvons plus prtendre le contraire, car les preuves sont irrfutables et les citoyens en ressentent les effets sur leur vie quotidienne. lheure actuelle, la politique de la rpartition est de retour. Il faut faire des choix. La dmocratie ne peut fonctionner sans choix. Ainsi, plutt que dattendre que la politique finisse par saligner sur la ralit conomique, nous devrions nous poser une question plus importante, savoir quel type de politiques pourrait contribuer concilier ralit conomique et politique. En dautres termes, pas nimporte quelle sorte dEurope.

    Cette tude a pour objectif dapporter une modeste contribution au dbat euro-pen sur la crise actuelle et les moyens den sortir. Elle tentera de tirer des enseignements cls des expriences vcues jusqu prsent, en commenant par un bref retour sur lhistoire rcente car les racines de la crise sont pro-fondes. Elle sera essentiellement consacre la crise de leuro, qui demeure au cur des problmes de lEurope aujourdhui, mais examinera galement des enjeux plus globaux, savoir le nouvel quilibre des pouvoirs en Europe, les enjeux de gouvernance et de dmocratie, ainsi que les divergences cono-miques, les ingalits et le lien avec la mondialisation. Elle voquera ensuite certaines conditions pralables un ventuel nouveau grand accord en vue de sortir lEurope de la crise, et en esquissera les grandes lignes. Si lEurope poursuit dans la mme direction, elle sera condamne aux divisions internes et au dclin.

    Lanne 2014 sera dterminante pour lEurope. En amont des lections euro-pennes, il y aura de nouveaux dbats consacrs lEurope, saupoudrs dune

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    forte dose de populisme. Ce phnomne est peut-tre invitable quand autant de personnes ont le sentiment que le monde volue rapidement autour deux, en gnral pas en samliorant, sans quils aient dinfluence sur des vne-ments qui faonnent leur cadre de vie. La carte politique se polarise davan-tage et le verdict populaire loccasion des lections europennes devrait tre svre pour les principaux partis, des chrtiens-dmocrates et conservateurs aux libraux, en passant par les sociaux-dmocrates, les travaillistes et les verts, qui ont toujours t les principales sources de soutien du projet euro-pen. Ce verdict sera peut-tre moins svre si ces partis parviennent, entre-temps, rpondre de faon crdible aux vritables questions, reconnaissent leurs erreurs passes (ce serait assez courageux et rafrachissant) et se dbar-rassent des clichs habituels.

    Les lections europennes ouvriront la voie de nouveaux dirigeants des insti-tutions europennes, sur une priode de cinq ans, et dimportantes dcisions qui, esprons-le, suivront et marqueront un tournant dans la crise longue et profonde que nous traversons. Nous devons prparer ces dcisions, tout en rappelant ceux qui doivent les prendre que lancienne approche verticale ne pourra plus remplir ses objectifs. Le processus dcisionnel europen sappuie trop sur des accords conclus dans le cadre de conclaves intergouvernemen-taux, derrire des portes closes. La faon dont nos leaders dirigent lEurope pose un grave problme de lgitimit.

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    1. Avant la crise1.1. Plus grand, plus intrusif et moins inclusif

    La transformation de lEurope au cours de la deuxime partie du vingtime sicle a t une success story vraiment remarquable, dont lintgration rgio-nale faisait intgralement partie. Le renforcement constant de ses fonctions et laugmentation du nombre de ses membres constituent srement le plus grand signe de russite de lUnion europenne (UE) sous ses diffrentes formes. Quelle plus belle preuve de lutilit et du dynamisme dune organisation que de voir ses responsabilits se renforcer constamment au fil des ans et la liste des pays candidats prts passer des tests dadmission difficiles sallonger sans fin? Du charbon et de lacier quasiment tous les domaines, bien qu des niveaux dintgration et de coopration trs diffrents dun domaine lautre, et du passage de six vingt-huit membres en une soixantaine dannes, il ne sagit pas, tout point de vue, dun petit projet.

    Nous reconnaissons dsormais volontiers que lintgration europenne a com-menc sous la forme dune conspiration litiste, qui saccompagnait nan-moins dintentions louables et a donn des rsultats assez remarquables.3 Elle a repos, pendant de longues annes, sur le large consensus permissif de ses citoyens, dclin son tour en diffrentes histoires nationales rcits en lan-gage moderne. Le soutien de ses citoyens dpendant, en grande partie, de la faon dont ces derniers estimaient que lintgration europenne rpondait leurs attentes sur le plan conomique, il est gnralement all au gr de la performance conomique de lUnion. En dautres termes, lamour de lEurope semblait largement reposer sur la prosprit des citoyens europens. Elle na jamais t une cause capable de mobiliser les Europens et a toujours t une priorit moindre pour la plupart dentre eux.

    Au niveau individuel, les partisans classiques de lEurope et du projet dint-gration sont duqus et aiss, voluent dans la sphre politique, sont dge moyen ou plus gs et sont mobiles. Ce sont eux qui ont t les principales

    3. Loukas Tsoukalis, What Kind of Europe?, Oxford University Press, 2003 & 2005.

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    sources de soutien. Ils ralisent plus ou moins ce qui est en jeu, tout en figu-rant parmi les lments les plus dynamiques de leur socit. Quant aux jeunes, ils nont jamais t attirs par limage bureaucratique de lEurope, bien que le rcit post-national passe mieux avec eux. Ils tiennent galement pour acquis les rsultats obtenus par lintgration europenne, simplement parce quils nont jamais connu autre chose.

    Trois facteurs importants ont progressivement fait disparatre le large consen-sus sur lintgration europenne avant la crise. Le premier a t le ralentis-sement de la croissance conomique aprs la fin de lge dor, au milieu des annes 1970. Une croissance soutenue contribue toujours rsoudre des pro-blmes de tout type, notamment des problmes de rpartition. Le deuxime a t la mondialisation, dont les effets ont commenc se faire sentir plus dure-ment deux dcennies plus tard. Lintgration europenne a t de plus en plus assimile la mondialisation: un processus de libralisation croissante et de concurrence extrieure, qui ncessite un ajustement sur le plan intrieur et fait forcment des victimes; un processus faisant aussi partie de lordre no-libral, qui a pu effectivement contribuer renforcer la croissance dans len-semble, mais a galement cr davantage dingalits au sein des pays. Le troi-sime a t llargissement et lapprofondissement constants de lintgration europenne: de nouveaux pays sont devenus membres, donnant lieu plus de diversit, tandis que les dcisions prises Bruxelles commenaient avoir des rpercussions dans les moindres recoins de nos socits.

    Ainsi, le projet europen est devenu plus grand, plus intrusif et moins inclusif, alors que la concurrence extrieure sintensifiait dans un contexte de mondia-lisation rapide. Sans surprise, il est galement devenu moins consensuel. Dun projet lointain et mal compris, mais considr comme faisant partie dun sys-tme performant sur le plan conomique, ce qui correspond la faon dont lEu-rope et ses institutions taient perues par de nombreux citoyens europens pendant longtemps, il en faut peu pour quil devienne quelque chose dtranger et de plus en plus menaant. Aprs tout, il est dirig par des trangers, nest-ce-pas?, nous rappellent lenvi les nationalistes purs et durs. Le consensus permissif tabli au fil des ans reposait sur des bases fragiles. Il na certaine-ment pas permis de constituer un grand ensemble de citoyens europens, les appartenances demeurant plus que jamais nationales et locales. Les cons-quences ont mis du temps se faire sentir et sont apparues progressivement.

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    Avec le nouveau sicle, lEurope sest prpare une nouvelle grande trans-formation, qui devait tre sans prcdent, avec le remplacement des traits fondateurs par une constitution europenne, un nouveau grand largissement la suite de la dsintgration de lempire sovitique et la cration dune mon-naie commune. La volont politique devait profondment modifier lordre poli-tique et conomique sur le continent. Pourtant, ds la premire preuve, cette volont sest avre absente et les prparatifs insuffisants. Les ambitions ont ainsi t rattrapes par la ralit.

    Sur la route de la constitution europenne, nous avons ralis que la conspi-ration inoffensive des six membres fondateurs au dbut de lintgration ne pouvait tout simplement pas tre reproduite avec un nombre beaucoup plus important de membres, un contexte politique trs diffrent et des enjeux bien plus levs. Les divergences entre les maximalistes et les minimalistes sur les enjeux cls dbattus dans le cadre de la Convention europenne charge de prparer la constitution tait juste trop grandes. Un autre cart sest creus par la suite entre les hommes politiques nationaux et les citoyens sur les ques-tions europennes. Si les ratifications parlementaires du trait constitutionnel (un compromis europen classique en lui-mme) ont eu lieu, dans la plupart des pays, avec des majorits confortables, les rsultats des rfrendums ont t trs diffrents et ont mis en lumire le niveau lev dinsatisfaction ou de malaise chez les citoyens, ainsi que leur grande ignorance. Ce phnomne na pas t observ uniquement sur les terres des suspects habituels. Ce sont les Franais et les Hollandais qui ont tu le trait constitutionnel.

    Les rfrendums faisant de plus en plus partie du processus dintgration europenne, le consensus permissif ne pouvait plus tre tenu pour acquis. La question de vouloir plus ou moins dEurope devenait dpasse. La ques-tion essentielle, dsormais, tait de savoir quel type dEurope nous souhai-tions construire, mais nous ne disposions daucun mcanisme politique pour y rpondre. Au lieu dune constitution, nous avons obtenu, au final, le trait de Lisbonne, un document encore plus illisible que ses prdcesseurs et qui renforait peine la lgitimit dont les institutions europennes avaient tant besoin.

    Les largissements successifs se sont avrs tre loutil de politique trangre le plus efficace de lUE. Ils ont toutefois eu des rpercussions sur la cohsion

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    interne de lUnion. Ce sujet est souvent tu au nom du politiquement correct. La diversit augmente avec llargissement, notamment lorsque lUE stend la priphrie. Il faut concilier beaucoup plus dintrts diffrents, tandis que le processus de mise en uvre se complique avec ladhsion de pays dont les institutions sont faibles et qui ont une approche plus laxiste de ltat de droit.

    Le nombre fait aussi une grande diffrence. Les Conseils europens ou des ministres comptant dix, voire quinze membres, continuaient dagir en tant que groupe. Avec dsormais 28 pays membres, les Conseils europens res-semblent davantage une mini-confrence de lONU. Le comportement des participants a donc chang: lancienne alchimie a disparu et les grands pays sont plus que jamais tents de conclure des accords de manire infor-melle. Lintergouvernementalisme sest ainsi renforc: il sagit dune UE trs diffrente.

    Une autre dure ralit est apparue: le processus dit deuropanisation a ses limites qui, trs souvent, sont malheureusement troites. LUE exporte des rgles, elle fournit des rfrences, elle accorde galement des fonds aux pays et rgions les moins dvelopps, mais il y a des limites ce que peut faire un centre faible pour influencer, sans parler de contrler, ce qui se produit dans les diffrentes parties de cet empire dmocratique moderne. En dautres termes, lUE fait srement la diffrence, mais elle nest pas et ne peut tre lincarnation moderne de Saint Pantleimon (ou Saint Pantalon dans le verna-culaire occidental), le remde miracle toutes sortes de maladies et lchec des institutions, pourrait-on ajouter. Nous savons aussi dsormais que la pres-sion pouvant tre exerce par Bruxelles sur les pays candidats est bien plus forte avant leur adhsion quaprs, quand ces derniers occupent dsormais un sige aux Conseils europens.

    Cela ne signifie bien videmment pas que les largissements ne doivent pas avoir lieu ou que le dernier entrant doit fermer la porte derrire lui. La Pax Europaea a une relle substance; elle a fait profondment voluer la faon dont les Europens mnent leurs affaires au sein des pays et entre eux. Toutefois, compte tenu de son extension de nouveaux territoires, la capacit du noyau dur se retrouve affaiblie. Il sagit dune sorte de compromis que ceux sou-haitant tendre la Pax Europaea la Turquie, au Caucase, voire au-del, font semblant de ne pas voir. Cest pourtant une ralit et des choix doivent tre

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    faits, mais lEurope est mal laise avec ce type de problmes. Elle prfre les ignorer pour mieux les retrouver plus tard, gnralement sous une forme plus aigu. Il faut reconnatre que les anciens membres ont tent daccompa-gner chaque nouvelle vague dlargissement dune rforme institutionnelle et de ladoption de nouvelles politiques communes afin dviter la dilution: avec le recul, on peut dire que ce fut sans grand succs.

    1.2. Leuro a-t-il t une grave erreur ?

    Lenseignement le plus dur que lEurope a d tirer a concern sa nouvelle mon-naie commune, lacte dintgration le plus audacieux depuis le dbut du projet europen. Cet enseignement est apparu sur le tard; il a cot trs cher et ce nest pas termin.

    La cration de leuro a t considre par beaucoup comme le couronnement de lintgration europenne: une monnaie europenne au stade ultime de lin-tgration conomique, la symbolique forte et avec de larges ramifications politiques. La volont politique devait transformer un groupe dconomies nationales encore htrogne sur le plan conomique en une zone montaire performante. La gopolitique tait le moteur: lunification de lAllemagne tait derrire tout le projet.

    Le compromis de Maastricht a reflt le vif intrt de la France crer une monnaie commune afin de lier lAllemagne runifie une Union europenne plus forte (la vieille logique de Schuman de nouveau applique), la capacit de lAllemagne dfinir les modalits en tant que condition pralable sa partici-pation, la satisfaction du Royaume-Uni avoir obtenu son opt-out, la prva-lence du nouveau dogme conomique et le manque apparent de volont (chez la plupart des Europens) pour donner une base politique et institutionnelle solide la nouvelle monnaie. Les Europens semblaient vouloir reproduire au niveau conomique le miracle de lImmacule conception.

    La construction de Maastricht a t politiquement faible et structurellement dsquilibre, mais cest tout ce quil tait possible de raliser cette poque.

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    En 1997, Martin Feldstein4, conseiller conomique en chef du prsident Reagan, a mis en garde contre le danger dun grave conflit politique au sein de lEurope et entre lEurope et les tats-Unis en cas de dysfonctionnement de lunion montaire, si la politique montaire ne pouvait concilier les besoins divergents de ses pays membres.

    M.Feldstein a t lun des nombreux conomistes exprimer des doutes, lpoque de sa cration, sur la pertinence ou la faisabilit du projet dunion co-nomique montaire (UEM), bien que dautres ne soient gnralement pas alls aussi loin que lui dans leurs prvisions politiques. Avec le recul, il faut recon-natre que M. Feldstein avait fondamentalement raison, malgr une lgre dose dexagration. En revanche, les nombreux prophtes de malheur, qui pr-disaient lenvi leffondrement de leuro, presque toujours avec une touche de Schadenfreude, avaient tort (du moins jusqu ce jour).

    La lune de miel de leuro a dur dix ans, soit une longue priode compte tenu des diffrences de structures conomiques et dinstitutions politiques entre les partenaires, des liens fragiles les unissant et de la faiblesse du cadre insti-tutionnel. Leuro a donn lieu une relative stabilit des prix, une intgration financire rapide et une monnaie internationale qui a remplac le deutschemark et lentement gagn du terrain en tant que monnaie dchange et de rserve, juste derrire le dollar amricain. Il a galement permis de mettre fin lins-tabilit et au risque internes lis aux taux de change, qui sont difficilement compatibles avec un vritable march intrieur. En revanche, entre-temps, les divergences se sont renforces et ont entran un dsquilibre des paiements courants toujours plus grand entre les pays membres (voir graphiques 1, 2 et 3). Ces derniers taient financs par des mouvements de capitaux allant dans la direction oppose.

    4. Martin Feldstein, EMU and international conflict , Foreign Affairs, 76/6, 1997.

    http://www.foreignaffairs.com/articles/53576/martin-feldstein/emu-and-international-conflict

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    GRAPHIQUE 1 Divergence des taux dinflation (1999-2013)

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    1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013*

    Evolu

    tion e

    n %

    Allemagne Grce Irlande Italie Portugal Espagne Moyenne de la zone euro

    Source: AMECOIndice des prix la consommation harmonis. Donnes prvisionnelles pour 2013.

    GRAPHIQUE 2 Divergence des cots unitaires de main duvre

    -8

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    1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013*

    En %

    Allemagne Grce Irlande Italie Portugal Espagne Moyenne de la zone euro

    Source: AMECORatio de la rmunration par employ au PIB rel par personne employe pour lensemble de lconomie. Donnes prvisionnelles pour 2013.

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    Dans la course la comptitivit, tout en tant considre comme lhomme malade de lEurope, lAllemagne a maintenu les salaires et les prix un niveau bas que dautres pays auraient eu beaucoup de mal suivre, mme dans le meil-leur des cas. Quant aux pays de la priphrie, ils nont mme pas essay. Au contraire, ils ont fait la fte, faisant exploser la consommation et la construc-tion. La contrepartie des dficits croissants de leurs comptes courants sest notamment trouve dans les excdents de lAllemagne (voir graphique 3) et ceux dautres pays, tels que les Pays-Bas, bien que leur taille absolue soit modeste en comparaison.

    GRAPHIQUE 3 Dsquilibres des paiements courants (1999-2012)

    -20

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    1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012*

    En %

    du PI

    B

    Allemagne Grce IrlandeItalie Pays-Bas PortugalEspagne Moyenne de la zone euro

    Source: EurostatDonnes prvisionnelles pour 2012

    Les dficits ont t financs essentiellement par des emprunts. Les pays de la priphrie ont gagn en crdibilit indirectement grce leuro et ont emprunt auprs des pays ayant des excdents. La dette prive a augment rapidement en pourcentage du PIB (voir graphique 4) dans la plupart des pays de la zone euro, mais pas en Allemagne; elle a galement augment rapide-ment dans le reste de lUE et au-del. Ce phnomne peut sexpliquer par la faiblesse des taux dintrt, lampleur des liquidits et la drgulation des mar-chs financiers; la zone euro ntait quune partie dun ensemble plus vaste. Cependant, dans ce dernier cas, llimination du risque de change a t un facteur supplmentaire.

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    GRAPHIQUE 4 Dette prive en pourcentage du PIB (1999, 2007, 2010 et 2012)

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    France Allemagne Grce Irlande* Italie Portugal Espagne Royaume-Uni

    En %

    du PI

    B

    1999 2007 2010 2012 * 2001 (et non 1999) Source: EurostatLa dette du secteur priv correspond aux encours des passifs, sur une base non consolide des secteurs des entreprises non-financires, des mnages, ainsi que des institutions sans but lucratif au service des mnages en pourcentage du PIB.Pour lIrlande, les donnes sont disponibles partir de 2001, et non 1999.

    Dans de nombreux pays du monde occidental, aux tats-Unis bien plus quen Europe, laugmentation rapide de la dette prive a compens la stagnation, voire la baisse des revenus rels dune grande partie de la population en priode de croissance faible et dingalits accrues, contribuant ainsi main-tenir des niveaux de consommation qui ntaient clairement pas durables sur le long terme. En dautres termes, les pays ont vcu en sursis5.

    La grande crise est ensuite survenue, dans un premier temps sous la forme dune crise financire internationale, en 2007-2008, qui est ne aux tats-Unis, sest rapidement propage lconomie relle et a pris, par la suite, une forte dimension europenne. La crise europenne est encore dactualit. Les dci-deurs et analystes, qui cherchent des explications simples et des coupables, ont souvent tendance oublier que la crise ressemble une srie de pou-pes russes. Prenez-en une, ouvrez-la et vous en trouverez une plus petite

    5. Pour une application gnrale du concept de sursis dans les dmocraties occidentales, voir Wolfgang Streeck , Gekaufte Zeit: Die vertagte Krise des demokratischen Kapitalismus, Suhrkamp, 2013.

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    lintrieur, et ainsi de suite. Le problme, cest que ces poupes russes sont plus affreuses les unes que les autres.

    Lorigine de la crise a srement t internationale: une immense bulle finan-cire qui a fini par clater. Cette crise, la plus grave depuis 1929, a t due leffondrement des marchs et des institutions6. La drglementation finan-cire avait t justifie par des thories conomiques, qui faisaient rfrence des marchs efficients et des acteurs rationnels disposant dinformations parfaites. Ces concepts ont laiss place la cupidit, la manipulation et lala moral, ainsi qu lchec des politiques et des institutions. La bulle a permis de maintenir des niveaux de consommation levs et les responsables politiques au pouvoir, la politique tant souvent prise en otage par de puissants lobbys. Certains se sont fortement enrichis tant que les choses allaient bien, et cest surtout le reste de la population qui a d payer la facture par la suite. Sans surprise, la confiance dans les marchs financiers et les dirigeants politiques a t srieusement entame.

    Au sein de lUE et de la zone euro en particulier, la crise a pris une toute autre dimension compte tenu des niveaux levs dinterdpendance, qui vont au-del des frontires nationales, et dune union montaire dote dinstitutions et dinstruments faibles: une monnaie sans tat, comme la si bien dit Tommaso Padoa-Schioppa7 il y a quelques annes. La faiblesse de la construction de Maastricht est aussi bien due aux ides arrtes sur lefficacit prtendue des marchs financiers quaux contraintes imposes par la faisabilit politique.

    La coordination des politiques conomiques sest rvle inadapte dans sa structure et insuffisante dans sa mise en uvre. Nanmoins, mme dans le cas contraire, elle aurait peut-tre pu empcher la crise de la dette publique en Grce, mais pas les bulles espagnoles et irlandaises, qui provenaient du secteur priv. Lorsque la crise a frapp, il nexistait aucun mcanisme pour la grer, les architectes de la construction de Maastricht ayant apparemment eu peur de lala moral. Les Europens semblent avoir voulu une union mon-taire sans se donner les moyens pour la rendre durable sur le long terme. cet gard, leuro a t une grave erreur, dont nous payons le prix aujourdhui.

    6. Adair Turner, Economics After the Crisis, MIT Press, 2012 Alan S. Blinder, After the Music Stopped, Penguin, 2013.7. Tommaso Padoa-Schioppa, The Euro and its Central Bank: Getting United After the Union, MIT, 2004.

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    lintrieur de la poupe euro se trouvent toutes sortes de poupes natio-nales. Certaines ont un besoin urgent de lifting: il sagit des modles de dve-loppement conomique qui ont atteint leurs limites depuis longtemps, alors que la mondialisation se dveloppe rapidement, la concurrence internationale sintensifie et les systmes politiques fonctionnent mal. Ils ont vcu en sursis quand largent ntait pas cher et abondant, mais la crise a rapidement rvl leur vulnrabilit.

    Le premier de ces pays a t la Grce, avec un immense dficit de son budget et de sa balance courante, en plus dune dette publique consquente, rsul-tat de nombreuses annes de mauvaise gestion, du manque de rforme et de niveaux de vie intenables long terme. Lorsque la Grce a connu ses pro-blmes, de nombreux dirigeants politiques europens ont t convaincus quil sagissait dun cas unique. Pourtant, dautres pays ont rapidement suivi. Il a fallu un certain temps aux dirigeants politiques europens pour reconnatre, mme contrecur, quen plus de la crise grecque, la zone euro connaissait une crise systmique, les Irlandais, Espagnols, Portugais et Italiens traversant leur propre crise, avec des similarits et des diffrences entre eux. Cet aveu douloureux a t prcd dune priode de dni.

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    2. (Mal) grer la crise2.1. Qui paiera la facture ?

    Lors de lclatement de la grande bulle, beaucoup dinstitutions financires fort effet de levier en Europe (ainsi quaux tats-Unis) se sont retrouves au bord de la faillite, avec de grandes quantits dactifs toxiques. Les tats souverains les ont rapidement rejointes, forcs de sauver leurs banques en contractant des dettes sur les marchs qui taient pris rapidement dun accs de panique, aprs plusieurs annes deuphorie. LIrlande et lEspagne illustrent le mieux la faon dont la crise bancaire est devenue une crise de la dette sou-veraine (voir graphique 5).

    GRAPHIQUE 5 Dette publique en pourcentage du PIB (1991, 1999, 2007 et 2013)

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    France Allemagne Grce Irlande Italie Portugal Espagne Moyenne de lazone euro

    Royaume-Uni

    En %

    1991 1999 2007 2013*

    Source: AMECOEndettement brut des administrations publiques en pourcentage du PIB, Donnes prvisionnelles pour 2013.

    Linverse sest galement produit, savoir que les tats endetts ont com-menc affaiblir la solvabilit de leurs banques, qui dtenaient de grandes parties de la dette publique. une poque caractrise avant tout par la mon-dialisation financire, le cordon ombilical entre les banques et les tats na jamais t coup. La Grce est lexemple extrme de la faon dont un pays en faillite peut mettre en faillite ses banques: les banques grecques ont t

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    forces de dprcier tous leurs avoirs et mme davantage la suite de la res-tructuration de la dette publique grecque. Autre exemple de cercle vicieux, la Grce a ensuite d emprunter afin de recapitaliser ses banques.

    Ainsi, le lien troit entre les banques et les tats sest avr une spirale infer-nale, les marchs commenant raliser que leur insolvabilit tait une menace bien relle. Cette prise de conscience a failli devenir une prvision auto-rali-satrice, notamment au sein de la zone euro, les tats membres ne contrlant plus la presse crite et la Banque centrale europenne (BCE) ne pouvant plus agir en tant que prteur en dernier ressort. Cest prcisment ce qui fait la dif-frence entre, disons, lEspagne et le Royaume-Uni8, deux pays qui ont travers une grave crise bancaire au niveau national et dont les niveaux vertigineux de la dette publique taient comparables (voir graphique 5). Durant la crise, le Royaume-Uni a bnfici de taux dintrt pour ses emprunts publics nette-ment infrieurs ceux de lEspagne, pour la simple raison quil avait toujours le contrle des instruments politiques cls et les marchs le savaient.

    Les membres de la zone euro ne pouvaient plus se servir du taux de change comme instrument pour grer la divergence cumule des salaires et des prix entre les pays membres. Ils nont eu ainsi dautre choix que de procder un ajustement interne; cette opration bien plus difficile effectuer sur les plans politique et social a, en retour, renforc les doutes sur la viabilit de la monnaie commune. Ces doutes se sont traduits par de grands mouvements de capitaux dans la direction compltement inverse de celle quils avaient suivie ces der-nires annes, savoir depuis les pays de la priphrie, en proie des difficul-ts, vers les pays du centre, plus solides sur le plan financier. Ainsi, lensemble du systme euro a t attaqu et sest retrouv avec bien peu de munitions pour se dfendre.

    Par la suite, toute sorte de choses impensables se sont produites: les institu-tions europennes et les gouvernements nationaux ont t contraints, au cours des quatre dernires annes, de prendre des dcisions et dadopter des poli-tiques autrefois impensables afin dviter leffondrement de lconomie. La liste est longue et inclut notamment des plans de sauvetage nationaux, qui nosent pas dire leur nom car ils sont censs tre proscrits par le trait de Maastricht,

    8. Paul De Grauwe, The governance of a fragile Eurozone , Document de travail du CEPS, No. 346, mai 2011.

    http://www.ceps.eu/book/governance-fragile-eurozone

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    ainsi que la restructuration de la dette publique grecque, qui a bris un impor-tant tabou sur le caractre sacr de la dette souveraine en Europe. Parmi ces mesures figurent galement des programmes dajustement rigoureux imposs aux pays dbiteurs, qui ont repouss les limites des systmes politiques natio-naux, des conomies et des socits, lintervention directe du FMI dans la crise de la zone euro, qui a dbloqu des fonds et a obtenu une importante voix au chapitre sur la formulation et la mise en uvre des programmes dajustement, ainsi que de nouvelles formes contraignantes de coordination des politiques conomiques et budgtaires, qui ont amen lexprience de souverainet par-tage en Europe sur un territoire nouveau et inexplor.

    Et ce nest pas termin. La BCE a inject des sommes colossales dans le sys-tme, tandis que son prsident, Mario Draghi, se dclarait prt tout pour sauver leuro, promettant (ou menaant) dagir en tant que prteur en der-nier ressort en achetant des obligations dtat sur des marchs secondaires, condition que les gouvernements concerns se soumettent un programme dajustement. De plus, un nouveau mcanisme europen de gestion de crise (le mcanisme europen de stabilit) a t cr, mme sil ntait pas cens exister en raison de la crainte de lala moral. La cration dune union bancaire devrait tre la prochaine grande tape.

    Il sagit dune liste longue et impressionnante de choses impensables qui ont permis dviter la disparition de leuro et la faillite incontrle des tats sou-verains et des grandes institutions financires. Cependant, le prix payer est lev, de nombreux problmes demeurent irrsolus et la crise nest pas encore finie. On peut dire, dans lensemble, que les Europens ont fait preuve dun fort instinct de survie, qui a de nouveau surpris les eurosceptiques de tout type au sein de lEurope et au-del mais cette voie sinueuse a t emprunte sans relle vision stratgique, pourtant prcieuse9.

    Lexplication nest srement pas simple, ni unidimensionnelle. Les dirigeants politiques europens ont d grer toute une srie de contraintes. Les diver-gences conomiques se sont accrues entre les pays et le nationalisme est mont en puissance au sein de ces derniers: cette combinaison a rendu la recherche de solutions communes trs difficile, notamment au vu de la faiblesse des

    9. Voir galement Jean Pisani-Ferry, Utopia Entangled: The Euro Crisis and Its Aftermath, Oxford University Press, paratre.

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    institutions europennes. De plus, la confiance a t srieusement entame entre les pays europens, commencer par les statistiques grecques et le manque regrettable de langage commun pour interprter la crise. Enfin, et cest bien l le plus important, la facture lie une stratgie commune de sor-tie de crise prsente un montant plusieurs chiffres qui pourrait encore aug-menter avec le temps.

    Qui la paiera? Qui paiera pour la faillite des banques irlandaises: les action-naires, les cranciers, lchelon national ou tranger, le contribuable irlandais ou europen, ou plus probablement ceux qui perdent leur emploi et doivent migrer? Et qui paiera pour la faillite de ltat grec: les cranciers ou les contribuables, au sein ou lextrieur des frontires, les riches ou les pauvres? Les enjeux sont levs et des montants colossaux sont en jeu, notamment depuis que la liste des pays et des banques en difficult sest allonge avec le temps. Par ailleurs, et ctait peut-tre invitable, lconomie sest retrou-ve aux prises avec la moralit et les normes de moralit ont t fixes par les cranciers. Pourtant, les emprunteurs sont-ils les seuls blmer quand une bulle clate?

    Des montants sans prcdent, savoir plusieurs fois les budgets annuels de lUE, ont t engags pour aider les pays qui avaient perdu laccs aux marchs. Parmi ces pays ont figur la Grce, lIrlande, le Portugal et Chypre ainsi que lEspagne afin de laider recapitaliser ses banques. Le montant total de laide publique pour ces pays sest lev plus dun demi-milliard deuros, dont prs de la moiti a t consacre uniquement la Grce. Les prts publics ont ainsi remplac le crdit priv quand ce dernier ntait plus disponible. Cependant, le montant total de laide publique ne reprsente quune infime partie des aides dtat mises la disposition des banques en difficult par les pays membres de lUE au dbut de la crise: entre octobre2008 et octobre2011, la Commission europenne a approuv environ 4500milliards deuros daides dtat en faveur des tablissements financiers, soit lquivalent de 37% du PIB de lUE10.

    Lagonie collective a atteint des sommets lorsque la crise a touch lItalie: la taille du pays, et plus encore le montant de sa dette publique, ont fait de lItalie un pays trop grand pour le laisser sombrer, mais galement trop grand pour

    10. Commission europenne, Communiqu de presse, 6 juin 2012.

    http://europa.eu/rapid/press-release_IP-12-570_fr.htm

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    le sauver. La BCE a alors dcid dintervenir pour rassurer les marchs. Des fonds encore plus importants que ceux engags pour aider les Trsors publics nationaux en difficult ont t recycls via le systme euro; ces fonds, qui comprenaient ceux de la BCE et des banques centrales nationales de la zone euro, ont de nouveau remplac les canaux privs du march interbancaire, qui taient paralyss.

    Les pays bnficiaires ont d assainir leurs budgets, abaisser les salaires et mener des rformes sous la stricte surveillance de leur troka respective, compose de reprsentants de la Commission europenne, de la BCE et du FMI, qui taient chargs de veiller la mise en uvre de protocoles den-tente nationaux et dagir surtout en tant que reprsentants des cranciers. Une nouvelle srie de rgles europennes contraignantes et de sanctions a t mise en place et a concern aussi bien les pays vertueux que ceux en dif-ficult. Entre-temps, les banques qui avaient prt des sommes colossales lpoque o tout allait bien, alimentant ainsi la bulle, ont rapidement transfr ces emprunts autant quelles le pouvaient, protges par la zone euro avec laide du FMI11.

    Nous savons maintenant qui a pay la facture jusqu prsent. Les cranciers privs, principalement les banques, ont t protgs par largent et les garan-ties des contribuables europens, des institutions europennes et du FMI. La seule exception a t la restructuration partielle de la dette souveraine grecque. Les pays dbiteurs ont contract des emprunts colossaux et ont t contraints de subir un ajustement interne trs douloureux, dont le cot a t essentiellement support par les membres les plus faibles et/ou les plus vuln-rables de leurs socits. Ainsi, la dette accumule psera sur les jeunes gnra-tions. Entre-temps, les contribuables des pays cranciers ont pris dimportants risques en matire de crdit.

    11. Barry Eichengreen, European monetary integration with benefit of hindsight , Journal of Common Market Studies, 50/2012.

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    2.2. Gagner du temps au prix fort

    Ceux qui ne croient pas dans une conomie extra-terrestre ont su depuis toujours que lajustement la suite de lclatement de la bulle et de la crise serait douloureux et durerait srement plus longtemps, et ce bien videmment dans certains pays plus que dautres en fonction de leurs difficults dorigine. Malheureusement, lajustement rel sest avr encore plus douloureux et plus long que prvu et cela vaut pour lEurope dans son ensemble.

    Les mesures politiques ont t prises systmatiquement trop tard, ont toujours t insuffisantes, tandis que leur mise en uvre a t bien trop longue, laissant beaucoup dsirer. La succession de mesures prvues pour les pays titre individuel a fini par ressembler une vague stratgie flou est le terme souvent utilis pour qualifier la (mauvaise) gestion de la crise par lEurope. Il faut reconnatre quil est toujours beaucoup plus facile de concevoir une strat-gie sur le papier que de la mettre en uvre, notamment dans le contexte poli-tique europen post-moderne. Comme nous le savons, le processus dcisionnel europen est, par nature, extrmement lent et lourd, tandis que les marchs financiers sont trs rapides, malgr leur instinct grgaire qui nest pas tou-jours judicieux.

    Austrit et rforme sont devenues le slogan politique de lEurope en crise et le ton a t donn par les pays cranciers. Il ne fait aucun doute quun assai-nissement budgtaire tait et reste ncessaire dans de nombreux pays euro-pens, tout comme dans le reste du monde. Compte tenu du vieillissement des populations, de laugmentation rapide des cots relatifs la sant, de la non-durabilit des systmes de retraite et de lenvole de la dette souveraine due au renflouement des banques la suite de lclatement de la bulle, de nom-breux gouvernements disposent de peu de marge de manuvre moyen et long terme (voir graphique 5). Les anciennes gnrations laissent une grosse facture leurs successeurs: il sagit dune version dforme de la redistribu-tion intergnrationnelle.

    Toutefois, si plusieurs pays, pris de panique, oprent en mme temps un res-serrement de leur politique budgtaire, tandis que le secteur priv tente de rduire son endettement, la probabilit dtre pris dans un cercle vicieux daus-trit et de rcession est trs leve. La rduction de la dette publique (et

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    prive) en pourcentage du PIB devient alors contre-productive, du moins en partie.

    Cest prcisment ce qui sest pass dans les pays dbiteurs, o les cono-mies ont commenc imploser en raison du resserrement budgtaire et de conditions montaires trs strictes, rsultats de la fragmentation des marchs financiers europens et de la fuite des capitaux de la priphrie. La rcession a t la fois longue et profonde et ses rpercussions ngatives se sont pro-pages au reste du monde. Le FMI a fini par reconnatre que le rythme de lajustement budgtaire avait t excessif. Les multiplicateurs budgtaires se sont avrs bien plus levs que prvu. En fait, toutes les prvisions macro- conomiques des institutions publiques ont t considrablement sous-va-lues, notamment pour la Grce12.

    La Grce a perdu plus de 23% de son PIB entre2008 et2013. Les chiffres cor-respondants pour lItalie, lIrlande, le Portugal et lEspagne se situent entre 6% et 9% (voir graphique 6). Les pertes en termes de niveau de vie ont t mme plus fortes pour tous les pays. Le taux de chmage a atteint 27% en Grce et en Espagne, et plus de 17% au Portugal (voir graphique 7), tandis que lmigra-tion a augment. Au cours de la mme priode, le PIB rel a baiss de 2% pour la zone euro dans son ensemble et le chmage a augment de quatre points et demi de pourcentage, dpassant les 12%.

    12. FMI, Perspectives de lconomie mondiale : Une dette leve et une croissance anmique, Washington DC, octobre 2012. Tout en reconnaissant que les choses se sont mal passes, laccent sur les multiplicateurs budgtaires na pas t pleinement partag par dautres institutions internationales. Voir lOCDE, Prvisions de lOCDE pendant et aprs la crise financire : un Post Mortem , Note de politique conomique n23, fvrier 2014. Voir galement Guntram B. Wolff et al, The Troika and Financial Assistance in the Euro Area: Successes and Failures , Direction gnrale des politiques internes - Unit dassistance la gouvernance conomique, Parlement europen, fvrier 2014.

    http://www.imf.org/external/pubs/ft/weo/2012/02/http://www.oecd.org/fr/eco/perspectives/Pr%C3%A9visions-OCDE-note-politique.pdfhttp://www.bruegel.org/publications/publication-detail/publication/815-the-troika-and-financial-assistance-in-the-euro-area-successes-and-failures/http://www.bruegel.org/publications/publication-detail/publication/815-the-troika-and-financial-assistance-in-the-euro-area-successes-and-failures/

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    GRAPHIQUE 6 Limpact de la longue rcession : PIB rel 2007-2013

    0.6

    -0.1

    -0.2

    2.0

    -0.2

    -0.6

    -0.7

    -0.9

    -0.7

    -2.3

    0.4

    0.1

    -2.5 -2.0 -1.5 -1.0 -0.5 0.0 0.5 1.0 1.5 2.0 2.5

    tats-Unis

    UE27

    Royaume-Uni

    Pologne

    Moyenne de la zone euro

    Espagne

    Portugal

    Italie

    Irlande

    Grce

    Allemagne

    France

    En % Source: AMECODonnes prvisionnelles pour 2013

    GRAPHIQUE 7 Limpact de la longue rcession : Taux de chmage 2007-2013

    7.5

    11.1

    7.7

    10.7

    12.2

    26.6

    17.4

    12.2

    13.3

    27 5.4

    11

    4.6

    7.2

    5.3

    9.6

    7.6

    8.3

    8.9

    6.1

    4.7

    8.3 8.7

    8.4

    0 5 10 15 20 25 30

    tats-Unis

    UE27

    Royaume-Uni

    Pologne

    Moyenne de la

    Espagne

    Portugal

    Italie

    Irlande

    Grce

    Allemagne

    France

    Taux de chmage en %

    20072013

    Source: AMECODonnes prvisionnelles pour 2013

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    LAllemagne se distingue, avec une hausse de 4% de son PIB rel au cours de la mme priode et une baisse du chmage moins de 5,5% en 2013. Quant la France, elle occupe une position intermdiaire entre les pays relativement prospres du Nord et ceux du Sud qui sombrent: son PIB rel est rest quasi-ment au mme niveau entre2007 et2013, tandis que le chmage a augment. Dterminer dans quelle mesure le repli conomique observ dans de nom-breux pays aurait pu tre vit dans le cadre de diffrentes politiques, natio-nales comme europennes, ne serait que pure spculation.

    Laccent mis sur laustrit est le rsultat du rcit officiel selon lequel la crise a t essentiellement due au laxisme budgtaire13, ce qui est effectivement vrai pour la Grce, le pays qui a ouvert le bal, mais certainement pas pour lIrlande, lEspagne et dautres pays europens. La dette publique en pourcentage du PIB a en fait t infrieure en 2007 par rapport 1999, pour la zone euro dans son ensemble, notamment en Irlande et en Espagne (voir graphique 5).

    Le rcit officiel a donc refus de reconnatre que lEurope tait avant tout face une crise bancaire. Le contraste entre les rponses politiques amricaines et europennes dans le cadre de lajustement qui a suivi lclatement de la bulle est assez saisissant. Les Amricains ont gr relativement vite lendettement et la restructuration des banques, tout en reportant lajustement budgtaire; les Europens ont fait exactement linverse. Les consquences de la gestion tar-dive des problmes bancaires sont plus graves tant donn le rle bien plus important jou par les banques en Europe. Au vu des performances macro- conomiques des deux cts de lAtlantique jusqu prsent et en supposant que tout le reste soit au mme niveau (ce qui, admettons-le, a toujours t une hypo-thse forte), les tats-Unis sortent grand gagnant (voir les graphiques 6 et 7).

    Face la situation conomique dsastreuse, laccent mis sur un assainissement budgtaire rapide sest progressivement attnu compter de lt 2012. Il nen reste pas moins quen Europe, le poids de lajustement continue de peser sur les pays dficitaires, tandis que les pays excdentaires ont pris des risques en matire de crdit en fournissant directement une aide financire ces derniers, ou en y contribuant. La rpartition du poids de lajustement entre les pays dficitaires et excdentaires, dans le cadre dun systme de taux de

    13. Mark Blyth, Austerity: the History of a Dangerous Idea, Oxford University Press, 2013.

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    change fixes, a toujours t un sujet brlant, soulign dans un premier temps par lconomiste Keynes. En labsence de rgles communes, la volont des pays les plus endurants finit toujours par lemporter: il sagit des pays excden-taires. Malgr les efforts rpts, surtout de la France, afin de garantir une certaine symtrie entre les pays excdentaires et dficitaires dans les tapes successives de lintgration montaire europenne, le poids de lajustement continue de peser presque exclusivement sur ces derniers. Leffet conomique est videmment dflationniste, un concept que beaucoup dconomistes consi-drent nanmoins comme dmod.

    Soyez comme les Allemands: cest le message sous-jacent de la plupart des recommandations politiques faites sans dtour dautres pays europens. Il repose srement sur une certaine logique, lAllemagne tant un modle de finances publiques saines, de modration salariale et de rforme structurelle, du moins par certains aspects; elle en rcolte dsormais les fruits. Cependant, largument qui consiste dire que tout le monde devrait faire comme les Allemands ne tient pas la route et est caractristique de lerreur visant appli-quer la mme recette tout le monde.

    LAllemagne, dont la croissance est alimente par les exportations, a large-ment profit de son avantage comptitif au cours des dix premires annes de leuro, comme elle lavait fait auparavant durant lessentiel de la priode qui a suivi la Seconde guerre mondiale. Par dfinition, tous les pays ne peuvent suivre lexemple allemand et connatre un excdent de leur balance des paie-ments courants, certains au moins devant combler leurs dficits correspon-dants aux excdents. Est-il raliste, sur le plan politique, de considrer que la zone euro dans son ensemble puisse sappuyer pour longtemps sur dimpor-tants excdents de la balance des paiements courants? De plus, cela sera-t-il possible en cas dapprciation de leuro? Il est assez peu probable que le reste du monde, notamment les tats-Unis, sans parler de la Chine, adopte des posi-tions conciliantes.

    Personne ne peut srieusement contester le besoin dun large ventail de rformes dans un contexte conomique qui volue rapidement. De nombreux pays europens sont dans le dni depuis trop longtemps. Cependant, quel type de rformes avons-nous lesprit, et selon quelles conditions? Certains pays ont besoin dune rforme profonde pour briser ltau des intrts particuliers

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    et redresser leurs institutions, ce qui prendra du temps et ne peut tre simple-ment dict par lextrieur. Les lites nationales doivent assumer la responsa-bilit de cette rforme; mais celles au pouvoir aujourdhui font gnralement partie du problme, et non de la solution. La frustration souvent exprime par les cranciers est comprhensible, mais ne rsout pas vritablement le pro-blme. Il nexiste pas de solution simple, mme si un mlange plus efficace de mesures incitatives et de sanctions de la part de lEurope pourrait aider, tout comme un contexte macroconomique plus favorable. Pourtant, la question dlicate, qui se pose larrire-plan, est de savoir quelle place rserver aux pays la trane dans lunion montaire europenne.

    Il est vrai que la crise peut tre source de changement, mais il est trs diffi-cile de mener des rformes structurelles dans un contexte de rcession. La libralisation des services et des mtiers protgs, la rforme du march du travail et la rationalisation des systmes de protection sociale figurent parmi les rformes les plus souvent cites. Elles ne manquent pas de se heurter une vive rsistance en des temps favorables, qui est forcment encore plus grande en des temps dincertitude et si la part du gteau diminue.

    Ce nest pas une concidence si les rformes du march du travail allemand menes par le chancelier Schrder ont t lances une poque o lAlle-magne creusait son dficit budgtaire, tandis que les subventions au profit des citoyens de lancienne Allemagne de lEst taient plus gnreuses que jamais. Durant la crise, laccent a t mis en particulier sur la rforme des marchs du travail, qui devaient agir comme le principal amortisseur de chocs dans un systme o les dvaluations ntaient plus possibles. Toutefois, alors que le chmage augmente rapidement et que les dpenses sociales baissent, cette rforme risque davantage daggraver la situation avant mme le dbut dune amlioration. Essayez de vendre cette ide aux lecteurs.

    Il est en effet souhaitable daider les chmeurs retrouver du travail. Toutefois, si le rsultat final consiste crer des emplois trs prcaires et faiblement rmunrs, tout en creusant les carts de revenu, cest un lourd tribut payer (que certains considrent comme inacceptable). Existe-t-il un compromis entre chmage et ingalit? Ces compromis ne sont gnralement pas pris en compte par les partisans des rformes, ou ne sont tout simplement pas leur problme. Lexprience de lAllemagne montre que les rformes du march du travail et

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    le faible niveau du salaire minimum lui ont permis datteindre ses objectifs en renforant la comptitivit et lemploi, mais ont galement contribu une ingalit accrue des revenus sur le plan national, bien que le point de dpart ait t relativement bas. Lexemple dautres pays dont le march du travail est libralis, tels que le Royaume-Uni, est encore plus saisissant. Les effets seront davantage marqus dans des pays o ltat-providence est faible.

    Tandis que le processus dajustement se poursuivait, de nombreuses banques europennes sont restes sous-capitalises, les crances douteuses ont conti-nu daugmenter durant la rcession et la fragmentation des marchs finan-ciers europens a persist tant que la spirale infernale entre les banques et les tats ntait pas enraye. Il faut reconnatre que la situation a progress cet gard, depuis que la BCE a dcid de prendre des mesures plus fermes, lt 2012, et que les dirigeants politiques europens ont annonc leur intention de raliser une union bancaire. Pour la premire fois, une stratgie europenne globale a sembl se profiler lhorizon pour grer lhritage de la crise. Ce pro-jet a nanmoins t abandonn mi-chemin, quand la complaisance a repris le dessus ds que les marchs financiers ont redonn un peu dair la politique.

    La promesse (ou menace) de Mario Draghi de tout faire pour sauver leuro na pas encore t srieusement mise lpreuve par les marchs, mais elle a permis de gagner du temps et de restaurer un calme relatif, ce qui tait pr-cisment ce que les Europens tentaient de faire de multiples faons depuis le dbut de la crise. Entre-temps, les ngociations sur lunion bancaire ont pris de lampleur, les acteurs respectifs tentant de trouver un accord sur la super-vision commune des banques, le rgime de rsolution et lharmonisation des systmes de garantie des dpts. Ce nest pas simple: une union bancaire euro-penne serait ltape la plus importante du projet europen depuis la cration de leuro14.

    Les ngociations longues et difficiles sur lunion bancaire ont essentiellement port sur deux questions videntes, savoir qui dcide et qui paye. Quelle sera la rpartition des tches entre les rgulateurs europens et nationaux? Qui pourra dcider de fermer ou de restructurer une banque juge insolvable, et le cas chant, dans quelles conditions et qui en paiera le prix?

    14. Nicolas Vron, Tectonic shifts: a status report on European banking union in Finance and Development, mars 2014

    http://veron.typepad.com/main/2014/03/tectonic-shifts-a-status-report-on-european-banking-union-in-finance-development.html

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    Les Europens ont parcouru un long chemin depuis les premiers renfloue-ments externes en Irlande et ailleurs jusquau renflouement interne plus rcent de Chypre, qui semble avoir cr un prcdent pour dautres pays. Les contribuables europens ne doivent pas payer pour les erreurs des banquiers: il sagit dun principe sain afin dviter lala moral, bien quil soit suivi de manire slective. lavenir, les actionnaires et les cranciers, voire les dpo-sants, devront assumer la plus grosse partie du fardeau si les choses se passent mal. Un fonds europen sera galement prvu pour mutualiser les risques.

    Mais tout cela concerne lavenir et comprend une longue priode de transition. Pendant cette priode intermdiaire, la spirale infernale entre des banques faibles et des tats faibles ne sera pas enraye; lhritage du pass se repor-tera ainsi sur les futures gnrations. Cela peut se comprendre du point de vue des cranciers potentiels. Pourquoi les pays solides sur le plan financier du centre accepteraient-ils de soutenir les banques (et les tats) faibles de la priphrie? Ils pourraient le faire sils taient convaincus que la mutualisation des risques tait la seule alternative crdible lannulation des dettes. Nous nen sommes pas encore l. Le cas chant, les conomies de la priphrie pourraient croupir pendant longtemps sous le poids de la dette, pieds et poings lis des banques sous-capitalises. Il ne sagit gure dun mariage heureux dans la zone euro.

    Pour ceux qui prfrent voir le bon ct des choses, lIrlande est un exemple encourageant. Le programme dajustement irlandais est dsormais termin et la troka a quitt Dublin, esprons-le, pour de bon. Au tout dbut de lanne 2014, lIrlande est revenue avec succs sur les marchs en empruntant un taux dintrt davant la crise; le Portugal suit. Sur les marchs financiers de nouveau inonds de liquidits, les capitaux commencent rapparatre la priphrie de lEurope et les taux des obligations chutent. Sagit-il des premiers signes de la fin dune crise qui aura eu tant de consquences douloureuses sur le plan conomique?

    Cest lobjectif et lespoir. Une Europe rforme et plus stable sur le plan financier pourra retrouver une croissance conomique saine. Les marchs rcompenseront les rformes et lassainissement budgtaire, et les investis-sements afflueront. Nen avons-nous pas dj vu les premiers signes? Cest ce questiment les optimistes, soutenus par leuphorie retrouve sur les marchs.

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    Mais cela peut-il durer? Il existe encore un endettement considrable, aussi bien au niveau priv que public, qui pend comme une pe de Damocls au-des-sus de la tte des tats, des banques, des entreprises et des particuliers euro-pens (voir graphiques 4 et 5). La dette prive demeure trs leve, notamment en Irlande, mais galement dans les pays ibriques et ailleurs, tandis que le niveau de la dette publique sest envol la suite des oprations de sauvetage des banques et de la baisse des revenus. Pour la zone euro dans son ensemble, le niveau de la dette publique a t proche de 100% du PIB en 2013, de 180% en Grce et de plus de 120% en Italie, au Portugal et en Irlande, aprs quatre ans daustrit et de rcession15.

    Lexprience passe indique que les situations de surendettement, la suite de longues priodes de formation dune bulle, se grent en combinant croissance, inflation et annulation de la dette ou dans le cadre de la rpression financire, selon le jargon moderne16. linverse, avec la dflation, une croissance nga-tive jusqu rcemment et des perspectives de croissance modestes, fragiles et ingales dans un avenir proche, un nombre lev de chmeurs qui risquent de ne pas retrouver de travail de sitt et lextrmisme politique qui gagne du terrain, ainsi que la monte en flche de la dette publique depuis le dbut de la crise et la dette prive qui demeure trs leve, lEurope semble compter sur un miracle pour faire face lavenir.

    Cest peut-tre le mieux quelle puisse faire vu les circonstances: continuer de gagner du temps, prparer lentement ses concitoyens la triste vrit, tout en se prparant (et priant pour) une future croissance solide qui, la manire dune vague, soulvera toutes les embarcations. Il peut sagir dune stratgie, mais entre-temps, les marchs financiers pourraient former une nouvelle bulle.

    15. Voir galement Zorst Darvas et al, The long haul: managing exit from financial assistance , Bruegel, fvrier 2014.16. Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, This Time is Different: Eight Centuries of Financial Folly, Princeton University Press, 2009.

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    2.3. De la russite, mais peu encline diriger

    Le terme de crise ne correspond pas prcisment lexprience vcue par lAllemagne ces dernires annes. Dans ce pays, le chmage a atteint des niveaux historiquement bas, la croissance est peut-tre faible, mais elle est glo-balement positive, le taux dinflation est trs bas, les finances publiques sont sous contrle et lactuel excdent de la balance des paiements courants est plus important que jamais. Aujourdhui, pour la plupart des Allemands, la crise co-nomique est quelque chose de terrible arriv aux autres; ils la trouvent nan-moins encore trop proche et regrettent quelle continue de faire la une, car cela les oblige prendre de grands risques en matire de crdit pour sauver leurs partenaires, dont certains (selon eux) ne mritent pas rellement dtre sauvs. Les Allemands ont aussi peur de perdre du terrain au profit dconomies mer-gentes vigoureuses et comptitives sur le plan international: la comptitivit est un argument puissant Berlin. Dautres pays cranciers, tels que lAutriche et la Finlande, ont des ractions semblables. Quant aux Pays-Bas, la situation sest complique quand la rcession a atteint leurs frontires.

    Les Franais, qui souhaitaient une union montaire afin dempcher lAlle-magne forte et runifie de dominer la scne europenne, se sont retrouvs, au final, avec le leadership ou lhgmonie de lAllemagne au sein de la zone euro. Cependant, si lancien prsident Mitterrand et ses conseillers avaient consult lhistoire de lintgration montaire europenne de plus prs, ils auraient peut-tre rflchi diffremment lpoque. Aprs tout, le systme dit du serpent dans le tunnel des annes 1970 et son successeur, le systme montaire euro-pen (SME), avaient tous deux fini par devenir des dispositifs de change grs par les Allemands. Ctait la premire fois que lAllemagne jouait ce rle depuis la fin de la Seconde guerre mondiale et ctait prcisment dans le domaine montaire17.

    Lors des prcdentes tentatives dintgration montaire au niveau europen, le leadership allemand na pas t le rsultat dun jeu de pouvoir ou dune strat-gie machiavlique. LAllemagne avait simplement la taille conomique, la com-ptitivit et la stabilit des prix apprcies des marchs. Quant aux autres pays participant aux dispositifs de change rgionaux du serpent et du SME, ils

    17. Loukas Tsoukalis, The Politics and Economics of European Monetary Integration, Allen & Unwin, 1977.

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    ont d choisir entre saligner sur la politique montaire allemande ou prendre leur autonomie. Pour les pays aux conomies de taille relativement modeste et ouvertes, tels que les pays du Benelux, qui sont trs dpendants de lconomie allemande, le choix sest limit devoir saligner. La France, elle, sest retrou-ve face un grand dilemme: sil lui tait trs difficile, sur le plan conomique, de suivre lexemple allemand et de saligner sur les priorits de la politique montaire allemande, il tait trs coteux, sur le plan politique, de renoncer un projet quelle avait tout fait pour lancer en premier lieu.

    LUEM a repos par la suite sur le prsuppos implicite que dautres pays euro-pens deviendraient comme lAllemagne, ou que les Allemands rejoindraient les autres pays europens mi-parcours en salignant sur leurs propres prio-rits. De nouveau, rien de tout cela ne sest produit. Le mcanisme institution-nel cr dans le cadre de la construction de Maastricht en vue de garantir la convergence conomique, condition pralable une union montaire durable, na tout simplement pas atteint ses objectifs. LAllemagne est devenue plus comptitive (et les ingalits se sont renforces sur le plan intrieur), certains pays ont suivi son exemple en considrant quils faisaient partie dune zone conomique dont elle tait le pivot, tandis que dautres se sont persuads, tort, que lunion montaire mnerait facilement la prosprit et les banques allemandes, notamment, leur ont prt des fonds, ce qui a galement contribu acheter des produits allemands. Cela semblait tre une bonne affaire pour toutes les parties concernes jusqu ce que la crise clate.

    Lexprience accumule au fil des dcennies montre que lAllemagne jouit dun important avantage structurel au sein du systme europen de taux de change fixes. Sa tai