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Le village byzantin : naissance d'une communauté chrétienne

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Page 1: Le village byzantin : naissance d'une communauté chrétienne

Monsieur Michel Kaplan

Le village byzantin : naissance d'une communauté chrétienneIn: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public. 21e congrès,Caen, 1990. pp. 15-25.

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Kaplan Michel. Le village byzantin : naissance d'une communauté chrétienne. In: Actes des congrès de la Société deshistoriens médiévistes de l'enseignement supérieur public. 21e congrès, Caen, 1990. pp. 15-25.

doi : 10.3406/shmes.1990.1572

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/shmes_1261-9078_1992_act_21_1_1572

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Michel KAPLAN

LE VILLAGE BYZANTIN :

NAISSANCE

D'UNE COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE

Le christianisme est né dans les cités, adapté à celles-ci. Il se trouve rapidement confronté à une double difficulté : la crise de la cité et la diffusion du christianisme dans les campagnes auxquelles son organisation n'est pas adaptée. La crise de la cité jouant un rôle décisif dans la naissance du village byzantin, quelle place l'Eglise occupe-t-elle dans celle-ci ?

Le terme de naissance peut paraître paradoxal, car on ne constate pas de modification radicale de l'habitat rural entre l'Empire romain tardif et l'époque byzantine : l'habitat groupé continue de prédominer dans les campagnes, les créations sont rares et les villages byzantins continuent les villages antiques1. Naissance ne désigne donc pas la création d'un être nouveau. Mais, dans l'Empire romain des IVe-Ve siècles, la cité est le cadre de la vie administrative, fiscale et religieuse. Sur ce triple plan, la campagne n'est qu'une dépendance de la ville, où résident les bénéficiaires des rentes, privées ou fiscales, tirées des zones rurales et de leurs villages.

Néanmoins, dès cette époque, la cité n'est plus vraiment toute-puissante. Surtout en Asie, les campagnes abondent en villages, souvent assez gros pour être qualifiés de « bourgades (kômaï) très grandes et peuplées »2,

1. Sur le village byzantin, implantation et habitat, cf. M. Kaplan, Les hommes et la terre à Byzance du Vf au XIe siècle : propriété et exploitation du sol, Paris, 1992 (Byzan- tina Sorbonensia, 10), p. 89-127.

2. Libanios, Discours sur les patronages, dans Libanius, Discours sur les patronages, texte traduit, annoté et commenté, éd. et trad. L. Harmand, Paris, 1955, c. 4, p. 14

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quasiment indépendantes de la cité3. A cette époque, deux types de villages se partagent les campagnes. Les uns, qui correspondent à l'appellation énoncée ci-dessus, sont en fait formés de paysans indépendants, essentiellement propriétaires, qui sont dits « soumis au même cens » (homokènsa), puisqu'ils sont directement redevables de l'impôt. Les autres ne sont ni grands ni très peuplés et appartiennent à un même maître ; ils sont très proches des domaines (chôria) appartenant aux grands propriétaires et qualifiés de « soumis à un même service » (homodoula).

A cette époque, la mise en valeur des grands domaines connaît, du moins en Orient, une évolution décisive. L'importance des terres cultivées par des esclaves ou des exploitants dépendants diminue au bénéfice des contrats de location de longue durée détenus par des agriculteurs indépendants au plan tant personnel et qu'économique et assez proches des petits propriétaires4. Le domaine donne naissance à un village de petits exploitants, qui conserve l'appellation de chôrion. La distinction entre home et chôrion s'estompe ; ce dernier terme s'impose pour désigner le village ; l'administration fiscale byzantine va en assurer la promotion. L'immense majorité des paysans byzantins étant maintenant des contribuables, l'État byzantin abandonne le système compliqué de la capitatio-jugaticr* au bénéfice d'une assiette reposant uniquement sur la quantité et la qualité de la terre6 ; il utilise le cadre géographique et humain qui regroupe les contribuables et le village devient une unité fiscale suppléant la défaillance de la cité. La mise en place du système occupe le VIIe siècle7.

La communauté villageoise existe donc avant que l'État byzantin ne l'utilise, parce que l'habitat groupé et certaines pratiques communes y invitent. Dans le contexte de la relative égalité de condition socio-économique des villageois se dégage une élite à laquelle vient tout naturellement s'agréger le clergé. C'est dans ce cadre que nous situons la question essentielle à notre propos : comment s'effectue l'entrée du christianisme dans

3. Cf. l'étude de G. Dagron, « Entre village et cité : la bourgade rurale des IV*-Vir siècles en Orient », Koinônia, 3 (1979), p. 29-52, repris dans La romanité chrétienne en Orient, Londres, Variorum Reprints, 1984, VII. Un autre discours de Libanios décrit le réseau des foires qui tournent sur toute l'année entre les kômai qui entourent Antioche, ainsi à même de se passer de la grande métropole : Libanios, Orationes, dans Libanios, Opera, éd. R. Fôrster, rééd. Leipzig, 1963, t. 12, p. 517 ; commentaire de ce texte par R. Martin dans A.-J. Festugière, Antioche païenne et chrétienne : Libanius, Chrysostome et les moines de Syrie, Paris 1959, p. 52-53.

4. On trouvera l'étude de ce processus dans M. Kaplan, Les hommes et la terre, cité supra, n. 1, p. 161-166.

5. Cf. en dernier lieu W. Goffart, Caput and Colonate, Towards a History of Late Roman Taxation, Toronto, 1974.

6. Étude du système fiscal byzantin dans N. Svoronos, « Recherches sur le cadastre byzantin et la fiscalité aux XF-XIr siècles : le cadastre de Thèbes », BCH, 83 (1959), p. 1- 166. Repris dans Etudes sur l'organisation intérieure, la société et l'économie de l'Empire Byzantin, Londres, Variorum Reprints, 1973, III.

7. N. Oikonomidès, « De l'impôt de distribution à l'impôt de quotité à propos du premier cadastre byzantin (T-9C siècle) », Zbornik Radova Vizantoloskog Instituta, 26 (1987), p. 9-19.

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le village pour faire de celui-ci, à l'époque byzantine, une unité religieuse ?

L'Église procède de façon empirique, du domaine connu (la cité) vers l'inconnu (le village). Présente d'abord dans les cités, elle adopte, autour de l'évêque, le cadre municipal ; le territoire de celles-ci, urbain et rural, constitue le ressort de juridiction de l'évêque, souvent appelé paroikia*. Mais le christianisme se répand massivement dans les villages orientaux au cours du IVe siècle. S 'appuyant sur le réseau des bourgades, l'Église développe l'institution du chôrévêque, clerc qui n'est pas vraiment doté de la consécration épiscopale, mais peut délivrer les sacrements, y compris ordonner des prêtres, et sillonne la campagne. Les chôrévêques deviennent nombreux et tendent à organiser à leur profit de véritables circonscriptions territoriales indépendantes9. Aussi, les évêques, jaloux de leurs prérogatives et soucieux de conserver le cadre municipal, réagissent-ils. Dès la fin du IVe siècle, en Orient, les chôrévêques sont privés de leur assise territoriale et de leurs prérogatives en matière de nomination des clercs villageois ; ils sont remplacés par de simples périodeutes (« visiteurs ») qui, souvent, ne sont pas même prêtres10. Cette tentative de découpage territorial de l'évêché a échoué ; l'Église n'hésite pas à ériger en évêché une bourgade médiocre, mais ne parvient pas à créer de circonscriptions intermédiaires. L'organisation du christianisme dans le village se fait donc sur le terrain, car le village est un cadre religieux naturel.

Des fêtes religieuses villageoises existent bien avant le christianisme et celui-ci les assume plus ou moins bien. Ainsi, au VIe siècle, à Apoukoumis, village situé à une centaine de km à l'Ouest d'Ancyre, la communauté villageoise a égorgé un boeuf pour le manger ; mais celui-ci est habité par un démon et tous ceux qui ont participé au festin sont menacés de mourir. Il s'agit sans doute d'un sacrifice pré-chrétien qui se maintient dans ce village chrétien ; d'ailleurs, une partie des villageois, pru-

8. Cf. infra la discussion sur ce terme. 9. Basile de Césarée, dans sa correspondance, nous a laissé un tableau saisissant de ses

démêlés avec ses chôrévêques, qui étaient une cinquantaine ; cf. B. Gain, L'Église de Cappadoce au IVe siècle d'après la correspondance de Basile de Césarée, Rome, 1985, p. 94-100.

10. Sur les chôrévêques et les périodeutes, cf. en dernier lieu D. Feissel, « L'évêque, titres et fonctions d'après les inscriptions jusqu'au Vif siècle », dans Actes du Xi congrès international d'archéologie chrétienne (1986), Rome, 1989 (Collection de l'École Française de Rome, 123), p. 814-818. Bon exemple de périodeute dans la vie de Syméon Stylite l'Ancien par Theodoret de Cyr, dans son Histoire des Moines de Syrie ; le saint avertit de son intention de s'enfermer complètement dans une maisonnette de la bourgade de Télanissos où il vit depuis trois ans un nommé Bassos, périodeute « qui fait la tournée des villages pour visiter les prêtres des villages » : Theodoret de Cyr, Histoire des moines de Syrie, XXVI, c. 7, éd. et trad. P. Canivet, A. Leroy-Molinghen, Paris, 1979 (Sources Chrétiennes, 257), t. 2, p. 172 ; l'auteur utilise par deux fois, intentionnellement, le terme kômè.

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dents, se sont abstenus du festin et peuvent ainsi solliciter le secours de Théodore de Sykéôn en faveur de leurs compagnons. On notera d'ailleurs que le « maire » est le seul à refuser l'intervention du saint11. Dans la région de Myra, en Lycie, où opère vers la même époque Nicolas de Sion, le christianisme et son saint assument totalement le sacrifice. Après la peste, Nicolas se rend à l'oratoire de Traglassos, y sacrifie une paire de boeufs et organise lui-même le festin ; puis il effectue une véritable tournée des villages alentour, qu'il renouvelle deux ans plus tard. A chaque fois, il rassemble tout le peuple du village avec son clergé, sacrifie une paire de boeufs et organise un festin où il utilise les provisions de pain et de vin qu'il a apportées du monastère. Celles-ci sont naturellement insuffisantes, et Nicolas doit en opérer la multiplication ; il mélange ainsi le sacrifice pré-chrétien assumé par la religion nouvelle et des miracles évangéliques12.

La vie de Nicolas de Sion montre le clergé présent dans chaque village. Dès le IVe siècle, les pères de l'Église encouragent une politique volontaire d'implantation dans les campagnes. Ainsi, dans une de ses homélies, Jean Chrysostome explique aux propriétaires que, au lieu des forums et des bains, ils feraient mieux d'édifier une église dans chaque domaine. Nombre d'entre eux se dérobent et préfèrent des équipements susceptibles d'attirer une main d'oeuvre très précieuse et mobile ; ils arguent qu'il existe déjà une église sur le domaine voisin et que ce serait une dépense de peu de rapport, puisqu'il faudrait entretenir le desservant. A cela, Jean répond que le fondateur sera assuré de la postérité et des prières post mortem, mais surtout que l'église et son clergé seront très utiles à la paix des agriculteurs et offriront au domaine la sécurité, bref, fourniront à la masse rurale un encadrement13. Cette exhortation a pu être suivie d'effet, comme le montre l'exemple du prêtre du village de Basileia, près d'Antioche, au VIe siècle, qui obtient un miracle de Syméon Stylite le Jeune ; ses maîtres, riches et célèbres, mais incroyants, se moquent de lui, ce dont ils seront punis ; l'église de Basileia est bien domaniale et le prêtre a pour maîtres les propriétaires14.

Dans les villages de propriétaires, l'initiative vient des villageois. Ainsi, dans ce village libanais du Ve siècle, encore païen, dans lequel se rend le futur évêque de Carrhes, Abraamès, avec quelques compagnons. Au moment où les villageois, importunés par de continuelles psamoldies, s'apprêtent à les chasser, survient un percepteur ; Abraamès se porte cau-

11. Vie de Théodore de Sykéôn, éd. A.-J. Festugière, Bruxelles, 1970 (Subsdia Hagio- graphica, 48), c. 143, p. 113.

12. Vie de Nicolas de Sion, dans The life of Saint Nicholas of Sion, éd. et trad. I. et N. Sevcenko, Brookline, Massachusetts, 1984, c. 54-57, p. 84-90.

13. Jean Chrysostome, Homélie 18 sur les actes des Apôtres, c. 4 et 5, PG 60, col. 147-148.

14. Vie de Syméon Stylite le Jeune, dans La vie ancienne de S. Syméon Stylite le Jeune, éd. P. Van den Ven, Bruxelles, 1962 (Subsidia Hagiographica, 32.1), c. 231, p. 204-205.

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tion et les paysans reconnaissants lui demandent de devenir leur patron. Le saint homme n'accepte que s'ils se convertissent et construisent une église, dont il devient le prêtre .

Dès la fin du IVe siècle, la législation constate que l'appel de Jean Chrysostome a été, tout compte fait, entendu, car le législateur se préoccupe du nombre et de la provenance des clercs. Dans les villages domaniaux comme dans ceux peuplés de propriétaires, ils viennent souvent d'ailleurs, ce qui rend délicate la perception de l'impôt ; la loi prescrit que les clercs soient originaires de l'endroit où l'église a été instituée. De plus, l'effectif du clergé de chaque village est souvent disproportionné à la taille ou à la renommée de celui-ci ; il conviendra donc que l'évêque décide du nombre de clercs ordonnés pour les églises de chaque village16. Les villages, ou du moins nombre d'entre eux, sont alors devenus des communautés chrétiennes et le christianisme une de leurs composantes essentielles.

Pour autant, allons-nous trouver une église par village et un village par église ? Dans la Syrie du Nord des Ve- VIe siècles, l'on pouvait trouver des exemples d'agglomération rurale sans église ; ainsi, les villages du Massif du Bélus de Quatura et Refade en sont dépourvus, mais un monastère se trouve à mi-distance, avec une église et un petit village domanial à côté. Au contraire, à quelques km de là, le village de Taqli, lui aussi une communauté de petits agriculteurs, possède une basilique de 18,5 m sur 11,5 m17. Parmi les villages de la montagne lycienne, ceux que parcourait Nicolas de Sion, étudiés sur une période plus longue18, certains ont plusieurs églises. Ainsi, Alakilise, village de montagne19, voit sa basilique à 3 nefs de 30 m de long reconstruite en 812, mais compte trois autres chapelles de petite dimension (longueur : 5, 9 et 1 1 m) ; celui de Muksar possédait une église d'assez grande taille, dont l'abside mesurait 7,75 m de diamètre, et une chapelle de 8 m de long.

Le village galate de Sykéôn, relais de poste à l'entrée d'un pont qui franchit le Sibéris, récemment construit sur la route d'Ancyre à Constantinople, tient la vedette dans la vie de son rejeton le plus célèbre,

15. Théodoret de Cyr, Histoire des moines de Syrie, éd. citée supra, n. 10, t. 2, Paris, 1979 (Sources Chrétiennes, 257), p. 34-40.

16. Loi de 398 d'Arcadius et d'Honorius, C. J. I, 3, 11, éd. P. Krûger, W. Kunkel, Berlin, 1958, p. 19-20.

17. Cf. G. Tchalenko, Les villages antiques de Syrie du Nord : le massif du Bélus à l'époque romaine, Paris, 1953-1958, t. 1, p. 193-201.

18. R. M. Harrison, « Churches and Chapels in central Lycia », Anatolian Studies, 13 (1963), p. 126-136.

19. Sur le village d'Alakilise, cf. M. Kaplan, Les hommes et la terre, p. 108.

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Théodore20 ; avec ses 5 à 600 habitants, il ne compte pas moins de 4 édifices religieux. A huit ans, Théodore accompagne le cuisinier de l'auberge familiale, qui fait la tournée des églises (ekîdèsiaï) ; il y reçoit la communion, sans que l'on puisse savoir s'il le fait dans toutes. Dans l'église principale, dédiée au saint martyr Gémellos, on enterrera Despoina, tante du saint. Le village compte deux oratoires (euktèria), celui de saint Jean- Baptiste et celui du saint martyr Christophore où Théodore apprend les psaumes ; enfin, dès l'âge de 8 ans, le saint, au lieu de déjeuner, commence à monter au martyrion de saint Georges. Il existait peut-être un clergé pour la desserte de chacun de ces édifices.

Le clergé d'un village constitue une entité ; les sources multiplient à son propos les expressions comme « les clercs (ou « le clergé ») du village de n... ». Nous l'avons déjà constaté lors de la tournée des sacrifices de Nicolas de Sion. En une autre occasion, le village d'Arnabanda a vu toutes ses sources taries ou polluées ; tous les habitants décident de faire appel au saint, mais ce sont les clercs qui vont le quérir et le ramènent. Durant cette intervention, Nicolas redonne vie à la source tarie du lieu dit ta Kaisarou ; les clercs lui ont raconté l'histoire ; il déplace tout le village, du plus petit au plus âgé, et se met à creuser pour retrouver la source ; mais il laisse l'un des clercs du village achever le travail21.

Le clergé villageois est donc relativement nombreux. Ainsi, Basile de Césarée se plaint à ses chorévêques de ce qu'ils ont ordonné n'importe qui : « Bien que l'on compte beaucoup de clercs dans chaque village, aucun n'est digne du service de l'autel... Je vous écris pour que vous m'envoyiez la liste de ceux qui desservent chaque village, par qui chacun a été introduit et quelle est sa vie ». Basile pourra ainsi comparer avec la liste prototype déposée à Césarée22. Au départ, néanmoins, il n'y a, semble-t-il, qu'un seul prêtre par village ; il est donc le chef de cette mini- congrégation de diacres, sous-diacres et lecteurs : ainsi Abraamès et ses compagnons. Vies de saints, papyrus et inscriptions regorgent d'exemples de personnages appelés « le prêtre du village de n... »

Comme on l'a vu avec l'exemple d'Arnabanda, les clercs servent de députés, de représentants du village, d'intermédiaire avec le maître du village domanial ou avec l'autorité publique, par exemple fiscale, dans le cas d 'Abraamès. En Egypte, prêtre et diacre du village signent la matrice fiscale23. Les clercs sont donc des cadres naturels du village et l'appartenance au clergé est un moyen d'ascension sociale pour des paysans. Mais cette

20. Vie de Théodore de Sykéôn, citée supra, n. 1 1 , passim. 21. Vie de Nicolas de Sion, citée supra, n. 12, c. 20-21, p. 38-42. 22. Saint Basile, Lettres, éd. et trad. Y Courtonne, t. 1, Paris, 1957 (Collection des

Universités de France), lettre 54, p. 140. Entrer dans les ordres permet d'éviter le service militaire.

23. Cf. E. Wipszycka, Les ressources et les activités économiques des églises en Egypte du IVe au VIIIe siècle, Bruxelles, 1974 (Papyrologica Bruxellensia, 10), p. 169.

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ascension reste limitée : l'épiscopat est rarement ouvert au clergé villageois.

Le clergé est donc parfaitement intégré à la société villageoise byzantine qui se met alors en place. En théorie, il devrait être entretenu24 : par l'évêché pour les églises qui dépendent de lui, sous forme d'une rente (diariori) ou des revenus de biens (klèratikon) ; par les fondateurs et leurs héritiers pour les églises privées. Justinien subordonne la fondation de celles-ci à la dotation pour l'entretien25. Les documents d'archives montrent exactement le contraire. Dans les papyrus, les dotations foncières attachées à une église locale sont tardives ; au contraire, de nombreux clercs de village sont de modestes propriétaires ou locataires travaillant de leurs mains dans les champs ; on les voit prendre à bail des terres pour les travailler ou vendre leur production sur pied26. Le phénomène trouve une entière confirmation dans les documents des Xe-XIc siècles. Ainsi les sigillia accordant des privilèges à l'église d'Ochrida après l'annexion de la Bulgarie par Basile II mentionnent les clercs et les parèques parmi les dépendants de l'archevêché d'Ochrida et de ses suffragants : les villages qui forment la dotation foncière de l'église bulgare sont donc peuplés de parèques et leurs clercs ressortissent à une condition voisine . Les archives de l'Athos regorgent d'actes mentionnant des terres héritées de prêtres ou vendues par eux. L'acte n° 15 du monastère d'Ivirôn, en date de 1008, fournit une sorte de condensé de cette situation. Pour faire reconnaître une donation à son profit, le monastère invoque le témoignage du prêtre Jean Sphésditzis, qui a failli acheter ce lopin, du prêtre Paul Plabètzis, qui a travaillé cette terre comme métayer et de l'archidiacre Constantin, qui en est alors métayer28.

Dans le village byzantin, les membres du clergé sont donc avant tout des paysans qui ont reçu les ordres ; cela explique leur nombre élevé, car il s'agit d'un clergé à temps partiel. Partageant la condition de petit propriétaire, locataire ou parèque des autres agriculteurs, ils sont parfaitement intégrés, pour ne pas dire trop, à la société villageoise. La mise en place du clergé villageois accompagne la mise en place des autres facteurs, sociaux et administratifs, constitutifs de ce village ; sa présence est bien in-

24. Étude complète de l'entretien du bas-clergé byzantin dans E. Hermann, « Die kirchlichen Einkûnfte des byzantinischen Niederklerus », Or. Chr. Periodica, 8 (1942), p. 379-442.

25. Justinien, Novelle 123, c. 8, éd. R. Schoell, G. Kroll, W. Kunkel, 6e éd., Berlin, 1959, p. 601 et novelle 131, c. 8 et 14, p. 657-658 et 663. Pour une analyse d'ensemble de ces textes, cf. M. Kaplan, Les propriétés de la Couronne et de l'Eglise dans l'Empire byzantin (Ve -Vf siècles), Paris, 1976 (Byzantina Sorbonensia, 2).

26. Cf. E. Wipszycka, Les ressources... , cité supra n. 23, p. 161-162. 27. Le texte des sigillia est publié par H. Gelzer, « Ungedrûckte und wenig bekannte

Bistûmerverzeichnisse der orientalischen Kirche, II », BZ, 2 (1893), p. 42-46. 28. Actes d'Ivirôn, éd. J. Lefort, N. Oikonomidès, D. Papachryssanthou, H.

Metrevelli, Paris, 1985 (Archives de l'Athos, 14), n° 15, p. 188-189 ; cf. M. Kaplan, Les hommes et la terre..., c. 6.

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dissociablement liée à la naissance du village byzantin. Pour autant, ce lien ne donne pas naissance à une unité territoriale clairement définie, à une véritable paroisse.

Ce problème de la paroisse a été récemment étudié pour Constantinople par G. Dagron29. Dans la capitale, la distinction entre les oratoires {euktèrioi oikoî) et églises publiques, ou « catholiques » (katholikai ekklèsiaï) demeure peu claire ; le fidèle n'est qu'occasionnellement lié à l'église la plus proche de son domicile comme s'il en relevait territoriale- ment ; il choisit librement son lieu de culte en fonction du saint qu'il révère plus particulièrement, dont il désire fréquenter le sanctuaire. Constantinople n'est donc pas quadrillée en paroisses ; toutefois, cette possibilité de choix résulte de la concentration sur une espace réduit d'un grand nombre d'établissements et ne peut se retrouver telle quelle dans les campagnes.

Législation et droit canonique opposent au départ l'église « catholique », c'est-à-dire générale ou publique, et l'oratoire. La première est de fondation et de gestion épiscopale ; elle désigne non seulement l'église cathédrale, mais toutes les églises dont l'évêché devait assurer la desserte et l'entretien ; le second est fondamentalement une fondation privée. La novelle 58 promulguée en 537 par Justinien et intitulée « que la sainte messe ne soit pas célébrée dans les maisons privées » stipule que chacun peut avoir un oratoire dans sa maison, mais qu'on ne peut y célébrer la messe sauf si l'on y invite un prêtre qui y aura été autorisé par l'évêque30 ; quand l'oratoire sert d'église, c'est par délégation de l'église «catholique». On retrouve les mêmes dispositions dans le canon 31 du concile in Trullo de 69231 ; celui-ci laisse entrevoir que la messe s'était déjà banalisée dans les oratoires ; le canon 59 du même concile réserve le baptême aux églises « catholiques »32.

Dans la vie de Théodore de Sykéôn, l'opposition est assez nette entre l'église de saint Gémellos, qui est l'église à la fois principale et publique, et les autres établissements ecclésiastiques, oratoires ou martyria, encore que les privilèges liturgiques de la première ne soient pas clairs. Lorsque le saint est appelé par les habitants du village de Mazamia, il loge dans

29. G. Dagron, « Constantinople, Les sanctuaires et l'organisation de la vie religieuse », Actes du Xf congrès international d'archéologie chrétienne (1986), Rome, 1989 (Collection de l'École Française de Rome, 123), p. 1080-1085. L'auteur s'appuie sur une partie des textes que nous citons ci-dessous.

30. Justinien, novelle 58, éd. citée supra n. 25, p. 314-315 ; ces prescriptions sont reprises dans la novelle 131 de 545, au c. 8, p. 657-658.

31. K. Rhallès, M. Potlès, Syntagma kanonôn, t. 2, Athènes, 1852, p. 371-372. 32. Ibid., p. 438-439.

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l'« église catholique» de saint Eirènikos et y dit la messe le lendemain matin33.

Néanmoins, les hésitations de l'hagiographe comme l'inquiétude perceptible tant dans la législation de Justinien que dans les actes du concile in Trullo trahissent une tendance irrésistible à l'affaiblissement de cette distinction. L'Église hésite pour deux raisons : d'abord elle craint de voir les églises publiques dépossédées de leurs activités et, partant, de leurs ressources ; ensuite, en une période où les hérésies foisonnent, elle tient au contrôle de l'orthodoxie des desservants, que l'évêque est le mieux à même d'exercer. Elle ne peut toutefois résister très longtemps à la pression des fidèles, aussi bien aristocrates que paysans, fondateurs d'oratoires qui sont parfois le seul lieu de culte du village, pour que les églises privées obtiennent le même statut que les églises publiques au plan de la desserte. A la fin du IXe siècle, les novelles 4 et 15 de Léon VI constatent cette demande et, considérant que l'hérésie n'est plus à redouter, autorisent les prêtres, éventuellement venus de l'église publique voisine, à célébrer la messe et même le baptême dans les oratoires appartenant tant aux puissants qu'aux faibles34.

Le danger relevé plus haut se manifeste bientôt ; les églises publiques sont délaissées au profit des oratoires privés, parfois situés dans les maisons et plus proches des fidèles. En janvier 1028, le patriarche Alexis Stoudite interdit de délaisser les églises publiques pour célébrer messe, baptême et mariage dans les oratoires des puissants. Rien n'y fait et les église publiques manquent bientôt de desservants qualifiés ; dans son édit portant réforme du clergé, l'empereur Alexis Comnène, à la fin du XIe siècle, doit prescrire « d'ordonner des prêtres qualifiés pour les églises publiques des villages »36.

En même temps que s'affirme le village byzantin s'efface la distinction entre église publique et oratoire privé au profit d'une église villageoise, desservie par le clergé villageois, au bénéfice de la population villageoise. D'ailleurs, l'expression « église catholique » est presque totalement absente des archives athonites ou bien, comme dans l'acte n° 15 d'Ivirôn cité plus haut, désigne la cathédrale de l'évêché voisin, Hiérissos. La question se pose donc de savoir comment s'appelle la circonscription correspondant au village.

33. Vie de Théodore de Sykéon, c. 36, p. 32. 34. Léon VI, novelles 4 et 15, dans Novelles de Léon le Sage, Texte et traduction, éd.

et trad. P. Noailles, A. Dain, Paris, 1944, p. 20-25 et 58-61. 35. Grumel, Regestes n° 835 ; éd. K. Rhallès, M. Potlès, cité supra n. 30, t. 5,

Athènes 1855, p. 31-32. 36. P. Gautier, « L'édit ^'Alexis Ier Comnène sur la réforme du clergé », Revue des

Études Byzantines, 31 (1973), p. 165-202.

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Aucun texte législatif ni canonique n'organise de subdivision de l'évêché byzantin ; le terme paroikia signifie territoire et désigne d'abord le ressort episcopal37, donc le diocèse, et plus généralement toute communauté chrétienne soumise à une autorité unique : évêque, chôrévêque, prôtoprêtre dans une bourgade. Il désigne donc non pas une subdivision, mais au contraire l'autorité spirituelle unique. Toutefois, dès les Ve-VIe siècles s'esquisse un glissement sémantique vers le sens de paroisse. Déjà, le vocabulaire de Basile de Césarée marque une hésitation. En général, le terme désigne l'évêché38, mais, dans une lettre, Basile expose qu'il « existe un clergé dans toute paroikia de Dieu »39 ; dans une autre, il oppose le clergé de la cité à celui de la paroikia40. En 451, le concile du Chalcédoine, dans son canon 17, prescrit « que dans chaque province, les paroikiai agricoles ou campagnardes ne soient pas inquiétées par les évêques qui les détiennent» . A la fin du siècle, Théodoret, métropolite de Cyr, explique comment, en 26 ans de mandat, il a extirpé l'hérésie de son ressort ; il a reçu la charge pastorale de 800 églises : c'est le nombre des paroikiai que comporte la cité de Cyr42. Au siècle suivant, près d'Antioche, le prêtre du village de Kassa, qui a insulté Syméon Stylite le Jeune, est possédé d'un démon ; il ne peut plus lire l'Évangile ni dire la messe ; à la fin, la paroikia de son église se révolte contre lui43 ; on retrouve la même histoire dans le village proche de Paradeisos, où les gens de la circonscription (perioikis) se lamentent sur l'indisponibilité de leur prêtre44. Dans la vie de Spyridon, évêque de Trimithonte de Chypre, écrite au VIIe siècle, Jean, prêtre et moine du monastère chypriote de Symbolon, rencontre à Alexandrie un compatriote et ami, « diacre de la sainte église de Dieu de la paroikia de Polémion », comprise dans l'évêché d'Akrotèrion, d'où il est originaire45.

Le terme paroikia évolue donc naturellement vers le sens de paroisse, au moins dans le vocabulaire courant ; mais cette signification reste vague faute de formalisation réglementaire ou canonique. A un certain moment, impossible à cerner, l'évolution s'arrête et le terme a disparu au moment où nous possédons des documents d'archives ; on dit alors « l'église du

37. Saint Basile, Lettres, n° 237, éd. citée supra n. 22, t. 3, p. 55. 38. B. Gain, L'Église de Cappadoce, cité supra n. 9 ; cf. Saint Basile, Lettres, n° 204,

c. 5, t. 2, p. 180. 39. Dans la même lettre, au c. 4, p. 176. 40. Saint Basile, Lettres, n° 240, t. 3, p. 64. 41. K. Rhallès, M. Potlès, t. 2, p. 258. 42. Théodoret de Cyr, Correspondance, t. 3, éd. et trad. Y. Azéma, Paris, 1965

(Sources chrétiennes, 111), n° 113, p. 62. 43. Vie de Syméon Stylite le Jeune, éd. citée supra n. 14, c. 239, p. 214-215. 44. Ibid., c. 116, p. 95. 45. Vie de Spyridon, évêque de Trimithonte, dans La légende de Spyridon, évêque de

Trimithonte, éd. P. Van den Ven, Louvain, Bibliothèque du Muséon, 1953, c. 20, p. 81- 82. Ce diacre deviendra plus tard prêtre et mourra en 649 après la prise de Chypre par les Arabes {ibid., p. 90-91).

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village ». La création d'une entité chrétienne villageoise accompagne l'évolution sociale et juridique qui crée le village byzantin ; celui-ci est bien une communauté chrétienne avec son clergé et cet aspect religieux contribue à renforcer la cohérence du village. Mais la vigueur sociale de la communauté villageoise est telle que son aspect ecclésiastique ne donne pas naissance à une circonscription : le vocabulaire administratif et géographique (le village) l'emporte sur le vocabulaire ecclésiastique (la paroisse).