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SÉNEVÉ NOËL 2013 LE VISAGE

LE VISAGE - eleves.ens.fr · que dire de ce Sénevé ? Faisons profil bas et reconnaissons d'emblée que de cette Face, il ne donnera que quelques facettes. Pierre Videment. SOMMAIRE

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  • SNEVNOL 2013

    LE VISAGE

  • Snev

  • Snev est le journal de l'aumnerie de l'Ecole Normale Suprieure

    Le Royaume des Cieux est semblable un grain de snev quun homme a pris et sem dans son champ. Cest bien la plus petite de toutes les graines, mais, quand il a pouss, cest la plus grande des plantes potagres, qui devient mme un arbre, au point que les oiseaux du ciel viennent sabriter dans ses branches. (Mt 13 3132)

  • Snev

    Le Visage

    Nol 2013

  • DITORIAL

    Car au fond, qu'est-ce que le christianisme sinon une religion du visage ?

    En lui donnant un regard tourn vers le ciel, Dieu offrait peut-tre l'homme son cadeau le plus prcieux : dbarrass de sa gueule premire, l'homme se parat d'un visage. Et quoi de plus beau, de plus expressif, qu'un visage ? Mais l'homme n'avait pas compris : aveugl par le soleil, il tournait les yeux vers l'eau, vers le miroir, et devint Narcisse. Dieu envoya alors son propre Visage parmi les tres dous de visage.

    Et quel Visage ! Il est la fois celui que Mose contemplait, celui que les prophtes annonaient. Il est encore celui que l'artiste cherchera en vain reprsenter, cette fin de l'art. Mais il est aussi celui qui nous rassemble, fait de nous des tmoins, et nous implique inexorablement : il est le Suaire, l'Eucharistie, et lglise. Une vie entire ne suffirait saisir ce Visage, comprendre ce mystre. Et que dire de ce Snev ? Faisons profil bas et reconnaissons d'emble que de cette Face, il ne donnera que quelques facettes.

    Pierre Videment

  • SOMMAIRE

    Ces visages que la Bible donne voir..........................................................................................11

    D'une transfiguration l'autreP. Florent Urfels...............................................................................................................12

    Le visage dans l'Ancien TestamentMalouine de Dieuleveult..................................................................................................19

    Cheveux et poils dans la BibleQuentin Delacout............................................................................................................25

    Regards croiss sur le Saint Suaire.............................................................................................31

    Le Suaire de Turin : approche historiqueJean-Benot Boulle..........................................................................................................32

    Le Suaire de Turin : approche scientifiqueValentine Verzat...............................................................................................................37

    La dvotion la Sainte FaceSundar Ramanadane.......................................................................................................40

    Le visage reprsent : visage peint et dpeint ...........................................................................47

    L'icne dans la spiritualit byzantineMathilde Hallot...............................................................................................................48

    Le visage du charpentier : Ben Hur de L. WallaceMathilde Prvost.............................................................................................................54

    Les elfes ont-ils les oreilles pointues ?Elisabeth Vuillemin et Guillaume Dubach......................................................................62

    Mditations sur le visage................................................................................................................71

    Adoration liturgique et vision batifiqueVincent Cinotti.................................................................................................................72

    La grce sanctifiante, ressemblance de la face de Jsus-ChristFranois Hou...................................................................................................................77

    Rflexions philosophiques sur le concept de visageThomas Gay....................................................................................................................82

  • Visages actuels de l'glise ............................................................................................................91

    Facettes de l'glise catholique d'AngleterreElla Johnson....................................................................................................................92

    Le visage de l'glise du bout du mondeXavier Lachaume.............................................................................................................94

    Trois visages de l'aumnerieAlexandre Cameron.......................................................................................................104

    Partenaires ...................................................................................................................................109

  • Ces visages

    que la Bible donne voir

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  • D'une transfiguration l'autre

    P. Florent Urfels

    Les vangiles synoptiques rapportent tous les trois une curieuse manifestation de Jsus Pierre, Jacques et Jean, sur une montagne de Galile1.

    Six jours aprs, Jsus prit avec lui Pierre, Jacques et son frre Jean, et il les conduisit lcart sur une haute montagne. Il fut transfigur devant eux ; son visage resplendit comme le soleil et ses vtements devinrent blancs comme la lumire. (Mt 17 1-2 ; cf. Mc 9 2-3 ; Lc 9 28-29)

    Depuis au moins saint Lon le grand, cet pisode est appel transfiguratio par les latins2. Le terme est suggr par le texte vanglique lui-mme qui emploie, selon Matthieu et Marc dans la version de la Vulgate, la tournure passive transfiguratus est. Loriginal grec voque pour sa part une mtamorphose de Jsus : (metemorphoth).

    Sens du rcit

    Mta-morphoser, cest--dire changer de (morph), passer dune une autre. Contrairement lemploi aristotlicien du mot la raison intrieure organisatrice du vivant devenu courant en thologie scolastique, la ou forma connote dabord lapparence extrieure de ltre, sa plastique, sa figuration. La mtamorphose nimplique donc pas, par elle-mme, de transformation ontologique profonde mais plutt une apparition sous un aspect inhabituel, non-ordinaire. Les rcits mythologiques grecs abondent en mtamorphoses de dieux qui prennent une apparence humaine, animale ou mme vgtale, trompant les sens des hommes pour mieux accomplir leurs desseins. Le modle du genre est fourni par le dieu marin Prote qui, dans lOdysse, se transforme successivement en lion, en serpent, en lopard, en cochon, en eau et en arbre, tout cela pour chapper Mnlas et ses questions. En sens contraire, les cultes mystres promettaient leurs adeptes une mtamorphose divine selon un parcours initiatique rvl en filigrane par le livre XI des Mtamorphoses dApule. Mtamorphoses descendante (du dieu lhomme) et ascendante (de lhomme au dieu) pouvaient aussi se couler dans un discours plus philosophique, faisant fond sur la mtempsychose pythagoricienne et surtout la mystique noplatonicienne.

    Ce nest pas un hasard si saint Luc, pagano-chrtien crivant pour des pagano-chrtiens, a vit le verbe trs connot (mtamorpho) dans son rcit de la Transfiguration3. Lui prfrant la priphrase : laspect de son visage devint autre (Lc 9 28), il vite toute mprise chez un lecteur ventuellement tent par le rapprochement avec les rcits mtamorphiques paens du genre

    1 La tradition chrtienne la identifie au Mont Thabor. On pourrait penser aussi au Mont Hermon mais, comme nous le verrons, cest lassociation au Mont Sina plus que sa localisation prcise qui commande lintelligence du rcit.

    2 LON LE GRAND, Sermon 51, Sources Chrtiennes 74, Cerf, Paris, 1961, p. 17 : cette transfiguration avait surtout pour but dter du cur des disciples le scandale de la croix.

    3 Frquent dans la mythologie grecque, ce verbe napparat dans le lexique religieux juif quavec Philon et Paul. Cf. J. BEHM, Metamorpho , dans TWNT, t. IV, p. 763-765.

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  • des Mtamorphoses dOvide4. La sobrit lucanienne esquive galement la comparaison du visage de Jsus avec le soleil que lon trouve chez Matthieu (mais pas chez Marc). Le nimbe, ce disque solaire entourant la tte des rois et des dieux, est en effet un thme paen aussi commun que la mtamorphose5. Il reprsente les qualits suprieures manant des personnages hors du commun : sant, force physique, valeur militaire, beaut corporelle, vertu morale, dont aucune lexception de la dernire nest vraiment approprie au Christ par le rcit vanglique.Si saint Matthieu, par bien des cts le plus Juif de nos vanglistes, na pas eu les mmes scrupules, cest quil pouvait supposer que son lecteur reconnatrait immdiatement une allusion un clbre pisode de lExode. Il sagit du renouvellement de lAlliance aprs le pch du veau dor, lorsque Mose redescend du Mont Sina avec en mains les nouvelles tables de la Loi.

    Mose ne savait pas que la peau de son visage rayonnait parce quil avait parl avec YHWH. Aaron et tous les Isralites regardrent Mose et virent que la peau de son visage rayonnait. Ils eurent alors peur de sapprocher de lui. Mose les appela. Aaron et tous les chefs de lassemble vinrent vers lui et il leur parla. Aprs cela, tous les Isralites sapprochrent et il leur donna tous les ordres quil avait reus de YHWH sur le mont Sina. Lorsque Mose eut fini de leur parler, il mit un voile sur son visage.Quand Mose entrait dans la prsence de YHWH pour parler avec lui, il retirait le voile jusquau moment o il ressortait. Et quand il sortait, il transmettait aux Isralites les commandements quil avait reus. Les Isralites regardaient le visage de Mose et voyaient que la peau de son visage rayonnait ; et Mose remettait le voile sur son visage jusquau moment o il entrait pour parler avec YHWH. (Ex 34 29-35)

    Cette contamination par Mose du rayonnement divin sinscrit dans la stratgie narrative de lExode, dont le but est dhumilier en trois chapitres puis de magnifier progressivement le transmetteur de la Loi.

    Au dbut du livre, Mose chappe la mort cause de son aspect physique plaisant (Ex 2 2) : [Sa mre] vit quil tait beau et elle le cacha). Protg par sa situation la cour de Pharaon, Mose sautoproclame juge de son peuple mais il choue piteusement (cf. Ex 2 11-15) et doit sexiler au pays de Madian. L, il devient berger dun prtre paen (cf. Ex 3 1), cest--dire quil garde des btes destines tre offertes en sacrifice des faux dieux. Un comble pour un fils de Lvi Mais Dieu se souvient de Mose et, loccasion de la thophanie du buisson ardent, lui impose une vocation de librateur (cf. Ex 3 10). Mose rsiste, invoquant dabord le manque de foi des isralites (cf. Ex 4 1) puis un dfaut dhabilet langagire (cf. Ex 4 10) et enfin aucune raison prcise : Seigneur, envoie quelquun dautre que moi ! (Ex 4 13). Devant la colre de Dieu il se soumet, gagne son duel contre Pharaon et ses magiciens (cf. Ex 7 11), fait sortir son peuple dgypte la nuit de Pque et le conduit au pied du Sina (cf. Ex 12-19). Il monte au sommet, reoit le Code de lAlliance (cf. Ex 20 24) ainsi que les directives pour construire la Tente de la Rencontre (cf. Ex 25 31). Aprs le pch du veau dor (cf. Ex 32) Mose intercde pour Isral puis remonte au sommet du Sina o il resta l avec YHWH quarante jours et quarante nuits, sans manger de pain ni boire deau (Ex 34 28). Vient ensuite notre pisode du visage rayonnant, puis la construction de la Tente (cf. Ex 35 40) qui sachve par deux notices : Mose fit exactement ce que le Seigneur lui avait ordonn (Ex 40 16) ; la nue couvrit la Tente de la Rencontre et la gloire de YHWH remplit la Demeure (Ex 40 34).

    La leon retenir est donc claire : linhabitation de Dieu parmi les hommes est corrlative de lobissance parfaite de lhomme Dieu (Ex 40). Mais cette obissance suppose elle-mme une intimit avec Dieu, une frquentation continuelle de sa Parole qui habilite lhomme la transmettre ses frres (Ex 34). la limite, recevoir la Parole de Dieu pour y obir soi-mme et la transmettre

    4 Cf. douard COTHENET, Transfiguration , dans Catholicisme, t. XV, Paris, Letouzey et An, 2000, col. 217-223. 5 Cf. Michel DELAHOUTRE, Nimbe , dans Dictionnaire des Religions, Paris, Puf, 1993, p. 1197-1198.

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  • aux autres pour quils y obissent sont deux actes qui finissent par concider.

    Sur cet arrire-fond vtrotestamentaire, saint Matthieu campe Jsus en nouveau Mose6. Comme Mose, Jsus monte sur une haute montagne, il a le visage rayonnant, est recouvert par la nue symbolisant la gloire divine et est accrdit par Dieu lui-mme pour transmettre sa Parole : Celui-ci est mon Fils, coutez-le ! (Mt 17 5). Le parallle donne sens plusieurs autres dtails de la Transfiguration, tels la prsence de Pierre, Jacques et Jean six jours aprs (Mt 17 1) et lvocation des tentes (cf. Mt 17 4) que Harald Riesenfeld associe la fte juive de Sukkt7. Six jour avant Sukkt, cest Yom Kippour o le grand-prtre expie les pchs dIsral et bnit le peuple avec le ttragramme divin quil est dhabitude interdit de prononcer. Or dans le rcit matthen, six jours avant la Transfiguration, on trouve la confession de foi de Pierre Csare de Philippe. Jsus impose Simon un nouveau nom (Mt 16 18 : Tu es Pierre) qui nest autre que celui du grand-prtre en exercice (Pierre = Cphas / Caphe), lui transmet le pouvoir dlier les pchs (cf. Mt 16 19) et interdit de prononcer son nom de Messie (cf. Mt 16 20) que Simon vient de confesser solennellement (Mt 16 16 : Tu es le Messie, le Fils du Dieu vivant !). Autrement dit Pierre est un nouvel Aaron subordonn Jsus nouveau Mose. Le refus de considrer la Passion comme chemin de Salut (cf. Mt 16 22) quivaut au pch du veau dor et menace la fondation de lglise. Mais par sa Transfiguration Jsus intercde pour les Aptres et renouvelle lAlliance en lidentifiant la communaut quils constituent avec Pierre sa tte.

    Transfiguration bleue, par Macha Chmakoff

    Enjeu hermneutique

    La typologie Mose rayonnant / Jsus transfigur pourrait tre exploite encore plus avant dans lexgse de Mt 17. Prenons cependant un peu de hauteur en nous posant la question de ses

    6 Cf. Alberto MELLO, vangile selon saint Matthieu, Commentaire midrashique et narratif, Lectio Divina 179, Paris, Cerf, 1999, p. 308-310.

    7 Cf. Harald RIESENFELD, Jsus transfigur, Larrire-plan du rcit vanglique de la Transfiguration de Notre-Seigneur, Lund, 1947, p. 146-205.

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  • consquences hermneutiques. Sil est clair que lutilisation de Mose comme typos enrichit la comprhension que le lecteur de lvangile a de la mission et de la personne de Jsus, nimplique-t-elle pas aussi une certaine infriorit du second par rapport au premier ? Loriginal est prfrable la copie, dit-on souvent Et, un autre plan, si Mose a pu accomplir sa mission de transmetteur de la Parole divine sans se rfrer Jsus, la fausset de la rciproque naccrdite-t-elle pas la thse par laquelle se conclut le Deutronome : il na plus surgi en Isral de prophte semblable Mose, que YHWH connaissait face face ; personne ne peut lui tre compar (Dt 34 10-11) ?

    cette question dimportance, on pourrait rpondre de deux manires diffrentes. Dabord en notant que la science exgtique moderne est plus que dubitative quant la ralit extra-littraire de lhomme Mose, tandis que lexistence de Jsus nest mis en doute par aucun historien srieux. Indpendamment de toute adhsion de foi sa personne, Jsus est donc suprieur Mose comme un tre rel lest en face dun tre de raison, ft-ce en lui empruntant certaines de ses caractristiques. Lautre manire de rpondre, supposant au contraire une foi chrtienne pleinement constitue, serait de dire que Mose ntait quun homme tandis que Jsus est le propre Fils de Dieu, consubstantiel au Pre selon lexplicitation dogmatique du concile de Nice. Si Jsus se rfre Mose, cest donc en tant que son Crateur et Sauveur et non comme un humble disciple qui sefforcerait dimiter un Matre inaccessible.

    Sans tre totalement hors-sujet, ces deux rponses demeurent insatisfaisantes. La premire parce quelle tend vider de sa substance toute la Rvlation biblique, y compris son accomplissement par la Passion et la Rsurrection du Christ, en la rduisant un simple rservoir ides pieuses et valeurs difiantes. La seconde, quoique fondamentalement exacte, confond la cause et leffet. Cest bien parce que la supriorit de Jsus sur Mose ne faisait aucun doute aux yeux des premiers chrtiens quils y ont reconnu le Fils de Dieu, et non le contraire. Mieux vaut donc passer encore un peu de temps avec les Saintes critures et dcouvrir comment elles-mmes se confrontent au problme.

    Il est remarquable qu la Transfiguration, o Jsus est si manifestement prsent comme un nouveau Mose, le Mose ancien intervienne en personne dans le rcit : voici que Mose et lie leur apparurent, ils sentretenaient avec lui. (Mt 17 3). Si lon visualise la scne, on constate que cest bien plutt Jsus qui apparat comme un Matre interrog par ses disciples que le contraire. Mose et lie reconnaissent la supriorit du Christ, ils sont les premiers obir la voix divine qui commande : Celui-ci est mon Fils, coutez-le ! Les deux figures les plus prestigieuses peut-tre de lAncien Testament attestent avec une humilit dconcertante quils ne possdent pas en eux-mmes le chiffre ultime de leur mission. Celui-ci ne leur est donn que par une rvlation nouvelle, rvlation de ce Jsus que Pierre confessait comme le Messie, le Fils du Dieu vivant.Mose et lie, cest--dire la Loi et les Prophtes, lAncien Testament dans son intgralit, doivent se mettre lcole du Christ. Quest-ce dire ?

    La premire phase de la Rvlation, porte par ce que nous autres chrtiens appelons Ancien Testament, a certes rendu possible un chemin dobissance Dieu qui met Isral part des autres nations. Lhistoire de ce petit peuple est sainte, cest--dire que la prsence de Dieu sy atteste travers les vicissitudes des vnements qui le dpassent et le jeu des liberts humaines qui sy engagent. Mais dun autre ct le terme de ce chemin dobissance demeure dans lobscurit. LAncien Testament est travers par diffrents courants thologiques et anthropologiques, parfois complmentaires mais souvent franchement incompatibles. Des lignes de pense se font et se dfont, se croisent puis sloignent, sans jamais dsigner clairement un centre unificateur. Or ce centre est indispensable au chercheur de Dieu. Au fur et mesure quil progresse dans lobissance, il a besoin dune lumire intellectuelle supplmentaire confrant un sens son existence et lui

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  • permettant de ratifier le dessein de Dieu sur lui. la limite, il a besoin du sens ultime, dfinitif, eschatologique, pour adhrer dfinitivement Dieu et ne plus jamais reprendre sa parole, cest--dire ne plus jamais pcher.

    Le sens dfinitif, eschatologique, de lAncien Testament, cest le Christ. Le Christ annonc et promis par la Loi et les Prophtes, mais qui accomplit la promesse en y projetant une nouvelle lumire, en lui attribuant une cohrence indite, bref en la renouvelant de lintrieur. Alors, comme par la mise au point dune lunette astronomique, les lignes brises de lAncien Testament se raccordent et sunifient dans le Nouveau8. Le rapport entre annonce et accomplissement sinverse et se dialectise linfini. Il faut bien partir dune premire annonce pour en percevoir laccomplissement, cest--dire passer du moins au plus . Mais une fois cet accomplissement donn et accueilli, il rejaillit rebours sur lannonce et institue une nouvelle lecture de lAncien, donc aussi une nouvelle lecture du Nouveau. Lhomme est pris dans une dynamique spirituelle de progrs qui nest plus passage du moins au plus mais toujours davantage du plus au plus . Cest cela, communier la vie divine par le Fils du Dieu vivant. Car Dieu est immuable non par dfaut, comme un bloc de marbre inscable et inamovible, mais par excs de vie, par possession infinie de ltre, par perfection du terme toujours dj au principe de soi9.

    Avec la Cne (cf. 1 Co 11 23-26) et bien entendu la Passion, la Transfiguration est un des rares vnements de la vie de Jsus auxquels le corpus des lettres apostoliques se rfre explicitement. On lit en effet dans la Deuxime ptre de saint Pierre :

    Ce nest pas en nous mettant la trane de fables sophistiques que nous vous avons fait connatre la venue puissante de notre Seigneur Jsus-Christ, mais pour lavoir vu de nos yeux dans tout son clat. Car il reut de Dieu le Pre honneur et gloire, quand la voix venue de la splendeur magnifique de Dieu lui dit : Celui-ci est mon Fils bien-aim, celui quil ma plu de choisir. Et cette voix, nous-mmes nous lavons entendue venant du Ciel quand nous tions avec lui sur la montagne sainte. (2 P 1 16-18)

    Dans quel but lauteur fait-il allusion cet pisode vanglique ? Prcisment pour dcourager des spculations inutiles et infondes sur le Christ et rappeler que la meilleure voie daccs au mystre de sa personne se trouve dans les critures Saintes dIsral : nous avons la parole des prophtes qui est la solidit mme, sur laquelle vous avez raison de fixer votre regard comme sur une lampe brillant dans un lieu obscur, jusqu ce que luise le jour et que ltoile du matin se lve dans vos curs. (2 P 1 19) Il semble ainsi avr que la Transfiguration tait perue par lglise primitive comme un programme hermneutique o se ngociaient la fois la continuit entre christianisme et judasme (nous avons la parole des prophtes : cest un prsent et non un pass) et le saut qualitatif reprsent par lirruption de leschatologie dans lhistoire (jusqu ce que luise le jour, cest--dire le Messie).

    De son ct, saint Paul ne parle pas de la Transfiguration mais consacre un long dveloppement lpisode qui est constitue larrire-plan vtrotestamentaire.

    Cest [Dieu] qui nous a rendus capables dtre ministres dune Alliance nouvelle, non de la lettre, mais de lEsprit. car la lettre tue, mais lEsprit donne la vie. Or si le ministre de mort grav en lettres sur la pierre a t dune gloire telle que les Isralites ne pouvaient fixer le visage de Mose cause de la gloire pourtant passagre de ce visage, combien le ministre de lEsprit nen aura-t-il pas plus encore ? [] Car, si ce qui tait passager a t marqu de gloire, combien plus ce qui demeure le

    8 Je ne peux que renvoyer ici aux pages superbes dHenri DE LUBAC, Lcriture dans la Tradition, Paris, Aubier, 1966, p. 133-147.

    9 Cf. Albert CHAPELLE, Le pch, offense de Dieu, et limmutabilit divine , NRTh 131/1 (2009), p. 87-99.

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  • sera-t-il ? Forts dune pareille esprance, nous sommes pleins dassurance, nous ne faisons pas comme Mose qui se mettait un voile sur le visage pour viter que les isralites ne voient la fin dun clat passager. [] Nous tous qui, le visage dvoil, refltons la gloire du Seigneur, nous sommes transfigurs () en cette mme image, avec une gloire toujours plus grande par le Seigneur, qui est Esprit. (2 Co 3 6-18)

    La dialectique paulinienne de la lettre et de lEsprit trouve ici un de ses lieux majeurs dexposition. Pour mieux signifier limpotence eschatologique de la Loi, cest--dire quelle nest pas capable de confrer celui qui lobserve limpeccabilit messianique, Paul semble pervertir la lettre biblique ! En effet, alors qu Ex 34 29-35 prsente le rayonnement du visage de Mose comme une qualit permanente, ncessitant le port dun voile pour ne pas effrayer les isralites, lAptre suggre que ce rayonnement tait passager. Il ne durait que le temps du dialogue avec Dieu, lintrieur de la Tente de la Rencontre, et si Mose mettait ensuite un voile ctait pour dissimuler le caractre transitoire de la gloire divine qui rejaillissait sur lui.

    Bien entendu, Paul nest pas un aussi mauvais lecteur de la Bible et il nespre pas non plus tromper son propre lecteur par un procd aussi grossier. Son principe dinterprtation est annonc avec franchise : ce qui alors a t touch par la gloire ne lest plus, face cette gloire incomparable. (2 Co 3 10). Quand on ne possde que la Loi, sa gloire apparat comme une qualit permanente parce que le terme du chemin est encore au futur. Mais quand on possde lEsprit alors le terme est atteint et, par comparaison, le rayonnement mosaque se fond et disparat dans le rayonnement du Christ. Mose ntait pas un dissimulateur sournois, mais il savait quen regard de ce que la Loi promettait (cest--dire rien de moins que la divinisation de lhomme), toutes les mdiations cultuelles, politiques et conomiques quelle orchestrait taient inadquates. Essentiellement inadquates mais historiquement ncessaires, do le souci de Mose, en bon pasteur de son peuple, de prvenir le dcouragement des isralites en se couvrant le visage dun voile.

    Au fond, la relecture paulinienne dEx 34 est moins une dvaluation de Mose que la poursuite de sa magnification entreprise par le livre de lExode, quand bien mme la grandeur de la Loi est maintenant toute relative au Christ et lEsprit. Mais ntait-ce pas le vu exprim par Mose lui-mme ? Navait-il pas demand YHWH, lors du renouvellement de lAlliance : Fais-moi voir ta gloire (Ex 33 18) ? Souhait exorbitant, auquel YHWH avait dabord rpondu ngativement : Tu ne pourras pas voir mon visage, car lhomme ne peut me voir et vivre. (Ex 33 20) Dans le Christ, pourtant, Dieu se rend visible aux hommes. Il exauce par la Transfiguration la demande de Mose et lui permet de se retirer dfinitivement du rcit biblique pour mieux jouir, au Ciel, de la contemplation de Dieu.

    Une autre demande de Mose laisse en suspens dans le Pentateuque est celle du don de lEsprit tous les fils dIsral. Alors que deux anciens avaient vcu une exprience charismatique en dehors de la Tente de la Rencontre, Josu pris de panique stait adress Mose : mon seigneur, arrte-les ! (Nb 11 28) Et il stait entendu rpondre : Serais-tu jaloux pour moi ? Si seulement tout le peuple de YHWH devenait un peuple de prophtes ! Si seulement YHWH mettait son Esprit sur eux ! (Nb 11 29) Or ce don merveilleux est effectif dans le Christ, au point que saint Paul prsente le chrtien comme un autre Mose, un Mose dsormais dvoil : Nous tous, le visage dvoil, refltons la gloire du Seigneur, nous sommes transfigurs en son image. (2 Co 3 18) La Transfiguration du Christ se propage, via Mose, tous les chrtiens, parce que chacun peut dsormais lire dans son histoire personnelle luvre grandiose du Dieu Crateur et Sauveur. Mme le plus humble, le plus pauvre, le plus ignor des chrtiens peut reprendre son propre compte les paroles du Deutronome et tmoigner du caractre unique de sa vie avec Dieu : il na plus surgi en Isral de prophte semblable moi, personne ne peut mtre compar (cf. Dt 34 10-11). Le visage,

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  • qui est la marque inalinable de lunicit de la personne, de sa singularit, de sa dignit, est devenu le lieu de la communion et de luniversalit. Dans le visage du frre, chacun reconnat par lEsprit le visage du Christ et entend la Parole du Pre : Celui-ci est mon Fils bien-aim, coutez-le (Mt 17 5). coutez votre frre chrtien, comme Mose, lie et tous les prophtes ont su couter le Christ avant vous ! coutez-le, cest--dire vivez le double commandement de lamour de Dieu et du prochain qui dj avait guid Mose sur le chemin de la foi.

    Ces deux commandements enferment toute la Loi et les Prophtes. Mose lui-mme exprime la mme ide : Si jai trouv grce tes yeux, montre-toi clairement moi (Ex 33 13). Lamour de Dieu qui le brlait plus que tout lui fait dire dabord : pour que je trouve grce devant toi, mais tout de suite aussi lamour du prochain lui fait ajouter : et pour que je sache que ce peuple est ton peuple. Voil donc la beaut dont le dsir ravit toute me raisonnable, me dautant plus brlante quelle est plus pure, et dautant plus pure que les ralits spirituelles la soulvent plus haut, et les ralits spirituelles la soulvent dautant plus haut quelle meurt davantage celles de la chair10.

    10 AUGUSTIN, La Trinit, II, 28, Bibliothque Augustinienne 15, Paris, Institut dtudes Augustiniennes, 1997, p. 255.

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  • Le visage dans lAncien Testament

    Malouine de Dieuleveult

    Combien de temps, Seigneur, vas-tu m'oublier, combien de temps, me cacher ton visage ? Regarde, rponds-moi, Seigneur mon Dieu ! Donne la lumire mes yeux (Ps 13 2,4). psalmiste, que soit bnie linspiration qui ta guid, car l rside en quelque sorte le nud qui lie visage de Dieu et visage de lhomme : lhomme a besoin du visage divin tourn vers lui pour exister et tre heureux. Et Dieu en rponse cette imploration confiante donne la lumire au visage de lhomme, afin que celui-ci puisse tre son reflet dans le monde, limage des saints reprsents sur les vitraux de nos cathdrales, qui sont traverss par la lumire, et nous clairent car ils ont d'abord reu le rayon divin. En de de ce va-et-vient des visages humain et divin sclairant lun par lautre, le visage est dabord le reflet de la personne, dans la Bible, et on dit mme que les yeux sont les fentres de lme.

    Si on regarde toutes les occurrences du mot prospon (visage) dans la Septante11, on obtient un rsultat de 1300, dont 1114 de prospon thou (visage de Dieu), et nettement moins quand on tente prospon anthrpou (visage de l'homme) ou prospon anthrpn (visage des hommes). Le visage biblique est ainsi celui de lhomme, et celui de Dieu, avec une prdominance du visage de Dieu. Pourquoi ? Sans prtendre apporter une rponse pleine et entire, on pourrait le ramener au fait que Dieu est ltre plein et entier, Celui qui ensuite donne ltre ses cratures, et leur prte vie. Donc si lon reste sur cette ide que le visage reflte la personne (sans dlit de facis), le Visage de Dieu est susceptible dun tre plus important que celui de lhomme, mme si ce Visage reste aujourdhui pour nous invisible en tant que Visage nous ne pourrons voir Dieu quau Paradis, ce sera notre rcompense mais visible par les yeux de la Foi. Ce terme traduit un mot hbreu, qui nexiste quau pluriel, [hwhy] . Pourquoi un pluriel ? Peut-tre pourrait-on dire quil y a l lide dun ensemble de plusieurs choses : lensemble des traits du visage, dabord, et nous pourrions aller jusqu dire lensemble des traits du caractre, reprenant lide prcdente. Enfin, en latin, on a les deux mots facies et vultus, dans la Vulgate.

    Ainsi pouvons-nous tenter de voir, travers les occurrences bibliques recenses12, le sens profond du terme visage dans la Bible, que ce soit le visage de lhomme ou celui de Dieu, dans cette perspective que derrire un visage, il y a une personne dans toute sa plnitude, et que le visage nest pas anodin, en tous cas pas dans lAncien Testament13.

    Le visage prosaque

    La face de la terre

    Image trs frquente dans la Bible, elle dsigne en fait la totalit de la terre, et donne une ide globalisante ; il sagit de la terre dans son entier, et cela permet donc dinsister sur la domination, lorsque Dieu retranchera de dessus la face de la terre chacun des ennemis de David ! (1 Sa 20), ou de puissance de Dieu, qui peut agir simultanment sur toute partie de la surface de la

    11 c'est--dire la Bible grecque, traduite partir de l'hbreu Alexandrie, probablement vers le IIme sicle avant J.C., en prcisant qu'il ne s'agit pas de l'Ancien Testament

    12 (Bien incompltement et imparfaitement, malheureusement)13 Qui est le domaine dfini, sans les Psaumes, dans la traduction Crampon le plus souvent

    19

  • terre : Il appelle les eaux de la mer, et il les rpand sur la face de la terre, [hwhy] est son nom (Amos 9). De cette omnipotence dcoule ce nom ineffable, imprononable dans la Bible : celui qui rassemble le pass, le prsent, lavenir, lternel, qui se joue de lespace et du temps, crs pour le monde humain.

    Cette face de la terre est donc quelque chose de plus que le sol foul : Voici qu'un jeune bouc venait de l'occident sur la face de toute la terre, sans toucher la terre (Dn 8). Reste bien cette ide dune totalit, autre que lhumus physique, plus proche de labstrait finalement, de lunivers.

    Les traits du visage, ou un usage trivial du mot

    Elle a fait couler sur son visage une huile parfume (Jdt 16 10), pour se rendre agrable aux yeux dHolopherne quelle voulait charmer afin de le tuer. Cest comme lhuile qui coule sur la barbe, la barbe dAaron. Le visage au sens corporel du mot est bien prsent dans la Bible qui prsente une parole incarne !

    Le plus souvent, le visage dcrit est beau dans la Bible : La jeune fille tait belle de forme et d'un gracieux visage (Esther 2) ou encore David tait trs jeune, blond et beau de visage (1 Sa 17). Mme si lon peut aussi avoir des exemples de visage endeuill, dans leur temple les prtres sont assis, la tunique dchire, la tte et le visage rass, et la tte dcouverte (Baruch 6 31), ou en train de mourir : Le lendemain, Hazal prit une couverture et, l'ayant plonge dans l'eau, il l'tendit sur le visage du roi, qui mourut (2 R 8).

    Cest ce visage qui enfin est preuve du bienfait des prescriptions divines : dans le livre de Daniel, celui-ci, avec Ananias, Azarias et Misal, demande manger des lgumes, et non les viandes offertes en sacrifice aux idoles, et tel est le rsultat : Au bout de dix jours, ils se trouvrent avoir meilleur visage et plus d'embonpoint que tous les jeunes gens qui mangeaient les mets du roi. (Da 1 15)

    Visage de l'homme

    Le visage, miroir des motions humaines

    Sur la figure de chacun se reflte son moi, sa joie ou sa tristesse. Eh bien donc, ne pas sen tenir l, dit lcriture Can en fut trs irrit et son visage fut abattu. Dieu dit Can: ''Pourquoi es-tu irrit, et pourquoi ton visage est-il abattu ?'' (Gn 4 7) mais chercher la cause de ces sentiments exprims par lair du visage, et par l donc, sintresser lautre dune part, et au message que lon transmet dautre part ! Ainsi, Dans toutes tes offrandes, aie le visage joyeux, et consacre ta dme avec allgresse (Si 35) peut faire cho lenseignement du Christ rappelant que lors du jene, il faut se parfumer la tte et avoir lair heureux, cest--dire ltre vritablement ! Et donc, par voie de consquence, le signe d'un cur content est un visage joyeux (Si 13 25). Cela pourrait voquer le mot fameux attribu Nietzsche : Si les Chrtiens ont une tte de ressuscits, alors on pourra croire la rsurrection . Quel devoir, qui est amplifi pour la femme, dans le Siracide toujours : Comme le flambeau qui luit sur le chandelier sacr, ainsi est la beaut du visage sur une noble stature ; et de lhumeur de lpouse, et de sa conduite, dpend le visage de lpoux : riche ou pauvre, son mari a le cur joyeux, en tout temps son visage est gai (Si 26) si la femme est une bonne pouse, mais abattement du cur, tristesse du visage, souffrance de l'me : voil ce que produit une mchante femme (Si 25). Mais que ces messieurs ne se rjouissent pas trop vite : charge

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  • eux de veiller aussi leur visage : As-tu des filles, veille leur chastet, et n'aie pas avec elle un visage jovial (Si 7).

    Le Visage, synecdoque de la personne

    Cest sa figure que lon reconnat la personne, le visage est donc, en hbreu particulirement, souvent utilis pour signifier ltre de lhomme, ce qui a t repris par la Septante, la Vulgate et nos traductions franaises. Ainsi peut-on lire : La mchancet de la femme change sa figure ; elle rend son visage aussi noir qu'un sac (Si 25) ou encore A son air on connat un homme, et au visage qu'il prsente on connat le sage (Si 19).

    La sagesse d'un homme fait briller son visage, et la rudesse de sa face est transfigure (Si 8). Cest donc bien le cur de lhomme, ses penses et ses sentiments qui influent sur son visage : Le vent du nord enfante la pluie, et la langue qui mdit en secret, un visage irrit (Pr 25).

    Impossible donc de dissimuler quoi que ce soit : L'air de leur visage dpose contre eux [les pcheurs] (Is 3) et suivent des descriptions images de la mine des injustes : Leur visage devient noir par la fume qui s'lve de la maison. Sur leur corps et sur leur tte voltigent les hiboux, les hirondelles et les autres oiseaux ; les chats eux-mmes y prennent leurs bats (Baruch 6 20-21).

    Do aussi une diffrentiation entre les tres, et dabord, entre ltre et Ses cratures : Seigneur, nous la confusion de visage, nos rois, nos chefs, et nos pres, parce que nous avons pch contre vous. Au Seigneur, notre Dieu, les misricordes et les pardons (Dn 9 8-9), invitation lhumilit et au repentir, frquente chez les prophtes. Et Dieu peut choisir de donner un reflet plus grand de Son visage ceux quIl a lus pour le servir et le reprsenter parmi les hommes : Mose descendit de la montagne de Sina; Mose avait dans sa main les deux tables du tmoignage, en descendant de la montagne; et Mose ne savait pas que la peau de son visage tait devenue rayonnante pendant qu'il pariait avec Dieu. Aaron et tous les enfants d'Isral virent Mose, et voici, la peau de son visage rayonnait; et ils craignirent de s'approcher de lui. Mose les appela, et Aaron et tous les princes de l'assemble vinrent auprs de lui, et il leur parla. Ensuite tous les enfants d'Isral s'approchrent, et il leur donna tous les ordres qu'il avait reus de Dieu sur la montagne de Sina. Lorsque Mose eut achev de leur parler, il mit un voile sur son visage. Quand Mose entrait devant Dieu pour parler avec lui, il tait le voile, jusqu' ce qu'il sortt ; puis il sortait et disait aux enfants d'Isral ce qui lui avait t ordonn. Les enfants d'Isral voyaient le visage de Mose, ils voyaient que la peau du visage de Mose tait rayonnante; et Mose remettait le voile sur son visage, jusqu' ce qu'il entrt pour parler avec Dieu (Ex 34 30-35). Mose illumin par la gloire de Dieu est dsormais mis part, il est oblig de se voiler la face tellement la gloire de Dieu qui resplendit par lui est rayonnante ; et pourtant, ce nest quun reflet de ce que nous pourrons contempler au Paradis !

    Face face, en face de, et sur sa face : quel facis ?

    Plusieurs locutions dans la Bible utilisent le mot face, et cela nest pas anecdotique, mais reste dans la continuit de cette ide du visage comme plus important quune simple partie de la personne. Voir, parler, connatre, juger face face, cest voir et connatre directement, sans voile, parler et juger sans intermdiaires. Do limportance de Mose qui, lui, a vu le Seigneur en face, sur le mont Sina.

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  • Tourner sa face vers quelquun, cest avoir pour lui des sentiments bienveillants, cest en ralit tourner tout son tre vers lautre, et lui accorder cette attention totale. On peut ici remarquer limportance du Visage du Roi pour son peuple : le visage du roi est particulier, il influence celui de ses sujets : La srnit du visage du roi donne la vie, et sa faveur est comme la pluie du printemps (Pr 16). Lorsque le roi bnit ses sujets, dans une optique dun roi reprsentant de Dieu, qui est prtre, prophte et roi, si lon peut dire, il tourne son visage vers le peuple : Puis le roi tourna son visage et bnit toute l'assemble d'Isral, et toute l'assemble d'Isral tait debout (1 R 8). Dans la mme ligne du roi qui tient une place si importante, il est comme un pont entre Dieu et son peuple, il est un intermdiaire privilgi. Salomon se plaa devant l'autel de Dieu, en face de toute l'assemble d'Isral, et il tendit ses mains. Car Salomon avait fait une tribune d'airain et l'avait dresse au milieu du parvis ; sa longueur tait de cinq coudes, sa largeur de cinq coudes, et sa hauteur de trois coudes. Il y monta et, s'tant mis genoux en face de toute l'assemble d'Isral, il tendit ses mains vers le ciel (2 Ch 6 12-13). Le Roi est en face de ses sujets, et face Dieu, son Visage est donc au milieu, entre lternel et le terrestre.

    Au contraire, dtourner sa face de quelquun est signe de mpris : Fais l'aumne de ton bien, et ne dtourne point ton visage d'aucun pauvre; car il arrivera ainsi que le visage de Dieu ne se dtournera point de toi (Tb 4), ainsi vous jugerez, ainsi vous serez jugs ! Et tombe la sentence : C'est un mchant que celui qui regarde d'un il d'envie, qui dtourne son visage et mprise les mes (Si 14).

    Tourner la face vers un lieu, cest sefforcer de latteindre, cest y tendre, mme de loin, et cette locution est particulirement prsente au moment de lexil Babylone (587 av. J.C.) : Ils reviennent vous de tout leur cur et de toute leur me, dans le pays de leur captivit o on les aura emmens captifs ; s'ils vous adressent des prires le visage tourn vers le pays que vous avez donn leurs pres, vers la ville que vous avez choisie et vers la maison que j'ai btie votre nom, coutez du ciel leur prire et leur supplication. (2 Ch 6). On retrouve plusieurs fois ce mme type de discours, souvent similaire, du visage tourn vers la Terre promise, avec Foi et fidlit, dans lesprance que le Seigneur oubliera sa colre et pardonnera son peuple.

    Enfin, tomber sur sa face, cest se prosterner jusqu terre, par respect ou par crainte. On se prosterne ainsi devant Dieu dabord : Esdras bnit lternel, le grand Dieu, et tout le peuple rpondit en levant les mains: "Amen! Amen!" Et ils s'inclinrent et se prosternrent devant lternel, le visage contre terre (Ne 8 6). Ou encore, Tous les enfants d'Isral virent descendre le feu et la gloire de Dieu sur la maison et, ils tombrent le visage contre terre sur le pav (2 Ch 7). On se prosterne aussi devant ses reprsentants, les anges : Les deux anges arrivrent Sodome le soir, et Lot tait assis la porte de Sodome. En les voyant, Lot se leva pour aller au-devant d'eux et il se prosterna le visage contre terre (Gn 19), devant les rois ou les prophtes qui portent une parcelle de pouvoir, venant de Dieu : Bethsabe s'inclina le visage contre terre et se prosterna devant le roi (1 R 1), Comme Abdias tait en route, voici qulie le rencontra. Abdias, l'ayant reconnu, tomba sur son visage (1 R 18). Mais on peut aussi le faire par crainte, dans le cas dune crainte sacre, cest--dire lorsquon entend un blasphme ou une abomination, par exemple, lors dune rvolte des hbreux, cest ce que fait Mose : Quand Mose entendit cela, il tomba sur son visage. (Nb 16 4)

    Enfin, il sagit dune attitude de prparation la prire, une faon de disposer son cur par la gestuelle, en se retranchant en quelque sorte du monde et en se prparant par une coute dautant plus attentive quelle nest pas distraite par le monde environnant sur lequel les yeux pourraient sattarder : Mose et Aaron, s'loignant de l'assemble, vinrent l'entre de la tente de runion. Ils tombrent sur leur visage, et la gloire de Dieu leur apparut. (Nb 20 6)

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  • Se voiler la face est en dernier lieu non une manire de se justifier en ne voyant pas ce qui advient, mais en marquant par l que le visage nest mme pas digne dtre regard tellement il est honteux : Lorsqu'il en fut averti, il dit: ''Ne me faites pas voir leur visage.'' Alors l'arme les tua (1 M 7 4), ou encore Et moi aussi, dit le Seigneur, je relverai les pans de ta robe sur ton visage, Et l'on verra ta honte. tes adultres, tes hennissements, tes criminelles prostitutions (Jr 13 27) propos de Jrusalem tombe dans lidoltrie.

    Visage de Dieu

    Dieu et son Visage ne font qu'un

    Chez les Hbreux, le vocable face ou visage de Dieu ne dsigne jamais quelquun de distinct du Seigneur. Cette expression est employe par respect, pour ne pas multiplier lappellation de la personne elle-mme, et donner une ide de la majest souveraine de [hwhy], si grand, si puissant que sa face, comme son nom, sa main, suffisent accomplir des merveilles. Au temps de David, il y eut une famine, et elle dura trois ans continus. David consulta la face de Dieu (2 Sa 21). On peut aussi remarquer ici que David consulte la face du Seigneur alors quil souhaite obtenir une rponse, une parole, donc cela prouve bien que Dieu et Son visage ne font quun. Et nous n'avons pas pri la face du Seigneur De faire revenir chacun de nous des penses de son cur mauvais. Aussi le Seigneur a veill sur notre malheur, Et il l'a fait venir sur nous; Car le Seigneur est juste dans toutes les uvres qu'il nous a commandes (Baruch 2 8-9). Prier la Face de Dieu, ce nest pas de lidoltrie, mais cest bien offrir des prires Dieu lui-mme.

    Cherchez le Visage de Dieu et le reste vous sera donn par surcrot

    En consquence, la Face de Dieu est nomme quand on veut parler de la prsence de Dieu, de sa faveur, de son assistance do dpendent le bonheur et le salut de lhomme. Il sagit donc bien de chercher le Visage de Dieu : Maintenant, nous vous suivons de tout notre cur, nous vous craignons et nous cherchons votre visage (Dn 3). Les prophtes le rappellent temps et contre-temps, Recherchez Dieu et sa force ; cherchez continuellement sa face (1 Ch 16 11)

    Pour chercher Dieu, il est besoin de se mettre dans des dispositions adquates, comme on la vu. Il faut se tourner compltement vers Dieu, exposer son visage Son regard : Vers Vous, Seigneur, je tourne mon visage, vers vous j'lve mes yeux (Tb 3) ou encore zchias tourna son visage contre le mur et pria Dieu (Is 38). Parfois, plus que contre le mur, il est besoin de chercher un lieu de silence et de solitude, capable de mener Dieu. Se dtourner du monde et de son agitation pour trouver ce calme, cet isolement propice la rencontre avec Dieu. Le visage est la porte dentre de lme, il a donc besoin de navoir quun seul point vers lequel regarder : Balaam [qui est pourtant un paen] vit que Dieu avait pour agrable de bnir Isral, et il n'alla pas, comme les autres fois, la rencontre des signes magiques; mais il tourna son visage du ct du dsert. (Nb 24)

    Mais le Seigneur peut parfois cacher Son visage quand Il permet lpreuve, que ce soit pour purer lme de Ses serviteurs ou pour chtier son peuple infidle et oublieux de Ses prceptes. Alors, cest labomination de la dsolation, la ruine pour Isral : Et ma colre s'enflammera contre lui en ce jour-l; je les abandonnerai et je leur cacherai ma face: on le dvorera; une multitude de maux et d'afflictions fondront sur lui, et il dira en ce jour-l: N'est-ce pas parce que mon Dieu n'est

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  • pas au milieu de moi que ces maux ont fondu sur moi? Et moi je cacherai ma face en ce jour-l, cause de tout le mal qu'il aura fait, en se tournant vers d'autres dieux. (Dt 31 17-18)

    Mais le Seigneur est ternellement misricordieux et Il a compassion de son peuple, aussi intervient-Il de nouveau pour le sauver et le combler de Ses bndictions. Alors, cest une grande joie, une allgresse sans fin pour Isral ! Je ne veux pas vous montrer un visage svre, Car je suis misricordieux, dit Dieu, Et je ne garde pas ma colre toujours. Seulement reconnais ta faute (Jr 3 13). Remarquons bien que cest lhomme de shumilier dabord : si lhomme reconnat sa faute, alors le Visage de Dieu pourra nouveau lui apparatre plein de douceur. Cependant, Dieu connat la misre de son peuple, et cest Lui qui nous aime le premier : Dans une effusion de ma colre, je t'ai cach un moment mon visage, mais avec un amour ternel j'ai compassion de toi, dit ton Rdempteur (Is 54)

    Les favoris de Dieu

    Dieu peut choisir de montrer une partie de son visage, mais ce nest pas le lot commun des mortels, au contraire : en temps normal, on en regarde pas Dieu : larche dalliance est cache dans la tente, on se prosterne devant Dieu, et parfois, il faut mme se voiler le visage avant de lui parler : Mose se cacha le visage, car il craignait de regarder Dieu (Ex 3 15) ou Quand lie L'entendit, il s'enveloppa le visage de son manteau et, tant sorti, il se tint l'entre de la caverne (1 R 19).

    Cependant, certains, dont Mose ont pu Le voir de leur vivant, mais il doit, comme on la vu, se cacher son tour le visage pour ne pas terroriser les Hbreux, comme Daniel : Et moi, je restai seul et je vis cette grande apparition, et il ne resta plus en moi de force; mon visage changea de couleur et se dcomposa sans conserver aucune force. Moi, Daniel, je vis seul l'apparition, et les hommes qui taient avec moi ne virent pas l'apparition, mais une grande frayeur tomba sur eux, et ils s'enfuirent pour se cacher (Dn 10 6-7). Et lhomme ne verra distinctement la Face de dieu que dans lautre vie o les anges la contemplent dj.

    Cependant, lorsque le Fils de Dieu tait sur terre, sa Face humaine a resplendi la Transfiguration, et a t voile, soufflete, souille lors de la Passion. Et aujourdhui encore, nous voyons le Visage de Dieu dans lhostie, et nous pouvons apprendre Le voir en chacune de Ses cratures, car limage de Dieu, Il les cra .

    Si le Visage, dans lAncien Testament, reprsente la personne dans son tre le plus profond, sil y a adquation entre Dieu et Sa Face, nen concluons cependant pas trop vite quil se faut empresser de napprhender les autres par leur seul Visage, car, comme le dit Dieu Samuel : Il ne s'agit pas de ce que l'homme voit; l'homme regarde le visage, mais Yahweh regarde le cur (1 Sa 16 6). Puissions-nous donc mettre en adquation notre tre et notre Visage, et tre notre tour un modeste reflet de la lumire de Dieu qui a inscrit son image en nous, qui nous a illumins au jour de notre baptme, et qui rayonne de Sa grce en nos curs pour donner le salut notre visage. Espre en Dieu ! De nouveau je rendrai grce : il est mon sauveur et mon Dieu ! (Ps 42 5).14

    14 Inspiration de larticle face crit par H. Lestre dans le Dictionnaire de la Bible

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  • Cheveux et poils dans la BibleQuentin Delacour

    Chaque anne, les prix IgNobel rcompensent les scientifiques dont les sujets de recherche peuvent apparatre bizarres, drles ou absurdes15. H bien , me direz-vous, s'il existe un prix IgNobel de thologie, voil bien un titre d'article qui pourrait bien y concourir . Quoi de plus loign en effet des proccupations de la thologie que ce symbole de la matrialit humaine ? Quoi de plus insignifiant qu'un cheveu, que nous perdons par centaines chaque jour, le plus souvent sans nous en rendre compte, symbole de ce monde phmre et en train de passer ? quoi bon donc s'attarder sur ce sujet banal et inintressant ?

    Et pourtant, le Christ lui-mme nous le dit plusieurs reprises : Et mme les cheveux de votre tte sont tous compts. (Lc 12 7 ; Mt 10 30) ; ou encore : Il ne se perdra pas un cheveu de votre tte (Lc 21 18).

    De plus, si nous croyons avec l'glise Catholique que la sollicitude de la divine providence est concrte et immdiate, [qu']elle prend soin de

    tout, des moindres petites choses jusqu'aux grands vnements du monde et de l'histoire (Catchisme de l'glise Catholique, CEC 303) ;

    que tout procde de l'amour, tout est ordonn au salut de l'homme, [et que] Dieu ne fait rien que dans ce but (CEC 303),

    il nous faut tenir que non seulement le cheveu est une cration bonne et voulue par Dieu, mais qu'il participe notre salut. Penchons nous donc sans plus attendre sur la place des cheveux et des poils dans l'conomie du Salut16.

    La chevelure : crature, nature, culture

    La chevelure, une cration belle et bonne

    Cration de Dieu, la chevelure est le symbole de la beaut et de la maturit (Ez 16 7), exalte dans le Cantique des Cantiques, pour l'homme (Sa tte est de l'or pur, ses boucles sont flottantes, noires comme le corbeau, Ct 5 11), comme pour la femme (Tes cheveux sont comme un troupeau de chvres, suspendues aux flancs de Galaad, Ct 6 5).

    Le roi David fascine quant lui par sa beaut et ses cheveux blonds (1 Sa 16 12, 17 12). On peut remarquer au passage que le mme mot [nezer] dsigne en hbreu la chevelure et le diadme royal.

    Si les cheveux noirs semblent particulirement apprcis, les cheveux blancs sont grandement respects et dsignent mme l'homme rassasi de longs jours par le Seigneur (Gn 15 15). D'aprs le livre des Proverbes, les cheveux blancs sont une couronne d'honneur ; c'est dans le chemin de la justice qu'on la trouve (Pr 16 31). Enfin, on retrouve ces cheveux blancs dans la

    15 Voir le site http://www.improbable.com/ig/16 Cet article a t en partie ralis grce aux outils disponibles sur le site http://www.lexique-biblique.com/; toutes

    les citations bibliques sont issues de la Bible Segond. Il s'inspire galement de l'article "Chevelure , barbe", du site 123-Bible

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    http://www.improbable.com/ig/http://www.lexique-biblique.com/
  • description de Dieu, dans le livre de Daniel (Dn 7 9) comme dans celui de l'Apocalypse (Ap 1 14).

    La chevelure, une reprsentation sociale

    Les modes capillaires ont beaucoup vari selon les poques et les peuples : les Babyloniens portaient de longs cheveux tresss ; chez les gyptiens, se raser tait apparemment une obligation (cf. Gn 41 14), mais on voit souvent des reprsentations de fausses barbes sur les hiroglyphes, obissant visiblement une tiquette complexe. Les Hbreux, quant eux, affectionnaient des cheveux abondants, l'image d'Absalom, dont la chevelure tait tellement gnreuse qu'on pouvait la peser lorsqu'il la coupait une fois l'an (2 Sa 14 26).

    Du temps de saint Paul, les choses semblent avoir chang : La nature elle-mme ne vous enseigne-t-elle pas que c'est une honte pour lhomme de porter de longs cheveux ? (1 Co 11 14). On peut sans doute y voir une influence grecque et romaine, o l'homme libre affiche sa tte nue comme signe de son indpendance sociale. Les cheveux longs constituent au contraire pour les femmes un voile naturel qu'il leur est glorieux de porter avec pudeur et modestie (cf. 1 Co 11). Saint Pierre, dans tous les cas, nous met en garde contre une trop grande recherche capillaire qui ne reflte pas notre beaut intrieure : Ayez, non cette parure extrieure qui consiste dans les cheveux tresss, les ornements dor, ou les habits quon revt, mais la parure intrieure et cache dans le cur, la puret incorruptible dun esprit doux et paisible, qui est dun grand prix devant Dieu (1 P 3 3).

    Chevelure et humiliation

    Si un tel soin est accord la chevelure et la barbe, y attenter constituera la pire des insultes : Alors Hanun saisit les serviteurs de David, leur fit raser [galach] la moiti de la barbe, et fit couper leurs habits par le milieu jusquau haut des cuisses. Puis il les congdia (2 Sa 10 4).

    Mais c'est galement le signe d'une menace de la colre divine : En ce jour-l, le Seigneur rasera [galach], avec un rasoir pris louage au-del du fleuve, avec le roi d'Assyrie, la tte et le poil des pieds ; il enlvera aussi la barbe. (Is 7 20)

    C'est un des supplices qu'on retrouve dans les chants du Serviteur souffrant, qui assume cette humiliation : J'ai livr mon dos ceux qui me frappaient, et mes joues ceux qui m'arrachaient la barbe ; je n'ai pas drob mon visage aux ignominies et aux crachats. (Is 50 6)

    La chevelure, lieu visible du repentir

    Ds lors, l'homme est invit se rapproprier ce geste en anticipant le signe de l'humiliation : se raser la barbe, s'arracher ou se couper les cheveux, se renouer ou se voiler la tte constituera un signe fort et visible de repentir (auquel le Seigneur appelle de nombreuses reprises son peuple : Mi 3 7, Jr 7 29, Is 22 12), mais aussi de grande douleur : Lorsque j'entendis cela, je dchirai mes vtements et mon manteau, je m'arrachai les cheveux de la tte et les poils de la barbe, et je m'assis dsol. (Esd 9 3 voir aussi Jb 1 20)

    Dieu peut alors se laisser toucher par le cur sincre qui manifeste sa contrition travers sa chevelure. Dans le Nouveau Testament, c'est ce qui se produit pour Marie-Madeleine qui essuie les pieds du Christ de ses cheveux (Lc 7 38) : ce qui n'tait auparavant qu'un instrument de sduction et

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  • de pch devient le moyen mme du pardon et de la justification, cause de son grand amour. (Lc 7 47)

    Le poil, ou l'insupportable vrit de l'tre

    Prophtes, poils et cheveux

    En hbreu, le mme mot, [chalaq], signifie la fois ce qui est sans poil, doux, mais aussi ce qui est flatteur, trompeur, la diffrence du caractre poilu d'une nature plus rche, brute, matrielle mais aussi plus vridique. Par exemple : Il n'y aura plus de visions vaines, ni d'oracles trompeurs [chalaq] au milieu de la maison d'Isral. (Ez 12 24)

    Le poil, attribut grossier et irritant s'il en est, serait donc un gage d'authenticit, de vrit de l'tre. C'est une explication qu'on pourrait attribuer au manteau de poils, attribut du prophte dans l'Ancien Testament (2 R 1 8), repris ensuite par Jean Baptiste : Jean avait un vtement de poils de chameau, et une ceinture de cuir autour des reins. Il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage. (Mt 3 4)

    Le Prophte est cet homme qui vit dans la vrit de la Nature, et la Grce de Dieu ; il se fait le porte-voix de la Parole de Dieu qui, loin de caresser son peuple dans le sens du poil avec des paroles flatteuses, lui rappelle par des paroles dures l'urgence de sa conversion. Mais l'habit ne fait pas le moine, et le manteau de poil ne fait pas le prophte ! Malheur aux prophtes qui ne proclament pas des vrits, mais disent des choses flatteuses, prophtisent des chimres (Is 30 10).

    Notons aussi que la chevelure du prophte peut par ailleurs lui servir, de faon trs originale, de moyen de transport : Il tendit une forme de main, et me saisit par les cheveux de la tte. L'esprit m'enleva entre la terre et le ciel. (Ez 8 3)

    C'est le roi des barbus, c'est le roi des poilus, c'est le roi des velus ! Esa !17

    On peut retrouver cette opposition dans le rcit de la Gense de Jacob et d'Esa : Esa (littralement, "le poilu" en hbreux) est n roux, comme "couvert d'un manteau de poil", tandis que Jacob nat glabre (Gn 25 25). Tout oppose ces frres, qui s'affrontent ds le sein de leur mre : Esa le poilu est un chasseur violent, tandis que Jacob l'imberbe est un tre plus tranquille, prfrant l'ombre des tentes et les choses de l'Esprit, et capable de rver.

    Pour simplifier, cette diffrence de pilosit entre les deux frres reprsente leur rapport au monde : Esa est l'homme de la matire, Jacob l'homme de l'esprit, et les deux jumeaux se partagent les tches de la destine humaine. Le rve de leur pre Isaac tait de voir les deux frres cooprer, pour que la matire et l'esprit construisent le salut de l'homme en un unique Isral. Ce rve est compromis par la lutte fratricide. Ds lors, l'un des frres doit prendre le dessus et assumer la vocation de son frre : ou bien Esa, homme de la matire, s'approprie les tches de l'esprit en y projetant un dterminisme matrialiste, ou bien Jacob, homme de la vocation spirituelle, assume les tches matrielles de ce monde.

    C'est l'enjeu ds lors de l'pisode mystrieux du chapitre 27 du livre de la Gense : Jacob, ayant rachet son frre le droit d'anesse pour un prix drisoire, s'attire la bndiction revenant

    17 Ce paragraphe est inspir de Lon Asknazi, Leons sur la Torah, Spiritalits Vivantes 227, Albin Michel, p. 88.

    27

  • Esa, en se couvrant d'une peau de bte pour tromper son Pre aveugle. Celui-ci hsite cependant : La voix est celle de Jacob, mais les bras sont ceux d'Esa (Gn 27 22). Le texte relate plus loin qu'Isaac est pris d'une grande terreur (Gn 27 33) quand il comprend que c'est Jacob qu'il a bni. Cependant, il ne peut revenir sur son acte : Jacob prendra dsormais sur lui la vocation de son frre, et assumera le rle d'Isral, aprs son alliance avec Dieu.

    Sanson et Dalila, Rubens (dtail)

    Du cheveu comme mode de relation Dieu

    Le nazirat

    La chevelure peut tre l'objet d'une conscration spciale au travers d'une institution, le nazirat, permanente ou non : Pendant tout le temps de son nazirat, le rasoir ne passera point sur sa tte ; jusqu' l'accomplissement des jours pour lesquels il s'est consacr l'ternel, il sera saint, il laissera crotre librement ses cheveux (Nb 6 5). Le nazir est alors li d'une faon particulire Dieu, par ses cheveux, o rside la puissance divine.

    C'est ce qu'on retrouve dans l'pisode de Samson : Il lui ouvrit tout son cur, et lui dit : "Le rasoir n'a point pass sur ma tte, parce que je suis consacr Dieu ds le ventre de ma mre. Si j'tais ras, ma force m'abandonnerait, je deviendrais faible, et je serais comme tout autre homme" (Jg 16 17). Samson, perd sa force quand ses adversaires russissent lui couper les cheveux, lui faisant perdre la grce divine lie au vu du nazirat. Au fur et mesure que sa chevelure repousse, la force lui revient car le contact avec Dieu est rtabli par l'accomplissement de son vu. La chevelure est alors signe de lien spcial de conscration Dieu.

    Cheveu et puret rituelle

    Au contraire, les lvites devaient se raser la tte avant de commencer leur service (Nb 8 5) ; il se met alors sous l'influence directe de Dieu. La chevelure et les poils sont un critre de puret, en particulier dans l'examen de la lpre, et se raser tait galement un rite de purification : Celui qui se purifie lavera ses vtements, rasera tout son poil, et se baignera dans l'eau ; et il sera pur. Ensuite il pourra entrer dans le camp, mais il restera sept jours hors de sa tente. (Lv 14 8)

    La Torah interdit aux Isralites, en particulier aux prtres, les signes visibles d'idoltrie emprunts aux peuples voisins : Les sacrificateurs ne se feront point de place chauve sur la tte, ils

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  • ne raseront point les coins de leur barbe, et ils ne feront point d'incisions dans leur chair (Lv 21 5). Pour se distinguer de leurs voisins, les juifs pieux gardent apparente une mche de cheveux, habitude toujours observe de nos jours par certains juifs orthodoxes.

    Cheveu et frange

    Autre constatation lexicale, le mot [tsiytsith] utilis pour dsigner les cheveux dsigne aussi une frange de vtements : Parle aux enfants d'Isral, et dis-leur qu'ils se fassent, de gnration en gnration, une frange [tsiytsith] au bord de leurs vtements, et qu'ils mettent un cordon bleu sur cette frange [tsiytsith] du bord de leurs vtements. Quand vous aurez cette frange [tsiytsith], vous la regarderez, et vous vous souviendrez de tous les commandements de l'ternel pour les mettre en pratique, et vous ne suivrez pas les dsirs de vos curs et de vos yeux pour vous laisser entraner l'infidlit. (Nb 15 38)

    Selon la littrature rabbinique, la couleur bleue du fil que l'on devait tisser la frange dsigne la couleur du ciel. La frange est donc le lien qui relie le croyant Dieu. Les pharisiens, en particulier, se plaisaient augmenter dmesurment la longueur de cette frange, pensant augmenter leur saintet par un lien plus intense avec le Ciel. Le Christ nous met en garde contre une telle pratique : la frange qui relie l'homme Dieu doit garder la finesse fragile d'un cheveu. Notre vie, comme notre foi, ne tient que par un fil, ou par un cheveu, entirement dans la main de Dieu. On retrouve cette quivalence pour le mot [dallah] qui dsigne la fois une trame de tisserand et la chevelure : Ma demeure est enleve et transporte loin de moi, comme une tente de berger ; je sens le fil de ma vie coup comme par un tisserand qui me retrancherait de sa trame [dallah]. Du jour la nuit tu m'auras achev ! (Is 38 12)

    Du cheveu comme symbole du Salut de Dieu

    Le cheveu s'inscrit dans la symbolique des petits riens dveloppe par le Christ : un cheveu, un grain de Snev, une picette d'une pauvre veuve, un verre d'eau ne constituent rien, et n'ont aucune valeur en soi. Seul compte habituellement l'amas : l'abondante chevelure, la rserve de bl, la fortune accumule. Et pourtant, c'est travers ces paraboles que le Christ nous parle de la venue du Royaume et de la Misricorde divine : le moindre atome de foi, la plus petite parcelle de pur amour est plus prcieuse aux yeux de Dieu que les fausses richesses accumules. Dieu peut exercer son Salut, non pas malgr, mais travers ces petits riens.

    Au cours de l'histoire d'Isral se profile une nouveaut prodigieuse : non seulement Dieu ne rejette pas les pauvres, mais son amour se manifeste de faon minente ses anawin, aux humbles et aux pauvres de curs ; le mot [dallah], dj cit, peut d'ailleurs dsigner le peuple pauvre du Pays (2 R 24 14). Aprs l'exil Babylone merge l'ide que les promesses de Dieu ne se sont pas teintes, mais vont se manifester un surgeon, un petit reste, un petit rien, fragile comme peut l'tre un cheveu. Ds lors, accueillir le Royaume, c'est non seulement accepter que nous ne pouvons rien faire de nous mme, pas mme rendre blanc ou noir un de nos cheveux (Mt 5 36), mais galement que la Providence de Dieu s'tend sur les plus petites choses de notre quotidien, quand bien mme des maux sans nombres, plus nombreux que les cheveux de la tte nous atteignent (Ps 40 12). L'exhortation de saint Paul prend tout son sens : Je vous invite donc prendre de la nourriture, car cela est ncessaire pour votre salut, et il ne se perdra pas un cheveu de la tte daucun de vous. (Ac 27 34)

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  • Regards croiss sur le Saint Suaire

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  • Le Suaire de Turin : approche historique

    Jean-Benot Boulle

    Les datations effectues au carbone 14 font remonter le tissu connu sous le nom de Linceul (ou Suaire) de Turin au Moyen Age mdian (cf. article suivant), ce qui correspond peu ou prou la date de 1357, quand le mme linceul est attest dans des sources occidentales. Cette anne est bien une date charnire : premirement parce que lhistoire du linceul peut tre retrace partir de l jusqu nos jours avec exactitude, alors que lhistorien en est rduit des conjectures parfois hautement spculatives sur les annes antrieures. Mais aussi dans la mesure o lexistence mme du Saint Suaire avant cette priode, et donc lauthenticit de la relique, a fait dbat ds 1357, et jusqu lpoque actuelle.

    Lhistorien qui tente dtablir une histoire du linceul de la Passion cette date devra donc sen tenir des supputations, des rapprochements faits partir dune documentation assez maigre, des hypothses prudentes, tandis que celui qui tudie le devenir du Saint Suaire aprs son apparition dans la documentation fera du mme coup lhistoire des controverses portant sur lpoque antrieure. De la sorte, quoiquapparemment distinctes, les deux priodes choisies ici pour tudier le suaire sont inextricablement lies lune lautre.

    Avant 1357 : une histoire incertaine et hypothtique

    Il est ncessaire, lorsquon tente dtablir lorigine du Suaire de Turin et de trouver des tmoignages de son authenticit, de se reporter ce que les vangiles mmes disent des linges qui envelopprent le corps du Christ. On constate alors la diversit des termes employs par les vanglistes pour caractriser ces linges :

    - dans lvangile selon St Matthieu : Joseph prit donc le corps, le roula dans un linceul propre et le mit dans le tombeau neuf quil stait fait tailler dans le roc. (Mt 27 59-60)

    - dans lvangile selon St Marc : Celui-ci [Joseph dArimathie], ayant achet un linceul, descendit Jsus, lenveloppa dans le linceul et le dposa dans une tombe qui avait t taille dans le roc ; puis il roula une pierre lentre du tombeau. (Mc 15 46)

    - dans lvangile selon St Luc : Il alla trouver Pilate et rclama le corps de Jsus. Il le descendit, le roula dans un linceul et le mit dans une tombe taille dans le roc, o personne encore navait t plac. (Lc 23 52-53)

    - dans lvangile selon St Jean : Nicodme celui qui, prcdemment, tait venu, de nuit, trouver Jsus- vint aussi, apportant un mlange de myrrhe et dalos, denviron cent livres. Ils prirent donc le corps de Jsus et le lirent de linges, avec les aromates, selon le mode de spulture en usage chez les Juifs. (Jn 19 39-40) ; Se penchant, il aperoit les linges, gisant terre ; pourtant il nentra pas. Alors arrive Simon-Pierre, qui le suivait ; il entra dans le tombeau ; et il voit les linges, gisant terre, ainsi que le suaire qui avait recouvert sa tte ; non pas avec les linges, mais roul part dans un endroit. (Jn 20 5-7).

    Les vangiles synoptiques disent que le Christ a t envelopp dun suaire (ou linceul) au

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  • sens moderne du terme, cest dire celui dun linge couvrant tout le corps-, alors que celui de Jean mentionne plusieurs linges, dont un qui devait couvrir le visage, appel soudarion en grec. Les Juifs utilisaient aussi frquemment des bandelettes pour lembaumement, comme cest le cas pour le corps de Lazare dans lvangile de Jean.

    Devant labsence de toute documentation, force est de reconnatre que lhistoire du suaire du Christ lpoque palochrtienne nous chappe. Cependant, une thse a longtemps t admise comme probable par la communaut historienne avant de se voir remise en question : celle de lidentit entre le linceul du Christ et la relique connue sous le nom de Mandylion dEdesse. Cette relique, selon un texte lgendaire du Ve sicle corrobor en certains points par Eusbe de Csare, aurait t envoye par le Christ lui-mme au roi Abgar dEdesse, et aurait permis sa gurison.

    A la fin du VIe sicle, le chroniqueur Evagre assure que la Sainte Image avait sauv Edesse, en 544, lors de lattaque de la ville par les Perses. Elle tait tenue en grande vnration, et vue comme un fondement du pouvoir royal. Cependant, aucun texte ne prcise que le Mandylion tait une relique de la Passion, et il semblerait que limage reprsentait plutt un Christ glorieux. De plus, un argument dcisif rside dans la taille de la pice de tissu : un Mandylion tait une petite toffe qui ne pouvait tre utilise comme linceul ; limage reprsente dessus devait tre celle du seul visage du Christ, et non de tout son corps (comme cest le cas Turin). De toute manire, la relique a t perdue lors de lattaque de la ville par les Arabes en 639 ; on suppose que par la suite elle ait fait lobjet de tractations entre la communaut chrtienne locale, le pouvoir musulman et lempire byzantin.

    Daprs plusieurs tmoins, la relique dEdesse serait arrive Constantinople en 944, rapporte par lempereur Romain Lcapne. Dans le mme temps se dveloppe une confusion, qui perdurera chez certains auteurs jusqu nos jours, entre le voile de Vronique, sur lequel (selon une tradition grecque puis romaine) le sang du Christ aurait imprim la Sainte Face, le Mandylion dEdesse et le linceul mortuaire du Christ. Il est probable que dans la capitale de lempire dOrient, plusieurs reliques montrant une reprsentation du Christ aient t conserves.

    La prsence Constantinople dune relique vnre comme le linceul du Christ est corrobore par de nombreux tmoignages : - le chevalier Robert de Clari, qui participe au sac de la ville en 1204, parle du sydoine

    (linceul) o Notre Sire fut envelopp au moutier [monastre] Sainte Marie des Blachernes. - Nicolas Msirats, gardien des reliques entreposes dans la chapelle Sainte-Marie du Phare, voque en 1201 les linceuls spulcraux du Christ, [qui] ont envelopp lineffable mort. - labondante iconographie byzantine, qui, partir du XIe sicle, prsente souvent une forme fixe de reprsentation, le thrne : le Christ est allong sur un drap, ou des linges, les bras croiss, couvert seulement dun pagne. Ces linges se retrouvent sur des plaquettes en ivoire reprsentant souvent la Dposition de Croix. Un tmoignage trs intressant se trouve dans un manuscrit hongrois de la fin du XIIe sicle, le Codex Pray : le Christ qui y est reprsent est en beaucoup de points semblable au linceul de Turin, notamment dans la position des mains, replies sur le corps et croises. Ce document est lattestation historique la plus probante contre la thse dun faux au Moyen-Age tardif.- Guillaume, archevque de Tyr, historien de la IIIe croisade, en narrant la visite du roi Amaury de Jrusalem Constantinople, en 1171, parle du drap que lon appelle synne o il [le Christ] fut envelopp .En outre, deux rcits de plerins, lun anglais, lautre islandais, confirment que le linceul du Christ tait vnr dans la capitale byzantine au XIIe sicle ; le suaire ntait dailleurs pas la seule relique de la Passion conserve Constantinople : la capitale de lempire dOrient

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  • dtenait aussi la Couronne dEpines, la Sainte Lance, lponge et le roseau.

    Rreprsentation du Christ dans le Codex Pray

    Le sac de Constantinople par les latins en 1204, au cours de la IVe croisade, dispersa les nombreuses reliques qui y taient gardes. Aucun crit ne relate ce que le linceul est alors devenu, mis part le tmoignage sujet caution de labb Nicolas dOtrante, selon lequel il serait rest en territoire grec. De nombreuses hypothses ont t avances pour retracer son arrive suppose en Occident, et sa conservation jusquen 1357, mais labsence de documentation les rend trs fragiles : il aurait t dabord conserv en Grce par le crois Othon de la Roche, duc dAthnes, puis, vers le rgne de Saint Louis qui fit transfrer la Sainte-Chapelle de Paris de nombreuses reliques provenant dOrient, telle la Couronne dEpines , ses descendants lauraient rapport dans leur fief de Franche-Comt. On a tent galement dtablir un lien gnalogique entre Othon de la Roche et la femme de Geoffroy de Charny, premier propritaire avr du Saint Suaire. Les thories qui font des Templiers les auteurs de son transfert en Occident sont gnralement regardes comme fantaisistes.

    Aprs 1357 : lHistoire dsormais connue dune relique qui fait dbat

    Lhistoire du Saint Suaire peut tre retrace avec exactitude depuis 1357, quand sa prsence est atteste dans la collgiale de Lirey en Champagne. Le linceul est alors la proprit de la famille de Charny. Il faut constater que ds les dcennies qui suivent son apparition officielle, lauthenticit de cette relique fait dbat : en 1360, lvque de Troyes Henri de Poitiers fait interdire les ostensions de la relique. Celles-ci reprennent pourtant en 1388, quand Geoffroi II de Charny obtient un indult du pape dAvignon Clment VII. Le nouvel vque de Troyes, Pierre dArcis, adresse alors un mmoire au pape o il affirme que son prdcesseur aurait dcouvert des preuves de linauthenticit, et mme retrouv le faussaire (or lauthenticit de ce mmoire, qui nest connu que par des copies, fait aussi dbat). Dans une bulle de mai 1390, Clment VII confirme lautorisation

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  • dexposer le linceul, et supprime les restrictions quil avait faites dans des projets de bulle prcdents.

    Cependant, le Suaire ne reste pas longtemps expos Lirey : devant les risques de pillage, la famille de Charny le transfre au chteau de Montigny-Montfort en 1418. Il accompagne par la suite sa propritaire Marguerite de Charny dans ses dplacements, notamment Saint-Hyppolite en Franche-Comt. En 1452, celle-ci le vend la famille de Savoie : le linceul est ds lors conserv dans la sainte-chapelle du chteau de Chambry. En 1464, les chanoines de Lirey, qui prtendaient avoir des droits la possession de la relique, cessent leurs poursuites contre le versement dune rente. Le linceul est parfois emport dans dautres villes de la famille de Savoie, mais reste conserv la plupart du temps dans une chsse en bois orne de velours.

    Dans la nuit du 3 au 4 dcembre 1532, un incendie ravage la chapelle de Chambry : le Suaire parvient tre sauv au moment o sa chsse commence fondre, mais le tissu est trou en certains endroits. Les Clarisses qui en avaient la garde cousent alors des morceaux dtoffe triangulaires sur les trous.

    En 1562, les ducs de Savoie transfrent leur capitale Turin, et y font apporter le Saint Suaire en 1578 : il est dsormais conserv dans la cathdrale de Turin, o il reste jusqu nos jours. La relique est la proprit personnelle de la Maison de Savoie, qui accde au trne de Pimont-Sardaigne (1720), puis dItalie (1861). En 1983, son hritier Humbert II, dernier roi dItalie en 1946, offre le linceul Jean-Paul II.

    Des ostensions rgulires, sources de prestige et de revenus pour la famille de Savoie, ont lieu tout au long de cette priode, mme si le culte des reliques connat une certaine dsaffection partir du XVIIIe sicle. En 1898, un vnement dune grande importance va apporter une clbrit nouvelle au linceul : la premire photographie du Saint Suaire, prise par le photographe amateur Secondo Pia, montre une image positive lors du dveloppement du ngatif, ce qui implique que le corps imprim sur le suaire est dj lui-mme un ngatif photographique. Le retentissement de cette photographie, une poque o science et foi semblent tre en confrontation, est immense ; cependant, lglise sabstient de prendre position sur lauthenticit, mme si lOsservatore romano rend compte de lvnement. En France, jusquaux annes 1950, quand la question du mode de production de limage sur le linceul ne se pose pas encore, la plupart des historiens, mme croyants, saccordent voir en lui un faux mdival. On assiste mme une sorte de surenchre dans la ngation de lauthenticit de la part de savants ecclsiastiques, qui craignent dtre dconsidrs par leurs collgues sils soutiennent la thse adverse : le chanoine Ulysse Chevalier, en 1902, ira jusqu falsifier volontairement son analyse dune bulle pontificale pour ne pas mettre en doute la thse du faux du XIVe sicle.

    Aprs la Seconde Guerre mondiale, de nombreuses associations de scientifiques et de croyants comme le CIELT (Centre International dEtudes sur le Linceul de Turin), le STURP (Shroud of Turin Research Project), lassociation Montre-nous Ton Visage verront le jour, et seront lorigine du renouveau de lintrt de la communaut scientifique internationale pour le linceul, qui aboutit la datation au carbone 14 en 1988.

    En 1997, le suaire chappe de justesse un nouvel incendie. Il est restaur en 2002, les pices de tissu rajoutes aprs lincendie de 1532 tant notamment retires. La dernire ostension de longue dure a eu lieu en 2010, et la prochaine est prvue pour le jubil de 2025.

    La position officielle de lglise a toujours t de ne pas prendre parti sur lauthenticit de

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  • cette relique, tout en respectant la dvotion pour elle. En 1998, alors que pour beaucoup le carbone 14 offre une rponse dfinitive sur lorigine de limage, Jean-Paul II qualifie le Saint Suaire de provocation lintelligence ; sa suite, Benot XVI invite les chrtiens contempler ce visage souffrant, en faisant moins une relique dont lauthenticit est improuvable de manire absolue quune icne extraordinaire, qui interpelle le chrtien en ce quelle loblige entrer plus avant dans le mystre de la Passion.

    Image positive dun ct du linceul de Turin (tel quil se prsente au regard)

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  • Le Suaire de Turin : approche scientifique

    Valentine Verzat

    L'analyse du Suaire par le STURP (1978-1981)

    La premire analyse scientifique du suaire a t mene par un groupe de scientifiques amricains : le STURP (Shroud of Turin Research Project) entre 1978 et 198118. L'tude a t ralise sur la relique par des mthodes non destructives donc sans prlvement d'chantillon. Les objectifs taient les suivants : comprendre comment l'image avait pu se former et en discuter l'authenticit.

    Plusieurs techniques ont t utilises19 :

    - fluorescence aux rayons X20 : Cette technique consiste utiliser conjointement une source de rayons X et un collimateur. La matire ainsi bombarde de rayons X, rmet de l'nergie sous forme d'une mission secondaire de rayons X nomme fluorescence. Le spectre mis est alors caractristique de la composition de l'chantillon. Cela permet de dtecter les variations de plusieurs lments comme, par exemple, le fer. Ainsi, une forte concentration en fer a t trouve au niveau de la prtendue tche de sang, corroborant l'hypothse de l'authenticit. De plus, l'absence de pigments ou d'autres lments riches en carbone, montrerait qu'il ne s'agit pas d'un artefact, via la peinture par exemple.

    - radiographies : Il s'agit d'un procd de radiographie classique, o le rayonnement traverse l'chantillon avant d'impressionner une plaque photographique. Ce procd a t utilis sur le suaire avec un rayonnement UV (ultra-violet) de diffrentes longueurs d'onde 21 et avec des rayons X [3].

    - analyse chimique et microchimique 22 : Dans cette tude, la surface d'un petit morceau du suaire a t prleve avec un ruban adhsif avant d'tre analys par microscopie (observation directe via un microscope) et spectroscopie RMN. La RMN (ou rsonance magntique nuclaire) consiste placer l'chantillon dans un champ magntique fort, avant de le soumettre une radiation de radiofrquence. Cette radiation est absorbe par les noyaux atomiques et rmise dans une proportion qui dpend de la position de l'atome dans la molcule. Cette technique permet donc d'tudier la structure des molcules. Ici, la prsence de collagne (molcule d'origine animale) a pu tre dtecte la surface du suaire.

    - spectroscopie infrarouge 23 : La spectroscopie est l'tude du spectre, c'est--dire la dcomposition d'un phnomne physique sur une chelle d'nergie. Les molcules possdent des frquences spcifiques qui dpendent des liaisons atomiques en prsence. Si on fait passer un faisceau

    18 http://www.shroud.com19 E.J. Jumper and R.W. Mottern (1980) Scientific investigation of the shroud of Turin. Applied Optics. 19(12): 1909-

    191220 L. A. Schwalbe, and J. R. London (1980) X-Ray Fluorescence Investigation of the Shroud of Turin. X-Ray

    Spectrometry. 9: 40-4721 R.Jr Gilbert and M.M. Gilbert (1980) Ultraviolet-visible reflectance and fluorescence spectra of the Shroud of Turin.

    Applied Optics. 19(12): 1930-193622 W.C. McCrone and C. Skirius (1980) Light microscopical study of the Turin shroud. Microscope. 28: 10523 S.F. Pellicori (1980) Spectral properties of the shroud of Turin. Applied Optics. 19(12):1913-20

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  • infrarouge travers l'chantillon, la lumire transmise indique la quantit d'nergie absorbe chaque longueur d'onde. L'analyse des caractristiques indique la structure molculaire de l'chantillon. Dans cette tude, les auteurs ont analys les tches de sang et ont trouv les mmes caractristiques spectrales que l'hmoglobine humaine. De plus, ils ont montr que l'image forme sur la toile de lin avait d tre produite par une dgradation de la cellulose.

    Le rapport final de 198124 a prsent les conclusions suivantes :- l'image n'a pas t forme par de la peinture et sa superficialit suppose qu'il s'agit d'un processus de dshydratation oxydante,- l'image est de nature tridimensionnelle et possde les mmes proprits qu'un ngatif photographique,- la combinaison des informations n'a pas permis d'expliquer le phnomne l'origine de la formation de l'image.Le problme n'a donc pas t rsolu par cette tude.

    La datation au carbone 14 (1988-1989)

    En 1988, la datation d'chantillons du Saint Suaire par la mthode du Carbone 14 fut confie trois laboratoires (Arizona, Oxford, Zurich) selon un protocole tabli par le STURP. Les chantillons, tous de 50 mg, furent prlevs en bordure du Saint Suaire sous contrle du Vatican. De plus, trois chantillons contrles furent fournis :- un morceau de lin issu d'une tombe nubienne et estim au XIme ou XIIme sicle,- un morceau de lin venant de Thbes et estim autour du IIme sicle,- un morceau de la cape de Louis d'Anjou estim autour du XIIme ou XIVme sicle.

    Les chantillons ont t nettoys selon diverses mthodes et analyss par spectroscopie de masse (AMS). La datation au carbone 14 est base sur la mesure de l'activit radiologique du carbone 14 contenu dans la matire organique. Le domaine de validit de cette mthode de datation va de quelques centaines d'annes 50000 ans et semble donc parfaitement approprie pour dater le Saint Suaire. Le principe est le suivant : le carbone 14 est un isotope radioactif du carbone dont la demi-vie est de 5734 30 ans. Un organisme vivant assimile le carbone de l'atmosphre avec un fractionnement isotopique connu, et donc aisment rapportable au rapport 14C/C existant dans l'atmosphre. Aprs sa mort, tout change avec le milieu extrieur cesse mais la quantit de radiocarbone contenu dans l'organisme dcroit selon une loi exponentielle rduisant ainsi le rapport 14C/C. La mesure de ce rapport par spectromtrie de masse permet donc de dater la mort de l'organisme.

    Les rsultats ont t publis dans la revue Nature en 198925 et sont rsums sur la figure suivante :

    24 http://www.shroud.com25 P.E. Damon et al. (1989) Radiocarbon dating of the shroud of Turin. Nature. 337: 611-615

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  • ges moyens par datation au Carbone 14 et cart-type des chantillons pour les trois laboratoires (A, Arizona ; O, Oxford ; Z, Zurich). Le suaire est l'chantillon 1, les contrles les chantillons 2 4. Les dates sont donnes en annes avant 195026 .

    On peut observer qu'il n'y a pas de diffrence significative entre les rsultats des trois laboratoires. La datation du Saint Suaire a donc conclu a une origine moyengeuse (1260-1390 10 ans) avec une significativit de 5%.

    lments de critique et de conclusion

    Cependant, plusieurs articles scientifiques ont critiqu la validit de cette datation27 et notamment la qualit et la quantit de l'chantillonnage. Les chantillons proviennent en effet d'un seul morceau qui a t subdivis. De plus, l'chantillon n'est pas homogne et les analyses ont port sur des fibres superficielles probablement affectes par l'incendie de 1532. Des analyses ultrieures ont conclu en 2008 que l'chantillon tait constitu de coton et non de lin comme le reste du suaireSi la datation de 1988 qui a conclu une origine moyengeuse du Saint Suaire est la plus communment admise dans la communaut scientifique, elle fait l'objet de plusieurs critiques.

    En outre, l'origine du Saint Suaire reste un mystre qui n'a pas pu tre clairement lucid par les diffrentes mthodes scientifiques mme si plusieurs hypothses ont t formules. Les hypothses supposant une fabrication artificielle du Saint Suaire sont aujourd'hui trs contestes. Concernant une origine naturelle, plusieurs hypothses sont aujourd'hui envisages mais aucune n'a t valide avec certitude.

    26 Ibid.27 G. Fanti, F. Crosilla, M. Riani, A.C. Atkinson (2010) A robust statistical analysis of the 1988 Turin shroud

    radiocarbon dating results. IWSAI Frascati.

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  • La dvotion la Sainte Face

    Sundar Ramanadane

    Jsus ton ineffable image est l'astre qui conduit mes pas ; Tu le sais bien, ton doux Visage est pour moi le ciel ici-bas ! Mon amour

    dcouvre les charmes de tes yeux embellis de pleurs. Je souris travers mes larmes, quand je contemple tes douleurs. Oh ! je veux

    pour te consoler vivre ignore et solitaire; ta beaut que tu sais voiler me dcouvre tout son mystre, et vers toi je voudrais voler!

    (sainte Thrse de lEnfant Jsus et de la Sainte Face)

    La Sainte Face porte par deux anges, Albrecht Drer.

    Lexpression Sainte Face dsigne tout simplement le visage de Notre Seigneur. Nan-moins, on ne peut faire abstraction de la manire dont cette face nous a t rapporte : de la face du Christ, la providence a voulu que nous ayons surtout des reliques de Sa passion, comme le Voile de Vronique, le Mandylion, ou encore le Saint Suaire. Ainsi, lexpression Sainte Face dsigne avant tout le visage du Christ, au moment de Sa passion, dans Son humanit souffrante. La Sainte Face est un thme artistique fcond, et plus gnralement une reprsentation courante, en particulier dans le catholicisme latin ; mais aussi et surtout, elle a t une source intarissable de contemplation pour de nombreux saints qui elle a su insuffler des lans prodigieux de charit.

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  • Une chose quon ne peut manquer de remarquer, surtout si par contraste on compare le christianisme latin aux christianismes orientaux, est la volont de reprsenter le Christ de manire trs raliste, ce qui veut dire parfois dans ses souffrances. Il suffit de regarder un crucifix pour sen rendre compte. Cet accent mis sur la reprsentation prcise du Christ est, pour nous, propre au ca-tholicisme latin : pour labb Milet28 le christianisme sarticule autour de deux ples complmen-taires et dgale importance qui sont la foi en Dieu (ou thocentrisme) et la foi dans le Christ (ou christocentrisme). Tandis que le premier met laccent sur la gloire de Dieu et la contemplation, le second met laccent sur la proximit du Christ, sur son humanit et sur limitation de Jsus Christ29. Pour