Le Visible Et l Invisible

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    Maurice Merleau-Ponty

    Le visibleet l'invisiblesuivi de

    Notes de travailTEXTE TABLI

    PAR CLAUDE LEFORTACCOMPAGN

    D'UN AVERTISSEMENTET D'UNE POSTFACE

    Gallimard

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    Cet ouvrage a initialement parudans la Bibliothque des Ides en 1964. ditions Gallimard, 1964.

    Avertissement

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    Maurice Merleau-Ponty est mort le 3 mai 1961. Dans ses papiersse trouvait notamment un manuscrit contenant la premire partied'un ouvrage dont il avait commenc la rdaction deux ansplus tt.Celui-ci est intitul: Le visible et l'invisible. Nous n'avons pastrouv trace de ce titre avant mars 1959. A u p a ~ a v a n t des notes se rap-portant au mmeprojetportent la mention: Etre et sens ou Gna-logie du vrai, ou encore, en dernier lieu, L'origine de l a vrit.

    Le manuscritIl comporte cent cinquante grandes pages, couvertes d'une criture serre, et abondamment corriges. Les feuilles sont critesrecto-verso.Sur la premire page, figure la date de mars 1959: sur la page 83,celle du 1er juin 1959. Vraisemblablement, l'auteur a rdig centdix pages entre le printemps et l't de la mme anne. Puis il arepris l'automne de l'anne suivante la rdaction de son texte,sans tenir compte des huit dernires pages (p. 103-110) qui inauguraient un secondchapitre. La date de novembre 1960est porte surla seconde page 103, au-dessus du titre Interrogation et intuition.

    Structure de l'ouvrageLes indications de plan sont rares et ne s'accordent pas exacte

    ment entre elles. Il est certain que l'auteur remaniait son projet aufur et mesure de l'excution. On peut toutefois prsumer que

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    !

    l'ouvrage aurait eu des dimensions considrables et q u le.texte quenous possdons n'en constitue qu'une premire partze, Jouant lerle d'une introduction*.Voici les quelques schmas que nous avons pu retrouver:a) Mars 1959, en tte du manuscrit:

    1re Partie. tre et Monde.Chap. 1. Rflexion et interrogation. . .Chap. II. L'tre probjectif: le monde SObpslste.Chap. III. L'tre probjectif: l'intercorporit.Chap. IV. L'tre p r o b j e c t ~ f : l'entr,emonde:Chap. V. L'ontologie classIque et 1ontologIe moderne.Ile Partie. Nature.lu e Partie. Logos.b) Mai 1960, dans une note, sur la premire page:tre e tMonde.Ire Partie:Le monde vertical ou l'tre interrogatif

    muet brutsauvage.La Ile Partie sera: L'tre sauvage et l'ontologie classique.Et sur la seconde page:Chap. 1. La chair du prsent ou le il y a., 'Chap. II. Le t rac du temps, le mouvement de lontogenese.Chap. III. Le corps, la lumire naturelle et le verbe.Chap. IV. Le chiasme. ,Chap. V. L'entremop.de et l'Etre.Monde et Etre.

    c) Mai 1960, dans une note:1. tre et Monde. ,Ire Partie: Le Monde vertical ou l'Etre sauvage.Ile Partie: L'tre sauvage et l'ontologie classique:NatureHommeDieu. d'W .ConclusioI]: la pense fondamentale - P ~ s s ~ g e aux l erenCIa-tions de l'Etre sauvage. Nature - logos hIstOire.l'tre cultivl'ErzeugungII. Physis et Logos

    * Cf. notre postface.

    d) Octobre 1960, dans une note:1. tre et Monde.Ire Partie: Rflexion et interrogation.Ile Partie: Le,monde vertical et l'tre sauvage.Ille Partie: l 'Etre sauvage et l'ontologie classique.e) Novembre 1960, dans une note:

    1. Le visible e t l a nature.1. L'interrogation philosophique.2. Le visible.3. Le monde du silence.4. Le visible et l'ontologie (l'tre sauvage).II. La parole et l'invisible.f) Sans date, mais vraisemblablement en novembre ou dcembre1960, dans une note:

    1. Le visible et la nature.L'interrogation philosophique:interrogation et rflexion;interrogation et dialectique;interrogation et intuition (ce que je fais en ce moment).Le visible.La nature.Ontologie classique et ontologie moderne.II. L'invisible et le logos.

    Ces quelques indications ne permettent pas d'imaginer ce quel'uvre aurait t dans sa matire et dans sa forme. Le lecteur s'enfera dj mieux une ide la lecture des notes de travail que nouspublions la sui te du texte. Mais du moins pouvons-nous en tirerparti pour percevoir plus clairement l'ordonnance du manuscritlui-mme. nous en tenir, en effet, aux articulations marques d a n ~ letexte, il faudrait se borner mentionner une premire partie: Etreet Monde, un premier chapitre: Rflexion et interrogation, tandisque toutes les autres divisions se trouveraient sur un mme planpuisqu'elles sont indisti nctement prcdes du signe. Or la note f,qui confirme et complte la prcdente et a l'intrt d'avoirt rdige en mme temps que le chapitre Interrogation et intuition (l'auteur prcise: ce que je fais en ce moment), montre que nous nepouvons conserver ce dcoupage. Outre que le titre de la premirepartie, tre et Monde, est abandonn et remplac par Le visible etla nature, les fragments prcds du signe sont regroups en fonction de leur sens et i l devient clair que les deux derniers n'ont pasla mme fonction que les premiers. ..Nous nous sommes donc dcid restructurer le texte en suivantles dernires indications de l'auteur. Nous avons d'abord distingu

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    12 Le visible et l'invisible Avertissement 13trois chapitres en les rangeant sous la rubrique commune: L'interrogation philosophique. Le premier, Rflexion et interrogation,qui comporte trois articulations, enveloppe la critique de la foi per-ceptive, du scientisme et de la philosophie rflexive; le second,Interrogat ion et dialectique, divis en deux parties, comprendl'analyse de la pense sartrienne et l'lucidation des rapports entredialectique et interrogation; le troisime, Interrogation et intuition, contient essentiellement la critique de la Phnomnologie.Restait situer le dernier fragment intitul: L'entrelacs - lechiasme, que la notemne mentionne pas. Nous pouvions en fairesoit le dernier chapitre de L'interrogation philosophique, soit lepremier de la seconde partie annonce, Le visible. Le choix, nousen sommes persuad, pouvait tre justifi par des arguments defond. Mais, en l'absence d'une recommandation expresse de l'auteur, ceux-ci n'auraient jamais paru dcisifs. Dans ces conditions,nous avons prfr nous rallier la solution qui faisait la moindrepart notre intervention, c'est--dire laisser ce chapitre la suitedes autres.

    tat du texteLe manuscrit du Visible et l'invisible a t longuement travaill,comme l'atteste la prsence de nombreuses ratures et corrections.On nesauraittoutefois penser qu'iltaitparvenu son tatdfinitif.Certaines redites auraient sans doute t limines et il n'est pasexclu que des remaniements plus amples auraient t apports. Surl'ordonnance du dbut, notamment, un douteest permis puisqu'unenote voque la possibilit d'un nouvel agencement de l'expos.L'auteur crit: Refaire peut-t re les pages 1-13, en groupantensemble: 1. les certitudes ( la chose) (autrui ) ( la vrit); 2. le sincertitudes (les difficults pyrrhoniennes, les contradictions de lathmatisation); 3. on ne peut accepter les antithses, ni s'en tenir certitudes matrielles passage la rflexion.D'autre part, il est significatifque l'auteur fasse deux fois usaged'un mme texte de Paul Claudel (cf. ci-dessous, p. 138 et 159) sansavertir le lecteur de cette rptition. La fonction de la citation dansles deux passages est telle qu'un remaniement important et tncessaire.

    Les notes de travailNous avons cru bon de faire suivre le texte du Visible et l'invisible d'un certain nombre de notes de travail qui en clairaient le

    sens. L't:zuteur avait l'habitude de jeter des ides sur le papier, sansse soucIer de son style, le plus souvent, et mme sans s'astreindre composer des phrases entires. Ces notes, qui tantt se rduisent q,uelques l i g n ~ s , tantt s ' t e n d ~ n t sur plusieurs pages, constituentl a1'!20rce.de developpements qUI figurent dans la premire partie ouqUI aurazent figure dans la suite de l'ouvrage. Elles taient, depuisla fin de l'anne 1958, rgulirement dates et classes.Il n'tait ni possible, ni souhaitable de les publier toutes. Leurmasse et cras le texte et, d'autre part, bon nombre d'entre ellessoit qu ' e l ~ e s fussent troP. elliptiques, soit qu'elles n'eussent pas u rapport dIrect avec le sUjet de la recherche, ne pouvaient tre utilement retenues.Ds lors qu'une slection s'avrait ncessaire, elle posait quelquesproblmes d'interprtation et nous tions dans la crainte de noustromper. Mais, plutt que de renoncer, nous avons pris le risque defaire un choix, tant nous tions persuads que, par la varit desthr:zes abc:rds, la qualitde la rflexion, l'expression abrupte maistoujours ngoureuse de la pense, ces notes pouvaient rendre sensibleau lecteur le travail du philosophe.

    dition du manuscrit et des notesEn ce qui concerne le manuscrit, nous noussommes born pr

    ciser la ponctuation, dans le souci de rendre la lecture plus facile.En revanche, la disposition du texte, dans les notes de travail, a tco:zserve telle quelle, car il fallait laisser l'expression son premzer mouvement.Nous avons donn, chaque fois que cela nous tait possible, lesrfrences que demandaient les notes de travail ou complt cellesde l'auteur.Quand nous avons d introduire ou rtablir un terme pour donnersens une phrase, nous l'avons placentre crochets et accompagn d'une note justificative en bas de page.Les termes illisibles ou douteux sont signals dans le coursmme du texte de la manire suivante:illisible: [?].

    douteux: [vrit?].

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    14 Le visible et l'invisibleLe s notes en bas de page sont toujours prcdes d'un chiffrearabe quand elles sont de l'auteur et d'un astrisque quand ellessont de notre main. Les commentaires marginaux que nous avonsdcid de reproduire, quand ils n'taient pas littralement reprisdans la suite du texte, sont insrs dans une note prcde d'unastrisque. Pour viter toute confusion, le texte de l'auteur est,quelle que soit la note, en caractre romain et le ntre en italique.

    c. L.

    LE VISIBLEET LA NATURE

    L'interrogation philosophique

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    RFLEXIONET INTERROGATION

    La foi perceptive et son obscurit*

    Nous voyons les choses mmes, le monde es t celaque nous voyons: des formules de ce genre exprimentune foi qui est commune l'homme naturel et au phi-losophe ds qu'il ouvre les yeux, elles renvoient uneassise profonde d' opinions muettes impliques dansnot re vie. Mais cette foi a ceci d'trange que, si l'oncherche l'articuler en thse ou nonc, si l'on sedemande ce que c'est que nous, ce que c'est que voir etce que c'est que chose ou monde, on entre dans unlabyrinthe de difficults et de contradictions.Ce que saint Augustin disait du temps: qu' il est par-faitement familier chacun, mais qu'aucun de nous nepeut l 'expl iquer aux autres, il faut le di re du monde.[Sans arrt, le philosophe se trouve]** oblig de revoiret de redfinir les notions les mieux fondes, d'en crerde nouvelles, avec des mots nouveaux pour les dsigner,d'entreprendre une vraie rforme de l'entendement, au*L'auteur note, en regard du titre de ce chapitre: Notion de foi pr-ciser. Ce n'est pas la foi dans le sens de dcision mais dans le sens dece qui est avant toute position, foi animale et [?].** Sans arrt, le philosophe se trouve... : ces m ot s q ue nous intro-duisons pour donner un sens aux propositions suivantes taientles pre-

    miers d'un corps de phrase entirement raturpar l'auteur.

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    18 Le visible et l'invisible Rflexion et interrogation 19terme de laquelle l'vidence du monde, qui paraissaitbien la plus claire des vrits, s'appuie sur les pensesapparemment les plus sophistiques, o l ' ~ o m m e naturel ne se reconnatplus, et quiviennent ranImer lamauvaise humeur sculaire contre la philosophie, le griefqu'on lui a toujours fait de renverser les rles du clair etde l 'obscur. Qu'i l prtende parler au nom mme del'vidence nave du monde, qu'il se dfende d'y r ienajouter, qu'il seborne en tirer toutes les consquences,cela ne l'excuse pas, bien au contraire: il ne la [l'humanit]* dpossde que plus compltement, l'invitant sepenser elle-mme comme u?-e nigIIl:e. . ,C'est ainsi et personne n y peut nen. Il est vraI a lafois que le monde est ce que nous voyons et que, pourtant, il nous faut apprendre le voir. En ce s e n ~ ~ abordque nous devons galer par le savoir cette VISIon, enprendre possession, dire ce que c' e s que nOlfs et ce.quec'est que voir, faire donc comme SI nous n en saVIOnsrien comme si nous avions l-dessus tout apprendre.M a i ~ la philosophie n'est pas un lexique, elle ne s'intresse pas aux significations des mots, eUe ne cherchepas un substitut verbal du monde que nouS voyons, ellene le transforme pas en chose dite, elle ne s'installe pasdans l 'ordre du dit ou de l'crit, comme le logicien dansl'nonc, le pote dans la parole ou le musicien dans lamusique. Ce sont les choses mmes, du fond de leursilence, qu'elle veut conduire l'expression. Si le philosophe interroge et donc feint d'ignorer le m o n d ~ et lavision du monde qui sont oprants et se font contmuellement en lui, c'est prcisment pour les faire parler,parce qu 'i l y croit et qu'il attend d'eux toute sa future

    * Il faut comprendre sans doute: dpossde l'humanit, ces termesappartenant au dernier membre de la phrase prcdente, ratur p.arl'auteur et que nous reproduisons ci-dess0l-f:s entre c r ~ h e t s ... ~ gnefqu'on lui a toujours fait de renverser les roles du claIr et de 1obscur[et de s'arroger de faire vivre l'humanit en tat d'alination, dans laplus complte alination; le philosophe prtendant la comprendremieux qu'elle ne se comprend elle-mme.]

    science. L'interrogation ici n 'est pas un commencement de ngation, un peut-tre mis la place de l'tre.C'est pour la philosophie la seule manire de s'accorder notre vision de fait, de correspondre ce qui, en elle,nous donne penser, aux paradoxes dont elle est faite;de s'ajuster ces nigmes figures, la chose et lemonde,dont l 't re et la vrit massifs fourmillent de dtailsincompossibles.Car enfin, autant il est sr que je vois ma table,que ma vision se termine en elle, qu'elle fixe et arrtem o r e ~ a r d de sa densit insurmontable, que mme,mm qUI, assis devant ma table, pense au pont de laConcorde, je ne suis pas alors dans mes penses, je suisau pont de la Concorde, et qu'enfin l'horizonde toutesces visions ou quasi-visions, c'est le monde mme quej'habite, le monde naturel et le monde historique, avectoutes les traces humaines dont il est fait; autant cetteconvictions est combattue, ds que j'y fais attention, parle fait mme qu'il s'agit l d'une visionmienne. Nous nepensons pas tant ici l'argument sculaire du rve, dudlire ou des illusions, nous invitant examiner si ceque nous voyons n'est pas faux; il use en celammede cette foi dans le monde qu'i l a l'air d'branler: nousne saurions pas mme ce que c'est que le faux, si nousne l'avions pas distingu quelquefois du vrai. Il postuledonc lemonde en gnral, le vrai en soi, et c'est lui qu'ilinvoque secrtement pour dclasser nos perceptionset les rejeter ple-mle avec nos rves, malgr toutesdiffrences observables, dans notre vie intrieure,pour cette seule raison qu'ils ont t, sur l'heure, aussiconvaincants qu'elles, - oubl iant que la faussetmme des rves ne peut tre tendue aux perceptions,puisqu'elle n'apparat que relativement elles et qu'ilfaut bien, si l 'on doit pouvoir parler de fausset, quenous ayons des expriences de la vrit. Valable contrela navet, contre l'ide d'une perception qui irait surprendre les choses au-del de toute exprience, commela lumire les tire de la nuit o elles prexistaient, l'argu-

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    20 Le visible et l'invisible Rflexion et interrogation 21ment n'est pas [clairant?], il est lui-mme empreint decette mme navet puisqu'il n'galise la pelception etle rve qu'en les mettant en regard d'un Etre qui neserait qu'en soi. Si au contraire, comme l'argument lemontre en cequ 'i l a de valable, on doit tout fait rejeterce fantme, alors les diffrences intrinsques, descriptives du rve e tdu peru prennentvaleur ontologique etl'on rpond assez au pyrrhonisme en montrant qu'il y aune diffrence de structure et pour ainsi dire de grainentre la perceptionou vraievision, qui donne lieu unesrie ouverte d'explorations concordantes, et le rve,qui n'est pas observable et, l 'examen, n'est presqueque lacunes. Certes, ceci ne termine pas le problme denotre accs au monde: il ne fait au contraire que commencer, ca r il reste savoir comment nous pouvonsavoir l'illusion de voir ce que nous ne voyons pas, comment les haillons du rve peuvent, devant le rveur,valoir pour le tissu serr du monde vrai, comment l'inconscience de n'avoir pas observ, peut, dans l'hommefascin, tenir lieu de la conscience d'avoir observ. Sil'on dit que le vide de l'imaginaire reste jamais ce qu'ilest, n'quivaut jamais au plein du peru, et ne donnejamais lieu la mme certitude, qu'il ne vaut pas pourlui, que l'homme endormi a perdu tout repre, toutmodle, tout canon du clair et de l'articul, et qu'uneseule parcelle du monde peru introduite en lui rduirait l'instant l 'enchantement, il reste que si nous pouvons perdre nos repres notre insu nous ne sommesjamais srs de les avoirquand nous croyons les avoir; sinous pouvons, sans le savoir, nous retirer du monde dela perception, rien ne nous prouve que nous y soyonsjamais, ni que l 'observable le soit jamais tout fait, niqu'il soit fait d'un autre t issu que le rve; la diffrenceentre eux n'tant pas absolue, on est fond les mettreensemble au nombre de nos expriences, et c'est audessus de la perception elle-mme qu'il nous faut chercher la garantie et le sens de sa fonction ontologique.Nous jalonnerons ce chemin, qui est celui de la philoso-

    phie rflexive, quand il s 'ouvri ra . Mais il commenceb i ~ n a u - ~ e l des ~ r g u m e n t ~ pyrrhoniens; pa r euxmemes, Ils nous detourneraient de toute lucidationpuisqu'ils se rfrent vaguement l'ide d'un tre tout~ sOl ~ t I?ar contraste, mettent confusment le peru etI i m a g m ~ I r e au nombre de nos tats de conscience .~ r o f o n d e m e n t , le pyrrhonisme partage les illusions de1homme naf. C'est la navet qui se dchire elle-mmedans la nuit. Entre l'tre en soi et la vie intrieure i ln ' e n t r ~ v o i t pas mme le problme du monde. C'est ~ c o n t n : n r ~ vers ce problme que nous cheminons. Ce quin o ~ s m t e r e ~ s e , ce n sont J?as l e raisons qu'on peutaVOIr de temr pour mcertame 1existence du monde- c o m m ~ si l'on savait dj ce que c'est qu'exister etcomme SI toute la, questi?n tait d ' ~ p p l i q u e r proposce concept. Ce qUI nous Importe, c est prcisment desavoi r le sens d'tre du monde; nous ne devons ldessus rien prsupposer, ni donc l 'ide nave de l'tree?- s o ni l'ide, corrlat.ive, d ' u ~ tre de reprsentation,d un etre pour la conSCIence, d un tre pour l'homme:ce sont toutes ces not ions que nous avons repenser prop?As de notre exprience du monde, en mme tempsque 1etre du .monde. Nous avons reformuler les argum ~ n t s sceptiques hors de tout prjug ontologiqueet Justement pour savoir ce que c'est que l'tre-mondel'tre-chose, l'tre imaginaire et l'tre conscient. '

    ~ a i n t e n a n t donc que j'ai dans la perception la chosememe, e t non pas une reprsentation, j'ajouterai seulement que la chose est au bout de mon regard et en gnr a de mon exploration; sans rien supposer de ce que laSCIence du corps d'autrui peut m'apprendre, je doisconstater que la table devantmoientretient un singulierrapport avec mesyeux et mon corps : je ne la vois que sielle est dans leur rayon d'action; au-dessus d'elle, il y ala masse sombre de mon front, au-dessous le contourplus indcis de mes joues; l'un et l'autre ~ i s i b l e s lalimite, et capables de la cacher, comme si ma vision dumonde mme se faisait d'un certain point du monde.

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    22 Le visible et l'invisible Rflexion et interrogation 23Bien plus: mes mouvements et ceux de mes yeux fontvibrer le monde, comme on fait bouger un dlmen dudoigt sans branler sa solidit fondamentale. A chaquebattement de mes cils, un rideau s'abaisse et se relve,sans que je pense l'instant imputer aux chosesmmes cette clipse; chaque mouvementde mes yeuxqui balayent l 'espace devant moi, les choses subissentune brve torsion que je mets aussi mon compte; e tquandje marche dans la rue, lesyeuxfixs su r l'horizondes maisons, t ou t mon entourage proche, chaquebruit du talon sur l'asphalte, tressaille, puis se tasse enson lieu. l'exprimerais bien mal ce qui se passe endisant qu'une composante subjective ou un apportcorporel vient ici recouvrir les choses elles-mmes: ilne s'agit pas d'une autre couche ou d'un voile qu i viendrait se placer entre elles et moi. Pas plus que desimages monoculaires n'interviennentquand mes deuxyeux oprent en synergie, pas davantage le boug de1' apparence ne brise l'vidence de la chose. La perception binoculaire n'est pas faite de deux perceptionsmonoculaires surmontes, elle est d'un autre ordre. Lesimages monoculaires ne sont pas au mme sens o estla chose perue avec les deux yeux. Ce sont des fantmes et elle est le rel, ce sont des pr-choses et elle estla chose: elles s'vanouissent quand nous passons lavision normale et rentrent dans la chose comme dansleur vrit de ple in jour. Elles sont trop loin d'avoir sadensit pour entrer en rivalit a,vec e l l ~ : e ~ l ~ s n s o ~ tqu'un certain cart pa r rapport a la vraie VISIon ImmInente, absolumentdpourvues de ses [prestiges ?] et, encela mme, esquisses ou rsidus de la vraie vision qu iles accomplit en les rsorbant . Les images monoculaires ne peuvent tre compares la perception synergique: on ne peut les mettre cte cte, il faut choisirentre la chose et les pr-choses flottantes. On peut effectuer le passage en regardant, en s'veillant au monde,on ne peut pas y assister en spectateur. Ce n'est pasunesynthse, c'estune mtamorphosepa r laquelle les appa-

    rences sont instantanment destitues d'une valeurq u ' e l l e ~ n devaient ~ u ' l'absence d'une vraie perceptIon. AmSI la perceptIon nous fait assister ce miracled'une totalit qui dpasse ce qu'on croit tre ses conditions ou ~ e p a r t i ~ s , .qui.!es tient de loin en son pouvoir,comme SI elles n eXIstaient que Sur son seuil et taientdestines se. p ~ r d r e en elle. Mais pour les dplacercomme elle fait, Il faut que la perception garde dans saprofondeur toutes leurs redevances corporelles: c'esten regardant, c'est encore avec mes yeux que j'arrive la chose vraie, ces mmes yeux qui tout l'heure medonnaient des images monoculaires: simplement, ilsfonctionnent maintenant ensemble et Comme pour de

    b ~ n : ~ i n s i le. rapp.ort d ~ chses. et de mon corps est?ecidement sI,nguher : c est l u qUI fait qu.e, quelquefois,Je reste dans 1apparence et lUI encore qUI fait que, quelquefois, je vais aux choses mmes; c'est lui qu i fait lebourdonnement des apparences, lui encore qui le faittaire et me jette en plein monde. Tout se passe commesimon pouvoird'accder au monde et celui de me retrancher dans les fantasmes n'allaient pas l'un sans l'autre.Davantage: comme si l 'accs au monde n'tait quel'autre face d'un retrait, et ce retrait en marge du mondeun.e servitude, et une autre expression de mon pouVOIr naturel d y entrer. Le monde es t cela que je perois, mais sa proximit absolue, ds qu'on l'examineet l'exprime, devient aussi, inexplicablement, distanceirrmdiable. L'homme naturel tient les deux boutsde la chane, pense la fois que sa perception entredans les choses et qu'elle se fait en de de son corps.Mais autant, dans l'usage de la vie, les deux convictionscoexistent sans peine, autant, rduites en thses et ennoncs, elles s'entre-dtruisent et nous laissent dans laconfusion.

    Que serait-ce si je faisais tat, non seulement de mesvues su r moi-mme, mais aussi des vues d'autrui surlui-mme et sur moi? Dj mon corps, comme metteuren scne dema perception, a fait clater l'illusion d'une

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    24 Le visible et l'invisible Rflexion et interrogation 25concidence de ma perception avec les choses mmes.Entre elles et moi, il y a dsormais des pouvoirs cachs,toute cette vgtation de fantasmes possibles qu'il netient en respect que dans l'acte fragile du regard. Sansdoute, ce n 'est pas tout fait mon corps qui peroit: jesais seulementqu'il peut m'empcher de percevoir, queje ne peux percevoir sans sa permission; au moment ola perception vient, il s'efface devant elle et jamais ellene le saisit en train de percevoir*. Si ma main gauchetouchemamain droite, et que je veuille soudain, pa rmamain droite, saisir le travail de ma main gauche entrain de toucher, cette rflexion du corps sur lui-mmeavorte toujours au dernier moment: au moment o jesens ma gauche avec ma droite, je cesse dans la mmemesure de toucher ma maindroite dema main gauche.Mais cet chec du derniermoment n'te pastoutevrit ce pressentiment que j'avais de pouvoir me touchertouchant: mon corps ne peroit pas, mais il est commebti autourde la perception qui se fait jour travers lui;pa r tout son arrangement interne, par ses circuits sensori-moteurs, pa r les voies de retour qui contrlent etrelancent les mouvements, il se prpare pour ainsi dire une perception de soi, mme si ce n'est jamais lui qu'ilperoit ou lui qui le peroit. Avant la ~ c i e n c , e du,C?rps,_ qui impl ique la relation avec autruI -, 1expenencedema chair comme gangue dema perceptionm'a apprisque la perception ne nat pas n'importe o, qu'ellemerge dans le recs d'un corps. Les autres hommesqui voient comme nous, que nous voyons en train devoir et nous voient en tra in de voir, ne nous offrentqu'une amplification du mme paradoxe. s'il est djdifficile de dire quema perception, telle que je la vis, vaaux chosesmmes, i l est bienimpossible d'accorder laperception des autres l'accs au monde; et, pa r unesorte de contrecoup, cet accs que je leur dnie, ils me

    * En marge: l'tLO x6o[to comme l'imagemonoculaire: il n'est pasinterpos, isol, mais il n'est pas rien.

    le refusent aussi. Car, s'agissant des autres ou demoi (vupa r eux), il ne faut pas seulement dire que la chose esthappe pa r le tourbillon des mouvements explorateurset des conduites perceptives, et tiresvers le dedans. s'iln'y peut-tre pour ~ o a ~ c u n sens dire que ma perceptIOn et la chose qu elleVIse sontdansma tte (il ests e ~ l e m , e n t c ~ r t a i n qu'elles ne sont pas ailleurs ), je nepUIS m. empecher de mettre autrui, e t la perception qu'ila, demre. son ~ o r p s . P I ~ s prcisment, la chose peruepa r autruI se dedouble: Il y a celle qu'il peroit Dieu saito, ~ il y a celle que je vois, moi, hors de son corps, etq u J appelle la ~ ~ o s e . vraie, - comme il appelle chosevraIe la table qu tl volt et renvoie aux apparences celleque je vois. Les choses vraies et les corps percevants nesont plus, cette fois, dans le rapport ambigu que noustrouvions tout l'heure entre mes choses et mon corps.Les uns et les autres, proches ou loigns, sont en toutcas juxtaposs dans lemonde, et la perception, qui n'estpeut-tre pas dans ma tte , n'est nulle part ailleurs~ u d a ~ s mo? c o r p ~ cO,mme chose du monde. Il paratImpossIble desormais d en rester la certitude intimedecelui qui peroit: vue du dehors la perception glisse surles choses et en les touche pas. Tout au plus dira-t-on, sil'on veut faire droit la perspective de la perception su relle-mme, que chacun de nous a un monde priv: cesmondes privs ne sont mondes que pour leur titulaire, ils ne sont pas le monde. Le seul monde, c'est-dire le monde unique, serait xo{vo x6op,o, et ce n'estpas sur lui que nos perceptions ouvrent.Mais sur quoi donnent-elles donc? Comment nommer, comment dcrire, tel que je le vois dema place, cevcu d'autrui qui pour tant n' est pa s r ien pour moipuisque je crois autrui, - et qui d'ailleursme concernemoi-mme, puisqu'il s'ytrouve commeune vue d'autruisur moi*? Voici ce visage bien connu, ce sourire, ces*En marge: Reprise: Pourtant, comme tout l'heure les fantasmes

    monoculairesne pouvaientpas rivaliser aveC la chose, de mme main-

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    26 Le visible et l'invisible Rflexion et interrogation 27modulations de la voix, dont le style m'est aussi familierque moi-mme. Peut-tre, dans beaucoup de momentsde ma vie, autrui se rduit-il pourmoi ce spectacle quipeut tre un charme. Mais que la voix s'altre, que l'insolite apparaisse dans la partition du dialogue, ou aucontraire qu'une rponse rponde trop bien ce que jepensais sans l'avoir tout fait dit, - et soudain l'vidence clate que l-bas aussi, minute pa r minute, la viees t vcue: quelque part derrire ces yeux, derrire cesgestes, ou plutt devant eux, ou encore autour d'eux,venant de je ne sais quel double fond de l'espace, unautre monde priv transparat, travers le tissu dumien, et pour un moment c'est en lui que je vis, je nesuis plus que le rpondant de cet te interpellation quim'est faite. Certes, la moindre reprise de l'attention mepersuade que ce t autre qui m'envahit n'est fait que dema substance: ses couleurs, sa douleur, son monde,prcismenten tant que siens, comment les concevraisje, sinon d'aprs les couleurs que je vois, les douleursque j'ai eues, lemonde oje vis? Du moins, mon mondepriv a cess de n'tre qu' moi, c'est maintenant l'instrument dont un autre joue, la dimension d'une viegnralise qui s'est greffe sur la mienne.Mais l 'instant mme o je crois partager la vie d'autrui, je ne la rejoins que dans ses fins, dans ses plestenant on pourrait dcrire les mondes privs comme cart pa r rappor t a u MONDE MME. Comment je me reprsente le vcu d'autrui:comme une sor te de duplication du mien. Merveille de cette exprience: la fois je peux tabler su r ce que je vois, et qui est dans unetroite correspondance avec ce que l'autre voit - tout l'atteste, lavrit: nous voyons vraiment la mme chose et la chose mme - eten mme temps j e ne rejoins jamais le vcu d'autrui . C'est dans lemonde que nous nous rejoignons. Toute tentative pour restituer l'illusion de la chose mme est en ralit une tentative pour revenir mon imprialisme et la valeur de MA chose. Elle ne nous fait doncpas sortir du solipsisme: elle en est une nouvelle preuve.c) Consquences: obscurit profonde de l 'ide naturelle de vri tou monde intelligible.La science ne va faire que prolonger cette attitude: ontologie objectiviste qui se mine elle-mme et, l'analyse, s'effondre.

    extrieurs. C'est dans le monde que nous communi quons, parce que notre vie a d'articul. C'est partir decette pelouse devant moi que je crois entrevoir l'impactdu vert su r la vision d'autrui, c'est par la musique quej'entre dans son motion musicale, c'est la chose mmequi m'ouvre l'accs au monde priv d'autrui. Or, lachose mme, nous l'avons vu, c'est toujours pourmoi lachose que je vois. L'intervention d'autrui ne rsout pasle paradoxe interne de ma perception: elle y ajoutecette autre nigme de la propagation en autrui de ma~ i < : la plus s e c ~ t e - autre et la mme, puisque, de touteeVldence, ce n est que pa r le monde que je puis sortir demoi. I l est donc bienvrai que les mondes privs communiquent, que chacun d'eux se donne son titulairecomme variante d'un monde commun. La communication fait de nous les tmoins d'un seul monde comme lasynergie de nos yeux les suspend une c h ~ s e unique.Mais dans un cas comme dans l 'autre, la certitude, toutirrsistible qu'elle soit, reste absolument obscure; nouspouvons la vivre, nous ne pouvons ni la penser, ni la formuler, ni l'riger en thse. Tout essaid'lucidationnousramne aux dilemmes.Or, cette certitude injustifiable d'un monde sensiblequi nous soit commun, elle es t en nous l'assise de lavrit. Qu'un enfant peroive avant de penser, qu'ilcommence pa r mettre ses rves dans les choses, sespenses dans les autres, formant avec eux comme unbloc de vie commune o les perspectives de chacun nese distinguent pas encore, ces faits de gense ne peuvent tre simplement ignors par la philosophie au nomdes exigences de l'analyse intrinsque. moins de s'installer en de de toute notre exprience, dans un ordrepr-empirique o elle ne mriterai t plus son nom, lapense ne peut ignorer son histoire apparente, il fautqu'elle se pose le problme de la gense de son propresens. C'est selon le sens et la structure intrinsques quele monde sensible est plus vieux que l 'univers de lapense, parce que le premier estvisible et relativement

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    28 Le visible et l'invisible Rflexion et interrogation 29continu, et que le second, invisible et lacunaire, neconstitue premire vue un tout et n 'a sa vrit qu'conditionde s'appuyersur les structures canoniquesdel'autre. Si l' on reconstitue la manire dont nos expriences dpendent les unes des autres selon leur sens leplus propre, et si, pour mieux mettre nu les rapportsde dpendance essentiels, on essaie de les rompre enpense, on s'aperoit que tout ce qui pour nous s'appellepense exige cette distance soi, cette ouverture initialeque sont pour nous un champ de vision et un champd'avenir et de pass... En tout cas, puisqu'il ne s'agitici que de prendre une premire vue de nos certitudesnaturelles, il n'est pas douteux qu'elles reposent, en cequ i concerne l'esprit et la vrit, sur la premire assisedu monde sensible, et que notre assurance d'tre dansla vrit ne fait qu'un avec celle d'tre dans le monde.Nous parlons et comprenons la parole longtempsavantd'apprendre par Descartes (ou de retrouver pa r nousmmes) que notre ralit es t la pense. Le langage, onous nous installons, nous apprenons le manier d'unefaon sense longtemps avant d'apprendre pa r la linguistique ( supposer qu'elle les enseigne) les principesintelligibles su r lesquels reposent notre langue ettoute langue. Notre exprience du vrai, quand elle ne seramne pas immdiatement celle de la chose que nousvoyons, es t indistincte d'abord des tensions qui naissententre les autres et nous, et de leur rsolution. Comme lachose, comme autrui, le vra i luit travers une exprience motionnelle et presque chamelle, o les ides ,- celles d'autrui et les ntres -, sont plutt des traitsde sa physionomie et de la ntre, e t sont moins comprises qu'accueillies ou repousses dans l'amour ou l ahaine. Certes, c'est trs prcocement que des motifs,des catgories trs abstraites, fonctionnent dans cettepense sauvage, comme le montrent assez les anticipations extraordinaires de la vie adulte dans l'enfance: etl'on peut dire que tout l 'homme est dj l. L'enfantcomprendbien au-del de ce qu'il sait dire, rpond bien

    au-del de ce qu'il saurait dfinir, et il n'en va d'ailleurspas autrement de l'adulte. Un vritable entretien me faita ~ ~ ~ e r des penses dont je ne me savais, dont jen etals p ~ ~ a p a b l e , et je m.e sens suivi quelquefois dansun chemm mconnu de mOl-mme et que mon discours,relanc. par ,autrui, est ~ t r ~ i n de frayer pour moi. Suppose.r ICI qu unmonde zntelllgible soutient l'change, ceserait prendre un nom pour une solution - et ce seraitd:ailleurs nous accorder ce que nous s ~ u t e n o n s : quec es t pa r emprunt la structure monde que se construitpour nous l'univers de la vrit et de la pense. Quandnous voulons , e x p r i ~ e ~ fortement la conscience quenous avons d une ven te , nous ne trouvons rien demieux que d'invoquer un rOlCo VO'fJOO qui soit communaux esprits ou aux hommes, comme le monde sensiblees t commun aux corps sensibles. Et il ne s'agit pas lseul:ment d'une analogie: c'est le mme monde quicontient nos corps et nos esprit s, condition qu'onentende par monde non seulement la somme des chosesqu i tombe1?-t ou pourraient tomber sous nos yeux, maisencore le heu de leur compossibilit, le style invariablequ ' e l ~ e ~ obser;ent, , q ~ i relie nos perspectives, permet latransitIon de 1une a 1autre, et nous donne le sentiment,- qu'il s'agisse de dcrire un dtail du paysage ou denous mettre d'accord sur une vrit invisible -, d'tredeux tmoins capables de survoler le mme objet vraiou, du moins, d'changer nos situations son gard:comme nous pouvons, dans le monde visible au sensstrict, changer nos points de station. Or, ici encore etp l u ~ que jamais, la certitude nave du monde, l'anticipatIOn d'un monde intelligible, es t aussi faible quandelle veut se convertir en thse qu'elle es t forte dansla pratique. Quand il s'agit du visible, une masse defaits vient l 'appuyer: par-del la divergence des tmoignages, i l est souvent facile de rtablir l'unit et laconcordance du monde. Au contraire, sitt dpass lecercle des opinions institues, qu i sont indivises entrenous comme la Madeleine ou le Palais de Justice, beau-

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    30 Le visible et l'invisible Rflexion et interrogation 31coup moins penses que monumen ts de not re paysage historique, ds qu'on accde au vrai, c ' e s t - - d ~ r e l'invisible, il semble p lu t t que les hommes h a b I t e ~ tchacun leur lot, sans qu'il y ai t de l'un l'autre tranSItion, e t l 'on s'tonnerait plutt qu'ils s'accordent quelquefois su r quoi que ce soit. Ca r enfin, chacun d'eux acommenc par tre un fragile amas de gele vivante, ~ c 'est dj beaucoup qu'ils aient pris le mme chemmd'ontogense, c'est encore beaucoup plus que tous, dufond de leur rduit, ils se soient laiss happer par lemme fonctionnement social et le mme langage; maisque, quand il s'agit d'en user leur gr et de dire c.e .quepersonne ne voit, i ls en viennent des proposItIonScompatibles, ni le type de l'espce, ni celui de la socitne le garantit. Quand on pense la masse des contingences qui peuvent altrer l'un et l'autre, rien n'est plusimprobable que l 'extrapolation qui t raite comme unmonde aussi, sans fissures et sans incompossibles, l'univers de la vrit.

    La science suppose la foi perceptiveet ne l'claire pasOn pourrait tre tent de dire que ces antinomiesinsolubles appartiennent l 'univers confus de l'immdiat, du vcu ou de l 'homme vital, qui, par dfinition,

    es t sans vrit, qu' il faut donc les oublier en attendantque la seule connaissance rigoureuse, la science, envienne expliquerpar leurs conditions et du dehors cesfantasmes dans lesquels nous nous embarrassons. Levrai, ce n 'est ni la chose que je vois, ni l'autre hommeque je vois aussi de mes yeux, ni enfin cette unit globale du monde sensible, et la limite du monde intelligible que nous tentions de dcrire tout l'heure. Levrai, c'est l'objectif, ce que j'ai russi dterminer pa r

    la mesure ou plus gnralement par les oprationsq ~ a ~ t o r i s e n t le,s variables ou les entits pa r moi dfimes a propos d un ordre de faits. De telles dterminations ne doivent rien notre contact avec les choses:elles expriment un effort d'approximation qu i n'auraitaucun sens l'gard du vcu, puisque le vcu est prendre tel quel et ne peut aut rement tre considr en lui-mme. Ainsi la science a commencpar excluretous les prdicats qui viennent aux choses de notre renc o ~ t r e avec elles. L'exclusionn'est d'ailleurs que proviSOlre: quand elle aura appris l 'investir, la sciencerintroduirapeu peu ce qu'elle a d'abord cart commesubjectif mais elle l 'intgrera comme cas particulierdes relatIOns et des objets qu i dfinissent pour el le lemonde. Alors le monde se fermera su r lui-mme et saufpar ce qui, en nous, pense, et fait la science, par ce ~ p e c tateur impartial qui nous habite, nous serons devenusparties ou moments du Grand Objet.

    ~ o u s aurons trop souvent revenir su r les multiplesvanantes de cette illusion pou r en traiter ds maintenant, et il ne faut dire ici que ce qu i es t ncessaire pourcarter l 'objection de princ ipe qui arrterai t notrerecherche ds son dbut: sommairement, que le Koa-/-lof)ewQ6 capable de construire ou de reconstruire lemonde existant par une srie indfinie d'oprationssiennes, bien loin de dissiper les obscurits de notre foinave dans le monde, en es t au contraire l'expression laplus dogmatique, la prsuppose, ne se soutient que parelle. Pendant les deux sicles o elle a poursuivi sansdifficult sa tche d'objectivation, la physiquea pu croirequ'elle se bornait suivre les articulations du monde etque l'objet physique prexistait en soi la science. Maisaujourd 'hui , quand la rigueur mme de sa descriptionl 'oblige reconnatre comme tres physiques ultimeset de ple in droit telles relations entre l'observateur etl'observ, telles dterminations qui n'ont de sen s quepour une certaine situationde l'observateur, c'est l'ontologie du Koa/-lof)ewQ6 et de son corrlatif, le Grand

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    li

    Objet, qui fait figure de prjug pr-scientifique. Elle estnanmoins si naturelle, que le physicien continue de sepenser comme EspritAbsolu en face de l'objet pur et demettre au nombre des vrits en soi les noncs mmesqui expriment la solidarit de tout l'observable avec unphysicien situ et incarn. Pourtant, la formule qui permet de passer d'une perspective relle sur les espacesastronomiques l'autre, et qui, tantvraie d'elles toutes,dpasse la situation de fait du physicien qui parle, ne ladpasse pas vers une connaissance absolue: ca r elle n' ade signification physique que rapporte des observations et insre dans une vie de connaissances qui, elles,sont toujours situes. Ce n'est pas une vue d'univers, cen'est que la pratique mthodique qui permet de relierl'une l'autre des vues qui sont toutes perspectives.Si nous donnons cette formule la valeur d'un Savoirabsolu, si nous y cherchons, pa r exemple, le sens ultimeet exhaustif du temps et de l'espace, c'est que l'opration pure de la science reprend ici sonprofit notre certitude, beaucoup plus vieille qu'elle et beaucoup moinsclaire, d'accder aux choses mmes ou d'avoir sur lemonde un pouvoir de survol absolu.Quand elle a accd aux domaines qui ne sont pasnaturellement donns l'homme, - aux espaces astronomiques ou aux ralits microphysiques-, autant lascience a montr d'invention dans le maniement del'algorithme, autant en ce qui concerne la thorie de laconnaissance elle s'est montre conservatrice. Des vrits qui ne devraient pas laisser sans changements sonide de l ' tre sont, - au prix de grandes difficultsd'expression et de pense -, retraduites dans le langage de l'ontologie traditionnelle, - comme si lascience avait besoin de s'excepter des relativits qu'elletablit, de se mettre elle-mme hors du jeu, comme si laccit pour l'tre tait le prix dont elle doit payer sonsuccs dans la dtermination des tres. Les considrations d'chelle, par exemple, si elles sont vraimentprises au srieux, devraient non pas faire passer toutes

    les : v ~ i t s d la p h y s i q ~ e du ct du subjectif, ce qui~ a m t I e ~ d r a l t l ~ drOIts l 'ide d'une objectivitmaccesslble, mais contester le principe mme de ce clivage, et faire entrer dans la dfinition du rel lecontact entre l'observateur et l'observ. Cependant, ona vu beaucoup de physiciens chercher tantt dans lastructure serre et la densit des apparences macroscopiques, tantt au contraire dans la structure lcheet lacunaire de certains domaines microphysiques, desarguments en faveur d'un dterminisme ou au contraired'une ralit mentale ou acausale . C ~ a l t e r n a t i v e ~montrent assez quel point la science, ds qu'il s'agitpour elle de se comprendre de manire ultime, estenracine dans la pr-science, et trangre la question du

    s e ~ s 1' ~ r e . Quand les physiciens parlent de particulesqUI n eXistent que pendant un milliardime de secondelel7r premier ~ o u v e m e n t esttoujours de penser qu' e l l e ~eXistent au meme sens que des particules directementobservables, et seulement beaucoup moins longtemps.Le champ microphysique est tenu pour un champmacroscopique de trs petites dimensions, o les phnomnes d'horizon, les proprits sans porteur , lestres collectifs ou sans localisation absolue, ne sont endroit que des apparences subjectives que la vision dequelque gant [ramnerait ]* l'interaction d'individusphysiques absolus. C'est pourtant postuler que les considrations d'chelle ne sont pas ultimes, c'est de nouveau les penser dans la perspective de l'en soi, aumoment mme o il nous est suggr d'y renoncer.Ainsi, les notions tranges de la nouvelle physique nele sont pour elle qu'au sens o une opinion paradoxaletonne le sens commun, c'est--dire sans l 'instruireprofondment et sans r ien changer ses catgories.Nous n'impliquons pas ici que les proprits des nou-*Ramnerait est biff et porte en surcharge retrouverait. Nousrtablissons la premire expression, la correction tant manifestementincomplte.

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    34 Le visible et l'invisible Rflexion et interrogation 35veaux tres physiques dmontrent une nouvelle logiqueou une nouvelle ontologie. Si l'on prend dmonstration au sens mathmatique, les savants , seuls enmesure d'en fournir une, sont seuls aussi en mesure del'apprcier. Que quelques-uns d 'entre eux la refusentcomme ptitionde principe1, cela suffit pour qu e lephilosophe n'ait pa s le droit , mais pas non plus l'obligation, d'en faire ta t. Ce que le philosophe peut noter,- ce qui lui donne penser-, c'est que les physiciensprcisment qui conservent une reprsentation cartsienne du monde 2 font tat d e leu rs prfrencescomme un musicien ouun peintre parlerait de ses prfrences pour un style. Ceci nous permet d'avancer,- quel qu e soit le sort, dans la suite, de la thoriemicrophysique -, qu'aucune ontologie n'est exactement requise par la pense physique au travail, qu'enparticulier l'ontologie classique de l'objet ne peut serecommander d'elle, ni revendiquer un privilge deprincipe, alors qu'elle n'est, chez ceuxqui la conservent,qu'une prfrence. Ou bien l'on entend, par physique etpar science, une certaine manire d'oprer su r les faitspar l'algorithme, une certaine pratique de connaissance, dont ceux qui possdent l 'instrument sont seulsjuges, - et alors ils sont seuls juges aussi du sens o ilsprennent leurs variables, mais ils n'ont ni l'obligation nimme le droi t d'en donner une traductionimaginative,de trancher en l eurnom la question de ce qu'il y a ni dercuser un ventuel contact avec le monde. Ou aucontraire, la physique entend dire ce qui est, m ~ i s alorselle n'est plus fonde aujourd'hui dfinir l'Etre pa rl'tre-objet, ni cantonner le vcu dans l'ordre de nosreprsentations, et dans le secteur des curiositspsychologiques; il faut qu'el le reconnaisse commelgitime une analyse des dmarches pa r lesquelles l'uni-

    1. Pa r exemple, Louis de Broglie, Nouvelles perspectives sur laMicrophysique [Paris, Albin Michel, 1956.]2. Louis de Broglie, mme ouvrage.

    vers des mesures et des oprations se constitue partirdu monde vcu considr comme source ventuellement comme source universelle. dfaut de cette analyse, .o le ~ r o i t relatif et les limites de l'objectivationc l ~ s s l q u e S O l ~ ~ t r ~ c o n n u s , un e physique qui conserverait t ~ quel 1eq.tupement philosophique de la scienceclaSSique et projetterait dans l'ordre du savoir absoluses p ~ o p r e s ,rsultat:;', vivrait,. comme la foi perceptived.ont Il procede, en eta t de cnse permanente. Il es t sais ~ s s a D ; t de,v.oir Einstein dclasser comme psychologle 1 e ~ p e n ~ n c e que nous avons du simultan pa r laperception d autrui et le recoupement de nos horizons~ e r c e p t i f s e de ceux des autres: i l ne saurait tre quest ~ o n pour lUI de ?onner valeur ontologique cette expn ~ n c ~ parce qu ~ l l e es t pu r savoir d'anticipation ou de~ n n c l p ~ et se fait sans oprations, sans mesures effectives. C est postuler que c qui es t est, non pa s ce quoinous avons ouverture, mais seulement ce sur quoi nouspou,,:ons oprer; et Einstein ne dissimule pas que cettecertl!ude d'une adquation entre l'opration de science~ l'Etre

    Aes t chez lui antrieure sa physique. I l souligne meme avec humour le contraste de sa science s a u v ~ g e m e ? ~ s p c u l a ~ i v e et de sa revendication pourelle d une ven te en SOI. Nous aurons montrer comment l'idalisationphysique dpasse et oublie la foi perceptive. I l suffisait pour le moment de constaterqu'elleen procde, qu'elle n'en lve pa s les contradictionsn'en dissipe pas l'obscurit et ne nous dispense n u l 1 e ~ment, loin de l, de l'envisager en elle-mme.

    Nous arriverions la mme conclusion si, au lieu desouligner les inconsistances de l'ordre objectifn, nousn o ~ s adressions l'ordre subjectif qui, dans l'idologie de la science, en est la contrepartie et le complm ~ n t ncessaire, - et peut-tre serait-elle, par cetteVOle, plus facilement accepte. Car ic i le dsordre etl ' i n c ~ h r e n c e sont manifestes, et l'on peut dire, sansexagerer, que nos concepts fondamentaux - celui dupsychisme et celui de la psychologie -: sont aussi

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    36 Le visible et l'invisible Rflexion et interrogation 37mythiques que les classifications des socits ditesarchaques. On a cru revenir la clart en exorcisantl'introspection. Et il fallait en effet l'exorciser: ca ro, quand et comment y a-t-il jamais eu une vision dudedans? Il Ya, - c'est tout autre chose, et qui garde savaleur-, une vie prs de soi, une ouverture soi, maisqui ne donne pas sur un aut re monde que le mondecommun, - et qui n'est pas ncessairement fermetureaux autres. La critique de l'introspection dtourne tropsouvent de cette manire irremplaable d'accder autrui, tel qu'il est impliqu en nous. Et par contre, lerecours au dehors , pa r lui-mme, ne garantit nullement contre les illusions de l'introspection, il ne donnequ'une nouvell e figure notre ide confuse d'unevision [psychologique: il ne fait que la transporterdu dedans au dehors]. Il serait instructif d'expliciter ceque les psychologues entendent par le psychismeet autres notions analogues. C'est comme une couchegologique profonde, une chose invisible, qui setrouve quelque part derrire certains corps vivants, et l 'gard de laquelle on suppose qu'il n'est que de trouver le juste point d'observation. C'est bien lui, en moimme, qui s'inquite de connatre le psychisme, maisil y a l en lui comme une vocation continuellementmanque: comment une chose se connatrait-elle? Lepsychisme est opaque lui-mme et ne se rejointque dans ses rpliques extrieures, dont il s'assure endernire analyse qu'elles lui ressemblent, comme l'anatomiste s 'a ssure de t rouve r dans l'organe qu'il dissque la s truc ture mme de ses propres yeux: parcequ'il y a une espce homme... Une explication complte de l'attitude psychologique et des concepts dontle psychologue se sert comme s'ils allaient de soi, montrerait en elle une masse de consquences sans prmisses, un travail constitutif fort ancien qui n'est pastir au clair et dont les rsultats sont accepts telsquels sans qu'on souponne mme quel point ils sontconfus. Ce qui opre ici, c'est toujours la foi perceptive

    aux choses et au monde. La conviction qu'elle nousdonne d'atteindre ce qui est pa r un survol absolu nous1:appliquons l 'homme comme aux choses, et c':st parl a que nous en venons penser l'invisible de l'hommecomme une chose. Le psychologue son tour s'installedans l a position du spectateur absolu. Comme l'investigation de l 'objet extrieur, celle du psychique neprogresse d'abord qu'en se mettant elle-mme hors dujeu des relativits qu'elle dcouvre, en sous-entendantun sujet absolu devant lequel se dploie le psychismeen gnral , le mien, ou celui d'autrui. Le clivage dusubjectif et de l'objectif, par lequel la physiquecommenante dfinit son domaine, et la psychologie, corrlativement, le sien, n'empche pas, exige aucontraire, qu'ils soient conus selon la mme structure~ o n d a m e n t a l e : ce sont finalement deux ordres d'objets,a connatre dans leurs proprits intrinsques, par unepense pure qui dtermine ce qu'ils sont en soi. Mais,comme en physique aussi, un moment vient o le dveloppement mme du savoir remet en question le spectateur absolu toujours suppos. Aprs tout, ce physiciendont je parle et qui j'attribue un systme de rfrence, c'est aussi le physicien qui parle. Aprs tout, cepsychisme dont par le le psychologue, c'est aussi lesien. Cette physique du physicien, cette psychologie dupsychologue, annoncent que dsormais, pour la sciencemme, l'tre-objet ne peut plus tre l ' tre-mme:objectif et subjectif sont reconnus comme deuxordres construits htivement l'intrieur d'une exprience totale dont il faudrait, en toute clart, restituerle contexte.Cette ouverture intellectuelle dont nous venons detracer le diagramme, c'est l'histoire de la psychologiedepuis cinquante ans, et particulirement celle de lapsychologie de la Forme. Elle a voulu se constituer sondomaine d'objectivit, elle a cru le dcouvrir dans lesformes du comportement. N'y avait-il pas l un condi.tionnement original, qui ferait l'objet d'une science ori-

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    38 Le visible et l'invisible Rflexion et interrogation 39ginale, comme d'autres structuresmoins c o m p l ~ x e s f ~ i -saient l 'objet des sciences de la nature? Domame diStinct, juxtapos celui de la physique, le c o m p o r t ~ m ~ n tou le psychisme, objectivement pris, taient en pnncipeaccessibles aux mmes mthodes, et avaient mmestructure ontologique: ici et l, l'objet tait dfini pa rles relations fonctionnelles qu'il observe universellement. Il y avait bien, en psychologie, une voie d'accsdescriptive l 'objet , mais elle ne pouvait par principeconduire ailleurs qu'aux mmes dterminations fonctionnelles. Et, en effet, on a pu prciser les conditionsdont dpend en fait telle ralisation perceptive, telleperception d'une figure ambigu, tel niveau spatial oucolor. La psychologie a cru enfin trouver son assietteet s'attendait dsormais une accumulation de dcouvertes qui la confirmeraient dans son statut de science.Et pourtant, aujourd'hui, quarante ans aprs les ~ b u t sde la Gestaltpsychologie, on a de nouveau le sentimentd'tre au point mort. Certes, sur bien des points, on aprcis les travaux initiaux de l'cole, on a acquis et onacquiert quantit de dterminations fonctionnelles.Mais l'enthousiasme n'y est plus, on n'a nulle part lesentiment d'approcher d'une science de l'homme. C'estque, - l e s auteurs de l'cole s'en sont bien vite aviss-,les relations qu'ils tablissent ne jouent imprieusement et ne sont explicatives que dans les conditionsartificielles du laboratoire. Elles ne reprsentent pasune premire couche du comportement, d'o l'on pour-rait passer de proche en proche sa dterminationtotale: elles sont plutt une premire forme d'intgration, des cas privilgis de structuration simple, l'gard desquels les structurations plus complexessont en ralit qualitativement diffrentes. Le rapportfonctionnel qu'elles noncent n' a de sens qu' leurniveau, il n'a pas force explicative l'gard de niveauxsuprieurs et finalement l'tre du psychisme est dfini r non pas comme un entrecroisement de causalitslmentaires, mais par les structurations htrognes

    et discontinues qui s'y ralisent. mesure qu'on aaffaire des structures plus intgres, on s'aperoit queles conditions rendent moins compte du conditionn,qu'elles ne sont pour lui l'occasion de se dclencher.Ainsi le paralllisme postul du descriptif et du fonctionnel tait dmenti. Autant il est facile, par exemple,d'expliquer selon ses conditions tel mouvement appa-rent d'une tache lumineuse dans un champ artificiellement simplifi et rduit par le dispositif d'exprience,autan t une dtermination totale du champ perceptifconcret de tel individuvivant telmomentapparat nonpas provisoirement inaccessible mais dfinitivementdpourvue de sens parce qu'il offre des structures quin'ont pas mme de nom dans l'univers OBJECTIF desconditions spares et sparables. Quand je regardeune route qui s'loigne de moi vers l'horizon, je peuxmettre en rapport ce que j'appelle la largeur appa-rente de la route tel le distance, - c 'est--dire cel leque je mesure, en regardant d'un seul il e t par reportsu r un crayon que je tiens devant moi-, avec d'autreslments du champ assigns eux aussi pa r quelque procd de mesure, et tablir ainsi que la constance de lagrandeur apparente dpend de telles et telles variables,selon le schmade dpendance fonctionnelle qu i dfinitl'objet de science classique. Mais considrerle champtel que je l 'ai quand je regarde librementdes deux yeux,hors de toute att itude isolante, il m'est impossiblede l'expliquer par des conditionnements. Non que cesconditionnements m'chappent ou me restent cachs,mais parce que le {{conditionn lui-mme cesse d'tred'un ordre tel qu'on puisse le dcrire objectivement. Pourle regard naturel qui me donne le paysage, la route auloin n'a aucune {dargeur que l'on puisse mme idalement chiffrer, elle est aussi large qu' courte distance,puisque c'est lamme route, et elle ne l'est pas, puisqueje ne peux nier qu'i l y ai t une sorte de ratatinementperspectif. Entre elle e t la route proche, il y a identit etpourtant 1-l1:a{3aat Ei ao yvo, passage de l'apparent

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    40 Le visible et l'invisible Rflexion et interrogation 41au rel, et ils sont incommensurables. Encore ne dois-jemme pas comprendre ici l'apparence comme un voilejet entre moi et le rel: le rtrcissement perspectifn'est pas une dformation, la route proche n 'est pasplus vraie : le proche, le lointain, l'horizon dans leurindescriptible contraste forment systme, e t c 'est leurrapport dans le champ total qui es t la vrit perceptive.Nous sommes en trs d an s l'ordre ambigu de l'treperu, su r lequel la dpendance fonctionnelle ne mordpas. Ce n'est qu'artificiellement et verbalement qu'onpeut maintenir dans ce cadre ontologique la psychologie de la vision: les conditions de la profondeur,-ladisparition des images rtiniennespar exemple-, n'ensont pas vra iment des conditions, puisque les imagesne se dfinissent comme disparates qu' l'gard d'unappareil perceptif qui cherche son quilibre dans lafusion des images analogues, et que donc le conditionn conditionne ici la condition. Un monde peru,certes, n'apparatrait pas tel homme si ces conditionsn'taient pas donnes dans son corps: mais ce ne sontpas elles qu i l'expliquent. Il est selon ses lois de champet d'organisation intrinsque, il n'est pas, comme l'objet,selon les exigences d'une causalit bord bord. Lepsychisme n'est pas objet ; mais, - no tons- le bien-,il ne s'agit pa s ici de montrer, selon la traditionspiritualiste que certaines ralits chappent ladtermination scientifique: ce genre de dmonst ra tion n'aboutit qu' circonscrire un domaine de l'antiscience qui, d'ordinaire, reste conu, dans les termes del'ontologie qui prcisment est en question, comme unautre ordre de ralits . Notre bu t n'est pa s d'opposeraux faits que coordonne la science objective un groupede faits, - qu'on les appelle psychisme ou faits subjectifs ou faits intrieurs -, qui lu i chappent ,mais de montrer que l'tre-objet, et aussi bien l'tresujet, conu par opposition lui et relativement lui, nefont pas alternative, que le monde peru es t en de ouau-de l de l 'ant inomie , que l 'chec de la psychologie

    objective es t comprendre, - conjointement avecl'chec de la physique objectiviste -, non pascommeune victoire de l 'intrieur sur l'extrieur, et dumental su r le matriel, mais comme un appel larevision de notre ontologie, au rexamen des notionsdesujet et d'objet . Les mmes raisons qui empchentde traiter laperception commeun objet, empchent ausside la traiter comme l'opration d'un sujet , en quelquesens qu'on l a prenne. Si le monde su r lequel elleouvre, le champ ambigu des horizons et des lointains,n'est pa s une rgion du monde objectif, il rpugne aussibien trerang du ct des faits de conscience ou des actes spirituels : l'immanence psychologique ou transcendantale ne peutpasmieux que la pense objectiverendre compte de ce que c'est qu'un horizon ouun lointain ; la perception, qu'ellesoit donne elle-mme enintrospection, ou qu'elle soit conscience constituantedu peru, devrait tre, pour ainsi dire par position etpar principe, connaissance et possession d'elle-mme,- elle ne saurai t ouvrir su r des horizons et des lointains, c'est--dire sur un monde qui es t l pour elled'abord, et partir duquel seulementelle se fait commele titulaire anonyme vers lequel cheminent les perspectives du paysage. L'ide du sujet aussi bien que celle del'objet transforment en adquation de connaissance lerapport avec le monde et avec nous-mme que nousavons dan s la foi perceptive. Elles ne l 'clairent pas,elles l'utilisent tacitement, elles en tirent des consquences. Et puisque le dveloppementdu savoirmontreque ces consquences sont contradictoires, il nous fautde toute ncessit revenir lui pour l'lucider.

    Nous nous sommes adresss la psychologie de laperception en gnral pour mieux montrer que lescrises de la psychologie tiennent des raisons de principe, et non pas quelque retard des recherches en te ldomaine particulier. Mais une fois qu'on l' a vue danssa gnralit, on retrouve la mme difficult de principe dans les recherches spcialises.

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    42 Le visible et l'invisible Rflexion et interrogation 43On ne voit pas, par exemple, comment une psychologie sociale seraitpossible en rgime d'ontologie objectiviste. Si l'on pense vraiment que la perception est unefonction de variables extrieures, ce schma n'est (bienapproximativement) applicable qu'au conditionnementcorporel et physique, et la psychologie est condamne

    cette abstraction exorbitante de ne considrer l'hommeque comme un ensemble de terminaisons nerveusessur lesquelles jouent des agents physico-chimiques. Lesautres hommes, une constellation sociale et historique, ne peuvent intervenir comme stimuli que si l'onreconnat aussi bien l'efficience d'ensembles qui n'ontpas d'existence physique, et qui oprent su r lui nonselon leurs proprits immdiatement sensibles, mais raison de leur configuration sociale, dans un espace etun temps sociaux, selon un code social, et, finalement,comme des symboles plutt que comme des causes. Duseul fait qu'on pratique la psychologie sociale, on esthors de l'ontologie objectiviste, et l 'on ne peu t y reste r qu'en exerant su r l'objet qu'on se donne unecontrainte qui compromet la recherche. L'idologieobjectiviste es t ici directement contraire au dveloppement du savoir. C'tait par exemple une vidence, pourl'homme form au savoir objectif de l'Occident, que lamagie ou le mythe n'ont pas de vrit intrinsque, queleseffets magiques de la vie mythique et rituelle doiventtre expliqus pa r des causes objectives , et rapportspour le reste aux illusions de la Subjectivit. La psychologie sociale, si elle veut vraimentvoir notre socit tellequ'elle est, ne peut pourtant partir de ce postulat, quifait lui-mme partie de la psychologie occidentale, etenl'adoptant, nous prsumerions nos conclusions. Commel'ethnologue, en face de socits dites archaques, nepeut prjuger pa r exemple que le temps y soit vcucomme ilest chez nous, selonles dimensions d'un passqui n'est plus, d'un avenir qui n'est pas encore, et d'unprsent qui seul est pleinement, et doitdcrire un tempsmythique o certains vnements du dbut gardent

    une efficacit continue, - de mme la psychologiesociale, prcisment si elle veut connatre vraiment nossocits, ne peut pas exclure a priori l'hypothse dutemps mythique comme composante de notre histoirepersonnelle et publique. Certes, nous avons refoul lemagique dans la subjectivit, mais rien ne nous garantitq ~ le rapport entre les hommes ne comporte pas invItablement des composantes magiques et oniriques.Puisque l 'objet ici, c'est justement la socit deshommes, les rgles de la pense objectiviste ne peuvent le dterminer a priori, elles doivent au contrairetre vues elles-mmes comme les particularits de certains ensembles socio-historiques, dont elles ne donnent pa s ncessairement la clef. Bien entendu, il n 'y ap a h ~ u n ~ n plus, de postuler au dpart que la penseobJectlve n est qu un effet ou produit de certaines structures sociales, et n'a pas de droits su r les autres: ceserait poser que le monde humain repose surun fondement incomprhensible, et cet irrationalisme seraitlui aussi arbitraire. La seule att itude qui convienne une psychologie sociale est de prendre la penseobjective pour ce qu'elle est: c'est--dire comme unemthode qui a fond la science et doit tre employesans restriction, jusqu' la limite du possible, mais qui,en ce qui concerne la nature, et plus forte raison l'histoire, reprsente plutt une premire phase d'limination* qu'un moyen d'explication totale. La psychologiesociale, comme psychologie, rencontre ncessairementles questions du philosophe, - qu'est-ce qu'un autrehomme, qu'est-ce qu'un vnement historique, o estl'vnement historique ou l'tat? -, et ne peut pa ravance ranger les autres hommes et l'histoire parmi lesobjets ou les stimuli. Ces ques tions, elle ne lestraite pas de front: c 'est affaire de philosophie. Elleles traite latralement, pa r la manire mme dont elleinvestit son objet et progresse vers lui. Et elle ne rend* Sans doute faut-il comprendre: limination de l'irrationnel.

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    44 Le visible et l'invisible Rflexion et interrogation 45pas inutile, elle exige au contraire un claircissementontologique en ce qui les concerne.Faute d'accepter rsolument les rgles de 1' objectivit vraie dans le domaine de l'homme et d'admettreque les lois de dpendance fonctionnelle y sont pluttune manire de cerner l'irrationnel que de l'liminer, lapsychologie ne donne ra des socits qu'el le tudiequ'une vue abstraite et superficielle en regard de celleque peut offrir l'histoire, et c'est en fait ce qui arrivesouvent. Nous disions plus haut que le physicien encadredans une ontologie objectivisteune physique qui ne l'estplus. Il faudrait ajouter qu'il n'en va pas autrement dupsychologue, et que c'est mme de la psychologie queles prjugs objectivistes reviennent hanter les conceptions gnrales et philosophiques des physiciens. On estfr app de vo ir un physicien* qui a libr sa proprescience des canons classiques du mcanisme et de l'objectivisme, reprendre sans hsitation, ds qu'il passe auproblme philosophique de la ralit ultime du mondephysique, la distinction cartsienne des qualits pre-mires et des qualits secondes, comme si la critiquedes postulats mcanis tes l'intrieur du monde physique ne changeait r ien notre manire de concevoirson action su r notre corps, comme si elle cessait devaloir la frontire de notre corps et n'appelait pas unerevision de notre psycho-physiologie. Paradoxalement,il es t plus difficile de renoncer aux schmas de l'explication mcaniste en ce qui concerne l'action du mondesu r l'homme, - o cependant ils n'ont jamais cessde soulever des difficults videntes -, qu'en ce quiconcerne les actions physiques l'intrieur du monde,o ils ont pu bon droit, pendant des sicles, passerpour justifis. C'est que cette rvolution de pense, enphysique mme, peut apparemment se faire dans lescadres ontologiques traditionnels, au lieu que, en phy-* Par exemple, Eddington [Arthur Eddington. Cf. notamment Sur

    les nouveaux sentiers de la Science, Paris, Hermann & Cie, 1936].

    s iologie des sens, elle met en cause immdiatementnotre ide la plus invtre des rapports de l'tre et del'homme et de la vrit. Ds qu'on cesse de penser laperception comme l'action du pu r objet physique su r lecorps humain et le peru comme le rsultat intrieurde cette action, il semble que toute distinction du vrai etdu faux, du savoir mthodique et des fantasmes, de lascience et de l 'imagination, soit ruine. C'est ainsi quela physiologie participe moins activement que la physique au renouveau mthodologique d'aujourd'hui, quel'esprit scientifique s'y conserve quelquefois sous desformes archaques et que les biologistes restent plusmatrialistes que les physiciens. Mais ils ne le sont, euxaussi, que comme philosophes et beaucoup moins dansleur pratique de biologistes. Il leur faudra bien un jourla l ibrer tout fait, poser , propos du corps humainaussi, la question de savoir s'il est un objet et, du mmecoup, celle de savoir s 'i l est avec la nature extrieuredans le rapport de fonction variable. Ds maintenant,- et c'est ce qui nous importait -, ce rapport a cessd'tre consubstantiel la psycho-physiologie, et aveclui toutes les notions qui en sont sol idaires, - celle de lasensation comme effet propre et constant d'un stimulusphysiquement dfini, et, au-del, celles de l'attention etdu jugement, comme abstractions complmentaires,charges d'expliquer ce quine suit pas les lois de la sensation... En mme temps qu'il idalisait le mondephysique en le dfinissantpar des proprits tout intrinsques, par ce qu'il est dans son pu r tre d'objet devantune pense elle-mme purifie, le cartsianisme, qu'il levoult ou non, a inspir une science du corps humainqui le dcompose, lui aussi, en un entrelacement deprocessus object ifs et, avec la notion de sensation,prolonge cette analyse jusqu'au psychisme . Ces deuxidalisations sont solidaires et doivent tre dfaitesensemble. Ce n'est qu'en revenant la foi perceptivepour rectifier l'analyse cartsienne qu'on fera cesser lasituation de cri se o se trouve notre savoir lorsqu'il

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    46 Le visible et l'invisible Rflexion et interrogation 47croi t se fonder su r un e philosophie que ses propresdmarches font clater.Parce que la perception nous donne foi e n u n monde,en un systme de faits naturels rigoureusement li etcontinu, nous avons cr u que ce systme pourrait s'incorporer toutes choses etjusqu' la perceptionqui nousy a initis. Aujourd 'hui, nous ne croyons plus que lanature soit un systme continu de ce genre; plus forteraison sommes-nous bien loigns de penser que leslots de psychisme qui flottent ici et l su r elle soientsecrtement relis pa r le sol con tinu de la nature. Latche s'impose donc nous decomprendre si, et en quelsens, ce qui n'est pas nature forme un monde, etd ' ab o rd c e q u e c ' es t q u 'u n monde et enfin, si mondeil y a, quels peuvent tre les rapports du monde visibleet du monde invisible. Si difficile qu'il soit, ce travail estindispensable si nous devons sortir de la confusion onous laisse la philosophie des savants. Il ne p eu t t reaccompli en entier pa r eux parce que la pense scientifique se meut dans le monde et le prsuppose pluttqu'elle ne le prend pour thme. Mais il n ' es t p a s trange r la science, il ne nous installe p as h or s d u monde.Quand nous disons avec d 'autres philosophes que lesstimuli de la perception ne sont pa s les causes dumonde peru, qu'ils en sont plutt les rvlateurs ou lesdclencheurs, nous ne voulons pas dire que l'on puissepercevoir so n corps, nous voulons dire au contrairequ' il faut rexaminer la dfinition du c or ps c om meobjet pu r pour comprendre comment il peut tre notrelienvivant avec la n a tu re; nous ne nous tablissons pasdans un univers d'essences, nous demandons aucontraire q ue l 'o n re-considre la distinction du that etdu what, de l'essence et des conditions d'existence, ense reportant l'exprience du monde qui la prcde. Laphilosophie n'est pa s science, parce que la science croitpouvoir survoler son objet, tient pour acquise la corrlation du savoir et de l'tre, alors que la philosophie estl'ensembledes questions o celui qui questionne est lui-

    mme mis en cause pa r la question. Mais un e physiquequi a appr is s ituer physiquement le physicien, unepsychologie qui a appris situer le psychologue dans lemonde socio-historique o nt p er du l'illusion du survol~ b s o l u : elles ne tolrent pas seulement, elles imposent1examen radical de notre appartenance au monde avanttoute science.

    La foi perceptive et la rflexion

    Les mthodes de preuve et de connaissance, qu'inventeun e pense dj installe dans le monde, les conceptsd'objet et de sujet qu'elle introduit, ne nous permettentpa s de comprendre ce que c'est que la foi perceptive,prcisment parce qu'elle est un e foi, c'est--dire un eadhsion qui se sai t au-del des preuves, no n ncessaire, tisse d'incrdulit, c ha qu e in sta nt menacepa r la non-foi. La croyance et l 'incrdulit sont ici sitroitement lies qu'on trouve toujours l 'u ne d an sl 'a ut r e e t en particulier un germe de non-vrit dansla vrit: la certitude que j 'ai d'tre branch su r lemonde pa r m on r eg ar d m e p ro me t dj un pseudomonde de fantasmes si je le laisse errer. Se cacher lesyeux pour ne pas voir un danger, c'est, dit-on, n e p ascroire aux choses, ne croire qu'au monde priv, maisc'est plutt croire que ce qui es t pour nous est absolument, qu'un monde que nous avons russi voir sansdanger est sans danger, c'est donc croire au plus hautpoint que notre vision va aux choses mmes. Peut-trecette exprience nous enseigne-t-elle, mieux qu'aucuneautre, ce qu'est la prsence perceptive d u m on de : n onpas, ce qui serait impossible, affirmation et ngationde la mme chose sous le mme rapport, jugementpositif et ngatif, ou, comme nous disions tout l'heure,croyance et incrdulit; elle est, en d e d e l'affirma-

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    48 Le visible et l'invisible Rflexion et interrogation 49tion et de la ngation, en de du jugement, - opinions critiques, oprations ultrieures, - notre exprience, plus vieille que toute opinion, d'habiter lemonde par notre corps, la vrit pa r tout nous-mme,sans qu' il y ai t choisir ni mme distinguer entrel'assurance de voir et celle de voi r le vrai, parce qu'ilssont par principe une mme chose, - foi donc, et nonpas savoir, puisque le monde n 'est pas ici spar denot re p ri se su r lui, qu'il est, plutt qu'affirm, priscomme allant de soi, plutt que dvoil, non dissimul,non rfut.Si la philosophie doit s'approprier et comprendrecette ouverture initiale au monde qui n'exclut pas uneoccultation possible, elle ne peut se contenter de ladcrire, il faut qu'el le nous dise comment il y a ouverture sans que l'occultation du monde soit exclue, comment elle reste chaque instant possible bien que noussoyons naturellement dous de lumire. Ces deux possibilits que la foi perceptive garde en elle-mme cte cte, il faut que le philosophe comprenne commentelles ne s'annulent pas. Il n'y parviendra pa s s'i l semaintient leur niveau, oscillant de l 'une l'autre,disant tour tour que ma vision es t la chose mme etque ma vision es t mienne ou en moi. Il faut qu' ilrenonce ce s deux vues, qu'il s'abstienne aussi biende l 'une que de l'autre, qu'il en appelle d'elles-mmespuisqu'elles sont incompossibles dans leur littralit, lui-mme, qu i en es t le titulaire et doit donc savoirce qu i les motive du dedans, qu'i l les perde comme ta t de fait pour les reconstruire comme possibilitssiennes, pour apprendre de soi ce qu'elles signifient envrit, ce qu i le voue et la perception et aux fantasmes; en un mot, il faut qu'i l rflchisse. Or, aussittqu'il le fait, par-del le monde mme et par-del ce qu in'est qu'en nous, par-del l 'tre en soi et l 'tre pournous, une troisime dimension semble s'ouvrir, o leurdiscordance s'abolit. Pa r la conversion rflexive, percevoir et imaginer ne sont plus que deux manires de

    p e n s e ~ * . De la .vision e t du senti r on ne retient plus quece qUI les amme et les soutient indubitablement lapure pense de voir ou de sentir, et il es t p o s s i b l ~ dedcrire cette pense-l, de montrer qu'el le est faited'une corrlation rigoureuse entre mon exploration dumonde et les rponses sensorielles qu'elle suscite. Onsoumettra l'imaginaire une analyse parallle, et l'ons'apercevra que la pense dont il es t fait n'est pas, ence sens prcis, pense de voir ou de senti r, que c'estplutt le parti pris d e ne pas appliquer, et mme d'oublier les critres de vrification, et de prendre commebon ce qu i n'est pas vu et ne saurait l'tre. Ainsi lesant inomies de la foi perceptive semblent tre leves; ilest bien vrai que nous percevons la chose mmep u i ~ q u e la chose n'est r ien que ce que nous voyons;malS non pas pa r le pouvoir occulte de nos yeux: ils nesont plus sujets de la vision, ils sont passs au nombredes choses vues, et ce qu'on appelle vision relve de lapuissance de penser qui atteste que l'apparence ici arpondu selon une rgle aux mouvements de nos yeux.La perception est la pense de percevoir quand elle es tpleine ou actuelle. Si donc elle atteint la chose mmeil faut dire, sans contradiction, qu'elle est tout e n t i r ~notre fait, et de part en part ntre, comme toutes no spenses. Ouverte su r la chose mme, elle n'en es t pasmoins ntre, parce que la chose es t dsormais celamme que nous pensons voir, - cogitatum ou nome.Elle ne sor tpas plus du cercle de nos penses quene lefait l'imagination, elle aussi pense de voir, mais pens e qui ne cherche pas l'exercice, la preuve, la plnitu de, qui donc prsume d'elle-mme et ne se pensequ' demi . Ainsi le re l dev ient le corrlatif de la pense, et l'imaginaire est, l'intrieur du mme domaine,le cercle troit des objets de pense demi penss, desdemi-objets ou fantmes qu i n'ont nulle consistance,nul l ieu propre, disparaissant au soleil de la pense*En marge: idalit (ide et immanence de vrit).

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    50 Le visible et l'invisible Rflexion et interrogation 51comme les vapeur s du mat in e t ne sont, entre la pense et ce qu'elle pense, qu'une mince couche d'impens. La rflexion garde tout de la foi perceptive: laconviction qu'il y a quelque chose, qu'il yale monde,l'ide de la vr it, l 'ide vraie donne. Simplement,cette conviction barbare d'aller aux choses mmes,- qui est incompatible avec le fait de l' illusion, - ellela ramne ce qu'elle veut dire ou signifie, elle laconvertit en sa vrit, elle y dcouvre l'adquation et leconsentement de la pense la pense, la transparence de ce que je pense pour moi qui le pense. L'exist ence de brute et pralable du monde que je croyaistrouver dj l, en ouvrant les yeux, n'est que le symbole d'un tre qui est pour soi sitt qu'i l est , parce quetout son tre es t d'apparatre donc de s 'appara tre,- et qui s 'appelle esprit*. Par la conversion rflexive,qui ne laisse plus subsister, devant le sujet pur, que desidats, des cogitata ou des nomes, on sort enfin desquivoques de la foi perceptive, qu i nous assurait paradoxalement d'accder aux choses mmes, et d'y accde r par l'intermdiaire du corps, qu i donc ne nousouvrait au monde qu'en nous scellant dans la srie denos vnements privs. Dsormais, tout parat clair; lemlange de dogmatisme et de scepticisme, les convictions troubles de la foi perceptive, sont rvoqus endoute ; je ne crois plus voir de mes yeux des chosesextr ieures moi qu i les vois: elles ne sont extrieures qu' mon corps, non ma pense, qui l e sur vole aussi bien qu'elles. Et pas davantage je ne melaisse impressionner pa r cette vidence que les autressujets percevants ne vont pas aux choses mmes, queleur perception se passe en eux, - vidence qu i finitpa r rejaillir sur ma propre perception, puisque, enfin, jesuis un autre leurs yeux, et mon dogmatisme, se

    01< En marge: passage l'idalit comme solution des antinomies. Lemonde est numriquement un avec mon cogitatum et avec celui desautres entant qu'idal (identit idale, en de du plusieurs et de l'un).

    communiquant aux autres, revient su r moi commescepticisme, - ca r s'il est vra i que, vue du dehors, laperception de chacun semble enferme dans quelquerduit, derrire son corps, cette vue extrieure es tprcismentmise, pa r la rflexion, au nombre des fantasmes sans consistance et des penses confuses: onne pense pas une pense du dehors, par dfinition lapense ne se pense qu'intrinsquement; si les autressont des penses, ils ne sont pas ce titre derrire leurcorps que je vois, ils ne sont, comme moi, nulle part;ils sont, comme moi, coextensifs l'tre, et il n'y a pasde problme de l'incarnation. En mme temps que larflexion nous l ibre des faux problmes poss pa r desexpriences btardes et impensables, elle les justified'ailleurs par simple transposition du sujet incarn ensujet transcendantal, et de la ralit du monde en idalit: nous atteignons tous le monde, et le mme monde,et il est tout chacun de nous, sans division ni perte,parce qu'il es t ce que nous pensons percevoir, l 'objetindivis de toutes nos penses; son unit, pour n'trepas l 'unit numrique, n'est pas davantage l 'unit spcifique: c'est cette unit idale ou de signification qu ifait que le triangle du gomtre est le mme Tokyo et Paris , au ve sicle avant Jsus-Christ et prsent .Cette unit-l suffit et elle dsamorce tout problme,parce que les divisions qu'on peut lui opposer, la pluralit des champs de perception et des vies, sont commerien devant elle, n'appartiennent pas l 'univers del'idalit et du sens, et ne peuvent pas mme se formule r ou s'articuler en penses distinctes, et parce qu'enfinnous avons reconnu pa r la rflexion, au cur de toutesles penses situes, enlises et incarnes, le pu r apparatre de la pense elle-mme, l'univers de l'adquation interne, o tout ce que nous avons de vrais'intgre sans difficult...Ce mouvement rflexif sera toujours premire vueconvaincant: en un sens il s 'impose , il est la vritmme, et l'on ne voit pas comment la philosophie pour-

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    52 Le visible et l'invisible Rflexion et interrogation 53rait s'en dispenser. La question est de savoir s'il laconduit au port, si l 'univers de la pense laquelle ilconduit est vraiment un ordre qui se suffit et qui termine toute question. Puisque la foi perceptive est paradoxe, comment y resterais-je? Et si je n'y reste pas, quepuis-je faire, sinon rentrer en moi et y chercher lademeure de la vrit? N'est-il pas vident, justement sima perception est perception du monde, que je doistrouver dans mon commerce avec lui les raisons qui mepersuadent de le voir, et dans ma vision le sens de mavision? Moi qui suis au monde, de qui apprendrais-je ceque c'est qu'tre au monde, sinon de moi, et commentpourrais-je dire que je suis au monde si je ne le savais?Sans mme prsumer que je sache tout de moi-mme, ilest certain du moins que je suis, entre autres choses,savoir, cet attribut m'appartient assurment, mme sij'en ai d'autres. Je ne puis imaginer que le monde fasseirruption en moi, ou moi en lui : ce savoir que je suis,le monde ne peut se prsenter qu'en lui offrant un sens,que sous forme de pense du monde. Le secre t dumonde, que nous cherchons, il faut de toute ncessitqu'il soit contenu dans mon contact avec lui. De tout ceque je vis, en tant que je le vis, j'ai par-devers moi lesens, sans quoije ne le vivrais pas, etjene puis chercheraucune lumire concernant le monde qu'en interrogeant, en explicitant ma frquentation du monde, en lacomprenant du dedans. Ce qui fera toujours de la philosophie rflexive, non seulement une tentation, mais unchemin qu'il faut suivre, c'est qu'elle est vraie dans cequ'elle nie: la relation extrieure d'un monde en soi etde moi-mme, conue comme un processus du type deceux qui se droulent l'intrieur du monde, qu'on imagine une intrusion du monde en moi ou, au contraire,quelque voyage de mon regard parmi les choses. Maisle lien natal de moi qui perois et dece que je perois, leconoit-elle comme il faut? Et parce que nous devonsassurment rejeter l 'ide d'un rapport extrieur dupercevant et du peru, faut-il passer l 'antithse de

    l'immanence, mme tout idale et spirituelle, et direque moi qui perois je suis pense de percevoir, et lemonde peru chose pense? Parce que la perceptionn'est pas entre du monde en moi, n'est pas centripte,faut-il qu'elle soit centrifuge, comme une pense queje forme, ou comme la signification que je donne pa rjugement une apparence indcise? L'interrogationphilosophique, et l'explicitation qui en rsulte, la philosophie rflexive les pratique dans un style qui n'est pasle seul possible, elle y mle des prsupposs que nousavons examineret qui finalement se rvlent contraires l'inspiration rflexive. Notre lien natal avec le monde,elle ne pense pouvoir le comprendre qu'en le dfaisantpour le refaire, qu'en le constituant, en le fabriquant.Elle croit trouver la clart pa r l'analyse, c'est--diresinon dans des lments plus simples, du moins dansdes conditions plus fondamentales, impliques dans leproduit brut, dans des prmisses d'o il rsulte commeconsquence, dans une source de sens d'o il drive*.nest donc essentiel la philosophie rflexive de nousreplacer, en de de notre situation de fait, un centredes choses, d'o nous procdions, mais pa r rapportauquel nous tions dcentrs, de refaire en partant denous un chemin dj trac de lui nous: l'effort mmevers l'adquation interne, l 'entreprise de reconqurirexplicitement toutce que nous sommes et faisons implicitement, signifie que ce que nous sommes enfin commenaturs , nous le sommes d'abord activement commenaturants, que lemonde n'est notre lieunatal que parceque d'abord nous sommes commeesprits le berceau dumonde. Or, en cela, si elle s'en t ient ce premier mou-*En marge: ide du retou r - du la tent: ide de la rflexion revenant su r traces d'une constitution. Ide de possibilit intrinsquedont le constitu est l'panouissement. Ide de naturant dont il est lenatur. Ide de l'originai re comme int rinsque. Donc la penserflexive est anticipation du tout, elle opre toute sous garantie detotalit qu'elle prtend engendrer. Cf. Kant: s i un monde doit trepossible... Cette rflexion ne trouve pas l'originaire.

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    54 Le visible et l'invisible Rfiexion et interrogation 55vement, si elle nous installe pa r rgression dans l'univers immanent de nos penses et, dans la mesure o il ya un reste, le destitue, comme pense confuse, mutileou nave, de toute puissance probatoire pa r rapport elle-mme, la rflexion manque sa tche et au radicalisme qui est sa loi: ca r le mouvement de reprise, dercupration, de retour soi, la marche l'adquationinterne, l'effort mme pour concider avec un naturantqui est dj nous et qui est cens dployer devant lui leschoses et le monde, prcisment comme r etou r oureconqute, ces oprations secondes de re-constitutionou de restauration ne peuvent pa r principe tre l'imageen miroir de sa constitution interne et de son instauration, comme le chemin de l'toile Not re-Dameest l'inverse du chemin de Notre-Dame l'toile: larflexion rcupre tout sauf elle-mme comme effort dercupration, elle claire tout sauf son propre rle.L'il de l 'espri t a, lui aussi, son point aveugle, maisparce qu'il es t de l'esprit, ne peut l 'ignorer n i traitercomme un simple tat de non-vision, qui n'exige aucunemention particulire, l 'acte mme de rflexion qui estquoadnos son acte de naissance. Si elle ne s'ignore pas,- ce qui serait contre la dfinition -, elle ne peutfeindre de drouler le mme fi l que l'esprit d'abordaurait roul, d'tre l' esprit qui revient soi en moi,quand c 'est moi pa r dfinition qui rflchis; elle doits'apparatre comme marche vers un sujetX, appel unsujet X, et l'assurance mme o elle est de rejoindre unnaturant universel, ne pouvant lui veni r de quelquecontact pralable avec lui, puisque prcisment elle estencore ignorance, elle l'voque et ne concide pas aveclui, ne peut lui venir que du monde, ou de mes pensesen tant qu'elles forment un monde, en t ant que leurcohsion, leurs lignes de fuite, dsignent en de d'ellemme un foyer virtuel avec lequel je ne concide pasencore. En tant qu'effort pour fonder lemonde existantsu r une pense du monde, la rflexion s'inspire chaqueinstant de la prsence pralable du monde, dont elle est

    tributaire, laquelle elle emprunte toute son nergie.Lorsque Kant justifie chaque dmarche de son Analytique pa r le fameux: si un monde doit tre possible ,il souligne que son fi l conducteur lui est donn pa rl'image irrflchie du monde, que la ncessit desdmarches rflexives est suspendue l 'hypothsemonde et que la pense du monde que l'Analytiqueest charge de dvoiler n'est pas tant le fondement quel'expression seconde du fait qu 'i ly a eu pour moi exprience d'un monde, qu'en d'autres termes la possibilitintrinsque du monde comme pense repose su r le faitque je peux voir le monde, c'est--dire su r une possibilit d'un tout autre type, dont nous avons vu qu'el leconfine l 'impossible. C 'est pa r un appel secret etconstant ce possible-impossible que la rflexion peutavoir l'illusion d'tre retour soi et de s'installer dansl'immanence, et notre pouvoir de rentrer en nous estexactementmesur pa r un pouvoir de sortir de nous quin'est ni p lus anc ien n i plus rcent que lui, qui en estexactement synonyme. Toute l'analyse rflexive est nonpas fausse, mais nave encore, tant qu'elle se dissimuleson propre ressort, et que, pour constituer le monde, ilfaut avoir notion du monde en tant que pr-constitu etqu'ainsi la dmarche retarde par principe su r ellemme. On rpondra peut-tre que les grandes philosophies rflexives le savent bien