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Benoit Martin Le voyage de Wen-Sen-Athon Guy Boulianne, éditeur

Le voyage de Wen-Sen-Athon, de Benoit Martin

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Benoit Martin

Le voyage de Wen-Sen-Athon

Guy Boulianne, éditeur

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LE VOYAGE DE WEN-SEN-ATHON © Copyright tous droits réservés à BENOIT MARTIN Toute reproduction interdite pour tous les pays Editeur en chef : GUY BOULIANNE POUR TOUTE COMMUNICATION : Mille Poètes LLC 1901 60th Place E., Suite L9516 Bradenton, Florida 34203 USA http://www.mille-poetes.com [email protected]

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Benoit Martin

Le voyage de Wen-Sen-Athon

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GENEALOGIE DE WEN-SEN-ATHON ET DE SA COUSINE GRAY GRINN

L’INFINI x L’ETERNITE

L’ESPACE LE VIDE (Abzeroe)

KEJAL NEBIR x NUIT DES AGES LE SOLEIL x LA ROSE

GRAY GRINN WEN-SEN-ATHON LE FILS DU SOLEIL Nous sommes à l’aube des temps, à une époque où les souverains s’appellent Nuit, Froid, Soleil…

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LE VOYAGE DE WEN-SEN-ATHON

TOME 1

Recherche de la mémoire

J’appelle anamnèse l’action /… que mène le sujet pour retrouver /… une ténuité du souvenir. Roland Barthes

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CHAPITRE 1

WEN-SEN-ATHON

Les doigts de Wen-Sen-Athon se ferment sur le Sélédunk. La rose

rouge, incrustée au centre du disque d’or est en contact avec son intérieur. Et son intérieur écoute, il se pénètre du silence de la nature tout juste imprégné du cri rare d’un grand oiseau qui, les ailes déployées flotte sur l’air immobile, au-dessus de la vallée.

Le visage bruni du jeune homme, encadré de longs cheveux noirs, se reflète dans l’eau calme de la Fontaine magique, arrosée par l’oued Zuruk. Les paroles de son père résonnent dans sa tête. Tu es plus qu’une créature ! Ses yeux, fiers du feu du magma originel où dansent des roches en fusion, projettent soudain une flamme. Serrant plus fort son pendentif, Wen-Sen-Athon relève la tête et regarde fixement la montagne de Hagghor. Mais il n’y voit rien de particulier. Il cherche Strategius dans le ciel. Mais le général des nuages, celui qui a arrêté la pluie, s’est éloigné.

Plus bas, dans le grand bassin de l’oasis, cachées par des

bouquets de papyrus et de bambous, les sirènes de Joudaïa reprennent leur chant à la gloire du soleil.

Le jeune homme a l’impression que les eaux pures, les papyrus,

les bambous, les flamboyants, les hibiscus, les palmiers, de cette vallée, avec les sirènes et le jardin de Joudaïa, ont envie d’entrer dans sa poitrine pour se réfugier, entraînés par le pendentif. Dans son esprit, la rose, émet des rayons rouges. « Que dis-tu, Sélédunk ? Quelqu’un voudrait me voler tout cela ? Est-ce un fou ? Un inconscient ? Est-ce que…? »

Wen-Sen-Athon s’interrompt. Fleur des Saisons se tient face à lui, adossée à un arbre du voyageur, aux palmes en éventail. La beauté de la jeune fille, sa silhouette fine dans sa robe coquelicot sans manches, ses pieds nus, ses longs cheveux bruns, sa couronne de feuilles tressées, le font sortir de sa rêverie.

- Tu es revenue chercher l’ombrelle ? L’objet, posé contre la margelle de la Fontaine ne semble pas intéresser son amie. Le visage de Fleur des Saisons est grave. Des mèches de

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cheveux se sont échappées de la couronne de feuilles et courent sur ses yeux noirs et ses joues cuivrées, le long de son nez fin et meurent devant ses lèvres. Sa voix douce, harmonieuse, sa voix faite pour le chant, tremble un peu.

- Pourquoi as-tu crié ? Le front du jeune homme se marque de petits plis. - Crié ? Pourquoi aurais-je crié ? - Il faut te réveiller, Wen-Sen-Athon !

Les traits du jeune homme se détendent. - Pour cela, ton sourire me suffit.

Elle s’approche tout près de lui. Le regard de Fleur des Saisons scintille de mille gouttelettes de rosée.

- Te réveiller, c’est écouter tes sens, pas seulement tes pensées. - Que fais-je, sinon te regarder ? - Tu me regardes. Mais me vois-tu ?

La main de Wen-Sen-Athon se glisse dans la paume de Fleur des Saisons.

- Je t’entends, je te touche et puis, je te respire… Les mèches brunes de la jeune fille se soulèvent légèrement, retombent, se soulèvent encore. Ce mouvement n’est pas dû au souffle de Wen-Sen-Athon. Non, non ! C’est un souffle de vent…

L’eau de la Fontaine magique frissonne de petites rides. Puis elle bouillonne. Enfin, se dresse le génie enturbanné de l’oued Zuruk. Sa silhouette liquide, bras croisés sur un torse puissant – surplombe les jeunes gens.

- Ô ! Wen-Sen-Athon, fils du Soleil. Ô ! Fleur des Saisons, Maîtresse de l’Harmonie, ce que j’ai à vous dire est terrible !

Le jeune homme garde une main sur le Sélédunk et pose l’autre sur l’épaule de Fleur des Saisons.

- Parle, Génie. Parle sans crainte. - Les eaux souterraines m’apprennent que les sources des

rivages de la mer commencent à geler. Une flamme sort vivement des yeux de Wen-Sen-Athon. La rose émet un rayon qui part à la rencontre des nuages. La voix du jeune homme se fait forte.

- Strategius, gardien de la nuée, que vois-tu ? Dans le ciel, les nuages s’éparpillent. Puis se regroupent et

descendent en une brume portant la voix de Strategius.

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- Ô ! Wen-Sen-Athon. Le Froid et aussi la Nuit se sont rassemblés au pays des Pierres Plates, ils ont franchi la mer !

La peau de Fleur des Saisons se couvre de minuscules taches. - Gray Grinn ?

La brume tourne autour des jeunes gens. - J’ai entendu bien souvent la Nearga Gray Grinn jurer que

Wen-Sen-Athon n’atteindrait jamais l’âge d’homme, dut-elle détruire la terre.

Wen-Sen-Athon hausse les épaules et se tourne vers Fleur des Saisons. - Elle voudrait la guerre contre mon père? Quel intérêt ? - Dominer la terre. - Encore faudrait-il qu’elle soit la plus forte … !

La jeune fille cache son visage dans ses mains. - Ses pouvoirs sont terrifiants, gigantesques ! - Pas plus que ceux du soleil ! - Elle peut nous anéantir d’un simple geste. - Tu oublies qui je suis !

Le génie de l’oued Zuruk annonce : - Les sources des montagnes tombent une à une du côté du

Froid. Strategius confirme.

- Le Froid et la Nuit avancent. Leur allure est rapide. Fleur des Saisons court jusqu’au grand bassin exhorter les sirènes à chanter plus fort la gloire du Soleil. Leur chant s’amplifie, mélodieux, mais en écho, la terre gronde. La jeune fille revient à Wen-Sen-Athon.

- Que va-t-il se passer ? - Rien. - Tu as entendu Strategius ? - Gray Grinn n’osera pas. - Pense à ta mère … !

Wen-Sen-Athon va parler mais un vent d’épouvante le fait taire. La jeune fille s’accroche au bras de son compagnon. Les flamboyants et les hibiscus, s’envolent. Les palmiers se couchent, se cassent, se déracinent. La brume est balayée. Dans le ciel, les nuages s’enfuient. Les yeux du jeune homme lancent des flammes de colère.

- Elle ose ! Il se campe sur ses jambes. Ses cheveux flottent. Son boléro et son pantalon blanc bouffant faseyent sous le vent. Il dresse le Sélédunk au-dessus de sa tête.

- Tu oses me défier, ô ! Gray Grinn !

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Le jeune homme monte sur la margelle qui entoure la Fontaine magique. - Recule pendant qu’il en est encore temps !

Wen-Sen-Athon saute à terre. L’oreille tendue, il attend, la main de Fleur des Saisons crispée dans la sienne. Le vent retombe. Mais avant qu’il ne se laisse aller à sourire, le fils du soleil reconnaît le cri. Là haut, l’oiseau plane, les ailes largement étendues. Il tire la nuit comme une couverture. Le ciel se violace, puis se couvre de sang. Le soleil plonge derrière la montagne de Hagghor. Des arbres qui ont échappé à la tempête devien-nent cramoisis. Le chant des sirènes faiblit, se fait chuchotement, s’éva-nouit. L’oiseau poursuit sa route vers le sud. Le froid s’abat, implacable. Il tombe sur les ajoupasdes sirènes, il tombe sur les bassins, il tombe sur la Fontaine magique. Petit à petit le jardin s’estompe dans la nuit profonde.

Au ras du sol, une lumière légèrement bleutée progresse. Elle s’étend méthodiquement. Lugubre, elle se fait jour. Un jour de nuit étrange, où les objets et les visages paraissent irréels. Wen-Sen-Athon la voit mouiller le teint de Fleur des Saisons et le ternir. Il la voit, fade et lourde s’étendre et remplacer avec assurance la lumière du soleil. Le ciel est d’une clarté sombre. Aucune trace de Strategius et de ses nuages. La main de la jeune fille quitte celle de Wen-Sen-Athon. Près de l’endroit où se trouvait la Fontaine magique, l’ombrelle blanche se dresse, se déploie et s’envole dignement dans le sillage laissé par l’oiseau.

La terre gelée s’étend jusqu’aux montagnes. Elle déborde Wen-Sen-Athon, en un prolongement insolite. Il a la sensation qu’elle est devenue ses bras et que ses bras entourent la terre. Où est le soleil ? Quand même ! Elle ne peut pas avoir gagné…

- Comment a-t-elle pu ainsi briser l’harmonie ? Fleur des Saisons pose son front sur ses mains jointes.

- Il faut aller trouver Gray Grinn, lui dire les paroles qui apaisent. C’est le seul moyen de la repousser vers ses terres du nord.

Wen-Sen-Athon prend une profonde inspiration tout en regardant le ciel.

- C’est bien ! Marchons vers le Pays des Pierres Plates. Sous ses pas, le givre fond pour se reformer aussitôt. La rose du Sélédunk émet un éclair.

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Dans l’étrange lumière, le paysage se fixe en une image floue qui se perd au fond du regard. Wen-Sen-Athon a l’impression qu’une toile d’araignée s’est installée là pour capter les réflexions et les jugements qui bourdonnent dans sa tête. Le froid. Le froid veut m’atteindre… Tu veux m’atteindre, Nearga, je le sais !

Le chant de Fleur des Saisons parvient à ses oreilles. Soleil, où es-tu ? Mon cœur te réclame Le jeune homme ouvre les yeux. Une flamme chasse la toile

d’araignée. Fleur des Saisons s’est tue. Elle marche, un sourire aux lèvres. Ses sourcils fins sont arqués, les paupières plissées. Quelques pas encore et, l’un entraînant l’autre, ils poursuivent.

Mon cœur te réclame Ô mon Soleil… Leur chant terminé, ils écoutent le vent. L’horizon, au pied des

montagnes fait une ligne que Wen-Sen-Athon observe avec attention. - Gray Grinn va nous attendre sur son terrain. - Que crains-tu, exactement ? De ne pas la voir ? - C’est là qu’elle est la plus dangereuse. Où sont ses créatures ? - Il n’y a personne !

Le Sélédunk émet une lueur discrète. - Là-bas ! La ligne au pied des montagnes. - On dirait qu’elle ondule.

La ligne est formée de petits points. Le regard de Wen-Sen-Athon va à sa rencontre. Le fils du soleil est fixé. Aucun être fantastique mais une caravane et des hommes. Quelques-uns sur des dromadaires, en burnous ; les autres, les plus nombreux, à pied, à moitié nus. Certains sont vêtus de peaux de bêtes. Ceux qui montent les dromadaires fouettent, avec des branchages, ceux qui sont à pied.

De si loin qu’ils les aperçoivent, les caravaniers fondent sur eux. Wen-Sen-Athon pousse Fleur des Saisons derrière lui. Leur chef, à la tête d’une centaine de chameliers s’arrête à cinq pas. C’est un homme de grande taille, au crâne rasé couvert de taches brunes. Il a le regard affûté de ceux qui survivent en échappant aux dangers. Il est vêtu d’amples vêtements de toile. Ses orteils dépassent d’un réseau de ficelles entre-lacées. Il fait tourner sa monture autour du jeune couple. Ses yeux sont exorbités. L’inspection terminée, il se range parmi ses hommes. Un signe

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de tête et les voilà encerclés. Wen-Sen-Athon se sent comme prisonnier d’un rouleau de cordes.

- Je vous ai vu battre des gens. Quels crimes ont-ils commis ? Le chef paraît ne pas comprendre. Il tourne lentement la tête vers ses compagnons. Son regard surpris est mêlé d’incrédulité. Il rit tout comme ses hommes dans leur burnous.

- Fils de truie ! Ce sont des esclaves. Bientôt tu seras comme eux.

Il crache. Wen-Sen-Athon, les paupières baissées ne semble pas s’en apercevoir.

- Ainsi, tu fais commerce d’hommes ? - De femelles aussi.

Les rires reprennent.

- Et pour quelles raisons ? Le chef lance son dromadaire vers l’avant.

- Qu’est-ce que ça peut te foutre ? Le museau de l’animal touche presque la tête du jeune homme.

- Oh ! Et puis si ça t’amuse, je vais te le dire. Il se tourne vers ses hommes comme pour quêter leur approbation. Puis il se penche.

- La Nearga en donne un bon prix. - Ah ! Tu connais la Nearga. - Faut croire ! - Et tu as confiance ? - Elle paye et elle paye bien. Tu entends, crevard ? - Tu as l’air sûr de toi. - Sûr de moi ? Sais-tu ce qui va arriver ? - Parce que tu connais l’avenir ? - L’avenir ? Je vais t’en parler !

Il reprend sa ronde. - Un mâle et une femelle d’un bon prix… Et … un bijou !

Il se penche. D’un geste vif, sa main arrache le Sélédunk. Wen-Sen-Athon ouvre les paupières. Ses yeux enflamment le

bras de l’agresseur. La main lâche la lanière. Le Sélédunk reprend sa place. Le visage du chef, d’abord incrédule, se crispe. Sa bouche s’arrondit. Il hurle. Sa monture pivote. La troupe recule, se regroupe. Les chameliers jouent des coudes. Les dromadaires piétinent. Certains avancent, d’autres vont à reculons. Wen-Sen-Athon brille d’une lumière incandescente. Craignant la chaleur puissante, les montures s’aplatissent sur leurs pattes

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arrière. Malgré des coups de branches épineuses, elles résistent comme paralysées. Mais lorsque le halo de feu s’approche de leurs narines dilatées, elles se lèvent une à une et s’enfuient vers les montagnes.

Une fois sa colère de feu éteinte, Wen-Sen-Athon s’avance à la rencontre des esclaves. Restés en cercle, ils sont accroupis, liés les uns aux autres. Ils ont la peau noire, les cheveux crépus. Sur leur figure, le long des joues et le long des bras, des bandes blanches, probablement peintes avec de la poudre. En travers du nez, de petits os taillés en forme de défense. Ils grognent, le regardant avec respect et crainte. Parmi le groupe, il y a un homme dont la peau est claire, le cheveu blond, l’œil bleu.

- Qui es-tu ? - Jehan Bureau. - Drôle de nom. Quel est ton pays ? - Je viens d’un autre temps, messire. - Messire ? Que cherches-tu donc à me faire croire ? - C’est la vérité. - Ne serais-tu pas un mirage ? Où une ruse ? Fleur des Saisons aide l’homme à se mettre debout. - Jehan Bureau respire la franchise. Le Sélédunk sur la poitrine de Wen-Sen-Athon palpite avec douceur. Le jeune homme approuve. - Tu dois nous pardonner. La Nearga souvent…

Il le débarrasse de ses liens. - Mais dis-moi d’où tu viens ? - L’endroit où je vivais n’est pas encore. J’avais inventé une

machine qu’on appelait « bombarde ». - Bombarde ? - Elle projetait au loin des pierres. Les seigneurs qui

m’employaient gagnaient, grâce à elle, bien des batailles. - Ils devaient t’en remercier. - Bien au contraire. Pour eux, je n’avais pu concevoir telle

machine qu’avec l’aide du diable. - Du diable ? - Un esprit méchant qui veut placer tout le monde sous son

pouvoir. - Qu’ont-ils fait ?

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- Ils m’ont conduit devant l’un de leurs tribunaux. Ils ont parlé d’expiation. Ils m’ont fait boire et boire encore. Je me suis endormi et me suis réveillé dans cette chaîne d’esclaves où je courais grand danger.

Détachés par Fleur des Saisons, des esclaves ont libéré leurs compagnons. Ils restent maintenant immobiles, tremblants. Wen-Sen-Athon prend Jehan Bureau par le bras.

- Toi qui connais le prix de cette liberté de vivre qu’on t’a retirée.

Il impose ses mains sur les épaules de l’homme blond. - Je vais te demander de m’aider à combattre la nuit

et le froid. Wen-Sen-Athon reçoit le regard clair de Jehan Bureau

comme l’eau pure de l’oued Zuruk. - Approche ton épaule de la mienne.

Les deux bras s’imbriquent, fusionnent. La peau de Wen-Sen-Athon prend la place de celle de Jehan Bureau.

- Ne sois pas effrayé. Le regard de l’homme blond est traversé d’étoiles. Sa peau claire s’est hâlée.

- Quel est ce prodige ? - Maintenant tu es un peu mon frère et aussi tu es un peu moi. - Toi ? Moi ? Mais… - Pour nos ennemis, tu n’auras pas de visage. - Je serai invisible ? - Ils ne pourront y voir que leurs insuffisances.

Wen-Sen-Athon lève le bras. Jehan Bureau se roule en une boule qui rebondit et disparaît.

- Va et lutte pour moi, pour nous tous ! Il se tourne vers les esclaves.

- Et que chacun d’entre vous, du plus profond de lui-même, réponde à tout appel de l’Homme sans Visage.

Ils semblent comprendre ses paroles. L’un d’entre eux, sans doute le plus âgé, un bonnet de fourrure sur la tête, lance un cri que toutes les gorges reprennent. Tandis que les uns marquent un rythme par un son de voix et tapent dans les mains, les autres dansent ; d’abord d’un pied sur l’autre, puis d’avant en arrière… Enfin ils s’arrêtent. L’homme au bonnet de fourrure dépose aux pieds de Wen-Sen-Athon deux vêtements pliés. Le jeune homme les déploie. Le vieillard suit attentive-

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ment ses gestes tout en faisant mine de souffler dans sa main. Le fruit des rapines abandonnées par les caravaniers, en colis éventrés jonche le sol et les buissons. Ils font au fils du soleil, l’effet de pierres sur le chemin de la Liberté. Ils se sont servis, c’est bien leur revanche. Le jeune homme hoche la tête.

- Le froid ? Tu veux nous protéger du froid. Le premier vêtement est une djellaba rousse comme en portent

les bédouins. L’autre, un manteau de laine blanche à capuche. Le fils du soleil sourit à l’homme âgé. Il couvre Fleur des Saisons du manteau et enfile la djellaba. Le regard de Wen-Sen-Athon erre sur la plaine et les coteaux, puis il croise celui de Fleur des Saisons. Sans un mot les deux jeunes gens prennent le chemin des sommets et des glaciers.

♦ ♦ ♦ Une fois les chaînes franchies, il ne reste que quelques dômes pierreux surplombant la mer plate et lourde. Du haut des roches, Wen-Sen-Athon a l’illusion que l’étendue d’eau gelée remonte vers le ciel et que les deux éléments s’opposent, où plutôt que le ciel est le miroir de la mer ; un miroir terne, sans reflet. La nuit et la glace ! Gray Grinn en elle-même !

Fleur des Saisons observe au-dessus d’elle le découpé des crêtes et en dessous, la désolation des effondrements qui, par étages, marquent l’usure des contreforts montagneux. Elle cherche du regard les côtes marines.

- Il nous faut longer la mer, franchir le grand fleuve, dépasser la contrée des Barbes en Pointe, avant d’atteindre le Pays des Pierres Plates. Gray Grinn va tout tenter, je le sens.

Wen-Sen-Athon examine un étroit sentier qui, entre les roches, descend vers le rivage.

- Elle fera tout pour éviter d’entendre les paroles qui apaisent. Leurs pieds se posent sur de longues marches naturelles, taillées

dans le roc. Il leur reste à franchir un défilé avant de déboucher sur la côte. Le Sélédunk émet une lumière violente. Basculant d’un surplomb, un rocher s’écrase sur le passage. Un deuxiè-me, puis un troisième roulent dans leur direction. Les blocs de pierre s’empilent, obstruant le chemin. Fleur des Saisons baisse sa capuche. Wen-Sen-Athon entrevoit des burnous sur les hauteurs. Des branchages s’abattent autour de la jeune fille et de son compagnon. Celui-ci sent sa température s’élever, l’énergie de son corps se concentrer, s’accélérer.

- Encore ces voleurs, ces marchands d’esclaves ! Je ne les supporte pas !

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- Leur insistance est curieuse ! Le regard enflamme les branchages. Du haut des rochers, une voix tombe :

- Tu vas griller avec ton propre feu, crevard de sorcier ! L’expression est reprise avec des cris de joie tandis que s’abat dans le brasier une pluie de bois secs, de bûches et de troncs. Wen-Sen-Athon perçoit la manœuvre. Il calme sa colère et son incandes-cence s’estompe. Sur les hauteurs, dissimulés par l’épaisse fumée qui se dégage du bois en feu, les caravaniers amassent des rochers. Ils se prépa-rent à les faire basculer quand pour une raison inconnue, ces préparatifs s’interrompent. Le Sélédunk clignote. La montagne est ébranlée de martèlements sourds. Les rochers qui obstruaient le passage sont déga-gés. Les plus gros sont portés à bout de bras par des êtres deux fois hauts comme Wen-Sen-Athon, des soldats. Derrière eux, dans la plaine, des soldats ! Par milliers. Leur casque a la forme d’une demi-pastèque. L’armure de petites tuiles, leur couvre le torse et le dos. Leur démarche est lourde, saccadée. Le jeune homme examine avec attention les visages, les mains. Ces êtres, capables d’arracher des rochers comme on chipe une orange, sont entièrement de glace. Celui qui les commande, un géant, monte un cheval noir caparaçonné d’une couverture noire.

L’énorme cavalier met pied à terre et dirige son pas irrégulier vers le jeune couple. Il s’arrête à distance respectueuse et s’agenouille. Son visage est à hauteur de celui du jeune homme.

- Grarrgh ! Je suis le général Frig. Je te salue Ô Wen-Sen-Athon, petit-fils d’Abzeroe, le Vide Absolu et des Masses Flottantes, fils du Soleil et de la Rose éphémère.

- Je te salue, général Frig. - Grarrgh ! Je te salue, Ô Fleur des Saisons, Maîtresse de

l’Harmonie, fille d’Ulysse le poète et de Khena, la Musique. Que la Beauté te soutienne !

Fleur des Saisons ne relève pas la capuche. - Je réponds à ton salut. - Grarrgh ! Au nom de l’Eminente Nearga, Gray Grinn, petite

fille d’Abzeroe et des Masses Flottantes, fille de Kéjal-Nébir, le Froid aux Dents de Glace et de Nuit des Ages – sœur du Soleil - Maîtresse des Forces Cachées, de la Nuit et des Ages Anciens, je viens à vous pour briser les malentendus.

Le regard de Wen-Sen-Athon se retient de lui lancer des flammes au visage. - Comment espères-tu me faire oublier ses crimes ?

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- Grarrgh ! Elle n’est pour rien dans les malheurs qui frappent le monde.

- Puisque tu le dis ! - Grarrgh ! Elle m’a chargé de vous dire qu’elle vous aime

comme un fils. - Comme un fils ! Gray Grinn n’est que ma cousine que je

sache ! Wen-Sen-Athon soulève ses cheveux, découvrant une oreille dont le lobe est une épine de chair qui lui vient de sa mère, la Rose.

- Et d’abord qu’elle se souvienne qu’elle est une meurtrière ! Fleur des Saisons relève sa capuche d’un mouvement rapide.

- Qu’a-t-elle fait de mes parents ? Khena ? Ulysse ? Ne sont-ils pas morts eux aussi ?

- Grarrgh ! L’Eminente Nearga ne cherche pas la guerre. - Assez, je n’en crois rien ! - Grarrgh ! Pour preuve de sa bonne volonté, et pour montrer

qu’elle n’a nulle crainte, nul reproche à se faire, elle propose un entretien à son cousin Wen-Sen-Athon, en son château de Malbourg.

Le général de glace se relève. - Grarrgh ! Quant à Ulysse, rassurez-vous, il n’est pas loin d’ici.

Le sang quitte les joues de Fleur des Saisons. - Ne plaisante pas, je te prie. - Grarrgh ! L’Eminente Nearga tenait à vous rassurer. - Si ce que tu dis est vrai, conduis-moi à lui. - Grarrgh ! Il est tout près des rivages de la mer, aux mains

d’une bande de brigands. - Allons le délivrer !

Wen-Sen-Athon approuve. - Elle a raison ! Ne perdons pas de temps.

Au fond des orbites de glace, il y a deux grêlons, mobiles. - Grarrgh ! C’est que ma maîtresse m’a ordonné de rentrer sans

détour. Perplexe, visiblement soucieux de ne pas compromettre le résultat de son ambassade, il propose :

- Grarrgh ! Nous allons nous mettre en route en compagnie de l’Eminent Wen-Sen-Athon. Je puis mettre à disposition de l’Eminente Fleur des Saisons une escorte. Ainsi Ulysse sera délivré en un clin d’œil. Lorsque cela sera fait, avec un peu de chance, ils nous auront rejoints avant notre arrivée.

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Il fait avancer un char tiré par deux solides chevaux noirs aux naseaux fumants. Wen-Sen-Athon scrute le visage de Frig. Il a l’impression de glisser sur la glace sans pouvoir y pénétrer.

- Soit. Pourtant, je ne te fais pas confiance. Soigneusement, méticuleusement, il défait la lanière du Sélédunk. Déli-catement, cérémonieusement, il la noue autour du cou de Fleur des Saisons.

- Ainsi il ne pourra pas t’arriver malheur. Wen-Sen-Athon, séparé de Fleur des Saisons, arrive, en compagnie du général Frig, sur les terres de la Nearga…

CHAPITRE 2

GRAY GRINN Deux rochers aigus surplombés d’une dalle stratifiée signalent l’entrée du Pays des Pierres Plates. Dans le ciel, Strategius a réussi à regrouper ses nuages. Le paysage de taillis et de terres gelées, de rocs dressés en cheminées invariablement surplombées de ces dalles, fait entrer dans l’esprit de Wen-Sen-Athon une idée de secrets, de mystères, de complots. Fleur des Saisons, Ulysse ! Ils devraient nous avoir rejoints. Les rochers et les taillis sont petit à petit remplacés par des pins et des sapins, isolés sur la hauteur, puis par des hêtres en vastes forêts dans la plaine. Ces arbres semblent prendre intérêt au passage du jeune homme en djellaba, dans un char, escorté de l’immense général Frig, suivi d’un interminable ruban de soldats. L’absence de Fleur des Saisons envahit Wen-Sen-Athon. Il ressent cette absence, comme si ce vide était Elle, soumise au froid, privée de l’odeur de l’humus dans les futaies, du goût des faînes huileuses dans les tapis de feuilles mortes, du cri du geai dans les houppiers ou même de la tiédeur sous la main de l’écorce gonflée de sève. Cette impression finit par se dissoudre, chassée par la présence importune des arbres de la forêt. Les hêtres sont du côté du Froid. Chacun sait qu’ils exècrent le soleil. Mais leur attitude est bizarre. Le jeune homme regarde, hume. Il écoute monter en lui un

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chuchotement : Strategius, le général des nuages est entré dans la forêt en nappes de brume, recueillant la confidence du moindre bruissement de feuilles. Il la rapporte à Wen-Sen-Athon. « Prends garde, c’est un piège… un piège » Un piège ? Mon bon Strategius, qui serait assez fou pour tendre un piège au fils du Soleil ? Malgré sa bravade, le fils du soleil sent un bref instant une haleine de froid glisser sur son dos.

- Je ne vois toujours pas Fleur des Saisons. - Grarrgh ! Elle nous attend certainement au Palais.

♦ ♦ ♦ Malbourg ! Ses murs de glace, flanqués de tours d’angles donnent au jeune homme un sentiment d’instant mêlé d’éternité. Bâtis pour toujours par Gray Grinn, ils pourraient, par la grâce du soleil, fondre brusque-ment. Voilà pourquoi il ressent leur méfiance à son égard; méfiance de leurs créneaux, de leurs meurtrières, de leur porte défendue par une herse cristalline. La population n’est pas plus avenante. Curieuse, le teint violacé, elle se tait. Devant des maisons de glace, au toit pentu sans cheminée, des hommes sans cheveux, maigres, l’œil éteint, ceints d’un pagne ; des femmes en robe de drap et des enfants frisés, morveux, sans vêtements.

Après le village, à la sortie d’une forêt de hêtres aux troncs biscornus, Wen-Sen-Athon découvre le château de glace. Un pont-levis, une barbacane, un donjon et ses mâchicoulis. Sur le côté, un immense bâtiment tout en longueur fermé par une Tour sombre, pointue, aussi haute que le donjon.

La lueur qui éclaire l’intérieur est la même que partout ailleurs. Wen-Sen-Athon lève le regard vers les arêtes des hautes voûtes soutenues par d’énormes piliers. Aucune fenêtre. Son regard redescend pour se fixer, tout au bout de l’allée, sur la Nearga qui l’attend près de son trône. Il marche lentement, suivi de Frig. De chaque côté, derrière un piquetage de soldats, des courtisans parlent à voix basse. Ils sont en robe grise et chapeau plat noir qui les font ressembler aux roches, symboles de leur

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pays. Ils se penchent, surpris de voir le sol fondre sous les pas de « l’homme en robe de bédouin » La Nearga, les paupières à demi closes, regarde arriver à elle le fils du Soleil. Au fond des orbites de Wen-Sen-Athon, le feu du magma originel couve. Les flammes se retiennent d’aller explorer le visage de leur ennemie. Partagée dans le sens de la hauteur, la face est d’un côté nuit et de l’autre, glace. Du côté glace, la mâchoire est déformée en sabot comme si après avoir fondu, elle avait gelé de nouveau pour se ressouder maladroitement. Les flammes ne vont pas non plus frôler le châle violet qui couvre en partie le crâne de la souveraine, au risque de faire fondre le diadème aux éclats surprenants ; elles s’abstiennent de lécher le large plastron de givre débordant sur un manteau noir à revers de neige, manteau incrusté d’étoiles ; elles oublient le collier de glaçons qui renvoie les feux de la lumière bleutée.

- Salut, Gray Grinn, fille de Kéjal-Nébir et… - Ah ! Vous et vos salamalecs ! Ferme-là et pose ton cul sur ce

siège. Sa voix enrouée, a des intonations de glace qui se craquelle. L’attitude méprisante de la Nearga est une lame qui se glisse à l’horizontale dans la poitrine, à la base du cou, labourant à chaque extrémité les muscles des épaules. Pour qui se prend-elle ? Elle est folle ! A côté du trône, il n’y a qu’un cube.

- Je resterai debout ! - Aurais-tu la frousse de faire fondre le tabouret ? Baisse un

peu ta chaleur, mon cousin. - Pourquoi ? Se pourrait-il qu’elle dérange, ici ? N’aurions nous

pas tout à fait les mêmes ancêtres ? Le regard de Wen-Sen-Athon croise celui de Gray Grinn. Dans un œil, il voit le vide vertigineux et dans l’autre, une rose flétrie.

- Pas tout à fait, non ! La Nearga tâte du bout des doigts le tissu de la djellaba.

- Si j’avais été ta mère, crois-tu que j’aurais accepté de te voir dans cette mocheté ?

- Heureusement, tu n’es pas ma mère ! - Tu serais plus puissant ! On dit que tu ne quittes jamais une

sorte de bijou à l’image de tes parents. Je ne le vois pas ?

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Le jeune homme a le sentiment que l’allée qu’il a parcourue pour arriver à la Nearga attend le pas de Fleur des Saisons mais aussi qu’elle est pleine des avertissements de Strategius. Oui. Elle veut le Sélédunk, c’est flagrant. Ne pas réagir… après tout, je ne suis pas obligé de lui répondre.

- D’après ton général, tu souhaitais me parler ?

Wen-Sen-Athon voit passer comme une ombre dans l’œil de Gray Grinn.

- C’est vrai. J’avais à te demander, fils de la Rose éphémère, pourquoi tu t’obstines à te mêler des affaires des dieux éternels ?

- Tout simplement parce que ce sont les miennes. - Dans ton rêve ! Uniquement dans ton rêve. Si j’ai un conseil à

te donner, restes-y ! - Je ne suis plus un bébé. Il faut t’y faire !

L’ombre dont Wen-Sen-Athon avait perçu le mouvement s’extrait, puis se détache de la partie nuitée du visage de Gray Grinn. Elle se déplie et prend forme humaine.

- Tu as l’air surpris, cousin ! Je te présente le général 100, chef de mon service secret. De temps à autre, il vient m’informer de ses découvertes. Tu ne peux pas te faire une idée de tout ce qu’il peut m’apprendre !

Le jeune homme suit l’ombre du regard. Elle marche de long en large, va dans l’allée, revient, tortille du postérieur.

- Hi ! Hi ! La mission que vous m’aviez confiée, éminente Nearga est réglée. Hi ! Hi !

La bouche mi-nuit, mi-glace de Gray Grinn s’étale d’un large sourire. Wen-Sen-Athon ressent que les paroles que l’ombre vient de jeter en l’air, retombent en une pluie acide qui commence à lui ronger la tête. Qu’est-ce qu’elle manigance ? La Nearga s’approche de lui, bizarrement il sent le froid coller la djellaba contre sa peau.

- Sais-tu ce que c’est qu’une ombre, cher cousin ? Une ombre, ce n’est rien, ça ne pèse pas ; ça caresse, ça prend la forme. On la voit sans y penser. C’est cela, on ne la remarque pas. On s’en fout.

Elle sourit encore davantage.

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- C’est familier une ombre ; ça vous suit, ça vous précède ; ça vous accompagne partout. Tout le temps. Impossible de la larguer. Elle sait tout de vous.

La foule des courtisans n’est pas habituée à manifester mais il est tout de même de bon ton qu’elle approuve par des « Ah ! » et des « Oh ! », les facéties de sa souveraine. Le ton de Gray Grinn devient plus sec.

- Tu sais cousin, que mon empire repose sur des lois très strictes. Tu sais que je suis obligée de faire respecter ces lois. Tu me comprends ?

La voix enrouée emplit le Palais de glace.

- De temps en temps, la populace n’obéit pas aux lois. Elle allume des feux, par exemple, ce qui est un grand crime contre la nuit et contre le froid.

Elle hausse les épaules. - De temps en temps, la populace se révolte. – Oui, se révolte !

– Crois-moi, il se trouve toujours un petit bouseux pour l’entraîner dans le mauvais chemin.

Elle parle en détachant ses mots. - Mais, tu vois, avant que cela n’arrive, ma police secrète

m’avertit et ma justice fait des exemples. Frig suit attentivement les mimiques de sa maîtresse. L’immense carcasse de glace fait un signe. Un homme est poussé dans l’allée.

- Mon cher cousin, tu vas te régaler ! Des soldats obligent un prisonnier à s’agenouiller. Cheveux roux, barbe grise en broussaille, il est vêtu de peaux de castors. Gray Grinn tourne autour de lui.

- Tu as été pris dans la forêt. Tu es de ceux qui coupent mes arbres. Tu es de ceux qui allument des feux. Tu es un rebelle !

Le corps de l’homme luit de transpiration. Sa voix est étranglée.

- Aie pitié O ! Eminente Nearga. Je ne suis pas un rebelle, je le jure !

- Assez ! Tu n’es qu’un glinx ! Un murmure parcourt l’assemblée. – « Elle a dit un glinx » ? Le général 100 s’étale sur les têtes des courtisans. « Hi ! Hi ! Elle l’a dit, elle l’a dit ! » Wen-Sen-Athon est assez proche de Gray Grinn pour voir dans son regard. Il y voit aussi nettement que s’il regardait à travers une fenêtre.

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Un œil le plonge dans l’ivresse du vide vertigineux. Dans l’autre il voit gambader une sorte de poule haute sur pattes. La Nearga se retire dans le songe, un bref instant. Dans un chuchotement tonitruant, elle lance.

- Après tout, mon cher cousin, je te le laisse. Vas-y ! Puisqu’il aime les feux, une seule flamme de ton regard réduira ce traître en cendres.

Wen-Sen-Athon ferme les paupières.

- Si je te demandais – moi – d’abattre l’oiseau qui répand la nuit et le froid sur la terre entière ?

- Comme tu voudras ! Tu montres ce que tu es, un petit péteux qui n’a pas plus de courage qu’un glinx.

Le murmure a repris dans les rangs des courtisans. – « Elle a dit un glinx » ? Le général 100 confirme. La Nearga ouvre les pans de son manteau.

- Assez perdu de temps ! Un éclair bleuté frappe l’homme qui éclate pour se reformer en une sorte de poule aux pattes très hautes.

- Frig ! Chasse ce glinx hors d’ici ! Les soldats lancent des coups de pieds à l’animal qui s’enfuit dans l’allée avec de grands caquètements apeurés. Gray Grinn rit.

- Gueule pas comme ça! Tu ne vas pas tarder à te faire bouffer par mes chargnes. Ça te fera du bien !

Le glinx, le Palais de glace, Gray Grinn et les soldats sont pour Wen-Sen-Athon une pâte visqueuse dont il convient d’écarter les adhérences en les repoussant délicatement avec une baguette bien lisse. Si je pouvais savoir pourquoi Fleur des Sais … Sans le Sélédunk, je ne peux plus rien. Prudence ! Oui, mais malgré tout, je ne peux pas lui laisser croire… Et de toutes les façons, mon père ne m’abandonnera pas ! Le jeune homme rouvre les yeux. Le feu du magma originel croise le vide vertigineux.

- Je ne suis pas là pour condamner les humbles ! - Ah ! Non ? Petit morveux ! Pour abuser de mon hospitalité,

peut-être ? - Si c’est abuser que te demander de restituer au soleil… - La terre est à moi et je la garde !

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- Mon père… - Tais-toi, gamin ! Ton père me prend pour une domestique ?

S’il veut me voir, il n’a pas besoin d’intermédiaire. - Dans ce cas, tu te doutes que je n’ai pas d’autre choix que de

prononcer les paroles qui apaisent ? - Qu’est-ce qui te pousse à me parler sur ce ton ? Ta bêtise ?

Un courage de glinx ? Le murmure parcourt de nouveau l’assistance. Le général 100 renchérit. Hi ! Hi ! Elle l’a dit, elle l’a dit ! Le rire rauque de la Nearga les fait taire.

- Ce bâtard est assez fou pour me défier. Chez moi ! Sa main sort du manteau, un éclair jaillit.

- J’ordonne que ton corps se disperse à travers le monde en douze yorums et que ta personne ne soit plus qu’un souvenir.

Le corps de Wen-Sen-Athon éclate en une gerbe de petites bulles. L’une d’elle, une seule, la dernière, minuscule, danse sur la pointe du doigt de la Nearga, Gray Grinn y contemple l’image du fils du Soleil.

- Te voici réduit à l’état de souvenir. Tu es bien avancé maintenant !

Elle pousse la bulle vers le creux de sa main. - J’ordonne que ce souvenir disparaisse dans la nuit des temps. Elle s’apprête à souffler sur la sphère mais se ravise. - Ah ! J’oubliais ton courage !

Une bulle plus petite encore, flotte devant ses yeux. Elle la foudroie. - Qu’il disparaisse au plus profond de la terre !

Gray Grinn contemple le souvenir de Wen-Sen-Athon. - Quel imprudent tu as été ! Comment pouvais-tu atteindre

l’âge d’homme, alors que tu n’avais rien dans la tête ? La Nearga souffle et souffle jusqu’à ce que « la pensée Wen-Sen-Athon » s’évanouisse au-delà des voûtes. Beaucoup plus tard, dans le futur…

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CHAPITRE 3

MÉRITH Gabriel Mérith nage, une boule dans l’estomac. Il nage dans l’espace. Il nage sur le dos, face au noir de l’infini piqueté d’étoiles. Il nage sur le ventre, dominant la terre. La terre bleue, ses nuages, ses masses de continents. Dans son casque, La symphonie du Temps Nouveau, respiration du Quanti. La musique ne parvient pas à le détendre. La combinaison de tissus cellulaires de son scaphandre lui produit des démangeaisons. Ah ! S’il pouvait, il se gratterait. Et la chaleur ? Depuis près de trois mois qu’il est en orbite… Insupportable ! Par la pipette, il s’offre une goulée de gaz nutritif. Ca pique agréablement sous la langue, embaume son palais, se répand dans ses bronches et son système sanguin. Ses bras, le haut de ses cuisses se relâchent. Dans sa conscience, les étoiles s’éloignent. Il a l’impression d’être un point de poussière, et même moins, dans l’univers. Cependant, il ne parvient toujours pas à chasser cette boule concentrée, pesante. Pourquoi ? Quelque chose va arriver ? Mais quoi ? Jennifer ? Ridicule, elle ne renoncera pas. Elle attend depuis trop longtemps de me mettre l’odeur de ses sushi sous le nez… Une légère impulsion du moteur rythmique et le voilà à nouveau sur le dos. Une autre et il grimpe pour dominer le navire spatial. Le Quanti est immobile. Il est ouvert en deux comme un coquillage. Une partie verticale, «la bosse», éclairant l’espace, se dresse comme un couvercle qui serait formé d’un noyau ovoïde. Elle pourrait rappeler un visage. D’autant qu’elle est entourée de courants mouvants, à l’image d’une chevelure tressée, indigo vers la racine et bleutée aux extrémités. Aussi, elle est «mangée» en bas par des filaments violets ressemblant à une barbe : des palpeurs. Tentacules phosphorescents, ils fouettent le vide d’une manière incessante. Ils s’étendent si loin que malgré le zoom télévisuel du casque, leur extrémité est hors de la vue de Mérith. L’autre partie «la base» est soulignée d’une écharpe indigo, elle aussi. C’est une sorte d’œuf allongé dont il est difficile de soutenir l’éclat. Le débit de voix par impulsions de Ridiculusmus se superpose à la symphonie.

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- Docteur Mérith, écoutez… ils ont donné…le signalement du…vainqueur du concours… pour l’année 4005…

Le cosmonaute se laisse de nouveau aller sur le dos. Les étoiles, la terre, l’espace tout entier sont soudain englobés dans son cœur. Oui, tout ceci est à moi. A moi seul ! Le robot virtuel, un écureuil aux allures de fantôme malgré ses mains humaines, émerge de « la base »

- Le lauréat est un homme… jeune…cent quatre ans… cheveux blancs et moustache… taille moyenne, yeux verticaux… accent eurasiatique… nasal… répétition de syllabes en fin de phr…

- C’est moi, c’est tout à fait moi, moi ! - Pour les répétitions…c’est sûr…mais les paroles… - Dis-les vite, vite ! - Ne soyez pas pressé… elles ne sont pas terribles. - En ce cas, ce ne peut… - Ecoutez quand même…

« Révérend,… je vous tire… ma révérence… Ingénu,… je me mets… à genoux…devant vous Capitaine…je porte… votre pitance Et vous commandant… faites donc…comme chez vous » Le corps transparent de Ridiculusmus est parcouru de zigzags électriques.

- Ces paroles sont…débiles et je… Mérith observe une accélération dangereuse des circuits et même des décharges de lumière blanche, comme si, à l’intérieur du robot virtuel se déclenchait un orage.

- Tu ne comprends rien à la poésie. J’ai écrit ce poème pour désorienter l’esprit et toucher le cœur.

- Vous n’aviez qu’à faire… de moi un cœur… et non un cerveau…

- Calme-toi, n’y pense plus. Intègre bien qu’il n’y a pas à réfléchir.

- Ce qui veut dire…qu’il est dédié… à mademoiselle Jennifer ? - Tu essaies de te foutre de moi. Mais peu importe. D’ailleurs,

je lui offrirai d’autres paroles pour ses quatre vingt douze ans. Comme celles-ci, par exemple.

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Il déclame, prenant les astres à témoin. « Sans me départir, comment repartirai-je ? Sans rêver, comment vous reverrai-je ? Peut-être dans l’infini, un jour finirai-je ? Peut-être dans un miroir, un jour vous admirerai-je ? » - Quand on écoute…cela… on peut se demander …comment

vous avez pu obtenir… le fameux prix « professeur Punkette » ?

Un personnage en scaphandre montant dans un navire presque aussi sophistiqué que le Quanti traverse l’esprit de Mérith. De la rampe, juste avant qu’on referme la porte, il lui fait un au revoir de la main. Ah ! Si son vaisseau n’avait pas mystérieusement disparu, c’est sûr qu’il nous en aurait encore appris davantage.

- En construisant ce navire tout simplement !

Mérith reprend une goulée de gaz nutritif. Tout ce qu’il a mis de lui-même dans le vaisseau-spatial – de l’ordinateur en spirale au scanner, en passant par le moteur musical, sans oublier la nanotechnologie – tout ce qu’il a sacrifié à la recherche des sphères est l’essence même de sa poésie. Et Ridiculusmus en fait partie. L’orage reprend dans le robot virtuel. Cette fois, le cheminement des courants est orangé.

- Quelque chose est pris… dans le faisceau… de micro-ondes…un corps inconnu… vient d’être immobilisé par les palpeurs… il est aspiré… au niveau des révélateurs.

- Une sphère de Punkette, enfin, fin ? Les pommes des révélateurs giclent de « la bosse » du Quanti.

Immédiatement, une nébuleuse aux contours brillants surgit du néant. Elle est entourée d’une couronne gazeuse ressemblant à un col de fourrure.

Mérith sent son pouls accélérer, la chaleur dans son scaphandre augmenter, l’envie de se gratter le reprendre. Dans la nébuleuse, flotte une sphère mouvante aux reflets turquoise. Au centre de la sphère, l’image d’un adolescent en djellaba. Cet adolescent a les cheveux longs. Son visage est doux.

Mérith actionne le zoom de son casque. Les orbites de l’inconnu semblent remplies de feu.

- Une pensée… Une pensée image ! Les révélateurs l’ont suffisamment agrandie. Elle est stable maintenant. Demande au Quanti de la scanner et de la sauvegarder.

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Ridiculusmus veut exécuter la manœuvre mais ses circuits électriques se bloquent. Mérith tente une parade.

- Vite, les panneaux ! La voile solaire ! - Le Quanti refuse… d’obéir… la partie centrale… se

déconnecte de moi ! - La pensée tire sur les batteries ! C’est curieux. D’habitude les

images ne consomment pratiquement pas de courant, rant ? - Elle prend… possession… du Quanti ! - Un virus, rus ? - Non…elle ne… détruit pas. - Nous sommes devant un phénomène inexplicable, cable. - Si dans dix minutes…nous n’avons pas rétabli…la

situation…nous n’existons plus… - Dans ce cas, j’aurais manqué à ma parole. Tout Hong-Kong

le saura. Jennifer restera célibataire, ou épousera quelqu’un d’autre. Peut-être même qu’elle en mourra de honte ? Ou de chagrin, grin ? Chronomètre ?

- Chronomètre de secours… neuf minutes trente… que faisons-nous … ?

- Mettons fin à l’expérience. - Comment… ? Puisque… les commandes… - Le seul moyen est d’entrer dans la sphère et d’en prendre le

contrôle ou de la détruire. - Procédure… aléatoire,… rien ne dit que… - Tu vois autre chose à faire ? Alors, batteries auxiliaires.

Le robot virtuel, tel un spectre, s’insinue dans la bulle, trois fois haute comme lui. L’intérieur est une lumière à l’état liquide comme s’il s’agissait d’un cocon nourricier ! L’image de l’adolescent lui fait face. En principe, elle devrait être figée. Mais elle sourit. Elle parle.

- Mon nom est Wen-Sen-Athon. Je viens d’ailleurs. Je suis ici pour y trouver de l’aide.

- Mais tu es… une pensée… ! De quel cerveau…viens-tu… ? - Non pas une pensée, plutôt un souvenir. Un souvenir qui est

dans la tête de tous les gens de mon époque et surtout de Fleur des Saisons, mon amie.

- Un souvenir…qui sait exactement… qui il est… ce n’est pas banal…

- C’est parce que je suis porté par le Sélédunk. - Le Sélédunk !... Et en quoi… crois-tu…que nous pouvons

t’aider…Wen-Sen-Athon… ?

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- La Nearga m’a ôté les yorums qui faisaient l’unité de mon être : mes sens, mes émotions, ma mémoire, ma raison, mon image. Elle entend les garder pour marquer son pouvoir. Je dois les retrouver pour vivre à nouveau et atteindre l’âge d’homme.

- Pourquoi… s’en est-elle… prise à toi… ? - Elle est la Nuit, le Froid et elle me déteste ! - Pour quelles… raisons… ? - Eh bien ! Parce que je suis le fils du Soleil.

Dans la bulle parvient la voix du docteur Mérith. - Ecoute, Wen-Sen-Athon, tu es un beau rêve. En tant que

poète, j’apprécie, crois-moi. Malheureusement, moi, je suis, dans la réalité. La réalité, c’est que dans trois minutes, tu nous auras épuisé nos réserves de courant, rant.

- Je vous connais, Mérith ! - Moi ? Tu me connais, nais ? - Je viens d’apprendre tout ce que sait le Quanti. - Impossible. Une image ne p… - Ordinateur quantique, il a été conçu par vous. Et son cerveau

est un robot virtuel. Il réagit comme un être vivant parce qu’il est fait de cellules ; de neurones. Sa respiration, qui aide à sa propulsion n’est-elle pas une musique symphonique ?

- Tout ce que tu dis est vrai, mais dans deux minutes… - Selon la théorie de l’un de vos savants, la pensée est capable,

à l’intérieur de sphères, de voyager au loin. Je ne suis pas un rêve !

- Disons une pensée raisonnable échappée d’un cerveau rêveur.

- Docteur Mérith, dans trois jours, vous vous mariez. - Pour me marier, il faut juste que je sois vivant. Toi, tu ne

crains rien, tu n’es qu’une image. Mais moi, dans un peu plus d’une minute…

- Aidez-moi, je vous en prie, c’est très important. - Si ce n’était que retarder mon mariage, bon ! Mais c’est ma

vie qui est en jeu. Quarante cinq secondes. - S’il vous plait… - Ridiculusmus tu vas décharger trente mille volts sur les

réserves. Il faut déconnecter la sphère du Quanti. Tu as bien compris.

- S’il vous plait !

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- Trente secondes. Désolé ! A toi, Ridiculus… Avant que le robot virtuel n’ait le temps d’impulser la décharge électri-que, le Quanti cesse de respirer. Sa lumière s’éteint. Dans le silence de l’espace, entre la terre et les étoiles, il est un grand corps sans vie. Wen-Sen-Athon a été réduit à l’état de souvenir. La Nuit et le Froid règnent sur la terre. Gray Grinn savoure sa victoire, mais est-ce la fin de ses ambitions ?

CHAPITRE 4

LE SÉLÉDUNK Lorsqu’ils sortent du château, l’air est encore plus froid et la clarté plus obscure. Gray Grinn a troqué sa tenue solennelle contre une tunique nuit et glace du plus bel effet. Longues manches évasées sous un surplis givre et ombre, le vêtement est piqueté d’étoiles de neige, de la poitrine aux chevilles. La coiffure également nuit et glace est remarquable. Tout autour de sa tête, des tresses sont figées en rayons. Une ombrelle blanche sur l’épaule, bras dessus, bras dessous avec le général 100, suivie de Frig un sac à la main, elle essaie de chantonner de sa voix enrouée.

- Un effort ! Rappelle-moi ces paroles. - Hi ! Hi ! Je ne m’en souviens plus, Eminente. Na…na…na…

Ulysse …je t’aperçois… Ils passent devant la monstrerie, imposant bâtiment à colonnades s’appuyant sur le château et la Tour sombre. La Nearga jubile en une sorte de jouissance douloureuse.

- Il faudra bientôt que je tente une nouvelle expérience, là-dedans.

100 applaudit bruyamment. - Hi ! Hi ! Pour qui le monstre ? Pour qui le monstre ?

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Le général Frig, lui, paraît ne pas entendre. - Grarrgh ! Eminente Nearga, vous ne m’avez jamais rien dit de

cette tour ? - Je pourrais te répondre que ce n’est pas tes glaçons. Mais

puisque tu as bien travaillé, je vais te l’expliquer. Sache qu’elle se nomme : « Tour de l’infinie dimension ».

Elle désigne un endroit, sous le toit pointu.

- Tout en haut, il y a une pièce où tu n’auras jamais à mettre tes gros pieds. C’est là que je rencontre les Forces Cachées et les Sources Glacées du Froid.

Son doigt descend d’un étage.

- En dessous, c’est la salle où nous allons. Sans plus faire cas de ce qu’elle disait, elle plonge son nez dans l’Ombre 100, toujours à son bras.

- Ce rôti de glinx était vraiment fameux. Si tu savais... L’odeur de la volaille grillée à froid. Hmm !

Frig s’est arrêté et tient le sac ouvert devant lui. Gray Grinn y

puise une carcasse qu’elle lance aux chargnes. Ils se battent pour la dévorer. La Nearga éclate de rire. Elle les sépare néanmoins et les observe. Oreilles de panthères dressées, ils s’impressionnent l’un l’autre de leur regard de cobra. Ils font vibrer leur queue de serpent à sonnette. Leur gueule aux crocs venimeux grande ouverte, ils se défient d’un rire d’hyène. Ramassés sur un arrière-train de loup, les pattes avant s’appuyant sur un torse de jaguar, ils tirent sur leur chaîne. Gray Grinn est aux anges.

- Frig ! Rentre-les. Elle ne prête aucune attention à la puanteur des excréments de fauves mélangée à un remugle de viande pourrie qui alourdit l’atmosphère.

- Laisse-les au rez-de-chaussée. Evite qu’ils se paument dans les étages, ou dans les sous-sols ! Les grêlons dans les orbites de Frig vont de Gray Grinn à 100 et de 100 à Gray Grinn. La Nearga rigole.

- C’est vrai que je n’ai pas fini de t’expliquer. En dessous, il y a l’endroit où je reçois mon grand-père, Abzeroe, le Vide Absolu. Personne ne doit y pénétrer.

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Frig a détaché les chargnes et les tient par leur chaîne. Gray Grinn ferme la porte.

- Sous l’endroit dont je te parle, un escalier permet de descendre vers le lieu où disparaît le souvenir.

- Grarrgh ! C’est là que vous avez envoyé Wen-Sen-Athon ? Gray Grinn soupire. L’image du fils du Soleil dans le creux de sa main se superpose à celle « des profondeurs » sur lesquelles elle partage la souveraineté avec le Temps, son oncle. L’esprit de la Nearga descend dans les grottes obscures et voyage par les sources et les nappes, visite ce monde fermé, calfeutré, replié sur lui-même.

- Non ! Mais j’ai de bonnes raisons de penser qu’il y reviendra tôt ou tard.

Gray Grinn ne se rend jamais dans la Tour de l’infinie dimension

sans conférer avec Nuit des Ages, sa mère. Leurs échanges durent parfois très longtemps. Le général 100 et le général Frig savent que du résultat des conversations dépend l’humeur de la Nearga. Lorsqu’elle regagne la pièce du dessous, ils conservent un silence prudent. Elle paraît assez tendue.

- J’ai pris un grand risque en pulvérisant ce bâtard ! 100 hasarde une question. - Hi ! Hi ! Qu’est-ce que pourrait craindre l’Eminente Nearga ? - La haine du soleil et de ceux qui le soutiennent. Je ne manque

pas d’ennemis. Il y en a jusque dans le peuple pour lequel je me dévoue !

- Hi ! Hi ! C’est injuste ! Mais pourquoi vous inquiéter, vous êtes bien plus puissante qu’eux tous.

- Si j’ai pris ce risque, c’est pour ma famille. Et ma mère devrait me remercier après ce qu’elle a subi !

Frig, dans un coin n’ose dire mot. 100 comprend qu’il est prudent d’attendre. Ils ne bougent que lorsque la Nearga les invite à s’approcher d’un grimoire fermé, posé sur un lutrin de glace. Elle étend sa main, les doigts écartés.

- Ô ! Livre de la Nuit des Temps, parle-moi ! Tu sais mon souci. Je veux connaître ta science.

La couverture du livre bascule. Gray Grinn regarde les pages tourner. - Oui ! Je suis fière de nous avoir débarrassés de Wen-Sen-

Athon. Je suis fière d’avoir capturé cette petite prétentieuse de Fleur des Saisons !

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Les pages cessent de tourner. Elle invite 100 et Frig à se tenir à ses côtés. Elle produit un curieux chuchotement de gorge.

- Nous avons gagné une première manche. Maintenant, une autre commence contre notre véritable ennemi.

Sur la page, un objet flotte, sur fond de nuit. - Que vois-tu, Frig ?

Les yeux du géant de glace ont de la peine à se fixer. - Grarrgh ! On dirait un bijou ? - Et toi ?

Pour une fois, 100 oublie de ricaner. - Un disque assez épais. On dirait qu’il est creux. Peut-être en

or. Au centre, il y a une pierre précieuse, rouge. On a l’impression d’apercevoir dans cette pierre, une rose. Tout autour de la pierre sont gravées des flammes comme pour rappeler le soleil.

100 est excité. - J’ajoute que mes espions le connaissent bien !

Le regard de Gray Grinn ne quitte pas le livre. - C’est le Sélédunk ! Sachez qu’il est très dangereux.

100 se rapproche de la partie nuitée de la Nearga. - Hi ! Hi! Que peut-il contre votre puissance ? - Il va tenter de reconstruire Wen-Sen-Athon. - Grarrgh ! Il faut donc détruire ce Sélédunk.

Gray Grinn et 100 pouffent de rire. - Qu’est-ce que c’est que cette idée ? Ça fond dans ta tête ? - Grarrgh ! Ce n’est pas ce que vous voulez ? - Retiens que si je prends le Sélédunk, je n’aurais plus à me

soucier du bâtard ! - Hi ! Hi ! C’est Fleur des Saisons qui le possède. - Il va falloir s’en emparer. Mais attention, je vous répète qu’il

est très dangereux. Ses yeux ne quittent toujours pas le grimoire.

- Il faut que vous appreniez de quoi il est capable. - Grarrgh ! Auriez-vous peur, Eminente Nearga ? - Peur ? Retire ce mot, imbécile ! Il ne s’agit pas de moi. Je

voudrais te faire comprendre que la moindre erreur peut mettre l’empire en danger !

- Grarrgh ! Puisqu’il est au cou de Fleur des Saisons, il n’y a qu’à lui arracher ?

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- Seule une cervelle au bord du dégel comme la tienne peut le croire !

La voix enrouée crée comme un écho dans la pièce. - Wen-Sen-Athon, malgré sa bêtise, est organisé. Il a des

espions, les nuages, qui peuvent s’infiltrer partout. Et surtout, re-te-nez bien que le Sélédunk est son système de défense.

- Hi ! Hi ! Le Sélédunk ne vous a pas empêchée d’envoyer Fleur des Saisons au Gouffre Noir.

- C’est juste. Mais rappelle-toi que j’ai été obligée de la faire enlever par l’oued Zuruk car le Sélédunk a un défaut : il ne peut combattre les amis du bâtard. Il en a aussi un autre mais qui ne vous regarde pas.

- Hi ! Hi ! Le plus fort a été de vous faire obéir du génie des eaux.

Gray Grinn sourit. - Même Frig peut comprendre qu’un esprit engourdi est plus

maniable. Le général de glace les regarde en se tenant le menton. Gray Grinn lui pose une main sur l’avant bras.

- N’attaque jamais le Sélédunk, c’est la puissance du soleil ! Elle regarde intensément le bijou. Elle l’imagine sortant du livre pour se pendre à son cou. Elle sent la force sauvage inconnue qu’il lui apportera, monter en elle.

- Je te veux ! - Grarrgh ! Puisque nous ne pouvons pas l’attaquer, qu’allons-

nous faire ? - Pour prendre le Sélédunk, il faut que ce qui appartient à Wen-

Sen-Athon disparaisse. Pour cela, il devra être abandonné volontairement par Fleur des Saisons. Alors, il épousera ma personnalité.

La Nearga parle comme pour elle-même. - Il faut opérer par ruse. En douceur. Il a été fait pour la

protection du bâtard. Il peut tout contre tout le monde. La pierre rouge au centre du bijou paraît briller d’un éclat

particulier qui, pénétrant dans le regard de Gray Grinn, force la porte de ses souvenirs et se fond dans ses pensées. J’ai éliminé la rose une fois. Je l’aurai bien une seconde !

- Si vous apprenez que le Sélédunk est délaissé quelque part, vous me prévenez sans retard.

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- Grarrgh ! D’après ce que vous dites, ce bijou, c’est un peu comme la volonté de Wen-Sen-Athon ?

Gray Grinn tourne vivement la tête. - Quoi ? La volonté ? Quelle volonté ? Quelqu’un a une

volonté, ici ? Ses tresses semblent jeter des éclairs.

- Grarrgh ! Ô ! Eminente Nearga, je ne voulais pas vous froisser.

- Le Sélédunk n’est qu’une injure de plus envers moi. Je dis : de plus. Regarde-moi.

Elle tourne son profil du côté glace. - Un jour, j’ai voulu m’approcher de mon oncle, le soleil qui

avait jusque là décidé de m’ignorer. Strategius, son valet, a voulu m’empêcher de passer.

Elle hausse les épaules, glapissant de mépris. - Mais il ne faisait pas le poids ! Lorsque je me suis approchée,

furieux de me voir forcer sa porte, le soleil a osé me gifler. Je ne l’oublierai jamais.

Sa main caresse la joue déformée. Il lui semble que la chaleur de l’astre du jour y est encore imprimée. Mais elle sent comme elle a la force de la repousser. De son ventre monte une douleur qui la soulage d’une joie triste.

- LUI, Ulysse, Khena, Fleur des Saisons, ceux qui chantent la gloire du soleil, je les verrai tous souffrir. Et pire encore !

- Hi ! Hi ! Réjouissez-vous, Ulysse n’est plus un problème. - Mis à part que son chant est repris par les gueux et porte

leur révolte ! Un jour, il faudra que je l’extermine. N’est-ce pas ?

- Hi ! Hi ! Comme vous êtes directe, Eminente ! Gray Grinn retrouve sa bonne humeur.

- Ainsi ma victoire sera complète… Et ces paroles, général 100… ? … dans la nuit je t’aperçois…Ulysse…vas-tu enfin… ?

- Hi ! Hi ! Ca me revient !…pêcheur de poètes…Les yeux fermés derrière la tête…Et respirant dans l’au-delà.

- « Les yeux fermés derrière la tête !» Elle glousse. - « Poète » C’est comme ça que les rebelles s’appellent entre

eux. Mais je ne suis pas dupe ! Depuis un moment Frig se dandine.

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- Grarrgh ! Ô ! Eminente Nearga, si mes soldats arrivent à étrangler Fleur des Saisons…

- Tu veux décidément nous faire perdre le Sélédunk ? Gray Grinn considère son militaire sous un nouvel angle. Cette tête bien carrée sous son casque, ne s’enfle-t-elle pas jusqu’à emplir la tour. Et même à les englober, elle et 100 dans la rigidité de ses raisonnements stupides. Qui sait s’il ne veut pas le Sélédunk pour lui-même ? Cet imbécile rêve peut-être de régner sur le monde ? Elle regarde très attentivement le bijou. Il a l’air innocent, paisible comme un bébé qui dort entre deux tétées. Serait-ce lui qui influence son jugement ?

- On dirait que tu manques de sang de glace. Va donc faire pisser les chargnes.

Tandis que traînant des pieds, Frig s’éloigne, elle fait entrer 100

dans la partie nuitée de la Nearga et murmure. - Le Sélédunk va commencer par chercher la mémoire du

bâtard. Sans elle, il ne peut rien. Si nous manœuvrons bien, il se jettera dans notre piège…

Elle baisse encore la voix. - Tu vas convoquer Fun carillon. Laisse-lui entendre que je suis

prête à traiter avec Eternital. Tu me comprends ? 100 s’étale, fait des boucles, des lignes, serpente.

- Hi ! Hi ! Astucieux ! C’est très astucieux, Eminente ! Hi ! Hi !

L’espion préféré se tortille et se coule, à peine visible dans la nuit

de Gray Grinn, quand la page du Livre de la Nuit des Temps s’enflamme brutalement. Un rayon rouge jaillit du Sélédunk et frappe le front du ténébreux général. Dans le regard de la Nearga, il y a Wen-Sen-Athon dans sa bulle souvenir. Ah ! Tu crois pouvoir prendre ta revanche, pauvre minable ! D’un éclair de froid, elle éteint l’incendie. La fumée de l’affront qui se dégage du livre fermé monte aux narines de Gray Grinn, se diffuse à l’intérieur de son corps, puis reflue, entraînant sa belle assurance et lui laissant la sensation que sa poitrine a été ravagée par les chargnes.

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1er épisode

LE GOUFFRE NOIR

Fleur des Saisons, la maîtresse de l’Harmonie a été séparée de Wen-Sen-Athon. Ce dernier a été éclaté par Gray Grinn en douze « yorums », son corps réduit à l’état de souvenir. Fleur des Saisons est restée en possession du Sélédunk…

CHAPITRE 5

LES ESCALIERS DE L’IMPOSSIBLE

Ce ne sont d’abord que quelques gouttes puis le débit s'accélère. L'eau dégouline des stalactites géantes. Elle ruisselle en une véritable averse qui cesse brusquement. Lorsque le flot se perd dans les profon-deurs, le silence retombe dans la grotte. Sur le sol grisâtre, il ne reste ça et là que quelques flaques.

Soudain, à la surface de l'une d'elles, une bulle éclate. Insensible-

ment la flaque s’allonge. Des rameaux filent à la recherche des autres flaques. Travail lent et patient qui finit par les réunir en une seule. Qui bouillonne, épaissit, devient pâte. Enfin, Fleur des Saisons reprend sa forme. L'odeur froide des espaces souterrains fait aussitôt entrer en elle l'impression désagréable qu'une grosse éponge s'est calée dans le haut de sa poitrine pour l'étouffer. Impossible de la déloger. Où suis-je ?

Elle retire son manteau de laine et le met à sécher sur une

stalagmite. Elle rassemble ses longs cheveux en une natte et les tord. Elle ne peut malheureusement pas défroisser sa robe coquelicot.

Un courant d'air incertain passe sur sa gorge. Instinctivement elle porte la main à son cou. La clarté obscure fait ressortir, comme des crocs, les pics de pierres autour d'elle. Ils lui donnent le sentiment d'être

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dans une salle des tortures dont le sol et le plafond bas, sont hérissés de pointes prêtes à la transpercer. Oui, je me souviens...L'oued Zuruk... Oui, oui, je me souviens...Il m'a couverte de son manteau liquide. Mais pourquoi ? Puisqu'il est un ami, il n'aurait jamais dû...Ou alors, c'est Gray Grinn ? Oui, elle a voulu nous séparer... Elle veut le Sélédunk ? Ô ! Wen-Sen-Athon où es-tu ? Pardon de t'avoir reproché tes rêves. Mais tu n'aurais jamais dû accepter qu'on se sépare. Après tout ce n'est pas ta faute si tu n'as pas de méfiance. Non, ce n'est pas ta faute. C'est comme moi, j'aurais dû davantage... Mais comment aurais-je pu prévoir qu'il nous trahirait ? Hein ? Quand je serai sortie je...

Dérangeant des chauves-souris, elle part à la découverte d’une salle immense dont la voûte se perd dans l'ombre. Aux parois sont adossées des colonnes beiges sur lesquelles bavent de lourds plis verdâtres. Sur sa droite, le départ d'un tunnel. L'indifférence des hauts murs et le silence aux aguets s'unissent pour augmenter le volume de l'éponge dans sa poitrine. Mon ombre saute bizarrement! Je me trompe? C'est toi, Gray Grinn? Tu crois que tu me fais peur ? Ah! Ah! Tu crois ? Eh! Bien, écoute.

Soleil où es-tu ? Mon cœur... L’écho des paroles sur la voûte, à l’orée du silence, frappe son

oreille d’un tapement creux. Mais dans le son il y a quelque chose…à contre temps ! Déformation de l’écho ? Elle s'arrête. Non! C'est bien une voix, étouffée, qui s'élève là-bas, sur sa gauche. Cette voix passe par le filtre de son jardin de petite fille. Dans cet Eden aux couleurs merveilleu-ses, dans les herbes les plus douces, près des fleurs les plus parfumées, sous les fruits les plus succulents, il est un coin, où pourrit une partie de son existence. Ce coin, tout au fond d’elle-même, elle le charcute régulièrement, pour éviter qu'il contamine les parties saines. Et cela lui fait mal, depuis toujours. Papa ?

Elle hâte le pas sans remarquer l'apparence humaine des ombres

des stalactites et des stalagmites. « Dans la nuit je t'aperçois... … les yeux fermés derrière la tête et respirant dans l'au-delà. » La voix étouffée vient d'une masse sombre le long d'un mur. Une

forme... Fleur des Saisons s'arrête... Adossé à une colonne, un corps… La tête est enfermée dans un sac de toile ! Une jambe est repliée, le pied à plat par terre, le bras repose sur le genou. La paume de la main est en l'air. Les doigts de l'autre main agrippent la cuisse de l'autre jambe qui est

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écartée et tendue. Chaque poignet est emprisonné dans un fer relié par une chaîne à un anneau scellé dans la colonne.

- Papa ! C’est toi ? - Fleur des Saisons! Mon oreille a reconnu ton chant d'oiseau ! Elle s'approche à se pencher sur lui. - Reconnu ? - Oui, fille de Khena, j'ai dit « reconnu.» La respiration d'Ulysse est sifflante et saccadée. La jeune fille

s'accroupit. Elle pose une main sur l'épaule de son père et déploie l'autre, les doigts en éventail sur la poitrine.

- Qui t’a mis ce sac ? Je vais le retirer. - Non! Je te l'interdis! - Mais pourq... - Il y a si longtemps... Je n'ai pas la force de te regarder en face. - Je ne connais pas ton visage et je... - Quand je suis parti, tu n'étais qu'un oisillon. - J'ai tellement espéré... - La Nearga avait d'abord enlevé ta mère. Elle voulait m'attirer, ce

qu'elle a fait. - Quel crime avais-tu donc commis ? - Aucun. A part avoir chanté le soleil. - Tu t'es livré pour sauver maman ? La bouche de Fleur des Saisons se tord entre deux rides en arc de

cercle. Le bord de ses paupières s'étire. D'autres rides strient son front. Des larmes coulent sur son visage crispé. Sous le sac, la respiration est plus haletante encore.

- Sur mon chemin, de la montagne de Hagghor jusqu'au Pays des Pierres Plates, j'ai tenté de soulever les peuples. Mais les gens ont trop peur.

Dans la poitrine de Fleur des Saisons, l'éponge absorbe et reverse le chagrin.

- Tu as lutté contre Gray Grinn ? - La Nearga m'a dit : ne pense plus à Khena, j'en ai fait une statue

de glace. Que dirais-tu de m'épouser ? Les doigts en éventail sont sur le sac à hauteur de la joue

d'Ulysse. - Qu'est-ce que tu as répondu ? - Je revois mes paroles. J'ai dit « aucune autre femme que Khena,

ne me fera tourner la tête. » - Tu lui as fermé le bec !

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- Elle a simplement dit « Ah! Oui ? » Prise d'un doute, Fleur des Saisons arrache le sac. D'abord elle ne

veut pas voir ce qu'elle voit: une touffe de cheveux au bas de laquelle il y a une bouche qu'elle est bien obligée d'écouter.

- Alors elle m'a empoigné le haut du crâne et l'a fait pivoter. Fleur des Saisons est forcée de l'admettre: le haut de la tête, nez

compris est tourné à l'opposé de la bouche et du menton. Le corps de la fille d'Ulysse est traversé d'une bourrasque qui lance un flot d'énergie dans ses bras, ses jambes. Elle se relève d'un bond et se jette sur l'anneau qui retient les chaînes. Pieds contre le mur, elle tire de toutes ses forces. La sueur coule sur son visage, son regard est vers l'intérieur d'elle-même. Les yeux derrière la tête l'observent.

- C'est inutile ! En effet l'anneau ne bouge pas. - Je ne partirai pas d'ici sans toi ! Ulysse ramène ses genoux sous le menton. - Partir ? La jeune fille essoufflée stoppe son effort. - Il y a bien une sortie quelque part. Par où es-tu entré? Elle lit dans le regard de son père une grande lassitude. - Mes vieux bras, mes vieilles jambes n'ont plus de force... L'éponge occupe entièrement la poitrine de Fleur des Saisons et

continue à laisser suinter son liquide de tristesse. - Simple coup de fatigue ! Ça va aller! - A quoi suis-je bon ? Je n'ai même pas pu sauver ta mère. Les pensées de la jeune fille sont descendues dans ce liquide. - Nous lutterons ensemble, pour elle ! - La puissance du soleil m'a presque quittée. Fleur des Saisons sombre un peu plus mais parvient à sourire. - Il te faut quelque nourriture. Où sommes-nous? - Dans la poubelle où disparaît le souvenir. Ici tous les souvenirs

encombrants sont enterrés. Ils sont là pour qu'on les oublie. Gray Grinn s'en débarrasse en les jetant dans les escaliers du temps.

- Le Gouffre Noir ? Ulysse est secoué d'une toux brutale qui a du mal à se calmer. - Tu ne me parles pas de Wen-Sen-Athon ? Où est-il ? - Certainement près de la Nearga afin de lui signifier les paroles qui

apaisent car depuis peu la Nuit et le Froid ont envahi la terre.

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- Alors, si je comprends, tu ne sais pas ce qu'il est devenu ? Et nous sommes là tous les deux ?

La vaste salle est soudain bien petite aux yeux de Fleur des Saisons. La jeune fille frissonne. Son regard saisit vivement les stalactites. Il lui semble que derrière le vol des chauves-souris, des ombres se cachent brusquement.

- Où sont les escaliers? - Oublie-les. - Pourquoi ? - ... - Alors, nous ne sortirons jamais ? - Seule, tu pourras. Pars ! Laisse-moi. Je ne suis qu'une grosse

pierre, trop lourde pour toi. Fleur des Saisons détache le Sélédunk, l'embrasse du bout des

lèvres et le montre à son père. - Si je lui demandais de nous sauver ? La voix d'Ulysse se fait douce. - Je connais le Sélédunk. Il a vu le jour quand j'ai pris le chemin du

Pays des Pierres Plates. Je l'ai remis moi-même à Wen-Sen-Athon. - Il me l'a donné pour me protéger. Malheureusement il n'obéit

qu'à lui. Elle va le raccrocher à son cou, lorsque la rose émet un rayon qui

devient vert en frappant les stalactites. La tête de Fleur des Saisons se vide. Sans savoir pourquoi, elle le pose, entre elle et Ulysse. Il se dégage du Sélédunk une fumée de lumière qui monte, flotte et se stabilise en une silhouette; une image - celle de Wen-Sen-Athon - La fumée de lumière est suivie d'un nuage, un fantôme d'écureuil aux mains humaines, rempli d'étincelles bizarres ! Le cœur de Fleur des Saisons s'imprègne d'une musique, semblable à une respiration. Cette musique enserre, enveloppe, avale l'éponge de sa poitrine et la dissout dans la douceur de ses mélodies.

La silhouette de l'homme en djellaba ondule. Elle rappelle l'air quand un feu chauffe très fort et le déforme.

- Me voici de retour. J'ai amené avec moi Ridiculusmus. Fleur des Saisons, la bouche ouverte, les mains sur les oreilles, ne

bouge pas. La présence de Wen-Sen-Athon entre en elle par longues volutes fluides de réponses aux questions qu’elle se posait. Tu te demandes

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ce que tu vois. Oui, oui, c'est moi. C'est bien moi. Pourquoi je ne me matérialise pas? Parce que Gray Grinn a dispersé mon corps et fait de moi un souvenir. Ma voix ? Celle d'un ordinateur. Oui, écoute, tu vas tout comprendre. J'étais dans le futur et par le Sélédunk, je t'invite à partager ce rêve... Fleur des Saisons plonge. Les yeux grands ouverts, elle nage. Elle nage dans la respiration familière du Quanti. Elle nage près du docteur Mérith, frôle ses moustaches blanches, éclabousse ses yeux verticaux. Bras écartés, elle se laisse aller dans le bain des connaissances nouvelles de Wen-Sen-Athon. Enfin, elle remon-te à la surface, détache sa natte, secoue sa chevelure.

Je vais t'aider. Oh! Je vais t'aider de toutes mes forces. Elle se penche sur le curieux animal fantomatique à queue

d’écureuil et « aux mains et à la conversation tellement humaines ». Des raclements de gorge de son père finissent par attirer son attention.

- Fleur des Saisons, sois prudente! Je sais qu'il va s'y prendre comme un taurillon furieux !

Ulysse tord le cou, vrille le buste, ajuste la position de ses bras. - Je le sais! Et tu sais que je le sais. N'est-ce pas, mon petit? Wen-Sen-Athon prend la pique « Mon petit » dans l'épaule. Il est

surpris. La blessure ne fait pas encore mal mais il sent que cela peut venir. Il se penche.

- Oui, Ulysse, je sais que tu sais que je sais! Seules les paroles peuvent atteindre un dieu.

- Les paroles qui apaisent sont-elles dans le Sélédunk? Elles sont restées enfouies au fond de ma Mémoire. Gray Grinn est au courant ?

Wen-Sen-Athon hausse les épaules. Ulysse insiste. - Et ta Mémoire ? - Elle est quelque part ici… - Tu penses à...aux... escaliers ? - Ulysse, je vois que tu as beaucoup souffert. Assis sur un rocher, Ridiculusmus suit la conversation. Elle

déclenche dans son enveloppe transparente une série d'éclairs. - Je ne voudrais pas... ajouter au pessimisme... de ton ami... Mais

si tu dois... te reconstituer... il te faudra... livrer des batailles... Qui affrontera les dangers... ? Fleur des Saisons...?

Wen-Sen-Athon sourit. - Encore une crise de confiance? Puisque que je ne mets plus ton

navire en danger, je pourrais espérer... Dans le robot virtuel circule un moment l'image de Mérith et la

pensée de Jennifer.

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- Sur qui vas-tu pouvoir compter ?... Je ne suis qu'un cerveau... Je ne me bats pas... d'ailleurs je n'ai aucune force... Je réfléchis... c’est tout.

- Qui peut te demander ?... - Et toi ?... tu es un peu comme moi... Où est ta force... ?

Pourrais-tu, par exemple... délivrer ton ami... de ses chaînes... ? Wen-Sen-Athon inspecte les lourds maillons et l'anneau scellé

dans le mur. Il lève les yeux, explore les voûtes, s'attarde sur quelques ombres, sur le débouché du tunnel à gauche d'Ulysse. Puis il se retourne.

- Suivez-moi! Fleur des Saisons n'a que le temps de récupérer son manteau. - Où vas-tu? - Chercher ce sur quoi la Nearga a craché. MON COURAGE! La silhouette translucide survolée des chauves-souris, s'engage

résolument dans un tunnel à l'opposé du précédent, Le sol crisse au pas de Fleur des Saisons.

Wen-Sen-Athon atteint le premier une salle très haute. Coincées

dans les parois, des colonnes dégoulinantes de pierre fondue solidifiée, de couleur blanche ou crème, ressemblent à des gâteaux abandonnés après un repas. Il marche sur un tapis de mousse qui s'étend jusqu'à une terre rouge. Il s'arrête à la limite des deux devant une colonne grise, isolée. Elle lui donne l’impression que quelqu'un l'a dressée en posant des vases les uns sur les autres. Regardant Fleur des Saisons, il désigne un endroit d'où s'échappe une fumée jaune, près du pied de la colonne.

La jeune fille pose le Sélédunk. La grotte aussitôt se remplit d'une rumeur. Wen-Sen-Athon lève les bras.

- Ecoutez ! La rumeur s'amplifie. Le sol tremble. Il se soulève dans un

grondement puissant, déclenchant une sorte de vagissement, suivi de battements d'ailes. L'envol de centaines de chauves-souris ! Partant du Sélédunk, une fissure court à la manière d'un serpent délogé de sa cachette. La fente s'élargit. Devant eux, le cœur en fusion de la terre, reflète le regard de Wen-Sen-Athon. Dans le rougeoiement, masqué de temps à autre par un écran de fumée jaune, jaillissent des éclats incan-descents. L'un d'eux bondit et s'immobilise à la hauteur de leurs yeux. Il brille d'une lumière intense. Les ombres se cachent dans les recoins. Les coulures de pierre fondue prennent l'aspect de draps et de tapis d'ivoire. Chaque vase de la colonne prend une couleur vermeille.

Ridiculusmus repère à son sommet, jouxtant la limite des pla-fonds, une lucarne sombre d'où s’échappe une plainte, un murmure. Le robot virtuel analyse que comme un brouillard existe par le rapproche-

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ment de minuscules gouttelettes, ces pleurs sont faits de la multitude des petits cris des chauves-souris. Ils se répandent, se mélangent à l'air pour le transpercer de leurs ondes.

Les chauves-souris sortent de la lucarne, survolent les intrus et disparaissent dans les tunnels. Peu à peu, la terre se calme. La fissure se referme, laissant une vague cicatrice. L'éclat incandescent se met en mou-vement. Ridiculusmus remarque:

- On dirait qu'il marche. Ce qui donne cette impression, c'est un bruit de cliquetis, le son

d'un pas lourd chargé du tintement de la ferraille qui avance avec l'éclat. Ils le suivent dans un tunnel pierreux, tortueux et bas. La roche est luisante. Ils descendent des marches, puis d'autres encore. Enfin le sol devient plat comme de la terre battue. Au centre d’une pièce circulaire la statue d'un géant en armure, bouclier accroché à l’épaule et dont le casque est ceint d'une couronne.

Les pas s'arrêtent. L'éclat intensifie sa luminosité. Il devient blanc. Par le torse, il pénètre dans la statue, dont la pierre s'embrase. Fleur des Saisons se protège les yeux du poignet. Wen-Sen-Athon s’approche d'elle, très près comme s'il voulait lui tenir la main. La lumière aveuglante faiblit. L'armure passe de la couleur du feu à celle du fer. Sous la visière relevée du heaume un regard s'anime. La statue bouge. Ridiculusmus reconnaît le tintement de la ferraille. Il fait travailler ses circuits.

- Structure instable... Le chevalier, la barbe encore fumante, regarde autour de lui. - Il doute de moi, ce minus? - Ne dis pas "Minus"... Mais Ridiculusmus... . Le robot virtuel lève la tête vers Wen-Sen-Athon. - Ce roi inconnu... est ton courage... ? L'image du jeune homme se gondole, devient trouble, puis claire

à nouveau. - C'est exact ! Mon Courage est ce Roi Inconnu.

♦ ♦ ♦ Ils font cercle autour d’Ulysse. Fleur des Saisons a empoigné

l’anneau scellé dans le mur. - J’ai tiré de toutes mes forces, il n’a rien voulu savoir.

Le Roi Inconnu, un sourire à peine perceptible dans le regard, tire son épée dont le brillant fait précipiter une ombre derrière une stalagmite. Progressivement le fer de la lame rougit. Lorsqu’il est passé au blanc, le

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chevalier l’applique contre l’anneau qui fond et se délite. Ulysse a du mal à soutenir le poids de ses propres bras si soudainement libérés. Sans hâte, le Roi Inconnu rengaine. Puis, il prend tranquillement les poignets du père de Fleur des Saisons dans sa main et ouvre les fers, aussi facilement que s’il écartait les pétales d’une fleur encore en bouton.

Ridiculusmus est traversé de courants calmes. Ulysse se frotte les poignets. Fleur des Saisons lui masse les chevilles à l’endroit où les fers ont laissé de profonds sillons. Elle ne voit pas le regard tourmenté de son père mais elle a conscience que la bouche veut s’exprimer. Wen-Sen-Athon écoute la respiration du poète chanteur. Elle lui apporte un souvenir ténu à l’odeur de miel, quelque chose d’autrefois… Un toussotement d’Ulysse, fait s’envoler les images.

Maintenant que tu as retrouvé ton courage, ne te crois pas plus fort que Gray Grinn. L’idée en forme de Nearga bouscule par surprise Wen-Sen-Athon qui tombe assis sur un rocher.

Je ne supporte pas ce qu’elle fait aux gens. Oublie les escaliers ! Je sauverai la terre ! Tu sais pourquoi on les appelle « Les escaliers de l’impos-

sible » ? Fleur des Saisons tapote le pied d’Ulysse.

Père, nous n’avons pas le choix ! Ulysse dégage brutalement sa jambe et avec de gros efforts, une

main appuyant sur le genou, il se met debout. Des pièges t’y attendent. Il me faut ma MÉMOIRE.

Le Roi Inconnu, les bras croisés, se tient derrière Wen-Sen-Athon, les yeux aux aguets. Ulysse dresse le doigt.

Des pièges dont tu n’as pas idée. Ne me laisse pas penser que tu manques de prudence, mon petit.

Mon petit ! Wen-Sen-Athon retire cette nouvelle pique. Il sent nettement sur sa blessure se poser ce miel d’autrefois, en couche épaisse. Ce miel s’étend et le recouvre tout entier. C’est doux, collant. Il lutte pour se dégager. D’abord un bras, l’autre, la tête, le corps.

Tu me parles de prudence et moi de MÉMOIRE. Je te parle du mal qu’elle a fait et du mal qu’elle continue à faire.

Sois réaliste, nous ne sommes pas à armes égales. Son arme principale, c’est notre prudence. Assez de pru-

dence, il faut foncer ! Tu n’es qu’un taurillon furieux.

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Comment toi, Ulysse, qui vantait le combat. Ulysse dont chaque fleur, chaque feuille a entendu l’appel à la résistance. La résistance à Gray Grinn, au froid et à la nuit. Ulysse, dont les hommes partout, chantent le nom. Toi, Ulysse, toi, toi, tu prêches la prudence ?

Regarde ce qui m’est arrivé ! Je vois bien ce que t’a fait Gray Grinn. Tu peux finir par

l’accepter. Moi, pas ! Il y a pourtant des limites que tu ne peux franchir. Limites ? Limites ! Je suis à l’extrême de ne plus exister. Si tu t’obstines, Fleur des Saisons disparaîtra elle aussi. Crois-tu que si je n’agis pas, Gray Grinn la laissera en paix ? Renonce. Jamais. Tu dois m’écouter. Et pour quelles raisons ? Je suis né avant toi. Est-ce que pour autant ma vie t’appartient ? Que veux-tu

exactement ? Simplement t’éviter… Tu voudrais vivre à ma place, c’est ça ? C’est ça n’est-ce pas ?

Nous allons monter ces escaliers et nous découvrirons la sortie, que cela te plaise ou non !

Est-ce toi ou le Sélédunk qui parle ? C’est le fils du Soleil !

Les sarcasmes d'Ulysse les poursuivent jusque dans le tunnel,

cherchant à mordre où ils peuvent. - Les mouches, au moins, ne font pas exprès de se fourrer dans

les toiles d'araignées. Qu'est-ce qui te fait croire que ta MÉMOIRE est toujours là-haut?

Wen-Sen-Athon rentre la tête mettant à tout hasard ses oreilles à l'abri. Les sarcasmes envoient quand même un autre coup de dent.

- Tu es encore un souvenir mais pas pour longtemps! Puis ils changent de victime. - Et toi MA FILLE, tu manques de jugeote ! - Papa, dès que nous aurons trouvé, nous reviendrons te

chercher. Ne t’inquiète pas, le Sélédunk me protège.

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Fatigués, les sarcasmes s'amollissent. - Le Sélédunk! Il finira par t'abandonner. Fleur des Saisons se couvre de sa capuche. Dépités les sarcasmes

font demi-tour et rejoignent leur maître. - Tant pis pour vous. Et ne comptez pas sur moi... Fleur des Saisons maintient sa capuche baissée. Non pas à cause

des sarcasmes mais des chauves-souris. Elles ont un comportement bizarre. Des va et vient incessants. Le Roi Inconnu en découvre le premier la raison : une grille ! Les barreaux sont trop serrés pour qu'elles puissent passer. Ridiculusmus longe les parois, s'infiltre et arrête juste à temps le géant de fer.

- Attention...Regarde...lève les yeux! Le Roi Inconnu repère une herse cachée dans la roche. Tandis

qu'il la maintient, il pousse doucement la grille. La serrure rouillée tombe en poussière. Le grincement des charnières se mêle au cri des chauves-souris qui s'engouffrent et disparaissent. Wen-Sen-Athon passe le dernier. Un vent froid vient à leur rencontre. Fleur des Saisons cache ses bras sous le manteau. Le chemin - une terre noire- est raide. Il monte jusqu'à une salle si haute, si grande que Ridiculusmus se croit obligé d’en évaluer la dimension.

- Si je vous parle d'hectare, cela ne vous dira rien! Partout et tout autour, des colonnes en pâte d'amande. Fleur des

Saisons en remarque d'autres, translucides. Elles semblent renfermer des êtres humains aux visages difformes. La jeune fille détourne le regard. Elle a l'impression que les muscles et les nerfs de ses jambes lui ont été retirés. Et si mon père avait raison ? Au centre de la salle s'élèvent deux murs contigus, hauts, séparés par une simple faille. Ils sont en pierre, barrés de creux et de bosses en guise de marches.

Ridiculusmus, tout au bord, balaye de la main. - Les fameux escaliers ... de l'impossible... Fleur des Saisons reprend. - De l'impossible! Wen-Sen-Athon, après avoir, lui aussi observé les escaliers élève

ses mains à la hauteur des épaules de son amie. - Il ne faut surtout pas te laisser impressionner. Dans le regard de la jeune fille, il y a de la perplexité. - Lequel des deux allons-nous prendre?

L'un est évasé du bas et rétréci au sommet; l'autre commence par être étriqué, renflé au milieu, il s'élargit au faîte. Dans Wen-Sen-Athon - le

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souvenir - il y a l'image de la rigidité des séquoias millénaires lorsque, couché sur le dos, son regard allait vers le ciel à travers les cimes. Hauts, raides, insolents comme Gray Grinn. Impossible? Mais ma Mémoire m'y attend quelque part.

Ridiculusmus a parcouru un escalier puis l'autre. - Ils mènent chacun... à un endroit... différent... - Quoi? Ils ne vont pas au même étage ? - Au même étage... mais à un palier différent. - Tu veux dire qu’ils se séparent ? - Oui, ils sont séparés… par un mur... de chaque palier s'élèvent

deux escaliers... qui aboutissent... à chaque fois... - A des paliers différents. C'est ça? Combien d'étages et

d'escaliers? - Mm ! Environ huit mille. - La sortie ? - Je ne l’ai pas trouvée… Je n’ai vu… ni souvenir… ni

mémoire… Le jeune homme ne répond pas, il essaie de lire le visage de Fleur

des Saisons. Celui-ci est aussi paisible que la surface de l'eau de la Fontaine magique. Pas la moindre ride ! Lequel choisir?

Le regard de Wen-Sen-Athon est attiré par un mouvement vers le haut de l'escalier rétréci. Un personnage, engoncé dans un manteau gris, tenant dans la main un roseau descend majestueusement les marches. Sans savoir pourquoi, le jeune homme avance à sa rencontre. La tête du personnage a l'apparence de la glace. Le tour des ses yeux est coloré d'une peinture blanche qui a coulé. Il a au front deux antennes. Pas de nez ni de menton. Le roseau est aussi long que son bras maigre. La bouche, une simple fente, s'élargit.

« Je n'aurais pas voulu te savoir ici Toi et tes amis Sans te faire les honneurs De la maison. » Wen-Sen-Athon trouve la voix aussi agréable qu'un mélange

sonore de criquet et de crapaud. - Qui es-tu? « Je suis Mylon, le glaçon Aux ailes de papillon » Le manteau s'ouvre. Le fils du Soleil remarque qu'il s'agit en

réalité de deux ailes qui, se déployant, en dévoilent d'autres, plus petites, bistres, traversées d'un bandeau noir piqueté de taches blanches en quinconce.

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- Mais qui es-tu donc? « Avant j'étais chenille Cachée dans ta conscience » Le personnage volette pour remonter quelques marches. « Quand ta conscience a disparu Papillon, me suis envolé ! » Wen-Sen-Athon vérifie que le Sélédunk n'émet aucune lumière.

Mylon de glace, aux ailes de papillon emplit la Salle d’une insolence insolite. Impossible de l'ignorer. Impossible, Impossible, Impossible ! ! !

Mylon fait un geste de la main. « Suivez-moi, Barbentiniens ! Le Roi Inconnu, suivi de Ridiculusmus monte rejoindre Wen-

Sen-Athon. - De quoi parle l'insecte ? Mylon volette de côté pour mieux voir le chevalier. « La Barbentine C'est votre perception, Votre capacité A voir le derrière des choses ! » Les circuits de Ridiculusmus déclenchent une série d'éclairs. - Et nous serions… Barbentiniens ? Mylon ne prête aucune attention au robot virtuel qui répète sa

question. Wen-Sen-Athon finit par chuchoter «Il ne te voit pas, il ne t’entend pas. Il ne sait pas que tu existes.» Finalement Mylon confirme cette impression en désignant seulement le Roi Inconnu, Fleur des Saisons et Wen-Sen-Athon.

« J'observe que, vous, vous et vous La semez avec insouciance Dans ces lieux ! » - Et alors ? Si on le lui demandait, Wen-Sen-Athon serait bien obligé de

reconnaître que la fente dans la glace est un demi-sourire qui lui est destiné.

« Qui sème la Barbentine Récolte la Ganzane !» Le ton sentencieux du glaçon au précepte, fait l'effet d'une sorte

de levier qui soulève dans le jeune homme un coin de scepticisme. - Je ne crois pas à tes sottises!

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Tournant les talons, il redescend les marches pour rejoindre Fleur des Saisons, invitant le Roi Inconnu et Ridiculusmus à le suivre. Mylon s'envole et se pose tout en haut, sur le rétrécissement de l'escalier. Le roseau fait un demi-cercle et sa pointe lâche une poussière blanche.

« La mémoire va te revenir Quand tu rencontreras La poudre de ganzane ! » La poudre se répand dans la salle. Brusquement attiré, Wen-Sen-

Athon gravit à nouveau les marches sans que pour autant il l'ait décidé. Mylon fait fonctionner ses ailes.

« La mémoire va te revenir Mais... » La poudre flotte. Le jeune homme ne voit plus les marches. Fleur

des Saisons et le Roi Inconnu pataugent derrière lui, dans une sorte de soupe. Leurs pieds se soulèvent avec un bruit d'aspiration, dans lequel le fils du soleil entend un chant de femmes. Il devine, que le murmure mélodieux s’élève depuis un jardin merveilleux de cocotiers, de papyrus, d’hibiscus et de tant d'arbres, fruits et plantes en dormance quelque part en lui. Ce bruit entre en lui et enfle comme s'il cherchait à le faire exploser de l'intérieur. Les appeler. Oui, oui les appeler. Leur dire que ce n'est qu'une illusion. Des points noirs tourbillonnent. Il les chasse. Mais ils reviennent. Il les chasse à nouveau. Ils s'éloignent, disparaissent et reviennent. Enfin, ils foncent en plein dans d'immenses toiles d’arai-gnées. Des vagues traversent la soupe. Fleur des Saisons a chuté sur le côté en essayant d'attraper des petits points. Le Roi Inconnu la retient par le bras. Elle suffoque, les yeux fermés, la bouche ouverte, les mains crispées à hauteur de la poitrine.

- Je dois être fiévreuse. Wen-Sen-Athon la rassure. - Ce ne sont qu'artifices. Ils sont parvenus à un palier de dalles bleues, sans aspérité.

Aucune soupe. Plus de points noirs. Mais Mylon, devant deux nouveaux escaliers pavés de dalles semblables. Le jeune homme tente de fixer son attention sur les lieux mais les déplacements incessants de Mylon captivent son attention, lançant en lui un fourmillement inattendu.

- On dirait que tu as changé ? Les ailes grises et les ailes bistre s'agitent. « Antennes n'ai plus Elles ont fondu ! » - Qui es-tu exactement ?

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Mylon sautille sur les dalles. « Et toi, le souvenir Que cherches-tu ? » - Je cherche ma Mémoire. « Mémoire, souvenir Quelle différence ? Ils se posent ça et là Comme papillon Ils paraissent solides Et fondent comme glaçon ! » - Tu n'es pas ma Mémoire, sinon je te reconnaîtrais! « Je t'ai dit que la mémoire Allait te revenir Quand je jetterai en l'air De la poudre de ganzane » Le roseau décrit un demi-cercle. Mylon bat des ailes. « A chaque fois, Je fondrai un peu. Ta mémoire aussi Puis à la fin Je disparaîtrai Ta mémoire aussi.» Wen-Sen-Athon est comme porté, il ne saurait dire vers quel

escalier il se dirige. Fleur des Saisons et le Roi Inconnu ne paraissent pas non plus faire œuvre de réflexion. L'escalier large et vaste est obstrué par un visage géant, blême, aux yeux bleu pâle, indifférents... Le visage se réduit laissant place à une silhouette au buste droit... Le fils du soleil reconnaît Kéjal-Nébir, le père de Gray Grinn, mains sur les hanches, campé sur ses jambes maigres, dans un costume de glace aux épaulettes de givre et aux dessins de neige grise sur les manches et coutures du pantalon.

Wen-Sen-Athon a l'impression qu'une force écrasante le saisit aux épaules, et le plaque contre le sol. Kéjal-Nébir s'évanouit remplacé

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par sa femme. Nuit des Ages, bustier de cristaux, visage blafard aux orbites de nuit, la tête enserrée dans un bonnet gris noir, moulant, parcouru de grosses veines, paraît avoir envie de parler. La contem-plation du jeune homme est interrompue par Ridiculusmus.

- As-tu remarqué... les portes ? - Quelles portes ? Mylon, a encore quelque chose de changé. Il volette

maladroitement. « Jambes n'ai plus Elles ont fondu ! » Le Roi Inconnu a l’air de se réveiller. - L'insecte est en train de nous ensorceler. Mais il ne sait pas que

j'ai le pouvoir de le pulvériser. La fente dans la glace s'élargit. « Vous avez certainement de grands pouvoirs Mais comment allez-vous m'empêcher… de fondre ? » Roseau. Poudre de ganzane. Le nouveau palier est de terre battue. Ridiculusmus tente d'attirer

encore l'attention sur les portes qu'il est le seul à voir. Cependant Wen-Sen-Athon, Fleur des Saisons et le Roi Inconnu sont dans un rêve inaccessible. Soudain la jeune fille revient à la réalité et fait fonctionner ses narines.

- Sentez-vous cette odeur ? Des carcasses de volailles jonchent le sol. Wen-Sen-Athon ricane. - Encore des artifices pour nous décourager ! Mais devant l'escalier de terre, il a un mouvement de recul. Deux

animaux, oreilles de panthère sur tête de cobra descendent. En l'apercevant, ils poussent le cri de l’hyène.

- Des chargnes! Roi Inconnu, protège Fleur des Saisons, leur venin est mortel.

Le géant tire son épée. Les yeux de serpents repèrent la lame qui ne se contente pas de rougeoyer. Elle vire au blanc. Elle émet un rayon intense. Les queues de serpent à sonnette vibrent. Les chargnes reculent restant prêts à bondir. Le Roi Inconnu lève l'épée. Il fend les monstres l'un après l'autre. Il s'attend à ce que chaque moitié tombe, chacune de son côté. Au lieu de cela, chacune forme un nouveau chargne. Les deux chargnes sont devenus quatre. Le Roi Inconnu et Wen-Sen-Athon

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échangent un rapide regard. Le géant de fer frappe à nouveau. Les quatre chargnes deviennent huit. Les monstres en profitent d'ailleurs pour entamer une manœuvre d'encerclement. Mylon volette au-dessus, en répétant :

« Jambes n'ai plus Elles ont fondu !» Ridiculusmus tente de faire comprendre que les portes émettent

des vibrations. Mais ses propos sont interrompus. Un rire, venant du haut des escaliers, dévale, rebondit sur les marches, passe bouscule les chargnes et disparaît vers le bas. Ce rire trépide en passant par Wen-Sen-Athon. Gray Grinn! J'en étais sûr. Tu cherches à me décourager mais je ne suis plus un petit enfant. Et puis tout ça n'a rien à voir avec ma Mémoire! Venant du haut, un claquement. Les circuits de Ridiculusmus se manifestent sous forme de décharges électriques orangées.

- Les portes...se ferment. Wen-Sen-Athon prête enfin aux propos du robot virtuel

l'attention qu'ils méritent. Les claquements ne sont pas très éloignés. Ils se rapprochent. Selon Ridiculusmus, il y a des portes sur chaque palier, à chaque escalier. La silhouette fluide de Wen-Sen-Athon passe devant le Roi Inconnu et s'arrête devant Fleur des Saisons.

- La Nearga fait refermer les portes placées sous le contrôle du Temps. Elle veut le Sélédunk. Si nous ne partons pas immédiatement, nous resterons prisonniers.

- Mais ta Mémoire ? Tous deux suivent du regard Mylon qui volette, redescendant les

escaliers. Ridiculusmus fait remarquer que les verrouillages s'accélèrent. - Si je vous dis...trois minutes...Cela ne vous dira ... pas grand-

chose...hein ? Un autre rire, d'abord faible, prend de la force et vient chuter

près de Wen-Sen-Athon. Un troisième, puis une avalanche. Pour éviter d'être entraîné, le jeune homme, se cramponne au Roi Inconnu qui recule vers l'escalier aux dalles bleues, menacé par seize chargnes. Le visage satisfait de Gray Grinn vient se pavaner dans la pensée de Wen-Sen-Athon, produisant une onde de choc.

- Cesse de pourfendre, Roi Inconnu, pique, fais couler le sang ! Le géant suit le conseil et atteint le chargne le plus proche. Attirés

par la blessure, les autres se jettent sur lui et le dévorent. Le Roi Inconnu, pique et pique encore. Mais que faire du dernier chargne ? Ne va-t-il pas se régénérer ?

Ridiculusmus dit que les verrouillages sont à deux minutes. Le Roi Inconnu a pris Fleur des Saisons sur ses épaules.

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Wen-Sen-Athon s’élève pour parler à l’oreille du géant. «Par le Sélédunk, la lame de ton épée n’est elle pas faite des feux de la terre et du soleil ? »

- C'est quoi "deux minutes?" - Très bientôt. L'homme en armure pointe l’épée dont le rayon s’élargit et brûle

le dernier chargne. Puis il dévale les escaliers, suivi de Wen-Sen-Athon. Ils courent vers le tunnel. Mais le Roi Inconnu butte sur un gros glaçon qui tombe de la voûte.

« Mes ailes n’ai plus Elles ont fondu ! » Mylon rampe comme une chenille tandis que le roseau lâche de la

poudre de ganzane. « De cette histoire La leçon Que sans sa mémoire On tourne en rond ! » La fente en guise de bouche s'arrondit et pousse un cri. « A moi compagnons D'air et de glace! » Le vent froid jaillit. L'atmosphère de la salle se sature de cristaux

tranchants qui raflés par une bourrasque se précipitent sur le Roi Inconnu et Fleur des Saisons. Dans les oreilles de la jeune fille, des craquements redoutables lui laissent l'impression qu'on lui arrache la tête. Tout autour de la salle, des colonnes translucides se décollent des murs. Elles se rassemblent, forment des rangs et d'un pas saccadé marchent sur eux. Ridiculusmus indique qu'il ne reste qu'une minute.

Les colonnes barrent le chemin du tunnel. Le Roi Inconnu pointe son épée, le pied posé sur Mylon presque entièrement fondu.

- Approchez! Approchez donc que je vous réduise en miettes. Dans les colonnes, des yeux sans vie considèrent l'épée avec

crainte. Poussées par le vent, elles se ruent néanmoins sur l'homme en armure, cherchant même à atteindre Fleur des Saisons. L'épée se déchaîne. Des colonnes volent en éclats. D’autres fondent. Certaines veulent reculer mais elles sont incitées à poursuivre la bataille, poussées par des rafales furieuses. Les premiers rangs décimés, ont rendu les lignes arrière plus craintives. Elles se tassent, serrant pêle-mêle, les uns contre les autres les visages difformes. Ridiculusmus annonce :

- Trente secondes ! Le Roi Inconnu relève sa visière.

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- C'est quoi çà ? - La moitié d'une minute. Il rabaisse sa visière et charge. Malgré le vent qui jette des blocs

épars, les colonnes sont en déroute. Le vent s'amenuise, recule. Continuant à rôder, il fait mine de revenir mais sans vraiment essayer d'approcher. Wen-Sen-Athon réconforte Fleur des Saisons, essoufflée.

- Quinze secondes ! La main du géant de fer saisit la grille. Bien qu'elle soit rouillée,

elle résiste. Le Roi Inconnu a beau faire, elle est fermée hermétiquement. - Cinq secondes ! Toute la force de l'homme en armure ne peut la faire bouger ne

serait ce que très légèrement. Wen-Sen-Athon sent chaque seconde le piétiner, à petits pas

pressés qui s’approchent de la sortie, clop ! Clop ! Sa sortie, à lui, clop ! Clop ! Bientôt la fin de l’existence, clop ! Clop ! Tomber dans le premier piège venu, bon eh bien ! Puisque je suis stupide, je n’ai qu’à disparaître. Mais pourquoi avoir entraîné Fleur des Saisons ?… Oui, je ne pensais pas que…

Une main décharnée, agrippée de l’extérieur, tire la grille qui grince, en même temps que refluent en masse les chauves-souris.

On t’avait pourtant prévenu, Wen-Sen-Athon ! Une seconde !

Le Roi Inconnu portant Fleur des Saisons, suivi de Ridiculusmus et du fils du soleil passent en trombe devant Ulysse.

Ah ! Si vous m’aviez écouté ! Le poète chanteur les suit du regard tout en repoussant la grille.

Tandis que le corps du père de Fleur des Saisons fait demi-tour, tandis qu’il avance, la herse se rabat. Ulysse se jette en avant, ce qui lui évite d’avoir l’échine brisée. Malgré tout, sa jambe reste prisonnière. Tous se précipitent. Il respire bruyamment. Aucune plainte ne sort de sa bouche. Tout juste un murmure. Wen-Sen-Athon approche son oreille.

Si je n’avais pas été là ? Puis, les yeux révulsés, il perd connaissance. Le Roi Inconnu d’un coup d’épaule relève la herse. Sous la

surveillance attentive de Fleur des Saisons, ils ramènent Ulysse dans la salle aux fers.

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Quand il rouvre les yeux, Ulysse voit, penché sur lui le visage de sa fille. Les sourcils arqués, les yeux plissés, les pommettes saillantes, les dents fines, elle sourit. Assis, épaule contre la muraille, il tente de lui poser sa main sur la joue mais il s’aperçoit qu’il lui tourne le dos. Il veut parler mais Fleur des Saisons détourne son attention.

Tu n’as presque rien, papa, juste ta cheville… j‘ai fait un bandage.

Elle montre le bas du manteau au vieil homme. Je l’ai un peu raccourci !

Le Roi Inconnu fait comme s’il s’adressait aux lointaines stalactites des plafonds.

Il boitera quelque temps, c’est tout. Fleur des Saisons est toujours souriante.

Père ! Où vas-tu chercher cette vitalité de jeune homme ? La tête d’Ulysse pivote pour que la bouche soit entendue.

Quand on respire dans l’au-delà, il peut arriver qu’on appelle secrètement au secours et qu’on vous réponde.

Il fait un signe à Fleur des Saisons qui va s’asseoir face à lui, du côté de la bouche.

Tu es bien gentille de me comparer à un jeune homme. Papa… Ne plus l’être est pour moi une injustice. Mais c’est la vie… La vie ? Qu’est-ce que c’est qu’une vie ? J’ai chanté le soleil.

Et maintenant ? Qu’est-ce que j’ai ? Qu’est-ce qu’il me reste ? Des souvenirs… Des souvenirs. Oui, à moi les souvenirs et à vous l’avenir. Si

j’étais ce jeune homme que tu dis, je posséderais l’avenir. Le soleil ne t’a pas abandonné. Quand nous sortirons d’ici… Moi je ne sortirai jamais. Toi non plus si tu continues à aider

cet entêté. Wen-Sen-Athon, planté sur ses jambes, les bras croisés, tapote ses

biceps de ses doigts fins allongés. Ulysse ! Qui t’a rendu aussi amer ? Abandonne l’espoir de retrouver ta Mémoire. J’ai perdu

Khena, je veux préserver Fleur des Saisons. Khena revivra si je réussis à faire entendre les paroles qui

apaisent. Tu sais qu’une mémoire abandonnée est comme l’eau, elle

s’évapore. Rien ne dit que si tu la récupères, tu retrouveras aussi les paroles.

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Ma Mémoire me vient de la terre et du soleil. J’y tiens. Ah ! Ah ! Regarde-toi. Tu n’es plus rien. Dis-moi ce que peut

représenter la mémoire à présent pour toi ? Sois réaliste, oublie-la. Pour ma fille !

Le regard de Fleur des Saisons, croisant quelques ombres furti-ves, va se poser sur les pierres en crocs de loup.

Tu as raison, papa : pour que sa Mémoire fonctionne à nouveau, il aura besoin de retrouver ses sens. Le goût, l’odorat, le toucher… Tout ce qui va ramener le souvenir ténu et le rendre réel, concret…

Wen-Sen-Athon, la tête droite, légèrement avancée, les sourcils froncés, les yeux rapprochés, la bouche pincée, décroise les bras.

Il est vrai que si je retrouve ma Mémoire, je n’aurai pas encore tous mes moyens. Mais chacun ici sait ce que m’a fait la Nearga !

Ridiculusmus, absorbé par la conversation vient glisser son corps fantomatique près de l’hologramme.

Explique-moi pourquoi…le Sélédunk…qui sait tout de toi…ne connaît pas…les paroles ?

Il ne peut pas se souvenir des mêmes choses que moi, car il a sa mémoire propre.

Tu veux dire que toi…tel qu’on te voit, … c’est la manière… dont il se souvient… de ta personne ?

Tel que vous me voyez et tel que je me ressens ! A chaque instant le Sélédunk me réinvente. Il se dit «dans ce cas il réagirait comme ceci, comme cela. Pour récupérer sa personnalité, il s’y prendrait ainsi… »

Mais alors, cher souvenir… en quoi es-tu… différent… d’une illusion ?

Ridiculusmus, si savant et pur cerveau, tu sais ce qu’est un souvenir ?

Souvenir : … impression… idée que la mémoire… conserve d’une chose…

Eh bien ! Je suis la représentation de l’idée que la mémoire du Sélédunk conserve de moi.

Compris… si cette idée… venait à disparaître… tu ne serais plus rien…

Le regard de Wen-Sen-Athon s’arrête dans celui de Fleur des Saisons dont les mains se ferment sur le médaillon. Ulysse tente de se lever.

Tout ceci, Gray Grinn le sait. Et c’est là que tu n’es pas honnête, Wen-Sen-Athon. Elle le sait et toi tu sais qu’elle a un coup d’avance sur toi.

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Qu’elle s’en doute, soit. Mais que peut-elle devant la volonté du Sélédunk ?

Ton gros défaut ne serait-il pas de sous-estimer les pouvoirs extraordinaires de la Nearga ?

La pensée qu’attribue le Sélédunk au corps fluide et translucide de

Wen-Sen-Athon se remplit de mouches et d’ombres. Et si Gray Grinn effaçait les paroles de ma Mémoire ?

Sous son regard, Fleur des Saisons s’éloigne de quelques pas et s’assoit en tailleur pour trier des petits coquillages blancs, coniques qu’elle enfile sur un brin de laine tiré de son manteau. Glissant sur le sol il la rejoint et se met à genoux à côté d’elle.

Quel malheur de ne pouvoir en ramasser avec toi. La jeune fille noue le brin et pare ses oreilles des coquillages.

Je pense à ce qu’a dit mon père. Quoi ? Toi aussi, tu voudrais que j’abandonne ? Non ! Non ! Je pense à cette idée qu’il a eue de demander du

secours. Et qui pourrait nous aider ? Pourquoi ne pas consulter le Génie de la terre ? Il est de bon

conseil. Wen-Sen-Athon réfléchit.

D’autant qu’il est l’ennemi de Gray Grinn.

Grâce à Ulysse, Wen-Sen-Athon, Fleur des Saisons, le Roi Inconnu, Ridiculusmus viennent d’échapper à un piège. Le fils du soleil qui est à la recherche de sa mémoire décide de consulter le génie de la terre qui est un ennemi de Gray Grinn.

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CHAPITRE 6

SUIVEZ LES CHAUVES-SOURIS Bien qu’Ulysse soit le seul à n’être pas convaincu, le Sélédunk est déposé au pied de la colonne aux vases empilés. La terre s’ouvre, libérant une fumée jaune, épaisse et faisant s’envoler les chauves-souris. Wen-Sen-Athon lève les bras.

Je suis venu Ô Krutzur, prendre ton avis. Comme toi, je sais que si Gray Grinn peut conquérir la surface de la terre, jamais elle n’aura son cœur. Moi, fils du Soleil, à la recherche de ma MÉMOIRE, je te demande conseil. Les roches en fusion entrent dans son regard comme si elles étaient ses sœurs. Elles ont une couleur claire qu’il n’avait jamais remarquée. Il a le sentiment qu’elles sont comme lui, qu’il est comme elles ; ils sont de la lumière. Tout en bas, un être visqueux - à la peau rouge sombre, piquée de grains noirâtres, serrés – rampe, roulant de ses épaules puissantes zébrées de flammes. Fleur des Saisons porte les paumes à ses yeux brûlants. Elle a dans l’arrière gorge, le goût du soufre. Lentement une tête brune, massive, à la coiffure mouvante, crêpée de cloques qui gonflent et éclatent en permanence, s’extrait du magma. Dans l’ovale orangé de son œil, un iris ténébreux se déplace d’avant en arrière. De son mufle sombre dégouline un rideau de lave en fusion. Une voix lente et basse, à la limite du grognement vibre dans l’air de la grotte. « SUIVEZ LES CHAUVES SOURIS – PRENEZ LE PUITS DE L’ESPOIR – TRAVERSEZ LE COULOIR DE L’ANGOISSE – ALLEZ OU L’ON MARCHE AU PLAFOND. ATTENTION ! MARCHE AU PLAFOND. ECOUTEZ MA VOIX. MEFIEZ-VOUS DES OMBRES »

D’un bras pesant et d’une main gigantesque, Krutzur referme la terre comme s’il tirait sa couette. Sur les plafonds, des myriades d’ombres sont projetées. Alors que Wen-Sen-Athon regarde disparaître le génie de la terre, le Roi Inconnu baisse la visière de son casque.

Les espions de Gray Grinn sont ici ! Fleur des Saisons a en elle le souvenir du mouvement furtif des

ombres qui changent de forme quand elles sont démasquées par la lumière ; le moment où elles se dédoublent au gré d’un regard, l’instant où elles frôlent la joue à l’occasion d’un vol de chauves-souris. Malgré

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cela, l’intervention de l’homme en armure entraîne sa réflexion dans des endroits inexplorés. Les coups d’épée emportent des morceaux d’om-bres. Certains rappellent des têtes, d’autres pourraient être des bras, des jambes ou des pieds. Le Roi Inconnu est lancé dans une bataille folle. Il s’élance, se retourne, se déplie, saute, tourbillonne. Danse insensée que Wen-Sen-Athon interrompt alors qu’un grand nombre d’espions opa-ques s’enfuient.

On ne peut les chasser toutes ! Ulysse, le dos appuyé contre la colonne aux vases, lève les yeux

vers la lucarne d’où entrent et sortent les chauves-souris. Inutile de vous agiter comme des épouvantails, Gray Grinn

sera bientôt prévenue, si ce n’est déjà fait. Fleur des Saisons, la tête penchée, le regard paisible dans celui de

Wen-Sen-Athon, parle d’une voix posée. Nous allons suivre les conseils du Génie.

Ulysse hausse les épaules. Il ne nous a pas beaucoup aidés celui-là. « SUIVEZ LES

CHAUVES-SOURIS ». On ne peut tout de même pas voler ? Dans les circuits de Ridiculusmus, la lumière passe par séquences.

Le robot virtuel regarde le plafond. Les chauves-souris tournoient au-dessus de la colonne aux vases et plongent dans la lucarne. Wen-Sen-Athon observe, puis regarde à tour de rôle Fleur des Saisons et Ulysse.

Krutzur nous en a dit beaucoup au contraire ! De l’autre côté de la lucarne, un puits peu profond. L’homme en

armure glisse à son tour, pour y rejoindre Wen-Sen-Athon et Ridiculusmus. Enfin, il reçoit Fleur des Saisons et Ulysse à bout de bras. Un couloir très court mène à une voûte naturelle dont l’accès rappelle la gueule d’un fauve. Le poète chanteur du soleil les suit en boitant. La pierre violette est semblable aux gencives d’une lionne et le plafond irrégulier aux bosselures de son palais. Fleur des Saisons a l’impression que deux mains griffues viennent de lui saisir les deux côtés de l’estomac. Ulysse a le sentiment qu’on lui arrache les poumons. Wen-Sen-Athon éprouve un flottement indéfinissable qui trouble son image. Le Roi Inconnu sent s’élever sa température. En contre bas de la gueule, des pans de roches plongent dans une mare verdâtre. Wen-Sen-Athon a beau chercher il ne distingue pas d’issue. Aucune trace des chauves-souris. Le jeune homme et le Roi Inconnu s’assoient dos à dos comme s’ils abandonnaient. Ridiculusmus se recro-queville entre Ulysse et Fleur des Saisons. Il a les poings sous le menton,

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elle a les mains devant les yeux. La jeune fille croit recevoir dans les poumons des écorces pilées que l’on tasse, que l’on bourre pour compri-mer sa poitrine. Ulysse n’ose respirer. L’œil de Ridiculusmus guette l’explication de l’inexplicable et ne peut que constater le blocage de ses circuits. Wen-Sen-Athon sent se creuser en lui un vide qui l’écartèle. Sur le dos de la main de Fleur des Saisons, une chaleur sèche. Sur la paume et entre les doigts d’Ulysse, une moiteur. Cette main est un peu raide, endolorie. Peu à peu, les circuits de Ridiculusmus se remettent en route. Le robot virtuel en profite pour aller sonder la mare verdâtre. De retour, il parvient à articuler.

Les chauves-souris… sont allées par-là… il faut plonger. Wen-Sen-Athon, stimulé par la voix, sans plus réfléchir glisse.

Fleur des Saisons croit sa dernière heure arrivée, quand le Roi Inconnu la pousse dans les eaux stagnantes, faisant de même avec Ulysse. Contrai-rement à ses craintes, la jeune fille n’est pas noyée et non plus mouillée. Encouragée par Wen-Sen-Athon, aidée du Roi Inconnu, elle soutient Ulysse. Leurs pieds sont enfoncés jusqu’aux chevilles dans un sable doux. Le sentiment d’angoisse a disparu. Elle rit Fleur des Saisons, il rit Ulysse, sans savoir pourquoi. A cause d’un fourmillement qui court le long de leur dos, de leurs mains. A cause d’une joie partie de la ceinture pour remonter dans la poitrine. Ils rient tous. Ridiculusmus parce que ses circuits le lui commandent. Le Roi Inconnu, pour rire et Wen-Sen-Athon de les voir rire. Le jeune homme exulte.

TRAVERSEZ LE COULOIR DE L’ANGOISSE – On dirait que nous sommes sur la bonne voie !

Le robot virtuel le regarde d’un air entendu. Ils grimpent sur un chaos rocheux et, suivant des conduits, ils parviennent à une nouvelle salle dont Ridiculusmus dit qu’elle est haute de cinquante pas, longue et large d’autant. Les roches ont la couleur de l’or. Des colonnes entourent un pilier blanc dont le bas est entouré de sable (un peu comme s’il était chaussé d’une grosse fourmilière rousse). Tout en haut, pendues à la voûte : des milliers de chauves-souris. Fleur des Saisons joint les mains sur le médaillon. Elle va s’avancer mais sur un signe de Wen-Sen-Athon, le Roi Inconnu la retient.

Krutzur a dit « ATTENTION ! MARCHE AU PLAFOND » L’épée explore les alentours, palpe les parois. Le rayon passe sur

le sol. Un éclair jaillit. L’immense salle tremble, puis le calme revient. De l’endroit touché suinte un liquide vermeil. Ridiculusmus analyse.

C’est comme une blessure ! Wen-Sen-Athon passe devant lui. - C’en est une, en effet.

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Il s’arrête, ses pieds translucides dans le liquide qui, aspiré monte en lui et se dissout. Un grondement monte du fond de la terre, suivi d’un rugissement. Ridiculusmus analyse.

Fréquence vocale de Krutzur. La salle tremble d’une manière plus intense cette fois. Ils sont

secoués. Ils se cramponnent aux parois. La voûte s’incline et se retourne comme un bateau qui chavire. Le plafond est devenu le sol. Les chauves-souris s’envolent. Le corps image de Wen-Sen-Athon est devenu brillant. Fleur des Saisons serre fort la main de son père qui pour mieux voir a tourné le dos. Au-dessus d’eux, suspendue au pilier blanc, une étoile de lumière les attire. Ridiculusmus, traversé d’un orage, tend les mains comme s’il voulait la saisir. Le Sélédunk émet un scintillement rouge, bref. Le Roi Inconnu regarde vers le conduit. Dans le robot virtuel les circuits se figent. Fleur des Saisons voit sa peau se couvrir de petits points. Wen-Sen-Athon se demande ce qui les arrête si soudainement, elle et Ulysse, le froid inopiné ou la voix enrouée et vulgaire de la Nearga.

Alors, Ulysse ! On dirait que tu t’es débarrassé de tes chaînes !

Le général 100, se penche hors de la partie nuitée. Hi ! Hi ! Mais il n’a pas pu se remettre la tête à l’endroit.

Ulysse se plante à l’entrée du conduit, le dos tourné à leur ennemie.

Gray Grinn, va-t’en, tu as assez fait de mal ! La Nearga dont la chevelure nuit et glace est plaquée sur le crâne

arbore quatre rangs de pendentifs cristallins à ses oreilles. Si cet imbécile de Frig n’avait pas laissé divaguer les chargnes

dans les escaliers, j’aurais déjà récupéré Mon Sélédunk ! Elle fait des effets de hanches pour mieux faire ressortir sur sa

partie glacée, sa robe moulante de feuilles mortes surpiquée d’étoiles de neige. Et des mouvements de buste pour mettre en évidence sa veste nuit et givre, imitation fourrure qui laisse ses épaules dégagées.

Tu es toujours sûr de ne pas vouloir m’épouser ? Que cherches-tu à négocier ?

Le Roi Inconnu est venu aux côtés d’Ulysse. Dans la partie nuitée, 100 trépigne et pousse des cris hystériques.

Hi ! Hi ! Ils sont là, ils sont tous là ! Négocier ? Qui parle de négocier ? Vous allez me remettre

mon dû, c’est tout. Tu n’as rien à attendre de nous. Hi ! Hi ! Eminente Nearga, vous tolérez qu’on vous parle sur

ce ton ?

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Le Roi Inconnu frappe du poing dans sa main. Tu as de la chance d’être comme tu es, sinon je t’aurais aplati. Hi ! Hi ! Voici le grand méchant qui veut tuer tous mes

soldats. Pouh ! Pouh ! Gray Grinn l’inspecte avec soin.

Il ressemble à un roi qui… Oh ! Mais tu es une ruse… Ne serais-tu pas le COURAGE de Wen-Sen-Athon ? Décidément, il me faut ce Sélédunk !

Ulysse inspire longuement l’air froid. Jamais !

Elle fait un pas de côté pour apercevoir le fils du soleil mais Ulysse et le Roi Inconnu font bloc pour l’en empêcher. De l’intimité des bras, des jambes, de la poitrine de Gray Grinn, percent des stylets.

Il se croit à l’abri parce qu’il a retrouvé sa Mémoire et qu’il est protégé par le Sélédunk. Vous tous, vous croyez en sécurité… Vous ne devriez pas !

Ulysse hausse les épaules. Avec toi, personne n’est en sécurité. Bien ! Bien ! Savez-vous de quoi sont recouvertes les parois

de cette salle ? De la substance du Temps. Vous connaissez ? La voix d’Ulysse tremble un peu.

On l’appelle l’Oubli. Bien ! Bien ! Lorsque je vais en donner l’ordre, ces murailles

vont se rapprocher. Elle étend la main. Un mur sort du sol devant elle, commençant à

obstruer le conduit. Elle force sa voix. Ta Mémoire, Wen-Sen-Athon, va être attirée par la

substance. Le mur s’élève lentement.

Quand elle touchera une paroi, elle disparaîtra. Elle n’aura jamais existé.

Le mur est à hauteur des genoux. Mais il y a plus intéressant. Après la disparition de la

Mémoire, les murailles continueront à avancer. Vous comprenez la suite ? Vous non plus n’aurez jamais existé.

Ulysse éclate d’un rire faux. Tu ne crains pas que le Sélédunk n’ait non plus, jamais existé ?

Le général 100 se couche sur le mur qui arrive presque à hauteur des ceintures.

Hi ! Hi ! Maîtresse, est-ce le moment de rappeler que notre cher Ulysse était autrefois un oiseau ? Oui, un oiseau, un pinson.

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100 fait des étirements ce qui donne l’effet d’une ombre en rosace.

Hi ! Hi ! Ce pinson, sur la montagne de Hagghor chantait à côté de la Rose dont le soleil était amoureux.

100, tourne sur lui-même. Hi ! Hi ! Pour le remercier de son chant, le soleil en a fait plus

qu’un homme, son poète, son chanteur. Le général des ombres se rapproche de Gray Grinn.

Hi ! Hi ! Voilà ce qu’un pinson prétentieux peut devenir, il tient tête à l’éminente Nearga. Et il n’est même pas sous la protection du Sélédunk !

Les stylets qui perçaient de Gray Grinn, la déchirent complè-tement.

- Me préférer une rose ! Presque malgré elle, l’éclair part du doigt de la Nearga et atteint le

poète chanteur de plein fouet. Ulysse comme étonné, tout en levant la tête, avance de deux pas et s’arrête, figé en statue de glace. La stupeur laisse Fleur des Saisons muette, la bouche grande ouverte, les mains sur les joues. Gray Grinn l’interpelle.

Donne-moi le Sélédunk et tu auras la vie sauve. Le mur est à hauteur de poitrine. Wen-Sen-Athon sort de son

mutisme. Il me semble qu’Ulysse ait donné notre réponse.

La Nearga crache son mépris. Petit trouillard ! Tu as un problème, on dirait. Tu pourrais

sortir facilement, sauter ce muret. Après tout, il n’est pas si haut. Quoi ? Le Sélédunk ? Quoi ? Fleur des Saisons ? Quoi ? Tu ne veux pas les abandonner ?

Le mur finit d’obstruer le passage avec douceur. Comme tu voudras. Je reviendrai chercher mon bien quand le

travail sera fini. Ne vous tracassez pas pour notre bijou, l’Oubli ne le concerne pas. Il m’a suffi d’un simple arrangement avec l’oncle Eternital !

Le Roi Inconnu tend le poing. Nous traiter de trouillards ! Nous allons te faire voir qui nous

sommes. Les murs sont à quatorze pas du centre de la pièce. Les circuits

de Ridiculusmus sont très actifs. Le robot virtuel constate que le resserrement est très rapide.

Comment… penses-tu…? Wen-Sen-Athon fait le tour du pilier, les yeux sur sa Mémoire.

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Elle devrait venir à moi, passer à travers moi pour rejoindre le Sélédunk. Le processus a commencé, puis il s’est interrompu.

Ce qui… veut dire ? Il n’y a rien de très évident.

La Mémoire prend l’aspect d’une flamme déformée par le vent. Ridiculusmus remarque.

Ils sont… à douze pas ! Fleur des Saisons, le regard dans le vague, une main sur le

pendentif, caresse de l’autre la statue de son père. Le Sélédunk va faire quelque chose. Il nous le doit. Il est plus

fort que la Nearga. Huit… pas !

Fleur des Saisons doit reculer et regarder, impuissante, Ulysse, figé se dissoudre. Elle a dans le cœur un grand trou par lequel s’écoule un liquide tiède, râpeux, acide. La flamme s’étire et se rapproche de la muraille que le Roi Inconnu enrage de ne pouvoir défoncer.

Ulysse l’a bien dit : il ne faut pas sous estimer la magie de la Nearga.

Fleur des Saisons, tête baissée, lève le doigt. Mon père a dit aussi «qu’il peut arriver qu’on demande

secrètement du secours et qu’on vous entende » Six… pas !

Le Roi Inconnu vérifie s’il ne pourrait pas creuser le sol. Qui peut nous secourir ? Krutz…

Il reste bouche bée. La flamme se détache et, comme emportée par une bourrasque, se jette contre le mur où elle est absorbée.

Cinq… pas ! Wen-Sen-Athon fait mine de prendre Fleur des Saisons dans ses

bras. Tous deux ont les yeux sur les murailles. Le magma dans le regard du fils du Soleil a l’air de s’éteindre.

Quatre… pas ! L’espace se rétrécit comme ses espoirs qui se tassent dans les

limites de son corps incertain. Sans ma Mémoire, je ne … sans … je ne… Ils se tiennent tous les quatre serrés. Le Roi Inconnu tente avec

ses bras de protéger Fleur des Saisons. Wen-Sen-Athon regarde fixement la muraille. Ridiculusmus est sur les épaules de l’homme en armure.

- Trois… pas ! Assise en boule, Fleur des Saisons regarde ses pieds.

Ô ! Wen-Sen-Athon, nous allons disparaître et nous ne pouv…

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2ème épisode

LA TERRE DES SORTILEGES Prisonniers du Gouffre Noir, Wen-Sen-Athon, Fleur des Saisons et le Roi Inconnu ne sont pas loin de disparaître… Quatre murs les enserrent. Quatre murs recouverts de la substance du Temps : l’Oubli. Sous la magie de Gray Grinn, les murs se rapprochent inexorablement. Bientôt, il ne restera plus rien d’eux…

CHAPITRE 7

LES AMULHREDS

Fleur des Saisons se penche. Que signifie cette tiédeur qui lui

caresse les pieds, les jambes et qui d’un seul coup la recouvre complète-ment, comme un manteau ? Krutzur ? Non ! Ce serait plus chaud !

Les yeux rivés au sol, elle cherche. Un point lumineux affleure entre les pieds du Roi Inconnu ; puis un second, plus loin; puis une dizaine un peu partout ! Ils s’évasent en rayons courts comme des pétales, ce qui les fait ressembler à de petites fleurs qui pousseraient avec vivacité. Les corolles mouvantes se replient, se referment en pointe pour former des flammèches qui enflent à mesure qu’elles s’élèvent. Une odeur et un goût de terre chauffée entrent en Fleur des Saisons, l’une tapisse les narines, l’autre se dépose sur son arrière langue, en même temps qu’une forêt de lumières danse dans ses yeux. On dirait que je vois trouble !

Ses sourcils se crispent. Une barre verticale prolonge l’arête de son nez. Ses pommettes remontent. Son regard disparaît à demi. Elle observe avec attention le premier foyer qu’elle avait remarqué. Surprise, elle ramène ses jambes, prend appui sur ses cuisses et se met debout. Le point lumineux est devenu « une personne » qui lui arrive à la hanche. Le visage est transparent. La tête tout entière est une flamme. Au centre de cette flamme, derrière un visage régulier et des yeux en amande, se dresse une mèche.

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Habillée d’une longue tunique jaune d’or, le buste bien droit, « la personne » monte dans la salle de l’Oubli comme si elle ne faisait que franchir une marche. Le Sélédunk émet un scintillement vert continu. « La personne » s’incline devant le fils du Soleil.

Palsandoz ! Wen-Sen-Athon, paldonne-nous d’alliver si tald. Nous avons entendu l’appel de Klutzul mais…

Sa voix est douce, chuchotante, apaisante et sa façon de confondre les « r » et les « l » lui donne l’onctuosité du miel.

- Palsandoz ! Si je m’attendais à voir ici des Amulhreds ! Les autres sont maintenant sorties de terre. Elles forment une

chaîne. Leurs longs bras étendus en croix, les paumes de leurs longues mains, aux longs doigts fins, tournées vers la voûte, elles font face aux murs dont elles stoppent la progression. Le langage des Amulhreds est fait d’un crépitement suivi d’un claquement ou d’une étincelle qui répand des effluves de cire. Ridiculusmus, intrigué par leur façon de s’exprimer, chuchote à l’oreille de Wen-Sen-Athon.

- Que… disent-elles ? - Elles parlent le Palsandaï, c’est leur langue ancestrale. « La personne » offre à Fleur des Saisons des cornes de gazelle. Nous allons dissoudre la substance de l’Oubli. Sous l’éclairage des Amulhreds, la silhouette de Wen-Sen-Athon

est devenue moins transparente. Le jeune homme a les yeux dans le regard brillant de Fleur des Saisons. Elle, plongeant dans le sien, voit ressurgir la puissance du magma originel. Il peut arriver que l’on demande secrètement du secours et que l’on soit entendu.

« La personne », les bras allongés, les mains jointes tourne lentement sur elle-même. Elle fait passer la magie des Amulhreds. Le fluide de leurs flammes assemblées embrase les parois. La flambée craquette, siffle, faiblit. Elle fume un moment et s’éteint. « La personne », les mains sur la muraille avance. Et la muraille recule. Venez m’aider. Palsandé ! Wen-Sen-Athon retient encore Fleur des Saisons. Il n’y a vraiment plus rien à craindre ? Palsandaindre ! Tu vois bien que l’Oubli est anéanti ! Le Roi Inconnu ne se le fait pas répéter. Il en profite pour s’attaquer aux murs à grands coups de pied, de poing et d’épaule, découvrant en un clin d’œil un nouvel espace fait de grottes et de voûtes.

« La personne » crépite à l’intention de ses semblables qui se lancent à la chasse aux ombres, dans les recoins. Wen-Sen-Athon s’absorbe dans le visage de feu, à la surface duquel ondoie un sourire. La

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pensée du jeune homme est entraînée par le Sélédunk à la redécouverte d’images d’autrefois. Celle des Amulhreds immobiles, debout par milliers sur les espaces sableux du désert, leur mèche noire attendant de s’allumer au soleil couchant. Celle de leur illumination puis de leur lueur au déclin du jour. Enfin, celle de leur lumière dans le noir.

D’où tirez-vous votre énergie, maintenant que mon père n’est plus là ?

Krutzur nous aide de sa force inépuisable. Elle a prononcé « Klutzul » ; Wen-Sen-Athon laisse flotter sa pensée.

Le feu du ciel et le feu de la terre se ressemblent. « En bas » est un monde aussi vaste que le monde extérieur. Le Sélédunk verse dans son esprit le tableau des Amulhreds s’assoupissant le matin, face au levant.

Mais dans ce cas, comment et où prenez-vous votre repos vital ? Le sourire de « la personne » s’accentue. Ses yeux en amande s’agran-dissent.

Palsandal ! Il est vrai qu’au matin, nous tirions nos pieds que nous remontions jusqu’aux genoux. Ensuite, nous agrippions nos épaules et les rabattions sur notre poitrine.

C’est comme cela que vous vous régénériez ! « La personne » poursuit sans paraître entendre.

Quand c’était fait, nous peignions notre mèche vers l’avant et glissions notre dos par dessus comme on ferme un couvercle. Nous étions alors comme de grosses pommes de cire.

Et maintenant vous ne pouvez plus dormir ? Le Temps nous harcèle, il compte sur notre épuisement pour

s’emparer de notre pays ! Wen-Sen-Athon, les lèvres serrées scrute le pilier blanc. Le regard

de « la personne » s’habille de compassion. Palsandène ! Nous ne pouvons te restituer le yorum de ta

MÉMOIRE ! Le jeune homme désigne le pilier du doigt.

Et si je l’avais récupéré, qui me dit que Gray Grinn n’en aurait pas effacé les paroles qui apaisent ?

Le visage de « la personne » se déforme comme sous l’effet d’un courant d’air.

Mais elle l’a fait ! Avec la complicité de son oncle, Eternital. Le regard fixe, les sourcils relevés, le front ridé, Wen-Sen-Athon a les doigts crispés sur sa poitrine.

De toute façon, j’ai compris. Pour moi, tout est fini ! Fleur des Saisons bondit mais « la personne » la calme d’un geste.

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Chacune d’entre nous sait que les ennuis de notre peuple cesseront lorsque tu auras retrouvé les paroles.

Mais comment les prononcer si je les ai oubliées ? Il faut avant tout que tu sois toi-même. Je suis d’accord mais… Ce yorum que tu as récupéré… Le Roi Inconnu, mon Courage ? Tu le dois à Krutzur. En es-tu satisfait ? Absolument ! Pourtant, entre lui et toi, il manque quelque chose. Et ce quelque

chose, nous allons te l’offrir. Palsandir ! La « personne » s’approche du Roi Inconnu, murmurant en

palsandaï, la main ouverte comme si elle voulait saisir l’homme en armure. Obéissant à un ordre mystérieux, celui-ci va se placer sous le pilier, face à Wen-Sen-Athon. Légèrement à l’écart, les Amulhreds se rangent en cercle. Leur luminosité s’intensifie. Un éclair grésillant et persistant ondule au-dessus de leur tête. Cet éclair se concentre en une boule qui se déplie, s’étale à la manière d’un voile qui flotte jusqu’au pilier. S’étant immobilisé à l’aplomb de Wen-Sen-Athon et du Roi Inconnu, il tombe doucement et les enveloppe tous les deux, les isolant du monde extérieur.

Le regard de feu du jeune homme se pose sur le yorum de son

Courage. Bien que la bouche soit fermée, il l’entend clairement égrener les mots.

« - Que se passe-t-il en toi, fils du Soleil ? On dirait que l’on a versé sur ta tête une pleine jarre de doutes et que…

L’index de Wen-Sen-Athon appuie sur sa lèvre inférieure. Gray Grinn a encore gagné et moi j’ai de nouveau subi un grave échec. L’échec fait partie de la vie. Il faut savoir l’accepter. Connais-tu un monde où

il n’y en a pas ? Connais-tu… J’étais si bien dans le jardin de Joudaïa ! Tu en es sorti. Il a cessé d’exister, ce n’est plus qu’un rêve. Wen-Sen-Athon perçoit le dégoût de lui-même se coller de son

cou à son ventre, comme une plaque visqueuse. Ces revers sont-ils dignes de moi ? Ils ne doivent pas t’impressionner. Tout le monde connaît l’échec. Celui qui ne

le rencontre pas n’apprend rien. La Nearga veille à ce que j’échoue. Elle me tient en son pouvoir. A quoi bon

continuer ?

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L’échec signifie que l’on agit. Allons ! Allons ! Réveille-toi ! Tu n’es plus dans la douceur du Jardin. Tu es dans le froid et la nuit. Il faut te battre ! Wen-Sen-Athon sent des fils invisibles enserrer sa volonté.

Avant même que j’agisse, Gray Grinn sait parfaitement ce que j’ai décidé de faire. Elle me guette. Elle a tendu sa toile et m’attend pour me prendre au piège !

Et même si elle y parvient, l’échec n’est qu’un passage, une épreuve. Chaque épreuve surmontée te fortifie. La victoire est à ce prix. Si tu ne bouges pas, tu n’existes plus. C’est ce que tu veux ?

Elle a son plan. Elle m’aura à tous les coups. Tu n’as pas le droit de désespérer. Tu n’es pas seul à…

Wen-Sen-Athon détache son regard, aperçoit le visage de Fleur des Saisons, puis revient au Roi Inconnu.

Ah ! Si j’avais comme toi une armure, une carapace ! Mais justement ! Regarde-moi, JE SUIS cette armure. Il te suffit de

commander, je t’appartiens ! Vraiment ? Ici ou dehors, de la montagne de Hagghor jusqu’au Pays des Pierres

Plates, tout le monde compte sur toi !» Un trouble est entré en Wen-Sen-Athon, un frémissement, un frisson mêlé à une excitation, comme si son corps translucide se mettait à bouillir. Il n’avait jusqu’ici jamais eu autant la sensation de se sentir propriétaire de son COURAGE. Il se dresse d’un bond, renvoyant le voile qui se roule en boule et s’évanouit.

Amulhreds, mes amies, quelle est cette magie ? «La personne » ne s’est toujours pas départie de son sourire indulgent.

Tu peux l’appeler intuition ou communication. Lorsque tu vou-dras la renouveler, tu n’auras qu’à prononcer ce simple mot : Palsandir !

Comment pourrai-je vous remercier de votre aide ? Le moment viendra où nous aurons besoin d’une étincelle de

soleil pour revivre. Ce jour là, je saurai payer ma dette.

Les paroles du jeune homme soufflent leur chaleur dans les méandres réfrigérés des pensées de Fleur des Saisons et finissent par défroisser quelques réflexions fripées.

Cela veut dire que tu envisages de partir d’ici ? A condition de trouver une sortie !

La « personne » se dresse sur la pointe des pieds. Sa mèche se dédouble en un V aux branches légèrement courbes. Le bas de sa longue tunique rosit et s’entoure de lignes noires. Une paire de bras lui pousse juste au-dessus de la taille, une autre un peu en dessous. Derrière ses

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épaules, battent brièvement des ailes transparentes qui s’évanouissent aussitôt.

- Vous avez entendu ? Les Amulhreds qui ont subi la même transformation se parlent

abondamment en palsandaï. Elles rient. Elles sautillent sur place, se tapent les cuisses, frappent dans les mains de leurs voisines, s’éparpillent, entourent Fleur des Saisons, tirent sur le bas de son manteau, l’obligent à le retirer et à s’asseoir. La « personne » toutes mains jointes, rit aussi.

- Il est temps de te refaire une beauté. Palsandé ! Sous le regard ébahi de Wen-Sen-Athon, Fleur des Saisons se

laisse aller. L’immense grotte qui lui paraissait lugubre, hostile, devient rassurante, amicale. Elle s’assoit, cale ses épaules contre un rocher et allonge les jambes. Des Amulhreds montent sur ses genoux. Elles n’ont pratiquement pas de poids. Le visage de flamme est étonnamment frais. Certaines passent leurs mains sous son menton pour palper la peau. Le contact est doux. Fleur des Saisons ressent l’agacement des chatouilles. Son rire éclate en même temps que ses jambes battent et que son buste se trémousse. Les Amulhreds se cramponnent, gagnées, elles aussi par le fou rire. Quelques unes s’affairent dans la longue chevelure. Elles étirent des mèches et les démêlent de leurs doigts enduits par un liquide qu’elles sécrètent. D’autres liment les ongles des mains et des pieds à l’aide de petites pierres. D’autres encore, faisant chauffer leur tête, gomment les plis de la robe coquelicot. Leur chaleur douce, paisible s’étale sur la peau de la jeune fille. Fleur des Saisons lève le regard vers son compagnon. Le souvenir lui revient d’une autre chaleur, celle de Wen-Sen-Athon et de ses yeux de feu.

- Qu’allons-nous faire maintenant ? Comment retrouver les paroles qui apaisent ?

- Eh bien ! Je… - Il est peut-être d’autres moyens que la Mémoire ? Wen-Sen-Athon et le Roi Inconnu échangent un bref regard. - Lesquels ? Des Amulhreds explorent les oreilles de Fleur des Saisons qui

doit encore se retenir de rire. - En s’appuyant sur les sens, par exemple. L’homme en armure hoche la tête, lève les bras au ciel et s’en va

examiner les confins de l’immense salle. Les circuits de Ridiculusmus délivrent quelques éclairs.

- En s’appuyant… sur les sens… Pour déclencher… une émotion… peut-être ?

Wen-Sen-Athon grimace.

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- Je n’y crois pas beaucoup. La robe coquelicot a retrouvé son élégance. Fleur des Saisons en ressent la bonne tiédeur. Les longs cheveux bruns démêlés, tombent sur les épaules. Ils répandent un parfum de miel et de nectar de fleur. Les Amulhreds, parlant en palsandaï et pouffant visiblement pour un rien, ont terminé leur travail. Elles vont aider le Roi Inconnu dans son exploration. Fleur des Saisons se relève. Un sentiment mêlé de bonheur et de désespérance s’insinue en elle et la partage en deux.

- Oh ! Wen-Sen-Athon, lorsque j’entends ta voix, tes paroles, leur musique, lorsque je sens ta présence sur ma peau, ils vibrent au plus profond de moi.

Une larme perle de sa paupière. - Et beaucoup plus tard, quand par hasard, ces sensations me

reviennent, elles me rappellent le vrai toi, ta vraie voix, tes vraies paroles, leur vraie musique.

Ridiculusmus a écouté attentivement. Les circuits reprennent leur course.

- On s’appuie… sur les sens… une émotion… un souvenir… c’est ce qu’on appelle… une réminiscence…

Fleur des Saisons a fermé les yeux. - Une quoi ? - Ré-mi-nis-cence… une impression… de déjà vécu… Le robot virtuel s’élève jusqu’à la hauteur du visage de Wen-Sen-

Athon, sous le regard intéressé des Amulhreds. - Cela se déroule… en trois phases… un, sensation du

souvenir… deux, rappel ou indentification… de ce souvenir… trois, retour ou restitution… de ce qu’on a vécu…

Fleur des Saisons ouvre les yeux. Les mots de Ridiculusmus ont

glissé sur son esprit mais sont entrés dans son cœur. - Et tout cela grâce aux sens ! Wen-Sen-Athon secoue la tête. - A condition de posséder une mémoire. Et moi, je… Ridiculusmus montre la paume de ses mains. - Pas si vite… la copie de ta Mémoire,… est désormais à l’abri…

stockée… dans le Quanti… Wen-Sen-Athon sourit discrètement. - Il suffirait que je récupère mes yorums ! Le Sélédunk est tapissé d’un reflet, vert tendre. - Dans ce cas, tu peux certainement m’aider…

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Il est interrompu par le fracas d’un éboulis. Fleur des Saisons sursaute mais le visage de « la personne » se gonfle et ses yeux en amande scintillent de malice.

- Je crois qu’on vient de redécouvrir la Galerie Oubliée ! Palsandié !

Sous les étincelles et les applaudissements des Amulhreds, le Roi Inconnu a dégagé un souterrain. « La personne » examine les murs et les voûtes masqués par des colonnes de roseaux roulés en arc et reliés entre eux par un nattage régulier.

- Nous ne risquons rien, la galerie est encore intacte. Fleur des Saisons insinue la pointe de ses doigts dans un

entrelacement de roseaux. - Et ça va où ?

- Au « Nez de l’Ours ». - C’est quoi, cela ? - Une fourche. Un côté du chemin conduit vers d’autres galeries et à la sortie du Gouffre Noir, l’autre s’enfonce au centre de la terre. Mais nous allons vous conduire. Palsanduir !

Ridiculusmus examine la composition du sol. - On dirait… qu’il est… très friable…

La « personne » n’attend pas ses conclusions. - Du sel ! Il y en a beaucoup dans la région. Ce genre de galeries a

été masqué mais pour Gray Grinn ce n’était pas suffisant et à sa deman-de, le Temps les a oubliées.

Les circuits du robot virtuel accélèrent leur rythme. - Vous me voyez ?… Je croyais que… vous êtes donc

différente… enfin je veux dire… Mais qui êtes-vous… au juste ? - Qui sommes-nous ? Je vais te le dire. Ecoute. Palsandoute !

Tout en marchant, la « personne » jette un coup d’œil sur la file des Amulhreds qui illuminent le tunnel.

- Il y a bien longtemps, une abeille tomba amoureuse du soleil. Mais comment se faire remarquer de l’objet de son amour parmi les nuées de vos semblables qui butinent comme vous ?

Instinctivement, « la personne » lève la tête comme pour admirer les entrelacs de la voûte.

- Elle avait beau s’élever dans les airs, tourner dans tous les sens, vrombir de toutes ses forces, le soleil ne la remarquait pas.

- Je ne vois pas… ce qu’elle aurait pu… faire d’autre… ? - Eh bien justement ! Un jour, elle se décida. Peut-être un peu

vexée de passer inaperçue, elle s’arracha le dard du ventre, le colla sur sa tête, fonça jusqu’au soleil et le piqua à la joue en s’écriant : « Palsandaï ! »

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- Ce qui … voulait dire ? - Oh ! Rien. C’était juste pour se donner du courage. - Et que fit… le soleil ? - Il ne sentit pas la piqûre. Mais son amoureuse était si près qu’il

la vit. Il lui demanda ce qu’elle venait de dire ? Elle répéta « Palsandaï ». Attendri, le soleil enflamma le dard qui était resté sur la tête de l’abeille.

- Mais !… elle ne brûlait pas… ? - La flamme était magique, belle, bien dorée et ne la brûlait pas !

L’abeille redescendit, laissant couler des larmes de joie et de miel qui se solidifièrent.

La « personne » sourit. - C’est ainsi que du soleil et de l’abeille naquit la première

Amulhred. Sa mèche, enrobée dans la flamme de son père, venait du dard de sa mère.

- Chaque Amulhred… descend directement… du soleil… ? - Il y en a des millions de par le monde. C’est que l’abeille

remonta souvent vers le soleil qui bien évidemment s’était épris d’elle. Elle met un doigt devant sa bouche. - A tel point qu’ils eurent à se faire discrets car le soleil a

beaucoup d’ennemis. Et pour cela ils utilisèrent un langage qu’ils inven-tèrent et qu’ils étaient les seuls à connaître.

- Le « Palsandaï » !… - Malheureusement le soleil n’est pas très fidèle. Et l’on a pu se

rendre compte que de nombreuses abeilles naissaient des Amulhreds et que chacun de ces enfants parlait le « palsandaï » !

- Cela vous… attriste ?… - Au contraire ! Cela fait de nous un peuple, fier et utile à la

marche du monde. - Mais si le soleil… est votre père… vous êtes les sœurs… de

Wen-Sen-Athon ?… - C’est on ne peut plus certain. Palsandin ! Mérith a refusé de se porter au secours de Wen-Sen-Athon qui lui

demandait de l’aide. Il a ordonné à Ridiculusmus de détruire la sphère de Punkette dans laquelle se trouvait l’image du jeune homme. Mais au moment où le robot virtuel a exécuté ces instructions, le vaisseau spatial s’est mis en panne. Wen-Sen-Athon et Ridiculusmus ont disparu…

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CHAPITRE 8

MÉRITH ET SON DOUBLE Au-dessus du Quanti, dans un voile, s’étend le mystère des

galaxies lointaines. Derrière ce voile, à l’aplomb de la terre, un amas céleste a dessiné un visage. A cette image se superpose une présence dans la conscience de Mérith. On dirait Punkette. Ce regard inquiet et puis ces cheveux de vieillard et ces mèches filandreuses. Mais oui, c’est tout à fait lui.

Dans les écouteurs, d’abord un souffle mince ; il s’amplifie. La Symphonie du Temps Nouveau reprend. La «bosse » puis la «base » du navire spatial éclairent à nouveau l’espace. Les palpeurs se remettent à l’ouvrage.

Pendant que le savant aspire une lampée de gaz nutritif qui lui laisse dans l’imagination un goût de framboise, éclate un curieux feu d’artifice. Entre les pommes des révélateurs, des nébuleuses brillantes surgissent révélant des sphères. Toujours plus de nébuleuses ; toujours plus de sphères.

Aidé du moteur rythmique, Mérith se rapproche du navire. Depuis que Ridiculusmus a disparu, le Quanti lui fait l’effet de «La Belle au Bois Dormant » Je n’arrive pas à entrer en communication. Où peut-il être ? Dans une de ces sphères ?

Il se glisse par la trappe d’entrée de la base. Les télécommandes d’ouverture et de fermeture fonctionnent. Il prend pied à l’intérieur, puis il ferme les sas. Prudent, il garde son scaphandre.

Les plafonds et les murs de la salle de contrôle sont zébrés de lueurs rouges et vertes. Rouge, c’est ce qui ne fonctionne pas. Vert, c’est ce sur quoi il peut compter. Rouge, ce sont essentiellement les commandes de vol. Les yeux verticaux du cosmonaute considèrent autrement cet endroit pourtant familier. Autant se réfugier dans un cercueil. Son regard suit l’alignement des voyants verts. Son doigt appuie sur le bouton de lecture analytique de comportement du Quanti. Sur le panneau des écrans, l’un d’eux s’allume. Mérith est obligé de se cramponner pour ne pas faire un bond trop exagéré. Ridiculusmus est en contact avec le navire ! Des messages montrent qu’il se sert du Quanti comme source de documentation Ou pour scanner. Ou pour archiver !

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Le sang qui circule dans le corps du savant lui chauffe les bras, la tête. Il pourrait quand même prendre contact avec moi ! Alors, pourquoi ne le fait-il pas ? Je suis sûr qu’il se rappelle que je dois épouser Jennifer et qu’il sait très bien qu’il doit rentrer. Et puis, il faut que ce cauchemar s’arrête !

Le poing de Mérith s’abat violemment sur l’écran. « Tout cela, c’est de la faute de ce Wen-Sen-Athon, thon ! » Le fait d’entendre sa voix l’apaise un peu, ce qui lui fait prendre conscience de la chaleur dans son scaphandre. Il fait basculer le casque, inspire l’air du vaisseau et traîne les pieds jusqu’à sa chambre. Le lit ou le hamac ? Ce choix est en général fonction de son humeur. Le lit est étroit, plaqué le long du mur. Cela lui convient lorsqu’il est renfermé, replié sur lui-même. Le hamac, c’est plutôt pour la rêverie. Il se prend les pieds dans son maillot des « Ouistitis Géants » qui traîne devant la porte. Il shoote dans ses baskets qu’il envoie sous le lit. Il ramasse sa serviette de toilette qu’il pose sur le dossier de chaise. Il se baisse, récupère des emballages de savonnettes et les jette à la corbeille. Il s’assoit sur le bord du lit. Pas pratique avec le scaphandre d’autant que le casque, rejeté dans le dos heurte la cloison ou plus exactement le cadre de la photo qui le représente avec Jennifer à la terrasse d’un restaurant à Hong-Kong, sur fond de bateaux. Le cadre tombe sur le traversin. Il jette l’objet sur le bureau avec un haussement d’épaules. Des chaussettes sont restées sur la couverture. Elles puent ! Il les expédie vers le petit panneau de basket auquel est attaché le sac au linge sale. Elles atterrissent sur sa combinaison d’intérieur, roulée en boule. Et si je trouvais un moyen de shunter le système ? Je pourrais rentrer. Rentrer. Mais comment abandonner Ridiculusmus ? Parce que s’il n’est pas ici, c’est qu’il en est empêché puisqu’il semble bien que ce soit cette sphère de Punkette qui l’ait emporté. Mérith se penche, attrape ses baskets et les range dans le placard mural près de la tête de lit. Cette force mystérieuse… Vient-elle de Wen-Sen-Athon ? Peut-être est-elle « lui » ? Ou une sorte de rêve ? Oui, après tout pourquoi ne serait-elle pas d’essence poétique ? Il plie la serviette et va la replacer dans la cabine de toilette. Il sent un fourmillement courir dans sa poitrine, monter du ventre et se séparer en deux à hauteur du sternum, chaque flux se dirigeant vers l’un des mamelons. Mélanger science et poésie est absurde et stressant.

Ses pas le dirigent vers une cabine semblable à une douche. Il vérifie la pomme. Elle n’est pas percée de petits trous par lesquels devrait couler l’eau. Elle est au contraire bosselée et recouverte de points brillants. Il manœuvre l’interrupteur près d’un miroir en pied. OK ! Le scanner est OK.

Les yeux verticaux de Mérith sont dans le vague. Un sourire étire ses lèvres. Et si je me scannais ? Son sourire s’accentue. Nous serions deux…

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Oui je vais-me scanner mais avec la spécialisation «poète ». C’est la solution. Et puis il y en a plus dans deux têtes que dans une !

Il se place sous la pomme aux points brillants. Son visage dans le miroir et ses cheveux blancs lui rappellent l’amas galactique. Il sourit. C’est vrai mon vieux Punkette, tu m’as toujours dit «c’est d’une grande irresponsabilité de se scanner » Eh bien ! Moi, j’ai envie de te répondre : Peut-être ? Peut-être pas ?

Il appuie sur le bouton de déclenchement du questionnaire d’étalonnage.

Prénom du double : Gaston. Caractérisation : Il sera porté uniquement par l’émotion poétique. Oui,

c’est cela, il sera l’émotion et le rêve… Moi je resterai les pensées scientifiques, la vie concrète…

Taille : Je vais le réduire au tiers de la mienne, ce sera très bien. Visage : Moustaches blanches, grain de beauté sur l’aile du nez ; tout cela

sans changement. Dans ses yeux verticaux, les étoiles du ciel et la joie des enfants. Procédure anti-virus. Duplication. Validation. Initialisation.

Sur le scaphandre et à l’intérieur dégouline sur Mérith une lumiè-

re jaune qui éclaire violemment la cabine. Le jaune verdit, devient bleu. Le bleu se teinte d’un orange rougissant. L’opération se termine par une lumière blanche qui secrète une boule qui se détache du savant et se place près de sa jambe. La boule explose avec un bruit de sac en papier que l’on aurait frappé après l’avoir gonflé d’air.

Gaston, pas plus haut que la mi cuisse de son double, ne paraît

pas intimidé pour autant. Moi qui ai gagné le concours de poèmes, je te laisse la robotique !

Mérith est à peine surpris. C’est cela. Mais ne t’avise surtout pas de te mêler de science ! J’en serais bien incapable. Par contre, je t’autorise la poésie. Encore heureux, reux. Mon cerveau est supérieur… Sois modeste. N’oublie pas que notre mère était actrice et notre

père un musicien fauché. On lui doit tout de même La Symphonie du Temps Nouveau. Rendons plutôt grâce au professeur Punkette qui nous a élevés. Mérith émet un fort raclement de gorge et sort de la cabine.

Je vais te confectionner un lit et un hamac à ta taille. Je peux m’en occuper seul.

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C’est vrai que tu es comme moi. Gaston tire la jambe du scaphandre de Mérith qui s’arrête. Ils se

regardent. Les yeux du double brillent d’un éclat tout neuf. Non ! Je suis TOI. Tu te souviens ?

« Peut-être dans un miroir, un jour vous admirerai-je ? » Mérith considère Gaston d’un autre regard. Il soupire. Eh bien ! Maintenant nous sommes deux en perdition : moi et

MOI. Sa répartie n’impressionne pas son double.

As-tu essayé les images vivantes ? Le savant porte la main à sa bouche. Il coince le côté de son index entre ses dents avec une furieuse envie de mordre. S’il y a un message de Ridiculusmus, c’est bien là. C’est peut-être le moyen de trouver quelque chose pour le faire rentrer. Gaston a bouclé le casque de son scaphandre et, par le sas, s’expulse dans l’espace. Regardant l’univers, il inspire à pleins poumons. Il est impossible qu’il ne se rende pas compte. Son cœur va s’attendrir. La poésie va parler.

Mérith rejoint Gaston. Grâce aux moteurs rythmiques, tous deux peuvent se placer à l’abri de la «bosse » du Quanti, dans la zone de projection. Ils vérifient les liaisons radio. Elles fonctionnent parfaitement entre eux. Le savant ressent des picotements à fleur de peau quand, sur le fond des étoiles, ils circulent dans un gouffre souterrain filmé par le regard de Ridiculusmus.

En fait, Wen-Sen-Athon est venu à l’ordinateur quantique pour se dupliquer, en apportant la seule source d’information qui lui restait : le souvenir. Cela fait, il est retourné dans son monde sous une apparence de réalité. Enfin, je le suppose, pose ? Gaston glisse au milieu des images, inspectant les recoins du gouffre reconstitués par l’ordinateur.

Tu veux dire qu’on peut rendre réel un rêve ? C’est une grande première pour un scientifique de penser ainsi.

Je vois ce que tu sous-entends. Mais… Tu penses que je ne t’ai pas compris ? Il y a autre chose qu’un rêve. J’ai bien été obligé de constater

par la lecture analytique que l’ordinateur – ou tout au moins une partie – a acquis une conscience et que cette conscience est certainement Wen-Sen-Athon.

Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

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Une force mystérieuse a pris le contrôle et agit malgré le Quanti et malgré moi, bien sûr. Elle bloque tout mouvement qui pourrait lui être néfaste, faste !

Les images envoyées par Ridiculusmus sont remplacées par une carte géographique suscitée par le vaisseau spatial et alimentée par des informations fournies par le robot virtuel.

« Wen-Sen-Athon vit à l’aube des temps. Il a entrepris un voyage commencé dans ce qui est devenu le Maroc. Il est parti de la région de Marrakech, a traversé le désert, rejoint les rivages de la Méditerranée, traversé le Nil, dépassé la Syrie pour finalement atteindre la Cappadoce. Il est actuellement dans le Gouffre Noir situé dans les profondeurs sous la future ville de Kayseri. A l’époque où il est, la nature est entièrement gelée et la terre plongée dans la nuit. Ou plus exactement dans une lumière bleutée »

La carte s’éteint et rend la place aux images vivantes. Gaston tourne, serpente.

- Tu as vu ? Fleur des Saisons est bien plus belle que Jennifer. Mérith fait de nouveau entendre son raclement de gorge.

Ce que je constate, c’est que Ridiculusmus se conduit sur terre comme dans l’espace, pace.

Serait-il dans le rêve ? Malgré tout, son attitude est irrationnelle. On dirait qu’il s’est

mis au service de Wen-Sen-Athon. Pour quelles raisons à ton avis ? Je doute. Est-ce parce qu’il craint de ne pouvoir rentrer à

cause de la barrière temps ? Pourra-t-il d’ailleurs rentrer un jour ? Et ce sont de bonnes raisons ? Est-ce à cause de cette force qui paralyse le Quanti ? Cette force, comme tu dis, a l’air de te tracasser. Oui. Parce que venant du fond des âges, elle sait que la

notion fondamentale de la mécanique quantique est l’information. Et donc que le reste n’est que de l’exécution. Elle est venue tout droit, là où le quantique et l’informatique se mêlent. Logique mais génial, nial.

Mérith et Gaston suivent le déroulement des événements filmés par Ridiculusmus. Le savant va d’étonnement en étonnement.

Il a même réussi à scanner sa mémoire ! Oui, mais tu as entendu : il manque les paroles. Et alors ? Tu as vu cette Gray Grinn ? Elle ne veut pas qu’il atteigne

l’âge d’homme ! Et qu’est-ce qu’on peut y faire ?

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Ridiculusmus a raison, il faut retrouver ses sensations, ses émotions pour provoquer une réminiscence.

- C’est vrai qu’à l’occasion, les paroles pourraient lui revenir. Mais je ne vois pas en quoi il a besoin de nous…

Mérith est attentif et concentré. Ca y est, j’ai compris.

Gaston est tout aussi concentré. Qu’est-ce que tu as compris ? Cette force, c’est le Sélédunk ! Tu le penses ? C’est lui qui s’impose à l’ordinateur. C’est lui qui recompose

Wen-Sen-Athon. Extraordinaire ! C’est pour cela que cette mégère veut le capturer. Mais ! Eh ! Oh ! Il ne le faut pas. Sinon je ne retour-nerai jamais sur terre, moi, moi !

Un éclair de tristesse s’allume dans le regard de Gaston. Pourquoi veux-tu retourner sur terre où il t’est impossible de

te réaliser ? Mais Gaston, ce n’est pas à toi que je vais apprendre que je

dois me marier ! Ah ? Et que feras-tu de moi lorsque tu vas redescendre ? Tu

vas m’assassiner ? La gorge de Mérith se serre d’un coup. C’est une grande irrespon-

sabilité de se scanner… Gaston préfère aller se mêler aux images vivantes, frôler Fleur

des Saisons, Wen-Sen-Athon... Dans ses écouteurs, Mérith entend la voix de son double entièrement semblable à la sienne. « Sans me départir, comment repartirai-je ? »

Rassure-toi. Je scannerai Jennifer afin que tout soit logique, gique. Logique ? Tu trouves ? Moi je n’y tiens pas à ta logique. - Qu’est-ce qui ne te convient pas ?

Mérith voudrait s’approcher de son double. Mais Gaston est parti exami-ner les Amulhreds. Enfin il revient près du savant avec bien des choses à dire.

Jennifer ne s’intéresse qu’à trois choses : la vaisselle, le ménage, la lessive. Et accessoirement à une quatrième : le restaurant.

Il faut bien… Le poète lui prend la main et l’entraîne au milieu du groupe entre

Fleur des Saisons et le Roi Inconnu, face à Wen-Sen-Athon. Regarde ce garçon, il a envie de vivre, de devenir lui-même. Tu

peux lui accorder ton aide sans pour cela vouloir retourner sur la terre.

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Mérith se sent tout raide de la tête aux pieds. Sa pensée est partie dans les régions de son enfance. Quand son professeur, les yeux exorbi-tés lisait à haute voix devant toute la classe les poèmes que lui, le petit Gabriel avait écrit. Et les yeux hallucinés du professeur se mouillaient de larmes. « Tu seras un grand poète, c’est certain » Et puis plus tard, Punkette, son père adoptif, sur son lit de mort «j’ai fait de toi un savant. Je te laisse Jennifer. Elle n’a plus personne. Que toi ! Tu vois comme elle est désarmée. Epouse-la. Tu me le promets ? » Il avait promis. Gaston l’examine, le regard suppliant.

Réfléchis. Nous deux, on est fait pour vivre dans les étoiles. Ce ne sont pas les mêmes, mêmes... Qui sait ?

Mérith se dit qu’il a droit à une double ration de gaz nutritif, et même qu’il peut se permettre de ne pas suggérer à Gaston de l’imiter.

Et si je te suivais, en quoi puis-je l’aider - à part modifier quelques données par ci, par là - puisqu’il se sert tout seul du Quanti ?

Cette Gray Grinn ne te rappelle personne ? Tu as raison, elle est un peu comme Jennifer, un ego sur

dimensionné. Mais je ne vois toujours pas comment je pourrais… Si tu veux te retrouver un jour. Si tu veux quitter le rêve ou

nous sommes, tu ne dois pas hésiter à y entrer car tu ne pourras en sortir que par Wen-Sen-Athon.

« Sans rêver, comment vous reverrai-je ? Peut-être dans l’infini, un jour finirai-je ? »

Si par malheur je t’écoute, ce n’est pas gagné d’avance, vance ! Tout est possible. Respire ! Regarde, regarde, regarde ! Regarde

les étoiles ! Laisse le rêve t’envelopper de ses ailes. Regarde le crépuscule courbe plonger vers les profondeurs de la nuit. Regarde au loin se lever une nouvelle aurore. Imagine tout là-bas l’aube fraîche et rose qui monte dans un ciel pur.

Bon ! Je vais essayer de me rendre utile, tile.

Dans la direction indiquée par Gaston, des éclairs venant du soleil, scintillent en descendant vers les nuages. Wen-Sen-Athon, sur la route des montagnes, en direction du pays des Pierres Plates, a délivré des esclaves, prisonniers de bandits. A cette occasion, il a repéré parmi ces esclaves, un certain Jehan Bureau, inventeur de la « bombarde », un curieux voyageur du temps. Il en a fait son frère de sang et surtout « L’Homme sans Visage », tantôt invisible, tantôt caméléon, capable de ressembler à un être humain, un personnage fantastique, un animal, un objet ou une ombre…

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CHAPITRE 9

L’HOMME SANS VISAGE

Strategius a ancré son brouillard dans les taillis et les rochers de la

clairière, sur la colline. Il recouvre la maison de pierre, un amas rocheux, bordé et surmonté de cheminées naturelles, chacune coiffée d’une pierre plate. L’Homme sans Visage a encore au fond du regard la vision du fantôme d’un curieux écureuil. Wen-Sen-Athon a besoin de toi. Il est maintenant aussi transparent que moi. Etait-ce un rêve ? Une réalité ? Bientôt il sera fixé. La brume s’arrête à l’orée de la forêt de hêtres, repoussant les ombres fouineuses à l’abri des arbres. Le chuchotement du général des nuages imprègne la conscience de l’Homme sans Visage.

Le poisson a mordu ! Tu n’as pas changé d’avis ? Je dois l’aider. Nous sommes du même sang.

Les rouleaux de Strategius, frôlent le tapis de feuilles mortes. Je l’avais mis en garde. Il savait que c’était un piège. Pourtant

il ne m’a pas écouté ! Ils se taisent, guettant le pas lourd et saccadé. Les hommes à la

peau noire ont creusé un fossé en travers du chemin. Ils l’ont recouvert de branchages, de feuilles, d’humus et de mousses. Le murmure de l’Homme sans Visage voyage dans les couches brumeuses.

Il faudra donner aux habitants le courage et l’envie de se révolter, leur montrer qu’il est possible de LA vaincre !

Tu ne pourras pas compter détourner les soldats de glace. Chez eux, c’est «lui obéir ou mourir » Comment comptes-tu t’y prendre ?

L’image des combattants de glace stockés dans les caves du château revient à son esprit. Une fois allongés, ils sont comme morts. Il faut les redresser pour leur rendre vie.

D’abord j’agis avant qu’ils ne soient trop nombreux, ensuite j’ai assez de pouvoirs pour lui ôter les siens.

Je l’espère car je n’ai pas le droit… Nos partisans se cacheront dans les souterrains de la ville, en

attendant mon signal. Dès que nous l’aurons délivré… Il ne faudra pas traîner car cela pourrait me coûter cher !

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Le silence. Un fracas de branches cassées. Un écho. Le bruit d’une chute sur la terre gelée. Le silence à nouveau.

Entouré des hommes à la peau noire, l’Homme sans Visage se

penche. Frig est comme ses soldats : allongé. Il est inerte. Des épaules robustes le portent et le déposent près des murs de la maison de pierre, sous l’abri des cheminées.

Dans la brume, l’Homme sans Visage prend alors la forme

de Frig, et du même pas pesant, se dirige vers Malbourg. Ses énormes pieds ont à peine écrasé quelques branches de la

forêt de hêtres que le général 100 surgit de derrière un tronc. Hi ! Hi ! La Nearga veut te voir d’urgence. Elle est dans la Monstrerie.

Il hâte le pas.

Dans son manteau noir incrusté d’étoiles de neige, Gray Grinn conserve les paupières mi-closes. L’Homme sans Visage attend. La souveraine finit par rouvrir les yeux.

Je ne vois en toi qu’un incapable! A la limite de la partie nuitée, 100 fait entendre son rire fluet, vite

recouvert par la voix enrouée. Que faisais-tu dans la forêt, imbécile ?

Au centre des orbites de glace, les grêlons tournent dans un sens, puis dans l’autre.

- Grarrgh ! Dans la forêt, je… La Nearga baisse les paupières. Dans la lenteur des propos, le ton

est ironique. Il paraît que dans une clairière, au milieu des bois, existe une

maison de pierre aux vertus extraordinaires. Il suffirait d’y manger, boire ou dormir pour acquérir des pouvoirs plus forts que les miens ! Elle rouvre les paupières. Son regard fond sur les traits de Frig.

C’est cela que tu es allé chercher, n’est-ce pas ? - Grarrgh ! Pas du tout, Eminente. Je guettais simplement l’arrivée

des artistes que j’ai engagés. - Des artistes ? Grarrgh ! Ils viennent du Pays des Barbes en Pointe. J’avais dans

l’idée de préparer une fête… Ah ! Tu veux te faire pardonner l’histoire des chargnes ? Tu fais

bien !

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100, sort en s’étirant de sa cachette pour s’entortiller autour de sa maîtresse.

Hi ! Hi ! Il faut marquer votre victoire sur le Sélédunk. La main ombrée de la Nearga lui caresse la tête.

Oui… Et pourquoi pas une fête costumée ? J’aime ça. J’espère que leurs cadeaux seront beaux. J’adore les cadeaux.

Elle s’approche du pseudo Frig et le regarde sous le menton. On dirait que cela commence à fonctionner dans ta tête.

Tiens ! Pour te remercier, je vais te montrer quelque chose. Elle ouvre la porte d’une pièce obscure. L’Homme sans Visage

entrevoit un personnage à la tête volumineuse, au nez énorme sous de gros sourcils sans yeux.

Grarrgh ! Qui est-ce ? Le Gotelem !

Elle parle, entrecoupant ses paroles de petits rires. - Puisque j’ai récupéré le Sélédunk, j’ai décidé de m’amuser un peu.

Je l’ai fabriqué avec le goût, l’odorat, le toucher et les émotions de Wen-Sen-Athon.

Grarrgh ! Un monstre ? Rassure-toi, il est calme. C’est un gentil bébé. D’ailleurs, je

viens de lui raconter une histoire. Elle referme la porte.

Ce yorum appartient au fils du Soleil, je ne peux en faire un glinx mais rien ne m’empêche d’en faire un monstre.

Son regard se fixe sur un point très loin de la terre. Bientôt le monde entier va enfin savoir qui je suis ! Nul ne

pourra désormais s’opposer à ma puissance. Le soleil lui-même sera à mes pieds.

Le général 100 se tortille. Hi ! Hi ! Ô Eminente, vous ferez de cet arrogant votre esclave ! Elle dresse le doigt vers le ciel. Qu’il n’espère pas que j’aille laisser, de Wen-Sen-Athon, une

miette ! 100, s’étale sur les murs de la Monstrerie. Hi ! Hi ! Ô ! Eminente, bravo ! Bravo ! Un jour, il me faudra d’autres pouvoirs. Par Abzeroe, le Vide

Absolu, mon grand-père, un jour le Froid et la Nuit régneront partout. Ils remplaceront et le soleil et le Temps !

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Frig à peine sorti, la partie nuitée de la Nearga réintègre le général 100.

- Je suis sûre qu’il me veut du mal. Il ne pense qu’à me trahir. Il veut me voler le Sélédunk !

Hi ! Hi ! D’où lui vient cette soudaine intelligence ? On dirait que tout à coup, il a un cerveau !

Tu as raison, son comportement est bizarre. Fais-le surveiller. Pour qu’une fête soit une fête, il faut des spectateurs et une

ambiance. Aussi les soldats de glace fouillent-ils chaque maison de Malbourg. « Encouragé » par une Ombre, tout ce qui marche, homme, femme, enfant doit aller au château. « Notre Maîtresse, l’Eminente Nearga nous gâte ! Tout le monde à ordre de s’amuser. Pensez donc ! Des réjouissances costumées ! Il faut en profiter. Vous avez un malade ? Trop vieux ? Trop faible ? Quoi, trop vieux, trop faible ? Il faut y aller quand même ! Allez, ouste ! En route ! »

On leur remet des déguisements. Ils deviennent des notables, des

bourgeois à la robe trop courte ou fripée. Ils sont aussi des bergers ou des bergères. Mais, le plus souvent, ils sont servants ou servantes en peau de bêtes mauves, coiffés d’une couronne de feuilles de hêtre teinte en rouge vif.

Tandis qu’on fait visiter la Monstrerie à des hôtes de marque,

triés sur le volet, à l’entrée du parc, la Nearga sert elle-même la boisson de bienvenue. Elle plonge une louche en argent au manche décoré d’une tête de bouquetin dans une vasque ornée de longues lignes répétitives en relief. Chaque invité est servi dans un bol d’écorce.

Gray Grinn lance des plaisanteries aux hommes, dit un mot aimable aux femmes, caresse la joue des enfants qui instinctivement reculent, verse une double ration au pépé «pour le remonter.»

Des gradins de glace ont été dressés dans la cour du château,

derrière le donjon. Ils font face à une estrade où trône Gray Grinn. La Nearga a autorisé l’ambassadeur Fun carillon, (Que le Temps a fendu en deux, de la tête à la ceinture) à s’asseoir non loin de ses pieds. Le balancement de son torse fourchu berce sa rêverie.

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Le général 100 fuse de la partie nuitée. Les ombres désignées pour suivre Frig n’ont pu s’attacher à lui. «Il a disparu brusquement. C’était comme s’il n’existait plus. Elles l’ont perdu de vue, près de l’entrée des galeries souterraines. Et puis soudain il a réapparu. C’était comme s’il avait toujours été là».

Es-tu sûr de tes ombres ? Eminente… ! Comme de moi-même ! Si ce lourdaud était passé à l’ennemi, penses-tu que je ne

m’en serais pas aperçue ? Non ! Il a trouvé un truc. Il travaille pour lui, c’est évident.

Hi ! Hi ! Méfiez-vous, Maîtresse, méfiez-vous ! Je m’occuperai de lui plus tard.

Elle salue d’un signe de main les courtisans dans les gradins. De

son fauteuil, elle entend le bruit de leurs mâchoires. Ses cuisiniers ont préparé des glacés de glinx aux champignons de chêne et de châtaignier et ils ont l’air d’apprécier. Sur son ordre, le spectacle commence.

Après une parade, c’est un illusionniste qui montre un fil qui s’allonge à mesure qu’il le coupe et le recoupe. Les bourgeois, les serviteurs et les enfants écarquillent les yeux. Gray Grinn baille et en profite pour jeter un coup d’œil à ses premiers cadeaux. Les courtisans ont offert un joli vase d’albâtre, à long bec, ainsi que divers présents d’or et de pierres précieuses. De loin, ils guettent sa réaction. Elle remercie d’un signe de tête.

On annonce qu’un ménestrel va interpréter une chanson «le jongleur ». Dans le sentiment de Gray Grinn une porte se ferme. Les gens de cet acabit me rappellent trop Ulysse !

Vêtu d’une longue robe grenat et sous une coiffe d’authentiques cornes de vache, il paraît très à l’aise. Ses doigts raclent des cordes tendues sur une coquille de tortue.

Hop ! Je rattrape les saisons Les puces dans les maisons, Les lions et les gazelles Les pingouins et leurs donzelles

Gray Grinn fait signe à Frig. Fais-le taire ! Renvoie-le avant que je m’énerve ! T’entends pas,

bougre d’abruti, que sa chanson est subversive ? Elle se trémousse dans son fauteuil.

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- Chanter les saisons ! C’est de la provoc ! Il n’y en a qu’une, c’est la mienne : l’Hiver !

Pendant que le ménestrel est chassé à coups de pieds quelqu’un a installé un énorme tableau sur un chevalet gigantesque. Ce tableau est recouvert d’un voile immense. Le peintre le dévoile en expliquant avoir «croqué » la Nearga d’une manière assez ressemblante. L’aspect est saisissant de présence. Un brouhaha d’approbation se lève. Ce brouhaha est hissé par la foule qui le pousse au-dessus des têtes, ondulant comme un tapis volant, il se glisse sous les pieds de Gray Grinn, la soulève d’aise et la dépose face à son portrait. Des applaudissements nourris lui servent de marche pied.

Il n’y a vraiment qu’au Pays des Barbes en Pointe que l’on peut atteindre une telle finesse ! Les applaudissements, les cris, les murmures cessent brusquement. Dans le plus grand silence, elle se retourne vers Frig. Elle hausse les épaules, faussement modeste.

J’adore les cadeaux ! C’est maintenant au tour du sculpteur.

Tu viens de là-bas, toi aussi ? C’est exact, Ô Eminente ! Vois ce qu’on apporte.

Sept rangs de sept bœufs passent la porte du château. Ils tirent sept chars disposés les uns à la suite des autres. Sur ces chars est couchée une longue caisse de bois que l’on redresse face à la Nearga, grâce à un ingénieux système de poulies et de cordes. On fait tomber les planches.

J’ai réalisé votre statue en pied. Un sourire récompense l’artiste agenouillé et courbé.

Allons voir ce chef d’œuvre ! La statue, d’un bistre astucieux et d’un blanc de neige immaculée, atteint la hauteur de la Monstrerie. C’est tout à fait elle, la mâchoire déformée en moins. Les applaudissements crépitent comme une averse. Gray Grinn applaudit aussi, répétant «C’est parfait ! C’est parfait ! » Sa main frôle la statue pour en apprécier le volume, le galbe. Cette main s’ouvre à plat pour signifier «Je ne vois aucun défaut» Elle se pose et s’appuie sur la statue. Soudain, elle sursaute et se retire.

Du sel ?

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Gray Grinn n’a pas mal. Mais elle voit sa main fondre. Le venin destructeur pénètre en elle. La glace d’elle-même se fendille. L’eau perle à la surface de son organisme qui lutte contre le poison de toutes ses forces. Ses pensées, oui même ses pensées dégoulinent ! Elle tombe à genoux. Une mousse blanchâtre coule sur ses lèvres. Elle rampe.

Epouvanté, Fun carillon se sauve tandis que s’abat une brume soudaine.

Sous les traits de Frig, l’Homme sans Visage entonne : « Dans la nuit je t'aperçois... Ulysse…» Des branchages enflammés, des torches, des feux. Des hommes à

la peau noire, au cheveu crépu. Ils surgissent de la ville par le pont, les remparts, la poterne. Certains sont déjà là sans qu'on les ait vus arriver.

Ils chantent tous d’une voix grave, gutturale. « Les yeux fermés derrière la tête… » Sur leur figure, le long des joues et des bras, des bandes

blanches ; en travers du nez, un os. Les enfants hurlent. Les courtisans, les villageois n’osent pas

imaginer ce qui se passe mais ils sont au milieu des chants, des cris, des hurlements. Menacées par les feux, repoussées par le brouillard, les ombres ne se risquent nulle part. Les soldats se regroupent près de la Nearga, à terre. Ils regardent leur chef qui a pris parti contre elle. Ils ne comprennent pas. Certains résistent, veulent se battre contre les rebelles mais ils reculent devant les branches enflammées. Voyant les soldats hésiter, l’Homme sans Visage décide de s’en débarrasser.

Grarrgh ! Reconduisez les villageois chez eux ! Se reconnaissant dans un ordre possible, ils s’empressent de

l’exécuter. Dans la confusion, le pseudo Frig, suivi des partisans, court à la Monstrerie. Il délivre le Gotelem. Strategius estimant la bataille gagnée déshabille le château et le parc de sa présence brumeuse et rejoint le ciel.

Près de la maison de pierre, le vrai Frig reprend lentement ses esprits.

100 trépigne d’impatience. Hi ! Hi ! Tu cherches certainement à te rappeler ce que tu fais

là ? Si tu y arrives, tu pourras me renseigner ? Grarrgh ! Elle est bonne, celle-là ! C’est bien toi qui m’as

indiqué la maison aux neuf cheminées, dans la forêt ! Hi ! Hi ! Non ! Ce n’est pas moi !

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Grarrgh ! Quoi ? Ce n’est pas toi ? «A l’extérieur elle est petite mais à l’intérieur, c’est un palais». C’est toi qui m’as parlé de la magie qu’on peut y recevoir. Tu m’as même dit «Nous sommes capables de prendre le pouvoir, tous les deux, pas vrai ?»

Hi ! Hi ! Non ! Ce n’est pas moi ! Grarrgh ! Qui m’a indiqué le chemin pour y aller ? Hi ! Hi ! Non ! Et Non ! Ce n’est pas moi, idiot. Tu t’es fait

rouler ! Grarrgh ! Qui, alors ? Hi ! Hi ! Celui que mes ombres ont entendu appeler

«l’Homme sans Visage.» Tu as intérêt à reprendre très vite les choses en main !

Le pas pressé du général de glace fait sourire l’Homme sans

Visage, qu’un fourmillement d’aise parcourt des pieds à la tête. Tu peux courir, mon grand, j’ai gagné. Le Gotelem est libre et maintenant, j’ai un autre rendez-vous… !

Ombre furtive, il dépasse Frig, rejoint le château et campé devant

la poterne, il entonne le chant de ralliement. Sauvés par les Amulhreds, Wen-Sen-Athon et ses amis marchent vers la sortie du Gouffre Noir.

CHAPITRE 10

LE GOTELEM Quand Wen-Sen-Athon atteint la fourche du « Nez de l'Ours »,

c’est pour y détecter la balle de mousse exactement au lieu où il s’attend à la découvrir. Ce n'est pas qu'il sache qu’elle doit se trouver à cet endroit exact, mais il a en lui cette évidence. Evidence intuitive, venue du Sélédunk. Une impression, d’abord diffuse dans son corps diaphane qui se cristallise en une réalité. De la balle qui gonfle, tournoie, s'effiloche, celui qu’il a fait son frère, ce voyageur du temps, l’inventeur de la « bombarde », L'ami de la résistance, l’Homme sans visage, se déploie. Il est dans sa peau brune et ses habits de drap.

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- Jehan Bureau, je te salue! - O! Fils du Soleil, mon frère, tu dois me pardonner. - Qu’aurais-je à te reprocher? Tu as accompli avec brio la mission

... - Oui, j'ai connu une certaine fortune. J’ai terrassé Gray Grinn,

c’est vrai. Mais je n'ai pu entraîner le peuple à lutter pour toi. L'idée du peuple, face contre terre, aux pieds de l'Homme sans

Visage qui tente de le relever, traverse l'esprit de Wen-Sen-Athon. - Il est lâche? - Je ne crois pas. - Alors, la peur ! Je l'ai souvent lue sur les visages. Ce n'est pas

étonnant! Même abattue, Gray Grinn peut les éliminer à tout moment. Tout le monde n'a pas envie de mourir en se battant.

- En effet, messire, j'ai connu à une autre époque des gens pour qui survivre était suffisant.

L'image de la Nearga frappe de ses éclairs de froid l'imagination du Fils du Soleil, la propulsant au temps qui n’est pas encore. C’est vrai les tyrans seront toujours des tyrans. Ils condamneront même les gens qui leur rendront service, comme Jehan. Pour leur voler leurs inventions. Ou pour rien. Après ils les renverront dans le passé comme ils ont fait avec lui. Ou dans l’avenir. Peu importe ! Là où ils sont ils ne tolèrent qu’eux-mêmes.

- Qu'est-ce qui ferait croire à ceux de Malbourg qu'ils peuvent survivre?

- Le sort ! La chance, la malchance. Ils pensent que ceux qui se rebellent seront exterminés. Pour eux, les malchanceux sont déjà dési-gnés. Pourquoi lieraient-ils leur destin à celui des guignards qui ont joué leur vie en ralliant le camp des perdants?

Wen-Sen-Athon est surpris par la voix de Fleur des Saisons dont les yeux brillent de la lumière des Amulhreds.

- Il me semble que vous exagérez ! Il faut de tout pour faire un monde, des courageux et des peureux.

Le Fils du Soleil, s'adosse à la paroi et pose ses mains derrière la tête.

- Voir Gray Grinn à terre ne leur a pas fait chaud au cœur? Jehan Bureau jette un bref regard vers la Maîtresse de

l'Harmonie. - Ils n'y ont pas cru. - Pourtant tu l'as terrassée devant eux ! - Oui, car j'avais confectionné une immense statue de sel...

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Fleur des Saisons, les bras croisés, circule entre les deux jeunes gens. Elle sent ses veines charrier des aiguilles de pin. Elle fixe Jehan Bureau.

- Tous les moyens ne sont pas bons! Le sel dans la nature, oui; le sel comme arme, non!

Le silence s'est introduit dans les galeries du « Nez de l'Ours », un silence en forme de mille-pattes géant. Chaque patte est armée d'un étei-gnoir en forme de capuchon. Chaque éteignoir passe devant les Amulhreds pour étouffer un à un les crépitements, les claquements, une à une les étincelles. Sans s’arrêter, l’animal articulé rentre une parole au fond de la gorge de Wen-Sen-Athon, en étouffe une autre sur les lèvres de Jehan Bureau. Seule Fleur des Saisons échappe à l’agression.

- Gray Grinn est une malheureuse qui souffre. Il ne s'agit pas de la terrasser comme tu dis. Il n'est d'autre chemin que de l'apaiser.

Le mille-pattes glisse lentement et se dissout dans les profondeurs du tunnel. Une tache de lumière sur le mur du souterrain atténue la netteté du visage de Fleur des Saisons, lui donnant même une expression lointaine. Wen-Sen-Athon, les mains sur les hanches, parle d’une voix légèrement altérée.

- Je me demande si j'ai bien entendu ! Tu prends le parti de Gray Grinn contre moi, c'est cela?

- Simplement celui de la nature ! Tuer Gray Grinn, c'est comme brûler la terre. C'est nuisible et contraire à l'équilibre qui doit régner partout.

- L’Homme sans Visage vient de sauver mon yorum et tu le fustiges?

Il tourne le dos, sa main entourant le menton. - Mais! C'est exactement comme si tu m'adressais ce reproche! Wen-Sen-Athon fait volte face et pointe le doigt vers sa

compagne. - Ton amour pour moi s'éteindrait-il? La longue chevelure de Fleur des Saisons est bordée de lumière.

Ses sourcils se rapprochent et son regard se vide. - Oh! Wen-Sen-Athon... ! Les mots semblables à de petites pointes acérées, sont projetés à

travers les lèvres pincées du jeune homme. - Franchement, ça en a toutes les apparences! Puis il se tourne vers Jehan Bureau. - Mon yorum ! Où est mon yorum?

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Sur un signe de l'Homme sans Visage, Wen-Sen-Athon perçoit des silhouettes dans le noir.

- Le Gotelem arrive, mais attends-toi à un choc. Le Fils du Soleil distingue des hommes à la peau noire qui

viennent à lui. Ils apparaissent à la lueur des Amulhreds qui se sont rassemblées au centre du tunnel. Les deux premiers sont à demi fléchis sur leurs jambes, les épaules rentrées. Un de leurs bras est passé devant quelque chose de volumineux. Un troisième boucle le paquet par derrière.

- Il ne peut pas marcher? Il n'a pas de jambes? Jehan Bureau soupire. - C'est qu'il rechigne à les suivre. Lorsque le monstre arrive à la lumière, le fils du Soleil pousse un

cri. - Ce n'est pas possible! Quelle horreur! Dis-moi que tu n'es pas

vrai. Que tu n'es pas à moi ? Que tu n'es pas moi! Il ose à peine regarder ce personnage aux bottes de cuir trop

étroites pour des pieds minuscules qui battent l'air. La clarté des Amulhreds atténue certainement le rouge de sa chemise étriquée et le bleu criard de son pantalon ouvert sur une énorme bedaine. Mais ce qui le choque, c'est ce crâne pointu, allongé vers l'arrière qui ressemble à une grosse langue. Certes, il ne s'attendait pas à ce que son yorum ait un aspect humain... Mais tout de même! Découvrir que le Gotelem n'a pas d’yeux sous ses noirs sourcils. Qu'il n'ait pas de nez, qu'il ait à la place deux traits de barbe qui filent de chaque côté d’une toute petite bouche et courent sur le menton et qu'il répande une insupportable odeur de litière de fauve, cela, il n'aurait jamais su l'imaginer même dans ses pires cauchemars.

Le mot revient sans qu'il ait à le chercher. « Palsandir! » « - Pourquoi tu dis que je ne suis pas beau? Tu m’aimais bien avant ! » - Tu n'étais pas comme cela ! - Qu'est-ce que j’ai? - Tu es ridicule. Si tu pouvais te regarder, tu verrais ce que Gray Grinn a

fait de toi! - Maman, elle n'a rien fait du tout, elle est gentille. - D’abord, ce n’est pas ta mère, ensuite elle a fait de toi un monstre ! - Elle m'aime, elle! - Tu veux dire que je ne t'aime pas? - Non ! Tu me détestes. Pourtant, moi, j’ai toujours été gentil avec toi.

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- Gentil ? Ah! Et qu'est-ce que tu as fait? - J’ai toujours mangé ce que tu me disais, sans te déranger. - Me déranger? - Tu mangeais tout d’un seul coup et tu ne voulais pas que je te dise si c’était

bon ou pas. Quand il y avait des belles fleurs ou un beau paysage, je n’avais pas le droit de m’arrêter. De sentir, de regarder. Tu disais que c’était normal que ce soit comme cela.

- Mais... - Quand je t’appelais « Eh ! Un parfum ! Eh ! Tu sens l’air doux sur ta

peau. Eh ! Ecoute le chant de Joudaïa comme il est beau, il va te faire pleurer ! » Toi, tu me grognais « Ah ! Laisse-moi tranquille ! »

- Mon rôle est de protéger, pas de… - Et moi, tu m’as protégé ? - Mais, toi, c’est moi… ! - Avant ! Maintenant, je suis un autre ! » Wen-Sen-Athon rejette le voile et reste courbé en deux. Il reçoit

en plein cœur les bourrasques de l'ouragan Gotelem et quand elles faiblissent, ce sont les rafales du cyclone Fleur des Saisons qui lui projettent au visage ses vérités. « Je ne cherche pas la vengeance. Mais elle le croit. Elle le croit ? Vraiment ? Ce n'est pas certain. Elle doit avoir un autre but puisqu'elle ne s'adresse pas à moi. Oui, c'est cela, elle s'en prend à l'Homme sans Visage pour me dire... »

Il sent que s'il reste inerte comme une pierre que le vent érode, il sera dissout une seconde fois. « Non vous ne m'aurez pas! Vous ne m'enfoncerez pas ! Harmonie, apaisement d'accord mais cela ne veut pas dire soumission. Je gagnerai cette guerre. Oui, contre Gray Grinn, contre le Temps. Je ne me laisserai pas faire. Et si je dois disparaître, ce sera les armes à la main »

Les voix lui parviennent faiblement «Mais ce qu’il sent mauvais ! C’est affreux ! Allons ! N’exagère pas, Roi Inconnu, c’est un yorum comme toi. Comment peux-tu être si tolérante ? Adieu Wen-Sen-Athon. A bientôt. Palsandot!» « Tu as entendu ? Nos amis repartent vers le domaine de Krutzur.»

L’éclat des Amulhreds emplit son regard des idées lointaines et s'y installe comme un soleil. Alors qu'il entend à peine, comment verrait-il les hommes noirs se dissoudre dans la profondeur des galeries ? Comment remarquerait-il l'Homme sans Visage, Amulhred parmi les Amulhreds, suivre le chemin des profondeurs de la terre ? Aurait-il salué son « frère de sang » ? Lui aurait-il souri ? Il est seul, les yeux pleins de ce disque jaune dont l'empreinte est longue à se dissiper. Lorsque qu’il revient enfin à la réalité c'est pour deviner que Fleur des Saisons, le Roi Inconnu et Ridiculusmus tentent comme lui de se réhabituer à la

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pénombre et pour constater à travers la lumière de Gray Grinn, que Le Gotelem a disparu.

Gray Grinn, sûre d’elle-même est tranquillement retournée en son palais en

attentant la disparition de ses ennemis qui devaient être dissous par la substance du Temps qui est « L’Oubli ». Elle s’est faite surprendre par « L’Homme sans Visage » qui, non seulement a réussi à lui enlever le Gotelem, mais avec l’aide des artistes du pays des Barbes en Pointe, est parvenu, au cours d’une fête donnée dans ses jardins, à l’empoisonner – elle, personnage de nuit et de glace – avec du sel !

CHAPITRE 11

LES COLERES DE GRAY GRINN Frig est posté à l'angle des deux rues principales, les bras croisés,

les mains sous les aisselles, la tête en avant. Les grêlons font mécani-quement le même chemin dans ses orbites; en haut, en bas, à gauche, à droite… A droite, les portes des maisons claquent, poussées sèchement par les derniers à s'être mis a l'abri. A gauche, les renforts de soldats pourchassent les hommes noirs et les habitants de Malbourg qui n'ont pas eu la prudence de se trouver déjà chez eux. En bas, les branchages semés par les « bandits » fument encore. En haut, Strategius! Strategius dont la face cotonneuse, poussée par une pensée tiède traverse le crâne du général et l'emplit de grisaille. Grarrgh! On dirait qu'il a envie de descendre? Il veut peut-être profiter de sa faiblesse… C’est incroyable comme elle boite. Et puis elle est voûtée. Grarrgh ! Et ses cheveux tout blancs… Qui aurait pu dire… Oui, il n’y a que sa colère qui n’a pas changé. «Incapable ! Tout ça, c’est de ta faute ! »

A droite, à quelque distance, il remarque quelque chose d’étrange.

Des gamins jettent des pierres à un personnage énorme, vêtu d’une chemise rouge et d’un pantalon bleu particulièrement voyants, même sous la lumière de Gray Grinn. La carcasse gigantesque de l’homme de glace pivote et les pieds mettent en action sa lourde démarche. Grarrgh ! La chance est revenue. 100 avait raison «Hi ! Hi ! La main tourne. Après la déveine, c’est la veine, obligatoirement ! »

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Derrière son propylée, la Monstrerie ressemble à un théâtre. Assise dans un trône monumental de glace, à grand dossier, en contrebas de la scène en demi-lune, la Nearga s’imprègne de l’atmosphère de la salle ; atmosphère qui la rend sourde à la fureur intime que distille en elle la perte du Sélédunk. Son regard balaie le mur incurvé, élancé, enduit de glace dans lequel sont enchâssées des mâchoires de loup, des pattes d'ours, des ailes de glinx, des têtes de chargnes et bien d'autres fragments d'animaux. Il explore la poutre de hêtre qui surplombe le plateau de part en part, en contre-haut de Frig. Le général égrène son récit d'un timbre égal.

- Grarrgh! J'ai suivi les conseils de 100... Secouée par le réveil de sa vengeance, Gray Grinn, s'appuyant sur

son bâton Pikaïa (une canne dont la partie supérieure est une tête de poisson), se hisse sur la scène par un petit escalier. En claudiquant, elle jauge de son bâton le scellement de quelques fers parmi ceux qui couvrent le mur depuis le sol jusqu'à la hauteur de la poutre. Frig continue de parler.

- Grarrgh! Je l'ai retrouvé... La voix enrouée, râpant ses oreilles, lui fait imperceptiblement

rentrer la tête dans le cou. - Si je comprends bien, il t'est tombé dans les bras! Elle s'approche du géant de glace. Plongeant dans l’œil de sa

maîtresse, celui-ci voit la silhouette d'un homme vêtu d'un drôle d'uniforme gris, coiffé d'un chapeau bizarre et portant un gros coquillage.

- Où sont ceux qui lui ont lancé des pierres, que je les transforme en glinx?

- Grarrgh! Ils se sont sauvés. - Tous? - Grarrgh! Oui, Eminente. - Tu n'es qu'un sous-fifre, même pas capable d'attraper des

gosses ! Elle lui tourne le dos et redescend l'escalier, marchant à petits pas

jusqu'à une porte près du vestibule qu'elle ouvre et referme sur elle.

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Dans la pièce obscure, Le Gotelem sanglote, couché sur un lit de paille.

- Comment il va mon bébé? - Ils sont tous méchants avec moi. De son manteau à col de givre, elle tire un pot de confitures dont

il s'empiffre. - Oublie-les! J'ai cru que je ne te reverrai jamais. Il faut que tu

promettes de ne plus faire peur à maman! La bave coule de la minuscule bouche du monstre. - Ils disent que je sens mauvais. Sur la figure de Gray Grinn court un sourire farci de ses pensées.

Ah ! Ah ! Tu m'as préféré une rose. Eh bien ! Voilà ce que j'ai fait du yorum de ton bâtard: un monstre infect.

Elle saisit les doigts boudinés du Gotelem et les plaque sur sa joue déformée.

- Ils sont méchants aussi avec moi. Maman elle était toute jeune. Ils ont mis du sel. Maintenant maman, elle est toute vieille.

- Pour toujours? Tandis qu'elle se délecte de l'odeur fétide de sa créature, son

regard monte rejoindre le Temps dans son éternité. Toujours? Sûrement pas! Si seulement tu savais, petite horreur…

Sur sa paille, Le Gotelem s'est apaisé. - Tu m'aimes, maman? Le regard de Gray Grinn redescend. Dans son œil rampe une

sorte d'arbre dont les racines ondulent. - Je te mangerais ! Le goût de la chair se dépose en plaques alléchantes sur sa langue.

Oh! Oui, sale bâtard, je te dévorerai. Au moins, je serai sûre qu'il ne restera rien de toi.

- Il est méchant, Wen-Sen-Athon. - Tu le connais? - Il dit que je ne suis pas à lui. Gray Grinn serre avec force le bâton Pikaïa. - Tu l'as rencontré? Tu lui as parlé? - Oui. - Il était seul? - Non. - Il était avec une jeune fille? - ...

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- Allez! Parle mon bébé. Tu l'as vu de tes yeux bien cachés sous tes gros sourcils, hein?

- Fleur des Saisons, elle a été gentille. C’est pas comme le grand qui est couvert de fer.

- Ah! Ah! - Et puis il y avait des drôles de gens. Leur tête brûlait comme un

feu. Ils m'ont fait peur. J'avais mal. Le Gotelem porte ses mains aux sourcils. Le bâton Pikaïa s'abat

sur le lit de paille. Les Amulhreds! - Qui encore était avec eux? - Un drôle d'animal tout transparent. - Un animal? - Un écureuil qui a des mains comme nous. Gray Grinn replie sa vengeance, la range proprement sur la pile

de ses préoccupations et choisit parmi ses panoplies d'inquiétudes, celle concernant Wen-Sen-Athon. Qu'est-ce que cela veut dire? Ses yorums voient des choses que je ne peux pas voir? Qu'est-ce que tu me prépares, Sélédunk? Oh! Mais ne crois pas que je vais te faciliter les choses! Et surtout ne te réjouis pas, je finirai bien par te mettre la main dessus !

Elle plonge les doigts jusqu'au fond du pot de confitures puis elle

les fourre dans la bouche du Gotelem qui les tête goulûment. - Mange, mon bébé, mange. Après tu vas dormir. Quand je

reviendrai, je te raconterai une nouvelle histoire. Il faut que maman travaille à retrouver sa jeunesse.

♦ ♦ ♦ S'ils se pressent tous dans la salle du trône, c'est que les courti-

sans sont venus aux nouvelles. Mais aucun d'eux n'oserait ouvrir les yeux sur la laideur de Gray Grinn, sur sa face un peu plus déformée, hérissée de piquants. Nul n'oserait parler de cette bosse sur la tempe… ni de sa couleur... Non personne n'oserait. Mais pour la Nearga, ils forment une masse compacte dont le fluide tente de se coller à sa mauvaise humeur. Entre les deux, l'ambassadeur Fun carillon.

- Que fait mon oncle, Eternital, le Temps, fils de l’Infini et de l’Eternité ? Lorsque je lui ai demandé d’effacer de la mémoire du bâtard, les maudites paroles, nous avions conclu un marché. Et il a reçu en paiement le pays des Amulhreds.

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Le corps fourchu de Fun carillon balance comme sous l'effet du vent. La Nearga pointe vers lui le bâton Pikaïa.

- Il devait le conquérir ! Or ce n’est pas encore fait ! Les Amulhreds vont et viennent comme elles veulent. Elles peuvent en toute impunité se mêler de mes affaires. C’est intolérable !

L'ambassadeur ne cesse de ployer. Une partie de son corps fendu est tourné vers Gray Grinn et l'autre vers la foule qui murmure. La Nearga veut imposer le silence mais, chose curieuse, celui-ci refuse de s'installer parmi la foule. Alors, dans la lumière bleutée, le bâton Pikaïa se déforme. En un rayon sombre, souple et lent, il se faufile à travers l’assemblée, poussant en avant la tête de poisson. Après s’être dressé et être resté un instant suspendu, il fonce, gueule ouverte et engloutit au hasard un courtisan. Interdit, le silence se précipite à la place qui lui avait été assignée. Une fois le bâton revenu à la Nearga, la gueule recrache tranquillement quelques ombres. La voix enrouée parle posément.

- Cette canne me vient de ma mère, Nuit des Ages Maîtresse des Forces Cachées, de la Nuit et des Ages anciens. Si quelques uns d'entre vous veulent croire que mes ennemis ont réussi à m'affaiblir, qu'ils le disent !

La fourche Fun carillon accorde immédiatement toute son atten-tion. Gray Grinn poursuit.

- De quoi Eternital a-t-il besoin? De soldats? D'espions? De courage? Je suis prête à lui fournir ce qu'il demande.

Elle baisse la voix. - Va lui dire que ma patience a atteint ses limites. S'il ne tient pas

sa parole, c’est la guerre. Je le détruits. Je prends ses pouvoirs! Elle tape le sol du bâton. - Pars tout de suite. Porte mon message ! Fun carillon incline l'une après l'autre, les deux branches de sa

fourche. Il parle d'une voix dissociée. - Après qu’il vous a dans le Gouffre Noir, l’aide apportée, Le

Temps Eternel pensait que vous étiez pour lui prête à concéder d’autres territoires. Mais bon ! Vos propos seront reproduits fidèlement O Eminente !

- Tu as intérêt à le convaincre, méfie-toi. Rappelle-toi qu'un jour Eternital t'a arraché le cœur et moi, Gray Grinn, je sais très bien où il l'a caché.

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Les courtisans partis, la colère de Gray Grinn peut enfin éclater dans tout le palais. Elle frappe le trône du bâton Pikaïa. Ses hurlements s'attaquent aux murs et aux voûtes qui tremblent.

- Tous des bons à rien ! La prochaine fois, je ne ferai confiance qu'à moi-même !

Elle parvient à se calmer. Le froid qui tourbillonne en elle ralentit et se fige. C'est le moment que choisit 100 pour sortir de la partie obscure de la Nearga.

- Hi!Hi! Eminente, vous n'avez aucun reproche à vous faire. N'oubliez pas que tout est la faute du soleil qui vous méprise. Fleur des Saisons...

- Tu as raison. Une légère mollesse assouplit son bras. Elle s'assoit et pose le

bâton en travers de ses genoux. - On peut se demander pourquoi la Maîtresse de l'Harmonie a

autorisé l'usage du sel contre moi? - Hi!Hi! Vous voyez! - Une statue de sel dont le sculpteur venait du pays des Barbes en

Pointe… Elle dresse le doigt. - Je ne l'oublierai pas! - Hi!Hi! Sans compter que Strategius... - Se mêle de ce qui ne le regarde pas! - Hi!Hi! Et ce n'est pas la première fois! 100 parle dans l'oreille de la Nearga. - J'ai découvert qu'il agit directement contre vous. - Je m'en doutais! Mais il n'a pas le droit... En fait il a toujours été

contre moi. Tu sais que Le Gotelem a rencontré Wen-Sen-Athon? - Hi!Hi! Son image, Eminente, uniquement son image. - Grâce au Sélédunk, il est autre chose qu'une image. - Hi!Hi! Mes ombres ont découvert qu'il est sorti du Gouffre

Noir par la galerie oubliée... - De l'ancienne mine ? Que compte-t-il faire? - Hi!Hi! Maintenant que sa Mémoire est détruite, il cherche à la

reconstituer. Il compte sur ses sens... . - Vraiment? - Hi!Hi! Fleur des Saisons et son yorum du Courage l'y poussent. - Et l'autre ? - Hi!Hi! Quel autre? - Il y a quelqu'un d'autre avec eux. Un animal aux mains

humaines.

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- Mes ombres n'ont jamais… - J’ai l’impression que seuls les yorums peuvent le voir. Tâche

d'en savoir plus. - Hi!Hi! Se peut-il que le Sélédunk... - Eh ! Eh ! On pourrait le penser. Mais je crois plutôt qu’il se fout

de moi. Il a du inventer un leurre pour me feinter… - Hi!Hi! Quels que soient vos ennemis, il faut les détruire Ô

Eminente! - Hum ! Sais-tu que le tribunal suprême de l’Infini et de l’Eternité

refuse d’interdire au bâtard de se reconstituer ? - Hi!Hi! Il vous aurait désavouée ? - Disons que je n’ai pas réussi à lui faire prendre complètement

parti. - Hi ! Hi ! Vous me cachez quelque chose, Eminente, vous êtes si

maligne ! - Ouais. Il se trouve que notre « souvenir » disparaîtra complète-

ment s’il vient à connaître trois échecs dans ses tentatives de récupé-ration de ses yorums.

- Hi ! Hi ! Bien entendu, celui de sa Mémoire compte ? - Hélas non. Trois échecs à partir de maintenant. - Hi ! Hi ! Et s’il disparaît, que devient le Sélédunk ? - Il n’y aura plus de Sélédunk ! - Hi!Hi! Mais… Et vous restez calme ? - Tu as raison. Cette décision des dieux, je pourrais la prendre

comme une nouvelle entourloupe du Sélédunk. - Hi!Hi! Vous devez donc absolument le capturer, Eminente. - Tu as mis le doigt dessus, cela ne change absolument rien à ce

que j’ai toujours envisagé. - Hi!Hi! Alors, il n’y a pas de problème ? - Oh ! Mais si ! D’après les dieux, je dois le capturer selon les

règles ! - Hi!Hi! Eminente, vous savez bien que les règles sont faites à la

fois pour les imbéciles et pour être contournées… - Contournées avec prudence, mon cher 100, avec prudence. - Hi!Hi! Avec prudence… et le bâton Pikaïa…. - Toi, tu as encore une idée derrière ta tête sombre ! - Hi!Hi! Si vous décrétiez l'Etat de Sortilèges, Eminente… Sur le conseil du général 100, Gray Grinn vient de décréter dans son empire,

« L’état de Sortilèges… »

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CHAPITRE 12

LE MONSTRE MILLEFEUILLES Le corps transparent de Wen-Sen-Athon sort à nouveau du trou

de la galerie. Tout est redevenu calme et silencieux. Que peut bien faire le Gotelem à attendre de l’autre côté du carrefour ? Il est assis dans un curieux engin garni de bancs, une caisse sur quatre roues. Bien qu’aucun cheval ou bœuf ne soit attelé, le yorum ne lâche pas les rênes passées entre ses doigts boudinés.

Wen-Sen-Athon redescend lentement. Il se sent comme un lapin pris dans un collet. Dans sa tête, les idées s’évanouissent, privées de l’air qui leur est indispensable.

- Il faut nous replier vers une autre sortie ! Le Roi Inconnu grommelle. - Nous n’allons tout de même pas capituler ! Fleur des Saisons récupère aux joues les couleurs qui s’en étaient

enfuies. Elle soupire, avale sa salive et prend une profonde inspiration. -Tu n’as pas le droit de fuir tes émotions, tes sens ! Gray Grinn

risque de les détruire. - Pas sûr qu’elle puisse ! La voix glaciale de Frig s’engouffre dans la galerie. Elle est

étonnement proche. - Grarrgh ! Ce qui va arriver à ces gens est entièrement de votre

faute. Wen-Sen-Athon remonte et s’arrête à hauteur de poitrine. Un

homme entre deux âges, en haillons, la figure sillonnée de rides, une femme aux cheveux filandreux, vêtue d’une robe de drap gris, entravés tous les deux, regardent un enfant. Le gamin d’une douzaine d’années, les pieds dans des chiffons, n’a sur le corps aucun habit, si ce n’est une culotte de fourrure. Deux soldats de glace pointent leur épée sur sa peau violacée. Ils le poussent, l’obligent à s’élancer sur la rue, au-delà du chariot occupé par le Gotelem. Une fois à l’endroit prévu, l’enfant reste calme. Il ne regarde pas ses parents. Il ne crie pas, il ne parle pas. Il ne pleure pas. Wen-Sen-Athon le voit parfaitement car il n’en est pas très loin. Le fils du Soleil voit aussi le sol se couvrir de ridules. Ce sont des

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bosselures, parallèles, nombreuses, en travers de la rue. La terre craque. A hauteur du gamin s’ouvre une crevasse, pas très longue mais garnie de pierres aiguisées comme une énorme gueule. L’enfant s’enfonce lente-ment. Il pourrait au moins tenter d’écarter les bras mais il n’en fait rien. Il part à l’oblique. Son corps est secoué. Sa tête disparaît en dernier. La crevasse se referme. La terre ondule comme si elle mâchait. La mère n’a pas cessé de crier et déjà les soldats poussent le couple sur la rue. Frig lance une brève explication.

- Grarrgh ! Ca lui apprendra à jeter des pierres au Gotelem. Après l’engloutissement des parents, le général de glace montre

une certaine irritation. - Grarrgh ! Vous allez vous rendre ? Est-ce que j’exécute tout le

village ? Tandis que le sol exhale des ombres qui ont des formes

humaines, Frig écoute. Il attend une réponse qui ne vient pas. - Grarrgh ! Vous ne pouvez pas fuir. La Nearga a décrété l’état de

Sortilèges. L’Eminente Fleur des Saisons sait qu’elle ne peut rien contre le bâton Pikaïa. Elle risque de finir dans le ventre de la terre Ogresse.

Ridiculusmus se ponctue de clignotements lumineux. - Bâton Pikaïa… bâton Pikaïa… je n’ai rien… là-dessus…

La respiration haletante de Fleur des Saisons laisse place à un murmure.

-Il faut que tu saches que le soleil a une sœur qui s’appelle Nuit des Ages. Ils ont grandi ensemble. Le soleil s’est nourri des forces visibles. Nuit des Ages, des forces cachées. Le bâton lui appartient.

- Forces… Energie invisible… mais d’une puissance incroyable…

- Comment le sais-tu ? - Tous les scientifiques… sont au courant… Ce qu’ils ne

savent pas… c’est qu’il existe… un bâton Pikaïa… - C’est une canne surmontée d’une tête de poisson Pikaïa.

L’énergie dont tu parles est cachée dans la gueule du poisson. - Vraiment ?

- Cette gueule est capable de transformer toute force visible en une ombre.

- Toute l’énergie ? - Sauf celle du soleil, bien entendu. Lorsque le soleil n’est plus là,

le bâton Pikaïa est le maître. Rien ne lui résiste et surtout pas la vie. - Et quelle est… cette histoire… de sortilèges… ?

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- Elle ne pourrait pas le prendre sans le bâton Pikaïa. Elle a dû le demander à Nuit des Ages, à cause de ses problèmes.

- C’est un peu… ce que tu redoutais… quand tu as reproché… à Wen-Sen-Athon… l’usage du sel… ?

- Un peu, oui. L’état de Sortilèges fait de la terre, une sorte de Pikaïa qui absorbe les forces visibles et les rejette en ombres.

Wen-Sen-Athon redescend dans la galerie, sentant souffler en lui

le vent d’une lâcheté héroïque. Son œil a l’air de savoir comment éviter Fleur des Saisons.

- Le seul moyen de ne pas te faire dévorer est de t’asseoir près du Gotelem.

Les ponctuations de lumière se font remarquer à travers Ridiculusmus.

- Qui te dit… que son chariot… ne va pas… - Il ne risque pas plus que Frig et ses soldats. Ils sont tous

placés sous la magie du Pikaïa. Le regard de Wen-Sen-Athon glisse sur le robot virtuel et

traverse le haut du front de la maîtresse de l’Harmonie, restant fixé à la racine des cheveux, n’osant pas descendre jusqu’aux yeux. Le fils du Soleil ressent la honte coller une plaque imperméable sur son front et un bouclier sur sa poitrine. Elle l’isole du monde, le laissant le nez dans un haut le cœur violent. Me rendre ! Moi !! Quand je pense que je hais l’esclavage ! Après tout, je comprends que des gens fassent le choix de l’asservissement. Tant qu’il y a de la vie…

- Gardons confiance, le Sélédunk nous protègera.

Sans que Le Gotelem n’ait esquissé un geste, le chariot vient se ranger devant le trou de sortie de la galerie. Wen-Sen-Athon sort le premier, suivi du Roi Inconnu lequel hisse Fleur des Saisons. Ridiculusmus se contente de survoler l’ensemble. Le monstre, perdu dans ses énormes sourcils ne bouge toujours pas. Pourtant le chariot se met en route, prenant la direction du château. Wen-Sen-Athon déclenche un « Palsandir ! » qui l’isole en compagnie de son yorum. « Où allons-nous ? Maman nous attend ! Ce n’est pas ta mère ! Je sais. Mais elle est gentille avec moi. »

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Le jeune homme rejette le voile. Ses compagnons se taisent. Fleur des Saisons a les yeux sur les maisons, sur leurs toits pentus, sans cheminée, leurs portes closes. La rue est déserte, en dehors naturellement, des soldats qui la jalonnent. Des soldats, il y en a partout. Même derrière le village dans la forêt de hêtres biscornus, sur le pont-levis et encore plus dans le parc du château. On les fait descendre devant une bâtisse adossée à une Tour sombre. On les pousse dans un corridor d’où ils aperçoivent, à travers des colonnades, la cour arrière du château et au loin, la cime des arbres de la grande forêt.

Gray Grinn, appuyée sur une canne surmontée d’une tête de poisson, les attend au seuil d’une salle. La figure coupée en deux de la Nearga est cachée en partie par un masque, du côté glace. Ses cheveux blancs tombent comme de la filasse. Ils contournent une horrible bosse qu’elle a près du front.

Bienvenue dans ma Monstrerie ! L’endroit ronronne d’une quiétude inquiétante. Wen-Sen-Athon

tente de regarder derrière les propos doucereux de Gray Grinn. - Tu ne risques pas d’être dérangée par la foule. Les gens se sont

enfermés chez eux ! Le fils du Soleil n’avait pas remarqué le général 100, penché au

bord de la partie nuitée. Hi ! Hi ! Ca tombe bien, comme tu le sais, la Nearga a

horreur de se mélanger au bas peuple ! Où sont les courtisans ? Hi ! Hi ! L’Eminente Nearga a jugé qu’ils lui faisaient… de

l’ombre… Mais donnez-vous la peine d’entrer ! Gray Grinn, lourdement appuyée sur sa canne les observe un à

un. Elle dévisage le Roi Inconnu. - Toi, tu es le yorum du Courage de Wen-Sen-Athon. En

principe, je ne peux rien contre toi car tu es protégé par le Sélédunk.

Des soldats les obligent à monter par un escalier tortueux sur une scène. Wen-Sen-Athon a l’impression d’être dans un théâtre mais aussi dans une salle de tortures : les murs sont couverts de fers et de chaînes solidement ancrés. Un grattement insolite lui emplit les oreilles.

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Gray Grinn s’est assise dans son trône, les pieds sur Le Gotelem qui s’est couché par terre.

Cette barbe, cette tête couronnée… Je me souviens. Tu avais affronté Kéjal-Nébir, mon père. Tu avais pris la défense d’une de ses concubines qui s’était mal comportée !

Le Gotelem redresse la tête pour mieux regarder le Roi Inconnu à travers la jungle de ses sourcils, puis se recouche.

Si je t’attachais, tu briserais tes fers. Donc je ne le ferai pas. Mais si jamais tu tentais de t’échapper…

Le Roi Inconnu jette un regard appuyé à Wen-Sen-Athon. La tête diaphane du jeune homme balance d’un signe négatif. Gray Grinn continue à gratouiller distraitement le ventre du yorum avec la pointe du bâton Pikaïa. Soudain elle frappe sur son accoudoir.

Je ne te le conseille pas ! Réveillé, Le Gotelem sursaute et s’agite.

Maman ! Maman ! J’avais oublié de te le dire. L’écureuil qui a des mains, il est là au-dessus d’eux !

La Nearga paraît ne pas entendre. A l’un de ses gestes, deux hommes de glace apportent une table de bois et la posent devant le trône. Sur la scène, Frig a fait saisir Fleur des Saisons. On lui retire son manteau, on lui met des fers à chaîne, au cou, aux bras et aux jambes.

Non ! Ton Courage ne voudrait pas faire prendre de risques à ton autre yorum ?

La Nearga s’assoit, pointant du doigt Wen-Sen-Athon. Tu aimes toujours rester debout, je vois. Tu sais que tu me

préoccupes ? Vraiment ? Tu as déjà subi un échec. Les échecs ne me font pas peur. Eh ! Eh ! Moi, ils me font mal. Si ! Si ! Mal ! Ta mémoire a

disparu et on ne peut pas dire que cela s’arrange pour toi. Ne t’inquiète pas trop tout de même ! Tu n’as pas l’air de savoir que les dieux, nos ancêtres, ne t’ont

accordé que trois échecs ? Après … Mais à quoi bon parler d’après… hein ?

L’enveloppe translucide du fils du Soleil s’envole et vient se

planter devant la Nearga. Dans le regard de Gray Grinn Wen-Sen-Athon ne voit que le vide, l’absence de vie. Il n’y a rien ! Sauf peut-être dans le

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milieu, dans le lointain, il devine un point sombre où semble tapie une puissance menaçante.

Tu veux le Sélédunk ! C’est ce qui te perdra. Je me vengerai du soleil. Ta disparition sera son châtiment.

Poussant du pied Le Gotelem, Gray Grinn se met debout. Wen-Sen-Athon s’élève dans les airs mais la voix enrouée l’atteint avant qu’il ait rejoint Fleur des Saisons.

Quand je regarde dans le livre de la Nuit des Temps et que je vois de mes propres yeux combien ma mère a souffert de l’égoïsme et de la voracité du soleil, son propre frère…

Elle agite le bâton Pikaïa. Il ne lui a laissé que des restes. Mais sur ces restes, elle a

construit sa puissance. Oui, malgré vous et votre lumière préten-tieuse, ma mère est toujours là, invisible, au centre de l’univers. Une partie de sa force est dans cette canne. Elle frappe le sol de la pointe du bâton, puis elle l’exhibe comme si elle voulait en frapper le fils du soleil.

De cette canne, méfie-toi, elle est l’équivalente du Sélédunk. Elle se rassoit.

Je ne serais pas étonnée qu’elle soit plus forte que lui. Wen-Sen-Athon a le sentiment que la gueule du poisson le

guette, prête à le transformer en ombre. S’il fallait que je protège le monde en disparaissant, je le ferais. Mais il serait malgré tout détruit par cette folle !

Le Gotelem s’est redressé plusieurs fois. Il n’a pas l’air de supporter que Gray Grinn s’intéresse à autre chose qu’à lui.

Maman ! L’écureuil, il écoute tout ce que tu dis. Le fils du Soleil sent sa patience minée par les attaques répétées

de son yorum. Gray Grinn sourit. Regarde plutôt notre Fleur des Saisons. Eh bien, ma belle !

Que la Beauté te soutienne ! Te voici attachée. Comme ton père. Tu te souviens ?

La jeune fille est assise à même le sol, les coudes posés sur ses cuisses. Sa tête est penchée sur le côté. Ses cheveux bruns séparés par son épaule, tombent sur son dos et sa poitrine. Elle voit les paroles fielleuses sortir de la bouche de son ennemie et se transformer en une gelée qu’elle ne peut empêcher de s’insinuer en elle pour se dilater brusquement, à la faire éclater.

Tu as de quoi te vanter ! Tu as torturé Ulysse. Quant à Khena..

Je l’ai changée en statue de glace.

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C’est ce que tu voudrais me faire croire ! Penses-tu que je n’ai pas la puissance d’anéantir ta mère ? Ta puissance, comme tu dis, est rongée de l’intérieur. Qu’est-ce que tu racontes ? Par une souffrance. Je voudrais bien savoir laquelle ? La jalousie. Tu es jalouse de tout et de tout le monde. Il n’y a

que toi qui comptes! Gray Grinn cramponne le bâton Pikaïa. Ses lèvres s’étirent dans

un faux sourire. Tu as remarqué ? Eh ! Eh ! Ce qu’il y a de vrai dans tout cela,

c’est que toi, dans quelques instants, tu ne compteras plus ! Elle continue à sourire mais elle sent la glace craquer dans ses

articulations. Je ne comprends pas comment tu as pu laisser utiliser le sel

contre moi ! Je n’ai pas pu l’empêcher. D’abord je ne suis plus dans le

jardin de Joudaïa. Comme tu le sais, c’est là-bas que sont mes pouvoirs. Ensuite, mon ombrelle magique a disparu…

Gray Grinn savoure la consolidation de la cassure entre elles. Vous tous avez piétiné mes droits. Vous m’avez offensée ! Tu as raison de parler des droits, toi qui ne fais jamais

attention aux autres ! Les autres ? De qui parles-tu ? Des gens. Des gens ? Tu veux dire des humains ? Demande-t-on l’avis

d’un arbre ou d’un insecte ? Les gens font partie de la nature. Ils sont la nature. On ne pense pas à la nature, on vit dedans, c’est tout !

Tu ne vas pas me dire que tu leur fais du mal sans t’en apercevoir ?

Si ! Mais toi, ce que tu fais contre moi, c’est mûrement réfléchi.

Autrement dit, tu transformes les gens en monstres sans savoir ce que tu fais ?

Gray Grinn, les lèvres relevées sur ses dents de glace, le reste de

la bouche dans l’ombre, le regard au centre de l’univers, lève le bras, main ouverte, le pouce près de l’index, les doigts légèrement écartés.

Tout ce que j’entreprends, moi, c’est pour le bien du monde. Si je ne prenais pas les affaires en main, tout s’éloignerait de l’harmo-nie. Qui est ta fonction, je te le rappelle !

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Fleur des saisons, les mains sur son estomac tente d’apaiser une sensation d’irritation acide qu’elle ressent.

Tu ne sais pas ce qu’est l’harmonie. Ma fonction n’est pas ce que tu penses. C’est de faire accepter le plus petit pas le plus grand. Le faible doit vivre autant que le fort. Le vieux, à côté du jeune. Et toi, tu ne fais rien respecter de tout cela.

Bon ! Puisque tu veux être du côté des faibles, tu vas être servie !

Gray Grinn se renverse dans son trône et regarde le plafond.

Mais peut-être que tu t’y habitueras très bien. J’ai maintes fois observé que les faibles comme toi s’habituent à la souffrance. Dès qu’elle est là, ils l’oublient.

Elle allonge les jambes par-dessus le ventre du Gotelem. Certains sont faits pour la souffrance. On parlait de ton père,

tout à l’heure. Tu es comme lui, tu aimes çà ! Le dos de Fleur des Saisons est parcouru de frissons.

La vie souffre, c’est vrai. Mais tu ne peux pas le savoir, tu n’es pas la vie !

- Tu n’es qu’une idiote ! Il n’y a rien en dehors de ma force. Et surtout pas les humains. Avant la vie, je suis !

L’acide dans l’estomac de Fleur des Saisons remonte vers le cœur. Elle sent sa poitrine insupportablement tendue. Dans sa tête, les idées tentent de faire baisser la pression. Et elle se veut une menace permanente, c’est parce qu’elle n’est pas sûre d’elle-même. Et comme elle a pris une forme d’être vivant et comme elle est confrontée à la vie, elle subit forcément son influence. La vie l’atteint. C’est pour cela qu’elle ne l’aime pas.

Le Gotelem s’est mis à genoux. Il a posé sa tête difforme sur les

genoux de la Nearga qui a la mine comblée de celle qui constate que son enfant est repu.

- Après tout, tu n’as rien à m’apprendre. Regarde comme je me comporte avec lui. Est-ce que je ne suis pas une bonne mère ?

Elle caresse le haut du crâne en forme de langue. Hein, mon bébé ? Pour être une bonne mère, il te faudrait des sentiments.

Cela suffit ! Pas de ça entre nous, je te prie. Le Gotelem se lève et de son pas maladroit monte sur la scène

pour regarder Fleur des Saisons sous le nez. Maman, elle m’aime !

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La jeune fille reçoit la puanteur du monstre. Son regard monte vers Wen-Sen-Athon.

Tu es adulte, Gotelem. Pourtant tu vis dans un monde sans soucis. On t’a accroché à ton enfance, comme moi à ces murs. Tu te crois dans la douceur, tu es dans la souffrance. Tu dors et le réveil sera dur. Le monde des adultes est violent. Tu le sauras dès que tu auras compris que Gray Grinn n’est pas ta mère.

Le fils du Soleil observe la Nearga, immobile dans son trône, puis

il regarde les ailes de glinx et autres pattes de chargnes incrustés dans les murs. Il fixe un moment Le Gotelem dont il ressent la difformité à l’intérieur de lui-même. Son regard croise enfin celui de Fleur des Saisons.

Pourquoi m’avoir poussé à écouter mes sens ? Comment veux-tu que j’accepte ceux-ci, tellement arriérés ? Aussi traîtres ?

Il contourne son yorum qu’il examine sous tous les angles. - Tu vois ce que les sens peuvent être? Des monstres hideux ! Fleur des Saisons sourirait presque de voir Wen-Sen-Athon

perdu comme un enfant dans les immenses palmeraies du jardin de Joudaïa.

N’oublie pas que c’est la Nearga qui les a rendus ainsi. Car les sens sont aussi la porte de l’harmonie. Ils te permettent d’évaluer, d’apprécier. Il faut t’en occuper.

Elle allonge, plie plusieurs fois les jambes, en faisant une grimace. Si on les néglige, alors ils redeviennent sauvages. Le sens de la

musique, par exemple, si on ne l’éduque pas, il n’est qu’un animal qui se sauve quand on veut l’approcher.

Elle s’assoit sur ses talons, lançant la longue chaîne retenant le fer du cou par-dessus son épaule.

Le devoir de chacun est d’éduquer ses sens. Pour participer à la nature. Pour se prendre en main. Pour ne plus dépendre de ses instincts.

L’inconfort que la jeune fille surmonte pour s’intéresser à lui est comme une couronne brillante, un peu flasque qui flotte au-dessus de Wen-Sen-Athon et qui, trop large, au lieu de se poser sur sa tête, descend lui emprisonner les épaules. C’est vrai que j’ai oublié mes sens. Elle a raison. C’est peut-être moi qui en ai fait un monstre.

Fleur des Saisons lit sur son visage. Ce que tu penses est juste. Tu es le premier responsable. Il

t’appartient maintenant de les apaiser.

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Gray Grinn tape le sol de la pointe du bâton. Derrière le trône, Frig tourne les talons.

J’aurais pu exiger de vous la livraison de celui qu’on appelle dans les masures « Homme sans Visage » et qui, entre-nous doit être une de vos inventions puisqu’il prétend être le frère de Wen-Sen-Athon.

Elle guette par-dessus son épaule le retour de Frig qui a disparu vers le propylée.

Mais après tout, je ne vais pas courir partout. Il faut aller au plus simple, n’est-ce pas ? Je me contenterai du Sélédunk.

Elle reste un instant à méditer, les yeux dans le vague, en direction de Fleur des Saisons. Entendant le pas saccadé de Frig, elle fait, avec une grande application, un signe menaçant, du tranchant de la main.

Ah ! Tu aimes les sens ! Le géant de glace, monte sur la scène, la main tendue à

l’horizontale. Wen-Sen-Athon tente d’apercevoir ce qu’il porte dans la paume. Il n’a cependant pas besoin de produire un effort particulier car le géant se penche et dépose quelque chose près de la jeune fille. A ce qu’il peut en juger, cela ressemble à un bouquet minuscule. Du persil peut-être ? Non ! La couleur des fleurs…

La Nearga, les traits en jubilation, la bouche en gémissements, grimpe en piétinant les escaliers de la scène. Sa démarche est tellement pénible que Wen-Sen-Athon apprécie combien elle en rajoute. Elle bouscule néanmoins Le Gotelem en lui donnant l’ordre de redescendre. Elle se penche sur Fleur des Saisons.

Tu vas devenir laide ! Tu vas souffrir ! Elle ramasse le bouquet et l’exhibe.

J’espère que tu l’as reconnu ? La jeune fille jette un coup d’œil à son compagnon. Elle penche

la tête en avant, sa bouche vient mordre son majeur. Son regard glisse vers le mur. La voix de Gray Grinn jette dans ses oreilles des paroles ironiques.

- Il ne va pas tarder à grandir ! Elle s’esclaffe et force sur son timbre enroué. - Avec de belles feuilles ! Courbée en deux, appuyée sur le bâton Pikaïa, elle regarde en

coulisses, derrière elle, le visage très proche de la jeune fille. Quand il sera assez fort pour t’enlacer, il va commencer à

respirer ta peau. N’est-ce pas, Wen-Sen-Athon ? Elle ricane.

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Cela le fera réagir car, vous le comprenez tous les deux, il trouvera beaucoup de plaisir dans cette approche.

Gray Grinn laisse se poser sur son visage côté glace un enduit de satisfaction.

Ensuite notre Monstrinet va te toucher, t’explorer, te palper. Et là, je sens qu’il va encore frissonner de plaisir. Qu’en penses-tu, jeune fille ? Toi aussi ?

Elle éclate de rire tout en dévisageant le fils du Soleil. Tu n’es pas jaloux, au moins ?

Elle poursuit, avec des allures de grand-mère racontant une histoire.

Après cela, il va te goûter, feuille par feuille. Tu voudras bien l’excuser s’il bave un peu mais il est si goulu.

La bosse qu’elle a au front paraît se gondoler. - A la suite de cette mise en bouche, si je puis dire, viendra enfin

son repas. Il va te serrer de plus en plus fort pour que tu saches qu’il t’apprécie. Tu auras un peu de mal à respirer. Mais quand on se sent aimée… !

Son regard et sa voix deviennent plus durs. - Toujours pas jaloux, l’Homme ? Elle guette une réaction qui ne vient pas. - Finalement, ta peau se dissoudra. Elle ira nourrir ce magnifique

Monstrinet qui grandira encore et dont les « feu-feuilles » deviendront encore plus belles.

Elle se redresse, poussant sur le bâton. - Et tout en haut de ses branches, je me réjouirai de voir pousser

en ton honneur, une fleur. Une fleur magnifique. Laquelle ? Voyons voir… Une rose ? Pourquoi pas ? Ou une marguerite ? Ou un souci ?

A petits pas pénibles, elle reprend le chemin de l’escalier. - Il ne restera plus rien de toi, à part cette fleur. Tu te rends

compte ? Plus rien. Rien. Que le Sélédunk, tout seul par terre. Elle clopine, s’appuyant sur son bâton, en parlant moitié pour

elle, moitié pour qu’on l’écoute. - Je le ramasserai. Il sera à moi. Enfin ! Je l’aurai bien mérité,

non ? Elle soupire, après s’être laissé tomber sur son trône. - Ah ! Les sentiments ! Si j’en avais ! Fleur des Saisons, assise, a ramené ses jambes contre elle tout en

observant la plante. La Nearga fait signe au Gotelem de se coucher à ses pieds.

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- Mais il y a une chose que je regrette. Et que j’ai observée chez ceux qui ont soi disant des sentiments…

Elle prend le temps de bien détacher ses mots. - Tu n’auras pas le temps de lire ta déchéance dans un miroir. Tu

vas vieillir d’un seul coup. Tu ne connaîtras pas la souffrance de la déchiffrer sur le visage de ceux qui t’aiment. Tu sais, ceux qui font semblant de rien.

Elle se tait pour vérifier si la jeune fille est attentive. Lorsqu’elle sent que ses paroles portent, elle continue.

- Ceux qui font comme si tout était normal. Qui te regardent droit dans les yeux avec le regard brillant. Tous ces hypocrites qui te fixent sur ce que tu es devenue : un spectacle pénible !

Sa main replace ses cheveux blancs, effleurant la bosse près du front.

- A mon grand regret, tu ne connaîtras pas cela. Mais revenons à la plante. Est-ce qu’enfin tu la reconnais ? Non ? Et toi Wen-Sen-Athon ? Non plus ? Tu devrais, car celui qui va devenir le monstre Millefeuilles, c’est le yorum de ton appétit !

Le fils du Soleil ne desserre pas les dents. - Comme ce yorum est le tien, le Sélédunk ne peut le traiter en

ennemi. Pourtant, il est de mon côté. Et n’espère pas le faire changer de camp, il est l’œuvre du bâton Pikaïa qui vaut bien ton bijou magique.

La voix enrouée de Gray Grinn a beau faire des efforts pour s’éclaircir, elle échoue.

- Dès que Fleur des Saisons aura été digérée, dès que j’aurai ramassé le Sélédunk, toi le souvenir, l’homme transparent, tu auras juste le temps de regretter de ne pas avoir été mon fils. Juste le temps, avant que je t’oublie.

A la limite de la partie nuitée, le général 100 murmure à l’oreille

de sa maîtresse. - Hi ! Hi ! Eminente, le moment est venu de vous parer de vos

habits ! La Nearga se met debout avec une vivacité retrouvée. Deux

gardes posent cérémonieusement sur sa tête un bonnet sombre surmonté d’une crête animée de brins de nuit fluctuants, bonnet qui lui couvre les oreilles, laissant le front dégagé. On lui dégrafe le manteau à col de givre. On la couvre d’un autre, entièrement noir.

Wen-Sen-Athon cherche du regard un point très haut comme s’il voulait faire appel à son père. Une sorte de cascade coule dans sa poitri-ne. Il sent les eaux s’accumuler, grossir, l’étouffer sans qu’elles puissent

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s’évacuer. Son enveloppe translucide s’élève, il plane à l’horizontale, les bras écartés, les jambes surélevées par rapport à sa tête. Il a une impres-sion de lourdeur. Ses lèvres remuent à peine.

- Palsandir ! Son yorum de l’appétit lui apparaît tel qu’il est : un amas

buissonnant. - Toi aussi tu es sous la coupe de mon ennemie ? Il guette une réponse, en vain. Pire ! En Wen-Sen-Athon, les

eaux dans sa poitrine s’évaporent remplacées par un grouillement qui coule jusque dans son ventre.

Le Gotelem allongé ne bouge pas sa grosse et longue tête en forme de langue. Malgré cela, le fils du Soleil entend sa voix moqueuse.

Tu vois ce qui arrive ? Maman est la plus forte ! Qu’est-ce que tu crois ? Toi aussi tu vas être mangé par le Monstre

Millefeuilles. Il ne peut pas. Il est comme moi, un yorum de toi. Maman l’a dit. Elle

ne ment pas. Ce yorum est ensorcelé par le bâton Pikaïa. Il ne te reconnaîtra pas, tu

verras. C’est pas vrai. Maman ne voudra pas. Ce n’est pas ta mère ! Elle, au moins, elle m’aime. Pas comme toi. C’est de ta faute. Après

tout ce que… Mais non, elle ne t’aime pas ! Oh ! Et puis…

Il rejette le voile. Le Gotelem redresse la tête comme s’il se réveillait. Il pousse sur ses bras pour se lever. Un genou au sol, il tend un doigt boudiné en direction du fils du Soleil.

- Maman, l’écureuil, il vole à côté de Wen-Sen-Athon ! - N’y pense plus, mon bébé. C’est une invention minable, un

petit personnage inoffensif. Tu ne vas tout de même pas croire que je vais me laisser prendre par une astuce aussi grosse que le soleil ?

La voix enrouée tente de se faire douce. - Quand j’aurai le Sélédunk, en plus du bâton Pikaïa, les deux

s’uniront pour me donner les pouvoirs du jour et de la nuit. Elle se mordille doucement le bout des doigts. - Le temps… Ma jeunesse… Wen-Sen-Athon plane au-dessus d’elle.

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- Quoi ? Tu rêves de maîtriser le temps à la place d’Eternital ? C’est bien ce qu’on disait, tu n’en as jamais assez !

- Mais c’est pour le bien du monde. Regardez. Même vous, je suis sûre qu’au fond vous êtes de mon avis. Eternital est nul. Pas foutu de venir à bout des Amulhreds.

S’appuyant sur le bâton, elle fait quelques pas. - Et puis j’ai besoin de retrouver ma jeunesse. Il faut dire que ton

frère m’a bien arrangée. Elle pouffe. - Le monde retournera dans le passé. Oh ! Pas très loin. Juste

après le moment délicieux où je t’ai fait éclater. Elle s’arrête, nez en l’air pour le regarder. - Et puis nous resterons à cet instant. Pour toujours. Fleur des

Saisons sera au Gouffre Noir et toi, tu ne seras plus là. - Tu es dingue ! Gray Grinn sent un bouillonnement froid poussé par une vague

déferlante se précipiter dans sa partie glacée. Ah ! Je suis dingue ! Ah ! Tu ne me crois pas. Tu m’insultes une fois de plus. Nous allons bien voir !

La voix enrouée se fait presque joyeuse. - Savez-vous mes chéris que Le Gotelem est un bébé merveil-

leux ? Il a des qualités peu ordinaires. A son invitation, le yorum de Wen-Sen-Athon vient se caler

contre ses genoux, entre le trône et la table. - Regardez bien. Dès que je lui cite le nom d’un plat, il est capa-

ble de l’imaginer. Et dès qu’il est imaginé, le plat apparaît sur la table, aussi vrai qu’un vrai. Formidable, non ?

Elle fait semblant d’attendre un commentaire. Hein ? Vous ne me croyez pas ? Mais si ! Mais si ! Moi ce que je trouve

de plus terrible, c’est que plus les plats sont appétissants, plus ils font grandir le yorum de l’appétit.

Elle se tient le menton. - Savez-vous ce qui arrivera lorsqu’il ne pourra plus se maîtriser ? Fleur des saisons a l’impression que son corps s’est vidé. Qu’elle

est une grosse outre dans laquelle vole une grosse mouche qui bourdon-ne en se cognant aux parois.

La Nearga annonce : - Croquettes de pommes à la framboise ! Le Gotelem, la tête dans ses mains difformes, se concentre. Sur la

table, c’est d’abord flou. Puis des croquettes rondes, dorées, dodues, appétissantes se matérialisent. Elles se nappent d’un rouge foncé à l’odeur de framboise qui coule sur la table. Sur la scène, la plante frémit

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et s’allonge comme si elle s’étirait à l’issue d’un sommeil et que, frappée par les effluves, elle se posait la question du petit déjeuner.

Gray Grinn caresse le crâne du Gotelem tout en scrutant Wen-Sen-Athon.

- Je n’ai pas mis de glinx. C’est dommage. Ton appétit adorerait mais je n’ai pas voulu le surcharger. Il aura bien assez de viande tout à l’heure !

Le fils du Soleil cherche une issue vers lui-même. Mais les portes

sont fermées avec de gros verrous. Il lui est impossible de s’atteindre. Dire qu’autrefois c’était si facile. Je n’avais qu’à le décider et j’avais une influence sur mes goûts, mon appétit. Quand je pense qu’il a fallu que j’éclate pour m’en apercevoir. C’est sans doute parce qu’ils ne sont plus à moi que je m’en rends compte. Pauvre Gotelem, il est tendre au fond ! Et peut-être qu’il ne me demande qu’un peu d’attention, de considération. Il n’est peut-être pas trop tard ?

Wen-Sen-Athon se laisse glisser sur l’air. Le Sélédunk émet en direction de la tête en forme de langue, un flash qui laisse à Fleur des Saisons une odeur de parfum. La Nearga qui ne s’est aperçue de rien gratouille le dos du yorum.

- Fleur des Saisons, ma chérie, tu sais que je ne t’en veux pas. Si tu me remets le Sélédunk, tu resteras en vie, je te le promets.

La jeune fille, allongée sur le côté, les genoux repliés, les bras croisés, les mains agrippant les épaules, a dans les yeux la méfiance craintive du petit animal face à un fauve.

- Qu’arrivera-t-il ensuite ? - Pour toi, tout redeviendra comme avant. La jeune fille se tait. Il lui a semblé un bref instant que Le

Gotelem avait pris la forme de Wen-Sen-Athon. Le jeune homme lui fait signe de détourner l’attention de Gray Grinn. La jeune fille avale sa salive. Elle force le ton.

- L’ennui avec toi, c’est que tu te complais dans le passé ! Enfin, je veux dire, un certain passé.

Un rayon du Sélédunk atteint la partie nuitée de la Nearga. - Le passé ? Bientôt, j’en ferai un présent pour le rendre

conforme à ma volonté. La tête du poisson Pikaïa ouvre la gueule. Gray Grinn se secoue.

Elle a l’impression d’avoir perdu conscience quelques instants. - Et puis d’abord, qu’est-ce que tu racontes ? Le Pikaïa est

capable d’aller dans l’avenir chercher ce qui lui est nécessaire. Il est l’inverse exact du Sélédunk.

- Alors pourquoi vouloir le Sélédunk ?

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- Faut-il que je me répète ? Mais bientôt tout ceci n’aura plus d’importance pour toi. Tu n’auras même plus besoin de Wen-Sen-Athon.

- Oh ! Comment peux-tu… - Il pourra même partir en compagnie de l’écureuil que je ne vois

pas. Mais peut-être sera-t-il plus intéressé par ce qui se passe ici et qu’il voudra attendre la fin ?

Elle serre entre ses doigts la nuque du Gotelem. - Pochettes croustillantes de chèvre dans leur berceau chou et

carotte... Des branches poussent à la plante. Elles sont souples. Elles

tiennent du ver et du serpent. Noirâtres, elles se balancent et se tortillent. Le Roi Inconnu réalise que de la gueule du Pikaïa sortent des

ombres qui, en filets, s’introduisent dans le Sélédunk. Il tire son épée dont la lame rougit, blanchit. Gray Grinn le regarde descendre de la scène. Elle ne bouge pas. Elle n’a pas à le faire. La lame de l’épée devient bleue, s’éteint. La Nearga interpelle Wen-Sen-Athon.

- Tu veux que ton courage finisse en ombre ? Le fils du Soleil s’interpose entre Gray Grinn et le bâton. - Elle a raison. Le Pikaïa réagit comme le Sélédunk. Celui qui

l’attaque est perdu. Gray Grinn hoche la tête. - Vous vous croyez tout permis, hein ? Cela me rappelle le jour

de ta présentation à la nature, sur la montagne de Hagghor. Tu te souviens ?

Elle frappe le sol du bâton, menaçante. Le Roi Inconnu recule et regagne la scène, près de Fleur des Saisons.

- Le Soleil, les Nuages, l’Infini, l’Eternité, le Hasard, le Destin, le Temps et même la Rose ! Ils étaient tous là. Il ne manquait que nous, le Froid, la Nuit, le Monde Obscur. Vous vous étiez permis de ne pas nous inviter !

Elle serre l’épaule du Gotelem. - Nous n’étions pas assez bien pour vous ! Elle lance, - Granité de melon à la cristophine sur lit de menthe givrée. Alléchée, la plante développe ses tentacules. Des feuilles se

forment. Ce sont des agglomérats boutonneux vert pomme, jaune citron, orangé, bleu délavé, rouge sang. Wen-Sen-Athon ne s’est pas éloigné. Gray Grinn observe la table à travers lui en faisant des bruits de langue.

- Je mange. Je déguste ma vengeance. Elle est délicieusement froide. Tu en veux ?

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Elle se tait un moment. Elle écoute. Dans le lointain, un gronde-ment, puis un autre comme si un orage…

- Essaierais-tu d’appeler Strategius à ton secours ? Tu aurais tort. Sais-tu que j’ai décidé de le détruire ?

Le général 100 sort de la partie nuitée. Hi ! Hi ! Il veut vous attaquer sans doute ? Il a dû apprendre que

ses amis sont prisonniers. Il croit pouvoir vous réserver un de ses coups tordus. Il ignore que vous avez pris les devants, O ! Eminente.

Gâteau à la crème, au sucre et à la pulpe de raisin. Sur chaque feuille éclot une langue semblable à celle d’un lézard,

allongée, coudée, d’un transparent bleui, irrigué de veines rouges qui affleurent sous une espèce de peau.

A l’intérieur de Wen-Sen-Athon, les portes se déverrouillent. Il

commence à les ouvrir une à une avec l’intention de faire entrer Le Gotelem. Après tout, ce n’est qu’un enfant qui a besoin d’une famille.

- Palsandir ! Sous le voile, le yorum est grognon. - Qu’est-ce que tu veux encore ? - Fais attention. Tu vas bientôt être la victime de tes propres plats. - C’est pas vrai ! Maman ne fera jamais ça. Et puis tu n’es pas gentil avec

moi. - Qu’est-ce que c’est, être gentil ? Apparemment Le Gotelem n’avait pas prévu de réponse à cette

question. - Euh… ! Bah, Maman, elle me raconte des histoires. Wen-Sen-Athon sourit. Il fait sa voix la plus douce, la plus tendre possible. - C’est une histoire que tu veux ? - Oui - Une vraie ? - Oui. - Vraie de vraie ? Le Gotelem acquiesce de la tête. - Tu veux que je te raconte comment le Roi Inconnu qui vivait à la place de

mon yorum du COURAGE a rencontré le père de celle que tu appelles maman ? - Oh ! Oui. - Alors écoute. « C’était un jour, il y a très longtemps, un roi traversait les

plaines à cheval. Il était très gentil car son métier était de défendre tous ceux qui en avaient besoin. Soudain, il aperçut Kéjal-Nébir, le Froid-aux-dents-de-glace, le père de Gray Grinn. Le Froid était armé d’un gros bâton et il frappait, frappait.

- Il battait qui ?

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- La campagne. Alors le roi, poussé par un courage qu’il ne se connaissait pas, jeta son cheval sur Kéjal-Nébir, en levant son épée. Hélas, le Froid, plus rapide lui porta un coup en pleine poitrine. Le roi tomba de cheval et s’assomma. La campagne, réalisant que le Froid allait continuer à la battre, se mit à trembler. Et quand la campagne tremble, c’est un tremblement de terre. Ce fut terrible ! La campagne trembla et se dressa en une montagne qui jeta au loin Kéjal-Nébir, tout en faisant bien attention au roi qui s’éveilla près du sommet. Le roi dit à la montagne « Il ne fallait pas vous fâcher, je vous aurais défendue ! ». Alors la montagne dit doucement « Le Froid est mon amant. Il est jaloux car il vient d’apprendre que j’attends un petit, dont le papa est le Raz-de-marée. »

Comme le roi la regardait avec une grande tendresse, elle lui dit de ne pas s’inquiéter, de s’asseoir et d’attendre. Le roi s’assit donc contemplant la respiration de la montagne qui était une sorte de brume. De la brume sortirent comme des ronds de buée. La montagne regarda son ventre qui allait jusqu’au bas d’une grande falaise. La mer s’approcha sans bruit pour l’aider. Et à la grande joie du Raz de marée, la montagne accoucha d’un écureuil. Et cet écureuil avait des mains humaines. »

- Qu’est-ce qu’il a fait, Kéjal-Nébir ? - Il a dit « Comment as-tu pu donner naissance à un rat aussi ridicule ? » - Ce n’était pas un rat, c’était un écureuil. - D’accord avec toi mais le Froid disait que c’était un rat. - Il était bête, hein ? - Très bête. « Alors on a appelé cet écureuil Ridiculusmus. Quant au roi,

Kéjal-Nébir en a fait une statue qu’il a envoyée au Gouffre Noir. » Le voile dissipé, Le Gotelem chipe une grappe de raisin de la

garniture de son dernier plat et la lance au visage de Gray Grinn. - Ton papa, il est méchant ! Surprise, elle porte la main à sa joue. - Mais qu’est-ce qu’il a ce gosse ? - Tu as même dit « Je me souviens de toi, tu t’es battu contre

mon père ». Eh bien ton père il est méchant ! Wen-Sen-Athon observe que dans le regard de la Nearga, la

plante s’est allongée, emprisonnant dans ses tentacules Le Gotelem et Fleur des Saisons.

- Attention ! Je t’ai dit que tu allais te faire manger. Gray Grinn réalise. - Ah ! C’est toi qui lui as… Mais comment as-tu… Oh ! Mais peu

importe ! Elle tente de saisir Le Gotelem mais le monstre se protège la tête

de ses mains et de son pas dandinant, se précipite du mieux qu’il peut pour se réfugier dans les bras de Fleur des Saisons.

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Gray Grinn est debout, le bâton Pikaïa à la main. - Tu veux finir avec elle ? Eh bien, vas-y. Ne te gêne pas. De

toute façon, tu ne pensais pas que j’allais te garder, non ? Fleur des Saisons craignait d’être écrasée par le poids des sens et

des émotions de Wen-Sen-Athon mais Le Gotelem s’est fait tout léger. La grosse tête sur la poitrine de la jeune fille ne bouge plus. La bouche sourit, murmurant quelque chose que la Maîtresse de l’Harmonie fait préciser.

- J’entends de la musique ! La tendresse de Fleur des Saisons déclenche une houle en Wen-

Sen-Athon. Des larmes coulent sur le visage du jeune homme. A tel point qu’il ne remarque pas que le monstre Millefeuilles a commencé à respirer la peau de sa compagne et s’intéresse maintenant à celle du Gotelem.

Le sourire de Gray Grinn ressemble à des glaçons posés maladroitement les uns sur les autres.

- Pour vous tous, c’est la fin ! Le grondement lointain de Strategius lui fait hausser les épaules. - Tu peux toujours rugir. Il t’est impossible de frapper la terre ! Elle désigne la porte vers le propylée. - Si tu veux le rejoindre, pars, Wen-Sen-Athon, n’hésite pas, le

Pikaïa te laissera faire. Abandonne Fleur des Saisons, le Sélédunk, tes yorums. On se passera de toi !

Elle a les yeux sur le monstre Millefeuilles qui respire en frémissant les corps du Gotelem et de Fleur des Saisons. Elle ricane devant l’indécision du fils du Soleil.

- Ce doit être douloureux de ne rien pouvoir faire ? Wen-Sen-Athon reçoit la liberté que lui offre Gray Grinn comme

les dernières volontés du condamné. C’est trop facile, elle sait que je n’abandonnerai jamais Fleur des Saisons. Alors comment faire ? Ah ! Mais Ridiculusmus ! Personne ne peut le voir en dehors de mes yorums et de mes amis. Cela va nous servir.

Faisant signe au robot virtuel, il file vers le propylée. Gray Grinn

se méprend. - Tu ne peux plus tenir, hein ? Cœur sensible, va ! Les circuits du robot virtuel s’allument. - Que projettes-tu… ?

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Surplombant la cour du château, Wen-Sen-Athon est suspendu, face à lui.

- Les sortilèges les plus dangereux tiennent au bâton Pikaïa. - Tu veux dire… que s’il est neutralisé… ? Mais j’ai cru compren-

dre… que c’était impossible… ! - Tout dépend en fait de mes pouvoirs… enfin je veux dire, de

ceux du Sélédunk. Je vais t’expliquer. Ridiculusmus écoute, plein d’étincelles, puis il prend la direction

du ciel. Wen-Sen-Athon regagne la Monstrerie pour constater que le

yorum de son appétit touche, explore, palpe. Et que cette sensation le fait tout comme lui, frissonner de plaisir.

Fleur des Saisons est en grand danger de mort. Elle ne peut plus être

secourue car l’Etat de Sortilèges empêche à quiconque toute intervention à son bénéfice. Envoyé par Wen-Sen-Athon, désespéré qui cherche une solution, tout en rusant avec Gray Grinn, Ridiculusmus est parti dans la stratosphère, chercher l’aide du soleil…

CHAPITRE 13

PIKAIA CONTRE SELEDUNK Au cœur d’un brouillard serré, Ridiculusmus imprègne ses cir-

cuits de la voix de Strategius. - Ah ! C’est le fils du Soleil qui t’envoie ? Ah oui, c’est toi qui as

rencontré l’Homme sans Visage ? Tu te rappelles donc que je l’ai aidé autant que j’ai pu. J’ai même mis mes nuages en porte à faux et il n’est pas…

- Ce qui importe… C’est ce que tu peux… faire maintenant. - Entre la terre et moi il y a une barrière invisible que mon

tonnerre n’arrive pas à percer. - Ne peux-tu faire directement… appel à l’énergie… du soleil… ? - Comment cela ? Tu vois bien qu’il a disparu ?

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Des impulsions rapides incitent le robot virtuel à laisser Strategius baigner dans ses doutes. Il file par delà la couche nuageuse. Il monte jusqu’à un point où un clignotement lui intime de s’arrêter et d’attendre. L’attente est brève. Traversant les nuages, un rayon rouge le frappe. Il reconnaît l’empreinte du Sélédunk. Et entend aussitôt une voix qu’il connaît bien.

- Allo ? Ici Mérith. Vas-tu répondre ! Je sais que tu te sers du Quanti. Pourquoi n’entres-tu pas en communication avec moi ?

Lorsque Fleur des Saisons sent chaque langue de chaque feuille

lui lécher la peau, quand elle les voit faire de même avec Le Gotelem, son cœur commence à s’emballer. Des ondes parcourent ses nerfs, à l’intérieur de ses bras, de son ventre, de ses jambes. Elle étouffe. Elle essaie de se lever pour tenter de trouver un peu d’air. Mais l’étreinte du monstre Millefeuilles, le poids du Gotelem et celui des fers lui donnent l’impression qu’elle doit soulever la terre entière. L’épaule appuyée contre le mur, elle tente de progresser petit rien par petit rien. Le Roi Inconnu a tenté d’intervenir mais la jeune fille lui a recommandé de rester à l’écart de la plante. Si elle le dévorait, cela compromettrait la reconstruction de Wen-Sen-Athon.

Le fils du Soleil, pourtant tout proche ressent son impuissance sous la forme d’un bloc qui se forme dans sa gorge et qui pèse sous sa mâchoire et contre son cou, suffisamment fort pour lui interdire d’oser bouger.

La bouche de Gray Grinn suce en appréciant les sucreries de la victoire.

- Alors les tourtereaux, ça marche ? Je vais en finir avec Strategius.

Devant le trône monumental, le général 100 fait les comptes. La Nearga regarde les ombres sortir de la gueule de poisson et filer se mettre en rangs. L’armée de trois bataillons est au complet.

La Nearga est d’un maintien plus souple que celui qu’elle avait montré auparavant. Elle s’est redressée pour passer la revue. Et c’est d’un geste allègre qu’elle donne le signal de l’attaque.

- Je ne veux plus voir dans mon ciel un seul nuage. C’est bien compris !

La tête de poisson se détache du bâton. Elle s’élance, suivie de 100 et de toutes les ombres, en direction du propylée.

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Mérith n’en croit pas ses écouteurs. C’est bien la voix du robot virtuel. Et il a besoin d’aide ? Oui ! Eh bien il rappellera. Maintenant, c’est à son tour d’attendre ! Le double de Gaston est obligé de prendre trois rasades de gaz nutritif. C’en est assez pour gonfler son estomac et ramener sa tension à un taux normal. Le savant flotte, au milieu des images vivantes, filmées par le regard du robot virtuel. Ridiculusmus plonge vers Strategius, apparemment intéressé par une animation étrange au sein des nuages.

Mérith s’assure, par ses liaisons de proximité, que le Quanti

enregistre les données de ce qu’il devine être un orage électrique. En apesanteur, au milieu de l’écran, il se laisse ensuite aller à un petit somme. La voix de Gaston le réveille au moment où il s’endort.

- Regarde comme c’est beau ! Une véritable bataille. Des ombres contre des nuages. On dirait qu’ils sont vivants. Tous !

Mérith prend nerveusement par la pipette des goulées de gaz nutritif et se rendort doucement. Ou croit-il se rendormir ? Il voit des ombres aborder la masse nuageuse par surprise. Ce sont des ninjas. Il les a vues montrer sans bruit. Il les a suivies. Armées de sabres et de couteaux, elles font nombre de victimes parmi les nuages inattentifs.

Alerté par le cri d’un jeune nuage héroïque, l’immense général, formé de gigantesques colonnes de boules cotonneuses serrées et brillantes, commande à ses troupes de prendre la forme de chevaliers en armure. Et hop ! Ils répliquent à la masse d’arme faisant exploser les ninjas. Les ombres sont commandées par une espèce d’épouvantail aux bras et aux doigts démesurés. L’épouvantail donne l’ordre du repli. Il remodèle son armée en flotte de bateaux pirates, hissant le drapeau noir à tête de mort. Des boulets sont tirés. Les nuages touchés tombent en grêle. Le grand général cotonneux transforme ses troupes en cuirassés. Des missiles pulvérisent les bateaux pi…

Le coup de poing de Gaston sur son casque le réveille en sursaut. - Tu dors ou quoi ? Tu as raté le général 100 qui fait avaler les

nuages par la tête de poisson Pikaïa ! Mérith fait un effort pour vérifier qu’il est bien réveillé. Il a

l’impression qu’on a jeté sur son cerveau une vaste couverture de laine pour le tenir au chaud et en sommeil.

- Est-ce que les doubles scannés peuvent devenir fous ?

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- Ecoute ce n’est pas uniquement pour regarder la bataille que je t’ai réveillé. Ton robot virtuel a un besoin urgent de capter de l’énergie solaire à haute dose. Il demande comment faire ?

Mérith rejette mentalement la couverture mais ne retrouve pas instantanément la fraîcheur de ses pensées. Il répond en bâillant.

- A quoi servira cette énergie, gie ? - Docteur Mérith… vous m’entendez… ? Elle est nécessaire… à

Wen-Sen-Athon… sinon il disparaîtra… Un courant d’air froid balaie enfin son cerveau. - Oui, oui ! Nous avons suivi. Tranquillise-toi. Il y a un moment

déjà que j’ai constaté la présence d’énergie dans l’espace où tu te trouves, juste au-dessus des nuages.

- Que dois-je faire ? - Te configurer en capteur. Tu dois être un réservoir, puis un

véhicule. C'est-à-dire que tu dois faire le plein d’énergie et la transporter jusqu’à Wen-Sen-Athon,thon - Quels sont les risques ?

- En principe tu ne dois pas rencontrer d’obstacle puisqu’il n’y aura rien de matériel entre la source et le but de ton action. Tu as de la chance, hormis Wen-Sen-Athon le monde où tu évolues ne te reconnaît pas, pas.

- Sauf ses amis…Ce qui m’inquiète… ce sont les nuages… - C’est le seul risque. Je le considère comme négligeable. Surtout

si tu as contact avec Strategius. Tu pourras au besoin lui demander de te faciliter le passage.

- La bataille… Mérith ne réalise même pas qu’entre Ridiculusmus et lui tout se

passe comme avant, qu’il vient subitement de reprendre la direction des opérations.

- Ne crains pas trop cet orage électrique. - Bon ! Où dois-je…aller… ? - Le Quanti va te donner les coordonnées des nappes. Le regard de Fleur des Saisons cherche au loin sa vie merveilleu-

se, les moments magiques et heureux qu’elle commence à regretter. Le monstre Millefeuilles la serre de plus en plus fort. Une décharge nerveuse secoue sa tête. Wen-Sen-Athon s’est assis derrière elle. Le corps à demi enfoncé dans le mur, il a passé ses bras transparents autour des jolies épaules serrées par les tentacules. La jeune fille n’a malgré tout pas abandonné Le Gotelem dont la tête est toujours contre sa poitrine.

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- Et Ridiculusmus ? Le mélange de la situation et de l’impuissance, attaque le jeune

homme d’un relent aigre. - Pas de nouvelles ! De son trône Gray Grinn surveille tranquillement les opérations. - J’espère que vous n’allez pas abîmer mon Sélédunk avec vos

simagrées ! Le monstre Millefeuilles serre, serre. Fleur des Saisons est

étranglée. La bouche ouverte elle ne réagit presque plus. - Ri…di… Wen-Sen-Athon a le poing dressé, le regard fixe vers Gray Grinn. - Toujours pas ! Ridiculusmus, les bras en croix, laisse entrer en lui l’énergie. Il est

maintenant suffisamment attractif. Les nappes épaisses dérivent lente-ment et se rapprochent du point déterminé par le Quanti. Au-dessus de lui se forme un agglomérat de lumière blanche dont les rayons se versent sur sa tête.

Le robot virtuel a capté un maximum d’énergie du soleil. Les

circuits voudraient savoir combien. Mais d’après Mérith, c’est tellement considérable qu’il est préférable de demander au Quanti de calculer. Ridiculusmus redescend lentement. Il n’a pas à se demander ce qui se passerait s’il était frappé par la foudre puisque Strategius a écarté ses nuages. Tout de même, il capte dans son système un taux d’interrogation assimilable à de l’inquiétude. Si un maléfice l’atteignait ? Des ombres ne se sont-elles pas introduites dans le Sélédunk ?

Fleur des Saisons se sent imprégnée de salive. Elle sait que sa

peau va commencer à se dissoudre. Son dos est frappé d’un grand froid. Wen-Sen-Athon est saisi d’une douleur intense à l’endroit du cœur.

Gray Grinn, décontractée, étend les jambes. - Vraiment, le spectacle est de qualité !

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A l’instant où Wen-Sen-Athon abandonne tout espoir, la forme familière de Ridiculusmus passe le propylée et s’arrête, flottant près de Fleur des Saisons. Le fils du Soleil s’élève pour l’accueillir. L’énergie de son père le reconnaît…

Le Sélédunk rayonne comme une étoile. Gray Grinn se redresse.

Elle fait quelques pas, traînant la jambe, vers le propylée. Au moment où l’étoile absorbe l’enveloppe de Wen-Sen-Athon, elle a déjà rappelé la tête du Pikaïa qui est revenu se fixer sur la canne. Quand les ombres sont expulsées du Sélédunk dont la lumière devient aveuglante, la Nearga est obligée de détourner le regard. Lorsqu’à nouveau la pénombre règne, Wen-Sen-Athon, les yeux fermés fait face au bâton Pikaïa. Gray Grinn ressent que quelque chose comme une lame s’est planté dans son dos. Elle mesure la distance qui la sépare du propylée. Sans avertissement, la tête, concentration de puissance des forces cachées, se détache et fonce, gueule ouverte sur Wen-Sen-Athon. Le fils du Soleil ouvre les paupières. Deux éclairs fondent entre les dents avides du Pikaïa. Entre les mains de Gray Grinn, la canne explose. Le monstre millefeuilles se répand en petits vers grouillants. Le Gotelem, pulvérisé n’est plus qu’une tache humide. Fleur des Saisons reprend sa respiration. Elle empêche le Roi Inconnu de marcher sur les vers et la tache. Pendant qu’il brise le plus délicatement possible les fers au cou, aux poignets et aux chevilles, les restes des deux yorums s’évaporent en une fumée de lumière dont les volutes vont s’enrouler dans le corps diaphane de Wen-Sen-Athon. Le fils du Soleil, donne à son Courage l’ordre de charger Fleur des Saisons sur son épaule et de courir à toutes jambes vers la grande forêt.

Les courtisans ont remarqué les premiers que la terre avait cessé

d’être ogresse. Ils l’ont compris lorsque la foudre a frappé le sol. Sans perdre un instant, ils ont couru cogner à toutes les portes de Malbourg. D’abord inquiets, puis comprenant la situation les habitants se revêtent sans bruit de leur rancoeur, de leur colère, ramassent des branches, fabriquent des fourches. Tous ensemble, derrière les courtisans et les hommes noirs, sortis des galeries, ils marchent sur le château.

Frig a formé un cordon de soldats. Les courtisans montrent aux villageois à se servir de troncs d’arbres comme de béliers. Les lourds combattants de glace sont débordés, renversés, piétinés.

Gray Grinn est allée de sa démarche pénible jusque dans la cour où les assaillants surgissent en poussant des cris de victoire. Elle hoche la

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tête en écoutant Frig lui expliquer son embarras. D’un éclair puissant et explosif, elle disperse et met en fuite les villageois les courtisans et les hommes noirs qui refluent en un sauve qui peut général. La Nearga est remplie d’une fureur calme.

- Tu n’es même pas capable d’éliminer la populace ! Tu n’es qu’un bon à rien. Tu mérites d’être rétrogradé !

Elle le frappe d’une fulguration soudaine. - Je vais t’apprendre, moi, comment faire avec le populo ! Le militaire a juste le temps d’entrevoir dans le regard de Gray

Grinn le reflet de hauts remparts d’une ville inconnue. - Tu vas partir en expédition, c’est ta dernière chance. Maintenant

si tu me déçois, je te pulvérise ! Elle lance ensuite sa voix enrouée vers le ciel. - Puisque vous m’y obligez tous, je vais employer les grands

moyens ! Elle s’appuie aux colonnes de la Monstrerie pour rugir. - Strategius ! Tu es mort !

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LE VOYAGE DE WEN-SEN-ATHON

TOME 2

DE LA RAISON A LA CONSCIENCE

Je dirais que la conscience, telle qu’on l’entend aujourd’hui, contraint l’imagination a porter avant tout sur l’individu /…, le Soi au sens le plus large du terme. Antonio R Damasio

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3ème épisode

LA CITE DES BARBES EN POINTE

PREMIERE PARTIE

MENT ET DEMENT OU

L’ESPRIT ET LE CŒUR Wen-Sen-Athon a récupéré ses yorums du goût, de l’odorat, du toucher et de l’émotion. Avec Fleur des Saisons, le Roi Inconnu et Ridiculusmus, il a échappé à Gray Grinn et quitté la Terre des Sortilèges.

CHAPITRE 14

URBAD Wen-Sen-Athon sourit. La pellicule de non existence qui le

séparait du monde extérieur s’est désagrégée en partie. L’air lui prodigue de douces caresses. C’est sûrement comme avant. Oui, exactement comme avant ! Il sourit au Sélédunk dont le rayon vert scintille tout en bas, à terre. Malgré la distance, il le voit palpiter au rythme du pas de Fleur des Saisons dans la clairière. C’est tout juste s’il ne l’entend pas ronronner.

Le regard planant sur la ligne d’horizon, estompée dans la lumière bleutée, le fils du Soleil respire le calme, avec en lui une quiétude ouatée, douillette, à peine filandreuse. Où est donc ce froid coupant, si désagréable ? Gray Grinn, ma vieille, on dirait que tu te relâches !

Il scrute la route de Malbourg. Etendue sur des lignes de crête, elle serpente paresseusement jusqu’à se perdre au loin dans les collines et l’épaisseur des forêts. Wen-Sen-Athon sourit encore. Il inspire profondé-ment ce paysage qu’il déguste, le visage éclairé d’une satisfaction assouvie. Pourtant, en se mêlant à la ouate de quiétude, le paysage paisi-ble se dissout lentement. Il se liquéfie en une appréhension saumâtre au

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fond de laquelle rôde une angoisse sombre, silencieuse. Sereine, fluide, celle-ci se faufile avec la maîtrise d’un prédateur aux aguets. Le sourire se fige. Elle ne nous a pas fait poursuivre ? C’est curieux !

Il rejoint Ridiculusmus, un peu plus haut dans le ciel placide. Le robot virtuel braque sur lui son regard cybernétique tout en déclenchant dans son corps transparent, une brève explosion multicolore.

Tu parais inquiet… aurais-tu peur… pour tes yorums ?... Peur ? Je ne dirais pas cela. Ils sont… en danger ? Non, car ils sont sous la protection d’Acingaricut, le puissant

maire d’Urbad, un ami de mon père. A-cin-ga-ri-cut… Et comment fait-il… pour les protéger ? Urbad est une ville magique. Sa population a hérité, parait-il de

recettes contre les maléfices. Elles sont… efficaces… ? La légende dit qu’ils savent comment s’y prendre avec Gray

Grinn. Ils l’ont d’ailleurs démontré lorsqu’ils ont aidé l’Homme sans visage.

C’est sans doute… pourquoi… tes yorums… se sont réfugiés… ici… ?

Dans les terres d’Urbad, Raison et Image sont plus importants que tout. As-tu entendu parler des Géants ?

Des sortes… de demi-dieux ? Deux géants défendent la Ville : Horubal, la Raison Supérieure et

Setti-Seti, gardienne de l’Image. Je suppose… qu’ils ont beaucoup… de pouvoirs ? Horubal est non seulement protecteur de la Raison mais il est

capable de prendre la raison des ennemis d’Urbad. Il est habité de la Certitude.

La Certitude ?... La vie et l’absence de vie. Elle agit comme une sorte d’aimant. Une sorte d’aimant ? Quand une Raison est dans la Certitude, elle ne cherche pas à s’en

échapper. Bon !… Et Setti-Seti ? Setti-Seti capture leur Image.

Ridiculusmus observe le visage tendu de Wen-Sen-Athon. Acingaricut est un ami de ton père !… La ville est tranquille…

alors que crains-tu ?... Je pensais à Gray Grinn. Elle a reçu… une bonne leçon !...

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Justement ! J’ai peur que cela lui ait donné à réfléchir. Allons !... Le Sélédunk… protège tes yorums… Et ton ennemie a

eu l’occasion… de le voir à l’œuvre… Ils sont… en sécurité… Non ?... Wen-Sen-Athon consent à sourire.

Elle était un peu trop sûre d’elle et du bâton Pikaïa ! Mais il s’en est fallu de peu que Fleur des Saisons soit dévorée par mon yorum de l’Appétit !

Les nuages se sont retirés très haut. Wen-Sen-Athon a beau chercher il ne voit pas Strategius. Au sol, près d’un torrent gelé, le Roi Inconnu prépare un feu. Une fumée pacifique s’élève en dispersant ses panaches. Un peu plus loin, la maîtresse de l’Harmonie est un point qui se déplace dans ce qui pourrait être de la verdure mais qui, en réalité n’est qu’une grisaille d’arbres dépouillés. Elle marche vers une falaise au bord de laquelle les sapins ont conservé leur couleur.

Au-delà de la falaise, s’étendent à perte de vue des chaînes de montagnes. Le fils du Soleil et le robot virtuel descendent survoler la capitale des Barbes en Pointe, adossée aux premiers contreforts. Ridiculusmus observe les imposants faubourgs qui descendent par paliers, presque jusqu’au pied de la falaise. Ils grouillent d’un fourmille-ment humain, bigarré.

- Quelle ville… immense… Wen-Sen-Athon, admiratif, ne la quitte pas des yeux. - Ses arts, ses armes, son commerce sont connus sur la terre

entière ! Il pointe le doigt sur le robot virtuel. Et elle est gouvernée par son peuple ! Par son peuple ?… Gray Grinn ne doit pas… aimer cela !... Le bras du jeune homme décrit un cercle, sa main s’ouvre, ses

doigts s’écartent. Le président de l’assemblée, s’appelle « le Paronthèque ».

Le prédateur sombre fait un retour incisif mais Wen-Sen-Athon le repousse.

- Personne n’ose se risquer à défier Urbad. En plus des Géants, elle possède les soldats les plus aguerris, les plus disciplinés, les mieux équipés du monde.

Qui est… le chef …des armées ? Le maire, Acingaricut, l’ami de mon père. - Alors n’en parlons plus…Ta Raison… et ton Image sont … en

lieu sûr !...

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- Vois les portes de la vieille ville, de la « Cité » comme on l’appelle… Ils ne craignent tellement rien ni personne qu’ils les laissent ouvertes !

Le visage du fils du soleil n’est toujours pas détendu. Les circuits multicolores du robot virtuel travaillent.

- Aurais-tu… d’autres motifs… d’appréhension ?... Wen-Sen-Athon désigne un grand bâtiment en U, calé contre le

rocher montagneux. De chaque côté d’un immense escalier, deux colosses montent la garde.

- C’est le palais du Grand Conseil des Barbes en Pointe. Regarde, on aperçoit Setti-Seti et Horubal. Sous ce toit, mes yorums m’attendent !

- Et tu as peur… de les retrouver ?... Les relents de la forme monstrueuse du Gotelem s’immergent et

coulent dans le liquide saumâtre, à la merci du prédateur. - Ma Raison !... A quoi ressemble-t-elle ?... Et mon Image ?

Hein ? Mon Image ! - De quelle… image… parles-tu ?... Wen-Sen-Athon a un sursaut de malfaiteur pris sur le fait.

Paupières closes, il serre les poings, laissant venir une vision. Une vision… Son visage à la surface de la fontaine Magique. Tu es plus qu’une créature ! Il ouvre les yeux, un doigt en travers des lèvres.

- Chut ! Il les referme et les conserve ainsi un long moment, jusqu’à ce

que ses narines palpitent sous une odeur portée par la fumée. Wen-Sen-Athon sent courir sur sa langue une saveur piquante, légèrement charbonneuse. Une sensation à la fois nouvelle et familière. Des châtaignes grillées !

Par un retournement de situation imprévisible, Gray Grinn a perdu le bâton

Pikaïa, vaincu par le Sélédunk. C’est pour elle et les Forces Cachées, un revers honteux qui appelle de sa part les plus sévères représailles.

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CHAPITRE 15

ANTIGULA ET SES GHNÔDES Au sommet de la Tour de l’infinie dimension, le bustier cristallin

de Nuit des Ages, lance quelques feux mauves. Gray Grinn guette le visage blafard qui, depuis qu’il est sorti de la vasque, en surgissant du néant, se déplace aux quatre coins de la pièce obscure. Le bonnet moulant, veiné, bouge avec le crâne à chaque fois que chuinte la voix de l’épouse du Froid, Maîtresse des Forces Cachées, de la Nuit, et des Ages anciens.

- Joli résultat ! Gray Grinn sent son échec la brûler de l’intérieur. Chaque

réflexion de sa mère est comme un feu qui élève sa température. Les orbites nocturnes ne la lâchent pas.

- Ton orgueil ! Ton entêtement ! Sous l’enveloppe glacée, l’ébullition n’est pas loin. Elle réussit à

se contenir par un énorme rictus. Nuit des Ages se méprend. - Oh, tu peux sourire… Le visage va et vient rageusement. - Et même rire aux éclats pendant que tu y es ! L’ébullition est maîtrisée mais pas la pression, difficilement

maintenue par un couvercle de glace. La voix enrouée de Gray Grinn se fait la plus indifférente possible.

- Mon intention était seulement de neutraliser le Sélédunk. - Tu l’as déchaîné, c’est tout ! - Il allait être vaincu. - Et pour quel bilan ? Le visage tourne autour de Gray Grinn. - Non mais, tu t’es vue ? Il fait un cercle complet. - On dirait que tu as mon âge ! Les orbites nocturnes s’approchent du front de la Nearga. - Cette bosse va bientôt finir ? Une démangeaison parcourt Gray Grinn qui frémit dans sa

structure et docilement répète ce qu’une voix lui souffle de l’intérieur. - Oui…oui ! Les réparations avancent…

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- Elles avancent !!! - Les séquelles de l’horrible attaque contre moi vont bientôt

disparaître… - J’espère qu’Antigula ne projette pas de se venger en personne ? - Tu doutes de son efficacité ? Cette fois, c’est bien un sourire sur les lèvres de Gray Grinn.

Immobile, le visage se fait très attentif. Les orbites nocturnes sont à l’affût de la moindre réaction. Après un moment, la voix chuintante rend son verdict.

- Je sais ce que tu mijotes dans ton crâne. - Maman, je réclame la liberté d’utiliser ma part des Forces

Cachées. J’y ai droit. - C’est non ! - J’ai besoin des ghnôdes pour éliminer Strategius. - Comme si c’était le plus urgent ! -Il me faut le Sélédunk ! - C’est non ! - Maman ! Nous ne pouvons tolérer le défi du soleil et de son

bâtard! - Je ne te laisserai pas… - Maman ! Antigula, c’est moi ! J’ai toujours été ce venin dans les

veines de la nuit. C’est moi et tu ne peux m’empêcher… - C’est surtout le principe de ton existence ! C’est ce qui unit en

toi, l’Ombre, les Forces Cachées et la Froidure qui te vient de ton père ! - Et alors ? - Sans elle, ton corps n’est qu’une enveloppe vide. - Maman ! Je veux aussi garder mon corps tel qu’il est ! - Avec Antigula, tu seras partout et nulle part. - Hé ! Hé ! C’est ce que je veux. - Tu souhaites donc disposer de ta Nuit et de tes Forces

Cachées ? - C’est cela. - Et tu placeras sans doute ta partie Froide dans quelque monstre,

je suppose ? - On ne peut rien te cacher. - Tu sais que si ta magie était vaincue, tu pourrais disparaître ? - Crois-tu sérieusement que quelqu’un peut la vaincre ? - C’est trop dangereux ! - Tu parles ! Antigula est surtout un poison absolu pour les

autres ! Il me faut ta permission pour qu’elle sorte de moi. Allez, donne…

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- C’est non ! - Que veux-tu qu’il arrive ? Tu as peur ? Tu n’oses pas ? - C’est non ! - De toutes façons, je connais ton manque de volonté. - Tu ne m’auras pas. - Ah ! Ton manque d’initiative ! Quand je pense que je fais cela

pour toi ! - Inutile d’insister… - Je suis sûre que papa est d’accord avec moi. - Kéjal-Nébir te passe bien des choses. Mais là, je doute… - Ecoute maman, si tu ne veux pas m’aider, je descends au sous-

sol et je demande à grand-père ! Tu sais qu’il ne m’a jamais rien refusé !... Le visage cesse ses va et vient. Le bustier de cristaux se soulève,

dans un bouquet d’éclats mauves. - Je connais Abzeroe, en effet ! Penchée sur la vasque ornée de longues lignes répétitives en

relief, Gray Grinn attend, observant sa mère regagner l’invisible. Le menton, la bouche, le nez, le visage blafard tout entier, entraîné par la volonté déliquescente de Nuit des Ages, se dissout. Il est discrètement escorté par l’impatience de la Nearga. Dans sa partie nuitée, entre les épaules et le bassin, Gray Grinn a la sensation d’un vide comme si des griffes lui avaient arraché une partie du corps. Elle est submergée du besoin de combler ce manque avec quelque chose de sa mère. Ah ! Si j’avais tes pouvoirs ! Gray Grinn arrache des lambeaux de sa rancœur, les chiffonne et les fourre dans le trou béant. Tout ceci est mal fait ! C’est moi qui devrais… Mais le bouchon est insuffisant. Dans la partie glacée, un chapelet de craquements la secoue d’un rire saccadé. Elle a cédé. Comme d’habitude ! Gray Grinn porte la main à sa bouche. Elle y recueille le rire comme un noyau recraché. Elle serre, elle le sent contre sa paume. Elle serre, serre. Puis elle le rejette d’un mouvement rapide. Oui ! Les pouvoirs ! Maintenant ! Vite ! Elle se concentre faisant saillir la bosse. En la Nearga coule une soif qui, dans son vide, imprègne le bouchon, l’érode et prend sa place, en une pâte d’ambition qui enfle, déborde, éclabousse les murs, s’empare de la pièce toute entière. La pâte explose, coule, dégouline de la Tour de l’infinie dimension. Les bras tendus, Gray Grinn l’encourage. Le monde m’appartient ! Que les Forces Cachées viennent à moi ! La pâte s’élance à la conquête de la terre entière. Elle parcourt les territoires que la Nearga entend ne plus partager. Puissante, elle détruit tout ce qui se dresse sur

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son passage ou qui a simplement le malheur de s’y trouver. A une vitesse foudroyante la pâte atteint son but. Réveillées par le message de Gray Grinn, les Sources Glacées du Froid, du Nord et de l’Est dévalent les montagnes, avalent les steppes. Secouées, les Ombres de la Nuit, du Sud et de l’Ouest se ruent en tourbillon sur la Tour de l’infinie dimension.

Le manteau incrusté d’étoiles de neige, la figure côté glace, le col

de givre, les mains de Gray Grinn, ses cheveux même, se gonflent de lumière bleutée. Les rides s’évanouissent. Sur sa tempe, la bosse se boursoufle. Elle ondule. Elle se tend. De l’intérieur perce une pointe. Cette pointe dans un mouvement de scie ouvre une fente. Dans le suint d’un liquide turquoise, une patte griffue aux poils clairs tâte la peau de la Nearga. Une deuxième, une troisième élargissent la brèche. Une bestiole s’extirpe. Gray Grinn l’accueille dans sa main ; mi crabe mi araignée, elle se fixe comme pour réfléchir. Mi glace mi ombre, elle nettoie, à petits coups d’une tête touffue, renflée couronnée d’une rangée de petits yeux, des pattes transparentes mêlées à des pattes sombres et velues.

Avant que la blessure au front se referme, poussée par un courant d’air glacé surgi de la tête de la Nearga, une émanation grise se répand dans la pièce en un remugle de moisi. Gray Grinn se penche sur la bête. Te voici, Antigula, mon existence. La soif pâteuse d’ambition a regagné le vide intérieur de la Nearga. Elle y trouve assez de place pour prendre la taille de l’univers. Qui pourrait comme moi disposer de soi-même comme de quelqu’un d’autre ? Faire de sa personne un valet obéissant ?

Antigula, fléchissant sur ses pattes, produit un effort. Sous elle éclot une masse gélatineuse, agglomérat grouillant et indistinct. Le ventre de Gray Grinn est saisi du froid cruel de l’enfantement qui tourne en ellipse pour se lover dans l’immensité de la soif pâteuse. Tu ponds mes Ghnôdes ! Sois en remerciée.

S’élève, s’abaisse le bras de la Nearga. Les énergies du Froid et de l’Obscurité s’accrochent à son doigt et se déplient en un double ruban. Gray Grinn fouette l’air d’un coup sec. Dans le claquement, surgit l’Oiseau, tiré du giron des Forces Cachées. Ailes déployées, il s’élance à travers la toiture, emportant dans son bec l’agglomérat grouillant de ghnôdes qui ressemble à un gros œuf difforme.

Le courant d’air glacé, tournant sur lui-même, se renforce en une

bise espiègle qui soulève le col de givre, s’engouffre sous le manteau incrusté d’étoiles de neige, tentant de le décrocher. Gary Grinn sourit. Prends patience, Vent de ma colère folle. Reste calme. Ton moment viendra, je te le

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promets ! Le murmure de la Nearga frôle la bestiole dans sa main. Ô ! Antigula ! Songe que nos ennemis ont voulu te détruire. Avec du sel ! Elle la dépose dans la vasque. La bestiole agite les pattes et continue de pondre. Gray Grinn étend la main. Tu es désormais le poison de ma vengeance ! La bestiole pivote sur elle-même. Le crabe se sépare de l’araignée. L’ombre et la glace s’observent. L’ombre continue de pondre. Puis, avec sa progéniture elle se décompose en un liquide aussi transparent que l’eau. La Nearga la recueille avec sa louche d’argent au manche décoré d’une tête de bouquetin et la verse avec précaution dans le vase d’albâtre à long bec qui lui a été offert par ses courtisans au cours de la fête qui avait si mal tourné. Gray Grinn baigne avec ivresse dans les effluves de l’émanation grise. Ô essence de mes pouvoirs, partout où tu seras, je serai… La Nearga a la sensation de partir d’elle-même, de se quitter pour un voyage vers l’inconnu. Elle caresse le vase et le penche légèrement vers le crabe de glace. Rassurez-vous, vous allez voyager avec quelqu’un en qui j’ai entièrement confiance !

Profitant des possibilités quantiques de son vaisseau spatial, Mérith s’est

scanné, afin de ne pas rester seul. Son double, plus petit des deux tiers, est un poète, Gaston.

Mérith, lui, entend se consacrer uniquement à la science. Toutefois le savant éprouve un certain remords. Son maître, le professeur Punkette lui avait déconseillé de se scanner. En présence de son double, la réalité lui est apparue : que deviendra son double quand le vaisseau spatial regagnera la terre ? Gaston a répondu à la question en affirmant que le savant voudra obligatoirement l’assassiner avant. Mérith jure que non. Mais il est un fait, c’est qu’ils partagent tous deux les mêmes pensées. Alors, qui a raison ?

CHAPITRE 16

LA COMETE Merith n’a pas retiré ses baskets. Sur son lit étroit, les mains

derrière la nuque, les sourcils froncés, il regarde dans le vague. Mais si loin que veuille partir sa pensée, elle se heurte aux murs de la cabine et reflue vers sa poitrine où elle se sent à l’étroit. Depuis que j’ai un double ! Pas moyen de me sentir seul avec moi. Quoi que j’imagine, il le partage aussitôt.

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Qu’est-ce je pourrais… Ne plus réfléchir, ne plus… Gaston, enfoui dans le maillot des « Ouistitis Géants », se balance dans le hamac. Le mouvement mécanique et une odeur de renfermé ramènent le savant à une réalité concrète. Mérith se dresse et s’assoit, heurtant de la tête la porte du placard mural qu’il repousse de la main.

- Tu te relaxes ? - Non ! Je compose. - Un poème? - J’essaie de trouver des mots pour toucher ton cœur. - Il en a besoin ? - Avec des mots, on peut faire écrouler des montagnes. - Si tu le dis !... A propos… Je nous ai scanné des savonnettes…

alors, si tu veux bien toi aussi… hum !... Tu sais, on est serrés ici et… - Sans me départir, comment repartirai-je ? - Tu m’écoutes ? - Pourquoi écouterais-je quelqu’un qui veut m’assassiner ?... - Oh ! N’exagère pas ! - J’exagère ? Qui veut à toutes forces regagner la terre ? - A toutes forces ? Allons bon ! - La preuve, tu cherches par tous les moyens à remettre la main

sur Ridiculusmus. Sous le maillot des « Ouistitis Géants », Gaston accentue son

balancement. Merith s’allonge à nouveau. Il a la sensation de subir le poids d’énormes haltères qui le plaquent contre le lit. Ne plus réfléchir !

- Quand on suit la carte, on voit qu’ils ont couvert une grande distance depuis la Cappadoce…

Gaston ne répond pas. - Ils sont dans l’ancienne Assyrie…Ninive… les hauteurs du

Tigre… Tu connais, nais ? Le balancement ne faiblit pas. - As-tu remarqué la situation d’Urbad ? Sur la base d’un triangle

formé par les villes de Nimrud, Khorsabad et Kirkuk ? Merith inspire profondément et, d’un mouvement rapide, s’assoit

sur le bord du lit. Il se cogne dans la porte du placard qui s’est rouverte. Son cri interrompt le balancement et arrache enfin Gaston à son mutisme.

- Puisque tu parles d’Urbad, tu sais que c’est dans cette région que sont nés les plus beaux contes ? Les Mille et Une nuits, tu connais, gros balourd ?

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- Content que cela t’intéresse enfin ! Urbad, c’était l’invention du contrat, le commerce, les vêtements de laine, les statuettes, le goût des sciences, l’influence politique et les portes de sa « Cité » jamais fermées, en signe d’ouverture sur le monde…

- Tu peux ajouter la peinture, la musique, la sculpture, l’étude des songes, la philosophie, la poésie, les joutes oratoires… Et l’écriture ! Surtout, l’écriture ! Pourquoi n’en parles-tu pas, espèce de grossier ?

Mérith entend le souffle de Gaston envelopper le débit des phrases comme si son double parlait en marchant rapidement, ou même en courant. « Ah ! Ah ! Ça t’aurait fait du bien de vivre la période Omeyyade. D’entendre de tes oreilles bouchées la fable de Bid Jaï ou de rencontrer Haroun Al Rachid… »

- Tu aurais aimé cette ville, n’est-ce pas, pas ? La tête de Gaston transperce le maillot des « Ouistitis Géants ». - Ce n’est pas que « j’aurais aimé ». Je veux y aller ! - Y aller, ler ? - J’ai bien réfléchi. La seule solution à ma survie est de rejoindre

Wen-Sen-Athon. - Impossible ! Tu es mon double, comprends-tu ? - Puisque j’ai été numérisé, il me suffit d’entrer à nouveau dans

l’ordinateur. - Et puis ? - Le Quanti me transforme en pensée et m’envoie dans une

sphère de Punkette, jusqu’à Urbad. Gaston saute du hamac en s’agrippant à son bord. - Je m’arrangerai même pour te renvoyer Ridiculusmus. - Comment feras-tu ? - Je n’en sais rien encore mais… - Ah ! Monsieur n’en sait rien. C’est bien dommage ! - Je pourrais certainement trouver… - Moi, je crois que si nous pouvons garder le contact avec

Ridiculusmus, c’est plus par le mystérieux Sélédunk de Wen-Sen-Athon, que par les sphères de Punkette, contrairement aux apparences !

- Tu es de mauvaise foi ! Gaston se glisse dans son scaphandre. Sans se poser trop de

questions, Merith fait de même. Dès la sortie du sas, l’immensité ramène en eux un peu de calme. Ils s’accordent symétriquement une goulée de gaz nutritif et se laissent dériver derrière « la bosse » du Quanti.

- Sans moi, tu serais tranquille pour rejoindre Jennifer. - J’ai un double paranoïaque qui a une seule pensée : je veux

l’exterminer !

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- Tu es un scientifique, un homme pratique et tu aimerais te débarrasser de moi, le poète !

- Cesse de dire des bêtises ! - Et toi, cesse de mentir à toi-même ! Ils circulent lentement au milieu des images vivantes. Au gré du

film envoyé par le regard de Ridiculusmus, Gaston plane virtuellement aux côtés de Wen-Sen-Athon, un peu plus loin, Merith survole Urbad.

- Si tu tombais sous la coupe du Sélédunk, cela compliquerait la situation, tion.

- Ah bon ! - Imagine qu’il te contrôle ! Tu es mon double. Il connaîtrait

immédiatement les idées que j’ai dans la tête ! - Tiens, tiens ! Et que crois-tu qu’il ait fait quand tu m’as scanné ? - Je ne pense pas qu’il contrôle le scanner. - Monsieur ne pense pas… C’est bien dommage ! Merith va répliquer, mais un soudain déplacement de

Ridiculusmus les rend tous deux attentifs. Le robot virtuel suit l’ombre d’un oiseau gigantesque qui monte

et disparaît vers l’espace. Restent les étoiles… l’une est brillante. Elle grossit. Elle se déplace à une grande vitesse. Merith est dubitatif.

- Une comète, mète ? L’objet se rapproche. Merith est perplexe mais il est prêt à se

rendre à l’évidence. - C’est bien une comète. Mais vois comme la queue est

fluorescente ! Gaston toussote comme suffoquant sous le coup d’une émotion

subite. - Une comète ? Tu es sûr ? Moi j’ai l’impression que c’est à moitié

vivant ! Mérith examine les premières analyses. Il réprime un hoquet.

Vivant ! Allons donc ! Ah ! Celui-là et son exagération poétique ! Mais de chaque côté de ses joues, le sang remonte lui cuisant le visage. Il n’aurait quand même pas raison ! Non ? C’est quand même bizarre, c’est à la fois dur et impalpable.

- On dirait un curieux mélange d’ombre et de glace, ace ! Le savant se concentre sur les données objectives. Ne pas penser !

Lorsque le Quanti rend son verdict final, Merith croit indispensable de pousser un cri.

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- Oh ! Tu n’avais pas tort. C’est vivant ! Sa réaction de mépris fait demi tour, croisée par une sensation

étrange comme s’il entrevoyait en lui-même, à l’aide d’un puissant télescope, un monde inconnu jusqu’ici.

- C’est vivant et inerte à la fois. Des milliards de petits êtres. Leur glace peut disparaître. Ils deviennent alors, ombre. Puis elle peut revenir à nouveau. Ils redeviennent glace. C’est incroyable, yable !

- C’est affreux ! Le monde que Merith voit, passe en galopant dans son

imagination, en piétinant un autre qu’il perçoit et qui se colle par couches de froide logique sur son inquiétude. Ça me touche. Je le sais ! Qu’est-ce que c’est ? Ne pas penser ! Ne pas penser !

- Mais ce n’est pas tout. Chaque individu qui compose cette… chose, est indépendant. Il peut devenir mou, pâteux, se relier à ses partenaires par des adhérences, former des êtres à une, deux, trois ou cinq têtes, êtes !

Gaston instinctivement recule quand la « comète » passe près de lui et fond sur les nuages. Merith, la regarde partir et sent une jubilation, d’un seul coup et inexplicablement rouler en lui, comme si le bloc qui enfermait jusqu’ici son cœur et son cerveau volait en éclat. Quelle découverte ! Quelle découverte !

- Ils sont capables de se rassembler pour phagocyter, de se séparer pour attaquer chacun de son côté…

- Tu veux dire qu’ils sont à la fois des insectes, des cancers, des bancs de piranhas ...

- Et plus encore… Tiens, tu vois, ils s’accrochent aux nuages comme des sangsues, sues.

Gaston toussote plusieurs fois. Ils se gorgent de brume ! Ils enflent. Ils deviennent mous comme

des flocons. Oui ! Et maintenant, ils tombent ! Wen-Sen-Athon est arrivé en vue d’Urbad, la capitale des Barbes en Pointe

où sont réfugiés ses yorums de la Raison et de l’Image. Il est angoissé. Il pressent que Gray Grinn, vexée par la perte du Gotelem et du bâton Pikaïa a commencé à préparer sa vengeance. Mais il ne comprend pas comment elle veut s’y prendre…

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CHAPITRE 17

LE REVE DE FLEUR DES SAISONS Le Roi Inconnu est occupé à fourrager dans les cendres. « Fleur

des Saisons les a trouvées entre les racines d’un arbre. » Le jeune homme explore du regard, guettant l’arrivée de sa com-

pagne. Pendant ce temps, le yorum en armure tire quelques marrons. - Rassure-toi, elle n’est pas très loin. Elle est allée chercher des

aiguilles de sapin à jeter dans le feu. Il accroche le regard de Wen-Sen-Athon. - Il parait que cela répand un parfum agréable. Et comme tu as

retrouvé ton odorat… Le fils du Soleil ne l’écoute pas. Là bas Fleur des Saisons vient à

eux. Sous les gazouillis, les pépiements et les ramages des oiseaux, elle glisse entre les arbres dégarnis. Ses longs cheveux bruns flottent sur ses épaules découvertes. Elle avance avec grâce, comme si elle volait sur le tapis de feuilles grises. Dans la poitrine de Wen-Sen-Athon s’allume un rythme. Un rythme qui remonte aux origines, qui secoue son corps diffus et le fait trembler. Fleur des Saisons ne porte pas son manteau de laine. Elle ne porte pas sa robe coquelicot. Son visage est bouleversé, comme si elle était ailleurs. Elle a habillé son corps de lianes. Elle s’est fait une jupe avec des branches tendres de sapin. Sa poitrine naissante est couverte d’aiguilles souples.

Sans la quitter des yeux, Wen-Sen-Athon se penche sur une châtaigne. Il hume sa chaleur, son moelleux. Cette chaleur, ce moelleux mêlés au rythme se fondent dans une tendresse balsamique qui s’exhale dans son cœur, y entraînant Fleur des Saisons. Elle n’est plus la jeune fille qui… Non ! C’est une femme… Une femme !

La maîtresse de l’Harmonie jette dans le feu des petites aiguilles de sapin qui, croquées par des flammes carnassières, dégagent une sorte de lait épais et lourd. Un coup de vent tourbillonnant enveloppe la jeune fille d’un voile de fumée à l’odeur piquante. Wen-Sen-Athon entrevoit la cheville de Fleur des Saisons. Comme dans un songe, il enregistre les mouvements de sa compagne, se coulant dans le chant des pinsons. Il la voit fléchir sur une jambe, tourner sur elle-même, se hisser sur la pointe des pieds. Les yeux de Wen-Sen-Athon la suivent, montent, descendent,

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tournent avec elle. Reins cassés, bras jetés, doigts ouverts, elle danse. La bouche du jeune homme est ouverte. Egaré en lui même, il croit entendre une musique se faufilant à travers le chant des oiseaux. Il croit. Il en est certain. Il se penche sur Ridiculusmus :

- Cela vient de toi ? Le robot virtuel bouge imperceptiblement sa queue d’écureuil ! - La Symphonie… du Temps Nouveau… respiration… du Quanti !… Le rythme dans la poitrine accompagnant la danse et la musique,

Wen-Sen-Athon laisse errer son regard sur le torrent gelé. Dans les plaines de sa rêverie, cette eau prisonnière fond, s’écoule. Elle est vive. Fleur des Saisons lance ses bras à l’horizontale. Sa hanche s’efface. L’une de ses jambes est repliée, légèrement vrillée, le coup de pied tendu. Par un mouvement des poignets, l’une de ses mains tombe vers le sol, l’autre est dressée vers le ciel. Tour à tour reflet, bouquet d’herbes et de fleurs ; tourbillon faisant voler la cascade de ses cheveux, les épaules rentrées, les paupières mi-closes, les bras tendus vers Wen-Sen-Athon, les doigts en crochets, elle est l’arbre, la terre, ses cheveux, mousse et feuilles de printemps. Elle est le tumulte des flots qui surgissent de la montagne, le vol furtif des hirondelles. Aspiré comme dans un remous, Wen-Sen-Athon se lance, les mains aux hanches. Il bondit. Il saute. Le Roi Inconnu accompagne de déliés de la main.

Une nappe vaporeuse, sorte d’émanation à peine grisée descend

sur la clairière. Fugitive, à peine entrevue, elle se dissout. Fleur des Saisons s’arrête. Sous ses pas les feuilles craquent, la mousse est rousse ; dans les arbres, les oiseaux sont muets. La jeune fille s’écroule, ramassée, accroupie, la figure dans ses bras croisés, sur ses jambes en tailleur. Les épaules secouées de soubresauts, elle sanglote. Elle pleure longtemps. Elle se redresse, les yeux pleins de larmes.

- Oh ! Wen-Sen-Athon, j’ai fait un rêve horrible. Une force, s’était emparée de moi, qui m’obligeais à te trahir.

Le Roi Inconnu sans voix lui tend une châtaigne. Elle la prend, la mange en silence, puis une autre, encore une autre. On n’entend que le bruit léger de ses mâchoires.

Comme une éclaircie après une averse, un sourire, s’adresse à Ridiculusmus.

- La musique que tu nous as fait entendre… je l’ai là, dans mon cœur. Elle est arrivée avec vous deux lorsque vous êtes sortis du Sélédunk.

Elle regarde le ciel. - Tu viens d’un endroit magique, n’est-ce pas ? - Non pas magique… mais… scientifique.

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- Cette musique, c’est la voix de ma mère… Le corps virtuel de Ridiculusmus s’allume violemment. - Ta mère ?... Comment ?... On te dit fille… de la musique…

mais, c’est une …légende ?... - Si c’était une légende, alors qui serais-je ? - Si ta mère est… la musique… peux-tu m’expliquer… ?... Fleur des Saisons pose sur Ridiculusmus un regard indulgent,

empreint de patience. - Selon Joudaïa qui a assisté à la scène, un jour ou la lumière était

si éclatante que la beauté de la nature entrant dans les cœurs, faisait venir des larmes de bonheur, le Soleil dit à Ulysse, mon père : « J’aime ton chant, ornement vaporeux des montagnes. Il est beau. Je veux t’en récompenser. – Va dans la plaine, coupe cinq roseaux de même grosseur. L’un doit être long et les autres de longueur décroissante. Procure-toi également une peau de chèvre ».

Fleur des Saisons fixe les flammes claires qui crépitent. - Plus tard, le Soleil apprit à mon père comment assembler le

tout. Puis il lui demanda de souffler dans le roseau le plus long. - Et alors ?... La musique… est née ?... - L’air est descendu, passé à travers la peau de chèvre, a vibré

dans les quatre roseaux de longueur décroissante… Les yeux de Fleur des Saisons délaissent le feu, passent par le ciel,

reviennent au robot virtuel. - La voix de l’instrument est sortie du souffle, encore plus

enchanteresse que la voix d’Ulysse. Les yeux reviennent se frotter aux flammes claires, s’embrasent. - Comme l’a rapporté Joudaïa, « On voyait sur sa peau des

gouttes de musique affleurer, perler. Lui-même sentait le bout de ses doigts couler, se prolonger dans l’instrument qui prenait vie entre ses mains. »

Fleur des Saisons soupire, croque dans une châtaigne et mastique méticuleusement laissant la flamme de ses pupilles se replier. La jeune fille sourit dans le vague, la tête penchée.

- La voix envoûtante de l’instrument – un khen – s’est transformée en une femme – Khena – dont Ulysse est tombé amoureux. Et moi, Fleur des Saisons, je suis née de cet amour.

Ils se taisent tous. Elle regarde à nouveau le ciel. Ils suivent son regard. Là-haut vers l’immensité, les nuages sont devenus d’une pâleur étrange. Wen-Sen-Athon écoute le rythme grandir. Des coups sourds vibrent, comme s’ils venaient du sol. Non ! Ce n’est pas en moi, c’est bien dans la terre… Une cadence !…

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Pris d’un doute, il s’élève. A peine à l’aplomb de la falaise, son regard jette une flamme. La route en lacets est couverte de soldats. Des fantassins de glace ! Une interminable armée, qui des collines, atteint les portes d’Urbad. Comment est-ce possible ?

A l’avant sur un cheval noir harnaché de noir, quelqu’un. Wen-Sen-Athon cherche Ridiculusmus du regard mais le robot virtuel est resté au sol. Ce n’est pas Frig, il n’en a pas l’allure. Il est plus massif. Qui est-ce ? Le cavalier est couvert d’un manteau cramoisi. Une capuche écarlate recou-vre sa tête. Le cheval avance avec réticence, il piétine, tente de se cabrer, piaffe mais l’homme le maintient d’une main ferme. Derrière lui, dans un uniforme gris, coiffé d’un chapeau plat à visière, marche un gradé, près duquel un autre militaire porte une coquille de lambi. Entre ce personna-ge et les soldats, une cage sur un chariot. Dans la cage, un prisonnier accroché aux barreaux.

Dans les faubourgs d’Urbad, le fourmillement s’arrête. Un grand

cri déferle, un cri de surprise. Wen-Sen-Athon s’attend à une réaction de défense de la part de la ville. Il s’attend à ce que les lourdes portes de la Cité se referment. Au lieu de cela, à mesure que les soldats avancent, le cri s’éparpille en hurlements de terreur. Les gens courent en tous sens comme si tous étaient pris de folie. Les hurlements sont piétinés par des rires désordonnés. Des rires aux accents hystériques.

Lorsque le fils du Soleil est à nouveau près du feu, la maîtresse de

l’Harmonie fait remarquer dans le ciel, une ombre immense. Battant l’air dans un vol lourd…. l’Oiseau… monte. Il transperce les nuages. Dans son bec, un objet… Un oeuf ?

Ridiculusmus le suit en ouvrant son système d’observation automatique. En Wen-Sen-Athon, le prédateur sombre sort des abysses glauques et lui happe un morceau de gorge. Lorsque Fleur des Saisons reçoit sur la lèvre un premier flocon de neige, sous ses doigts, le Sélédunk s’éteint.

♦ ♦ ♦

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La maîtresse de l’Harmonie, engagée dans une descente raide s’accroche à des branches basses de sapins. La neige lui saute à la figure. La sensation n’est pas celle du froid. Plutôt d’une morsure. C’est comme cette bête sans visage dans mon rêve. Je savais que c’était puissant. Elle me mordait de l’intérieur. Il fallait que je trahisse Wen-Sen-Athon, sinon elle allait continuer à me mordre.

Fleur des Saisons s’arrête. Elle s’essuie la joue. Elle prend le temps de se vêtir de sa robe coquelicot et de son manteau de laine. Wen-Sen-Athon est absorbé dans le spectacle des espaliers masquant les terrasses successives dominées par Urbad. A quelques pas derrière lui, elle observe ce paysage qui les surplombe et lui donne l’impression d’un bloc redoutable. Elle avance vers le jeune homme.

Je suis avec toi, tu sais, je veux que tu le saches ! Cela devient trop risqué. Risqué ! Préoccupant. Il n’y a rien de changé entre nous. Tu as vu comme moi Ridiculusmus suivre l’Oiseau, pour

l’observer ? Eh bien, il n’en garde aucun souvenir. C’est inquiétant. Ne sois pas soucieux, je porte le Sélédunk.

Le regard de Wen-Sen-Athon est posé tout en haut, sur Urbad. Le Sélédunk ?... Ah ! Oui !...

En hochant la tête, le fils du soleil monte vers les terrasses. Une fêlure dans la voix du jeune homme a déclenché dans le cerveau de Fleur des Saisons une vibration particulière. Le Sélédunk ! Quand j’ai trouvé les châtaignes, j’ai pensé à lui. Un rayon doux, vert clair. Et puis quand je les ai mangées, j’y pensais sans arrêt. A mon rêve aussi…

Les yeux de la jeune fille s’attachent à la blancheur de la neige. Sous sa langue la salive abonde. Pourtant, sur les côtés, à l’arrière et sur le dessus, cette langue est sèche. J’ai soif ! C’est affreux comme j’ai soif.

Sur le chemin escarpé, non loin du premier espalier, un

ronflement fait se retourner Wen-Sen-Athon, le Roi Inconnu et Ridiculusmus. A quelque distance, sous eux, Fleur des Saisons, agenouillée la tête dans la neige, se désaltère à une source. Au-dessus d’elle, la paroi immaculée ressemble à un rideau. Le ronflement semble provenir de la falaise. En un vrombissement qui se renforce, il grossit, devient grondement. Un grondement sourd, menaçant, enveloppé dans une émanation brune. En quatre pas, le Roi Inconnu est près de la source. A peine a-t-il enlevé Fleur des Saisons que le grondement, plus violent encore, s’arrache de la falaise et se fracasse au fond de la vallée,

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dans un bruit de tonnerre. Froissant les arbres, il se relève, se redresse, se précipite, ravage la source et prenant son envol, passe sur eux en remontant vers Urbad dans un rugissement terrible, laissant sur place une odeur de moisi.

Une armée de soldats de glace, menée par un personnage mystérieux a envahi

Urbad avant même que Wen-Sen-Athon soit entré dans la ville. Pire ! Il semble que les habitants de la cité aient perdu l’esprit. Le fils du soleil, inquiet pour ses yorums de la Raison et de l’Image (D’autant que le Sélédunk a cessé de fonctionner), a décidé de braver malgré tout ces nouveaux dangers. Fleur des Saisons, en dépit d’un rêve inquiétant tient à l’accompagner…

CHAPITRE 18

LE DELIRIUM Le front levé, le regard droit, Wen-Sen-Athon monte vers Urbad.

Il traverse les plateformes. Les plaintes des moutons, les meuglements des vachettes affamées, passent sur les confins de ses sentiments et filent se perdre dans la vallée.

En abordant les faubourgs, la solitude rêveuse du fils du soleil est transpercée par une flèche. C’est le cri d’un enfant, un garçonnet aux oreilles décollées, aux yeux qui louchent. Le visage est rond. La bouche trop grande n’est qu’un rictus niais. Le fils du soleil s’accroupit mais le garçonnet recule, et, se protégeant d’une volée de cris suraigus, se sauve en direction de ce qui semble être une foire. Ils le suivent, Fleur des Saisons à l’abri du Roi Inconnu en bouclier.

Assis le long d’un muret, un homme bien en chair, l’air d’un paysan en pleine force de l’âge, la tête penchée en avant les regarde passer, le pouce dans la bouche.

Dans l’entêtante odeur de litière de la foire, sous les bêlements,

meuglements, caquètements, Wen-Sen-Athon repère l’enfant parmi la foule. Il est dans les jupes d’une femme. Celle-ci, le cou sortant d’un pull à franges brun rouge, les épaules rentrées, le visage dur, le bord des lèvres abaissé le traverse d’un long regard fixe. Sa voisine, le cheveu

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passé au henné, un anneau dans la narine, décoche un cri plus long et plus pointu encore que ceux du garçonnet.

La foule des hommes s’agglutine. Les deux femmes tentent de contourner le Roi Inconnu pour arracher le manteau de Fleur des Saisons. Le yorum de fer hisse la jeune fille sur son épaule hors de leur portée. La foule est compacte. Le fils du soleil relève que tous ces hommes à moitié nus sont gras. Leur peau est huileuse, peinte de lignes ou de cercles. L’un riboule des yeux, son voisin retrousse les lèvres, un troisième, les joues gonflées siffle, le suivant, les mâchoires serrées gronde, un cinquième tire la langue. La plupart des autres hurlent, clabaudent, glapissent, vocifèrent. Aucun ne dresse le poing.

Attentif au signal discret de Wen-Sen-Athon, le Roi Inconnu se déplace imperceptiblement. La foule hurle de plus belle. Le yorum en armure tente alors de forcer le passage. Mais la foule serrée, épaule contre épaule, tête contre tête hurle plus rageusement encore, la bouche grande ouverte, les dents à nu, l’œil morne comme les fauves. Soudain elle se tait. Son silence va remuer les profondeurs glauques du jeune homme. Lorsque, délogée par le prédateur, son appréhension a presque regagné le rivage, Wen-Sen-Athon se sent fouetté comme sous l’effet d’un ressac par un cri, un slogan, une imprécation qui éclate : « Subis sus ! Du mental ! » Scandé à l’unisson par chaque bouche, sans haine : « Subis sus ! Du mental ! ». Plutôt comme un désir, un souhait : « Subis sus ! Du mental ! ». Ou comme une plainte : « Subis sus ! Du mental… » Au moment où brusquement, la foule s’écarte au bruit d’une galopade.

D’après ce que peut entrevoir Wen-Sen-Athon, c’est un char tiré

par deux chevaux bais. La foule se jette de côté in extremis, tandis que lancé comme un bolide, le char, après un dérapage, s’immobilise contre le torse du Roi Inconnu. Le fils du soleil reconnaît le militaire qui le toise du haut de la nacelle fortifiée. Il est escorté d’un soldat de glace qui porte sur l’épaule une coquille de lambi. Il est coiffé d’un chapeau plat à visière.

Le personnage saute à terre. Plus petit que le Roi Inconnu, il domine Wen-Sen-Athon. Le jeune homme se sent altéré comme si le visage à la peau grise et ratatinée, à la face glabre, à la bouche comme un trou, diffusait une impression de mensonge, de fausseté. Peut-être ce regard absent ? Mais en même temps cette diffusion est mêlée d’une sorte de détresse indicible, secrète, enfouie.

Grarrgh ! Le quartier des paysans vous a adoptés.

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Fleur des Saisons se détache de la protection du Roi Inconnu. Frig ? C’est toi ?

Le militaire tourne vers elle son regard sans vie et frappe l’air du menton.

Grarrgh ! Je suis le capitaine Mithridate, de l’armée de la Nearga. L’œil de la jeune fille parcourt l’uniforme aussi gris que le visage,

à part deux lèvres roses sur un motif au dessus de la visière, et aussi sur le col, sur les épaulettes, sur le bras de la veste, sur les coutures du pantalon, sur une bande de ruban délimitant le haut de chaussures montant sur le mollet.

Allons donc ! J’ai reconnu ta voix. Le militaire hausse les épaules, puis il contourne le char,

bousculant violemment les gens qui ont le malheur de se trouver sur son passage. Wen-Sen-Athon profite du recul de la foule pour s’avancer près des chevaux.

Je veux voir le Maire d’Urbad. Grarrgh ! Qui cela ? Acingaricut.

Le regard sans vie se dandine en même temps que la tête balance.

Grarrgh ! Ah, oui ! Acingaricut au langage bizarre. Bizarre ?

Un rire sinistre sort de la poitrine et non de la bouche qui reste un trou.

Grarrgh ! Tu vas le voir, je te le promets. Mon nom est Wen-Sen-Athon. Tu as entendu parler de moi ?

La foule, craintive reste à l’écart mais elle reprend ses

imprécations. « Subis sus ! Du mental ! » Wen-Sen-Athon a l’impression d’être subtilement absorbé par un

piège invisible. Il cherche l’endroit où l’épée du Roi Inconnu pourrait frapper.

Que disent-ils ? Grarrgh ! Ils souhaitent que vous deveniez comme eux. Comme eux ? Grarrgh ! Ils sont dans leur rêve, leur délire et…

Un rugissement accompagnant une voix enrouée jaillit du lambi. Tu parles trop, Mithridate !

L’esprit de Wen-Sen-Athon s’arrête au point de rencontre exact

des vociférations rauques de la foule, et des rugissements. Il ne voit pas

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Gray Grinn mais il sait qu’elle est là, partout, tout autour et qu’elle l’épie, l’observe, l’étudie avant de frapper. Il croise les bras et penche le buste vers le coquillage.

Je suis venu chercher mes yorums de la Raison et de l’Image. Par le Sélédunk, je les aurai !

Du lambi à Wen-Sen-Athon, de Wen-Sen-Athon au lambi, le regard de Mithridate promène son absence.

Grarrgh ! Oui, oui... Ne t’impatiente pas, vous allez entrer dans la Cité. Suis-moi.

Le capitaine se dirige vers le char. Une ombre ténébreuse passe au fond de son regard sans vie.

Grarrgh ! Mais je dois te dire qu’il y a un problème… Quel problème ?

Le regard sans vie se porte plusieurs fois sur la maîtresse de l’Harmonie.

Grarrgh ! Pas pour toi ni pour ton yorum de fer. Le Roi Inconnu dépose Fleur des Saisons dans la nacelle, derrière le capitaine et le soldat, avant d’y imposer son poids considérable. Les chevaux peinent à sortir du quartier des paysans pour passer dans celui des nobles. Le corps vaporeux de Wen-Sen-Athon reste à portée de Mithridate dont le regard ignore les vastes bâtisses ocre, bulbeuses, chapeautées de neige.

Grarrgh ! Ici, Raison et Image appartiennent aux Géants. Eux seuls en disposent. La jeune fille ne pourra pas entrer dans la Cité, avec les siennes.

Mais elle n’est pas une ennemie d’Urbad ! Grarrgh ! Les Géants ont décidé. Qu’en pense Acingaricut ?

Wen-Sen-Athon aperçoit, sous les tours et leurs oriflammes, les portes de la vieille ville. De loin, il a le sentiment qu’elles sont plaquées contre la muraille. Mais surtout, qu’à ces portes, il va se coller... Perdu dans le vaste monde, est ce petit coin d’Urbad, recroquevillé, minuscule, sur lequel il vient s’aplatir, s’engluer, se débattre dans l’absurde. Bon ! Je vois le piège. Gray Grinn veut la Raison et l’Image de Fleur des Saisons. Oui, et elle pense pouvoir prendre ainsi plus facilement le Sélédunk.

Le fils du soleil frôle l’oreille de la maîtresse de l’Harmonie. Tu n’y entreras pas ! Le regard sans vie de Mithridate se désintéresse des calebasses de

terre cuite, de la laine de mouton peignée, des seaux de graisse du marché artisanal sillonné par des gens qui errent en tous sens.

Grarrgh ! Il y a peut-être une solution.

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J’en étais sûr ! Le regard sans vie s’arrête sur Fleur des Saisons.

Elle doit passer l’épreuve. L’épreuve ? Grarrgh ! Le Subis sus du mental !

Le char s’immobilise sur une immense place, au pied de la

muraille. En contemplant les remparts qui versent sur sa curiosité une hostilité indifférente, le jeune homme a une impression de déjà vécu. C’était quelque part, en un autre temps. Pourtant c’était différent, je le sens ! Cette hostilité, il la voit sourdre du grain roux des murs orbes, il la voit tomber des créneaux pourtant peu défendus. Il la voit, proclamée dans les oriflammes triangulaires, noirs piquetés d’étoiles de neige qui flottent partout.

Où sont les soldats ? Grarrgh ! C’est que nous en n’avons guère l’utilité ici.

Wen-Sen-Athon surveille le déplacement de Ridiculusmus. Le robot virtuel émet des radiations des plus colorées en montant inspecter les deux portails. Il vole le long du principal, en arc de cercle dont la pierre blanche est décorée d’une frise de losanges bleu violacé. Il redescend, le nez sur des portes vert olive, traversées de vingt quatre rangées de clous dont chaque espace est de la taille du Roi Inconnu. Prenant du recul, il se déporte pour scruter le portail secondaire, dans un renfoncement sur sa droite, copie exacte de l’autre en deux fois moindre. La flamboyance de ses circuits se déchaîne lorsqu’il passe contre ce que regarde intensément Fleur des Saisons : deux lèvres gigantesques, purpurines et pulpeuses, humides et vivantes, fixées entre les deux portails, un peu au dessus du plus petit.

Mithridate flatte l’encolure des chevaux. Grarrgh ! Ment et Dément commandent l’épreuve. Le fameux Subis sus du mental ? Grarrgh ! Si la réponse est correcte aux questions qu’elles

posent, la bonne porte s’ouvrira et la jeune fille gardera sa Raison et son Image.

Sinon ? Grarrgh ! Si c’est la mauvaise porte, elles appartiendront aux

Géants. Comment reconnaître la bonne porte ?

Le rire sinistre sort de la poitrine. Grarrgh ! On ne la reconnaît pas !

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En admettant que Fleur des Saisons réponde… qui garantit qu’ils ne tenteront pas de les reprendre ?

Le rire de poitrine retentit une nouvelle fois. - Grarrgh ! Ils n’aiment pas s’avouer vaincus et… Le rugissement courroucé accompagnant la voix enrouée jaillit

du lambi. Tu parles trop, Mithridate ! Le fils du soleil rejoint la maîtresse de l’Harmonie qui s’est

éloignée du char pour se rapprocher des portails. Les lèvres purpurines, pulpeuses, gonflées de vie pour belles et attirantes qu’elles soient ne masquent pas l’autre bouche, la vraie. Avaler, digérer, c’est la vieille idée de la Nearga. Et si elle peut faire souffrir Fleur des Saisons, elle ne s’en privera pas. Non, non ! C’est trop dangereux.

Il n’est pas nécessaire que tu entres. Tu m’attendras ici, avec le Roi Inconnu pendant que j’irai chercher mes yorums avec Ridiculusmus.

Je comprends ton angoisse mais je me suis engagée. Rappelle-toi ton rêve. C’est un avertissement ! Moi il me

semble que je vois plus clair en moi. C’est comme si je m’éveillais. Je vois nettement le danger.

C’est le moment où je dois te tenir la main. Je t’ai dit que j’étais avec toi. Je t’aime et nous surmonterons ensemble les épreuves.

Tu n’as rien à prouver. Je ne souhaite pas que tu ailles au-delà…

Je me sens bien, Wen-Sen-Athon. D’autant qu’elle est partie…

Partie ? La soif que j’avais, cette épouvantable soif ! N’est-ce pas encore un tour de Gray Grinn ? Regarde le

Sélédunk, il ne réagit plus. J’ai confiance. Tu t’éveilles. Tu es comme un soleil. Tu es son

fils, tu éclaires notre amour. Laisse-le mûrir. Comment peux-tu avoir confiance quand il s’agit de Gray

Grinn ? Elle s’est sans doute déjà emparée de mon Image et de ma Raison. Je ne veux pas qu’elle t’arrache les tiennes.

Sans Image et sans Raison, que vaudrait notre amour ? Venant des faubourgs en filets ininterrompus, des enfants, des

femmes, des hommes entrent sur la place. Fleur des Saisons serre les

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pans de son manteau. Mithridate, empoignant la bride des chevaux, s’approche. Les lèvres sont fixées à la muraille par une grosse vis de bois. La jeune fille a l’impression d’être une mouche, à la merci de deux immenses tapettes. Elle les regarde avec attention, en tripotant les ailes de son manteau, en se forçant à sourire.

Que suis-je censée faire ? Grarrgh ! Leur dire qui tu es et ce que tu veux. Parle fort pour

qu’elles t’entendent. Il se tourne vers Wen-Sen-Athon.

Grarrgh ! Si jamais tu feins de l’aider, toi ou ta magie, c’en est fini, les Géants auront gagné.

Le rugissement sort du lambi, la voix enrouée parle mais ce qu’elle dit est couvert par la rumeur de la foule qui a grossi et occupe les trois quart de la place. Fleur des Saisons recule de quelques pas. La foule recule de même, comme si elle ne voulait aucun contact avec une pestiférée.

Je suis Fleur des Saisons, Maîtresse de l’Harmonie. Je sou-haite entrer dans la Cité !

La vis fait un tour sur elle-même, puis revient dans l’autre sens. Une ondulation parcourt les lèvres. La foule scande son « Subis sus ! » La vis grince. La foule se tait. Une voix aigre déchire l’air.

Ment ! Ment ! Ment ! Je suis la garante de ta Raison ! Une autre voix, mordante lui répond. - Non ! Non ! Non ! C’est par moi, Dément que survivra ton

esprit ! Fleur des Saisons prend une profonde inspiration. - M’avez-vous entendue ?

Oui, je t’ai entendue. Réponds à la question de Ment, si tu veux entrer et garder ta raison ! Il s’en faut de peu que la voix mordante lui coupe la parole.

Pas du tout ! C’est à moi que tu dois faire confiance ! Réponds à la question de Dément si tu veux entrer et conserver ta personnalité !

La voix de Fleur des Saisons tremble. Je suis prête.

La voix aigre reprend. Ecoute ! Ment, veut savoir : « Qu’est-ce qui est gouverné par

l’esprit, et non par le cœur ? » Dément t’interroge : « Qu’est-ce qui est gouverné par le cœur, et

non par l’esprit ? Grarrgh ! Tu n’as droit qu’à une seule réponse.

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Vous devez plaisanter ? Grarrgh ! Réponds ! Comment donner une seule réponse à deux questions

contradictoires ? Grarrgh ! C’est ton problème. Vous voulez me rendre folle ? C’est cela ? Grarrgh ! Réponds !

Les lèvres pulpeuses sont agitées de soubresauts. Les flocons tombent lentement. Fleur des Saisons sent ses forces couler de ses jam-bes et se mêler au froid à la neige. Sa main se pose sur le Sélédunk, complètement éteint. Un être tout petit, circule dans le ventre de la jeune fille, une petite grenouille, peut-être ? Il saute sans arrêt, les mains armées de deux crochets qui coupent, à droite et à gauche tout ce qu’il rencon-tre, en se moquant. Tu te croyais certainement maligne. Tu es certainement de taille à affronter tous les dangers ? Eh bien montre-le maintenant. Quoi ? Tu as peur ? Mais oui, tu as peur ? Fleur des Saisons, la bouche ouverte aspire l’air qui s’engouffre dans sa poitrine. Elle le retient le plus longtemps possible pour étourdir le petit être. Elle respire à nouveau très fort pour, cette fois, le brûler et le mettre hors d’état de nuire. Peu à peu, à force de respirer, elle se sent plus légère, presque soulagée. Qu’est-ce qui est gouverné par l’esprit, et non par le cœur ? Les pensées ? Qu’est-ce qui est gouverné par le cœur, et non par l’esprit ? Les Sens ? Les émotions ? Ridiculusmus est venu à côté de son oreille.

Pense à l’Image… que l’on a de soi… car l’esprit la gouverne… Fleur des Saisons se prend le menton dans les mains. Son regard

s’enfonce dans le sol. La vis tourne, retourne. Ment et Dément répètent, répètent : - « Qu’est-ce qui est gouverné par l’esprit, et non par le

cœur ? » - « Qu’est-ce qui est gouverné par le cœur, et non par

l’esprit ? » La foule martèle : « Subis sus ! Du mental ! ». Mithridate est secoué par des toussotements de rire.

- Grarrgh ! Réfléchis bien, tu dois parler maintenant. Les questions des lèvres roulent dans le cerveau de Fleur des Saisons comme une boule dans la neige fraîche. Elles se mélangent, s’amalga-ment, grossissent, se fendent, se séparent. Si l’Image que l’on a de soi est gouvernée par l’esprit, elle ne l’est pas par le cœur. Alors ?

- « Qu’est-ce qui est gouverné par l’esprit, et non par le cœur ? » - « Qu’est-ce qui est gouverné par le cœur, et non par l’esprit ? »

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- « Subis sus ! Du mental ! ». - Grarrgh ! Ta réponse ! Des voix pointues de femmes s’extirpent du tohu-bohu de la

foule. « La Raison ! La Raison ! »

La soif à nouveau revient. Elle taraude. Assèche la langue, la gorge. Mais les cris de la foule renvoient la jeune fille dans sa méditation. Elle ne voit plus les visages ni les lèvres géantes. Elle ne cherche ni Wen-Sen-Athon, ni le Roi Inconnu, ni Ridiculusmus. Je dois résister. Il faut que je trouve. L’esprit, le sentiment que l’on a de soi… Voyons. Oh mais pour le cœur ce n’est pas la même chose… Non ! Non ! C’est l’inverse… Le cœur, c’est bien l’émotion… La colère, la joie. L’émotion que l’on voit sur la figure de l’autre… L’Image que l’on donne de soi…. Elle voudrait regarder autour d’elle. Mais Mithridate, seul, immense, l’emplit de son rire sinistre. Mithridate dont la poitrine à chaque saccade enfle et devient aussi grosse que la montagne derrière Urbad. « Ils veulent tellement que vous soyez comme eux »

Je vais répondre… La foule se tait, se préparant à l’explosion.

L’Image ! Les grincements se sont arrêtés. On entend les flocons tomber.

Les battants du portail, le plus petit, s’ouvrent. Un rideau de soldats de glace sort de la Cité et vient s’interposer entre Fleur des Saisons, ses amis et la foule. Puis la vis tourne dans un grincement esseulé. Les lèvres ricanent.

Elle a perdu ! Non ! Elle a gagné ! Perdu ! Gagné !

Inquiet, le Roi Inconnu avise Mithridate. Ces Géants ont-ils de vrais pouvoirs ?

La poitrine de Mithridate rigole. Grarrgh ! Même celui de rendre fou, le vent ! La voix enrouée, accompagnée du rugissement sort, furieuse du

lambi. Mithridate, tu parles trop ! Il va t’arriver malheur !

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DEUXIEME PARTIE

LA RAISON ET L’IMAGE

Ayant abordé les faubourgs d’Urbad où la population est folle, Wen-Sen-Athon et ses amis ont rencontré le capitaine Mithridate membre de l’armée de glace de la Nearga. Le militaire prévient que Fleur des Saisons ne peut entrer dans le centre de la ville sans subir le « Subis sus du mental » au cours duquel, elle risque fort de perdre sa Raison et son Image. La maîtresse de l’Harmonie a passé l’épreuve et les portes d’Urbad se sont ouvertes.

CHAPITRE 19

LE VUKARNACHT Les bras étendus, les yeux exorbités, Fleur des Saisons court

comme aspirée par la Cité. Elle a rejeté sa capuche. Elle court le visage levé, exposé à la brûlure des flocons qu’elle parait ne pas ressentir. Elle court, penchée en arrière comme si elle désirait que le ciel entier vienne en elle. Après avoir dépassé le chemin de ronde, elle s’arrête, médusée par la rue Principale.

- Regardez tous comme elle est belle toute enneigée ! Comme elle monte ! Et ces riches maisons, ces fenêtres aux rideaux de perles !

Wen-Sen-Athon voit flotter sur la ville une émanation grise, une vapeur étendue, immobile comme un strate crasseux. Le Sélédunk nous a-t-il complètement abandonnés ? Accompagné de son yorum du Courage et du robot virtuel, il rattrape la jeune fille.

Ça va ? Comment cela « Ça va ? ». C’est magnifique ! Magnifique ? Tu as déjà oublié Strategius ? Je te vois, Wen-Sen-Athon, je te vois, Roi Inconnu et toi

aussi Ridiculusmus. Je vous vois tous les trois. Et je me dis que grâce à nous, Strategius revivra un jour. Alors n’est-ce pas magnifique ?

Les traits de Wen-Sen-Athon se détendent.

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- Elle a gardé sa Raison ! Butant sur les portails, un vent guilleret, tourbillonnant et foufou

balaie la Cité. Il s’introduit sous l’armure du Roi Inconnu et fait bouffer le manteau de Fleur des Saisons. Mais il s’engouffre aussi dans les appréhensions de Wen-Sen-Athon. Serait-ce le vent fou dont parle Mithridate ?

Le corps diaphane du fils du soleil, cheveux longs et djellaba est

immobile sur le sol neigeux. Il semble à Wen-Sen-Athon que l’émanation, comme une condensation à peine visible, s’est resserrée et rôde maintenant autour du capitaine qui, la bride de l’attelage en mains, le regard sur ses pieds, les rejoint d’un pas lent. On dirait qu’il est préoccupé ? Sans doute cette voix ? Ce rugissement ?

Le fils du soleil cherche en lui-même ce qui continue à lui échapper. Revient ce rythme, mais pas tel qu’il l’avait ressenti lorsque dansait Fleur des Saisons. Il est plus léger cette fois. Un clap, clabadap, clabadap, papat’ ! Son assourdi. Le regard sans vie se redresse. Fleur des Saisons pousse un cri. Le Roi Inconnu fléchit sur ses jambes, le bouclier en avant, la main sur le pommeau de son épée. Ridiculusmus prend de la hauteur. Wen-Sen-Athon pivote. Du haut de la rue principale, un animal accourt. Le bruit de sa course est en partie absorbé par la neige. Clabadap, clabadap, papat’ ! Silhouette inhabituelle. Une sorte de chien. Un chien qui se hâte vers eux, comme s’il avait un message à leur délivrer. Clabadap. Le chien dévale en plein centre de la rue. Un grand chien jaune à la robe tigrée. Wen-Sen-Athon n’a guère le temps de s’interroger, l’animal a freiné des quatre pattes en arrivant sur lui. Le corps de chien est affublé d’une hure de cochon. La lèvre supérieure du groin rose est fendue. Sous le menton, une barbichette blanche en pointe.

- Chalut Wen-Sen-Athon, ch’est moi, Achingaricut, le Maire d’Urbad !

Mithridate lâche la bride des chevaux et se précipite de son pas raide pour décocher un coup de pied à l’animal.

- Grarrgh ! Toi, tu n’es qu’un chien à tête de cochon. Ici, tu es le chonchien, rien d’autre !

Wen-Sen-Athon veut protester mais le chonchien s’interpose.

Laiche tomber, ch’est un cave ! La poitrine de Mithridate se secoue d’un rire prolongé.

Grarrgh ! De toutes façons, vous aviez besoin d’un guide, non ? Il va vous faire les honneurs de la ville !

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Sans plus leur accorder l’attention lugubre de son regard sans vie, le chef de l’armée de la Nearga empoigne la bride des chevaux. Le chonchien, sur son arrière-train attend qu’il ait atteint le haut de la rue.

- Tout che qu’ils chont capables, c’est de nous chouraver nos chars ! Des bons à nib !

Mithridate, les soldats disparaissent, enveloppés de l’émanation grise – une buée – qui laisse planer dans l’atmosphère une imperceptible odeur de moisi. Le vent foufou fait tomber des amas de neige du bord des toits. Ils tombent avec des flocs ! Le fils du soleil, bras croisés sur la poitrine observe les traces de pas et les ornières laissées par le char.

Wen-Sen-Athon plonge son regard dans celui du chonchien.

L’iris violet, la prunelle vive ont gardé leur humanité. Et si tu étais encore une traîtrise de Gray Grinn ? Alors, ze n’aurais que mes yeux de chonchien pour chialer !

Le Roi Inconnu se dresse de toute sa hauteur. Si seulement je t’en laisse le temps !

Fleur des Saisons palpe les oreilles en chou de la bête et l’examine avec attention.

Son dos ! Vous avez vu son dos ? Le dos mais aussi les flancs sont zébrés de traces de coups.

Certaines blessures ne sont pas encore refermées. Ridiculusmus rend le verdict de son analyse à Wen-Sen-Athon.

Structure humaine… sous un habit… animal. Si tu es vraiment Acingaricut, peux-tu nous dire ce qui t’es

arrivé ? Z’ai eu le malheur d’achepter l’invitachion de Gray Grinn lors

d’une fête donnée chez elle. Chous le prétexte de me faire visiter sa Monstrerie, elle m’a zeté un sort. Dès que z’ai mis le pied à Urbad, ze suis devenu le chonchien.

C’est donc toi que j’ai vu passer dans une cage ? Z’ai conchervé ma Raison mais z’ai changé d’Image. Et de langage ? Pour toi, si fin lettré, cela doit être

insupportable ! Z’essaye de parler class mais ze peux plus. Ze zozochuinte ! Tu n’es donc plus le Maire ? Elle m’a nommé rechponchable. Responsable ? De tout che qui che passe dans cette ville de barges. Ch’est

pourquoi chacun ichi a le droit de me filer des coups de latte.

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Qu’est devenu ton sceau ? Où sont mes yorums ? Acingaricut lève son arrière-train de la neige, secoue son dos

comme le font les chiens et, remontant la rue, va flairer des recoins de portes. Du groin, il renverse systématiquement les urnes à ordures placées tous les dix pas. Ridiculusmus, aux côtés de Wen-Sen-Athon, le survole de très près.

Est-il sûr… d’avoir toute… sa raison… ? Le bruit plat des urnes de terre qui se brisent déclenche des

gloussements, des aboiements, des miaulements provenant de visages grimaçants, plaqués aux barreaux des soupiraux des maisons avoisinan-tes. Le vacarme attire aussi quelques curieux. Des hommes en particulier, maigres, coiffés de turbans, vêtus d’amples vêtements satinés. Le bruit les a attirés mais ils ne se soucient pas de ce qui se passe. Ils marchent, les yeux au ciel, en marmonnant dans leur barbe en pointe. Wen-Sen-Athon tente d’attirer l’attention du chonchien, qui farfouille dans les détritus.

A ton avis, comment dois-je m’y prendre pour retrouver mes yorums ?

Acingaricut lève le groin. Le Grand Concheil ! Dingue ! Le Paronthèque ! Dingue.

Touchs dingues ! Il replonge dans les immondices pour y mastiquer avec entrain

une nourriture qui croque sous ses dents. Wen-Sen-Athon tente un nouveau type d’approche.

Tu parais manger beaucoup, pourtant, tu es maigre ? Il y a deux chortes de zens ici. Les paysans qui chont gras et

les nobles, érudits, maigres et qui ont la barbe en pointe. Ils chont comme moi, ze chuis comme eux. Ch’est tout che qui me reste !

Comment se fait-il que Horubal ait pris leur raison ? Pas Horubal ! Qui, alors ?

Un Barbe en Pointe s’est planté devant eux, semblant retomber sur terre.

Pourquoi il parle du nez, le chien ? Acingaricut rectifie.

Ze ne chuis pas un clebchs mais votre maire LE chonchien. Le Barbe en Pointe lui décoche un coup de pied tout en

marmottant et en retombant, les yeux révulsés dans son isolement méditatif.

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Wen-Sen-Athon cherche autour de lui. La lumière bleutée n’est troublée que par le volettement incessant et pesant des grains de neige. Aucune émanation. Au cou de Fleur des Saisons, aucune lueur. Pourtant, le fils du soleil ressent que Gray Grinn est là quelque part. Il la sent presque contre lui. Commencent alors à se rompre des brins de la grosse corde à laquelle sa confiance est arrimée au Sélédunk. Mes yorums ! Abandonnés dans une ville de fous. Tout de même, IL aurait dû prévoir. Autour de lui les Barbes en Pointe déambulent. Son attention se remplit de leur va et vient continuel… Des Barbes en Pointe… Quelques brins recollent à la corde. A moins que…

- C’est curieux, je ne vois pas de soldats dans la rue ? Le chonchien lève un groin luisant.

Ah ouais ? Tu sais certainement où ils sont ? Je veux dire ceux de la

Nearga et aussi ceux d’Urbad ? Le chonchien mastique paisiblement et déglutit bruyamment.

Zustement, ze t’attendais mon pote ! Tous les deux, nous allons tout reprendre en pogne et bouter l’envahicheur hors des murs. Qu’il che casse !

Parfait ! Mais comment faire ? On ne peut pas compter sur les dingues !

En haut de la rue, le chonchien renverse la dernière urne encore debout. Il pousse des couinements de joie lorsqu’il découvre au cœur des ordures, quelques carottes. Son regard violet passe furtivement sur Wen-Sen-Athon.

Ze ne peux pas m’en empêcher. Ch’est pour guérir mon bec de lièvre !

Ridiculusmus éclate d’une série d’étincelles. Il n’a pas toute… sa raison… c’est certain…

Le chonchien croque ses carottes avec application. Puis il renifle puissamment.

Non ! Ze chuis pas barge. Ze chubis un chort. On a voulu me rabaisser. Vous verriez le Paronthèque, ch’est pire ! Un pantin entre leurs mains. Ichi toutes les lois chont chanstiquées.

Le haut de la rue principale ouvre sur le forum. Le fils du soleil déguste du regard le vaste espace bordé de hautes habitations ocres surmontées de toits bulbeux et effilés ressemblant, sous la neige, à des bonbons saupoudrés de sucre. Au bas de chaque bâtisse, ces soupiraux barreaudés, ces visages grimaçants… Le forum est limité tout au fond par le mur jaune orangé de la caserne et sur la gauche par l’escalier

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monumental, crémeux qui mène à l’immense bâtiment de l’Assemblée des Barbes en Pointe.

L’enveloppe transparente de Wen-Sen-Athon s’élève le long des géants. Le « souvenir » les salue, leur parle. Ils restent immobiles, impas-sibles. Horubal, ceint d’une courte jupe dépasse les plus hautes toitures. Il est vert turquoise, la barbe en pointe, le crâne rasé prolongé d’une mitre. Son regard est fait de deux grands vides. Des crocs en parenthèses tombent de sa bouche béante. Setti-Seti, les bras levés, comme si elle était chargée de soutenir la voûte céleste, est aussi haute que son époux. D’un mauve patiné de vert, moulée dans une robe au dessus du genou, sa tête de vautour est tournée vers les montagnes lointaines. La pensée du fils du soleil se pose un moment sur l’indifférence des deux géants. Elle s’y repose, couchée sur leur regard qu’elle accompagne jusqu’aux montagnes puis revient s’arrêter sur un homme corpulent, bedonnant, aux bajoues impressionnantes, assis en tailleur sur le forum.

Que fait-il ? Le chonchien secoue son dos, arrosant Fleur des Saisons de tout

ce qui s’y était accumulé. Ch’est le Paronthèque.

Le corps du Paronthèque est violacé. La bouche aux lèvres gercées, lâche mécaniquement.

- Trouvez-vous normal d’être en froid, avec ceux qui vous font bouillir ?

Les poils sur l’échine du chonchien se hérissent. L’animal fait signe à Wen-Sen-Athon de s’éloigner.

Tu as vu, il ze croit déza devant le tribunal. Le tribunal ? Ze me comprends.

L’esprit de Wen-Sen-Athon serpente entre les grosses pierres que sont ses propres questions. Gray Grinn… Son plan ? Pourquoi ces absurdités… ? Qui sont ces prisonniers que l’on voit partout, au bas des maisons ? Des ennemis. Ils sont dangereux ? Ils n’ont plus de chou . On peut dire qu’ils se sentent personne de chez

personne ! Du côté de l’escalier, une voix caverneuse, portée par le vent. - Grarrgh ! Tu as encore cassé les urnes ! Viens un peu par ici ! Un groupe de soldats de glace avance d’un pas décidé. Le

chonchien pourrait facilement fuir mais, résigné, il rentre la hure dans les épaules.

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Oui, Serzent. Les militaires sont armés de lances à part l’un d’eux qui brandit

un gourdin de glace. - Grarrgh ! Tu connais le tarif ?

Oui, Serzent, trente coups de bâton. Fleur des Saisons se baisse et caresse les zébrures sur les flancs de

l’animal. Le Roi Inconnu l’écarte sans rudesse et dégaine son épée. Je ne peux pas laisser faire cela.

Le chonchien a posé son groin dans ses pattes avant, allongées dans la neige.

Laiche faire, che chera vite paché ! Le Roi Inconnu fait deux pas vers les soldats. Le regard du

chonchien implore. Laiche tomber, ils s’en prendraient aux yorums. Dis-lui, Wen-

Sen-Athon. Le sergent a arrêté ses hommes. - Grarrgh ! De la rébellion ? Dans les pensées de Wen-Sen-Athon, il y a un désert, qui se

couvre alternativement de sable ou de neige. La partie neige l’emporte. Recule, Roi Inconnu !

Le premier coup de bâton fait une nouvelle zébrure sur le flanc

d’Acingaricut. Le second marque son dos. Le troisième rouvre une plaie à peine cicatrisée. Le quatrième arrache au chonchien, un gémissement presque discret. Au cinquième, l’animal cache son œil dans la neige. Au sixième, il se mord fortement la patte. Au septième, le Roi Inconnu pulvérise le bastonneur.

Ce n’est que lorsque son homme de troupe éclate en mille

morceaux que le sergent pense envisager de réagir. Grarrgh ! Qu’est-ce que c’est ? Tu vas voir, espèce de lâche !

Le gradé de glace ne perd pas pour autant son calme. Grarrgh ! Tu l’auras voulu.

Soudés les uns aux autres, d’un pas mécanique, lance en avant, les soldats marchent sur le géant à l’armure. L’épée du Roi Inconnu s’allume. Les soldats sont fauchés par un mouvement circulaire. Ils n’ont pas poussé un cri. Ni même murmuré. Ils se disloquent. Leurs restes jonchent la neige renvoyant de quelques points brillants, la lumière de Gray Grinn. Demeuré seul, le sergent recule vers l’escalier, se protégeant de son bouclier.

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Le chonchien soupire dans ses pattes. Tu as fait un chacré boulot ! Maintenant leur armée toute

entière va venir nous choper. Le géant de fer rengaine son épée.

Qu’est-ce qu’il aurait fallu faire ? Visière relevée, il dévisage Wen-Sen-Athon.

Toi aussi tu préfères t’aplatir, le nez dans la neige ? Tu sais bien que tu n’as aucun cadeau à LUI faire. En tous cas, ELLE, ne t’en fera pas !

Le sergent se hâte dans l’escalier monumental. Mais en deux bonds le Roi Inconnu est sur lui et le pulvérise.

Comme cela, soyez tranquille, il n’ira pas chercher des renforts !

Le chonchien remonte difficilement sur ses pattes. Tu ne sais pas… Le plus étonnant ch’est qu’ils chavent tout.

Comme ch’ils étaient au milieu de nous. Il fait quelques pas, zigzague et retombe au sol. Le Roi Inconnu

veut le relever mais le chonchien secoue la hure. Vois-tu mon grand, la déchéanche des déchéanches dans la

vie, ch’est d’être un chonchien. La main de fer se pose sur la hure. Le chonchien se soulève, se

redresse et se hisse sur ses pattes avec une vigueur retrouvée aussi surprenante que soudaine.

Maintenant, ch’est eux qui vont morfler ! Morfler ? Tu m’obliges à changer mes plans.

Dans les pensées de Wen-Sen-Athon, le désert de sable ou de

neige, est toujours désert. Il choisit le sable. Parce que tu as un plan ?

Le chonchien souffle dans son groin. Le bruit de trompette qui en résulte ne fait pas frémir les deux géants. Le chonchien va promener ses côtes efflanquées et marquées de coups devant la caserne.

A moi, colonel ! Il semble à Wen-Sen-Athon que le mur jaune orangé s’anime. Il

distingue un masque rond qui parait s’en détacher. Un masque peint et décoré représentant la figure d’un personnage bouffi. Droit, maigre dans des vêtements amples, chaussé de babouches à serpentin, s’extrait un homme, une fine baguette à la main. Le chonchien remue la queue.

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L’armée d’Urbad est de retour ! Du mur de la caserne, des murailles qui la bordent sourdent des

hommes et des hommes derrière des masques, ronds, tous représentant le même visage bouffi. L’homme aux babouches à serpentin commande.

L’aaarme à la main ! Aït ! La queue du chonchien remue plus vite.

Vous allez découvrir notre arme secrète. Au poing de chaque soldat, tirée de leur ample vêtement, une

baguette aussi fine que celle de leur chef. Le rire joyeux du Roi Inconnu surprend sa visière et la rabat sur sa barbe. Il la relève du doigt.

- Ça, une arme secrète ? On est vraiment chez les fous, ici ! Sur l’échine du chonchien des poils se hérissent.

La cinglette, on la croit tout zuste bonne à décapiter les orties. Pourtant ch’est une arme redoutable !

La visière se rabat et est relevée plusieurs fois. La cinglette, c’est bien son nom, oui… Et en quoi est-elle

terrible ? Elle est tirée de l’Ologanier, un arbre indestructible qui

pousse dans les montagnes. Je voudrais bien la voir à l’œuvre !

Le chonchien regarde le Roi Inconnu, avec dans l’œil le reflet de la neige.

- Ecoutez-moi. Ze ne vous demande qu’un instant. Ze vais vous raconter l’hichtoire de ma ville, comme chela si je dichparais, au moins, cette lézende me survivra.

La lumière de Gray Grinn se dissout dans le regard du chonchien. Elle est remplacée par une autre comme si l’œil s’allumait de l’intérieur.

« Autrefois, il y a très longtemps, régnait sur Urbad un tyran, nommé Haroun Le Féroce… »

Wen-Sen-Athon observe attentivement le chonchien. Il est transfiguré, lumineux. Son zozochuintement a disparu. Par contre le regard de Fleur des Saisons a changé. Ses yeux sont presque entièrement rouges.

« A cette époque les habitants des lieux, ancêtres des paysans actuels étaient gros et gras. Ces gens étaient mous, trop bons et sans réflexion. Ils se laissaient humilier, torturer, assassiner… »

Wen-Sen-Athon fait un signe au Roi Inconnu. Fleur des Saisons, assise près du chonchien rigole bêtement, le regard halluciné. Le yorum de fer élève les paumes, en un geste d’ignorance.

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« Un jour, arriva dans la ville un voyageur qu’on appelait Simbad et qui était un Barbe en Pointe. Trouvant le pays à son goût, il s’y arrêta. Mais Haroun Le Féroce qui n’aimait pas les étrangers le fit emprisonner et le destina au plus funeste sort. »

Le Fils du Soleil est attentif. Devant eux l’armée se déploie en divers va et vient.

« Il faut dire que le tyran avait pour conseiller un magicien. Ce magicien était redoutable. Sa spécialité était de transformer les gens en rocher ou en arbre. Simbad était promis à devenir un rocher. Or Simbad qui avait beaucoup voyagé, par un moyen connu de lui seul, fit appel à un magicien de son pays. »

En Wen-Sen-Athon circule un sentiment étrange comme si une fontaine de vinaigre coulait au-dessus de son estomac. Cela produit une excitation mêlée d’une aigreur plus ou moins vague. Des militaires poussent du pied des calebasses de terre cuite qu’ils font rouler sur le sol. D’autres font des petits tas de laine de mouton peignée. D’autres encore rassemblent des pots de graisse. Fleur des Saisons, elle, est complètement repliée sur son intérieur.

« Ce magicien, Ologan, vivait au-delà des montagnes, dans les pays extrêmes. Il se concentra sur ce que lui demandait Simbad. Sur des pierres, il grava une loi selon laquelle Urbad devait être administrée par une assemblée, le Grand Conseil, présidée par un Paronthèque et gérée par un Maire. Tous devaient être élus par les habitants. Afin de protéger la ville, il créa Horubal et Setti-Seti, chargés de prendre la Raison et l’Image de tout ennemi d’Urbad. »

Fleur des Saisons ressent autour de son ventre un picotement. Des petits points qui parfois la chatouillent et la font rire. D’autres qui montent le long de sa poitrine, vers les épaules.

« Lorsque les Géants protecteurs surgirent dans Urbad, leur première action fut de prendre la Raison et l’Image d’ Haroun Le Féroce et de son magicien. Mais ce dernier eut le temps de lancer des imprécations contre son confrère Ologan, et contre la ville d’Urbad qu’il jura de détruire un jour. »

Wen-Sen-Athon voit les grains de neige tourner en tous sens, désorientés par le vent foufou. En lui un désert d’où émerge la tête de Gray Grinn remplace à nouveau son jugement. Qu’est-ce que tu manigances ? Tu as redonné vie à des forces maléfiques ? C’est cela ? Ah ne dis pas non, je le sens… Peut-être même…

« Elu maire d’Urbad, Simbad reçut le sceau que lui avait fait parvenir Ologan. Ce sceau avait – et a toujours – le pouvoir de commander Horubal et Setti-Seti. Pour le cas ou le sceau tomberait en de

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mauvaises mains, le magicien avait prévu que si les Géants devaient lui obéir, ils ne pourraient prendre la Raison et l’Image de quiconque sans un jugement rendu « en la forme » et écrit sur un papyrus… »

Le colonel a rassemblé ses soldats. Il leur tient un discours sur la valeur de l’armée d’Urbad, son efficacité, sa stratégie militaire, sa discipline.

« Ce jugement doit être revêtu de la double signature du Maire et du Paronthèque, après que la sentence ait été librement votée par le Grand Conseil. »

Des encoignures sortent des catapultes. Les soldats enduisent de graisse des filets de laine peignée qu’ils fourrent dans les calebasses, les tassant à peine et laissant dépasser de larges mèches.

« La ville vécut heureuse pendant une longue période. Simbad était reconduit d’élection en élection. Un jour, répondant à son invitation, Ologan, suivi d’une importante colonie de Barbes en Pointe, se rendit à Urbad. Alors qu’il franchissait les dernières montagnes que vous voyez ci-dessus, il se transforma soudain en un arbre : l’ologanier ! » Le regard du fils du soleil va se poser sur les sommets si proches, se déplace jusqu’aux Géants et revient caresser le chonchien.

Le mauvais magicien avait ensorcelé la montagne ? Probablement.

« Cet arbre est donc Ologan et les branches qu’il produit à profusion et que seuls les soldats d’Urbad savent couper, contiennent sa magie ».

Exaltés par le discours du colonel, les militaires, rassemblés sur de

longs rangs, brandissent leur cinglette. - Pourquoi les masques ? « Les premiers habitants d’Urbad – les paysans – avaient

transmis aux Barbes en Pointe leur croyance. Selon eux, pour éviter d’être transformé en rocher ou en arbre, il fallait présenter la face d’Haroun le Féroce. Dans ces conditions le magicien n’osait pas agir, craignant que le maléfice se retourne contre le tyran. »

Mais ici, il ne s’agit plus d’être transformé en rocher ou en arbre ! Ch’est juchte, Wen-Chen-Athon. Il s’agirait plutôt de la magie de Gray Grinn ! Qui nous dit qu’elle n’a pas fait revivre ce mauvais magichien ?

Ce chale type a très bien pu détourner les pouvoirs des Zéants. Alors pour le combattre…

Compris : il ne faut pas prendre de risques !

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Les soldats ont cessé de pousser des cris. Le colonel va reprendre la parole mais le chonchien se précipite et le bouscule.

- Choldats ! Vous voyez le groin qu’ils m’ont fait, à moi votre Maire ! Ze ne peux plus les piffer. Donc, ze veux que vous leur fichiez une branlée !

Ridiculusmus survole les rangs. Aucun des hommes ne fait mine

de donner un coup de pied à l’animal qui les harangue. Au contraire, lorsque le colonel crie « Au combat ! » ils manoeuvrent dans le plus grand silence et avec la plus parfaite célérité. Se faufilant le long des embasements, des escouades cernent le palais du Grand Conseil, d’autres se répandent dans les rues. Le Fils du soleil, pour mieux suivre leur manoeuvre, rejoint dans les airs le robot virtuel. Des détachements foncent vers les remparts. Intrépides les hommes du chonchien se jettent au-dessus du vide. Ils courent sur les chemins de pierre en saillie.

Hors de la Cité, les soldats de glace sont déjà rassemblés en masse. Les circuits de Ridiculusmus s’interrogent.

Qui a bien pu… les prévenir… ? Je n’ai détecté… aucune onde… de transmission… Wen-Sen-Athon a en lui le regard égaré de Fleur des Saisons, ce regard, comme une barrière ou plutôt comme une menace. Tu crois me connaître ! Tu es bien prétentieux, Fils du Soleil… et de la Rose. Interroge-toi, c’est cela, interroge-toi. Et ne trouve pas…. Enfin, pas tout de suite… Tu ne découvriras l’énoncé de l’énigme que lorsque le piège se refermera définitivement sur toi. Eh oui, quand ce sera trop tard ! Les soldats d’Urbad ont amoncelé de gros troncs d’arbres derrière les portes de la ville que les assaillants tentent d’enfoncer à l’aide de longs béliers de glace. Face à l’agression, on réagit très vite et dans une coordination exem-plaire. On dresse les catapultes. On positionne les calebasses dans la cuiller, à l’extrémité du lanceur, on met le feu à la laine de mouton enduite de graisse et on expédie le tout sur l’armée de Mithridate. Et on recommence sans cesse avec une énergie impressionnante.

Les rangs des soldats de glace se disloquent. Se reforment. Les assaillants se débandent. Se ressoudent. Ils s’unissent, parviennent à enfoncer les portes et à se jeter comme un flot brutal dans la Cité. Le Roi Inconnu, l’épée à la main, voit alors à l’œuvre la cinglette. Les fines badines s’abattent sur les bras, les épaules, la tête des soldats de glace et le résultat est toujours le même : l’homme de Gray Grinn éclate.

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Wen-Sen-Athon survole la bataille. Les vagues ennemies sont de moins en moins denses. Les assaillants donnent des signes de doute en reculant là où ils avançaient pied à pied. L’émotion qu’il ressent, sorte de chatouillis agréable des pieds à la poitrine - portée par les bruits de la bataille, le tapement sec des cinglettes, le pouf de la glace pulvérisée, le choc et l’éclatement des calebasses, les cris de victoire des soldats d’Urbad – se teinte d’une autre, pénible dans laquelle il retrouve le prédateur des eaux glauques. Dis-moi que je rêve ! Ou plutôt, que j’ai rêvé. Il a beau chercher dans l’indifférence hostile des murailles, dans le ciel au-dessus de la ville. Il a beau passer et repasser devant le portail. Il n’y a aucun doute, Ment et Dément ont disparu ! Oui, tu es là quelque part. Tu te moques de moi. Tu inventes des pièges, tu les escamotes. Tu agis dans l’ombre. Dans l’ombre, c’est tout toi, cela. Tu crois pouvoir me faire renoncer à mes yorums ? Eh bien tu te trompes mais montres-toi donc que l’on s’explique tous les deux. Aurais-tu peur d’un simple souvenir ? Lentement, des murs du Palais du Grand Conseil des Barbes en Pointes fuit une sorte de long voile sombre presque transpa-rent. Il s’étend comme un manteau, et peu à peu recouvre les Géants et la Cité toute entière.

L’armée de glace étant presque décimée, le chonchien, suivi de ses troupes est revenu vers le forum où, escortés du vent foufou, qui les agace, les chatouille, entre dans leurs oreilles, les pousse dans le dos, ils bousculent ça et là quelques soldats ennemis, qui se battent avec leur lourdeur méthodique habituelle. Le Roi Inconnu se consacre à nouveau à la protection de Fleur des Saisons. Le chonchien s’apprête à gravir les marches du palais quand Wen-Sen-Athon le voit s’arrêter, une patte en l’air.

Sur le parvis, un mouvement. Du rouge. C’est LE personnage dans un manteau cramoisi. Massif, coiffé d’une capuche écarlate. Il marche d’un pas rapide. Il est suivi de Mithridate et du soldat portant le lambi. Ils se hâtent vers le haut des marches. Ils s’arrêtent, à l’aplomb de l’escalier monumental, devant le frontispice masquant le péristyle. Dominant le chonchien et ses troupes, le personnage brandit un objet à peine visible dans son poing. On entend une voix enrouée, empreinte d’un rugissement jaillir du lambi.

De quel droit cet animal vous donne-t-il des ordres ? Voici le sceau du Maire d’Urbad. C’est à lui que vous devez obéir. Wen-Sen-Athon rejoint le chonchien. L’animal famélique trem-ble. Sa queue est rentrée entre ses pattes. Le regard du Fils du soleil jette une flamme.

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- Et toi, qui es-tu pour parler ainsi ? D’un geste lent le personnage rejette la capuche, découvrant,

sous une crinière abondante, une face de lion. Le chonchien gémit faiblement. - Le Vukarnacht !

Le personnage dresse le regard vers les Géants. La voix rugissante se déverse par le lambi.

- Vois, Horubal ! Ils se rebellent contre-toi. Ils sont les ennemis d’Urbad. Souffle, balaie du vent de ta colère la Raison de ces soldats rebelles. Et toi, Setti-Seti reprend donc ton bien, cette Image d’eux-mêmes dont ils sont un peu trop fiers !

La tête d’Horubal remue. Elle bouge de droite à gauche. Le Géant fléchit sur ses jambes. Il avance le buste. Ses joues se gonflent. Un vent brutal se déclenche, entraînant le vent foufou dans un tourbillon insensé, faisant s’envoler les masques des soldats.

Wen-Sen-Athon est monté vers les Géants, près de lui Ridiculusmus se ponctue de lumière claire.

Merith suppose que c’est… une vibration spécifique… qui fait que ces gens… vont devenir fous…

Il suppose ? Pour l’instant, aucune mesure… ne permet de l’affirmer…

Horubal se redresse. Il se fige. Le bec de Setti-Seti est ouvert. Wen-Sen-Athon, voit à l’intérieur un miroir dans lequel il distingue un visage de femme qui le regarde attentivement. Le bec se referme. Setti-Seti ne bouge plus. Au milieu de ses hommes, le chonchien reprend confiance.

Ils ont reconnu les enfants d’Urbad. Zamais ils ne leur feront du mal. A l’attaque ! Mais si le vent brutal a cessé, le vent foufou est lui, plus agité. Il a même rassemblé l’émanation grise et l’a concentrée sur l’armée d’Urbad dont les hommes, un à un jettent leur cinglette, détruisent à coup de pierre les catapultes, cassent les dernières calebasses et courent en tous sens, se télescopant souvent tout en tenant des propos incohérents.

Le Vukarnacht rugit dans le lambi. Wen-Sen-Athon, viens à moi ! Tu me connais ?

Un rire rugissant déferle du lambi.

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Ridiculusmus, rempli d’étincelles ne trouve apparemment pas dans ses circuits de réponses aux questions qu’il se pose.

Qu’est-ce… qu’un Vukarnacht ? Le Fils du soleil le considère un moment, l’air absent.

Oh ! Certainement une créature sortie tout droit de la Monstrerie de Gray Grinn.

La voix s’impatiente. - Tu veux revoir tes yorums, oui ou non ?

Acingaricut, le maire d’Urbad a été transformé par Gray Grinn en monstre mi-cochon, mi-chien, appelé par dérision « le chonchien ». Le malheureux personnage est rejeté par tous, chacun ayant le droit de le frapper à tout bout de champ. Heureusement il peut compter sur son armée. Il en profite pour la mener à la révolte pour reconquérir sa ville. Mais hélas, survient le Vukarnacht. Nanti du « sceau d’Acingaricut », ce dernier semble doté de pouvoirs extraordinaires. A tel point qu’il mate à lui seul, l’armée du chonchien pourtant victorieuse des soldats de glace. De plus, le Vukarnacht parait très bien connaître Wen-Sen-Athon – et semblait même l’attendre – car il demande au fils du soleil « s’il veut récupérer ses yorums ? »

CHAPITRE 20

SHEPHUSARAMPAL

Ridiculusmus explore l’immense dôme qui surplombe la salle des débats du Grand Conseil des Barbes en Pointes. Près du banc jeté sur le carreau des orateurs, Wen-Sen-Athon le suit des yeux en méditant. L’audace de l’architecture et l’immensité de l’espace laissé à l’expression du peuple, impriment en lui le respect profond de la science et de la sagesse des citoyens d’Urbad. Cette science, cette sagesse légendaires contrastent avec le triste spectacle de la houle agitée des députés.

Sur les gradins du bas, les nobles en toges blanches. Sur les gradins du haut, les paysans en manteaux noirs. Tous sautillent, se dan-dinent par rangées entières. Au faîte de ces vagues, comme de l’écume, les cheveux blancs roulent avec les mouvements de tête. Les hurlements – « Horubal ! Horubal ! Setti-Seti ! » - soutenus par des claquements de mains rythmés, ricochent sur les murs de pierre laiteuse, en un écho rapide.

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Ridiculusmus a visité chaque coin de la salle, un carré parfait. Il a suivi les longues allées en diagonales. Il est passé derrière des colonnades. Il a admiré quelques bustes de Barbes en Pointe probablement célèbres. Il survole maintenant l’imposante estrade de marbre blanc, qui au bas des gradins, écrase le carreau des orateurs. C’est une sorte de podium, en majeure partie couvert d’un profond tapis bleu nuit, incrusté d’étoiles de neige. Il est ceinturé d’une rampe de vermeil reposant sur des colonnes d’ivoire. Les lèvres du robot virtuel se placent tout près de l’oreille de Wen-Sen-Athon.

- Toujours aucune… lueur… sur le Sélédunk !... Les effluves âcres des huiles grasses dont s’enduisent les députés

tombent des gradins et s’engouffrent dans les narines du fils du soleil ; d’abord surpris par leur picotement, Wen-Sen-Athon les laisse se déployer en lui ; il leur permet d’envelopper ses inquiétudes ; elles le tapissent d’un baume urticant. Non, il ne s’est rien passé de fâcheux depuis que j’ai rencontré le Vukarnacht…

L’explosion subite d’un soldat le traverse d’une grenaille de glace. Concentrée, assise sur le banc et en partie protégée par la stature du Roi Inconnu, Fleur des Saisons, légèrement éclaboussée tressaille. Son manteau de laine reste imprégné d’un remugle de pourriture. Les hurlements des députés sont devenus plus infernaux encore. Ils saluent l’arrivée d’un groupe, à gauche de Wen-Sen-Athon. Des hommes, en jupe noire, au torse nu et musclé, projettent en l’air un personnage corpulent, en toge, comme s’ils jouaient avec un ballot de foin. Avec une coordination parfaite, ils l’expédient dans une caisse oblongue, accolée au podium. A demi allongé sur le banc, le chonchien surveille avec intérêt l’opération.

Tu l’as reconnu ? Le Paronthèque ? Oui, mais pourquoi le jeter dans cette caisse ? Ch’est cha nouvelle loge. Avant ch’était plus rupin ! Rupin ? Des étoffes, des couchins, des litières…

Le gros homme en toge se relève prestement, enjambe le rebord de la caisse et se précipite vers le banc. Les yeux exorbités, il s’écrie à la face du jeune homme « Trouvez-vous normal de retirer l’image à ceux qu’on ne peut pas voir ? » Ayant dit, il retourne tout aussi prestement vers sa caisse.

Le baume qui, jusqu’ici évitait à Wen-Sen-Athon de sentir la morsure de ses appréhensions s’évapore. Il est remplacé par un piment, fait des paroles du Vukarnacht qui se coince dans sa gorge. « Tu ne pourras retrouver tes yorums qu’à la suite d’une joute oratoire et après

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un jugement rendu en faveur du vainqueur par les représentants du peuple. C’est la loi d’Urbad ! »

Wen-Sen-Athon aimerait se débarrasser du piment mais celui-ci n’a pas fini. « Si tu relèves le défi, Fleur des Saisons doit accepter la boisson de la concorde ! » Après la morsure du piment, le fils du soleil sent dans son cou comme le souffle froid de Gray Grinn. Heureusement, le brouhaha des travées le fait sortir de ses pensées. Il croise le regard perplexe du Roi Inconnu.

J’espère que le Vukarnacht tiendra parole ! Tenir parole ? Que le combat sera loyal.

L’homme en armure hausse les épaules. - Tu es d’un naïf ! Je m’étonne que tu en sois encore là. On

croirait un enfant, petit, tout petit…

Cette brûlure sur le regard de Fleur des Saisons ? D’où vient-

elle ? Pourquoi cette contraction qui déforme sa vision des gradins ? On les dirait mous et flottants. Et les représentants du peuple ! Ils sont devenus étranges. Ils ont des têtes de loup. Leurs rangs se gondolent. On entend leur rumeur, pourtant leur gueule est fermée.

La brûlure s’estompe mais tout au fond, venant du ventre, une voix fugitive : « Tu vois le monde tel qu’il me plait de te le montrer ! ». Le crâne de Fleur des Saisons s’est glacé. La peur encapuchonne ses facultés mentales… Les députés ont perdu leur tête de loup. Son dos ruisselle. A côté d’elle, Wen-Sen-Athon est en conversation avec le Roi Inconnu. Je pensais à quoi, moi ? Elle sent ses épaules se soulever, sa poitrine se secouer et sortir de sa gorge un rire ; un rire par flots qu’elle ne peut arrêter.

Wen-Sen-Athon se penche. Mais elle continue à rire. Il faut que

le Roi Inconnu la secoue un long moment par les épaules pour que ce rire cesse.

C’est maintenant dans l’allée de droite, face à Wen-Sen-Athon,

que se porte l’attention des membres du Grand Conseil. Une masse humaine progresse, précédée d’une odeur de félin. Les notables, agrippés les uns aux autres par les épaules, sautillent en cadence. Ils crient, la bouche crispée. « Horubal ! Horubal !... » Mais crier ne leur suffit pas. Ils dévalent des gradins pour s’agglomérer à la masse humaine. Pour s’y

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coller et avancer lentement avec elle. Leur visage de sueur, leur regard absent, leur chevelure plaquée sur le front, sont au service de leurs vociférations. «Horubal ! Horubal !… »

Précédé de Mithridate, s’arrachant avec nonchalance à l’agrégat louangeur, le Vukarnacht, porté à l’épaule dans un fauteuil d’or ne prête aucune attention à Wen-Sen-Athon. Sa crinière renforce le caractère altier du port de tête. Il a le museau épaté du lion. Ses moustaches, fins rayons aux brins espacés rendent paisible sa redoutable mâchoire. Ses yeux qui miment l’inquiétude lui donnent un air presque débonnaire. Sous une capeline rouge sombre, une robe écarlate. Sur son épaule, une étole noire imprimée d’étoiles de neige. Son bras est mollement allongé sur un accoudoir. Son poing est fermé sur un objet que le fils du soleil ne distingue pas. Sur l’autre accoudoir, la patte du Vukarnacht, griffes rentrées, caresse des statuettes décoratives.

Sans que l’aplomb du siège ne varie d’un souffle, les porteurs l’installent au milieu du podium. Mithridate dépose à ses pieds un vase d’albâtre, à long bec. Derrière le rideau de soldats qui cernent le podium, derrière le porteur de lambi qui cache en partie le fauteuil, le Vukarnacht fait sauter l’objet dans le creux de sa main. Les masques, poussés par le souffle d’Horubal s’envolent à travers l’esprit de Wen-Sen-Athon. Il ne quitte pas le sceau d’Acingaricut, on dirait ! Dans le lent regard circulaire du monstre sur le sommet des travées, il y a la précision du chasseur qui découpe le brouhaha comme on trancherait dans une fourrure. Une fois la peau taillée, elle tombe au bas des gradins, laissant le silence nu et à vif comme un animal écorché.

« La noble cité d’Urbad a donné asile aux yorums de la

Raison et de l’Image de Wen-Sen-Athon. Chacun ici, sait que nos Protecteurs, les Géants ont droit à toutes les Raisons et Images des êtres vivant dans cette Ville ! »

Le chonchien lève à peine le groin. Ch’est de la daube ! Ils chopent uniquement chelles des ennemis.

« Rien ni personne ne peut empêcher nos chers patrons de recevoir leur dû. Rappelez-vous que des soldats indignes ont voulu se soustraire à leur puissance… Vous savez tous comment ils ont dû plier ! Pour leur plus grand bien d’ailleurs !… »

Dressées sur la tête du lion, pointant à travers la crinière, les oreilles du chasseur épient. Soudain les approbations arrivent. « Horubal ! Horubal ! Setti-Seti ! ». Et tout à la suite, du fond des poitrines, monte la douce requête : « Subis sus ! Du mental ! » Une sorte de feulement de satisfaction s’échappe du lambi.

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« Même si Wen-Sen-Athon, en tant que fils du soleil est traité avec les égards dus à son rang, il doit se soumettre à nos lois ! »

Le jeune homme reçoit dans la figure le regard du Vukarnacht, comme un galet venu du fond des âges, franchissant l’espace infini des arrière-pensées, fonçant vers lui à la vitesse de l’étoile filante.

« Seule, l’Assemblée du Grand Conseil des Barbes en Pointe – votre assemblée, par la parole du Paronthèque – peut décider si Raison et Image doivent être restituées… Eventuellement ! »

L’objet est maintenant élevé à la hauteur des épaules par le Vukarnacht. Wen-Sen-Athon distingue parfaitement sa forme oblongue et cylindrique.

« Tout sera dit lorsque au bas de votre jugement, sera apposé mon sceau ! »

Le chonchien, la queue entre les pattes grogne. Ch’est le scheau d’Achingaricut. Ch’est à mézigue ! A l’invite du Vukarnacht, Wen-Sen-Athon est autorisé à dire

quelques mots. Il répond « qu’il croit en la justice des Barbes en Pointe. Mais au fond de lui, il commence à douter. Ou placer sa confiance ? Que doit-il, que peut-il attendre du Vukarnacht ? L’avenir le dira.»

Un hourvari accueille ses propos. Postillonnant, éructant, les représentants du peuple sont hors d’eux.

Le tapage, l’arbitraire des « Subis sus du mental ! » réveillent Fleur des Saisons. Assez ! C’est trop injuste, il faut que je leur dise ! Elle veut se lever pour protester. Mais au fond de sa gorge, de chaque côté, elle sent deux poids. Elle tente de les hisser vers sa langue. Au lieu de cela, ils se font plus lourds. L’air s’est échappé de sa poitrine. Il est remplacé par un mortier de peurs et d’angoisses, qui se solidifie dans son ventre, dès qu’une voix enrouée et vulgaire éclate en elle. Salut, Maîtresse de l’Harmonie ! Que la Beauté te soutienne ! Par Antigula, le poison, je suis entrée en toi… Oui, oui, tout au fond de toi…

Un filet d’air fait son retour en Fleur des Saisons. Mais un filet d’air vicié, sale, chargé de miasmes. Son inspiration est sifflante, son souffle court. La voix rampe à son aise de son ventre à sa poitrine, de sa poitrine à son cerveau où elle fait sa jonction avec l’autre. L’autre, celle du Vukarnacht. Les deux voix se nouent, se déplacent, se coulent jusqu’à la gorge, écrasant les poids pour faire leur nid. « Nous sommes bien ici. C’est chaud. C’est confortable. Et toi tu n’as plus que tes yeux pour parler. Pour leur dire que nous sommes deux, en une seule voix, celle de Gray Grinn ! »

Les paupières de la maîtresse de l’harmonie sont gonflées de minuscules débris de stupeur qui tracent des sillons sur ses yeux. Si

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seulement je pouvais pleurer ! Elle frotte ses yeux du dos des index. Mais l’irritation est plus forte encore. La voix enrouée, vulgaire la taraude.

« - Je vais bientôt me venger. Tu le sais… ? Tu t’en doutes… ? » Surgissant derrière Wen-Sen-Athon, venant de l’allée opposée à

celle empruntée par le Paronthèque, des soldats transportent un gros tambour. Il fait l’effet d’un énorme demi melon sur lequel on a tendu une peau, d’un blanc immaculé. Sur cette peau des fils en lignes parallèles, sont pincés de grelots argentés qui frissonnent, égrenant un cliquetis tremblotant. Les soldats fixent l’instrument, la tranche face au Vukarnacht, tandis que d’autres soutiennent une gigantesque porte, qu’ils déposent en vis-à-vis du tambour.

Le chonchien secoue l’échine. Ch’est pas vrai ! Ils vont quand même pas nous gonfler avec la

timballerine et la porte grinchante. Il ne manque plus que le krilleton ! Wen-Sen-Athon se tient le menton. Qu’est-ce que c’est ? Des inchtruments de torture. On les faisait jouer aux esgourdes

des prisonniers ennemis, jusqu’à che que Horubal vienne chourer leur Raison.

Mithridate pousse vers le Vukarnacht un soldat porteur de deux coupes. Le personnage à tête de lion penche le vase à long bec et verse. Dans les flancs de Fleur des Saisons, la voix vulgaire s’exhale dans un soupir.

« - C’est décidément trop facile. Ils picolent et je lance mes ghnôdes à l’infini. Ils sont partout, en eux, en toi. Dans leur ventre, dans leur tête, dans ton ventre, dans ta tête. Ils pourrissent tout ! Les Barbes en Pointe m’ont trahi, je ne l’oublierai jamais. Je les bousillerai. Pour toi le traitement sera plus subtil, car tu sais ce qui m’intéresse… ! »

Le joueur de timballerine est armé d’une longue perche dont

l’extrémité est rembourrée, en forme de poire. Au signal de Mithridate, il tape contre la peau de l’instrument et agite les grelots. Son compère ouvre et ferme la porte dressée sur son bâti. La porte grince, grince tandis que venu de nulle part, précédé d’un musicien qui souffle dans une sorte de trompette sifflante, stridente, surgit un danseur qui se jette sur le carreau des orateurs.

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Le chonchien se lève. - Et voilà le krilleton, j’avais raison de chez raison !

Le bruit sourd et tintinnabulant de la timballerine, les grincements de la porte, les sifflements du krilleton produisent en Wen-Sen-Athon une vibration telle que le jeune homme sent ses nerfs parcourus d’ondes étranges. Il a l’impression d’être poussé dans une direction où il ne devrait pas aller. Les coupes passent de mains en mains dans l’assemblée. Chaque député ingurgite docilement, sans que la boisson ne s’épuise.

Dans l’estomac, la voix vulgaire mord. « - Ah ! Les Barbes en Pointe avaient tenu à me donner un spectacle, avant

de me bousiller avec du sel ! Tu devais bien rire pendant ce temps là ! Eh bien, à mon tour de les divertir! »

Le danseur est un homme jeune au teint cuivré, au torse luisant, au pantalon vert, bouffant.

« - A défaut de Wen-Sen-Athon qui n’a pas voulu être mon fils, j’ai en moi des enfants fidèles.

Des monstres ! Et le Vukarnacht qu’est-ce que tu en penses ? N’as-tu pas les pouvoirs d’Antigula ?

Tu as vite compris ! Oui, le Vukarnacht, c’est moi ! Comme moi, il sème des ghnôdes. Je les ponds, il les transpire !

Méfie-toi, il ne fait pas bon être partout ! » Des griffes labourent le ventre de Fleur des Saisons. « - Je suis où je veux, pauvre gourde ! Sais-tu seulement jusqu’où s’étend la

puissance de la Nearga ? » La plante du pied contre le genou opposé, le danseur prend une

impulsion. Il saute, se déploie, tourne, virevolte dans les grelottements, les grincements, les sifflements, jusqu’à ce que Mithridate, frappant dans ses mains le fasse déguerpir.

Le nez plat du Vukarnacht hume l’atmosphère respectueuse qui

règne dans le palais. Ses narines retroussées tirent sur la lèvre supérieure, la soulevant en triangle, découvrant des crocs qui cherchent à se faire discrets. La voix enrouée sort du lambi.

- Afin que vous vous fassiez une opinion, je poserai à Wen-Sen-Athon trois questions, auxquelles il sera bien avisé de répondre.

Le front de lion est étroit, les sourcils ramassés en boule, le regard est perdu dans le lointain.

Pour assurer aux débats la loyauté qui vous est due…

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La gueule férocement paisible, terriblement relâchée, la voix cruellement douce, ont sur l’auditoire l’effet de la sinuosité du cobra sur sa victime.

J’assurerai moi-même l’accusation. Le Vukarnacht recule dans son fauteuil. Il semble un instant

réfléchir, la tête posée dans la paume de sa main. Ses paroles coulent du lambi.

Wen-Sen-Athon a-t-il décidé qui assurera sa défense ? Les narines flairent à nouveau. Les crocs s’entrechoquent doucement, comme s’ils mordillaient le silence. Le jeune homme hausse les épaules. Il se retourne sur un chonchien étalé sur le banc, le groin dans les pattes, sur une Fleur des Saisons, hagarde. Son regard croise celui du Roi Inconnu, impassible, puis il monte vers l’assemblée folle et délirante, revient par le Paronthèque.

A quoi me servirait un défenseur ? Mithridate ironise.

Grarrgh ! Qui osera déplaire à Horubal et Setti-Seti ? Au moment où les narines du Vukarnacht se dilatent à nouveau,

une voix frêle mais familière fait tomber l’empilage branlant de la retenue ambiante.

Moi ! Le chonchien a d’abord dressé la tête, puis il a sauté du banc. Il

s’avance sur le carreau des orateurs. - Nos lois, nos coutumes, nos habitudes, pour Wen-Chen-Athon

ch’est balpeau. Ze le défendrai ! Des travées, les représentants du peuple déversent leur haine.

L’animal reçoit des injures lancées comme des volées de cailloux. Le Paronthèque est soulevé avec vigueur et projeté à hauteur des rangs moyens des députés. Il s’écrie, au rythme des sauts et balancements :

« - Trouvez-vous normal de procéder à la réception d’un accusé sans délivrer d’accusé de réception ? »

L’écho de ces fortes paroles n’a pas encore atteint le sommet des voûtes que les membres du Grand Conseil sont plongés dans un abîme de réflexion. Le Vukarnacht étend la main, doigts écartés. Wen-Sen-Athon l’aperçoit par en dessous.

- Il est temps de commencer ! Ecoutons d’abord l’avis des premiers intéressés. Je veux parler des yorums de Wen-Sen-Athon.

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Un brouhaha flotte sur les députés. Ils tordent le cou du côté de l’allée, par où étaient entrés les musiciens et le danseur. Soudain ils explosent, le doigt tendu. Le fils du soleil découvre ! La sensation est celle d’une pâte vitreuse qui se coulerait pour se plaquer contre son corps impalpable. On dirait un enfant. Non ! Ce n’est plus un enfant. Un adolescent ? Pas encore… Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce à moi… ? Ou encore un piège ?

Un préadolescent marche d’un pas assuré, le corps nu, asexué,

longiligne, d’un vert vif, à la fois translucide et luisant. Les cheveux bruns sont plaqués sur la tête. Derrière un reflet, changeant au gré de son déplacement, on entrevoit son intérieur. Il est mouvant, comme si quelqu’un – en lui – attendait, là, dedans.

Il se campe face au fils du soleil, le traverse d’un regard qui lui perce le cœur, faisant couler en Wen-Sen-Athon un liquide suave et tiède dans tout son être.

- Je m’appelle Shephusarampal ! Le timbre clair, celui d’un enfant, trouve un chemin qui conduit

aux endroits les plus secrets de la personne de Wen-Sen-Athon. Dans le personnage, il y a effectivement quelqu’un d’autre, placé en coïncidence. Un semblable, le visage gonflé d’une tendresse juvénile. Quelqu’un, baignant dans le souffle régulier de Shephusarampal. Et qui dort.

Ne crois pas regarder ton Image, comme à la surface des eaux de la Fontaine Magique. Ou même chercher ta Raison dans les profondeurs. Et surtout, ne pense pas trouver ici un yorum qui t’appartienne !

Ah non ? Le mystère des profondeurs en exige autrement. Le mystère des profondeurs ? Souviens-toi ! Quand tu te regardais dans l’eau, tu ne

maîtrisais rien. Tu t’interrogeais sur toi-même et tu ne pouvais répondre à tes propres questions.

Le regard de Wen-Sen-Athon est parti au-delà du pays des Amulhreds. Il est au pied de la montagne de Hagghor, dans le jardin de Joudaïa. Il y séjourne un bref instant avant de revenir au carreau des orateurs.

Mâchoire sur le poing, le Vukarnacht est pensif. Fleur des Saisons, les yeux dans le vague, est ailleurs. Ridiculusmus survole le yorum. Le Roi Inconnu veille, bras croisés, l’œil mobile. La foule bruisse.

Ah ? Et pourquoi, je te prie ?

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Shephusarampal sourit. Sa bouche est minuscule. Ta Raison était tout en bas, dans les profondeurs. Et déjà tu ne

pouvais l’atteindre. Toi, qui es-tu ? Ma Raison ? Mon Image ?

Dans le corps de Shephusarampal l’autre personnage s’éveille, se

déploie. Il s’opère alors un glissement. De la tête du yorum se dégage une autre tête, exactement identique à la sienne. A part la couleur qui est jaune d’or. De son épaule se dégage une autre épaule. Le personnage tout entier s’extrait, jaune d’or. Le premier, devenu bleu azur, a gardé le même sourire.

Je suis Shephu, la Raison. Lui, c’est Sarampal, l’Image. Par une trappe dont Wen-Sen-Athon ignorait l’existence et que les yorums viennent d’ouvrir brusquement, un coin reculé, jusqu’ici hermétiquement fermé est aspergé d’une lumière crue. Ma Raison et mon Image sont ceux d’un enfant ! Exactement comme le Gotelem. Est-ce que j’ai oublié de grandir ? Oui, c’est vrai, Fleur des Saisons me le disait souvent : réveille-toi ! Mais moi j’étais bien dans mon rêve…

Raide, les mains sur les hanches, le jeune homme sent son estomac léché par la langue rêche du Vukarnacht. Qu’est-ce que je vais faire de ces deux gosses ?

L’énorme pied du Roi Inconnu frappe le carreau comme si le géant battait la mesure d’un air d’impatience.

Tu es sûr que ces yorums sont les tiens ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu penses à un…

L’homme en armure décroise les bras. Tu pourrais au moins… Il me semble que les Amulhreds

t’ont fait présent d’une magie ?…

Le fils du soleil s’agenouille. Son sourire est à la hauteur du regard attentif de Shéphu, le yorum de la Raison, qui explore les filets lumineux du Palsandir.

« - Tranquillise-nous. Tu es bien mon yorum de la Raison ? Oh ! Oh ! N’allons pas si vite ! Comment ? Je suis moi et j’entends le rester.

Le sourire de Wen-Sen-Athon ne disparaît pas, mais les joues du jeune homme se creusent de sillons assez marqués.

Et toi Sarampal ?

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Je suis l’Image de Shephu, pas la tienne ! Mais vous êtes mes yorums, tous les deux !!

Shéphu, la Raison, tente de regarder au-delà du Palsandir. Tu as entendu ! Entendu, mais certainement très mal ! Sarampal est mon esclave. Il te répond comme j’en ai envie. Ton esclave ? Tu es sourd ou quoi ? J’ai plutôt l’impression que c’est toi l’esclave.

L’homme en armure dont la visière est relevée met un genou au sol.

- Nous sommes tous des yorums et notre devoir est de nous rassembler ! Shephu lève le menton. Ses lèvres pincées remuent à peine.

Toi, le barbare, reste dans ton domaine où il n’y a pas trop à réfléchir ! Et toi, tête à claques, je vais te… »

A travers ses doigts enserrant les tempes, Wen-Sen-Athon voit l’armure du Roi Inconnu briller d’un éclat froid. D’un souffle, il dissout le Palsandir. Le Vukarnacht lui réapparaît, l’œil saillant. La voix enrouée s’est renforcée pour être entendue des confins.

« - Je propose que l’on écoute Shephu, le yorum de la Raison. Il parlera selon votre tradition comme un ameloum. Il s’exprimera également au nom de Sarampal, le yorum de l’Image, qui est son wardoum »

Wen-Sen-Athon lit dans le regard du fauve l’envie de déchiqueter, de dévorer, de se délecter. Il ouvre la bouche pour parler mais il est devancé par Shephu qui pointe le doigt sur lui.

- Je n’ai pas envie de discuter avec ce… cet… La patte du Vukarnacht griffe langoureusement l’accoudoir. - Fais un effort. Ton soi-disant propriétaire te réclame. Et puis

nous avons un devoir de loyauté. Shephu, après un très long soupir lance à Wen-Sen-Athon un

regard chargé de défi. Je reviendrai chez toi sous deux conditions. Sous deux conditions ? Je veux rester un enfant. Sarampal doit être mon esclave pour

toujours. Les extrémités supérieures de la bouche de Wen-Sen-Athon se

soulèvent imperceptiblement. C’est tout ? Non ! J’exige que dans tes paroles on me reconnaisse. Autrement dit, toi, ma Raison, tu veux bien que je te

reprenne, à condition que tu me fasses passer pour un attardé !

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Les paupières du Vukarnacht masquent en partie ses yeux. Si ce que tu dis t’appartenir est inutile, c’est te rendre service

que de t’en débarrasser ? Ma Raison et mon Image me sont indispensables. Mais pas

sous ces conditions fantaisistes ! Le Vukarnacht avance le torse vers les premiers rangs des

députés. - Un peu en conséquence de ce qui vient d’être dit, je poserai à

Wen-Sen-Athon ma première question. Les représentants du peuple sautent sur place en claquant dans

leurs mains. La voix se pose dans leurs applaudissements. - Wen-Sen-Athon, a-t-il besoin de sa Raison et de son Image

pour se reconstituer ? Le fils du soleil cherche à couper l’effet produit par l’éloquence

de son contradicteur. - Pour me reconstituer, certainement. Pour être moi-même, c’est

indispensable ! L’oreille de lion fouette l’air comme sous une attaque importune

de mouches. Veux-tu être plus précis. Du quel des deux as-tu besoin

exactement ? De Shephusarampal, c'est-à-dire de Shephu et de Sarampal.

La poitrine de Shephu se gonfle, ses épaules se soulèvent, puis se rabaissent.

Non, non et non ! D’ailleurs, je n’aime pas ta voix. Elle est laide !

Je ne comprends pas ton attitude. Mes goût, odorat, toucher, mes émotions me sont bien revenus, eux !

Justement. Justement quoi ? Vous n’êtes pas du même monde ? Tu serais

devenu prétentieux ? Ou quelqu’un ici te pousse à l’être ? Tu as apprécié les questions des lèvres géantes ? « Ment et Dément » ? Oui, parfaitement : « Qu’est-ce qui est

gouverné par la Raison, et non par le cœur. Qu’est-ce qui est gouverné par le cœur et non par la Raison » – C’était toi ? Félicitations !

Garde tes compliments. Il faut que tu comprennes... Que tu reçois tes ordres de ceux qui me veulent du mal ?

Shephu cherche le regard du Vukarnacht. La voix enrouée vient à son secours.

- Ces propos sont insultants ! Tu dois les retirer !

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Les nerfs sous la peau de Wen-Sen-Athon sont irrités et vibrent presque aussi fort que sous l’effet conjugué de la timballerine, de la porte grinçante et du krilleton.

- Je ne retire rien ! Je dis ce que je ressens, c’est tout. Mais quelqu’un, ici, voudrait peut-être m’empêcher de m’exprimer ?

La bouche minuscule de Shephu est rassemblée en un point. Je ne me laisserai pas dépouiller.

Wen-Sen-Athon croit un moment entendre Ment et Dément hurler rien que pour lui : « Qu’est-ce qui est gouverné par l’esprit, et non par le cœur ? Qu’est-ce qui est gouverné par le cœur, et non par l’esprit ? » Et en contrepoint, après un silence, la réponse de Fleur des Saisons : « L’Image !»

Comment, dépouiller ? Ah ! Je vois ! Tu crains de devoir partager Sarampal !

Il est à moi ! Tu ne crois pas que tu exagères ? Il ne veut plus avoir affaire au vulgaire ! Et le vulgaire, c’est le cœur ? C'est-à-dire mes sensations, mes

émotions… Surtout mes émotions, n’est-ce pas ? Je garde Sarampal.

Wen-Sen-Athon observe fixement le point de bouche de Shephu.

Il scrute ce « Je garde Sarampal ». Il le suit des yeux jusqu’à ce qu’il se dresse face à lui et lui saute à la figure. Ce « Je garde Sarampal ». Il va l’attraper au vol avant que… Mais il est interrompu par la voix de Ridiculusmus.

- Je vais t’aider… Le fils du soleil se sent pris de l’envie soudaine de projeter le

robot virtuel loin de lui… Je peux me débrouiller seul. N’oublie pas que j’ai absorbé le

savoir de votre ordinateur ! Oui, mais quand… il s’agit de soi… on est moins

clairvoyant… De moi ... De moi… !

Wen-Sen-Athon a perdu de vue le « Je garde Sarampal ». Au fond de lui, il ressent les bienfaits que lui procurent les sensations retrouvées depuis la récupération du Gotelem. Il ouvre les mains vers Shephu, son yorum de la Raison, dans un geste d’apaisement.

Mais tu ne peux imposer à mon Image de se séparer de mes émotions !

Que veux-tu qu’il en fasse, sauf à vouloir paraître ridicule ?

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La gueule du Vukarnacht s’ouvre en un puissant bâillement qui laisse admirer ses redoutables crocs. Dans le même temps sa voix sort du lambi.

- Shephu parle vrai. Qu’est-ce que tu nous racontes avec tes émotions ? Cela sert à quoi ?

Entre l’attitude du Vukarnacht et l’à propos de ses questions, il y

a un décalage, que Wen-Sen-Athon perçoit comme si tout cela dissi-mulait autre chose. Est-ce lui qui parle ? Ou Gray Grinn ? Mais l’œil saillant est sur lui et il ne peut éviter de répondre.

- Une émotion, cela vient d’une sensation. C’est spontané. Cela vous embrase. Elle est faite pour vous faire ressentir.

L’œil saillant ne se déplace pas. Il n’est pas bleu, il est jaune paille. C’est un disque. Un disque non pas comme le soleil, mais un disque fade, indifférent ; en son centre un trou noir…

Wen-Sen-Athon hausse le ton. Les émotions dont Shephu est privé sont faites aussi pour

aider la Raison à prendre ses décisions. Pourtant, tu le vois, je décide de ne pas te rejoindre.

La voix enrouée abonde dans le sens de Shephu. C’est vrai, il peut décider. Tes arguments ne sont pas valables,

Wen-Sen-Athon. Le fils du soleil tire dans sa réflexion des connaissances

stockées dans l’ordinateur du Quanti. Il y a, entre autres, deux parties dans l’individu. L’une dépend du système nerveux comme les émotions. L’autre prend en compte ces mêmes émotions lorsqu’elles ont été ressenties. Il les confie au cerveau qui les cartographie sous forme de sentiments.

- S’il peut décider, c’est qu’il est en possession d’un domaine qui s’appelle « les sentiments » ! La voix enrouée se charge d’une grande lassitude.

Les sentiments ? On m’en a parlé autrefois. Qu’est-ce que c’est ?

Le sentiment est à l’émotion ce que la bonne cuisine est à une racine terreuse, à peine lavée et aussitôt portée à la bouche.

La langue fraîche et rose tendre du Vukarnacht se promène sur ses naseaux.

- Sans le sentiment, tu ne pourrais te reconstituer ? Le ton de Wen-Sen-Athon se met de nouveau à la disposition des

travées éloignées.

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C’est exact. Pourquoi le sentiment n’est-il pas un yorum comme les

émotions ? Il faut demander à la Nearga. La manière dont elle a séparé

mes yorums dépend d’elle et de sa volonté de me faire du mal. Tu dois retirer ces paro… Oh ! Et puis tant pis ! Tu en

subiras les conséquences. Fleur des Saisons, recroquevillée, écoute la voix vulgaire. « Qu’il

garde ses émotions, le bâtard ! C’est bien suffisant pour lui… » Comment Gray Grinn pourrait-elle étendre son empire d’ombre partout où cela lui plait ? La jeune fille essaie de se repérer dans l’obscurité de son for intérieur. Dans un coin de nuit il y a une fissure. Oh ! Pas grand-chose, elle la voit à peine. Tu ne vaincras pas! Wen-Sen-Athon se reconstruira ! Je le sais ! Gray Grinn furète dans le ventre de la jeune fille, piquant, pinçant ça et là. « Qu’est-ce que tu nous dit ? Et d’abord, qu’est-ce qui te rend si sûre de toi ? » Par la fissure se faufile une mélodie. Fleur des Saisons ne l’entend presque pas. Elle vient de loin, portée par une brise de tendresse. Je le sais, parce que quelque part dans le monde… Oui quelque part… Sous Gray Grinn, Antigula s’est immobilisée, lissant nerveusement ses pattes. « J’entends une musique ! Qu’est-ce que c’est ? Ta mère ?

Je suis habitée de toutes les Harmonies. Tu devrais le savoir. Cette musique, c’est ta mère ? Appelle-la comme tu veux. L’harmonie te dépasse. Et ce n’est pas te

faire offense que de dire que tu ne l’as jamais comprise. Antigula pique avec fureur.

Une fois pour toutes, cesse de te faire des illusions. J’ai fait de Khena une statue de glace. Ne compte plus sur elle.

La Musique, une statue ? De toutes façons, si elle vivait, elle n’aurait pas la plus petite parcelle de

mes pouvoirs. Elle ne m’intéresse pas ! Il est vrai qu’à part toi… Je m’intéresse au Sélédunk… Et à Wen-Sen-Athon.

Le ventre de Fleur des Saisons se durcit nerveusement. Que vas-tu … ? Apprête-toi à le décevoir.

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Ridiculusmus a fait plus de dix fois le voyage, de Wen-Sen-Athon au Vukarnacht, du Vukarnacht aux travées, des travées à Wen-Sen-Athon. Partout il a soupesé, jaugé, les propos, et filmé de son regard les attitudes. Celle du fils du soleil lui arrache quelques observations.

Je vois que tes connaissances… sont au top… Mais n’oublie pas… que tu es devant tes juges… Maîtrise-toi…

Ces insensés ? Mes juges ? Ce sont eux… qui prendront… la décision finale… Eux ou le Vukarnacht ? Simple analyse des risques… Cependant, aucune raison… de

gâcher tes chances… Je te vois agacé… Pourquoi ?... Je sens une coupure entre Shephu, Sarampal et moi. Je ne

vois pas ce qui la provoque ? Cette coupure… quel est son effet ?... Elle me retire la sensation d’exister. Même à travers le

Sélédunk ! Tu veux dire qu’elle t’oblige… à remarquer… qu’il te

manque… la conscience… ?... Le regard de Wen-Sen-Athon lance une courte flamme. - C’est cela ! C’est cela ! Ma conscience… ! Assis sur ses talons, une main au sol, Shephu caresse de l’autre la

tête de Sarampal, lequel est allongé sur le flanc, l’œil fixe. Wen-Sen-Athon, le pouce effleurant en va et vient ses lèvres, observe ses yorums.

- J’ai besoin de vous deux ! Le Vukarnacht se penche sur l’accoudoir pour flairer sa patte et y

jeter un rapide coup de langue. - Toujours à cause des émotions et des sentiments ? Shephu ne cesse pas de cajoler Sarampal. - Les émotions sont barbares ! Les mains de Wen-Sen-Athon se joignent, ses doigts

s’entrecroisent. - Ce que tu es entrain de faire, c’est m’interdire l’accès au plus

profond de moi-même ! Shephu appuie son torse sur Sarampal. Sa bouche minuscule

dépose un baiser sur le yorum de l’Image dont les yeux sont fermés et dont la respiration régulière indique un profond sommeil.

- Bavardages !

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Le chonchien, assis sur son arrière-train, grogne à travers son bec de lièvre.

- Les Barbes en Pointe qui ne chont pas barchots chavent depuis Ologan que chans Image et chans Raison, un mec est nase !

Une cascade de rires coule du lambi. Rires aussitôt repris par

l’assemblée en un déluge qui emporte le chonchien dont la hure sortant à peine de l’eau est heurtée par une poutre lancée par la voix enrouée, dans le flot tumultueux.

- Et que reste-t-il d’Ologan ? La cinglette ? Acingaricut, le regard rougi et humide examine la réaction de

Wen-Sen-Athon en s’excusant. - Je suis lamentable de chez pitoyable ! La voix redevenue sérieuse s’exhale du lambi. - Nous ne voyons pas l’utilité pour Wen-Sen-Athon de

s’approprier des yorums qui se débrouillent très bien sans lui.

Elle s’interrompt un court instant comme si elle cherchait un autre argument.

- Et qui d’ailleurs ont choisi chacun un nom pour bien les différencier de celui qu’ils rejettent : Shephu et Sarampal. Ce qui signifie dans les langages anciens, « le maître et l’esclave »

Les trous noirs au centre des yeux jaune paille se braquent sur

Wen-Sen-Athon. Les babines de lion se retroussent faiblement, découvrant les canines de la mâchoire inférieure.

- En conséquence, nous en déduisons qu’il n’a nul besoin de sa Raison et de son Image pour vivre !

Sur un léger mouvement du Vukarnacht, Mithridate fait avancer les coupes. Dans la rumeur tumultueuse des représentants du peuple, le grelottement de la timballerine, les grincements de la porte et les sifflements du krilleton, un couple s’élance sur le carreau des orateurs. L’homme rejette sa cape. Il bombe le torse. Face à lui, la femme, mains sur les hanches, roule des épaules.

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Wen-Sen-Athon frôle le banc, près de sa compagne. - Fleur des Saisons, que t’arrive-t-il ? La jeune fille ne réagit pas. - Parle-moi, je t’en prie. La maîtresse de l’Harmonie, les bras pendant entre les jambes

écoute. « Je comprends que ma présence te chagrine un peu. Mais penche-toi plutôt sur le bon côté. Observe autour de toi. Il y a quelque part des choses que les autres ne voient pas »

Le regard obéissant de la maîtresse de l’harmonie se pose sur le soldat de glace le plus proche. Il est de dos. Appuyé sur sa lance, c’est un géant aussi grand que le Roi Inconnu. D’abord, rien qui attire l’attention, puis peu à peu sur ses sandales à lacets, sur sa courte jupe, aussi sur sa veste d’écailles, ajustée au corps, et même sur son crâne lisse, courent des bêtes minuscules. A y mieux regarder, elles ont quelque chose d’humain. Oui, des petits hommes dotés d’une queue et d’une, deux ou trois têtes de lion. Leurs bras et leurs jambes sont remplacés par des pattes.

« Ils sont beaux, mes chers petits. Tu sais que je peux en inventer de plus horribles… Comme ceux qui sont dans ton ventre, par exemple ! »

Le Vukarnacht, le buste droit dans son fauteuil d’or, attend

patiemment que les danseurs aient été renvoyés. La voix enrouée tonne. - Vous comme moi, ne sommes pas convaincus de l’utilité de ces

deux yorums pour vivre. Cependant Wen-Sen-Athon s’obstine à vouloir les récupérer.

Au moment où éclate le rire dans un rugissement, un soldat de glace explose, sur le podium, répandant aux alentours une odeur de moisi.

- Son obstination m’étonne ! La foule se dresse : « Horubal ! Horubal ! Setti-Seti ! » - Et d’abord, à-t-il le droit de les revendiquer ? Les sourcils de Wen-Sen-Athon convergent l’un vers l’autre.

Le droit ? Pour être propriétaire de yorums, il faut exister. Mais j’existe !

Le Vukarnacht penche la tête. Son œil coiffe Wen-Sen-Athon d’une tristesse presque délicate.

Alors, je pose ma deuxième question : un souvenir, peut-il être propriétaire de yorums ? Moi, j’affirme que non !

Wen-Sen-Athon demeure avec enfoncé jusqu’aux yeux, ce bonnet de compassion dont veut bien l’affubler son adversaire.

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- Tu oublies que j’ai récupéré mon goût, mon odorat, mon toucher, mes émotions et même mon appétit ! »

Le regard triste s’élève vers les hauteurs, la voix enrouée bondit jusqu’aux voûtes.

- Qui est cet individu transparent ? Affirmeriez-vous, comme je l’ai si généreusement fait que c’est un ameloum ? Un wardoum ? Ni l’un, ni l’autre ?

La voix dévale jusqu’aux travées supérieures. - Dans votre sagesse, vous hésitez ! Les représentants du peuple dodelinent de la tête.

Et vous avez raison ! Certains se redressent, prêts à s’enflammer, mais la voix ne leur

en laisse pas le temps. - Qu’est-ce qu’un souvenir ? Rien ! Le regard triste couvre à nouveau Wen-Sen-Athon.

Tu nous dis que tu possèdes odorat, goût, toucher. As-tu une odeur ?

La gueule s’ouvre sur les formidables crocs. Quelle saveur as-tu ? Qui pourrait te dévorer ? As-tu une

peau, des poils ? La légitimité de Wen-Sen-Athon est devenue une proie. Elle est

comme l’antilope poursuivie par le lion. Elle sait que le fauve ne court pas bien longtemps. Que si elle maintient sa vitesse, par de brusques zigzags, elle pourra lui échapper. Le tout est d’éviter que sa grosse patte, que ses longues griffes ne l’accrochent.

J’existe et je le démontrerai. De quelle manière ? Mes amis me reconnaissent, ils me sourient. Comme on sourit à l’évocation d’un souvenir. Il y a peu, je regardais Fleur des Saisons danser dans la forêt

et je ressentais en moi un éveil. De quoi parles-tu, encore ? D’une transition. La mue de la chenille pour devenir papillon,

tu saisis ? Le regard triste se ferme un bref instant, atteint par des postillons

de surprise. Tu veux dire que tu te sentais exister ?

Fleur des Saisons est ébranlée d’une secousse. Elle s’accroche au

banc. Sa tête tourne. « Il n’existe pas. Je ne l’ai pas porté en moi, j’interdis qu’il existe. Tu ne sais pas ce que c’est de ne pas avoir l’enfant que tu veux absolument ?

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Tu comprendras au moins ce que cela fait d’avoir dans le ventre quelqu’un dont on ne voudrait pas mais qui s’accroche et petit à petit, vous détruit ! »

Shephu, à genoux près de Sarampal, se penche pour voir le Vukarnacht autrement qu’à travers Wen-Sen-Athon qui se dresse devant lui de toute sa hauteur.

Je n’ai rien à voir avec ses visions. Je les refuse ! Le Paronthèque rebondit dans sa caisse, en suffoquant de rire.

« Trouvez-vous normal que le souvenir vous revienne, sans raison ? » Le fils du soleil suit attentivement le parcours de l’antilope dans

les hautes herbes de son raisonnement. C’est la perception, l’intuition d’exister, d’être moi qui

m’amène à aborder la question de mon éveil. Je dirais même, de mon éveil et de Gray Grinn.

Un rugissement rageur s’élance hors du lambi. Comment oses-tu… ? Oui, pourquoi suis-je un souvenir ? Parce que ma cousine de

nuit et de glace a voulu me couper de la réalité. Quelle réalité ? De la vie. De MA vie. Pourquoi ? Je l’ignore. Ce que je sais,

c’est que je dois m’éveiller ! Les flancs de Fleurs des Saisons sont labourés par

les griffes d’Antigula. Dans les sillons, Gray Grinn jette de l’acide. «Il a beau ruser, il ne m’échappera pas. Je l’ai envoyé dans le rêve… dans le rêve il restera, jusqu’à ce que je lui aie arraché le Sélédunk. Ah ! Ah ! ».

Le regard du Vukarnacht est collé à Wen-Sen-Athon. - Comment peut-on être un souvenir et avoir le front de

prétendre exister ? Tu es un imposteur ! Excuse-moi mais pour comprendre si je vis, il faudrait que tu

entres en moi. Et encore, comment te mettre à ma place ? Observer ce que je ressens ? Voir comme je goûte un paysage ? Connaître ce que j’ai envie de dire ?

Allons, bon ! Non, tu ne peux pas le savoir.

L’affirmation de Wen-Sen-Athon passe comme un vent qui

envoie des embruns de défi à la face de Gray Grinn . « Toi au moins tu le sais que je peux le savoir. Ce petit morveux a encore besoin d’une bonne leçon. Il n’est rien sans le Sélédunk ! Je vais lui montrer, moi qu’il n’existe pas! »

Le regard collé à celui de Wen-Sen-Athon, le Vukarnacht se lèche la patte. Sa langue s’insinue entre les griffes.

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Et ta mémoire dans tout cela ? On murmure que tu as oublié certaines paroles ?

Ma mémoire ? Wen-Sen-Athon sourit, observant furtivement le dôme.

Est-ce le plus important ? Etre souvenir, c’est être absent, non ? Il est vrai que je suis descendu dans le néant mais je me suis

retrouvé. Et puis tout le monde sait que je ne suis pas un souvenir ordinaire.

On le dirait. Tel qu’on me voit, je suis alerte, c'est-à-dire, éveillé, attentif.

La voix à l’intérieur, court sur tous les nerfs de Fleur des Saisons.

Sur ceux de son ventre, de ses cuisses, de ses mollets, de ses bras. « Tu te rappelles ton rêve ? » La jeune fille se ramasse pour faire bloc, comme un rocher sur lequel les fourmis grimpent mais qu’elles ne peuvent pas entamer. Non ! Laisse moi. Mais la voix insiste et trouve un interstice par où entrer. « Allons ! Allons ! Ce n’est pas bien difficile, il te suffit de donner la réponse aux questions qui te sont posées. Tout le monde sait que tu es douée pour ce genre d’exercice ».

Le Vukarnacht porte la patte à hauteur de ses yeux et la

contemple. Tu serais donc autre chose qu’un souvenir ? On me voit à travers le Sélédunk. Fort bien. Mais explique-moi par quel prodige, le Sélédunk a

pu te faire passer de l’état de souvenir à celui que tu prétends être ? Par la puissance de mon père ! Le soleil ? Qui d’autre ? J’aimerais que tu nous le dises. Que veux-tu savoir ? A quelles forces ton père a bien pu faire appel ? Tu ne crois pas qu’il se suffise à lui-même ? Non. Sinon il serait ici à te défendre. Il y est peut-être ? Alors montre-le nous. Non, en vérité il y a un mystère que tu

nous caches. Pour quelle raison ? Tu as peur que nous découvrions que tu n’existes pas.

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Adresse-toi au Sélédunk si tu veux, mais j’ai bien peur qu’il ne te satisfasse pas non plus.

Le lambi soupire d’un rugissement feutré. Le regard de lion

harponne le regard apeuré de Fleur des Saisons. La jeune fille ne quitte pas des yeux la langue fraîche, tendre et rose du Vukarnacht. Elle ressent que cette langue la désire, comme on désire une friandise. Des crochets se plantent simultanément dans sa gorge, l’obligeant à se mettre debout. Elle entend à peine les questions « Comment est-il revenu ? Comment a-t-il fait ? Auprès de qui, le Sélédunk… ? » La langue dégouline de suavité. Fleur des Saisons s’entend parler. « Le Sélédunk a emporté le souvenir dans le futur. Il a rencontré une énorme machine qui vole dans le ciel. Cette machine a beaucoup de pouvoirs que le Sélédunk a pris. C’est ce qui fait croire que Wen-Sen-Athon est vivant. Sans elle Wen-Sen-Athon n’est plus rien. Cette machine appartient à un grand savant, le docteur Merith qui a beaucoup plus de science que tous les magiciens de notre monde. Il étudie les pensées quand elles se déplacent dans des bulles. C’est comme cela qu’il a pu parler à Wen-Sen-Athon. Le Sélédunk se sert tout le temps de la machine. Même maintenant car il a ramené avec lui le génie qui la commande. Ce génie s’appelle Ridiculusmus, vous ne le voyez pas mais il est ici, au-dessus de vos têtes et il vous espionne. Grâce à lui, le docteur Merith sait tout de nous. »

Gray Grinn laisse Antigula savourer un grand morceau de

silence, puis elle glousse. « Je vois maintenant clairement comment je vais pouvoir te prendre le Sélédunk ».

Les oreilles de Wen-Sen-Athon ont tenté de refuser d’entendre.

Son crâne a tenté de refuser d’admettre. Sa bouche a refusé de parler. Maintenant son corps tout entier refuse de bouger. Ce n’est pas simplement une raideur qui s’est insinuée en lui et le paralyse. C’est un poids, une montagne de déception qui s’est écrasée sur ses épaules. Il tombe à genoux. Son visage s’imbrique dans celui de Sarampal qui s’éveille. Brusquement plongé dans le regard au fond duquel danse le feu du magma originel, le yorum pousse un cri. Shephu le tire immédia-tement par le bras.

Wen-Sen-Athon n’existe pas. Il n’est qu’une illusion fabriquée par une machine. C’est pour cela que sa voix est moche.

Gray Grinn récompense Antigula en lui laissant tremper

avidement les pattes dans des tartelettes de plaisir fielleux, des beignets

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de jouissance cruelle, des brioches de torture voluptueuse. Fleur des Saisons, effondrée sur le banc ne sent même pas le souffle du chonchien ni les fourmillements, descendus dans ses jambes. Quant au Vukarnacht, bras et patte sur les accoudoirs de son fauteuil d’or, il ignore les danseurs qui, dans des robes de drap bleu s’agenouillent, touchant du front le sol devant lui. Il ne prête non plus attention au Paronthèque, debout, poignets sur le bord de la caisse, les mains pendantes, perdu dans sa folie.

- Nous savons maintenant que Wen-Sen-Athon n’existe pas. Je poserai donc ma troisième et dernière question.

Sa voix fait fuir les danseurs. Le fils du soleil, peut-il revendiquer sa Raison et son Image

puisque, vous le savez, elles appartiennent toutes à Horubal et Setti-Seti ?

Le regard jaune paille s’habille de ses grands cils pour mieux goûter les cris approbateurs et enthousiastes du public. Le chonchien dresse le cou mais, découragé par les huées, il ne se force pas pour laisser Wen-Sen-Athon s’expliquer. Le fils du soleil, prostré, laisse filtrer une voix faible.

- Je ne suis pas un ennemi d’Urbad, que je sache ! Le rire rugissant, fait une sortie en force hors du lambi.

Ça, ce n’est qu’une affirmation ! Comment pourrais-je l’être ? Qui parle ? Wen-Sen-Athon ou la machine ? Moi, je n’en sais

rien… Tout ce qu’on peut dire, c’est que la Raison et l’Image du fils du soleil…

Comme sorti d’une seule poitrine un bref et puissant « Subis sus ! Du mental ! » explose des gradins. Affalé dans sa caisse, le Paronthèque grimace. Sa lèvre inférieure, gobée par la lèvre supérieure, tire sur sa peau, faisant remonter le menton. « Trouvez-vous normal de mettre les bouchées doubles pour alimenter la conversation ? » La tempête de colère, le flot tumultueux des imprécations, les vagues d’indignation, viennent mourir contre le bras dressé, main ouverte du Vukarnacht.

N’en déplaise à ce personnage qui se prétend notre allié, la trahison prend parfois la forme de l’amitié.

Le lambi rugit et rit à nouveau. Et le « rugerissement » dégouline sur les cheveux de Shephu et Sarampal, les inondant d’un cynisme sirupeux.

Horubal aime les Raisons bien tendres et Setti-Seti, les Images jeunes. Ces deux bambins souhaitent les rejoindre. Autant leur faire plaisir !

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L’œil de Wen-Sen-Athon cherche l’attention de Fleur des Saisons. Le regard noir de sa compagne passe à travers lui. Ce regard est baigné de larmes qui débordent le long du nez et longeant la bouche grande ouverte, ruissellent du menton. Le visage est lisse, le front nullement ridé. Les cheveux sont collés aux tempes. C’est Gray Grinn, pas de doute… Mais il faut qu’elle soit là, en personne ! Où est-elle ? Tout ce que je sais, c’est que le Sélédunk est muet. Et elle en profite ! Si elle agit ainsi, c’est qu’elle pense me contourner pour mieux m’abattre. Mais je n’ai pas le choix, je dois exister. Je ne suis pas un jouet ! Il faut que j’existe ! Je vais me battre !

Sans hâte, l’œil de Wen-Sen-Athon glisse vers Shephu et se charge d’une vision fugitive. Sur la crête arrondie d’une colline, s’élèvent des flammes en une curieuse chevelure, qui danse sur place. Au pied de la colline, il y a ses yorums, les yeux grand ouverts. Des bambins… Shephu est jeune. On dirait un ignorant derrière un savant qui se cherche. C’est un esprit incomplet. Il ne peut pas faire de différence entre l’esprit conscient et l’esprit privé du sentiment de soi. C’est bien évidemment parce qu’il n’est pas tout mon esprit. Il n’est que ma Raison. Quant à Sarampal, n’en parlons pas ! Mais, au fond qu’est-ce qui fait une différence entre l’Image, c'est-à-dire l’opinion que j’ai de moi, tout à l’intérieur, et celle que je donne aux autres ? Ma conscience ? Oui, mais ma conscience, qu’est-ce que c’est ? Mon attention...ma mémoire… et mon imagination… ? Oh ! Mais ils sont peut-être dans le vrai ! Si je ne peux pas prouver ma présence réelle, je n’existe pas. Je perçois, je connais, je pense par le Sélédunk. Mais je ne suis pas l’acteur de ma vie. Il me manque justement cette Conscience, un yorum si bien caché, si évident que je ne me souciais pas de son existence. Eh bien où est-il ? C’est lui le plus important. C’est lui que Gray Grinn me cache. Où est-il ? Pourquoi, dans quel but cette sorcière l’a-t-elle détaché de ma Raison ? Et pourquoi le Sélédunk ne m’en a-t-il pas averti ?

Le Roi Inconnu, fixe intensément Wen-Sen-Athon, la main sur le

pommeau de son épée. - Relève-toi, Fils du soleil, j’ai à te parler ! Le poids s’est fait moins lourd sur les épaules de Wen-Sen-

Athon. Le géant de fer attend patiemment d’être sous la confidence du Palsandir.

« -Veux-tu que je m’en occupe ? Quoi ? Tu voudrais occire… Shephu et Sarampal. Tu plaisantes ? Il le faudra pourtant, tôt ou tard. Allons ! Allons ! Avec le Gotelem, j’ai appris la bienveillance, la

patience…

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Mais eux, ces deux là, sont empoisonnés. Tu t’en rends compte, je l’espère ?

Empoisonnés ? Ne cherche pas à fuir. Peux-tu dire jusqu’où ils vont t’entraîner ? Jusqu’à moi. Shephu et Sarampal, c’est toi ? Je veux dire, c’est toi maintenant ? » Cela veut dire quoi, maintenant ? A l’âge de devenir adulte ! Je dois reconnaître… Mais les tuer serait un crime, non ? Un crime ? Un bien fait, plutôt ! Si je cherche dans les connaissances de l’ordinateur, je sais qu’une science

qu’on appelle psychanalyse… Parle des yorums ? Non. C'est-à-dire un peu… Elle parle des blocages à l’intérieur de la

personne. Shephu et Sarampal sont bien des blocages, non ? On peut les révoquer. Révoquer, cela veut dire tuer ? Il s’agit d’une décision pure qui change le parcours des émotions et libère

l’énergie… Si tu révoquais Shephu et Sarampal, que se passerait-il ? Une Raison et une Image d’adulte pourraient les remplacer. Tu as dit « pourraient ? » Ce n’est pas certain ? Cela dépend de moi !

Le Roi Inconnu frappe avec force son bouclier. Alors je ne vois pas pourquoi tu fais toute cette histoire !

Sous le regard de son Courage qui ne le quitte pas, l’hologramme rougit, tourbillonne et se sépare en deux parties. Chaque tourbillon ripe lentement comme deux cyclones que l’on apercevrait au loin. L’un enveloppe Shephu, l’autre Sarampal dans son sommeil. Puis les ouragans ripent à nouveau et se rejoignent. Le fils du soleil reprend sa silhouette.

Wen-Sen-Athon s’adosse au Roi Inconnu. Il sent dans son dos, le froid de Gray Grinn.

- Que s’est-il passé ? Le Roi Inconnu est tout aussi perplexe. - Tue-les ! Tue-les une bonne fois ! Le géant de fer veut tirer son épée.

Donne-moi simplement la permission. Wen-Sen-Athon rejette le Palsandir. Sarampal ne s’est pas réveillé. Shephu, courbé, s’essuie le front.

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Tu nous as trahi. Nous te renions ! Les députés se serrent les uns contre les autres. Les yorums ont

gardé leur taille, leur aspect mais ils ont des figures de vieux. Shephu a viré au vert, son crâne est pelé. Quant à Sarampal, il a gardé quelques taches jaune d’or mais a pris la couleur des feuilles mortes. Leurs cheveux portent des traces de brûlure.

Le Paronthèque, la figure écarquillée lance « Trouvez-vous normal de monter sur ses grands chevaux et de tomber des nues ? » Les oreilles du Vukarnacht, sorties de sa crinière, sont pointées vers l’avant.

- Vous avez entendu parler du fils du soleil. Vous avez peut-être même cru en lui. Par cette image transparente et floue, il dit exister.

Le silence est chargé des soupirs du lion. Mais alors, si nous avons affaire à Wen-Sen-Athon, vous le

voyez, il ne respecte pas ce qui appartient à Horubal et à Setti-Seti. Il vous vole, finalement !

Les paupières font mine de se fermer mais par derrière, l’œil est brillant.

Il ne respecte aucune autorité légitime. Il se croit puissant, mais il est peu.

Dans la foule, quelques gouttes de « Horubal ! Setti-Seti ! » Puis une averse.

Fils du soleil ? Mais que pèse-t-il, face à la Nearga, ce souvenir ?

Encouragés, les cris ponctuent chaque envolée du Vukarnacht. Fils du soleil ? Mais dans le ciel, Strategius est mort !

Mithridate applaudit face à la foule. Fils du soleil ? Il est de ces gens qui croient tout savoir. Qui

se disent vos supérieurs ! Le lambi égrène des «rugerissements».

Il est temps de rendre à nos Géants ce qui est à eux. Ou du moins ce qu’il en reste.

Le Vukarnacht palpe le sceau d’Acingaricut. Vous devez en décider ainsi !

Appelé à défendre Wen-Sen-Athon, le chonchien, la tête basse,

se laisse couler du banc pour plonger sous les cris et les vociférations. En essayant de ne pas faire trop de vagues, il tente de nager pour accoster, le groin hors des murmures et du brouhaha.

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- Wentachtoujah n’est pas qu’un chouvenir. Ch’est le lardon du soleil. Il a même le droit de checouer ses yorums. Ch’est à lui ! Urbad a toujours été une ville libre. Et vous autres, mes potes !

Des représentants du peuple, comme par reconnaissance, touchés et émus par la plaidoirie, descendent tranquillement des travées et assènent méthodiquement des coups de pieds au chonchien. Ensuite, ils regagnent placidement leur rangée pendant que d’autres descendent frapper l’animal de claques bien senties, avant d’être eux-mêmes relayés par d’autres encore qui lui administrent des coups de poings.

Ce cérémonial terminé, le Vukarnacht, après avoir lissé sa

magnifique crinière, appelle le Paronthèque afin qu’il livre son déblatère. Le président de l’assemblée des Barbes en Pointe rappelle tout

d’abord que le Grand Conseil se doit « d’absurder par le raisonnement ». Il conclut ensuite : « Trouvez-vous normal d’avoir la puce à l’oreille et que votre petit doigt ne vous ait rien dit ? »

La voix enrouée n’a pas à faire d’effort pour tomber dans le silence.

Vous allez maintenant voter. Soyez fermes. Je ne veux pas d’un jugement timide.

Shephu, le regard en biais, le bras passé derrière l’épaule de Sarampal donne l’impression de sourire.

Le Roi Inconnu, visière relevée grommelle. C’est ce qu’on appelle une mascarade !

Le Paronthèque, les avant-bras sur le rebord de sa caisse, une main posée sur l’autre, la bouche fermée, donne l’impression de méditer. Puis il se tourne vers les députés, avec au fond du regard des drôleries qu’il est le seul à voir. « Je vous laisse le temps de vous regarder le nombril. Je vous rappelle qu’il s’agit du vôtre et non de celui du voisin ».

A sa main levée, la condamnation est prononcée par hurlements. Projetant alors ses mains vers Wen-Sen-Athon comme s’il voulait l’agripper, il tonne. « Trouvez-vous normal de sortir de la règle et de vous faire taper sur les doigts ? »

Mithridate soumet au Vukarnacht un papyrus déjà rédigé et

revêtu de la signature du Paronthèque. Devant les députés respectueux, le personnage à tête de lion appose le sceau d’Acingaricut.

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Les vivats, les louanges, les appels suffiraient presque à porter son fauteuil d’or qui s’éloigne et s’estompe rapidement comme le font les bateaux poussés par le vent dans la houle agitée.

Fleur des Saisons ne voit pas de têtes de loups. Seulement

Shephu et Sarampal poussés par Mithridate. Tous trois sont couverts de ghnôdes. Sur leurs épaules, leur tête, leurs bras, les petits hommes lions sautent de l’un à l’autre, comme des puces.

Wen-Sen-Athon a compris deux choses. La première est que Gray Grinn lui a caché son yorum de la Conscience. La seconde c’est qu’il aurait dû - comme le lui a conseillé le Roi Inconnu - tuer ses yorums de la Raison et de l’Image qui ne sont pas matures. Ils auraient ainsi pu être remplacés par deux autres yorums identiques mais adultes. Mais il n’a pas pu « tuer » ses yorums et il a perdu le procès fait par le Vukarnacht. Shéphu, la Raison et Sarampal, l’Image ont été condamnés, comme s’ils étaient des ennemis d’Urbad, à rejoindre Horubal et Setti-Seti.

Fleur des Saisons a été envahie par Gray Grinn, qui, sous la forme d’Antigula, se promène dans son corps et lui parle tout en la faisant souffrir. Antigula a obligé la jeune fille à trahir Wen-Sen-Athon. Elle continue à la gouverner de l’intérieur. Elle lui laisse entrevoir comment « les ghnôdes » vont l’aider à vaincre. Le fils du soleil a été horrifié, mortifié, déçu de la trahison de Fleur des Saisons. Il ne se doute pas de la présence d’Antigula dans les entrailles de la jeune fille.

CHAPITRE 21

L’EXECUTION Wen-Sen-Athon a la sensation que ses mains et son dos sont baignés de transpiration. De par-dessus les toits, les gens lui paraissent petits. Mais il se sent encore plus petit que ces fourmis qu’il aperçoit. De la gorge à l’estomac, son intérieur est noué. Cherchant à déglutir, il comprend ce qui le rend aussi torsadé et dur qu’un bois d’olivier. C’est un arrière-goût de Shephu et de Sarampal. Je n’ai pas été capable de les tuer ! Les alignements lumineux de Ridiculusmus, près de lui n’attirent pas son attention. Wen-Sen-Athon cherche le Sélédunk. Il distingue la chevelure et le manteau de Fleur des Saisons. La jeune fille est dans le sillage du Roi Inconnu qui

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lutte de toute sa masse pour descendre l’escalier monumental envahi par la foule.

Les bras et les jambes du jeune homme sont pris d’une raideur indicible. Le bois d’olivier se torsade si fort qu’il se brise. J’ai été trahi, abandonné ! Les cris de la foule qui conspue le chonchien passent à travers à lui. Les flancs du jeune homme s’emplissent d’air et se détendent. Tout ceci a peut-être une raison ? Après tout, le Sélédunk me permet quand même d’exister. Et si c’était sa façon de me mettre à l’épreuve ?

Wen-Sen-Athon descend survoler le forum, saturé d’une cohue débordante. Fleur des Saisons s’emmitoufle et colle au yorum de fer pour rejoindre une tribune bicolore, dressée devant le mur de la caserne. Devant eux, des gardes fraient un chemin. La maîtresse de l’Harmonie est relativement à l’abri des boules de neige farcies de cailloux qui s’abattent avec un son tantôt mat, tantôt crissant sur le casque ou l’armure.

Le chonchien a disparu. L’addition des différentes scènes, formées par la multitude, les Géants hiératiques, Fleur des Saisons en milieu hostile, nourrit Wen-Sen-Athon d’une solitude étrange. Comme si son corps était purgé de tout ce à quoi il tenait. Comme s’il devait faire de la place pour quelque chose d’autre qu’il ne connaît pas.

Le visage d’Horubal est braqué sur le ciel. Sa barbe effilée est gonflée d’un amas de neige. Le bec de Setti-Seti pointe vers les monta-gnes. Aucun des deux ne prête attention à l’échafaud dressé devant eux. Aucun n’a le moindre regard pour les oriflammes triangulaires piquetés d’étoiles de neige que le vent fait claquer d’une manière délirante. Leur indifférence trouve une résonance en Wen-Sen-Athon, comme si la distance entre le sommet des Géants et la foule était aussi grande qu’entre lui et ses yorums. Ce sentiment l’attire vers Horubal. Il s’efforce de s’en défendre, de s’ancrer en lui-même. Il croit deviner dans cet attrait une sorte de piège, comme si on voulait l’appâter, pour l’orienter vers un sol où l’on aurait répandu à son intention, une matière visqueuse et collante. Cette méfiance est due sans aucun doute à la présence de l’émanation grise, nuage concentré, qui stagne au-dessus du palais du Grand Conseil. Tu es là, Gray Grinn ? Que cherches-tu ? A semer la discorde entre Fleur des Saisons et moi pour qu’elle te livre le Sélédunk ? Crois-le si cela te fait plaisir mais tu n’obtiendras rien. Ni maintenant, ni plus tard ! Je relèverai tous les défis. Oui, oui, j’ai hésité à me débarrasser de Shéphu et de Sarampal, oui tu peux me prendre pour un faible, un indécis. Oui, c’est vrai, je l’avoue, je n’ai pas fait confiance à mon Courage. Et alors, qu’est-ce que tu crois ? Que pour toi, tout est désormais plus facile ?

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La jeune fille, courbée, la main sur le dos de l’armure du Roi Inconnu, est parvenue à se hisser dans la tribune. En regardant par-dessous le bras du yorum de fer, Fleur des Saisons entrevoit l’échafaud. La difficulté du déplacement a laissé sa figure crispée. Ses sourcils arqués, resserrés sur l’arrête du nez pourraient enfin se détendre si dans son cœur, Antigula ne la griffait à l’improviste. « Alors, ma belle ! Tu es bien installée ? Tu vas pouvoir goûter le spectacle ? Tu ne verras pas le fond de la cuisine, bien sûr. Mais tu seras étonnée du talent des cuisiniers, je veux parler de mes ghnôdes. Mes ghnôdes chéris. Les rongeurs de Certitude. Tu sais, c’est le travail de toute une famille… »

Sous Wen-Sen-Athon, le vent joue avec la foule aussi aisément

que la brise sur un champ de blé. Il creuse des sillons. Les gens, comme des épis, ploient, se redressent, dans une animation sans cesse recommencée. L’afflux de public est particulièrement remarquable autour de l’échafaud, aux alentours de la tribune et plus encore, vers la porte de la caserne. La foule est si dense qu’elle masque presque complètement le mur orangé qui, dans la lumière bleutée de Gray Grinn, semble d’un vert sale. La masse est si compacte qu’une charrette, tirée par un cheval blanc dont le cocher essaie de se frayer un chemin vers le centre du forum, parait ne pas avancer. Debout contre les ridelles, Shephu et Sarampal, lèvent les bras. En les voyant multiplier les gestes vainqueurs, Wen-Sen-Athon a l’impression d’être le perdant d’un pugilat. Frappé par les lamelles de plomb de son adversaire, il est couché sur l’arène, le dos à terre. Un pied est posé sur son ventre, un pied qui l’écrase. Un glaive est pointé sur son front. Derrière le glaive, il y a le regard de sa cousine Gray Grinn.

L’échafaud sur lequel attend Mithridate est isolé du peuple par

une triple haie de soldats. Coiffé de son chapeau à visière, le capitaine de l’armée de la Nearga, accompagné du porteur de lambi, fait les cent pas, en surveillant la progression de la charrette. Derrière lui, le Paronthèque est machinalement projeté en l’air par ses hommes. Au bas de l’édifice, les joueurs de timballerine, porte grinçante et krilleton exercent leur art. Le cheval tire de son mieux et avance par à-coups. La charrette est suivie de deux longs chars supportant d’imposantes cages. Dans ces cages, des prisonniers éructent, bavent, grognent, reniflent, se battent, gémissent, menacent, vagissent, braient, frappent, beuglent, coassent, couinent,

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gloussent, grimacent. La foule clame, braille, s’égosille, tonitrue, siffle, en les bombardant de châtaignes.

Ridiculusmus est parcouru d’un signal continu d’alerte qui met en

activité son système de détection particulier. - Ils ont sorti… les ennemis… d’Urbad… c’est suspect !... Le cortège arrivé au pied de l’échafaud, Mithridate fait ouvrir les

cages. Instinctivement la foule recule. La poitrine de glace émet son rire sinistre.

- Grarrgh ! Tant qu’ils n’ont pas leur raison et leur image, ils ne peuvent rien vous faire !

La voix enrouée du Vukarnacht fait trembler le lambi. Faudra-t-il te couper la langue ? Ridiculusmus passe et repasse près des cages. Les ennemis

d’Urbad, hébétés ne semblent pas vouloir se précipiter sur leur liberté. Cependant le robot virtuel est alerté par un phénomène affectant le militaire et les yorums.

On dirait… un foisonnement… de micro-organismes… Le regard de Wen-Sen-Athon se cache au fond de ses yeux,

comme le feu sous la cendre. Il se tait. Dans son esprit une fiole venue de nulle part se fracasse contre un rocher. Il la voit très bien. Elle est bleue comme la lumière de Gray Grinn. Des effluves s’en dégagent, dessinant une silhouette floue mais familière.

Des ghnôdes ? Ils ressemblent à des hommes… minuscules… avec des

pattes… et des têtes de lions… Ce sont des ghnôdes. Leurs diversités se comptent par

milliards. La silhouette se précise, c’est l’oued Zuruk échappé des

geôles de la Nearga. Enturbanné, bras croisés, il oscille. Sa voix est porteuse de sagesse. Elle s’égrène dans les pensées du fils du soleil comme l’eau qui court et qui clapote. « O Wen-Sen-Athon, garde les yeux bien ouverts. La Nearga s’en est pris à nous, les Génies. Elle te guette. Elle attend de toi le faux pas qui lui donnera la victoire. Débusque-là, il y va de ta vie ! C’est elle ! Elle est là !».

Sans eux, crois-tu qu’elle aurait vaincu Strategius ? D’où… viennent-ils ?... Du plus profond des Forces Cachées. Qui les crée ?… Gray Grinn ?... C’est la Nearga, mais…

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Ceux qui sont sur… Mithridate… ont l’air très actifs… ils le rongent… avec ardeur…

Les soldats abaissent une ridelle et jettent une planche, ce qui

permet aux yorums de rejoindre l’échafaud en sautillant joyeusement. Les - Horubal ! Horubal ! Setti-Seti ! - les - Subis sus ! Du mental ! - percutent le fils du soleil tandis que les bordées de châtaignes s’abattent sur ses yorums. Wen-Sen-Athon, les yeux sur l’émanation grise sent que la matière visqueuse et collante commence à prendre. Elle prépare son coup, mais lequel …?

A peine Shephu et Sarampal ont-ils mis les pieds sur le lieu du supplice que le vent fait voltiger la planche qui rebondit sur une rangée de crânes, avant de se briser. Mithridate n’en parait pas ému. Il saisit ensemble les deux yorums par le bras.

- Grarrgh ! Nous allons procéder dans les formes légales. Le Paronthèque retombe avec un bruit sourd sur les bois de justice qui protestent d’un craquement inquiétant.

- Grarrgh ! Etes-vous les yorums de Wen-Sen-Athon ? La bouche de Shephu s’élargit pour ressembler à un sourire. Le fils du soleil le voit lever la tête vers lui afin de braver son regard. Puis il entend la voix juvénile.

- Wen-Sen-Athon, c’est nous ! La populace explose d’un rire dont les déflagrations successives se répandent de bouquet humain en bouquet humain, rejetant les corps vers l’arrière, projetant les bras vers le ciel. Le Paronthèque se penche à tomber de l’échafaud. « Trouvez-vous normal de faire le ballot, afin de vider son sac ? » Le président de l’assemblée du Grand Conseil des Barbes en Pointe est projeté par ses gardes du corps. Il chute dans la foule. S’extirpant de la mêlée, il remonte sur l’échafaud, tiré, hissé par ses aides, au son des krilleton, timballerine et porte grinçante.

- Grarrgh ! Il est d’usage, avant une exécution que le Paronthèque livre son saugrène ! Le gros homme s’assoit en tailleur. Bras écartés, paumes ouvertes, le visage dans la contemplation des Géants, il prend une profonde inspiration. « Les inconnus qui sont partis à la recherche de l’inconnu et ne l’ont pas trouvé, n’ont qu’à dire qu’il n’était pas là. Personne n’en saura rien ! »

Très habilement, le vent foufou enveloppe ces paroles ultimes et les transporte à droite, à gauche, en haut, en bas, pour que nul n’en ignore. Il les assortit de « Hou ! Hou ! » et du claquement froid des

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oriflammes. Avec malice, il essaie d’arracher les papyrus des mains de Mithridate.

Grarrgh ! Je vais lire les condamnations. Alors qu’il cramponne les deux côtés du document, le vent donne un grand coup par en dessous. Wen-Sen-Athon n’est pas certain qu’il y ait devant les yeux du capitaine quelque chose d’écrit. Ce qui est bien visible, c’est le cachet d’Acingaricut plaqué à la cire. Le vent faiblit, puis au moment où le militaire ne se méfie pas, il frappe violemment, toujours par en dessous. Le papyrus tente de s’échapper. Mithridate le rattrape de justesse au-dessus de sa tête. Ce mouvement lui met les yeux sur Wen-Sen-Athon.

Grarrgh ! La loi ne te permet pas de rester là. Tu dois regagner ta place.

Des salves de châtaignes traversent le fils du soleil et le poursuivent jusque dans la tribune, où elles ne faiblissent pas. A tel point que le Roi Inconnu – faisant écran pour sauvegarder Fleur des Saisons – est obligé de rabattre sa visière.

- Grarrgh ! Ainsi qu’en a décidé le Grand Conseil des Barbes en Pointe, présidé par son Paronthèque, Shéphu et Sarampal son rendus à nos Géants ! Une grande clameur et des « Subis sus ! Du mental ! » interrom-pent les rafales de châtaignes. Dans le vent foufou, sous le claquement des oriflammes, Horubal bouge la tête. Son visage se penche. Ses yeux, immenses trous, se fixent sur l’échafaud. Sa bouche s’ouvre, se ferme plusieurs fois, ce qui fait choir sur Mithridate la neige qui se détache de la barbe. Quand le Géant s’accroupit en tendant la main, le capitaine voit à peine assez pour ordonner que l’on y dépose Shephu et Sarampal.

Lorsque ses yorums roulent dans l’immense paume, un flot d’une tristesse hivernale inonde le torse de Wen-Sen-Athon, ne laissant émer-ger que son cœur.

Je n’ai pas été à la hauteur ! Le Roi Inconnu lève sa visière.

C’est le moins qu’on puisse dire. Tu aurais dû me laisser tuer ces sales gosses.

A vrai dire, je… Tu comptais sur Gray Grinn pour t’en débarrasser ? C’est un peu vrai. Mais maintenant…

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Pouah ! Compter sur quelqu’un d’autre pour tuer ses yorums. Surtout ceux-là !

Quoi, surtout ceux-là ? Elle ne va pas les tuer alors qu’elle les tient en son pouvoir. Elle les tient EUX, pas MOI ! Quand te mettras-tu dans la tête que tant que Shephu et

Sarampal vivront, tu ne seras que le petit chienchien à sa mémère ? Tu ne me vois tout de même pas LUI obéir ? Tes yorums le font.

Wen-Sen-Athon adresse à son Courage bardé de fer un regard appuyé dans lequel le magma originel s’étouffe peu à peu.

En quoi suis-je concerné ? A un moment ou à un autre, cela se retournera contre toi. Alors que l’un sera enfermé dans la Certitude d’Horubal et

l’autre fondu dans le visage de Setti-Seti ! Tu te moques de moi ? Hein ? Dis-le, tu te moques de moi ! Non ! Je t’assure. Qui te dit qu’ils y resteront ? Je te répète que Gray Grinn ne

cherche qu’à te nuire. Elle ne pense qu’à cela. Tu le sais mieux que moi, à la fin !

Les épaules de Wen-Sen-Athon se voûtent. Tu as raison. J’ai raison, c’est très bien. Mais ensuite, qu’est-ce que tu vas

faire ? De toutes façons, c’est trop tard. Ils ne m’appartiennent plus,

ils sont condamnés. C’est plutôt maintenant que tout commence ! On dirait que tu

ne veux plus retrouver ta conscience ? Au contraire, j’y pense fortement. En restant les bras croisés ? Agis ! Mais agis donc ! Tu ne me vois pas foncer dans la main d’Horubal pour y

enlever Shephu ? La loi me l’interdit. La loi ! On dirait que tu ne crois plus beaucoup au Sélédunk ? Regarde-le, il est muet, aveugle, inerte. Cette loi dont tu parles. Qui t’intimide. Qui te paralyse. Ce

n’est pas la tienne ! Tu n’y es pas soumis ! C’est la loi d’ici et je dois la respecter. Alors laisse-toi marcher sur les pieds !

Wen-Sen-Athon fait un signe à Ridiculusmus. Je n’ai pas dit mon dernier mot.

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Revenu dans la tribune, le zoom ouvert sur Shephu et Sarampal, le robot virtuel reste absorbé par ce qui se passe dans la main du Géant. Du crâne à la queue du petit écureuil, un circuit, toujours le même s’imprime et s’efface sans interruption. Le fils du soleil, les bras croisés soupire.

Tu t’interroges encore sur les ghnôdes ? J’ai en moi… l’hypothèse… qu’ils sont là… depuis un certain

temps… et que ma structure… aurait dû les détecter… plus tôt… Rassure-toi. Moi aussi, j’aurais dû les voir. Je te parle… de mon système… Il ne peut pas tout. En particulier contre la magie de la

Nearga. Tu m’as dit … que les ghnôdes… sont créés… par Gray

Grinn… Mais où est-elle ?... Elle se camoufle à nous. Cela veut dire que nous sommes au

centre de sa stratégie. Pourtant… elle est là !... Il est très possible qu’elle ait pris l’apparence du Vukarnacht.

Cela expliquerait l’attitude du Sélédunk. Tu veux dire… qu’il a été surpris ?...

Dans la pensée de Wen-Sen-Athon, le disque d’or incrusté de la rose laisse s’évaporer quelques ombres qui s’y étaient faufilées. A quelque distance, le Pikaïa fonce vers lui, gueule ouverte… - Il n’a pas vocation à traquer les Forces Cachées.

- Que peuvent … les ghnôdes… contre toi ?... L’image de l’oued Zuruk scintille aux franges des réflexions de

Wen-Sen-Athon. « Ouvre les yeux Ô Fils du soleil, ouvre les yeux ! » - Gray Grinn ne peut répandre ses ghnôdes que sous une seule

forme, celle d’Antigula. - Antigula ... ? - Antigula est double. Si le Vukarnacht en est une forme, je me

demande… - Gray Grinn aurait donc… le pouvoir… de vivre en deux

personnes… différentes ?... - « Personne » n’est pas le mot juste pour représenter ce qu’est

Antigula. - Si telle est sa puissance… à quoi servent… ces ghnôdes… qui

courent… sur tes yorums ?... - Je l’ignore. - Est-ce pour… les détruire ?... - Je ne crois pas qu’ils le puissent.

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- Pour les exciter… contre toi ?... Le visage haineux de Shephu, le sommeil perpétuel de Sarampal,

Fleur des Saisons dans son mutisme, la tête baissée, la figure disparais-sant sous ses cheveux bruns, les députés vitupérant, le regard moqueur du Vukarnacht, tournent en Wen-Sen-Athon comme une roue. La rota-tion s’accélère, coupant sa respiration.

Ils m’ont déjà renié. Que vont-ils faire de plus ? Ton ennemie a fait de cette Cité… une ville d’aliénés…

Imagine… Que mes yorums deviennent fous ?

Dans l’esprit de Wen-Sen-Athon la face glacée de Gray Grinn accentue sa déformation. Sous l’effet du sel, une boursouflure près de la tempe éclate.

Imagine à ton tour que les ghnôdes ne soient destinés ni à Shephu, ni à Sarampal mais à Horubal et à Setti-Seti ?

Tes yorums… seraient… des agents contaminants ?… Dans ce cas… il faut vite… les empêcher…

La face hideuse de Gray Grinn s’agrandit, ses lèvres s’ouvrent d’un sourire qui, en augmentant la taille de la bouche, donne l’impression qu’il s’apprête à avaler Wen-Sen-Athon.

J’ai trouvé ! Elle veut détruire Urbad, en libérant des forces maléfiques. Elle veut que cette destruction passe par moi !

L’analyse des informations se traduit en cercles orangés sur les

joues de Ridiculusmus. Donc… pas un instant à perdre… Tu dois les détruire…pour

les empêcher… Hélas ! Tu sais bien qu’ils ont été jugés. Ils ne m’appartien-

nent plus… Tu as quand même… encore le droit … de les convaincre ...

Non ? Un animal bourru surgit des pensées enchevêtrées du fils du

soleil, le bouscule et s’échappe sans qu’il ait bien vu à quoi il ressemblait. Encore faudrait-il que je trouve les bons arguments !

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L’émanation grise est comme un témoin gênant qui s’incruste. Concentrée au-dessus du Palais, elle réussit à se condenser en même temps dans le cerveau de Wen-Sen-Athon. Non plus grise mais rouge. Rouge écarlate. Non plus concentrée ni condensée mais boursouflée. Boursouflée et tendue. Tendue de partout. Tendue au point d’éclater. Ou plutôt de se déchirer. De se déchirer sous l’effet de la griffe du Vukarnacht. Le Vukarnacht, les crocs dehors, le nez de lion froncé, les yeux de fauve presque invisibles, le front, les joues striés de rides verticales. Le Vukarnacht qui n’a pas besoin du lambi pour parler. « Tu cherches encore à frauder ? Attention ! Je vais en avertir Abzeroe. Il sera bien obligé de constater que tu n’es qu’un mioche ! Comme tes yorums. Mais tu vas te calmer ?! J’y compte bien… C’est nôtre intérêt à tous de respecter la loi, n’est-ce pas ?... » Paupières fermées, Wen-Sen-Athon attend que le Vukarnacht daigne s’effacer. Un dernier rugissement, un dernier grognement arrachent dans sa poitrine tout un réseau de calme, entre la gorge et le cœur, déclenchant une série de battements. Sa respiration est contrainte de s’accélérer. Comment lui donner tort ? Je dois être assez fort pour m’imposer loyalement. C’est impossible si je ne suis pas dans mon droit. C’est bien joli de… Une bourrasque soudaine, partie de ses poignets, de ses chevilles remonte son corps, souffle, propulsant dans sa pensée le Roi Inconnu. Visière abaissée, épée en avant il chasse au loin le Vukarnacht. « Vas-tu continuer à te laisser marcher sur les pieds ? » Non ! Je ne peux pas toujours me laisser faire ! C’est Elle qui a commencé. En devenant Antigula, elle a faussé les lois. Elle a…

Les cercles orangés s’animent sur les joues de Ridiculusmus. - Tu dois faire vite… Je présume que bientôt… Horubal va…

avaler Shephu… Et Setti-Seti… absorber… Sarampal ?!... La main du Géant, pour aussi grande qu’elle soit, parait au fils du

soleil, plus énorme encore et le trajet qu’elle doit accomplir, de l’échafaud à la bouche, bien court. Vite ! Je dois faire vite. Bientôt, il sera trop tard. Mais si j’y vais, je ne pourrai plus revenir en arrière. Elle a dû prévoir ma réaction. Elle est déjà d’accord avec Abzeroe. C’est sa chouchoute ! Mais je me trompe peut-être après tout puisque ce n’est qu’une petite transgression. Oui, une toute petite, puisque je ne vais pas le tuer. Oui, je vais seulement lui parler. Il a été à moi après tout. Qui pourrait m’en vouloir ?

La foule a cessé quelques temps de hurler. Elle n’aperçoit pas

Shephu ni Sarampal. Elle suit des yeux la vitesse tranquille de la main qui ripe de l’échafaud et remonte vers les genoux d’Horubal.

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Wen-Sen-Athon n’a jamais rien ressenti de pareil. Une averse de détermination et de résolution coule sur sa tête. Cette pluie envahit ses orbites, ses oreilles, l’isolant des bruits extérieurs. Leur pression force l’entrée de son esprit qui, déstabilisé chancelle. Le jeune homme se laisse choir dans la main du Géant. C’est fait ! J’y suis. Ça y est, je ne peux plus reculer !

Le fils du soleil se laisse aller à la douceur qu’il ressent immédia-tement, à la décontraction, à la plénitude, à cette légèreté qui le fait flotter doucement, sans contrainte.

Un à un les sons reviennent. Poussés par le vent, ils s’infiltrent

entre les énormes doigts d’Horubal. Ils traversent Ridiculusmus en maraude près de l’index. Ils plongent dans la ligne de main où s’étreignent les deux yorums à la figure ridée, Shephu verdâtre et Sarampal à l’enveloppe feuille morte, tachetée de jaune. Ils rebondissent sur la paume. Ils frappent dans l’oreille de Wen-Sen-Athon.

« Grarrgh! Il méprise la loi. Il va attirer sur nous la colère des Géants ! »

Eveillée par l’exclamation, Fleur des Saisons voudrait apercevoir

la main d’Horubal. L’épaule du Roi Inconnu l’en empêche. Elle tente de se soulever mais les muscles de son ventre, par de multiples et rapides secousses la maintiennent à sa place. « On dirait qu’il essaie de se réveiller, le bâtard. Il lance sa dernière flèche. Tu ne trouves pas qu’il aurait dû se réveiller avant ? C’est sans doute l’effet de ta trahison. Elle a ralenti ses idées. Et puis la magie du futur n’est peut être pas aussi forte qu’on le croit ? »

Fleur des Saisons voit des visages de loups dans la foule. La jeune fille sent monter en elle une odeur étrange. Sur ses bras, poussent des poils. Elle se flaire. Disparaissent les poils ! S’évanouissent les têtes de loups ! Mais l’odeur est toujours là. C’est vrai je l’ai trahi mais ce n’est pas moi ! La trahison colle comme un remugle sauvage. Sous les aisselles, sur les bras, elle sent le loup ! Sans savoir pourquoi, elle ne peut s’empêcher de lécher cette odeur mêlée à la sueur. Le goût âcre est maintenant sur sa langue, au fond de son nez. Je ne voulais pas, c’est Gray Grinn qui…

« - Tu essaies de lui parler, hein ? Je te l’interdis, tu ruinerais mes plans. De toutes façons, ma beauté, il est trop loin, il ne peut pas t’entendre. »

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Hors d’atteinte des jets de châtaignes et des « Subis sus du mental ! », près de son yorum, le jeune homme se sent un peu plus proche de l’existence véritable. Comme si un couvercle avait été retiré au-dessus de sa tête. Non ! Je ne me laisserai pas marcher sur les pieds. D’ailleurs personne ne devrait se laisser faire. Et moi, dès que je le peux, je libère ces pauvres gens de leur folie. Avant, juste un petit effort.

- Ne va pas rejoindre Horubal, je t’en conjure ! Le menton fripé, verdâtre de Shephu est dressé. Son regard

passe au-delà de Wen-Sen-Athon. Dans ses bras, Sarampal est abandon-né, comme une dépouille.

La jalousie t’égare. Je suis l’élu. Beaucoup voudraient être à ma place.

Le fils du soleil fronce le sourcil. Tu veux vraiment partager le sort de criminels ? Je vais simplement dans un lieu de paix. Là-haut, les criminels

n’existent pas. L’odeur enveloppe entièrement Fleur des Saisons, elle s’est

liquéfiée dans son cou, s’est plaquée sur son dos, ses reins. Elle ruisselle sur sa poitrine, son ventre. La chasser… - Comment ? S’en débarrasser… - Comment ?

Des coups de dard, délicieusement cruels, la poussent hors de ses préoccupations. « Tu vas voir comment procède Horubal. J’ai moi-même réglé le protocole, depuis le début jusqu’au moment où Shephu est avalé. Il y a d’abord la présentation au public. C’est un instant très délicat parce que ces écervelés que tu vois sur la place – Au fait, ont-ils toujours leur tête de loup ?... »

Ridiculusmus a pris du recul pour voir le Géant, la bouche

béante, promener sa main ouverte sur le forum, comme s’il s’exerçait à semer, d’un mouvement très lent, quelques graines de sa paume.

« Ces écervelés, disais-je, jouissent, s’enivrent de ce qu’ils appellent le

« Subis sus du mental ». Ce sont des mots stupides, je te l’accorde. Si je les ai mis dans leur bouche, c’est pour leur permettre de traduire ce qu’ils espèrent : que quelqu’un, sous leurs yeux, perde la raison. Mais ce qui arrivera à la fin, pour eux-mêmes, pour Urbad, cela naturellement, ils n’en savent rien ! »

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Wen-Sen-Athon essaie de pénétrer le regard buté de Shephu. Tu te fais des idées fausses. On t’a intoxiqué. Cela ne te regarde pas ! En te prêtant à ce jeu, tu fais de moi un ennemi d’Urbad. Est-ce ma faute si on te regarde comme un traître ? Horubal va te considérer ainsi. Je ne cherche rien d’autre que mon indépendance. Les Raisons des bandits que tu vas côtoyer vont s’en prendre

à toi, car tu n’es pas de leur monde. S’il faut être traité en ennemi de la ruche pour atteindre le

miel, alors, je le veux bien. Tu n’es pas seul en cause !

Les petits yeux de Shephu caressent le visage tavelé de Sarampal. La bouche minuscule sourit.

Le miel est si bon ! La ruche tournera autour de moi sans me faire de mal, comme dans un rêve…

N’oublie pas que tu es un yorum ! Un yorum libre, délivré de toute appartenance, de toute

tyrannie. Le seul yorum heureux ! Heureux ? Là où tu vas, tu n’auras plus ton Sarampal. Shephu pointe le doigt sur Wen-Sen-Athon. Toi qui cherches à empêcher mon bonheur, j’aimerais qu’on

te détruise ! La population des Barbes en Pointe qui grouille sur le forum, se

nourrit de ses imprécations habituelles. Le fumet de sa haine gratuite mouille ses narines, laissant dans son palais un arrière-goût d’orage qu’elle vient, comme dans un rituel grotesque, exciter en suçant les barreaux des cages où ricanent les fripouilles, ses ennemis. Son regard ne se détache jamais de la main gigantesque qui maintenant voisine la taille d’Horubal.

Wen-Sen-Athon se dégage pour réfléchir et tenter d’apercevoir

tout en bas Fleur des Saisons. Il a besoin de la voir. Mais il en est empêché par le dais bicolore de la tribune. Le jeune homme a l’impression d’être lui-même parcouru par les ghnôdes. Moi aussi j’ai envie d’être libre. Shephu ressent comme moi et je me demande ce que je pourrais lui dire de plus ? Tous ses arguments sont les miens Il ne pense qu’à lui, c’est vrai. Mais moi, est-ce que je suis différent ?

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Sarampal soupire en souriant dans son sommeil. Leur odeur au goût sans saveur s’inscrit en Wen-Sen-Athon comme un signal, une marque. Il tente une nouvelle approche.

Tu ne trouves pas très dur, d’être séparé de ton wardoum ? C’est triste. C’est la loi ! Dans la Certitude d’Horubal, il n’y a

pas de wardoums. Tout est ameloum. Tout est égalité, c’est ce qui me rend libre et heureux.

Le regard creux et tendu d’Horubal tombe sur les yorums. Wen-

Sen-Athon n’y décèle ni convoitise, ni haine. Une simple formalité. Formalité… Le mot circule comme une grosse boule, culbutant les idées en équilibre précaire du fils du soleil. Je vais perdre mes yorums .Il faut que j’aille plus loin. Je sais…

Ridiculusmus lance des «Tût ! Tût !» bizarres. - Setti-Seti vient d’émettre… un faisceau… de micro-ondes… Wen-Sen-Athon, tout en enregistrant mentalement, ne quitte pas

des yeux le parcours de la grosse boule. Le Paronthèque ! Ses paroles n’étaient pas aussi dénuées de sens… Il y a bien en moi un inconnu. Je dois le rechercher, le découvrir. Evidemment, si je ne le trouve pas, cela ne regarde que moi !

Les « Tût ! Tût ! » s’interrompent. - Les ghnôdes… ne s’attaquent pas… à tes yorums… Par

contre… ils sont de plus en plus… nombreux… Wen-Sen-Athon n’est pas décidé à se laisser distraire par les

observations du robot virtuel qui poursuit ses investigations en zigza-guant sous le nez de Shephu.

De chaque individu… glisse la copie de son torse… puis celle des pattes… de la tête… Les deux parties… se détachent l’une de l’autre…

La main d’Horubal, arrivée près de la gorge, fait une pause. - J’observe… une grande tension… chez ton yorum… Les pensées de Wen-Sen-Athon sont tellement bousculées

qu’elles se renversent sur lui. Elles sont en un tel nombre qu’elles le paralysent. Je ne peux pas le tuer ! Je ne peux pas ! On m’en empêche ! Mais je dois agir ! Oui, je dois…

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Antigula est comme chez elle dans le corps de Fleur des Saisons, ce qui rend espiègle sa voix vulgaire.

« - Il y a une grande différence entre le bâtard et son yorum. Shephu, lui au moins, sait se décider. Il a choisi Horubal. » La maîtresse de l’Harmonie réplique malgré sa souffrance.

« - Parce que tu n’es pour rien dans cette situation ? - L’absence de choix est une faiblesse ! - Choisir peut aussi être une faiblesse. - Surtout si l’on se décide trop tard ! - Moi, je crois qu’il y a un avant, un pendant et un après ». Un brusque

coup de dard rappelle à Fleur des Saisons qu’elle n’est plus chez elle. « - Il n’y a pas d’après, il y a MOI ! Et moi, je sais que la main d’Horubal avance, avance. Ton amoureux ne peut toujours pas choisir. Il ne peut pas, il ne peut pas ! »

A travers le fatras des idées qui s’est écroulé sur sa figure, Wen-

Sen-Athon parvient à dégager sa bouche. Que sais-tu vraiment de la Certitude d’Horubal ? J’y serai tranquille. Légalement tranquille, enfin protégé de

ton insistance médiocre. Pour toi, la Certitude, c’est être tranquille ? Je pourrai rêver sans qu’on me dérange pour des soi-disant

obligations qui m’embêtent. Sans entendre ta voix qui m’énerve ! Tu penses que cela durera toujours ? Je me laisserai aller. Je flotterai. Je me sentirai bien. Les bruits

cesseront de me harceler. En scrutant attentivement, Wen-Sen-Athon repère que les yeux

de son yorums laissent filtrer la couleur de la nuit et de ses recoins sombres. Il y perçoit aussi le vide d’Abzeroe. Me serais-je mis grand-père à dos, en transgressant les lois d’Urbad ?

La Certitude c’est la vie et l’absence de vie. Moi, c’est la Vie qui m’intéresse. Elle m’est destinée. Dans ce cas, sache que toute Raison reliée à Horubal n’existe

que par la Certitude. Normal. Je n’aurai plus d’autres besoins. As-tu une idée de ce qui t’arrivera si tu dois la quitter un

jour ? Je n’en suis pas là. Je n’en serai jamais là. L’Absence de vie veut dire que toute Raison détachée

d’Horubal n’existe plus.

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N’essaie pas de m’empêcher de savourer par avance mon bien-être.

Tu peux me croire ! Te croire ? Toi qui piétine les lois ! Je ne vois pas comment je

pourrais te faire confiance !

Le souffle haletant est dans l’oreille de Fleur des Saisons. Le

loup est sur son dos à l’imprégner sans cesse. Insinuer en elle cette sensation rebutante qui la pousse à vouloir vainement s’arracher la peau pour la jeter sur un tas d’ordures.

Ridiculusmus, flottant au-dessus de la main d’Horubal, s’est placé

entre le Géant et Setti-Seti. Horubal pivote plusieurs fois sur lui-même. Antigula glousse. « J’ai tenu à ce qu’on présente nos yorums aux quatre

horizons. Tu me comprends ? Les Forces Cachées y sont toujours sensibles. Et puis le moment où vont se dérouler de grandes choses est venu. Dès que Sarampal n’existera plus, Shephu n’aura plus beaucoup de chemin à faire avant qu’Horubal l’engloutisse. Ah ! Ah ! »

Un « Tût ! » s’échappe du robot virtuel. - Attention… les ondes… sont plus fortes… Dans la ligne de main, Sarampal se dresse, repoussant Shephu qui

tombe à la renverse. Pensant réconforter le yorum de la Raison, Ridiculusmus tournoie au-dessus de lui.

- Ça va… aller ? Shephu l’ignore complètement. Dérouté, le robot virtuel se

contente d’enregistrer et de numériser les exhalaisons qui émanent de Setti-Seti. Il étudie l’effet produit sur Sarampal. Du prolongement du sourire, dès la commissure, se développent des ramifications qui se dispersent sur la face chiffonnée et poupine du yorum puis sur le corps. Entièrement lézardé, il se brise comme une poterie chutant au sol. Ses fragments sont attirés par la Géante. Ils se plaquent en petites taches couleur feuille-morte, contre le miroir où ils se dissolvent.

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Le bec de Setti-Seti se referme et la tête dédaigneuse de vautour s’aligne à nouveau sur les cimes lointaines. Ridiculusmus constate que la main d’Horubal reprend son trajet et s’approche du menton.

Dans quelques instants… ce sera fini… Le fils du soleil, submergé par un flot amer qui emporte sa fierté

pour la noyer loin de lui, se jette à genoux. - Je t’en supplie. Je te laisserai vivre comme tu le veux. Shephu, les yeux embués, regarde vers Setti-Seti.

C’est trop tard. Tu m’as fait trop de mal. Tu n’es qu’une machine. Si tu étais le vrai Wen-Sen-Athon, tu respecterais les lois.

Sans même lever la tête, le fils du soleil voit s’approcher les lèvres du Géant. Derrière les crocs impressionnants, la bouche béante, renvoie l’écho du tumulte de la foule. Le jeune homme sent ses flancs étirés, pincés de l’intérieur, sa poitrine lacérée. Sa gorge transpercée laisse filtrer un son moribond.

N’oublie pas que tu es mortel ! Tu as voulu me tuer, tu n’y es pas arrivé ! Je pourrais recommencer ! Essaie !

Les circuits de perplexité s’activent sur les joues de Ridiculusmus.

Je croyais… que tes yorums… avaient le privilège… de détecter ma présence ?...

C’est juste. J’ai l’impression… que Shephu… ne me voit pas… Tu es

sûr… que c’est bien ton yorum ?... Venant des confins de la galaxie, s’échappant du secret de Nuit

des Ages, s’arrachant au giron des Forces Cachées, l’image d’une araignée noire remonte tranquillement le dos de Wen-Sen-Athon. Lentement, étape par étape, elle atteint le cerveau.

- S’il n’est pas mon yorum, qui serait-il vraiment?

Shephu se retourne pour envoyer un dernier rire de défi à Wen-Sen-Athon. Wen-Sen-Athon a tenté sans succès de persuader ses yorums de le rejoindre. Gray Grinn, dans le ventre de Fleur des Saisons, sous la forme d’Antigula constate que ses plans se déroulent à merveille.

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CHAPITRE 22

LA CERTITUDE D’HORUBAL

En suspension dans la pénombre, Wen-Sen-Athon observe le mouve-ment autour de lui. La lumière de Gray Grinn lui arrive de l’extérieur par le rectangle des lèvres, barré par les crocs du Géant. Le rectangle bouge avec les mouvements de la tête. Il balaie le forum, l’échafaud, la tribune, la caserne. Il accélère entre les toits enneigés et le ciel. Il retombe finalement et se stabilise sur les pics éloignés.

A contre-jour, Shephu est immobile. Sur le pas de la bouche, il est figé derrière une haie rappelant des joncs serrés, qui le sépare d’un trou en à-pic. Le yorum scrute l’endroit tapissé d’une sorte de drapé, au centre duquel flotte le fils du soleil. A la lueur de l’hologramme, le drapé reflète des tons bleu nuit. La perception de l’inconnu, mêlée à une sensation de mystère renvoie Wen-Sen-Athon à une impression déjà ressentie, celle d’un piège disposé pour lui. L’appât… la matière visqueuse et collante.

- Eh bien ? Que se passe-t-il ? La voix produit un écho. Shephu pose les mains sur ses oreilles. Vas-tu partir ? Me laisser tranquille ? Je ne veux plus entendre ta

voix ! Le son émis par le yorum lance, lui aussi un écho. Cet écho vibre

en Wen-Sen-Athon. Lorsqu’il s’évanouit, le jeune homme prend cons-cience que cet écho lui échappe, entraînant le doute qu’il a de lui-même, l’étirant comme un élastique et le lâchant brusquement afin qu’il revienne en cinglant. « Crois-moi, tu ne peux rien retenir. Ni moi, ni Shephu. Mais Shephu a quelque chose de plus, il t’impose sa volonté ».

L’odeur de loup a fermement enrobé la confiance de Fleur des Saisons. Cependant par un manque de vigilance inattendu, l’effluence bestiale laisse s’échapper un morceau d’espoir. Il faut que je me justifie ! Il va comprendre ! Il comprendra ! Malheureusement, Antigula a tout de suite repéré la fuite qu’elle colmate brutalement. « Laisse-le donc aller vers les chausse-trappes que je lui ai tendues. Tu sais que j’agis pour le bien de tous. Ne vas pas tout flanquer par terre. Bientôt mes ghnôdes vont passer à l’attaque. Pas de

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blague. Hein ? Si le soleil n’était pas si bête, tu ne souffrirais pas tant. Tout ira mieux quand je régnerai partout, avec les pouvoirs du Sélédunk… et du Temps. Enfin, viendra un monde juste !

Ridiculusmus a soigneusement étudié l’environnement de

Shephu. Le robot virtuel éclate de jets colorés. Il travaille. Il analyse. Ton yorum est paralysé… par un phénomène électromagnéti-

que… Il semble qu’il doive subir… une inspection… Horubal a raison de se méfier ! Si les ghnôdes l’envahissent, c’est

la catastrophe ! Les inspecteurs sont des bâtonnets… composés de deux

parties… un segment gonflé d’un noyau… Et un chapeau conique … contenant des photo-pigments…

Ils sont certainement chargés de détecter les intrus. Je ne peux dire comment… opère le transducteur… s’il y en a

un… Mais on peut présumer… que quelqu’un… – peut-être… Horubal ... ? – Voit Shephu… et tout… ce qui le concerne….

Wen-Sen-Athon écarquille les yeux, regarde sa main longue et fine, se penche sur son corps vaporeux, écarquille encore les yeux pour rendre concret ce qui l’entoure : le drapé, son yorum à contre-jour, le robot virtuel qui scintille. En forçant sur ses orbites, il a presque la sensation d’exister. Moi aussi j’aurais dû voir en moi ! Je me suis laissé manipuler par Gray Grinn. Ah oui, on peut dire que je lui ai offert mes yorums ! Tout se passe comme si j’attendais qu’on me pousse pour avancer. J’ai toujours besoin de quelqu’un, sinon je tombe en panne !

Il longe le drapé bleu nuit et descend vers Shephu afin de scruter les bâtonnets. Ici au moins, grâce à Horubal, chaque élément sait ce qu’il doit faire. Il sait qui il est. Il a trouvé sa place. Le jeune homme gonfle ses poumons de cette impression. Mais aussitôt elle s’amenuise. Moi, je m’invente toujours des mondes où je me crois bien mais qui disparaissent…

Sous son nez, le travail des bâtonnets réussit à lui en imposer. - Ils ont repéré les ghnôdes ! Ridiculusmus est plus précis.

Et leur reproduction intensive… Regarde, les petits hommes lions… sont si nombreux… qu’ils forment sur Shephu… comme une chevelure…

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Jusqu’ici ils ne sautent pas. Cela ne va certainement pas durer ! Ils peuvent le faire d’un moment à l’autre.

Qu’est-ce ce qui les en empêche ?... Peut-être un système de défense... invisible ?... Qu’en penses-tu ?...

Wen-Sen-Athon, jette un coup d’œil à l’entour mais il ne repère rien, ni dans le drapé, ni aux abords des lèvres.

Je ne le crois pas. S’il y a ici des bâtonnets de défense, il y a forcément leur complément quelque part ? Enfin, je le suppose ! Je vais aller voir.

Il plonge dans le noir du trou en à-pic. Peu à peu, une lueur

éclaire ce qui ressemble à un puits large et vaste. Tout en bas, assez loin, il entrevoit un mouvement de marée. Il continue à descendre. Se dessine alors, éclairée d’une lumière claire un océan en réduction. Il s’approche pour observer de plus près. La mer est circulaire. D’un bleu turquoise, elle est agitée d’une houle quadrillée de crêtes moussues. Elle est cernée d’un récif broussailleux rougeâtre. Il tend l’oreille pour saisir le frappe-ment du ressac. Mais il ne perçoit qu’un souffle. Il inspire pour capter l’odeur marine. Mais il ne sent rien. La surface est agitée d’une manière uniforme, presque calme. A peine s’en détache le fumet d’un souvenir qui s’élève en tournoyant. « Quand tu te regardais dans l’eau de la fontaine magique, tu ne maîtrisais rien. Tu t’interrogeais sur toi-même et tu ne pouvais répondre à tes propres questions ». Je n’ai pas beaucoup progressé depuis… Shephu ! C’était avant que Sarampal se dédouble de lui. Se dédouble, comme les ghnôdes ! En bas, la surface turquoise, impénétrable semble le narguer. Le mystère des profondeurs…Il se force à écarquiller les yeux. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que je vois ? La Certitude ?

N’ayant repéré aucune structure de défense, il rejoint le robot

virtuel. Les ghnôdes recouvrent Shephu. Ils grouillent sur la tête, le dos, les jambes et même les pieds du yorum, donnant l’impression d’une troupe qui se rassemble avant de se lancer à l’assaut. Sur les joues de Ridiculusmus, des disques orangés tournent sur eux-mêmes.

Tout ceci donne raison… à ta théorie selon laquelle… Gray Grinn veut rendre fou… le Géant… afin qu’il détruise… Urbad…

Nous avons deviné ce qu’elle veut faire, il faut maintenant l’en empêcher !

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Le relent de loup qui imprègne Fleur des Saisons empêche que revienne le parfum qui s’évaporait de Wen-Sen-Athon, de son corps, de la racine de ses cheveux et qui le rendait si présent. La pestilence sauvage reste implacable, imposant sa force vigoureuse. La jeune fille se mobilise pour la repousser. Non ! Je ne veux pas être la complice de Gray Grinn ! Dans son esprit, des images naissent, s’effacent. Elle guette en elle. Elle cherche. Elle essaie de redécouvrir la fissure, de retrouver l’interstice par où pourrait revenir la musique, et filtrer l’Harmonie.

Wen-Sen-Athon et Ridiculusmus sont frôlés par une vague de

fleurs impalpables, surgies des plis du drapé. Corolles renflées, identiques les unes aux autres, en lignes serrées, elles foncent vers les ghnôdes. Le fils du soleil soupire plus qu’il ne crie.

Voici enfin le vrai système de défense ! Le robot virtuel ne les quitte pas des yeux.

Leurs pétales flammiformes… projettent une toxine… qui interrompt… la reproduction des ghnôdes…

Il faut espérer qu’elles vont les détruire maintenant ! L’esprit de Fleur des Saisons ne trouve pas la fissure. Sa pensée

s’entortille autour de sa volonté, forme une tête de bélier, s’élance contre l’enveloppe qui l’emprisonne, rebondit, retombe. La jeune fille serre les dents. Je veux lui parler ! Je veux te parler ! On s’entend si bien ! Elle contracte les poings. Mais Antigula est vigilante. « Ah mais j’en ai ras le bol ! Tu recommences ? Calme-toi ! Mes ghnôdes attendent le bon moment pour aller dévorer la Certitude. Oui, le bon moment. Le cou de Wen-Sen-Athon va bientôt se prendre dans mon collet. Pauvre petit lapin ! »

Fleur des Saisons frissonne. Ses épaules trépident. Une onde douloureuse la transperce. Sans comprendre ce qui lui arrive, la maîtresse de l’Harmonie dont la raison se bloque, bouscule le Roi Inconnu, bondit de la tribune, saute dans la foule, les yeux exorbités. « Révoltez-vous ! Révoltez-vous ! ».

A la grande déception de Ridiculusmus, l’action des curieuses

fleurs atteint ses limites. - La reproduction des ghnôdes… a repris…

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Avant que Wen-Sen-Athon ait répliqué, le robot virtuel poursuit. Il semble que l’action des toxines… était un temporisateur…

destiné à mettre en place… la véritable parade… Qu’est-ce que c’est ? Un mur… ou plutôt une cage… dressée autour de Shephu…

l’isolant de tout contact… Je ne vois qu’une sorte de gondolement. Une cage ? Tu es sûr ?

- Elle est faite d’un arrangement moléculaire… particulier…

entre la forme solide… et la forme liquide… Le robot virtuel promène sa main tout au long du dos de Shephu. - Des cristaux liquides… smectiques… Ils ont des propriétés

ferroélectriques… qui leur permettent de défier… n’importe quel champ magnétique…

- Le tout est de savoir s’ils sont imperméables aux ghnôdes ! - Le système a l’air… très efficace… - Maintenant qu’ils sont emprisonnés, il faudrait songer à les

détruire ! - A mon avis…le mieux serait de demander… à Mérith…. N’est-

ce pas ?... - Si le Sélédunk voulait bien nous aider, nous pourrions même

repousser Shephu à l’extérieur ? Dans la cabine de sport exiguë, le nez plein des effluves de

camphre et de transpiration, Gaston sprinte sur un mini vélo à roue fixe. Adossé à un espalier, Mérith, essoufflé par une série rapide d’extenseurs s’arrête pour s’éponger le front.

Qui pourra jamais croire cette histoire de Vukarnacht, nacht ? « Pourra » a été dit tout doucement. Léger comme une plume, il

s’est insinué dans le cerveau de Gaston. Puis il en est reparti pour continuer sans lui, en direction de la terre. C’est bien cela, il envisage de redescendre, donc de me laisser choir !

Le double de Mérith ralentit sa cadence de pédalage. Détrompe-toi, gros balourd, l’homme lion a bien existé. Qu’est-ce que tu vas encore inventer ? Vers l’an 2000, on en a découvert une statuette dans la grotte

de Hohle Fels, près d’Ulm en Allemagne. Quelqu’un a identifié le Vukarnacht, nacht ?

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Les chercheurs s’en sont tenus à attribuer l’objet à l’art ; les plus audacieux à un rite. Nous comprenons tous les deux qu’ils avaient tort.

En tant que scientifique, je les comprends, prends. Les jambes de Gaston stoppent leur mouvement. Le poète saisit

une serviette, tout en regardant les étoiles par le hublot. - Naturellement, aucun d’entre eux n’a eu le génie d’y sentir la

représentation de la réalité. - La réa-li-té, té ? - Disons, une réalité merveilleuse. - Elle est bonne, celle là ! Peux-tu me dire où cette histoire

« merveilleuse » va nous conduire ? Le regard de Gaston n’est toujours pas revenu de sa promenade

dans les galaxies. Quelques déhanchements sur son cycle montrent qu’il invite son corps tout entier à le rejoindre.

Il y a quelqu’un à reconstruire, quelqu’un qui dépend de nous. Quelqu’un qui est source de danger pour le Quanti, ti. Tu t’es engagé ! Pas plus que cela. Cesse de tourner, de virer, de revenir sans arrêt sur toi-même.

Nous sommes dans cette histoire jusqu’au cou ! Eh ! Pardi ! Et même depuis l’origine du monde. Allons, bon ! La Symphonie du Temps Nouveau, qui l’a inventée ? Mon p…, euh !... Notre père. Et après, près ? Tu as entendu Fleur des Saisons ? « Cette musique est la voix

de ma mère ». Mérith se lance rageusement dans une nouvelle série d’extenseurs.

- Oui ! Eh bien, s’il n’y avait pas Ridiculusmus… Le regard de Gaston réintègre la cabine pour frapper le savant au

visage. Ah ! Malheureux ! Tu avoues ! Je sais que tu cherches l’occasion de

manquer à ta parole ! Ce n’est ab-so-lu-ment pas mon intention. Non ? Tu es un égoïste qui ne voit pas plus loin que le bout

de son nez. L’image fugitive du vaisseau du professeur Punkette explosant parmi les étoiles, le fait répondre un peu vivement.

Je suis obligé d’assurer la sécurité du navire. Tu peux comprendre cela ?

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Après un sprint déchaîné pour permettre à son corps de rentrer de promenade, Gaston s’écroule, le front sur le guidon.

Pour moi, la loyauté passe avant tout ! L’arrivée d’un message traduit par le Quanti met fin à la querelle.

Mérith actionne son micro de gorge. - Je t’écoute Ridiculusmus. Mérith ne se sert pas souvent du laboratoire de nanotechnologie

situé dans les combles de la « bosse » du Quanti. A tel point que le savant est obligé de sortir les appareils des emballages.

Je réfléchis à provoquer une défense immunitaire. Les bâtonnets et les fleurs bizarres ressemblent à un type d’agents ad hoc.

Debout sur une chaise, Mérith, sur la pointe des pieds, gêné aux épaules par sa blouse, tente d’attraper un carton sur une étagère.

- Le carbone, sous forme de nano tubes, infiniment ténus, pourrait provoquer une réaction propice à l’expulsion des ghnôdes.

Tu penses à ce que tu dis ? Je réfléchis à haute voix, c’est tout ! Et comme tu es moi, cela

ne sort pas de nous deux. Heureusement ! Oh ! Je t’en prie ! As-tu une autre hypothèse ? La mélasse verte. Quoi ? La mélasse verte ? Un nuage de nano machines. Chaque machine est

intelligente. Mérith réussit à tirer le paquet cartonné. Il le fait chuter dans ses

bras. Je les numérise et les expédie à Ridiculusmus. Une fois là-bas, que font-elles ?

Mérith saute de la chaise. Plasma. Elévation de température. Champ électrique.

Décharge. Boum ! Plus de ghnôdes ! Ce n’est pas dangereux pour Shephu ? Il a l’air d’un micro-organisme ? Bon ! Eh bien essaie. Envoie-les tes nano robots.

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Mérith qui a mis en œuvre le microscope à effet tunnel travaille sous l’œil critique de Gaston.

Tu ne vas pas tout polluer avec tes particules ? Mais non ! Elles s’autodétruiront. Tu en es sûr ? Tu as l’air de douter ? C’est que je viens de penser à une autre méthode. Encore ! Je vise la plus efficace. Qu’est-ce que c’est ? Tous ces organismes minuscules sont tassés dans leur cage

smectique comme dans un bocal. Drôle de bocal. Un bocal fictif que je vais agiter. Dans quel but ? Traiter les ghnôdes comme des grains de sable. Le frottement

de chaque individu élève la température de l’autre. Ils vont fondre ? Après tout, si cela marche, vas-y ! Non ! J’hésite. Et allons donc ! On n’en sortira jamais ! Sais-tu que l’eau est quantique ? Et alors ? Comme ils sont en glace, cela ne te parait pas évident ? Je ne te suis pas. Mais oui ! Que je suis bête ! Une cage smectique… Il a raison

Horubal ! Je n’y comprends rien. Accouche, je t’en prie ! Les ghnôdes sont en glace… On le sait ! Après ? Tu connais les trois états de la matière ? J’ai l’air plus idiot qu’un enfant de six ans ? Non, non… Solide, liquide, gazeux… Ça fait quoi, tout çà ? Je plonge les ghnôdes de glace dans le quatrième état. L’état amorphe ? Dans cet état, l’eau est liquide mais immobile comme un

solide. La manip de molécules paralyse les micro-organismes. Tu es sûr de toi ? Je n’ai au fond que l’embarras du choix : les congeler vers –

196 ou les échauffer ? Moi je les préfère fondus. Après tu les vaporises et nous

sommes tranquilles.

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Je l’espère. A moins qu’ils renferment un gaz mortel qui s’échappe

quand… Rassure-toi, rien de ce genre. Les analyses sont formelles : de

l’oxygène. Attention ! Elle est capable de tout ! Que veux-tu qu’il arrive, rive ? Naturellement ! Tu ne voudras jamais admettre que cette

Gray Grinn peut être plus forte que toi ! Arrête ton délire. C’est toi qui n’es pas réaliste. Dis-moi donc ce que tu proposes ? La poésie ? Je suis sûr que

tu vas me ressortir la poésie ! Gaston croise les bras et les tient serrés sur sa poitrine. Va ! Va ! Va ! Fais comme tu en as envie. J’espère simplement

que tout se passera bien. Mais oui, tout se passera bien, bien. Tu ne pourras pas dire que je ne t’avais pas prévenu.

Ridiculusmus constate l’efficacité du procédé.

Docteur Mérith… les organismes fondent… Ils libèrent de l’oxygène pur…

Tout va bien ? Atmosphère humide… asséchée à 60% C’est très bien. Cela commence… à m’inquiéter… Il n’y a pas de raison, son ? L’assèchement s’accélère… Il est très rapide… 75%... 85%... Qu’est-ce qui ne va pas ? Des particules de magnésium… 100%... D’où sortent-elles ?

La réponse du robot virtuel est pulvérisée par le bruit d’une

explosion.

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Le regard du Roi Inconnu est collé à la clarté du manteau de Fleur des Saisons. Le vêtement louvoie dans la foule. Le yorum du courage fuse de la tribune. Atterrissant sur le forum, il bouscule quelques Barbes en pointe qui, surpris, lui rendent ses coups de coude. Son œil se détourne, attiré par les flammes qui sortent de la bouche d’Horubal. Il comprend que Shephu vient d’être éjecté au moment où il le voit atterrir sur le dais de la tribune qui se déchire et s’écroule avec fracas. Fleur des Saisons a disparu quelque part vers l’échafaud. Wen-Sen-Athon et Ridiculusmus sont invisibles. Le géant de fer réfléchit. Les toiles de la tribune, secouées par le vent, sont à la merci de la foule qui se précipite. Sous l’enchevêtrement de tissu et de bois, Shephu remue. Le Roi Inconnu remonte rapidement. De menus appels sourdent de l’effondre-ment. Ils coïncident avec un grand cri, provenant du Forum. Le géant à l’armure tourne la tête. Sur la grande place, c’est un raz-de-marée. Les gens ont vu les flammes. Ils ont repéré Shéphu, la trajectoire du yorum de la Raison sans rien dire. Mais maintenant, Horubal se dandine d’un pied sur l’autre. Ceux qui jugent ne pas avoir le temps de s’échapper se jettent à genoux, en dépit du vent qui les agresse. Le nez contre le sol, les fesses en l’air, ils se prosternent.

Une main enfermant le poignet de Shephu, le Roi Inconnu, sur la pointe des pieds, tente de repérer la maîtresse de l’Harmonie. Du haut de l’échafaud, de l’autre côté de la place, Mithridate, chapeau à visière enfoncé, les bras croisés lance des invectives.

Faisant claquer son bec de vautour, Setti-Seti entreprend une danse semblable à celle d’Horubal. Après s’être dandinée, elle s’accroupit, jambes serrées. Elle décolle un pan de l’escalier monumental et le projette sur son compagnon. Les prosternations s’enrichissent de pleurs, de sanglots, de lamentations. Mithridate ajoute à la panique par des vociférations et des propos amplifiés par le vent. « Grarrgh ! Wen-Sen-Athon a provoqué la colère des dieux ! Nous allons mourir ! ». De loin, le Roi Inconnu constate que les vociférations de Mithridate n’incitent pas les ennemis d’Urbad à sortir de leurs cages.

Le pan d’escalier retombe non loin de l’échafaud, accompagné d’une guirlande de poussière que le vent envoie dans les yeux du capitaine. « Grarrgh ! Honte à toi, Fils du so… ! » Les imprécations du militaire de glace sont interrompues par une déflagration. Sous ses yeux, le porteur de lambi s’envole en charpie. Une seconde détonation projette jusqu’au Roi Inconnu une partie des entrailles de Mithridate et son chapeau à visière, roulé par le vent. Explosion qui arrache une plainte lugubre à la foule.

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Fleur des Saisons a couru, couru. Elle a zigzagué parmi les groupes que ses appels « Révoltez-vous ! Révoltez-vous ! » laissent indifférents. Elle sent circuler dans ses veines un fluide dur, presque métallique qui la fait se sentir solide. Fuir ! Fuir ! Fuir ! Le souvenir du Vukarnacht, de sa langue rose qui la désirait repasse brièvement en elle. Je veux être moi. J’en ai la force ! L’odeur de loup s’évapore. Allant vers les gens, Fleur des Saisons pose ses mains sur les avant-bras, sur les épaules, elle frôle, elle touche les personnes, elle en a besoin. Je fais partie du monde des vivants ! Deux femmes dont la physionomie n’est pas tout à fait inconnue à sa conscience l’observent d’un œil fixe. L’une, le cou sortant d’un pull à franges, le visage dur lui lance à la face une châtaigne. Sa voisine, le cheveu coloré au henné, un anneau dans la narine l’imite. Autour d’elles, les hommes, les femmes, les enfants ramassent des châtaignes.

Fleur des Saisons ne se défend pas. Lorsque les fruits pleuvent, elle rabat simplement sa capuche. La voix vulgaire ne compatit pas à sa souffrance. « Jusque où cavalais-tu comme ça ? Tu croyais m’échapper ? Tu es folle ! Me faire faux bond au moment où mes ghnôdes sont en plein travail. Finalement, tu es aussi bête que ton bien aimé ! Ah oui ! Il est bête. Tant mieux pour moi. Il s’est pris dans mon collet sans le voir ! Il croyait tellement me rouler ! A mon avis, vous faîtes un trop grand cas de la magie du futur. Moi, je prouve qu’elle n’a rien de comparable à mes pouvoirs. »

Sous les grappes de châtaignes, Fleur des Saisons, enfermée dans son manteau de laine, se sent bousculée d’un coup de tête, en même temps qu’elle reconnaît une voix familière. « C’est craignos de chez ça craint, ici ! Accroche-toi à mon cou ! »

Très haut à l’aplomb d’Horubal, Wen-Sen-Athon guettait depuis

un long moment le retour de Ridiculusmus. Je n’ai rien compris ? Il y a une bonne… et une mauvaise nouvelle… La bonne, est

que Shephu a été expulsé… Tu pourras bientôt… le réintégrer… Le robot virtuel grimpe encore un peu. Wen-Sen-Athon

l’accompagne. La mauvaise nouvelle… est que le plan de Gray Grinn… a

marché… Les ghnôdes ont envahi Horubal… Comment cela ? L’explosion… les a libérés… de l’enveloppe smectique… Tu veux dire qu’elle s’est servie de Mérith et du Quanti pour

arriver à ses fins ?

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Je le crois… Si nous avions détruit les ghnôdes d’Horubal, nous aurions

pu anéantir ceux de Setti-Seti ! C’est trop tard… maintenant…

Du haut des airs, le regard de Wen-Sen-Athon traverse Horubal. En même temps, le jeune homme, rêvant à moitié, observe en lui-même un pauvre pantin que les mains de Gray Grinn agitent en tirant des ficelles. Les ficelles soulèvent les épaules. Hop ! Hop ! La poitrine hoquette. Un petit mouvement du doigt. Allez ! Comme Horubal, il met docilement un genou à terre. Allez ! Allez ! Que fait-il ? Il se prosterne ? Non ? Il ne se prosterne pas ? Qu’est-ce que c’est ? Ah ! Ah ! Excusez-moi, je n’avais pas compris. Il faut faire comme Horubal, il faut laisser les petits personnages fantomatiques qui viennent de sa Certitude, jaillir de sa bouche, de son nez, de ses oreilles… ? Oh mais là, stop ! On arrête ! Le pantin à ficelles ne possède aucune Certitude, lui ! Non, non ! On arrête et on regarde ces petits personnages fantomatiques qui sortent d’Horubal. Où vont-ils ces petits personnages ? – Ce sont des Raisons, n’est-ce pas ? - Où vont-ils ? Allez ! Tirez sur les ficelles qu’on les voie mieux. Où vont-ils ? Hein ? Vers les cages des ennemis d’Urbad ? Mais bien sûr ! Où avais-je la tête ?

Ridiculusmus s’est élevé encore plus haut. - Tu vois… ?... Non loin d’eux, l’émanation grise rétrécit, s’étiole et, comme une

longue écharpe, s’entortille dans le vent foufou. Elle file vers la route de Malbourg. La route est couverte d’un ruban de soldats. A leur tête, le Vukarnacht, crinière à l’air, tient son cheval noir d’une main ferme.

Puis l’émanation grise revient. Toujours portée par le vent foufou, elle fond sur Setti-Seti, l’enveloppe comme une fumée, circule autour d’elle en volutes turbulentes, comme si elle voulait encourager la compagne d’Horubal dans une folie destructrice. La Géante lance des pierres cubiques sur les maisons tout en vomissant des bribes d’images qui volètent, tentant de s’assembler maladroitement sans y parvenir.

Wen-Sen-Athon ne réussit pas à repérer quelque pièce de Sarampal. Malgré tout il ressent que les morceaux éclatés du yorum de l’Image sont plantés dans son cœur, entaillant ses poumons à chaque inspiration. Le fils du soleil ne pleure pas. Il est simplement gagné par une désolation comme si des larmes coulaient de son cerveau, par l’intérieur, jusque dans sa poitrine, en évitant la pomme d’Adam pour tenter de dissoudre les éclats et cicatriser la blessure. Il est mort, c’est certain. Mais ce n’est pas moi qui l’ai tué ! L’émanation s’est répandue sur le forum, les ennemis d’Urbad ont trouvé des gourdins de glace. Ils se précipitent

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sur la foule. Horubal soulève d’énormes blocs et, de son pas pesant attaque tout ce qui est encore debout. Chaque destruction provoque un choc sourd, au centre du jeune homme, dans son ventre, dans son cœur, dans son crâne comme si chaque impact le démolissait un peu. Je n’ai pas assez pensé aux gens d’Urbad. Pourtant le chonchien l’avait dit puisqu’il avait parlé d’Haroun le Féroce et de son magicien. D’autant que je m’étais douté qu’Elle avait réveillé des forces maléfiques. Je n’ai pas su voir qu’elle a tout truqué. Elle n’a rien respecté. Aucune loi !

Les destructions font monter des nuages de poussière qui se mélangent à la grisaille de l’émanation, condensée à distance du sol. Puis, ils traversent le fils du soleil, laissant dans sa gorge, une trace de leur fadeur. Cela intègre en lui l’idée qu’il aurait préféré l’odeur de la fumée qui enrobait Fleur des Saisons dans sa danse. Fleur des Saisons… Son regard « Tu crois me connaître ?... Tu es bien prétentieux, Fils du Soleil !... » Puisque je ne me connais pas moi-même, je me demande comment je pourrais mieux la comprendre ?

Il cherche la jeune fille du regard. Il entraperçoit le Roi Inconnu et Shephu…

La foule a coincé le chonchien qui, stoïque sous les coups de

pieds, s’est couché, le groin dans les pattes. Les yeux fermés, Fleur des Saisons a joint les mains sur le Sélédunk. «- J’ai compris Gray Grinn ! C’est parce que tu es en moi, qu’il ne réagit pas.

Eh oui, ma belle ! S’il s’attaquait à moi, il s’en prendrait obligatoirement à toi. Et cela, c’est au-dessus de ses compétences.

Dans ces conditions, j’aime mieux mourir. Comme cela il saura que tu l’as ravi par la force. Il ne te servira pas !

Doucement ! Doucement, ma belle ! Crois-tu vraiment que je vais te laisser mourir ? Remarque bien que ce serait peut-être mieux pour ton sauveur.

Fleur des Saisons est tirée d’elle-même par une voix pointue et autoritaire qui la fait sursauter.

Ologan ! Les jets de châtaignes ayant brusquement cessé, la jeune fille relève sa capuche. La foule recule en tentant de se protéger de personnages que la maîtresse de l’Harmonie distingue mal mais qui paraissent armés de gourdins de glace. Entre la bataille et elle, deux individus toisent le chonchien. Celui qui a parlé, un maigre de petite taille, à la barbe noire, en habit de brocart, le crâne couvert d’une coiffure tronconique de laine crème ornée d’un gland, continue son apostrophe.

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Pas la peine de te cacher, je connais tous tes tours ! Ze suis Achingaricut, le maire d’Urbad !

L’autre individu, un gros, en chiton, est couvert, lui aussi d’un chapeau tronconique mais décoré d’une mèche de soie. Sa voix est mielleuse.

Même moi, tu ne pourrais pas me tromper ! Le chonchien ne décolle pas le groin de ses pattes.

Z’en ai ma claque ! Un zour, ze me rebifferai ! Le petit maigre à la barbe noire étend les mains.

Haroun le Féroce est de retour ! Fleur des Saisons voit le chonchien rouler sur le dos. Ses pattes

semblent s’élancer vers le ciel mais ce n’est qu’une illusion puisque l’animal se transforme en buisson.

Le Roi Inconnu, - traînant Shephu les mains sur les oreilles,

survolé de Wen-Sen-Athon et de Ridiculusmus – arrive juste trop tard. Il n’a pas le loisir de tirer son épée que le petit maigre à barbe noire, le regard méchant, étend la main vers lui. Sans y penser, dans un geste de défense, le yorum de fer arrache une badine au buisson et en frappe le poignet du magicien. Le membre, coupé sèchement tombe à terre. Haroun le Féroce et son acolyte ne prennent pas le temps de revenir de leur surprise. Ils tournent les talons et se sauvent. Le Roi Inconnu regarde la badine dans sa main. Incrédule, il la montre à Wen-Sen-Athon.

- La cinglette ? Le fils du soleil hausse les épaules dans un geste

d’incompréhension. Regardant fuir les deux ennemis d’Urbad, Wen-Sen-Athon voit Horubal expédier d’un revers le toit du Palais, qui les écrase alors qu’ils allaient sortir du forum. Setti-Seti, de son côté effondre les murailles. Partout des ruines. De la terre noire sur la neige, des nuages de poussières, des fenêtres béantes ; ça et là quelques toitures encore en place. Partout, fouillant dans les décombres, l’air absent, des gens, assommés de temps en temps par un gourdin de glace.

Un coup de vent et l’émanation s’impose comme une grande

ombre. Dans le ventre de Wen-Sen-Athon, le prédateur sort des eaux glauques. Gueule ouverte, il guette les intentions du fils du soleil. Eclatées en petites velléités frétillantes, elles sont vite happées par le redoutable chasseur. J’aurais bien envie de récupérer Shephu mais le Sélédunk ne

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bouge pas. On dirait que ce n’est pas son problème ! Près du yorum de la Raison, Fleur des Saisons paraît dormir. Elle seule entend la voix. « - Qu’est-ce qu’il attend le bâtard ? Que son yorum grandisse ? Alors pourquoi faire attendre monsieur ? Surtout que maintenant commence la bataille dont il ne se relèvera pas ! »

L’émanation grise épaissit, se cristallise autour de la jeune fille. La maîtresse de l’Harmonie ouvre les yeux. Son regard plonge dans celui de Wen-Sen-Athon. Il sent que par ce regard, elle entre en lui. Il la voit en toute lucidité. Elle plonge les bras jusqu’aux coudes dans les eaux épaisses. Elle saisit le prédateur qui tente de lui échapper, de se réfugier dans sa tanière, tout au fond. Mais, sans brusquerie, de ses mains fermes et assurées, elle s’en empare malgré sa résistance. Elle l’arrache et le projette par-dessus ses cheveux bruns. Wen-Sen-Athon se détend. Devant lui et dans son cœur, Fleur des Saisons fait des demi-tours, comme si, coquette elle signifiait à son bien aimé « Viens ! Suis moi ! ». Comme si elle allait commencer à courir en lui lançant « Attrape-moi ! ». Un jeu de cache-cache, c’est cela ! Fleur des Saisons sautille, attrape les mains de Shephu, tourne avec lui dans une ronde enfantine. Elle rit, la tête en arrière, les cheveux portés par l’air soudainement déserté par le vent foufou. Wen-Sen-Athon et Fleur des Saisons tournent comme dans un rêve. L’émanation les accompagne, investissant sournoisement les narines du fils du soleil. Ils tournent avec Shephu, tous les trois dans la tête, dans le corps de Wen-Sen-Athon.

Comme dans un rêve, le jeune homme voit les yeux de son yorum de la Raison s’effacer. La tête de vieux est comme absorbée par les épaules qui remontent. Le torse, les jambes grandissent démesuré-ment. Dans Wen-Sen-Athon les défenses se débloquent. Il se sent bien à regarder Shephu tourner et grandir. Un tour et il a la taille de Fleur des Saisons. Un tour et il est aussi grand que Wen-Sen-Athon. Un tour et il égale le Roi Inconnu. Un tour et… Mais le fils du soleil, étonné sans être étonné le stoppe. Docile, Shephu s’arrête.

Où est Fleur des Saisons ? Comme prise en faute, l’émanation grise emportée par le vent

foufou retourne avec précipitation enrober les Géants et l’échafaud. Dans le brouillard inopiné, Horubal et Setti-Seti s’exterminent l’un l’autre en se fracassant mutuellement avec des pierres gigantesques. Au même moment, le lambi éclate dans un énorme rugissement.

Le Roi Inconnu, Ridiculusmus, Wen-Sen-Athon, chacun de son côté cherche Fleur des Saisons, s’attendant à la voir ressurgir quelque part. Wen-Sen-Athon est formel « Elle n’a pas pu s’éloigner du forum,

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on l’aurait vu ! Elle n’est pas non plus sur la tribune. Peut-être vers la caserne ? » .

Au moment où l’émanation grise revient discrètement le couvrir, une lame fine et coupante s’insinue dans le flanc de Wen-Sen-Athon. Dans ses pensées, le Vukarnacht, Gray Grinn se mêlent. Ils s’affichent devant le regard de Fleur des Saisons. Tu crois me connaître Fils du soleil ? Tu es bien prétentieux ! Cette émanation, il la respire. Il la sent peser sur ses poumons comme un résidu malsain. Il peine à inspirer, comme s’il prenait par obligation des bouffées d’un air corrosif chargé de ronger sa volonté. Non ! Elle ne m’aura pas ! Son échine se cabre comme si quelque malveillant y enfonçait des banderilles. Sa figure grimace. Mais son dos s’affaisse bien vite. Malheureusement le Sélédunk… Je ne peux même plus reprendre mes yorums. Même quand ils sont à côté de moi…. Des bras de Wen-Sen-Athon, de ses jambes, de son cerveau, de son regard, glissent, amorphes les pouvoirs de fils du soleil. Je ne sais pas ce qui se passe, je n’ai plus rien en moi. Je ne ressens plus rien. Aucune force !

L’émanation grise, comme un serpentin brouillardeux s’enroule autour du jeune homme répandant des effluves putrides. En l’enserrant comme une bandelette vaporeuse, elle rapproche le corps diaphane vers ce Shephu verdâtre, devenu réellement grand et gonflé comme une poche démesurée. Wen-Sen-Athon cherche le secours du Roi Inconnu et de Ridiculusmus. Mais ses compagnons également prisonniers de la brouillasse, dérivent comme lui.

En Wen-Sen-Athon, les eaux glauques s’épaississent davantage, lorsqu’ils pénètrent tous les trois à l’intérieur de Shephu. Le jeune homme n’y voit plus rien. L’odeur de moisi l’a abandonné mais dans son ventre, la serre redoutable d’un oiseau de proie étrangle ses organes. Sans transition, le fils du soleil se sent glisser dans un rêve où toutes les images sont noires. Sous cette obscurité, monte la lumière de Gray Grinn. Elle lui baigne les pieds, les mollets, inonde les genoux, s’élève jusqu’à la gorge. Avec le Roi Inconnu et Ridiculusmus, il est tout entier dans cette nuit claire. Non loin d’eux, Fleur des Saisons, assise, les regarde en souriant.

Wen-Sen-Athon a le sentiment de se réveiller. Il est dans un lieu familier. Il se sent en lui-même. Dans ce « lui-même », il voit l’émanation s’exhaler, se dissoudre en une atmosphère lugubre et poussiéreuse qui lui pique les narines.

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4ème épisode

LE YORUM DE L’IMAGINAIRE Wen-Sen-Athon, poussé par une émanation mystérieuse avec le Roi Inconnu et Ridiculusmus…se trouve à l’intérieur de Shephu… du moins il le croit… Tout comme il croit y avoir retrouvé Fleur des Saisons…

CHAPITRE 23

LE DUEL Wen-Sen-Athon éternue. Il a l’impression d’être dans une bulle.

La lumière bleutée, fluorescente lui vient du haut, de l’extérieur. Il baigne dans une atmosphère floue, dans laquelle circulent des amas de poussiè-res scintillantes. Dans ses oreilles, un clapotis d’eau, sans que nulle part l’eau soit visible. Une odeur de poivre vert lui pique le nez. Dans ses yeux, des images. Images brèves. Palmiers. Hibiscus. Flamboyants. Jardin de Joudaïa. Ajoupas des sirènes. Sirènes. Montagne de Hagghor. Wen-Sen-Athon sent l’énergie ralentir en lui. Il s’alourdit, comme si son corps cherchait à étouffer tout mouvement. Que se passe t-il ? Où suis-je ? Je me souviens avoir traversé Shéphu et puis… Obscurité. Noir. Taches lumineuses sur le sol. Taches en pointe, comme des langues. Rouges. Vert clair. D’autres taches torsadées. Tur-quoises. Lumière noire. Bribes de visages. Fleur des Saisons. Le Roi Inconnu. Silhouette de Ridiculusmus.

Obscurité. Noir intense. Lueur. Contours nébuleux. Visage asy-métrique. Sourire côté glace. Côté ombre, dans l’ombre. Puis Gray Grinn toute entière dans un nuage aux confins mordorés. Le corps de la Nearga, dans sa tunique aux longues manches évasées se déplie comme un éventail, s’inventant des têtes, des mains, des bras, des jambes, des pieds dont l’image se perd dans le lointain de la pénombre.

Wen-Sen-Athon voudrait observer tous ces visages à la fois. Il a l’impression que chacun d’eux le scrute, le nez collé contre ses interrogations. Il ressent que ces mains, ces bras, ces jambes, ces pieds

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qui s’additionnent ou se multiplient, se préparent à s’agripper à lui, à l’embrasser, à l’enlacer puis à le repousser, le piétiner sans qu’il puisse deviner à quel moment ils vont passer à l’attaque. Il a l’intuition qu’il doit se mobiliser, agir, chasser cet engourdissement qui l’atteint au plus profond de lui-même.

Quelle mise en scène ! Mise en scène ? Moi qui croyait te faire plaisir ! La voix enrouée au timbre vulgaire, en échos mainte fois

renvoyés agresse les tympans du jeune homme. Wen-Sen-Athon se concentre. Serrant les poings, il rappelle son énergie qui s’engouffre en lui comme poussée par une bourrasque.

Il n’est pas encore levé, le jour où tu me feras plaisir ! Mmm ! Je ne suis pas de ton avis. Le nuage, les visages, les mille membres de Gray Grinn

disparaissent. La Nearga, d’un pas simple, l’ombrelle sur l’épaule, fait les cent pas.

Ici, tout n’est qu’illusion, amusement. Nous sommes au cœur de ton yorum favori. Dans ton Imaginaire !

Nous sommes dans mon yorum de l’Imaginaire ? - Tu en doutes ? Tu ne me crois pas ? - Je suppose que tu lui as donné un nom ? Que tu en as fait un

monstre ? Que tu l’as déjà dressé contre moi ? Gray Grinn étale un large sourire.

Allons ! Allons ! Je ne vais pas ajouter à tes malheurs. Sais-tu au moins combien de yorums tu as encore à récupérer ?

Beaucoup moins que tu ne le penses ! Moi, j’ai remarqué que le Sélédunk tombe un peu en panne ces

temps-ci. Je me trompe ? Tu dis ce que tu veux.

La Nearga reprend sa marche. Au début, je t’ai partagé en douze. Maintenant, je réfléchis.

Pourquoi ne pas encore diviser certains yorums ? Rien ne m’en empêche et je trouve cela amusant. N’est-ce pas, petit bâtard ?

Wen-Sen-Athon ne peut s’opposer à l’envie de s’attraper le lobe de l’oreille, de le triturer, roulant l’épine dans ses doigts.

- Tu ne respectes aucune règle ! Le sourire de la Nearga, figé dans sa glace, subit la pression du

grand froid. Il se gerce. Les lèvres se rident et finissent par se pincer. - Le petit morveux voudrait me donner des leçons ! Dois-je lui

rappeler que règles ou pas, il a subi des échecs cuisants. Sa Mémoire, sa Raison, son Image… Encore un fiasco et il disparaîtra !

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Le regard de Wen-Sen-Athon est fixe. Il est insondable comme l’infini. Les explosions incessantes d’un monde galactique interne agitent étrangement son immobilité.

- Tu peux te moquer de moi, je sais que je te vaincrai. - Bien ! Très bien, même ! Ce que j’admire en toi, c’est un excès

de confiance. Il ne sert qu’à tes rêves, bien sûr. Mais garde-le intact. Cela m’arrange.

Wen-Sen-Athon se frictionne la nuque. - Je reconnais que nous ne sommes pas du même monde. - Tout à fait d’accord. Même si c’était le cas. Même si tu devenais

malin, tu perdrais. Dans la poitrine de Wen-Sen-Athon, une pellicule se déchire.

C’est un papier huilé, blanc, opaque. Sa surface laissait jusqu’ici filtrer une vague lumière diffuse, plate, anonyme. Elle crève. Ses bords s’écartent, repoussés par un souffle provenant de l’intérieur. A travers la déchirure, la mer. La mer calme, tranquille, à l’horizon lointain. Un espace dont le fils du soleil ignore tout mais qui l’attire irrésistiblement.

Je te battrai un jour, j’en suis certain ! Qu’est-ce que j’entends, petit bâtard ? Tu me lancerais un défi ? Gray Grinn se caresse le menton. - D’accord, fils de la Rose, je vais te montrer que je suis bonne

joueuse. Elle reprend sa marche. - Je te propose un duel. - Un duel ? Tiens donc ! - Ou… une course, si tu préfères. Mais il nous faut un enjeu. - Parle ! - Je te propose de tout jouer sur un seul coup. Ce sera ta

reconstruction contre le Sélédunk. Wen-Sen-Athon se colle le poing sous le menton. - Qui me dit que tu ne tricheras pas ? - Nous allons établir des règles. Le jeune homme se mâchouille les lèvres. - Nous ? - D’abord, les armes. Moi, je m’engage à n’utiliser que mes

ghnôdes. - Quant à moi, je suppose que je n’aurai… - Toi, tu disposes de ton yorum de l’Imaginaire. - Entièrement ? - Tu pourras tout lui demander. Sauf de faire appel au soleil, bien

entendu. Je ne le supporterais pas.

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Wen-Sen-Athon se gratte le cou. - J’ai un doute. Je me demande si ton offre ne cache pas une

immonde traîtrise ? - Comment peux-tu dire cela, au moment où, si je le voulais, je

t’écraserais comme un pou !? Wen-Sen-Athon se frotte le poignet. - Si je perds, je disparais complètement et tu empoches le

Sélédunk ? C’est bien cela ? - La décision t’appartient. Notes bien que tu as un avantage

considérable. Il te suffit d’inventer les questions. Aussitôt ton Imaginaire matérialise tes désirs.

- Tu prétends que… - Rappelle-toi le Gotelem et ses petits plats cuisinés. C’est un peu

pareil. Tu émets un souhait, excepté évidemment s’il peut me nuire directement, et hop ! Ce vœu est exaucé. De plus il te donne immé-diatement une connaissance intuitive du milieu que tu as décidé de fréquenter.

- Aucune tricherie ? - Aucune. Le regard de Wen-Sen-Athon repère sur le sol une petite langue

de lumière rouge. Il s’y accroche un long moment. Il ne se lève pas lors du long soupir lâché par le jeune homme.

- J’accepte ! Lorsque Gray Grinn s’est estompée, ne laissant derrière elle, dans

la faible lumière qu’un banc assez ténu de grains de poussières pourpre, bleu profond et vert tendre, le Roi Inconnu frappe sur son bouclier.

- Formidable ! Wen-Sen-Athon porte les mains aux hanches. - Formidable ? - Magnifique ! - Magnifique ? - Exactement. Je te félicite. - Mais de quoi ? - De la résolution que tu as prise. Tu as choisi de te battre ! - Je me suis senti obligé de… - Oui, oui ! Maintenant tu vas devoir aller au fond de toi pour y

trouver des ressources.

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Wen-Sen-Athon croise les bras, empoignant les biceps. - Je vais surtout devoir apprendre à bien utiliser mon yorum de

l’Imaginaire. - Fais attention, il est sûrement à la solde de Gray Grinn. Comme

les autres ! - Tu me proposes de le tuer ? - Quelque chose de ce genre. Un jour, tu devras y arriver. - Tu as sans doute raison. Pourtant je… - Voyons ! Elle veut te battre. Mais en plus, elle veut t’humilier. - M’humilier ? - Pourquoi a-t-elle parlé du Gotelem ? Parce qu’elle pense encore

à la perte du Pikaïa Elle veut se venger. Les bancs de poussières pourpre, bleu profond et vert tendre, qui

ondulent nonchalamment dans l’atmosphère immobile agressent les yeux, le nez de Wen-Sen-Athon. Il éternue de nouveau. Il reste un long moment la tête vide. Un conseil. J’ai besoin d’un conseil.

Ridiculusmus, circuits éteints ne le regarde pas. Plus loin, Fleur des Saisons est agenouillée dans sa robe coquelicot fripée, la tête penchée en avant, les mains crispées sur les cuisses. Le jeune homme ressent en lui la présence d’une forme informe, sorte de limace traînante, gluante qui navigue dans sa poitrine, la gonflant d’une lourdeur qui comprime les poumons. Il s’agenouille, face à son amie. La jeune fille sent la présence du fils du soleil. Elle se redresse. Mais sa tête vacille. Elle a l’impression de se voir suspendue au-dessus du vide. Tout en bas, loin en dessous d’elle, elle devine des rochers. Sur son crâne, ses épaules et sur le fil ténu qui la retient… c’est autre chose… Oui, ils sont là, ils rongent… Pires que des cafards qui sont simplement répugnants, rampent les ghnôdes… salissants… avilissants… humiliants… Comment ai-je pu te trahir ? Comment ?!

Elle ouvre vers lui ses paumes. Le jeune homme glisse ses mains fantomatiques dans celles de sa compagne. Wen-Sen-Athon lance son cœur à travers son regard. Ce cœur se déploie. Il vole comme un oiseau. Il frôle les cheveux, le front, les joues de Fleur des Saisons, puis il se blottit en palpitant dans le cou de la jeune fille, près de l’épaule. Elle hausse le menton, avance le visage. Dans les yeux de Fleur des Saisons, une oiselle construit un nid, à l’abri du feuillage.

La respiration de Wen-Sen-Athon s’accélère. Il avance les genoux vers sa compagne. Son regard s’élargit. Il s’emplit de bleuets, de giroflées

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sauvages, de tulipes. Fleur des Saisons rejette la tête en arrière. Ses cheveux noirs cascadent sur ses épaules. Son regard se jonche de myosotis. Puis, vient son sourire. Son sourire, garni des jours heureux. Ils se bousculent. Ils ruissellent. Ils sont comme l’oued Zuruk qui déferle de la montagne de Hagghor pour s’alanguir dans le vaste mystère des papyrus.

Mais le sourire disparaît et Wen-Sen-Athon a le sentiment que des bestioles tournoient dans son ventre. Comme des frelons, elles vrombissent, foncent partout, le dard en avant. Heureusement, sous l’effet de sa volonté, un feu les embrase et les détruit. Fleur des Saisons se sent collée contre elle-même. Elle colle de partout. Ses membres collent. Le dessous de ses mains colle. Elle ne peut faire un geste. Elle ne peut avancer. Elle ne peut soulever un pied, même en tirant de toutes ses forces. Elle adhère au sol. Elle est collée. Ah ! Wen-Sen-Athon, si je pouvais te parler, te dire ce qui m’arrive. Mais ne l’as-tu pas deviné ?

Le cœur palpite doucement dans les yeux de Wen-Sen-Athon. Il s’ouvre. Il s’aplatit comme une fleur d’anthurium. Le jeune homme pose ses lèvres sur les poignets de la jeune fille. Dans le regard de Fleur des Saisons, un pic-vert pique du bec avec obstination, comme s’il heurtait un tronc. Elle ferme les yeux. L’estomac de Wen-Sen-Athon se contracte. Le jeune homme entre en lui-même. Il se fait petit. Si petit qu’il peut marcher dans sa propre poitrine. Il marche. Il marche dans tous les sens, en plantant au hasard de ses pérégrinations, de grands coups de poignard. Tout cela est de ma faute. Je n’ai pas su voir autour de moi. Je n’ai rien compris. Je n’ai pas su la rendre heureuse, ni même lui donner de l’espoir…

Fleur des Saisons rouvre les yeux. Ils sont exorbités. Un crochet manié par une main invisible vient d’agripper son cœur. « Bonjour, ma Belle ! Que la beauté te soutienne ! Oui, oui, je suis toujours là. Tu t’inquiétais ? Tu espérais que ton bien aimé en vienne à me terrasser ? Tu me prends pour quoi ? Nous allons bien nous amuser. Surtout moi, je dois dire. Il va apprendre, le petit morveux, ce que la ruse et l’intelligence peuvent apporter. Ce n’est pas son fort, je le sais. Aussi, je te permettrai peut-être de l’aider… Quand ce sera trop tard. »

Dans la poitrine de Wen-Sen-Athon, le petit bonhomme continue

à arpenter et à jouer du poignard. Hors de lui, il se défoule en frappant de plus en plus violemment. Il s’étrangle en éructant. « Abruti ! Il te faut encore des conseils ? Tiens ! Prends cela ! Abruti ! On te l’a déjà dit cent fois, les solutions sont en toi. ! Tiens ! Et tiens ! Quand vas-tu te décider ? Quoi, ce n’est pas facile ? Abruti ! Tiens, prends encore cela ! Tu vas me faire le plaisir de trouver une solution. »

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Le jeune homme, le souffle court, se jette sur ses jambes. Sa tête s’emplit de pensées pratiques.

- Mon Imaginaire, cher Yorum, où es-tu ? Wen-Sen-Athon entend vibrer les couches supérieures de l’air. Il

voit les grains de poussière accélérer leur mouvement ondulatoire. Il capte une forte odeur de vase, tandis que lui parvient une voix de canard. Elle est proche de son oreille. Il a l’impression qu’elle pourrait sortir de lui.

- Tu as quelque chose à me demander ? La voix est assortie de « Flac ! Flac ! » qui rappellent le bruit des

pattes qui pataugent au bord des mares. - Est-ce mon Imaginaire qui me répond ? - Flac ! Flac ! Qui veux-tu que ce soit ? - Je vais donc pouvoir compter sur toi dans mon combat contre

Gray Grinn ? - Flac ! Flac ! Pour le duel ? C’est ce qui a été convenu. - Je peux donc te faire confiance ? - Flac ! Flac ! Absolument ! Wen-Sen-Athon cherche des yeux le Roi Inconnu. Le yorum de

fer fourrage nerveusement dans sa barbe. C’est ce que tu souhaitais entendre, n’est-ce pas ? Que veux-tu que

j’ajoute de plus ? Wen-Sen-Athon converse avec son yorum de l’Imaginaire…

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CHAPITRE 24

LES MICROPOLLENES Wen-Sen-Athon range les propos du Roi Inconnu dans un coin à

recueillir très provisoirement les sous-entendus et passe à un autre sujet. Je veux d’abord m’occuper des ghnôdes. Personne jusqu’ici

n’a pu les vaincre. Pourtant, il doit bien y avoir un moyen ? Flac ! Flac ! Il existe !

- Tu le connais donc ? - Flac ! Flac ! Très loin d’ici, il est une planète minuscule appelée

Micropolland. - Micropolland ? - Flac ! Flac ! Ses habitants sont les ennemis des ghnôdes.

Pourtant les Micropollènes sont gentils et pacifiques. - Alors, comment peuvent-ils être plus forts que ces monstres ? - Flac ! Flac ! La terre de Micropolland a pour vertu de

transformer chaque ghnôde en Micropollène. - L’inverse peut-il se produire ? Un Micropollène peut-il devenir

ghnôde ? - Flac ! Flac ! Les Micropollènes ne risquent rien s’ils ont bu de

l’eau bleue des rivières de Micropolland. - C’est bon ! La solution me convient. - Flac ! Flac ! J’en suis heureux. - Il parait que tu peux matérialiser mes désirs ? - Flac ! Flac ! Que souhaites-tu connaître, voir, toucher, entendre ?

Qui veux-tu rencontrer ? - Eh bien ! Nos fameux Micropollènes. - Flac ! Flac ! Hélas ! C’est impossible. - Comment ? Le Roi Inconnu abaisse sa visière. Ridiculusmus demeure éteint.

Wen-Sen-Athon croise les bras. - Encore une duperie ? - Flac ! Flac ! Pas du tout, cela vient du pacte que tu as toi-même

accepté. - Cela viendrait de moi ?

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- Flac ! Flac ! Les ghnôdes sont une des armes du duel qui t’oppose à Gray Grinn.

- Autrement dit, tant que je n’attaque pas ses ghnôdes, elle ne s’en prend pas à mon yorum de l’Imaginaire !

- Flac ! Flac ! C’est exact. Demande-moi autre chose et je me ferai un plaisir…

- Si les Micropollènes ne peuvent venir à moi, peut-être pourrais-je me rendre sur Micropolland ?

- Flac ! Flac ! Pourquoi pas ? Mais tu ne pourras en rapporter ni la terre, ni l’eau bleue.

- Je pourrai leur parler ? - Flac ! Flac ! Micropolline, leur reine ne pourra que te confirmer

qu’il lui est impossible de t’aider. - Bon ! Assez parlé. Dépêchons-nous. Transporte-moi sur cette

planète ! Un carrosse enluminé de scènes de batailles entre ghnôdes et

micropollènes, sur fond de vallons micropollandais, est arrêté devant eux. Wen-Sen-Athon réalise que la femme rondouillarde, confortable derrière son énorme poitrine – et qui les salue – est Micropolline, la reine de Micropolland. Il se penche en aparté sur son yorum du Courage.

- Jusqu’ici, mon Imaginaire a bien fait les choses. Le fils du soleil apprécie que Fleur des Saisons, le Roi Inconnu et

Ridiculusmus, dont la taille – comme la sienne – a été réduite, n’aient aucune difficulté à s’installer avec lui dans le véhicule lilliputien de la souveraine.

Sans attendre qu’ils soient complètement installés, la reine, maintenant sa couronne d’une main, passe la tête par la portière et ordonne de « cingler ». Le cocher, un gros micropollène au nez bleu lance un « Ho ! Yop ! ». Les quatre dracks de trait, dans leur épaisse toison ne se le font pas répéter. Ils partent au galop. Micropolline est renvoyée brutalement sur sa banquette. Sa robe blanche, brodée de fleurs de tournesol dévoile ses genoux grassouillets et ses cuisses opulentes. Wen-Sen-Athon est également secoué. Il le prend avec bonne humeur.

- C’est aimable à toi de t’être dérangée pour nous accueillir.

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Micropolline fait courir son doigt tout autour de sa bouche, comme pour vérifier que le vermillon sur ses grosses lèvres n’a pas débordé.

- Micropolland est une terre d’accueil. Vé ! Vous vous rendez compte si je n’étais pas venue ?

Son timbre est chantant, chaud et agréable. Il traverse Wen-Sen-Athon d’une onde apaisante qui contrebalance les heurts causés par les cahots du chemin.

- Nous sommes loin de Micropolle ? - Pas très. Nous y serons bientôt si les dracks maintiennent

l’allure. - Ici, au moins, ils ne seront pas arrêtés par les ghnôdes. Car tu

sais que je suis venu te demander… Micropolline fixe intensément le visage du jeune homme. - Pas la peine de me regarder comme cela, avec tes beaux yeux ! La main de Wen-Sen-Athon masque discrètement sa bouche. Il

détourne la tête. Il aperçoit par la fenêtre, des petites maisons en rondin, sortes de cubes, coiffés de feuilles de pandanus. Micropolline balaie du regard les longs cheveux bruns ornant le fils du soleil, s’attarde sur son teint doré. Elle plaque sa main potelée sur son opulente poitrine qui se soulève d’un soupir.

- Tu ne te rends pas compte que j’en ai connu des charmeurs qui cherchaient à m’embobiner.

A l’extérieur une lumière blonde frise les épineux. La vie m’a enseigné que les plus charmeurs ne sont pas

forcément les plus courageux. Vé ! Assis face au fils du soleil, en biais par rapport à la reine, le Roi

Inconnu sourit discrètement. Le menton de Micropolline pointe dans sa direction.

- Chez nous, on sait que dans chaque micropollène, il y a un ghnôde qui sommeille !

Wen-Sen-Athon a le sentiment que ce qu’il entend ne coïncide

pas avec ce qu’il ressent. Micropolline lui fait l’effet d’un personnage à double langage. D’un côté il comprend « Passe ton chemin, tu n’es pas chez toi ici ! » D’un autre « Sois patient car je t’aime bien. »

La reine recule son extraordinaire postérieur afin de se positionner plus confortablement sur la banquette. Dans le même temps, elle tire le bas de sa robe à fleurs vers ses mollets. Tout en jetant un regard à Fleur des Saisons – coincée entre elle et Wen-Sen-Athon – elle se penche pour parler au jeune homme.

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- Je ne comprends pas que tu sois venu chercher de l’aide chez nous !

- Je t’ai pourtant expliqué… Micropolline entoure de son bras replet les minces épaules de la

maîtresse de l’Harmonie. - Et « Elle » Qu’en pense-t-elle ? Vé ? Elle ne parle pas, cette

petite ? Qu’est-ce qu’elle a ? Fleur des Saisons, chevilles nouées, poings serrés sur les genoux,

ne souffle mot. Wen-Sen-Athon se gratte le cou. Il veut parler mais Micropolline lève la main vers lui, doigts écartés en un geste qui signifie « Attends ! Attends ! »

- Vé ! Tu te rends compte qu’il faut faire sortir l’amour de toi, ma petite ? Il faut le montrer au grand jour, t’épanouir. Crois-moi, je m’y connais !

Fleur des Saisons décroise les chevilles mais garde les genoux serrés l’un contre l’autre. Micropolline étreint sa tête qu’elle presse contre sa généreuse poitrine.

- Ecoutez-moi tous les deux ! Elle désigne l’extérieur. - Mettez le nez à la portière. Observez, sentez, inspirez-vous de

Micropolland. La jeune fille s’abandonne à la bonne chaleur de Micropolline et

au rythme du sabot des dracks lancés sur un chemin où les cahots ont disparu. Dans son regard, une petite fille fait la révérence. La reine sourit.

- Notre soleil ne bouge jamais. A chaque instant il reste posé sur les collines. Nos routes sont si belles que l’on s’y promène par plaisir.

Elle inhale une forte lampée d’air, sans lâcher Fleur des Saisons. - Je ne me prive jamais de respirer la vie. Pourtant, j’ai trois cent

soixante cinq ans ! Les images lancées par Micropolline (le soleil toujours présent sur

les hauteurs, la route si belle, la vie que l’on respire) transpercent en Wen-Sen-Athon une membrane de sentiments indéfinissables. Elle veut me dire quelque chose, mais quoi ? Oui, je sens qu’elle cherche à me faire passer un message. Mais quoi ? Pourquoi ? Je ne comprends pas.

- Qu’est-ce qui te rend si dynamique, à trois cent soixante cinq ans ?

- C’est Micropolland. Je suis heureuse grâce à son eau bleue, son pilatch, ses micropollènes. Ses micropollènes que j’aime et qui m’aiment.

Fleur des Saisons qui se frotte machinalement les mains, interrompt son geste. Tout au fond de ses sens, la voix enrouée et vulgaire la rappelle à l’ordre. « Pas de blague « ma petite ! » Surtout, tu ne te

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laisses pas aller à manger du pilatch, ou à boire de l’eau bleue ! Wen-Sen-Athon est un tricheur. Il t’a conduite chez mes pires ennemis où il n’aurait jamais dû t’emmener. Mais nous réglerons nos comptes plus tard… »

Micropolline observe très attentivement la maîtresse de l’Harmonie.

- Qu’est-ce que tu as ? Elle jette un œil sévère à Wen-Sen-Athon. - C’est la faute à celui-ci ? Je suis sûre qu’il ne prend aucune

résolution ! Le fils du soleil, absorbé dans la contemplation du paysage,

s’intéresse aux dracks, aux limpons en pâture dans les champs, à leur laine fournie, à leurs cornes cylindriques. Il s’attarde sur les larges bassins circulaires, dallés de pierre ocre, où par endroits, on stocke l’eau bleue. La voix de Micropolline n’entame que très peu son univers.

- Tu m’entends, toi ? Wen-Sen-Athon croise les bras, les jambes et abaisse le menton.

Dehors, des micropollènes se lavent à des sources de vapeur tiède. Des gamins sautillent en courant, accompagnant la course du carrosse. Les plus petits, un pouce dans la bouche, traînant leur bichibou, se contentent de regarder passer l’attelage. La forme de kangourou des bichibous, leur queue d’écureuil intéresse Ridiculusmus qui, aux trois quart engagé dans la fenêtre, a visiblement envie de les rejoindre. Wen-Sen-Athon s’étire et bâille, s’éveillant doucement au bavardage de la reine. Micropolline s’inquiète de savoir si Fleur des Saisons a suffisam-ment de coussins et d’oreillers. Elle lui demande si elle veut avoir des enfants plus tard. « J’espère qu’ils seront aussi beaux que mes micropollènes ! »

Dans les rues de Micropolle, des femmes aux cheveux

multicolores, ceints de perles écarlates, penchées sur des bacs, frottent du linge. D’autres, coiffées de la même manière jacassent, bébé sur le bras. Toutes se redressent ou se détournent pour lancer vers le carrosse de joyeux bonjours. Micropolline joint les mains sur sa généreuse poitrine « Ah ! Ce qu’ils sont beaux, mes chers petits. Vous avez vu les belles tuniques que l’on fait avec la laine des limpons ? » Ses exclamations aiguës entrent comme des caquètements dans les oreilles de Wen-Sen-Athon. Micropolline lui fait penser à une grosse poule en admiration devant ses poussins. La reine des micropollènes a calé son gros coude dans la fenêtre. Elle envoie des baisers que les femmes et les enfants lui rendent. Dans l’esprit de Wen-Sen-Athon, des cascades d’eau bleue tombent en pluie sur le bonheur des Micropollènes. Soudain, sans même

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qu’il l’ait voulu – toujours dans son esprit – les sources tarissent. Le jeune homme se passe rapidement l’index sur le nez et tapote le coude de Micropolline.

- Si les ghnôdes débarquaient ici, que se passerait-il ? Le menton de la reine se replie comme pour couver dans sa

gorge volumineuse. - Vé ! Ne parle pas de malheur ! Cela voudrait dire que notre

monde a cessé d’exister. Que le pilatch, que l’eau bleue sont épuisés. Micropolline retire le bras de la fenêtre. - Vé ! Imagine Micropolland sèche, lézardée en mottes arides. Tu

te rends compte ? - Ce serait affreux. - Affreux ? Et nous, les Micropollènes qui redeviendrions des

ghnôdes ! - Redeviendriez ? - A l’origine, il y a très longtemps, des ghnôdes ont débarqué sur

Micropolland. - D’où venaient-ils ? Ils avaient échappé à Gray Grinn ? - D’où venaient-ils ; je n’en sais rien. Ils cherchaient sans doute à

attaquer quelqu’un ou quelque chose ? - Bref ! Ils sont arrivés ici ? - Vé ! Et comment ! Alléchés par l’odeur de safran de la terre, ils

en ont mangé. Ils sont aussitôt devenus des Micropollènes. - Jamais l’un d’entre eux n’est redevenu ghnôde ? - Ils ont découvert qu’en buvant de l’eau bleue, le danger de se

transformer en ghnôde n’existe plus. - J’imagine que les ressources en eau bleue et en pilatch sur

Micropolland ne sont pas inépuisables ? Le front de Micropolline se ride horizontalement. - C’est pourquoi je dois veiller à maintenir l’équilibre entre « les

besoins de ma population et le niveau raisonnable de l’utilisation des ressources » comme disent les savants de chez nous.

Les doigts de Wen-Sen-Athon fourragent l’arrière de son crâne. - Je n’aimerais pas que ton peuple, ni toi d’ailleurs… Micropolline tient le poing fermé devant sa bouche et le mordille. - On dit que si nous redevenons des ghnôdes, notre peau

commence par se fendre… Wen-Sen-Athon prend la main de Fleur des Saisons. - Que se passe-t-il quand un ghnôde devient micropollène ? - Chose étrange, il rit. Cela le met en joie. - Sans doute la délivrance ?

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Sur le côté de la fenêtre, il y a un petit rideau brodé de pétales bleu pâle et bleu foncé. Micropolline le tire d’un mouvement sec. Les yeux de la reine brillent. Elle chuchote.

- Oui, mais toi, Wen-Sen-Athon, tu es un vrai danger pour nous. - Un danger ? - Jusqu’ici la Nearga nous ignorait. Maintenant tu lui fais pointer

le doigt sur nous. - Lorsque j’aurai récupéré mes pouvoirs, je vous protégerai. - Encore faudrait-il que tu réussisses. Vé ! Le carrosse s’est immobilisé. Le cocher au nez bleu ouvre la

portière. Micropolline prend appui sur ses mains pour se soulever. - Vé ! En ce qui me concerne, je ne mettrai pas Micropolland en

danger pour tes beaux yeux ! Wen-Sen-Athon est frappé au nez par des embruns. Le long d’un

grand quai une foule dense vaque à ses occupations. C’est un fourmillement, un va et vient continuel près du carrosse mais aussi au loin, et sur le pont de cordages suspendu, jeté au-dessus d’un lac d’eau bleue, jusqu’à une île qu’on aperçoit.

- Où allons-nous ? Micropolline, malgré ses grosses jambes se lance avec souplesse

sur le pont. - Au monastère. La souveraine empoigne la main de Fleur des Saisons. - Si tu as mal au cœur, tu respires à fond ! La traversée est périlleuse. Les deux femmes et le Roi Inconnu

doivent veiller à poser les pieds sur des planchettes souples, posées en travers. L’avancée est contrariée par le balancement incessant du vent et par des chassé-croisé avec des Micropollènes qui vont et viennent, comme si de rien n’était. En à-pic, l’eau bleue bouillonne autour de roches mauves.

Wen-Sen-Athon, en pointe est le premier à atteindre l’île. Sur la plage, des enfants se baignent. Devant lui, un sentier abrupt conduit à de grands bâtiments. Le fils du soleil patiente jusqu’à ce que la troupe le rejoigne, empêtrée dans des grappes de micropollènes indifférents (à part certains qui saluent la reine d’un rapide signe de tête). Micropolline

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souriante, même pas essoufflée parait étonnée que Wen-Sen-Athon ait attendu. Elle lui fait signe de continuer en direction du sentier.

- Plusieurs fois par jour, les moines et des tas de gens qui ont affaire avec le monastère, prennent le pont et grimpent ce chemin. Personne n’a l’idée de s’arrêter. Avance, tu ralentis tout le monde !

- A part le monastère, qu’y a-t-il là-haut ? Ton palais ? - Quel palais ? Là-haut, nous allons dîner. Et tu rencontreras

maître Aldo. - Maître Aldo ? - Aldo Fribas est notre général en chef. Mais aussi notre médecin,

notre philosophe. Il sait toujours ce qu’il faut dire. Tu feras bien de l’écouter. Vé ?

Le réfectoire des moines est une immense salle, dont les murs

peints en blanc sont parsemés de dessins représentant des paysages micropollandais, autour de la règle communautaire maintes fois rappelée par panneaux « FAIS CHAHUT ». La moitié de la salle est occupée par une grande table. Sur les flancs de la table, des bancs. A chaque bout, un fauteuil. Les bancs sont garnis d’une centaine de moines qui rigolent, s’interpellent, se tapent dans le dos. Lorsque parait Micropolline, ils repoussent les assiettes et les gobelets en corne recourbée devant eux pour applaudir. Wen-Sen-Athon est éberlué.

- Ils sont toujours d’aussi bonne humeur ? Micropolline lui adresse un regard étonné. - Vé ! Cela fait partie de leur méditation. - Méditation ? Ce charivari ? Je croyais jusqu’ici que l’on méditait

dans le silence ? - S’isoler intérieurement dans le bruit et le chahut est encore plus

fort. Tu l’apprendras si tu veux progresser. La reine indique à Wen-Sen-Athon une place à proximité de l’un

des fauteuils. Elle-même s’assoit dans l’autre fauteuil, en s’octroyant le voisinage de Fleur des Saisons. Le Roi Inconnu et Ridiculusmus sont dispersés parmi les moines. Micropolline est obligée de hausser le ton pour se faire entendre.

- Je vous rappelle qu’on ne parle pas de ghnôdes à table, ce n’est pas convenable !

Les moines sifflent, raclent des pieds pour accueillir ce que Wen-Sen-Athon imagine être un rituel. Micropolline rit et s’éclaircit la gorge.

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- En attendant maître Aldo, nous allons écouter la chorale. Cela le fera venir !

Une vingtaine de fillettes, en rangs, face aux moines, pouffent en attendant que le chef lève la main. Certaines se cachent la figure dans leur col mimosa brodé. Lorsque les accents doux de l’hymne de Micropolland s’élève et enveloppe les poutres de bois brun du réfectoire, arrive discrètement maître Aldo. Il s’assoit dans le fauteuil en vis-à-vis de Micropolline. Il coiffe de sa main celle de Wen-Sen-Athon, à plat sur la table et ferme les yeux. Le fils du soleil regarde ce petit micropollène, plus petit encore que le plus petit de ses concitoyens. Il a le dessous du nez barré par deux moustaches en sabre, le cheveu ras, la mine sévère.

Après la chorale, vient un orchestre de pipeau qui reprend l’hymne sous une mélodie proche mais différente de celle de la chorale. Pendant les chants et la musique, maître Aldo garde la main sur celle du fils du soleil, n’ouvrant les yeux à aucun moment.

- Je crois percevoir en toi une souffrance. La voix est sèche. Elle fouette Wen-Sen-Athon à l’intérieur. Elle

fait sursauter une partie qu’il avait probablement oubliée mais qui est prise à somnoler. Le jeune homme, le regard baissé, arrache des peluches imaginaires sur son boléro et son pantalon.

- C’est que je suis devenu un simple souvenir. - Souvenir ? Wen-Sen-Athon réalise qu’il n’est plus vêtu de la djellaba. Il est

habillé exactement comme il l’était dans le jardin de Joudaïa (Si ce n’est le Sélédunk au cou de Fleur des Saisons).

Après l’orchestre de pipeau, les moines ont repris leur méditation, c'est-à-dire leur tohu-bohu, surpassé par les accents de Micropolline.

- Explique-nous donc qui est cet animal qui ressemble à un bichibou ?

Wen-Sen-Athon sent ses bras parcourus d’un picotement qui rejoint ses flancs, son dos. Mais il réussit à tasser au fond de lui toute manifestation d’énervement.

- C’est un génie que j’ai ramené du futur. Maître Aldo rouvre les yeux. - Je pense au contraire, que tu n’es pas encore un souvenir ! - Qu’est-ce que tu veux dire ? Micropolline les interrompt. - Ce chevalier en armure, peux-tu nous dire qui il est ? - Il est mon yorum du Courage ! Maître Aldo ne parait pas avoir entendu.

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- Si tu te sens capable de t’élever au-dessus de toi-même, tu deviendras ce que tu es.

Micropolline tape de la paume sur la table. - Il est temps de remplir nos chobaltes ! Cinq moines se précipitent, la cruche en main. Ils versent de l’eau

bleue dans des gobelets en corne de limpon, placés devant chaque convive. Chacun aussitôt servi, boit dans un désordre joyeux. Le brouhaha grossit. Des chants s’imposent aux rires. Wen-Sen-Athon, craignant que maître Aldo ne puisse l’entendre, se surprend à crier.

- Je ne suis qu’un fantôme qui erre dans le royaume du Temps ! - Tu m’as l’air bien vivant pour un fantôme ? - Ce n’est qu’une illusion due à une machine. - Une machine ? Je n’en suis pas si sûr ! Wen-Sen-Athon est un long moment avant de s’apercevoir que

tous les visages sont tournés vers lui. Le brouhaha s’est évanoui. L’espace du silence est occupé par la voix de Micropolline.

- Oui ! Honte à toi, Wen-Sen-Athon ! A aucun moment tu n’as de regard, ni de sourire pour Fleur des Saisons. Aucune complicité.

Micropolline caresse la joue de la maîtresse de l’Harmonie. - Vé ! La pauvre ! Elle est tellement contrariée qu’elle ne peut ni

parler, ni boire de notre délicieuse eau bleue. Elle la saisit délicatement par le poignet. - Fleur des Saisons ne veut pas manger. Voilà ! Elle ne peut pas !

Honte à toi, Wen-Sen-Athon ! Le tohu-bohu reprend, enrichi de quolibets et de remarques

acerbes. Wen-Sen-Athon cherche le regard de sa compagne mais celle-ci a les yeux baissés. L’esprit de maître Aldo plane au-dessus de ces incidents, sans les rencontrer.

- Le Temps n’est-il pas ton oncle ? Crois-tu qu’il ait envie de mourir ?

- Mourir ? Le Temps ? - D’où vient ce souvenir dont tu parles ? - Après avoir été recréé par cette machine qu’on appelle un

ordinateur, il est revenu du futur. - Alors qu’un souvenir ordinaire doit se réfugier dans le passé !? - C’est juste. - Qu’est-ce que le Temps ? Uniquement le passé et le présent. Le

tirer vers l’avenir le fait mourir. Des applaudissements viennent couper la conversation. Deux

micropollènes tout roux, aux joues bien bleues, pétant de santé, sont

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présentés comme « Des mineurs, extracteurs de pilatch » par Micropolline. « Le plus dur, dit l’un d’eux en éclatant de rire, est de faire taire son estomac. Mais levons nos chobaltes ! ». On remplit, on lève les cornes de limpons recourbées, on trinque, on boit l’eau bleue en l’honneur des mineurs. Micropolline fait remarquer que si le pilatch existe, c’est grâce à l’action des crabes travailleurs qui, en sillonnant la terre de Micropolland, en creusant des galeries, en y laissant leurs rejets, leurs restes, en l’aérant, la retournant, en la travaillant ont réalisé cette merveilleuse ambroisie qui a fait d’eux des Micropollènes, solidaires de cette belle planète.

Micropolline demande que l’on applaudisse les cuisiniers et les cuisinières (ce qui est fait) qui ont nettoyé les tomates, les mangues, les poires, les pommes vertes, les citrons, les pastèques, au pinceau trempé dans l’eau bleue. La reine explique que « l’on va maintenant apporter les hors d’œuvres dans de jolis bols de bois peint ».

Quelqu’un fait passer sous le nez de Fleur des Saisons de belles tartines de pain de pilatch. Puis un bol de pilatch aux olives, à la tomate, au poisson, au beurre de limpon. La jeune fille pâlit. Ses yeux se révulsent. Au fond d’elle, Antigula la met en garde « Je ne veux pas te voir manger de ce maudit pilatch. Tu n’y survivrais pas ! » Fleur des Saisons respire, reprend ses esprits en surveillant l’alentour. Les visages sont dans les bols ou au plafond. Personne ne s’est aperçu de sa défaillance.

En dégustant un fabuleux toast de pilatch aux anchois et à la framboise amère, Wen-Sen-Athon demeure un moment suspendu. Sous sa langue, il y a le goût des mets exotiques mais aussi le pouvoir étrange de son yorum de l’Imaginaire. Mais aussi le pouvoir de Gray Grinn. Jusqu’ici, elle n’a pas triché c’est vrai, mais je ne dois pas oublier qu’elle a parlé du Gotelem. Le Roi Inconnu a raison, elle m’en veut. Et puisque ma chère cousine n’est que surprise après surprise, il serait peut-être logique que je pense à me méfier. Me demander ce qu’elle va faire avec ses ghnôdes, par exemple ?

Le jeune homme profite du regard de maître Aldo dans le sien. - Est-ce parce que je suis allé chercher du secours dans le futur

qu’on m’en veut ? Un cuisinier, toque sur la tête annonce le plat principal « Gratin

de pilatch à la micropollène, accompagné d’une flamiche au pilatch ». Il croit bon de préciser que « Celle-ci est une pâte brisée, badigeonnée d’un jaune d’œuf, directement servie dans des tourtières enduites de pilatch. »

Au milieu des cris de joie, Wen-Sen-Athon perçoit la voix sèche et calme de maître Aldo.

- Qui t’en veut ?

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- J’ai bien l’impression que Gray Grinn a dissimulé mon yorum de la Conscience au fin fond de sa nuit !

- De quoi est fait ce yorum ? D’attention ? De concentration ? - Je ne comprends pas ? - Le seul pouvoir de la nuit est d’éteindre le rythme. La voix de Micropolline déchire une fois de plus le brouhaha. - Ah ! Elle ne mangera rien, cette petite ! Une micropollène vient parler à l’oreille de la reine, dont les

grosses joues s’écartent sous l’effet d’un sourire. - Pourquoi pas ? Puisqu’elle ne mange pas, autant lui faire

respirer des fleurs. Qu’en penses-tu, Wen-Sen-Athon ? Des jeunes filles pénètrent dans le réfectoire, portant des

corbeilles et des pots que l’on présente d’abord au fils du soleil. On ne laisse pas le jeune homme tranquille tant qu’il n’a pas nommé chaque fleur que l’on fait ensuite humer à Fleur des Saisons. Les amaryllis, les clématites, les coquelicots, le muguet, les primevères et même les fleurs de pissenlit, tous chargés de la saveur de Micropolland, lui rendent un teint et un éclat qu’elle avait perdu depuis longtemps. Heureux, les moines rient, chahutent un peu plus fort. Wen-Sen-Athon serre les dents.

- Ne pourrait-on trouver un endroit plus tranquille pour parler ? L’œil de maître Aldo s’éclaire imperceptiblement. - Tranquille ? Allons dans la salle secrète du trésor. La porte de la salle secrète du trésor est un pétroglyphe sur lequel

sont représentés trois ours. Un adulte, patte en avant désigne à un ourson, un troisième, de taille intermédiaire. L’image concise sur la pierre, s’élargit dans le cerveau de Wen-Sen-Athon. Les ours se dissocient dans le ciel de ses souvenirs. C’était où ? C’était quand ? Oui, c’est cela… C’était dans le Gouffre Noir… pour aller vers la sortie… Oui, oui, cela s’appelait « le Nez de l’ours ». Un chemin montait vers la surface et puis l’autre descendait vers le centre de la terre…

Le jeune insinue le doigt dans le creux des dessins ; il en suit les contours.

- Pourquoi, trois ours ? Aldo tient entre le pouce et l’index l’extrémité de l’une de ses

moustaches. - Ne sois pas pressé, laisse faire l’eau bleue. - L’eau bleue ?

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- Elle a bien des vertus. - Elle soigne ? - Certainement. - Les blessures ? - Une coupure et hop ! De l’eau bleue. Il lui arrive aussi d’ouvrir

les yeux les plus bouchés, les oreilles les plus fermées, de réveiller les cœurs les plus endormis.

La porte glisse silencieusement, laissant maître Aldo et Wen-Sen-

Athon dans une longue pièce entièrement vide, sans fenêtres, unique-ment éclairée par des lampes à pilatch. Le fils du soleil imite le général-philosophe-savant micropollène qui s’est assis à même les dalles luisantes qui recouvrent le sol.

- Où sommes-nous ? - Tu le sais, je te l’ai dit. - Normalement, dans la salle secrète du trésor ? - C’est bien cela. - Je ne vois pas de trésor ? Le regard sévère de maître Aldo se plante dans le sien. - Tu l’as pourtant devant toi. Wen-Sen-Athon a la sensation que sa vue se trouble, que les

images qu’il emmagasine volent en éclat. Chaque morceau tourbillonne et s’assemble sur le visage de maître Aldo, comme s’il le recouvrait d’une fine pellicule d’or.

- Le trésor, c’est toi ? - La réflexion que je livre en ce lieu constitue le trésor de

Micropolland. - Tu possèdes le pouvoir des oracles ? - Oublie les oracles, les prophéties, les augures. Je n’exprime que

ma réflexion. - Mais il peut arriver qu’elle rejoigne les oracles, les divinations,

les prophéties ? - Si c’est le cas, cela dépend uniquement de leur interprétation. - Que tu as influencée ? - Revenons à toi. Que cherches-tu ? - Gray Grinn utilise les ghnôdes contre moi. J’aurais besoin de

ton aide. - Les ghnôdes sont plus proches que tu le penses. Antigula s’est

emparée de ton amie. Les ghnôdes sont partout en elle où Antigula continue de pondre sans cesse.

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La voix sèche se promène en Wen-Sen-Athon, répandant ses coups de fouet qui réveillent les frelons qui ne sachant où fuir piquent ça et là et partout, à l’aveugle. Le fils du soleil a du mal à mater des bonds violents intérieurs.

- C’est cela, le trésor !? - Affronter la réalité concrète te dérange, on dirait ? Le timbre de Wen-Sen-Athon est altéré. - Non ! Mais dit comme cela... ! Donne-moi au moins le moyen

de débarrasser Fleur des Saisons de cette vermine ! - Tu ne t’es jamais demandé pourquoi la Nearga s’est permise de

te réduire en poussière, toi le fils du soleil ? - Elle m’a eu par surprise. - Analyse ce qui t’es arrivé. Demande-toi si c’est par hasard ? - Analyser ? Par où veux-tu que je commence ? - Moi, je ne veux rien ! Les questions que tu te poses appellent en

toi des réponses indécises, parcellaires, insuffisantes à te satisfaire. Dans la lueur des lampes à pilatch, le visage d’or de maître Aldo a

un aspect irréel. - Elles te servent à peine à dresser le bilan de ton ignorance et de

tes incertitudes. - Je sais pourtant que les réponses sont tout au fond de moi. - Que veux-tu apporter au monde ? Je veux dire, d’authentique ? - Moi ! - Alors il faut d’évidence répondre à tes propres question. - Si cela suffisait à vaincre Gray Grinn ! - Cela suffira. - Peux-tu m’aider ? - Tu dois compter sur toi-même. Chaque réponse est une

création. - Donne-moi une direction, un cap ? - Seul l’avenir est porteur de création. Je dis l’avenir, pas le futur. - Tu m’as affirmé que l’avenir est le meurtrier du Temps !? - Aurais-tu peur ? - Je me sens seul. - Rassure-toi, l’avenir est aussi un don « Que vais-je faire avec

l’Autre ? » La pensée de Wen-Sen-Athon tourne sur elle-même, s’élève

droit, à la manière des typhons. Elle cherche à s’orienter pour trouver la direction de l’avenir. Sans crier gare, elle se replie, rapetisse et rentre dans son nid. Oui, j’ai peur de mon avenir. Et alors ? Je suis sûr qu’il y a des raisons.

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Non ce n’est pas moi. Cela ne peut pas être moi. Cela ne peut pas venir de moi. Il y a un secret, là-dessous. C’est cela, un secret. Je suis sûr qu’il y a un secret.

- Je suis venu chercher des armes contre les ghnôdes, toi tu me parles d’un avenir que je ne verrai peut-être jamais !

- Je t’ai livré le trésor de Micropolland. Ses valeurs, ses richesses sont suffisantes pour terrasser l’ennemi que tu redoutes. L’action t’appartient.

- Mais les ghnôdes ? - Ah ! Les ghnôdes… grande question ! Maître Aldo a le doigt levé. - N’oublie pas que l’amour est la clé de tout. Micropolline a dit « C’est la tradition ». Wen-Sen-Athon, Fleur

des Saisons, le Roi Inconnu et Ridiculusmus ont dû descendre sur la plage. Ils ont accueilli des familles qui ont traversé le lac en canoë pour apporter au fils du soleil le pilatch au maïs. Il en a mangé, puis, suivi de maître Aldo et de Micropolline, ils se sont engagés sur le pont suspendu envahi par la foule. Sur le quai, des notables, collier de pierres de monnaie au cou sont venus les saluer. Ils vont, ils viennent ces notables dans leur voiture à âne. Les ânes découvrent leurs dents comme s’ils riaient. Les notables brisent leurs colliers et lancent au sol des pierres de monnaie plates et circulaires. Elles sont vermillon, noires, blanches et vert olive.

Enfin apparaît l’ours. (C’est encore la tradition, a dit Micro-polline). Face à Wen-Sen-Athon, il danse. Le micropollène qui est dans la peau de cet ours est certainement un géant. A moins qu’ils ne soient plusieurs, les uns sur les épaules des autres. L’ours danse avec sa face en forme de masque, ses yeux peints, ses lèvres grossières, vermillon. Il se dandine. Le fils du soleil sent le souffle chaud de l’animal allégorique passer dans sa chevelure, le chatouiller. « C’est la magie de la danse de l’ours, a encore dit Micropolline. Surtout ne te gratte pas car tu nous blesserais gravement ».

Maître Aldo les regarde partir. Lorsque le carrosse démarre, Wen-

Sen-Athon a le sentiment que le général-savant-philosophe l’accom-pagne. Pourtant il le voit depuis la portière, statique sur le quai, la mine sévère. La main de maître Aldo, à hauteur de ceinture, l’index et le

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majeur réunis, remonte lentement jusqu’à l’épaule. Le crâne de Wen-Sen-Athon l’irrite en violentes démangeaisons. Il se gratterait furieusement, s’il n’avait face à lui Micropolline qui le regarde de ses yeux peints à grands traits noirs.

Wen-Sen-Athon qui est perplexe dans sa lutte contre les ghnôdes, est

persuadé qu’un secret entoure sa naissance…

CHAPITRE 25

LES MOTS DE LA ROSE Le Roi Inconnu prend Ridiculusmus à témoin. - Qu’est-ce qu’il a de plus maintenant ? Le robot virtuel tourne et retourne dans le ciel de l’Imaginaire. Le

yorum de fer, visière levée, le suit des yeux. - Il a cédé trop vite aux pressions de Gray Grinn ! Wen-Sen-Athon hausse les épaules. - Selon toi, qu’est-ce que j’aurais dû faire ? - Te mettre sans tarder à la recherche du yorum de ta

Conscience ! Mais cela… Le train de paroles qui part de la bouche du Roi Inconnu s’écrase

contre les oreilles fermées de Wen-Sen-Athon. A l’abri dans sa tête, le fils du soleil reçoit un visiteur de marque. C’est maître Aldo, venu tout spécialement, en secret, lui répéter «L’amour est la clé de tout ! » Une fois entendu, Wen-Sen-Athon met discrètement son visiteur à la porte. Puis, s’habillant de sa plus belle voix, il sort derrière lui.

- Ô mon yorum de l’Imaginaire, m’écoutes-tu ? Le Roi Inconnu qui ne s’attendait pas à cette sortie en reste

bouche ouverte. - Flac ! Flac ! Que veux-tu ? Le fils du soleil prend une profonde inspiration. - Tu m’as permis de me retrouver dans mon corps et je t’en

remercie. - Flac ! Flac ! J’en suis content ! Un frisson court sur la peau du jeune homme.

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- Maintenant j’en voudrais encore plus. - Flac ! Flac ! Quel est ton souhait ? Wen-Sen-Athon sent une chaleur sèche sur son visage. - Prendre Fleur des Saisons dans mes bras. Mais c’est peut-être

trop… - Flac ! Flac ! Pas du tout. Cela n’est pas contraire aux accords

entre la Nearga et toi. Tu aurais même pu déjà le faire… Enfin, puisque tu le demandes, j’accède à ton désir. Tiens, regarde !

Sans un mot, Fleur des Saisons vient à lui. Dans sa robe coque-

licot sans manches toute chiffonnée, elle se masse les tempes comme pour se réveiller ou pour dire « Je n’y crois pas ! ». Ses yeux sont étirés. Sa bouche est un mince sourire. Sa lèvre inférieure est luisante. Sa figure est lisse. Les mains de Wen-Sen-Athon sont attirées par la chevelure aérienne de sa compagne. Elles s’y insinuent. Elles s’y attardent. Elles la caressent, puis glissent sur les épaules auxquelles elles s’accrochent.

Le fils du soleil entre tout entier dans ce toucher. Rien d’autre ne l’atteint. Sauf peut-être, la voix de canard de son yorum de l’Imaginaire. « Flac ! Flac ! Ce n’est pas assez beau ici ! Pas assez … passionnant» Mais non. Rien d’autre ne l’atteint. Sauf peut-être, ce champ d’ancolies rouges et d’herbes rases qu’il voit se lever autour d’eux. Et aussi ces pommiers blancs qui s’allument, et ces villages lointains qui se cachent dans les plis de collines verdoyantes. Rien d’autre ne l’atteint. Sauf la douceur de l’air.

Fleur des Saisons observe le regard attentif de Wen-Sen-Athon, sa bouche entrouverte, ses lèvres brillantes. Le fils du soleil, plongé dans la pupille offerte de sa compagne, est à la recherche d’un reflet, d’une image fugitive qu’il a cru y surprendre. Cette image confuse d’un enfant, d’un bébé potelé qui tend les bras dans un berceau de feuilles, il la ressent dans son cœur. Besoin de tendresse. Besoin de caresses.

Wen-Sen-Athon prend Fleur des Saisons dans ses bras. Son regard descend sur la bouche, le menton de son amie. Lui, le fils du soleil, il ressent la chaleur de sa compagne contre sa poitrine. La chaleur se diffuse, ouvrant grand son intérieur qui prend une dimension infinie. Plus rien ne l’atteint. Il n’y a que cette faim, ce désir d’engloutir Fleur des Saisons. Plus rien. Sauf peut-être dans un pommier, deux oiseaux.

- Tuip ! Tui, tiu, crri, czi ! - Tsic, tsic! Tsic, tsic, tsic, tsic! Wen-Sen-Athon, en geste lent rassemble la longue chevelure

brune sur l’épaule de Fleur des Saisons. Il lui caresse la joue. A son tour

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elle veut le caresser. Elle touche son visage, son menton, son cou. Elle s’appuie sur sa poitrine. Elle prend du recul, dégage la chevelure noire du jeune homme pour découvrir son oreille. Entre ses doigts, le lobe épineux est tendre. Il lui communique par sa souplesse docile, une douceur dont elle s’emplit. Elle sent en elle une sorte de picotement vrillé qui, partant de l’avant de ses chevilles, remonte par ses mollets, ses cuisses pour s’enfiler dans ses flancs, glisser sur la pointe de ses seins, frôler le dessous de sa gorge et exciter un point inconnu au milieu de sa poitrine, lui donnant l’envie brutale de mordiller ce lobe. Elle se serre. Le nez de Wen-Sen-Athon se promène à la lisière des cheveux de Fleur des Saisons. Le jeune homme respire l’odeur de sa compagne. Ses inspi-rations profondes lancent dans sa tête un flot d’énergie qui – partout en lui – se renforce, durcit comme un métal, se hérissant de multiples pointes qui percent son corps. Je sais que tu es là, tout près, Gray Grinn, sous la forme d’Antigula. Je te hais ! Je vais te détruire. Je ne sais pas encore comment je vais m’y prendre. Mais je vais te détruire !

La main de Fleur des Saisons a détecté une contraction dans le dos de Wen-Sen-Athon. Sa bouche s’ouvre pour murmurer, mais aucun son ne passe. Le rappel soudain de la présence de Gray Grinn ressurgit en elle, la submergeant intérieurement d’une marée amère et acide, sur laquelle, comme un bouchon insaisissable, flotte la voix enrouée et vulgaire. « Bientôt je n’aurai plus à supporter l’insupportable ! Toi non plus, d’ailleurs. Ni ton bien aimé. Je pars. Je pars en voyage. Mais ne te réjouis pas trop vite… »

La voix éteinte, la jeune fille inspire, expire à fond pour se décharger de la tension qu’elle ressent. Elle soupire. Elle pleure.

Wen-Sen-Athon serre plus fort Fleur des Saisons contre lui. Dans son corps, les pics acérés sont prêts au combat. Prêts à défendre sa compagne contre Gray Grinn. Mais entre son désir d’en découdre et lui… s’interpose la douleur de Fleur des Saisons. Discrète, fine, touchan-te, avec une délicatesse ténue, elle s’insinue dans le regard de Wen-Sen-Athon. Elle y déclenche des larmes qui gonflent son regard.

En Fleur des Saisons, Antigula parait fière de son résultat. « Le bâtard est dans son Imaginaire. Il y est chez lui. Il y est bien ! Qu’il y reste ! »

Le visage de Wen-Sen-Athon est contre celui de Fleur des

Saisons. Le jeune homme sent ses larmes se mêler à celles de la jeune fille. Ces larmes qui coulent jusqu’à la commissure de leurs lèvres, laissent à l’entrée de leur bouche un parfum de sel. Wen-Sen-Athon câline de sa joue humide, la joue mouillée de Fleur des Saisons. Il a la sensation qu’en même temps que ses larmes ruissellent, ses forces

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dégoulinent et se répandent hors de lui. Il se voit à nouveau minuscule, aussi petit qu’il était au pays des micropollènes, la tête courbée, traînant une longue chaîne lestée de boulets. Devant lui, maître Aldo crie « L’avenir ! L’avenir ! Tu as peur de l’avenir ! » Et lui, petit bonhomme, continue, la tête basse à traîner sa chaîne et ses boulets. C’est vrai que je n’ai jamais eu la force de tuer mes yorums. Et quand j’y repense, je sais que je ne peux toujours pas. Même encore maintenant. Je ne pourrais jamais. Je ne pourrai jamais parce qu’il y a quelque chose en moi qui m’en empêche. Sans doute une malédiction. D’ailleurs maître Aldo ne m’a pas dit le contraire. Sans compter que le Sélédunk ne m’aide plus… Et si… il travaillait pour Gray Grinn ? Et si quelqu’un m’avait jeté un sort ? Juste avant ma naissance ? Oui, c’est peut-être voulu ce qui m’arrive ?

Wen-Sen-Athon lève le regard. Son yorum de l’Imaginaire les a plongés dans une atmosphère d’eucalyptus géants, dont le feuillage laisse filtrer une lumière transparente. Fleur des Saisons se crispe sous un coup de patte d’Antigula. « Bientôt je vais te quitter. Heureusement, je ne serai pas totalement absente. Je te laisse quelques régiments de mes ghnôdes, au cas où tu aurais l’intention de me trahir…»

Wen-Sen-Athon sent frissonner la surface de son crâne. Frisson qui se transforme en démangeaison. Fleur des Saisons ressent aussi des démangeaisons, un chatouillis dans les oreilles. Elle veut atteindre sa chevelure mais le jeune homme capture sa main. Il l’emprisonne et la plaque contre son cœur, la gardant sous la sienne. La bouche de Wen-Sen-Athon se rapproche de la bouche de Fleur des Saisons. Ses lèvres contre les lèvres boivent les larmes, aspirent les lèvres. Son nez s’écrase sur la joue de la jeune fille. Il la serre plus fort, sans remarquer que Ridiculusmus qui tourne et retourne autour d’eux est brutalement aveuglé par une lumière intense, jaillie du Sélédunk.

Les lèvres de Wen-Sen-Athon demeurent contre les lèvres de Fleur des Saisons. Peu à peu, de très loin, remontant le cours de ses bras jusqu’à sa tête, à petits pas lourds, le petit bonhomme à la chaîne et aux boulets s’obstine. Pourquoi Gray Grinn a-t-elle juré que je n’atteindrai jamais l’âge d’Homme ? Pour le Sélédunk ? Par jalousie ? Non ! Pour le secret qu’il y a par en dessous. Un secret qui fait trembler son pouvoir !

Fleur des Saisons devine le regard de Wen-Sen-Athon sur son front. Les bras de la jeune fille enserrent le torse de son compagnon. Son visage est dressé, ses paupières closes, comme si elle attendait une averse de lumière. Mais son sourire est une grimace. « Je vais te quitter pour un long voyage. Très long. Au cours de ce voyage, le bâtard – ton bien aimé – cessera d’exister. Et toi, ma belle, tu pourras dire adieu à la protection du Sélédunk »

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Le yorum de l’Imaginaire les plonge dans un paysage de ruines, de statues estropiées, de têtes géantes aux yeux de pierre, au front haut, aux joues pleines, au menton à fossette. Ces ruines sont étreintes par des lianes – gigantesques muscles – qui les étouffent. Wen-Sen-Athon est traversé par la vision passagère du bébé étendu dans une herbe drue, parsemée de fleurs de souci jaune orangé. Ce bébé et Fleur des Saisons dans ses bras, rien d’autre ne compte pour lui… Sauf peut-être, le chant de deux oiseaux dans le silence.

- Ti, pui, piu, pui, llui, pui ! - Tsi ! Pui ! Pui ! Tsi ! Tsi ! Tsi ! Lentement les pics se redressent en lui, prêts à percer. Que se

passerait-il si j’atteignais l’âge d’Homme ? Dans sa tête, les pensées s’embra-sent pour alimenter le feu du soleil qui, dans un crépitement inattendu, daigne parler à son fils. « Tu es plus qu’une créature !» La clarté fulgurante s’éteint aussi soudainement qu’elle est venue, laissant les pensées dans une pénombre ponctuée d’éblouissements. Et si ma mère n’était pas une rose ? Si on avait voulu le faire croire, pour m’écarter du pouvoir ? Si j’étais le fils du soleil et d’une étoile ? Il porte machinalement la main à son oreille. Pourtant, cette épine ?

- Ô mon yorum de l’Imaginaire, m’écoutes-tu ? - Flac ! Flac ! Que veux-tu ? - Rencontrer ma mère, la vraie ! Je veux lui parler. - Flac ! Flac ! Ce n’est pas contraire aux accords. Mais il te faut

remonter dans le passé. Tu le sais ? - Puisque je te le demande ! Dans le silence, Wen-Sen-Athon croit entendre un écho, une

cascade ou un rire… Gray Grinn ? - Flac ! Flac ! Tu veux aller dans le passé, c’est bien cela ? - Je l’ai dit. - Flac ! Flac ! Eh bien soit ! Le chemin t’est ouvert. Tu n’as qu’à le

suivre. Wen-Sen-Athon monte. Il est presque au sommet. Survolé de

Ridiculusmus, il marche dans des parfums de menthe et de fleur d’oranger. Les orchidées violettes et les pivoines courbent la tête à son passage. Il sait qu’il va bientôt atteindre le point culminant de la montagne de Hagghor. Quelques pas encore au milieu de rochers épars

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et de hautes herbes blondes et il découvrira la vallée et les oasis du jardin de Joudaïa, arrosées par l’oued Zuruk. Enfin, sur un tertre, le long d’une paroi, face au paysage attendu, elle est là. Dressée sur sa tige, balançant à la brise, la Rose.

Wen-Sen-Athon ressent aussitôt que son cœur et la corolle pourpre ne font qu’un. Le rythme des battements dans sa poitrine semble s’inscrire dans les oscillations de la fleur. La Rose est penchée sur un bébé dodu, joufflu dont les yeux lancent de courtes flammes. Wen-Sen-Athon s’approche. Sur le lobe de l’oreille gauche du bébé est une épine – la sienne ! Le fils du soleil se frotte doucement les mains. La Rose qu’il voit devant lui est en même temps au fond de lui. Elle l’imprègne de sa vie, de son parfum.

La voix de Wen-Sen-Athon, poussée par une absence de souffle, filtre de travers dans sa gorge, encombrée de nœuds durs et compacts.

- Rose ! Me reconnais-tu ? Il guette la réponse. Mais il n’entend que le gazouillis de l’oued

Zuruk qui prend sa source près de là. - Rose ! Puisque tu es ma mère, dis-moi quel secret a entouré ma

naissance ? Que sais-tu d’un complot ou d’une malédiction qui frapperait ton fils ? Comment pourrais-je m’y prendre pour retrouver ma Conscience ? Pourrai-je un jour redevenir moi-même ? Pourrai-je atteindre l’âge d’Homme ? Connais-tu les paroles qui apaisent ?

Il guette. La Rose, penchée sur le bébé balance dans la brise. Wen-Sen-Athon s’adosse à la paroi, le pied près d’une plante à l’odeur d’anis. Les pieds, les bras croisés, il guette. La Rose s’immobilise. Elle s’éclaire d’un feu qui lui rappelle l’éclat du Sélédunk. Tout l’intérieur du fils du soleil bouge, il déménage le superflu, il enlève tout ce qui encombre. Il fait de la place. Très vite. Il y a urgence. Il est à peine vidé du bric-à-brac de ses questions et de ses angoisses que, surgissant spontanément de la profondeur de son être, la voix de la Rose s’exhale jusque dans les moindres recoins.

- Ton père et moi, nous nous aimons d’un amour fou, insensé, déraisonnable.

Wen-Sen-Athon entend distinctement le timbre de sa mère qui ressemble au sien. La voix est en lui mais la Rose est penchée sur le bébé et lui parle.

- C’est difficile pour moi d’être aimée d’un être si brillant, si brûlant.

Wen-Sen-Athon s’est approché. Il s’accroupit. Il écoute, les mains croisées devant lui.

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- Ton père m’a séduite avec ses mots de divinité, ses mots d’en haut.

Les pétales recouvrent le visage du bébé. - Le soleil m’a dit que l’avenir s’ouvrira grand devant toi, car il t’a

donné les armes de la conscience. Mais il a ajouté « Malheureusement, Gray Grinn parviendra à les lui ravir et je ne sais pas si… »

- Si ? Wen-Sen-Athon se reconnaît dans l’odeur de sa mère, dans ses

paroles, dans sa douceur. Il casse un bâton de la plante à l’odeur d’anis et le suçote. La Rose jette un petit rire gai, espiègle qui chatouille le bébé.

- Et toi, tu aimerais savoir comment je l’ai séduit ? Tu n’es qu’un petit coquin !

Le bébé rit avec des éclats de joie qui explosent en Wen-Sen-Athon. La Rose pouffe encore.

- Je ne sais même pas comment j’ai fait ! J’ai bafouillé des mots à moi. Des mots sans suite qui me sortaient du cœur. Des mots de créature. Des mots d’en bas.

Wen-Sen-Athon croit remarquer que deux pétales remuent comme des lèvres.

- Ils venaient de loin. Du plus profond de la terre. Je les sentais monter par mes racines, circuler par ma sève. C’étaient des mots qui faisaient en moi, un «gnac !». Tu comprends ?

En Wen-Sen-Athon s’insinue un fumet de sérénité qui va partout répandre son assurance.

- Des mots qui habitent toutes les Roses, comme moi. Qu’elles transmettent à leur bébé.

Le jeune homme se baigne dans la sagesse que sa mère déverse en lui.

- Ces mots, je les inscris en toi. Ils t’aideront un jour. La Rose sur sa tige balance, balance comme pour bercer le bébé. - Tu as une grande chance. Ton père l’a dit « Tu es plus qu’une

créature. » N’oublie jamais que tu es le fils du soleil et de la Rose. Wen-Sen-Athon saisit le lobe de son oreille pour sentir l’épine

sous son pouce. - Rose, ma mère ! Tu sais que moi aussi j’aime… Sa voix est passée à nouveau de travers dans sa gorge,

s’empêtrant dans les arcanes d’un bois noueux. - J’aime Fleur des Saisons. Tu l’as connue… je veux dire, tu la

connais… Elle a ton charme, ta tendresse, ton parfum…sa peau a la douceur de tes pétales.

Wen-Sen-Athon s’esclaffe.

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- Et ses paroles parfois, piquent comme tes épines. Mon bonheur est de te retrouver en elle…

Brusquement l’intérieur du fils du soleil commence à se vider de la présence de sa mère.

- … Enfin, il le serait, si seulement j’avais un avenir ! Wen-Sen-Athon s’assoit sur un rocher. - Moi l’avenir, je l’attends mais je ne le vois pas. Comment le

construire ? Je ne le sens pas. Pourtant Fleur des Saisons me l’a dit. « Mets fin à tes rêves. Rejoins tes sens. » Je ne le sens pas.

Main devant le visage, l’index étendu sur la joue pointé vers la tempe, le majeur couvrant la bouche, le pouce soutenant le menton, jambes et bras croisés, Wen-Sen-Athon enveloppe la Rose du regard.

- Il me faudrait un élan, de l’énergie. Est-ce que je les trouverai dans l’amour ?

L’éclat de la Rose se ternit. Sa présence s’amenuise. L’intérieur de Wen-Sen-Athon laisse s’échapper la sérénité de sa mère. Ce départ est immédiatement comblé par une outre de frustration qui se gonfle. Les armes de la Conscience ? Qu’est-ce que c’est ? L’outre de frustration prend toute la place laissée par le retrait de la Rose. Les mots d’en bas ! Je les ai en moi, parait-il ? Mais où ? Et mon père pourquoi est-ce qu’il a dit « L’avenir s’ouvrira grand devant toi ? » Qu’est-ce qu’il en savait ? J’espère qu’il voit le résultat maintenant ! Son pouce frotte son menton en va et vient. Si jamais je dois aller vers l’avenir, j’aurai à affronter l’oncle Eternital. Ce ne sera pas une partie de plaisir, d’autant qu’il est avec Gray Grinn.

Wen-Sen-Athon assis sur son rocher a penché le buste en avant et croisé ses jambes à hauteur des genoux. Si j’existe encore, je le dois aux Amulhreds… Il décroise ses jambes. Sa paume s’appuie sur sa cuisse. Il se lève. Elles savent, elles, comment combattre le Temps… Et le vaincre !

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CHAPITRE 26

L’ATTAQUE Dans le ciel d’encre, la constellation d’Andromède parait à

Gaston proche et lointaine. Le poète se laisse dériver au gré de l’impulsion qu’il vient de donner au moteur rythmique. Son cœur envoie des coups comme pour clouer dans sa poitrine chaque émotion ressentie au sein des images vivantes. L’amour de Wen-Sen-Athon et de Fleur des Saisons, Wen-Sen-Athon et la Rose… Gaston distingue de plus en plus difficilement la lumière des étoiles. Faute à la buée qui a envahi son casque. Une goulée de gaz nutritif par la pipette et il rejoint Mérith qui vient juste de regagner le Quanti. Lorsqu’ils ont retiré leur scaphandre, Gaston observe le savant. Son double est impassible. Ses yeux verticaux sont à peine entre ouverts. Il range ses affaires et enfile une combinaison, sans un mot, comme si Gaston n’existait pas ! Pourquoi cacher ses sentiments ? Pourquoi garder secrètes ses réflexions ? Pourquoi ce silence ? Je ne suis pas là, moi ? Je ne compte pas ? Gaston sent monter un fourmillement le long de son tube digestif. Ce fourmillement traverse sa gorge à toute allure et se répand autour de sa bouche, gonfle ses lèvres, agace le bout de sa langue. J’ai envie de parler. Il faut que je parle. Dire n’importe quoi !

- Ces mots d’en bas, ce sont ceux qui viennent de l’intérieur ? Mérith ne regarde pas Gaston. C’est tout juste si ses lèvres

remuent. - Exact. Gaston pointe le doigt vers le sas d’entrée du Quanti. Elle a dit « un gnac ! » Donc ils sortent du ventre ? - Faux ! Les yeux de Mérith se sont enfin posés sur lui. Gaston se tient le

menton, un poing sur la hanche. - En quoi ai-je tort ? Parce qu’on parle d’une fleur ? N’oublie pas

que cette fleur a eu un bébé, Wen-Sen-Athon ! - Je sais qu’elle s’est vantée d’être une créature… - Une créature n’aurait pas de ventre ? Mérith hausse les épaules. - Pour moi, ces mots sortent de la conscience.

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- Mais non ! La Rose ne savait pratiquement pas ce qu’elle allait dire, ni ce qu’elle disait. Ils sont sortis AVANT la conscience.

Mérith sourit imperceptiblement tout en regardant dans le vague. - Essaie de réfléchir. - Et toi, essaie de ressentir au lieu de tenir des raisonnements

absurdes ! Mérith pointe un doigt vers le sol et l’autre vers le plafond. - Elle, la créature est en bas. Le soleil, la divinité est en haut. - Ne vas pas chercher midi à quatorze heures. Il l’a éclairée, elle

l’a aimé, c’est tout ! Mérith replie ses mains qu’il joint sur sa poitrine. - Pour quelqu’un d’en bas, s’adresser à la divinité, cela s’appelle

« prier ». - Quelle absurdité ! Les mots d’en bas, c’est ce qui sort sponta-

nément du ventre ou de la poitrine. C’est ce qu’elle appelle « un gnac ! ». - Pas du tout ! Elle a simplement voulu dire à son fils « Il faut

prier ton père, le soleil. » - Elle lui a dit « Rassemble tes émotions et tu t’en sortiras !» - Emotion n’est pas action. - Que cela te plaise ou non, c’est pourtant l’instinct poétique

qu’elle lui a communiqué. - La poésie est animiste. Elle fait une trop grande part à la nature. - La poésie met au cœur la réalité de l’essence des êtres. Elle

s’imprime sur la vie et donne a chacun la capacité de dire « J’existe ! » - Tu es indécrottable ! Des hululements soutenus les obligent à se taire. Mérith se

précipite. Dans la salle de contrôle, tous les boutons sont au rouge clignotant. Les écrans sont noirs mais ils crépitent. Ils ronflent. Ils sont traversés de décharges électriques. Le savant tente de déclencher le processus de lecture analytique. Il obtient des flashes. Des flashes ryth-més, comme des pulsations. Soudain un éclair, sorte de réaction électro-magnétique, relie les écrans qui s’allument tous en même temps. Mérith sent sur ses mains une chaleur froide. Il perçoit sa propre odeur. Sur les écrans, tout autour de la pièce, une nébuleuse aux contours crépus. En son centre, une forme tourmentée, tempétueuse, des entrelacs d’énergie baignant dans une lumière bleutée. Le cœur de Gaston fait une boule dans sa poitrine. Dans sa tête une masse frappe des bouchons pour les faire sortir par les oreilles. Il a la sensation que l’activité électrique des

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écrans rampe sur sa peau, couvrant ses épaules, son cou, sa tête, comme pour s’emparer de lui.

La forme est imprécise. On la dirait enroulée dans un champ magnétique. Enfin, elle se révèle. Enveloppé dans une étoffe de lumière froide, c’est un visage. La face est partagée verticalement. Un côté est sombre. L’autre, luisant, ressemble à un sabot. Gaston a l’impression que son nez est bouché. Il a la sensation d’avoir un trou à l’endroit des sourcils. Il a le sentiment que sous son crâne, la cadence des coups rayonne jusque dans son cerveau. C’est arrivé ! C’est Elle !

Le visage est figé. La bouche immobile. La voix enrouée et vulgaire le fait sursauter comme si elle le surprenait. Comme si elle était auparavant déjà présente dans la salle à côté de lui sans qu’il ne s’en soit aperçu.

- Docteur Mérith ! C’est bien comme cela qu’il faut t’appeler, n’est-ce pas ? Il paraît que tu es le plus grand magicien du monde ?!

Le torse du savant s’habille d’un corset rigide, comme si sous la peau s’était glissée une épaisse feuille de carton.

- Tu dois me connaître sous toutes les coutures. Il paraît que tu m’espionnes sans arrêt. Inutile alors que je me présente. Oui ? Non ?

Un poing revêtu d’un gant de boxe frappe Mérith côté droit, laissant son impact sur le foie.

- Bon ! A tout hasard, sache que je suis la Nearga Gray Grinn, fille de Kéjal-Nébir, le Froid et de Nuit des Ages, maîtresse des Forces Cachées, de la Nuit et des Ages Anciens, petite fille d’Abzeroe, le Vide et des Masses flottantes, dérivant dans les univers.

Une seconde rigidité, atrocement pénible soude la colonne vertébrale du savant. Partant du coccyx, elle le tient jusqu’aux omoplates.

- En t’associant à Wen-Sen-Athon, en abritant Khena, la rebelle, tu m’as défiée !

Mérith cherche des yeux l’air qui parait refuser d’entrer dans ses poumons.

- Par le passé, un certain Punkette a tenté de porter atteinte à mes pouvoirs…

Un disque tournoie sur le sternum du docteur, arasant toute confiance qui prétendrait dépasser.

- Je suis venue m’emparer de ta machine. Je vais l’anéantir. Il ne restera rien de toi, ni de mes ennemis.

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Lorsque les écrans sont redevenus noirs et muets, Mérith sent que son dos, ses jambes sont collés à sa combinaison.

- La disparition de Punkette, c’est elle, elle ? - Dans peu de temps il y aura la notre car je pense qu’elle ne nous

menace pas pour rien. - Je ne reverrai jamais Jennifer, fer. - N’oublie pas que nous sommes deux. Tu ne penses qu’à toi, à

ton Quanti, à tes malheurs ! - Elle est ici, Gaston ! Comment a-t-elle pu nous détecter ? - Tu pourrais te rappeler que Fleur des Saisons nous a dénoncés

devant le Vukarnacht ! - En admettant… comment a-t-elle pu venir à nous ? Je ne vois

qu’une solution… - Evidemment, il n’y en a pas trente-six. Elle est venue à bord des

sphères de Punkette. - Elle est virtuelle et présente ! Elle s’est servie de l’Imaginaire de

Wen-Sen-Athon pour voyager dans ses pensées ! - D’autant qu’elle ne doit pas être seule. Souviens-toi de maître

Aldo « Les ghnôdes sont une grande question ! » - Les ghnôdes ? Encore, core ! - Horubal était un test. Elle a vu que nous ne savons pas nous

défendre. Elle sait qu’elle est la plus forte. - Je vais débrancher le système, tème - Qui est, oserais-je le mentionner, sous l’emprise du Sélédunk !

Tu vas le débrancher lui aussi ? - S’il nous aidait, dait ? - Et c’est moi le rêveur ! - Tu as raison. Il n’aide même pas Wen-Sen-Athon. - A l’intérieur de ton cerveau, tu te crois à l’abri de tout. Mais

lorsque tu es pris de court, c’est la panique ! - Je dois trouver une solution, tion. - Une solution scientifique, naturellement ? - Les ghnôdes dans les sphères n’ont que le poids de la pensée… - Comme Wen-Sen-Athon quand il est arrivé ! Comme le

Sélédunk quand il a pris le contrôle du Quanti. Comme Khena, la mère de Fleur des Saisons quand elle a jailli des méninges de notre paternel !

- J’oubliais la force de l’information quantique, tique. - Mais non, Grand Elucubrateur ! Ils ont en plus le poids de la

magie contre laquelle le poids de ta science ne fait pas le poids. Mérith réussit a obtenir un positionnement géographique. - Ridiculusmus ! Il me faut mon robot virtuel.

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- Dommage ! Nous serons morts avant qu’il nous soit revenu des environs de Marrakech.

Wen-Sen-Athon, grâce à son yorum de l’Imaginaire a pu remonter dans le

passé et s’entretenir avec sa mère, la Rose. Il voudrait maintenant obtenir l’aide des Amulhreds pour lutter contre le Temps et aller vers un avenir qu’il semble redouter.

CHAPITRE 27

L’ESKAEDE - Ô mon Yorum de l’Imaginaire, m’écoutes-tu ? - Flac ! Flac ! Que veux-tu ? - Rejoindre les Amulhreds. - Flac ! Flac ! Hélas, c’est interdit. Gray Grinn a accepté que tu te

rendes dans le passé. Toi-même as insisté pour y aller. Elle refuse maintenant que tu reviennes vers le futur.

La poitrine de Wen-Sen-Athon est tout à coup pleine d’une mer au goût âcre. Dans cette mer nage un petit poisson en quête de nourriture. Il est tellement occupé par sa recherche qu’il se jette dans un filet qu’il n’avait pas vu. Le filet était si fin, et lui si affairé !

- C’est un piège ? - Flac ! Flac ! Elle a demandé à Eternital de t’enfermer dans ton

passé et de t’y garder. A travers les flots bleutés, le petit poisson aperçoit vers la surface,

une ombre. La barque d’un pêcheur ? - Je suis donc prisonnier de moi-même ? - Flac ! Flac ! Oui. Le filet couvrant le petit poisson dérive au fond de la mer. - Enfermé dans mon yorum de l’Imaginaire ? - Flac ! Flac ! Oui. Il semble au petit poisson qu’en un endroit le filet accroche…

Une étoile de mer ? Un crabe ? Un galet ? - S’il est obligé de me garder, c’est qu’il y a une sortie ? - Flac ! Flac ! Bien sûr. - Où est-elle ?

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- Flac ! Flac ! C’est une fenêtre, ou plutôt, une lucarne. - Où est-elle ? - Flac ! Flac ! Tu ne peux la franchir. Wen-Sen-Athon sent tout à coup ses paupières se charger de

grains de sable denses et chauds. - Où est-elle ? - Flac ! Flac ! Cette lucarne est barrée par un balancier si rapide

qu’il ne laisse même pas filtrer un rayon de lumière. - Comment cela, un balancier ? - Flac ! Flac ! Le cœur de Fun Carillon, l’ambassadeur du Temps. Wen-Sen-Athon observe vaguement les amas de poussière

scintillante qui ondoient dans le ciel de son yorum de l’Imaginaire. Il s’allonge, un coude sur le sol.

- Je pourrais peut-être le démolir ? - Flac ! Flac ! Eternital l’a tellement durci qu’il est capable de

réduire en poudre la pierre la plus dure. - Admettons que je trouve un moyen ? - Flac ! Flac ! Tu ne peux atteindre cette lucarne sans que le

Temps ne décèle ta présence. - Que va-t-il me faire ? - Flac ! Flac ! Il t’a surpris dans un endroit interdit - Je fais ce que je veux dans mon yorum de l’Imaginaire ! - Flac ! Flac ! Tu es en faute ! - Par une décision arbitraire de Gray Grinn ! - Flac ! Flac ! Puisque tu es en tort, il a le droit de t’engloutir. C’est

ce qu’il fera. Wen-Sen-Athon, jambes étendues, s’appuie sur ses deux coudes. - Mais ce n’est qu’un rêve, n’est-ce pas ? - Flac ! Flac ! Un rêve ? Les paupières de Wen-Sen-Athon s’alourdissent davantage. Son

ventre se détend. Les muscles de sa mâchoire se relâchent. Son sourire apparaît lorsqu’il reconnaît le jardin de Joudaïa, au pied de la montagne de Hagghor et Strategius dans le ciel.

- Flac ! Flac ! Qu’est-ce qu’un rêve d’où on ne s’éveille pas ? L’oasis derrière les papyrus et les bambous. Les ajoupas de

mahogani. Les sirènes, leurs longs cheveux blonds, bruns, roux. Leurs grands peignes dorés. Les entrechocs de leurs colliers, de leurs bracelets de pierres précieuses. Les reflets argentés de leurs queues de poissons au soleil. Fleur des Saisons, couronnée de feuilles tressées…

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- Flac ! Flac ! Il vaut mieux rester ici. Il vaut mieux pour toi vivre dans les moments heureux de ton passé, sans prendre la responsabilité de blesser ta sensibilité d’enfant, douloureusement proche.

La sensibilité, Wen-Sen-Athon la sent palpiter dans sa poitrine. C’est un animal. Un bébé animal. Une boule de poils, minuscule, au regard innocent qui gémit doucement, laissant répandre le sang tiède de sa blessure dans la main calleuse du chasseur. Ce chasseur, il le voit, Wen-Sen-Athon, ce géant aux traits impassibles, à la carrure redoutable, aux doigts énormes. Sa réputation le précède. Il est connu du monde entier. Jusqu’ici, la sensibilité avait pu l’éviter.

Il s’appelle « Responsabilité ». - Non ! Le fils du soleil lutte contre ses paupières. Dans sa gorge, le cri

est passé, complètement écrasé par le bois noueux. Il sent que le chasseur veut en finir avec la petite boule de poils aux yeux innocents. Ses yeux s’ouvrent, les flammes carbonisent le sable.

- Les Amulhreds et l’Homme sans Visage, mon ami, mon frère. Je veux les voir tout de suite !

- Flac ! Flac ! Tu ne peux aller les rencontrer. - Amène-les ici ! - Flac ! Flac ! Dans le jardin de Joudaïa ? - J’ai dit, ici ! - Flac ! Flac ! Mais ils devront remonter dans le passé. Tu le sais

maintenant ? - Puisque je te le demande ! Dans le silence, Wen-Sen-Athon entend nettement un chucho-

tement ou un froissement de feuillages, ou peut-être un rire étouffé dans une toux de gorge. Elle me guette…

- Flac ! Flac ! Tu veux que je les apporte dans ton passé, c’est bien cela ?

- Je veux qu’ils soient ici, à côté de moi ! Avec le Roi Inconnu. Avec Ridiculusmus. Avec Fleur des Saisons. J’ai dit « à côté de moi ». Combien de fois devrais-je le répéter ?

- Flac ! Flac ! Eh bien soit. Voici tes amis.

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L’image de « la personne », dans sa longue tunique jaune d’or pourrait être éclipsée par l’éclat des flamboyants ou la splendeur des bougainvillées. Elle pourrait. Wen-Sen-Athon patiente. Les yeux comme deux fentes, le bras passé derrière le cou de Fleur des Saisons, la main agrippant l’épaule de sa compagne, il patiente. La jeune fille, les doigts crispés sur la couture de sa robe coquelicot complètement fripée, cramponnant d’autre part la taille de son ami, laisse entrer en elle l’odeur et le goût de la terre chauffée. Le Roi Inconnu, martial, la main sur le pommeau de son épée, baigne son visage dans la chaleur des Amulhreds qui peuplent maintenant le jardin. Ridiculusmus, ébloui par la forêt de lumières porte sa main transparente devant son regard cybernétique.

- Palsandoz ! Wen-Sen-Athon. Palsandoz ! Fleur des Saisons. - Palsandoz ! Sous la flamme en poire, gracieuse et souple de « la personne », la

figure est hilare. - Nous avons entendu l’appel de ton Yorum de l’Imaginaire.

Palsandaire ! - Homme sans Visage que je vois, là-bas parmi mes soeurs,

approche ! Prends place, près de moi. Une Amulhred ni plus ni moins brillante que les autres s’éteint.

Elle se coule en un personnage d’âge mur, en blouse grise, à la tignasse et à la barbe poivre et sel.

- Je te salue, messire. Je suis fort aise de te revoir. Wen-Sen-Athon s’efforce de sourire. - Je me sens honteux de ne pas avoir retrouvé les paroles qui

apaisent. Je n’ai pas pu vous aider dans votre lutte contre le Temps. Fleur des Saisons triture un coin de sa robe coquelicot dont

l’ourlet fait un bec. Le visage de « la personne » se déforme légèrement. - Il faudra penser à ta toilette. Tu es toute chiffonnée et tes

cheveux sont en bataille. Palsandaille ! La main de la jeune fille se raidit. Ses yeux se ferment. A

l’intérieur, Antigula se déplace en ricanant. « Vous êtes tous là ? C’est bien. C’est parfait ! Maintenant, je suis tranquille. On peut déjà dire que j’ai gagné. Ga-gné ! Il ne me reste plus qu’à peaufiner le travail. Considères que le bâtard est rayé du monde. Salut, ma Belle ! En attendant mon retour, tu apprécieras mes ghnôdes garde-chiourme ! »

La maîtresse de l’Harmonie se recroqueville en elle-même. « Tu n’as pas encore gagné ! Wen-Sen-Athon sera le plus fort ! » Mais elle se sent fléchir sous l’emprise de deux pinces qui l’enserrent au milieu de la poitrine. La douleur est atroce. Puis elle se stabilise. Elle décroît. Elle disparaît tandis que Fleur des Saisons perçoit à travers sa chair,

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l’évaporation de la présence de Gray Grinn. Dans sa tête, les idées fondent. Dans son regard, les séquelles de la douleur jettent des myriades de points éphémères. Cependant, sous ses cheveux, le long de son crâne, court un frisson. Dans ses oreilles, un chatouillis. « C’est moi, Maître Aldo ! Surtout ne te gratte pas, tu risquerais de nous blesser ! » La jeune fille fait un gros effort pour ne pas griffer de tous ses ongles les côtes de Wen-Sen-Athon. Le chatouillis est très difficilement supportable. « Je suis ici en secret, avec mes vaillants guerriers micropollènes. Nous avons dû bousculer quelque peu les règles de l’Imaginaire de Wen-Sen-Athon ! » Le chatouillis chemine le long de la gorge. « Je sais qu’il n’aime pas tricher. Son caractère absolu ne laisse aucun doute à ce sujet. Mais au fond, peut-il se le permettre ? » Le chatouillis se répand équitablement de chaque côté de la poitrine.

« - Vous allez chasser les ghnôdes, Maître Aldo ? - Nous avons avec nous quantité de pilatch et d’eau bleue. Nous allons te

purifier, en les changeant en micropollènes. » Le chatouillis se répand dans les flancs. Il est si intense que Fleur

des Saisons, n’y tenant plus, éclate de rire. Un rire qui lui arrache un flot de larmes. Le regard de Wen-Sen-Athon la transperce et rejoint l’horizon de son océan intérieur. La jeune fille, d’un revers, amenuise le flot sur sa joue. Elle prend sa respiration.

- Je crois que le moment est venu de faire des projets. - De quoi parles-tu, exactement ? - Oh, Wen-Sen-Athon, je t’aime ! Le regard du fils du soleil revient de l’horizon. Il se hâte à la

rencontre de celui de la maîtresse de l’Harmonie. Les deux regards se rencontrent comme deux vagues glissant en sens inverse. Les deux vagues n’en forment plus qu’une qui se dresse, produisant, sous le choc, une petite crête d’écume, avant de s’absorber dans la houle.

- Je t’aime, moi aussi, Fleur des Saisons ! La jeune fille pose sa tête contre l’épaule du fils du soleil. - La vie nous appartient. - La vie ? - Oui, la vie. Notre vie. - Hélas ! Tu peux voir où nous sommes, bloqués dans mon

Imaginaire ! Les Amulhreds crépitent autour du couple. Elles sont sur la

margelle, près de la Fontaine magique. Elles sont dans le Jardin. Leur visage est attentif. Wen-Sen-Athon serre les poings.

- Vous allez m’en vouloir énormément. Il baisse la tête.

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- Je vous ai attirées dans un piège dont nous ne sortirons jamais. Ni vous, ni moi !

La flamme de « la personne » s’aplatit. - Tu fais allusion au passé, au balancier qui obstrue la fenêtre du

Temps ? La lumière des Amulhreds éclaire brièvement les recoins sombres

des pensées du jeune homme. - Ah ? Vous connaissez ces… Alors, vous pouvez sans doute… - Nous sommes sans ressources dans ton yorum de l’Imaginaire.

Nous ne possédons aucun de nos pouvoirs magiques. Wen-Sen-Athon hoche la tête. - Gray Grinn nous a enfermés dans mon passé. La flamme se regonfle. - Tout n’est pas fini. Tu n’as pas le droit de désespérer. Palsandé ! Le jeune homme croit voir un sourire dans la barbe frisée de

l’Homme sans Visage. - Et puis, messire, vous savez mieux que moi que j’ai le pouvoir

de me changer en n’importe qui ou en n’importe quoi ? Il écarte les bras, en un geste théâtral. - Il me suffit d’imiter la fenêtre. Ainsi, le balancier, trompé se

décroche ! Les Amulhreds crépitent plus fort. Leur flamme s’allonge, se

rétrécit. Elles chuchotent en palsandaï. Le visage mouvant de « la personne » laisse deviner des yeux emplis de malice.

- Les idées de l’Homme sans Visage sont souvent farfelues mais géniales.

Les yeux, sous la flamme du visage cherchent ceux de Wen-Sen-Athon.

- Nous t’avons fait un cadeau dans le Gouffre Noir… - Le Palsandir. Quel présent ! - Il t’a permis d’approcher tes yorums… - Merveilleux présent ! - De subir parfois leur rébellion… - Terrible présent ! - D’allumer en toi le feu de la terre, par tes contradictions.

Palsandion ! - Serait-ce la magie de Krutzur ? - Nous allons t’en faire un autre. Palsandautre ! - Aussi terrifiant ? - Terrifiant ? Aurais-tu peur de toi-même ? - C'est-à-dire…

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- Ce cadeau est plus merveilleux encore. - Qu’est-ce que c’est ? - Un secret. Tout au bord de la pensée de Wen-Sen-Athon, il y a la Rose

courbée sur le berceau. L’enfant regarde par delà ses pétales, loin dans le ciel, l’Oiseau qui plane de ses ailes effrangées, larges et puissantes.

- Un secret qui me concerne ? - Tu te doutes qu’il y a un mystère à ton sujet, n’est-ce pas ? Tu

t’en doutes depuis longtemps ? - J’ai toujours su qu’on me cachait la vérité. - Eh bien ce secret s’appelle Eskaede. - Quoi ?! - Tu as en toi un principe comparable à ce qu’est Antigula pour

Gray Grinn. Palsandine ! - Je sais qu’Antigula est double, ce qui fait que Gray Grinn est

double… - Antigula peut séparer en Gray Grinn, la Nuit de la Glace. Ou au

contraire, les unir. Elle leur permet de vivre ensemble ou séparément, selon son gré.

- Mais moi, je n’ai pas de nuit, ni de glace ? - Lorsque la Nearga a lancé son éclair contre toi, son but n’était

pas de te pulvériser en d’innombrables yorums. Même pas de te transformer en souvenir.

- Ah, non ? - Elle t’a simplement inversé. Palsandé ! L’image furtive de la salle où s’était réfugiée sa mémoire traverse

l’esprit de Wen-Sen-Athon. Le plafond était le sol et le sol, le plafond ! - Comment cela, inversé ? - Alors que ta partie visible, concrète, ton désir d’exister

disparaissait, ta partie invisible, abstraite, ton désir de rêver – le Sélédunk – se révélait au grand jour. Palsandour !

Le Roi Inconnu redresse son torse dans un puissant soupir. Ses traits sont détendus. Wen-Sen-Athon qui l’a observé un court instant revient à « la personne »

- Selon toi, le Sélédunk… - Le Sélédunk est ton corps magique. L’Eskaede est ton corps réel. - Pourquoi ne pas m’avoir révélé ceci plus tôt ? La flamme de « la personne » se sépare comme sous l’effet d’un

courant d’air, puis se réunit. - Qui peut envisager de contrarier le Sélédunk ?

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Le jeune homme se penche sur le bijou, paisible au cou de Fleur des Saisons.

- Mon corps magique ? « La personne » joint les mains. - L’Eskaede est l’étincelle de soleil qui fait de toi – Toi-même. - Une étincelle ? - Il t’appartient de la faire jaillir. Strategius et ses gros nuages lourds s’engouffrent dans le regard

de Wen-Sen-Athon. - Comment veux-tu que je fasse ? Je ne sais pas comment m’y

prendre ? - Il le faut pourtant ! - Crois-tu que mon yorum de l’Imaginaire peut s’en charger ? - C’est à toi de décider. - Il peut au moins me la montrer, cette Eskaede ? - Gray Grinn l’a capturée, tu le sais bien… - Comment dois-je faire ? - En commençant peut-être par te demander ce que tu redoutes

le plus au monde ? Palsandonde ! - L’avenir ! - Où crois-tu donc que se trouve ton Eskaede ? - Dans l’avenir. Tu le vois, c’est pour cela que tout est perdu.

Nous ne pourrons jamais sortir d’ici. Les Amulhreds parlent à mi-voix avec l’Homme sans Visage qui

fait remarquer qu’il suffit de passer la lucarne pour s’échapper. Wen-Sen-Athon, un bras replié, le menton dans la paume de la main, fait à Ridiculusmus un signe du regard. Le robot virtuel se positionne face à lui, se ponctuant d’un chapelet lumineux.

- Cette Eskaede, est-ce que c’est ma Conscience ? - La conscience… c’est la faculté… de connaître sa propre

réalité… de la juger… - Ce serait peut-être alors l’endroit où mon corps impalpable

rencontre ma conscience ? - Cela voudrait dire… que le Sélédunk… est ton Inconscient… - Mais oui ! Ce ne peut être que cela ! L’Eskaede est ma

Conscience ! Lorsqu’ils se rejoindront tous les deux, j’existerai ! Wen-Sen-Athon penche la tête vers « la personne ». - Mon père a dit que je possède « Les armes de la Conscience ». Mais

je ne les vois pas ? Les Amulhreds crépitent. Elles rient. Elles sautillent sur place.

Elles frappent dans les mains de leurs voisines.

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- Qu’est-ce qui vous amuse tant ? « La personne » reprend son sérieux. - Il a certainement voulu faire allusion aux « paroles qui

apaisent ». Fleur des Saisons sent remonter en elle la voix sèche. « Nous avons

terminé ! Tous les micropollènes vont pouvoir partir et te laisser en paix. - Oh ! Maître Aldo, comment pourrais-je vous remerc… » La voix

intérieure de la jeune fille est couverte par la Symphonie du Temps Nouveau. Le son de Khena retentit à tout rompre. Toutefois, la maîtresse de l’Harmonie y décèle une intonation d’inquiétude qui blesse son cœur gonflé d’amour.

Gray Grinn qui se vante d’avoir tué le professeur Punkette est à bord du

Quanti…

CHAPITRE 28

L’INVASION Après avoir brièvement regardé Gaston, Mérith coupe les

communications avec Ridiculusmus. D’autant que les vues dérivées des images vivantes sont surexposées, brûlées, inexistantes. L’analyse de situation révèle l’arrivée en masse de ghnôdes, à bord des sphères de Punkette. Les colonies sortent en rangs serrés de la zone des récepteurs. Elles s’engouffrent dans « la bosse » du navire. Pourtant le savant se permet un léger soupir de soulagement quand l’appareillage de surveillan-ce les enferme dans des conteneurs smectiques et les vitrifie.

- On dirait que le système expert a pris l’enseignement de l’affaire Horubal !

La satisfaction de Mérith est de courte durée car les conteneurs, en état de tension brutale, volent en morceaux.

Les yeux luisants de Gaston sont frappés d’un éclat terne qui donne plus de brillance à son visage blême.

- Les ghnôdes, eux aussi, ont pris la mesure de la leçon Horubal !

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Une gueule aux crocs acérés hurle dans la poitrine de Mérith. Je le savais ! J’étais sûr que cette histoire nous mènerait tout droit à la perte du Quanti. Au prix d’un gros effort, il réussit à étouffer le sinistre hurlement. La fermeture de ses yeux verticaux fait surgir des plis en haut de ses sourcils et de son nez. Sa voix se fait la plus neutre possible.

- Ce qui me fascine, c’est l’inconnaissable ! L’explosion a libéré les ghnôdes qui s’élancent à une allure

foudroyante. Ils grignotent les circuits de connexion de la voile solaire. Gaston sent planer, mouvante, rigide, instable, prête à s’abattre sur lui une masse dense, implacable. Elle est au-dessus de sa tête, à la verticale. Où qu’il se déplace, elle se déplace avec lui. Le regard de Mérith se déverrouille. Le savant compulse les résultats d’analyse. Les ghnôdes se métamorphosent. Dans sa poitrine, les babines retroussées, l’écume tombant de la langue, la gueule halète furieusement.

- Figure-toi qu’ils se fondent dans les photons qui frappent la voile solaire !

De la gueule écarquillée, la langue passe sur les babines. En contre-haut, il y a un œil cruel, fixé sur Gaston et sa mine enfantine. C’est lui, ce salaud qui m’a influencé avec sa poésie stupide ! A m’enfermer dans ce cauchemar, avec ses délires de magie !

- A ton avis, est-ce que nous rencontrons ici une réalité ? Dans les pensées de Gaston, il y a Mérith habillé en grand

Inquisiteur du Moyen âge. En robe de bure, il tient sur sa poitrine un livre de science. De sa main libre, un tisonnier encourage un feu dans lequel brûlent des livres de poésie.

Le double lève les bras au ciel. - Si ce n’est pas réel et que nous sommes détruits, sommes-nous

victimes de nous-mêmes ? - Pour nous, physiciens quantiques, la réalité est en grande partie

créée par l’observateur ! - Moi, ce que je vois, c’est qu’ils arrivent à bout des matériaux de

haute technologie. Le savant parle entre ses dents. Ils s’en repaissent même ! Et non seulement cela, ils se

transforment en énergie ! L’arrivée des premiers ghnôdes dans « la base », arrache à Mérith

un sourire ironique. L’œil terne de Gaston, lui, s’habille d’une larme. - Toi le savant, le technicien froid, tu ne vas quand même pas me

dire que nous sommes victimes du hasard ?

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- Pour moi le hasard est à la physique ce que la génération spontanée était autrefois à la médecine.

Le regard vertical ne quitte pas les comptes-rendus d’analyses. - Pour un homme de science, dire que le hasard existe, c’est

avouer son ignorance des causes. Les ghnôdes entrent dans le compartiment des batteries. - Mais si tu parviens à expliquer ce qui arrive par la poésie, ne te

gêne pas ! Gaston sent une fournaise s’étaler sous ses joues, se répandre

dans son front. Son cœur est pris d’une fluctuation insolite. Comme si, à bord d’un train fantôme, il montait, descendait au gré de montagnes russes.

- Tu penses que tout cela est ma faute ? Les ghnôdes progressent vers l’ordinateur central. Les antivirus

spéciaux sont inopérants. Mérith parle d’une voix calme, comme s’il n’avait pas entendu.

- Leur cible est le cœur en spirale du Quanti. Ils sont dans le matériau lui-même. Ils se comportent en électrons !

Les joues et le front de Gaston chauffent davantage. Les yeux lui brûlent.

- Alors ils vont affecter Ridiculusmus ? Ils vont atteindre la numérisation de Wen-Sen-Athon ?

Mérith penche la tête avec une mimique condescendante, regardant son double en biais.

- Puisque le mystérieux Sélédunk ne fait rien, je pourrais essayer d’arrêter leur progression par spin inverse ?

Gaston hausse les épaules. - Tu sais mieux que moi ce que donne la nanotechnologie ! Des incidents électriques les interrompent. Sans lever les yeux

des écrans, Mérith tend l’index. - Va vite voir le scanner ! Gaston fonce. Des éclairs fusent de la cabine. De la pomme de

scannage coule une lumière jaune qui affecte son visage blême. L’intérieur du poète est atteint, lui aussi, sous la forme d’une brûlure liquide dans le ventre et d’une sorte d’édredon dans la poitrine. Mon dieu ! Ils veulent utiliser le scanner pour se matérialiser…

Il fonce sur le coupe-circuit. Celui-ci ne réagit pas. La main du double de Mérith reste collée au levier. Elle est paralysée par un courant qui raidit les muscles. Le pouce, les doigts de Gaston enflent. Puis son

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bras. Peu à peu il comprend ce qui survient. Les ghnôdes se sont glissés dans le circuit électrique. Maintenant ils entrent dans sa propre personne. Ils l’envahissent. Ils ont trouvé le chemin de ma numérisation ! L’avancée des ghnôdes lui laboure les veines, lui boursoufle les pieds. Il tient difficilement debout. Je n’aurais même pas cru pouvoir rêver à tant d’horreur… Qu’est-ce que je suis, moi ? L’image d’une sangsue, puis d’une grosse outre lui traverse l’esprit. Finalement, c’est sans doute le destin… Et la survie de Wen-Sen-Athon ? Ah, oui ! C’est cela… je suis un piège… Je serai leur tombeau à ces maudites bestioles… je vais toutes les attirer en moi… je vais…

Le corps de Gaston est gonflé à craquer. La lumière de la pomme de scannage s’éteint. Cela y est, le circuit est interrompu. Elles sont toutes là ! Le double de Mérith rassemble ses forces. Il respire avec peine. Après tout, l’horreur est, elle aussi poétique. Elle m’oblige à me rendre compte que je vis ici et maintenant. Gaston se traîne jusqu’à sa cabine. Sans me départir, comment repartirai-je ? Il enfile avec beaucoup de difficultés son scaphandre. Aucun de ces monstres ne doit rester dans le Quanti. Dans son casque, il entend la voix de Mérith.

- Il y a un phénomène curieux. On dirait que les ghnôdes refluent. On les dirait attirés par quelque chose, une sorte de piège, près du scanner.

Gaston jette un dernier coup d’œil au maillot des « Ouistitis Géants ». Puis il rejoint le sas. Sur le pas de la porte, il tente d’esquisser un salut militaire. Les paroles de son fameux poème se plaquent contre son visage, comme poussées par un vent d’éternité « Révérend, je vous tire ma révérence… »

Dans l’espace, les yeux du double se chargent d’étoiles. - Peut-être dans l’Infini, un jour finirai-je ? Au son de la voix dans la radio, Mérith fronce le sourcil. - Gaston ? Tu es sorti ? Il veut se lever mais les résultats d’analyse le clouent sur place.

Les ghnôdes ont trouvé le chemin de la numérisation de mon double ! Aussitôt dans les pensées du savant apparaît le visage du poète. Il est rongé par la vermine. Il voit son double se tordre, se disloquer sans se plaindre. Il se voit, lui, homme de pierre, dressé, la tête haute, le regard si lointain qu’il n’a aucune chance d’apercevoir le petit personnage dupliqué. Au moment où sa bouche s’ouvre à engloutir le micro, il sent une émotion en forme de râpe, passer dans sa gorge et frotter les cordes vocales.

- Gaston ! Une voix affaiblie répond.

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- N’oublie pas ! N’oublie pas Wen-Sen-Athon ! N’oublie pas la poésie…

Les yeux verticaux de Mérith se sont fermés doucement comme on clos les volets lors d’un deuil. Ils n’empêchent pas que suinte son chagrin, entraînant des déchets de remords. C’est pour moi qu’il s’est sacrifié. Oui ! Il n’avait aucune raison..? Il a voulu me rendre libre de redescendre sur la terre… Il a toujours pensé que je voulais me débarrasser de lui… De nous deux, c’est moi le salaud. Oui, c’est vrai, je suis un égoïste !

La voix du poète s’amoindrit. - La poésie n’est pas un rêve… La poésie, c’est simplement le

présent… que je ressens… et que je veux partager avec ceux qui sont… - Qui sont ? La voix devient hachée, inaudible. - Gaston ! Qui sont quoi ? - Qui seront… Mérith avale presque le micro. - Gaston ?! Dans la conscience de Mérith, le double fait un signe, un doigt en

travers des lèvres. Je sais que je ne te parlerai plus, mon vieux ! Les yeux verticaux s’ouvrent, libérant une cascade de larmes.

Le savant se lève. D’après les analyses, les ghnôdes s’étaient

concentrés dans le circuit électrique. Ils ont disparu. Dans la cabine, le scanner est intact. Mérith s’attarde un instant devant la glace. Il contemple ses cent quatre ans ses cheveux blancs, ses moustaches. Les yeux verticaux se détournent, comme on évite un importun. Peut-être dans un miroir, un jour vous admirerai-je ? Il prend une profonde inspiration. Après tout, Gaston s’est sacrifié parce qu’au fond de lui, il faisait confiance à la science.

La main de Mérith est posée sur le levier du coupe-circuit. Le savant vérifie que l’alimentation du scanner est coupée. Elle l’est. Il retire sa main. Cependant il sursaute quand le jet de lumière jaune de la pomme s’allume soudainement. Devant lui prend corps une curieuse araignée. Elle pond une sorte de matière blanchâtre qui coule et se répand sur le plancher de la cabine.

Enfermé dans son passé, à l’intérieur de son yorum de l’Imaginaire, Wen-

Sen-Athon est résolu à s’en échapper…

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CHAPITRE 29

ETERNITAL Wen-Sen-Athon cherche des yeux les confins de son yorum de

l’Imaginaire. Si éloignés qu’ils soient, il s’y sent à l’étroit. Il se fait l’effet d’être un prisonnier reclus dans une cellule. Les murs de la cellule sont élevés. Lui est assis par terre. Tout en haut, dans un angle à peine visible, une lucarne…

- Ô mon Yorum de l’Imaginaire, m’écoutes-tu ? - Flac ! Flac ! Que veux-tu ? - Conduis-moi à la fenêtre qui me permettra de quitter mon

passé. - Flac ! Flac ! Je ne peux pas le faire. Ridiculusmus qui suit la scène avec l’intérêt du reporter est

brutalement aspergé par une intense explosion de lumière émanant du Sélédunk. « La personne » et les Amulhreds affairées à la toilette de Fleur des Saisons retiennent leur geste. Le cœur de la jeune fille déborde de la musique de sa mère.

- Ne l’écoute pas, Wen-Sen-Athon ! Le jeune homme reste concentré sur la lucarne. - Que se passera-t-il si je parviens à m’échapper ? - Flac ! Flac ! C’est impossible ! - Dis toujours. - Flac ! Flac ! C’est impossible ! - Impossible ? J’ai déjà entendu ce mot. Il cache une imposture. - Flac ! Flac ! Tu découvriras la fenêtre à l’instant même où le

Temps t’aura pris en chasse. - Qu’est-ce que tu racontes ? - Flac ! Flac ! Tu crois que dans cette situation, Eternital te

laissera… Wen-Sen-Athon jette un coup d’œil au Roi Inconnu qui

l’encourage d’un signe de tête. - Tu dis cela pour m’intimider ? - Flac ! Flac ! Lorsque tu verras apparaître le Temps, tu seras

aussitôt absorbé par un courant d’air qui te transportera jusqu’à la

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fenêtre. Il aura pris soin de te laisser à toi et à tes amis, une bonne avance, car il est sûr de lui.

- Je ne te crois pas. - Flac ! Flac ! Ce sera au moment où vous chercherez à franchir la

fenêtre – ce qui est impossible – qu’il vous attrapera et vous engloutira tous.

Wen-Sen-Athon, la tête rejetée en arrière, jauge « la personne ». - C’est vrai qu’il nous faudra tous sortir par une issue plus

qu’étroite. Ce sera l’embouteillage. « La personne » crépite doucement. - Nous pourrions nous en remettre à Krutzur et… - Flac ! Flac ! Faire appel à Krutzur, c’est comme solliciter le soleil.

C’est interdit ! Les bras de Wen-Sen-Athon se tétanisent. Ses épaules sont

douloureuses. Il secoue la tête. - Ah, Gray Grinn et ses tricheries ! L’Homme sans Visage peigne entre ses doigts, sa barbe poivre et

sel. - Je renouvelle, messire, ma proposition d’imiter la fenêtre pour

désorienter le balancier. Cette fois, le fils du soleil joint son rire à celui de Fleur des

Saisons, du Roi Inconnu et des Amulhreds, lesquelles se parlent abondamment en palsandaï.

- Et pourquoi pas encore, utiliser ta bombarde contre le Temps ? L’ironie ne décourage pas le frère de sang de Wen-Sen-Athon. - Je pourrais prendre la forme d’Eternital ? - Tu veux dire que le Temps serait placé devant une contradiction

et qu’il hésiterait… - Il oublierait un instant de vous poursuivre, ce qui permettrait de

s’engouffrer… - Mais on me dit que cette fenêtre est infranchissable ! - Flac ! Flac ! Eternital est, lui aussi capable de prendre de

multiples formes. Croyez moi, il ne sera pas impressionné par des pitreries de ce genre !

Le regard du Roi Inconnu cherche à son tour les confins du

yorum de l’Imaginaire. - Allons-nous accepter de rester indéfiniment dans ton passé ?

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Il foudroie des yeux Wen-Sen-Athon. Dans le regard du yorum de fer, s’est allumée la flamme de son épée. Il accompagne son propos d’un coup de menton volontaire.

- Demande-lui, « à l’Autre » de nous déposer sur le chemin du Temps.

L’eau scintillante de l’oued Zuruk, clapotant dans une anse de

sable ridé, se reflète en petites coupelles d’or sur le visage hâlé de Wen-Sen-Athon. Le fils du soleil distingue, en aval du fleuve, une masse grise. Image floue, transparente qui s’estompe. Qui s’évanouit. Près de lui, Fleur des Saisons, assise en boule, les bras en cercle sur ses genoux, observe. Tout comme le Roi Inconnu, fléchi sur ses jambes, la main en visière, les paupières à demi fermées. Tout comme Ridiculusmus qui les survole en tournant et virant en tous sens. Comme les Amulhreds dont la flamme pétille dans le silence.

La masse réapparaît. Elle est proche. Elle est sombre. Elle rappelle un aurochs. Un aurochs qui aurait trois bouches, trois trompes, six défenses et six pattes cylindriques. La tête du fils du soleil tourne avec les mouvements du robot virtuel.

- Tu vois ce que je vois, Ridiculusmus ? C’est lui, c’est mon oncle, Eternital.

- Quelqu’un a dit… Attends !... Je crois que j’ai cela… dans ma bibliothèque…

L’aurochs remonte d’un pas tranquille, le cours de l’oued Zuruk, frôlant de ses énormes pattes, la surface du fleuve.

- Eh bien ? Comment pourrais-tu avoir oublié ce que tu veux me dire ? Quelqu’un a dit quoi ?

- Tout se passe… comme si l’accès… au Quanti…m’était… refusé… !

Le visage de Wen-Sen-Athon se contracte. - Refusé ? - Attends !... Je vais essayer… de reconstituer… Fleur des Saisons se lève, une main sur le Sélédunk, froid et inerte. - Quelqu’un a dit… Je crois que c’est… Rudyard Kipling…

quelque chose comme… « L’homme croit… ce qu’il voit… mais voit toujours… ce qu’il croit… »

Lorsqu’il est à une faible distance, l’aurochs s’arrête, une patte en l’air, suspendant une prochaine foulée.

- Mais tu vois comme moi ?

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- Comment… pourrais-je faire… autrement… puisque je suis… dans ton Imaginaire… ?!

Les trois bouches de l’animal lancent un barrissement, mêlant leur son moyen, aigu et grave. Wen-Sen-Athon se sent inondé d’un fluide. Ce fluide, froid, impersonnel se répand dans chaque recoin de sa personne. Il se plaque avec l’intention d’empêcher tout mouvement. De sa texture presque inexistante, sourd la voix d’Eternital. « Eh bien mon neveu, nous voici enfin face à face. On dit que tu aurais l’intention de me faire mourir. Ce n’est pas très gentil… » L’aurochs tourne sur lui-même, grattant l’eau de sa patte. Le fils du soleil se sent soulevé. Comme sont soulevés ses compagnons. Tous sont pris dans un courant ascendant qui les emporte. En Wen-Sen-Athon, le fluide se mêle étroitement à ses pensées. Tu es chez toi sur la montagne de Hagghor, n’est-ce pas ? C’est là que tout a commencé, avec ta mère et ton père. C’est peut-être de cet endroit que tu voulais t’enfuir ? »

Wen-Sen-Athon voit la plaine qui s’étend par delà le jardin de Joudaïa. Il voit la Rose et le bébé. Il voit sur la paroi, contre la montagne un modeste carré plaqué sur le rocher.

- Tu vois comme moi, Ridiculusmus ? - Je vois… ce que tu veux voir… On dirait une fenêtre… Un balancier, lesté d’un cœur rougeoyant la parcourt à un rythme

effréné. - Voyons ! C’est insensé ! Une fenêtre contre la pierre. Il n’est pas

étonnant qu’elle ne laisse passer – comme le dit mon yorum de l’Imaginaire – aucune lumière !

Le souffle les dépose près de la Rose, devant la fenêtre.

L’aurochs est derrière eux, gravissant avec souplesse les flancs de la montagne. L’Homme sans Visage jette son corps longiligne dans sa blouse grise sur le cadre auquel est attaché le balancier. Il se coule en une fenêtre étrangement semblable à l’autre. Wen-Sen-Athon voit le rythme du balancier faiblir. Il le voit osciller, comme pour se décrocher. Il ne ralentit toutefois pas assez pour permettre un quelconque passage. Il tangue bien un peu, il donne quelques secousses. Puis il se raffermit sur son axe et reprend ses balancements à une vitesse prodigieuse. L’aurochs s’avance. Wen-Sen-Athon, Fleur des Saisons et les Amulhreds sont réfugiées derrière le Roi Inconnu. Le yorum de fer se ramasse sur lui-même, faisant glisser son bouclier de son épaule. Visage dur, montrant les dents, la barbe agressive, il tire son épée.

L’aurochs s’immobilise. Par ses trompes, il fait pleuvoir sur son corps une vapeur qui ouvre les milliers de globes oculaires blafards dont il est fait. Qui fait dresser les centaines d’oreilles torsadées dont est

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constituée son échine. Le Roi Inconnu baisse la visière de son heaume. L’épée à la main, il attend la charge. Les trompes de l’aurochs se déplient. Il s’approche. Il est là. L’une des trompes se dresse, menaçante. Une autre va renifler du côté de la Rose et du bébé. La troisième enjambe le Roi Inconnu et se pose sur Fleur des Saisons. Le yorum de fer veut frapper mais la maîtresse de l’Harmonie fait de la main, un geste qui le retient. La jeune fille sent la trompe pénétrer dans sa poitrine, s’insinuer dans son cœur. Elle sent passer de son cœur à l’animal, la voix de Khena.

Un à un, les yeux de l’aurochs se vêtent de paupières. Une à une, les oreilles se couchent. Le Roi Inconnu, ne pouvant résister plus longtemps, porte un violent coup d’estoc. Sur les flancs du Temps, l’ensemble des yeux s’ouvre. Sur son échine, les oreilles se dressent. Le Roi Inconnu porte un second coup. Le rayon traverse une brochette de globes blancs qui éclatent, répandant une humeur laiteuse. Les trois bouches barrissent. L’aurochs ne recule pas. Il marche sur le yorum de fer, qui lui aussi avance. Ridiculusmus s’allume de lueurs orangées.

- Que va faire… le Sélédunk ?... Le timbre de Wen-Sen-Athon est assourdi. - Rien. - Rien ?... - Il n’a pas à me défendre puisque c’est MOI qui attaque ! - Tu es … dans ton tort… ? - Selon les règles éternelles, oui ! Le Roi inconnu lance son bras pour un nouveau coup d’estoc

mais dans un mouvement rapide, la trompe dressée saisit l’épée et la jette dans la gueule du milieu. La riposte a déstabilisé le yorum de fer qui chancelle. Sa lourde carcasse part à la renverse. Avant qu’il ait touché le sol, la même trompe l’enlace, le soulève, le disloque et expédie ses membres, les répartissant équitablement dans chacune des gueules.

Au cou de Fleur des Saisons, le Sélédunk n’a pas réagi. La trompe d’Eternital plonge sur Wen-Sen-Athon. Très loin, dans la pensée du fils du soleil, l’image de son père vacille. C’est maintenant que j’aurais besoin de lui ! Mais où est-il ? Il a l’impression d’être une étoile minuscule face à un énorme trou noir, ogre des galaxies ! Il cherche parmi les yeux, le véritable regard de son oncle. Enfin il repère, braqués sur lui, deux blocs glacés, remplis de l’espace et des errances fugitives. « Non mais ! Tu croyais vraiment qu’il existait une issue ? »

Gaston s’est sacrifié pour sauver le Quanti de l’invasion des ghnôdes. Son sacrifice a

paru utile, les ghnôdes ont disparu, jusqu’à ce que se matérialise Antigula…

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CHAPITRE 30

L’OMBRE DE LA NEARGA Mérith se sent cloué sur place. La lumière jaune du scanner s’est

éteinte. Le Quanti tout entier est dans le noir. Au ras du sol de la cabine, une lueur bleutée dans laquelle ondulent des grains de poussière. Le savant ne distingue plus l’araignée. Seulement la matière blanchâtre qui s’étale régulièrement, méticuleusement. Il entrevoit une ombre qui se dresse. L’ombre d’une femme qui serait habillée d’un vêtement aux manches évasées et porterait sur l’épaule une sorte d’ombrelle qu’elle fait tournoyer.

- Il va bien falloir considérer, docteur Mérith, que je suis la plus forte !

La voix enrouée est si réelle que le savant se glisse les auriculaires dans les oreilles pour vérifier qu’il est éveillé. Gray Grinn, elle, se sent emplie d’une bouffée de pointes d’orgueil qui agressent agréablement sa poitrine irréelle.

- Tu es un minable, comme les autres ! Tu vas finir comme ce Punkette. Cela t’apprendra à te mêler de mes affaires. Qu’est-ce qui t’as pris de vouloir aider mes ennemis ?

Mérith a la sensation que son cœur est en train de fondre. Que dans sa poitrine, Gaston enfonce un pieu noirâtre. De la blessure coule un sang sale d’indifférence. Gaston tient le pieu à deux mains. Il le soulève pour le replanter légèrement à côté. « Tu n’as jamais voulu m’écouter ! » Le sang jaillit, un peu plus rouge. Gaston élève et abaisse encore le pieu. « Tu es passé à côté de quelque chose de beau. Et c’est irréparable, imbécile ! ». Le savant pose la main devant son cou, pour être sûr que le son sort bien de sa gorge.

- Qu’est-ce que vous lui voulez à Wen-Sen-Athon, thon ? - A lui ? Pas grand-chose en fait. Je le maintiens dans son rêve,

afin que son accès aux Forces Visibles reste un projet sans cesse différé. - Pour quelles raisons, sons ? - Seules doivent régner les Forces Cachées, abruti ! - Au fond, ce qui vous satisfait, c’est uniquement qu’il ne

rencontre pas la réalité ?

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- Uniquement n’est pas le mot. Mais j’ai décidé que ce jeune homme est à moi. Je suis son seul avenir. J’entends que nul ne l’aide. Et nul ne l’aidera. Même pas toi !

Dans la poitrine de Mérith, Gaston s’est arrêté de frapper et s’éponge le front, tout en regardant le résultat de son travail. « Qu’est-ce que tu vas faire pour réparer les dégâts ? » Malgré la douleur, le savant sourit à son double tandis qu’il répond à la Nearga.

- Moi, j’ai confiance en quelqu’un qui rêve. Il est fidèle à lui-même et aussi aux autres.

- Qu’il continue ! - Oui, mais gare au réveil ! - Il n’y aura pas de réveil. Il n’y aura jamais de réveil ! Les yeux verticaux suivent les balancements de l’ombre et les

roulements de l’ombrelle. Ils deviennent nerveux. - Pourquoi vouloir le Sélédunk ? - J’aurai la triple puissance, le Froid, la Nuit et le Soleil. Quant au

Temps, je peux dire sans me vanter qu’il est à mes pieds. - Que voulez-vous faire de ces pouvoirs ? Détruire le monde ? Gray Grinn sent passer dans sa mâchoire, le long de ses gencives

immatérielles, l’envie de cracher. - Espèce d’idiot ! Je SUIS la destruction ! Je suis le chaos ! Je suis

la Nearga ! Je te l’ai déjà dit, il me semble ? Gaston a changé d’endroit. Il enfonce maintenant le pieu dans le

ventre de Mérith « Et mon message à Wen-Sen-Athon ? Tu y as pensé ? Hein ? Tu ne t’en rappelles plus ? Tu as oublié, gros balourd ? Va vite lui dire ! Transmets à Ridiculusmus pendant qu’il est encore temps que la poésie, c’est l’éveil, c’est le concret, c’est le présent ! » Gaston assène encore deux coups de rage. Le pieu est éclaboussé de rouge clair. « Mais fais vite ! Qu’est-ce que tu attends ? » Le savant soupire.

- Ce Sélédunk, il est plus fort que vous, dit-on ? L’ombre se fige et parait se dresser. - Tu le crois fort parce qu’il a réussi à s’emparer de ton appareil ?

Tu vas voir de quoi, Moi, je suis capable ! - Avec vos ghnôdes ? L’ombre et l’ombrelle ondulent. - Khena est, paraît-il, le moteur musical de ton engin volant ? La voix enrouée et vulgaire est coupée d’un rire. - Je vais effectivement lui régler son compte ! Dans la poitrine, Gaston est assis. Le front entre les mains, il

écoute parler Mérith. - Après, ce sera mon tour, tour ?

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L’ombre s’étire et vient enlacer le savant. - Après ? Sais-tu ce qui m’intéresse ? C’est la voix de Wen-Sen-

Athon. Oui, sa voix, sa merveilleuse voix qui lui vient de ce que tu appelles, un ordinateur.

Wen-Sen-Athon fait face à Eternital qui va l’engloutir…

CHAPITRE 31

LE PIEGE Tout est nuit. Dans la nuit de Wen-Sen-Athon, il n’y a personne.

Les Amulhreds ont disparu. Ridiculusmus est absent. Fleur des Saisons et le Sélédunk sont invisibles. Dans sa nuit, la terre tremble. Elle tremble sous le ton sauvage d’Eternital qui déferle en lui comme la charge sourde d’un troupeau de bisons agglutinés les uns aux autres, le sabot martelant le roc. « Tu tentes de t’échapper. Pourtant, tu sais que c’est interdit… !... C’est fini pour toi, jeune « souvenir ». Il va falloir t’effacer de la pensée des autres. C’est fini pour toi, Wen-Sen-Athon. Ton apparence de vie est à ma disposition. Elle m’appartient. Je l’exige ! »

Le troupeau de bisons est passé. Le fils du soleil sait que la plaine en est encore riche. Bientôt un autre suivra. Les uns après les autres, ils finiront par le réduire en bouillie. Il voudrait pouvoir bouger, ne pas rester dans le passage, se mettre à l’abri. Mais il se sent paralysé. Mes yorums sont dispersés et moi, je ne suis plus rien. Mes yorums ? Je me demande si je dois encore y croire ? Et mon Courage ? Ce Roi Inconnu…. Etait-il vraiment Mon Courage ? Pourquoi aurais-je dû m’en remettre à quelqu’un d’autre pour avoir du courage ? Et puis d’abord, est-ce que je l’ai écouté une fois ? Si je l’ai, par hasard écouté, est-ce que je l’ai compris ? Parce que je suis en droit de me demander si vraiment il était une partie de moi ou… Non, non ! Ce n’était pas mon Courage. C’était un simple rempart pour protéger Fleur des Saisons… Encore que…

Wen-Sen-Athon décèle le grondement des sabots. Il est encore lointain. Dans le calme précaire, s’insinue, la voix du robot virtuel.

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- Mérith me charge… de te transmettre… un message… tu dois penser… à la poésie…

Le grondement des sabots est un peu plus fort. - La poésie ? Pour quoi faire ? - Je sais… Moi non plus… je n’ai jamais… compris … à quoi…

cela sert… D’après ce qu’il dit…la poésie, c’est l’émotion… l’amour des gens…. Le sentiment… de la nature… Mais c’est aussi… l’éveil… c’est le concret… c’est le présent…

La phrase de Ridiculusmus s’étend comme une nappe blanche sur la plaine obscure. La poésie… l’émotion… Mon père a dit « Tu es plus qu’une créature ! ». Une horde de bisons surgit plus tôt que prévu. « Tu n’es qu’un gamin, un esclave ! Crois-moi, tu ne laisseras aucune trace dans le passé de l’univers. Aucune trace ! Je dis aucune car si tu es né d’un rayon furtif du soleil, tu es le fils de la Rose éphémère ! »

Wen-Sen-Athon sent peser sur sa tête, sa poitrine, son dos, les trompes d’Eternital. Il comprend qu’il est aspiré vers le néant. Ses pensées se déplient, trottent, galopent, bondissent dans la plaine, dansent en farandole dans la nuit. Et je devrais tout accepter ?! Ce qu’il me fait ! Ce qu’il me dit ? Sans broncher ! « Tu n’es qu’un gamin, un esclave. » Qu’est-ce que c’est que ces paroles autoritaires ? Ces paroles méprisantes ? Sûrement pas de la poésie ! Non ! Ce sont des mots d’en haut. « On ne doit pas répliquer ». Des mots de divinité. Des mots qui s’abattent sur moi et que je devrais prendre comme des lois gravées dans le marbre !

Les pensées de Wen-Sen-Athon, après avoir erré dans la plaine, reviennent à lui en virevoltant. Elles roulent avec elles l’image de la Rose et du bébé. « Des mots qui font un « gnac ! »… Ces mots, je les inscris en toi, ils t’aideront un jour… »

Quelque part, tout au fond de lui, il entend nettement une voix. Une voix qui ressemble à la sienne. Elle est assurée cherche à dominer le tumulte des pensées. « Peu importe les paroles. Peu importe leur contenu. Peu importe leur sens, il n’a aucune importance l’essentiel est que tu t’exprimes. Exprime-toi si tu veux exister! » L’image et les mots, comme deux compagnons, la main dans la main, tournent en lui, visitent chaque endroit de son corps pour le stimuler, l’inciter, l’inviter à la lutte, sonner la révolte. Impatients, ils piétinent dans son cœur. J’ai en moi un « gnac ! ». Des mots d’en bas. Des mots à moi. Je les veux ! Je les veux tout de suite ! Répondant à l’appel, les muscles se tendent, les veines bouillonnent, la bouche salive. J’en ai marre ! Marre des mots d’en haut. Marre de mon père qui n’est jamais là pour m’aider. Marre du Temps qui veut m’empêcher d’exister ! J’en ai marre de Gray Grinn, de ses capitaines, de ses commandants de glace ! Marre de l’infâme soupe de ses caprices qu’elle m’oblige à avaler. Je n’en veux plus ! J’en ai marre ! Je sors de

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moi-même. Et tant pis pour toi, Nearga, ma chère cousine, si je te laisse la maison vide !

Les mots, lâchant la main de l’image, d’un plongeon acrobatique sortent du cœur, remontent la poitrine en courant, se dissocient, se bousculent, se regroupent pour se ruer hors de la bouche.

« - Révérend, je vous tire ma révérence ! » Les mots sortent sans trembler, en bon ordre comme des soldats

disciplinés. « - Ingénu, je me mets à genoux devant vous… » Les yeux du fils du soleil, grands ouverts projettent sur Eternital,

de longues et puissantes flammes. « - Capitaine, je porte votre pitance ! » Les trompes du Temps refluent. « - Et vous Commandant, faites donc comme chez vous ! » Parmi les yeux de l’oncle de Wen-Sen-Athon, ceux qui ne sont

pas brûlés ont fermé leurs paupières. Dans le regard d’Eternital – le vrai – les errances fugitives se blottissent dans l’insondable des espaces lointains. La masse grise de l’aurochs, comme aspirée par un courant puissant, s’effiloche, se dissout. Le cœur de Wen-Sen-Athon, lui, ne bat plus. Le jeune homme voit, dans une vision, mouvante, comme à travers de l’air chauffé par le soleil, le visage de Fleur des Saisons. Au cou de son amie, le Sélédunk est éclatant. En son centre, la rose répand le pourpre de ses feux. Wen-Sen-Athon se sent attiré. Fumée de lumière, il s’amenuise. Ridiculusmus est pris avec lui dans un tourbillon. Le fils du soleil voit grossir le Sélédunk. Il se sent projeté dans le bijou devenu énorme. Dans un lieu où toute vision, toute sensation ont disparu, mais qui lui paraît si doux, si chaud, si tendre, il entend une voix qu’il connaît bien. Une voix qui le rassure. « J’ai demandé à ton père d’emmener ton esprit vers les étoiles du Nord et du Sud. Je lui ai demandé aussi de le conduire en personne se frotter à la lueur des galaxies de l’Est et de l’Ouest dont il m’avait tant parlé. Je lui ai demandé de lui faire visiter le fonds de l’univers et qu’il le présente aux Forces Visibles pour qu’elles consentent à appeler à ton unité… Je crois qu’il m’a entendue ! » Wen-Sen-Athon se sent enveloppé de la lumière du soleil à laquelle sont étroitement mêlés les éclats de la rose.

Le jeune homme ouvre les yeux. Il aperçoit son visage penché sur

l’eau paisible de la Fontaine magique. Près de lui, Fleur des Saisons l’observe. Il sourit. Le visage de la maîtresse de l’Harmonie est grave.

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Des mèches de cheveux se sont échappées de la couronne de feuilles tressées autour de sa tête.

- Pourquoi as-tu crié ? - Fleur des Saisons ! Que la Beauté te soutienne ! Pourquoi

aurais-je crié, ma belle ? La jeune fille sent la voix enrouée et vulgaire de Gray Grinn

passer comme un tranchant entre son crâne et ses oreilles.

CHAPITRE 32

LES PAROLES QUI APAISENT Les mains de Wen-Sen-Athon ne lui obéissent plus. Elles

saisissent sa gorge. Elles s’y accrochent pour étrangler l’intruse. Le jeune homme est pris d’un haut-le-cœur. Lorsqu’il a parlé avec la voix enrouée et vulgaire, il a eu l’impression de baver des grenouilles, des crapauds, des salamandres. Son estomac est un bloc. Ses poumons ne respirent plus. Deux points douloureux de part et d’autre de la gorge. Une toux sèche, répétitive, incessante. La sueur au front.

Ses yeux cherchent au fond de la Fontaine magique. Mais ce n’est pas son regard qu’il voit. Ce n’est pas la luisance fière du magma originel qu’il distingue dans les eaux limpides. Ce sont les reflets éclatés du visage de Gray Grinn. Le côté sombre, brillant de nuit nargue la lumière du jour. Le côté glace étincelle de soleil. La bouche suit les ondulations du courant indolent nourri par l’oued Zuruk.

- Tu pensais m’échapper ? Tu oublies que je suis chez moi dans ton yorum de l’Imaginaire !

Wen-Sen-Athon a un mouvement de recul. Ses échecs lui remontent comme une bouffée de l’haleine de la Nearga. Ils vont du remugle des chargnes à l’odeur insipide de Shéphu et de Sarampal. La voix de Gray Grinn, insinuée dans la magie de la Fontaine, l’oblige à garder son regard sur le visage.

- Ne me confonds surtout pas avec ce bon à rien d’Eternital. Je suis d’une autre trempe ! Je me suis emparée de ta voix et je l’ai remplacée par la mienne. Tu as compris ?

Le front du jeune homme ne ressent pas la fraîcheur de l’onde mais la glace de la fille de Kéjal-Nébir. L’ordinateur. Elle s’est emparée de l’ordinateur !

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La voix crache son arrogance - Oui ! Je vois que tu as compris. Tu as perdu, minable ! Satisfaite, la voix se charge des clapotis de l’eau pour couler

doucement avec elle. - Je veux que tu me fasses un plaisir. Ce plaisir sera certainement

une joie pour toi aussi ? Les minables ont droit au plaisir et à la joie, après tout !

La voix laisse courir un peu d’eau claire. - Comme tu ne te souviens pas des maudites paroles, je ne crains

rien… Dans les intervalles de silence, la Fontaine chantonne. - Je veux que tu reconnaisses ta défaite, avec Ma voix. Ensuite, je

veux que loyalement, sans arrière-pensée, tu t’agenouilles pour me donner le Sélédunk.

Très haut, loin de lui, Wen-Sen-Athon perçoit le cri bref d’un oiseau. La voix insiste.

- Allez ! Je te laisse faire. Allez ! Fais-moi plaisir ! Sur la langue du jeune homme s’étale le goût désincarné de sa

non-existence. Ses paupières se rabattent. Se crispent. Wen-Sen-Athon se replie en lui. Cassé en deux, il tombe à genoux, le nez dans ses angoisses. Avec, au cœur de celles-ci, un Shephu triomphant. « Le mystère des profondeurs… Souviens-toi ! Quand tu te regardais dans l’eau, tu ne maîtrisais rien. Tu t’interrogeais sur toi-même et tu ne pouvais répondre à tes propres questions. »

Lorsque le jeune homme ouvre à nouveau les yeux, Gray Grinn a disparu. Il distingue son image, ses traits inquiets flottant sur l’eau pure. Tout près se reflète la silhouette de Fleur des Saisons, l’ombrelle sur l’épaule.

- Il faut te réveiller, Wen-Sen-Athon ! Le fils du soleil sent alors monter en lui, d’un pas assuré et fier,

un homme qu’il ne connaît pas. Il vient du bas, de profondeurs ignorées. Lorsqu’il pose son pied lourd et ferme, cela ne provoque aucune vibration. L’homme s’arrête pour écouter un écho venu de quelque part. « J’ai crié ? Ah, oui ? ». L’homme reprend sa marche.

Un peu plus haut, à l’endroit où l’inconnu doit déboucher, Wen-Sen-Athon se contracte. Il se redresse. Il se tient raide devant la Fontaine magique pour articuler à travers sa gorge qui cherche à refuser de l’aider.

« - Révérend, je vous tire ma révérence… » Il hurle. « - Ingénu, je me mets à genoux devant vous… »

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Mérith prend une goulée. - Il est temps de retrouver Jennifer ! Malgré la détente que lui procure le gaz nutritif, le savant ose à

peine respirer. Sa poitrine est gonflée de la perte de Gaston. La présence de son double rôde encore près du scanner. C’est d’une grande irresponsabilité de se scanner ! Même les yeux verticaux presque fermés, il ne peut éviter la glace qui lui renvoie sa mine défaite. Peut-être dans un miroir un jour vous admirerai-je ?

A l’aplomb de son crâne, Ridiculusmus est plein d’une circulation de rapides connexions vertes et orangées.

- Docteur Mérith ? - Oui ? - Les paroles… de votre poème… ne sont pas… si débiles…

après tout… ! - Non ? La Symphonie du Temps Nouveau s’arrête un instant, puis reprend

plus feutrée. Le Quanti amorce sa descente vers la terre. Mérith parvient enfin à respirer. Dans son nez circule l’odeur des sushi de Jennifer. Ses lèvres murmurent.

« Sans me départir, comment repartirai-je ? Sans rêver, comment vous reverrai-je ? Peut-être dans l’infini… »

FIN Le samedi 10 avril 2004.

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LEXIQUE Abzeroe Le Vide Absolu. Epoux des Masses Flottantes, il a eu deux enfants: le

Soleil et Nuit des Ages Acingaricut Maire d'Urbad, changé par Gray Grinn en "chonchien, un monstre mi

cochon, mi chien mais qui est pourvu de la parole. Aldo Fribas « Maître Aldo Fribas ». Général Micropollène, il commande avec

beaucoup de sagesse et il est d’excellent conseil. Amulhreds Filles de l'Abeille et du Soleil. Leur tête est une flamme (un peu comme une

bougie). Ennemies du Temps, elles sont dotées de pouvoirs magique extraordinaires. Antigula Principe de vie de Gray Grinn qui peut se dissoudre et s'introduire dans les

gens dans lesquels elle pond des « ghnôdes ». Antigula se présente sous la forme d’une bestiole constituée d’une araignée de

nuit étroitement mêlée à un crabe de glace. Lorsque les deux parties se séparent, l’apparence de Gray Grinn prend deux aspects. Le premier est infini. Elle se répand dans l’eau, dans l’air, elle est une ombre, elle est une émanation, elle est un poison. Cependant elle garde toutes ses qualités d’éveil de conscience, de jugement.

Le second lui permet d’habiter des monstres de sa fabrication comme le Vukarnacht.

Barbes en Pointe Habitants d'Urbad. Ancêtres des Assyriens? Bâton Pikaïa Bâton magique surmonté d'une tête de poisson. Manié par Gray Grinn, il

avale les gens et recrache des ombres. Il est pour les Forces Cachées, l’équivalent du Sélédunk.

Bureau Jean (ou Jehan) Voyageur du temps, dont Wen-Sen-Athon a fait « l'Homme sans visage ».

Il vient du Moyen Age où il a été l'inventeur de la « Bombarde ». Cent (on écrit 100) Général des Ombres. Il vit dans la partie nuitée de la Nearga dont il est le

confident. Certitude (La) Nul n’a jamais vu la Certitude. D’après ce que l’on sait, c’est une

sorte d’aimant ou de piège situé tout au fond d’Horubal. Cet aimant, ce

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piège est destiné à retenir les Raisons des ennemis d’Urbad, chacun sachant qu’une raison dans la certitude cherche à y demeurer perpétuellement.

Destin Fils du Hasard et de l'incertitude. Parrain de Wen-Sen-Athon et de Fleur

des Saisons, il n'intervient pas dans l'histoire. Cependant Gray Grinn lui en veut… Emanation grise Présence volatile de Gray Grinn. Eskaede. Conscience de Wen-Sen-Athon. Espace (L’) Fils de l’Infini et de l’Eternité, L'Espace a deux épouses: les Errances

Fugitives et les Limites Glacées. Il a deux fils ; le premier avec les Errances Fugitives, c’est Eternital, le Temps Eternel ; le second avec les Limites Glacées: Kéjal-Nébir, le Froid.

Eternité (L’) Epouse de l'Infini, elle a trois fils: l’Espace, Abzeroe (le Vide Absolu) et le

Hasard. C'est l'arrière grand-mère de Wen-Sen-Athon et de Gray Grinn Eternital Le Temps Eternel, oncle de Gray Grinn et de Wen-Sen-Athon. Fleur des Saisons Fille d'Ulysse, le chanteur du Soleil et de Khena, la musique. Amie de

Wen-Sen-Athon Elle l'aide à se reconstruire. Frig Général commandant l'armée de glace de Gray Grinn. Gaston Double de Merith, il représente son côté poète. Ghnôdes Minuscules personnages répugnants, méchants et voraces. Ils sont « les

enfants » de Gray Grinn. Pondus par Antigula, ils sont faits de nuit, de glace ou d'un agglomérat de nuit et de glace. Ils dévorent tout. Nul ne peut les arrêter, excepté les Micropollènes, leurs ennemis.

Glinx La Nearga change les gens en glinx, sorte de poule haute sur pattes. Elle les

dévore ensuite ou les fait déguster par ses courtisans. Gotelem (Le) Monstre fabriqué par Gray Grinn avec les Yorums du Goût, de l'Odorat,

du Toucher et des Emotions de Wen-Sen-Athon Gray Grinn, « la Nearga »

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Personnage de Nuit et de Glace. Ennemie du Soleil et de Wen-Sen-Athon. Elle est la fille de Kéjal-Nébir, le Froid et de Nuit des Ages.

(Amoureuse éconduite par le soleil, elle s'en prend à Wen-Sen-Athon dont elle a juré «qu'il n'atteindrait jamais l'âge d'Homme »)

Hasard (Le) Epoux de «L'Incertitude », il a pour fils le Destin L'Homme sans Visage Voir Bureau Jean Horubal Géant d'Urbad dont l'activité principale est de « prendre la raison » des

ennemis d’Urbad. Il est l'époux de Setti-Seti Image Yorum du nom de Sarampal. Il existe, pour nous, deux sortes d’images, celle que l’on a de soi, à l’intérieur

et celle que l’on donne de soi à l’extérieur. Cette Image (avec un grand I) dépend étroitement de notre état psychique et du jugement que nous portons sur nous-mêmes. C’est pourquoi, dans cette histoire, l’Image (Sarampal) est l’esclave de la Raison (Shephu).

Images vivantes Ridiculusmus est capable de filmer toute scène dont il est témoin. Ces films

sont traités par le « Quanti ». Ils sont ensuite projetés en temps réel dans l’espace où chaque détail est restitué dans les trois dimensions. Merith et Gaston peuvent ainsi se promener aux côtés de Wen-Sen-Athon, de Fleur des Saisons, du Roi Inconnu, voire de Gray Grinn etc.

Imaginaire (L’) Yorum de Wen-Sen-Athon. L’imagination est la faculté de se représenter des objets par la pensée.

L’imaginaire existe dans l’imagination. Il est chimérique et il a la valeur de ce qui est magique. Comme une lampe d’Aladin, il permet de réaliser tous les souhaits… Sans sortir de l’imagination.

L'Infini Père des dieux, époux de l’Eternité, il a trois fils: l'Espace, Abzeroe (le

Vide Absolu) et le Hasard. Grand-père du Soleil, de Nuit des Ages, De Kéjal-Nébir, le Froid, d'Eternital, le Temps Eternel et du Destin, il est l'arrière Grand-père de Wen-Sen-Athon et de Gray Grinn.

Jardin de Joudaïa Du nom de la Sirène Joudaïa qui dirige les chants en l’honneur du soleil.

Lieu paradisiaque où vivaient Wen-Sen-Athon et Fleur des Saisons et qui a disparu dans le froid et la nuit lancés par Gray Grinn. (Dans ce jardin, autour de la

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« Fontaine magique », alimentée par l’oued Zuruk, Joudaïa et ses sirènes chantent sans relâche la gloire du Soleil.)

Kéjal-Nébir Le Froid. Epoux de Nuit des Ages et père de Gray Grinn. Il est le fils de

l'Espace et des Limites Glacées. Khena Khena, la Musique, née du souffle d’Ulysse, son époux, est la mère de Fleur

des Saisons. Bien qu’ayant été transformée en statue de glace par Gray Grinn, Fleur des Saisons dit avoir reconnu sa mère dans « La Symphonie du Temps Nouveau », musique qui propulse « Le Quanti », vaisseau spatial de Mérith.

Krutzur Génie de la Terre. Ami de Wen-Sen-Athon, Fleur des Saisons et des

Amulhreds. Malbourg Capitale de Gray Grinn. Siège de son château, de la Monstrerie, de la Tour

de l’infinie dimension. On y trouve l’entrée du Gouffre Noir. Entourée d’une forêt de hêtres tortillards, les toits de ses maisons sont sans cheminée, car faire du feu est interdit.

Ment et Dément Deux lèvres énormes, commandant les portes de la ville d'Urbad, devenue

la Cité du Délire aux mains d'Horubal Mémoire Faculté par laquelle s’opèrent dans l’esprit la conservation et le retour d’une

connaissance antérieurement acquise. Dans cette histoire, la Mémoire (avec un grand M est un yorum de Wen-Sen-Athon)

Merith Cosmonaute des temps futurs, élève du professeur Punkette et concepteur du

Quanti et de son robot virtuel Ridiculusmus. Avec son double, Gaston, il aide Wen-Sen-Athon à se reconstituer

Micropollènes Sujet de Micropolline, ce peuple de la planète imaginaire de Micropolland est

plein de bonté, quoique un peu bizarre. Ses soldats sont dirigés par le très sage « Maître Aldo Fribas». Il est l’ennemi naturel des Ghnôdes. Il se nourrit exclusivement de pilatch (un plat confectionné à l’aide de la terre de Micropolland) et d’eau bleue. Cette nourriture et cette boisson ont la vertu de transformer les ghnôdes en micropollènes.

Monstre Millefeuilles C'est le yorum de l'Appétit de Wen-Sen-Athon. Nearga (La) Titre impérial de Gray Grinn.

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Nuit des Ages Maîtresse de la Nuit, des Forces Cachées et des Ages Anciens. Mère de

Gray Grinn, elle est, comme son frère, le Soleil, la fille d'Abzeroe, le Vide Absolu et des Masses Flottantes.

Oued Zuruk (L’) Génie des eaux. Descendant de la Montagne de Hagghor, il alimente la

Fontaine magique du Jardin de Joudaïa Paronthèque (Le) Président du conseil d'Urbad complètement fou qui s’exprime le plus

souvent par des phrases qui commencent par « Trouvez-vous normal… » Pays des Pierres Plates Lieu imaginaire situé à l'endroit de l'actuelle Cappadoce. Personne (La) Dirigeante des Amulhreds. Elle possède de multiples pouvoirs. Elle peut

dissoudre la substance de l’Oubli. Elle a un don de clairvoyance. Elle a permis à Wen-Sen-Athon de pouvoir échanger « de l’intérieur » avec ses yorums grâce au « Palsandir »

Professeur Punkette Autrefois professeur et maître de Merith. Il a mystérieusement disparu avant

que ne commence l'histoire de Wen-Sen-Athon. Il est l’inventeur des sphères qui portent son nom.

Quanti Navire quantique conçu par Merith. Il est propulsé par un carburant spécial:

la « symphonie du Temps Nouveau, un air de musique. Il est dirigé par le robot virtuel du nom de Ridiculusmus.

Raison La Raison est une faculté au moyen de laquelle, l’homme peut connaître et

juger. On dit que cette faculté nous est acquise à l’âge de sept ans. Dans cette histoire, la Raison est représentée sous la forme du yorum Shephu. Ce yorum a un grave défaut, c’est que, se trouvant bien à l’âge de sept ans, il ne veut plus grandir. Cela représente un problème pour Wen-Sen-Athon qui veut atteindre l’âge d’homme.

Ridiculusmus Ordinateur, robot virtuel de Merith, écureuil fantomatique, aux mains

humaines, autonome il commande le Quanti. Il est capable d’enregistrer toute scène dont il est témoin et de la restituer sur « l’écran des images vivantes ».

Roi Inconnu (Le) Yorum du courage de Wen-Sen-Athon. Sarampal Yorum de l’Image de Wen-Sen-Athon Le Sélédunk

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Bijou magique. Il a l’aspect d’un disque d'or dont le centre est un rubis en forme de rose.

Shephu Yorum de la Raison de Wen-Sen-Athon Shephusarampal Double yorum de la Raison et de l’Image de Wen-Sen-Athon. Setti-Seti Géante d'Urbad, qui collectionne « l'Image » des êtres humains. Elle est

l'épouse d'Horubal. Sous conversation Voir « Tropismes » Sphères de Punkette Grosses boules de lumière liquide dans lesquelles voyagent les pensées, les

souvenirs... Strategius Général des nuages, fidèle ami du Soleil et de Wen-Sen-Athon. Tropismes Découverts par Nathalie Sarraute, les tropismes rendent compte de

mouvements intérieurs qui sont situés de la perception à l’émotion et qui n’ont pas encore pris la forme du langage. Ils sont proches de l’inconscient, c’est la raison pour laquelle on les représente sous la forme d’images.

Certains tropismes constituent des sous conversations lorsqu’ils affleurent en vue d’une expression laquelle prendra la forme du langage. On passera ainsi de la sous conversation au monologue intérieur, ou encore au dialogue extérieur.

Dans cet ouvrage les tropismes et les sous conversations permettent de mettre en valeur les conflits internes rencontrés par les principaux protagonistes ainsi que leurs sentiments.

On monte dans le tropisme depuis l’extérieur (une perception frappant l’un des sens) on y descend à partir de l’intérieur (une pensée, déclenchant une sensation, une émotion).

Ulysse Chanteur du Soleil, époux de Khena, la Musique, il est le père de Fleur des

Saisons. La Nearga lui a fait subir un supplice en tournant à l'opposé, le haut et le bas de son crâne.

Urbad Ville imaginaire, capitale des « Barbes en Pointe ». Située entre Kirkuk et

Nimrud, non loin de l'Ancienne Ninive, elle est aux confins de la vieille Assyrie.

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Vent foufou Matérialisation complexe de la colère de Gray Grinn qui aide à sa vengeance

en déstabilisant Wen-Sen-Athon. Vukarnacht (Le) Monstre à tête de lion, forme habitée par Antigula (partie crabe de glace). Il

représente Gray Grinn sous un autre aspect, il « sue » des ghnôdes. Wen-Sen-Athon Héros. C’est un adolescent, fils du Soleil et d'une rose. (Consulter son arbre

généalogique en début d’ouvrage). Ami de Fleur des Saisons, il a été réduit en poussière la Nearga Gray Grinn. Il doit se reconstruire pour ne pas disparaître et pour sauver la terre.

Yorum Elément de Wen-Sen-Athon dispersé par Gray Grinn. Dans cette histoire, un yorum est une faculté comme la mémoire, la raison, la

conscience, l’imagination ; une qualité comme le courage ; un sens comme le goût, l’odorat, le toucher, des émotions ; une inclination ou un désir comme l’appétit ; un sentiment comme l’image que l’on a de soi. Chacun de ces yorums a pris une forme humaine, monstrueuse ou autre selon la volonté de Gray Grinn. Le plus souvent ces yorums, manipulés par la Nearga, sont entrés en rébellion contre Wen-Sen-Athon.

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TABLE DES MATIERES

Généalogie de Wen-Sen-Athon ……………………….… 4 LE VOYADE DE WEN-SEN-ATHON TOME 1 « RECHERCHE DE LA MEMOIRE »……….. 5 Chapitre 1 - Wen-Sen-Athon………………..……..……. 7 Chapitre 2 - Gray Grinn………………..………………... 18 Chapitre 3 - Mérith…………………..……………….…. 25 Chapitre 4 - Le Sélédunk………………..…………….… 30 PREMIER EPISODE - Le Gouffre Noir………………… 37 Chapitre 5 - Les escaliers de l'Impossible…………..…… 37 Chapitre 6 - Suivez les chauves souris...…… …………… 59 DEUXIEME EPISODE - La Terre des Sortilèges……..… 66 Chapitre 7 - Les Amulhreds…………………….…..…… 66 Chapitre 8 - Mérith et son double……………………….. 75 Chapitre 9 - L'Homme sans Visage……………………… 82 Chapitre 10 - Le Gotelem………………………...…….... 89 Chapitre 11 - Les colères de Gray Grinn……..………….. 94 Chapitre 12 - Le Monstre Millefeuilles……………….…. 101 Chapitre 13 - Pikaïa contre Sélédunk……………………. 120 TOME 2 - « DE LA RAISON A LA CONSCIENCE »….. 127 TROISIEME EPISODE - La Cité des Barbes en Pointe…..129 Première partie MENT ET DEMENT……………………..129 Chapitre 14 - Urbad……………………………………..…129 Chapitre 15 - Antigula et ses ghnôdes……………….....… 133

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Chapitre 16 - La Comète…………….………………….. 137 Chapitre 17 - Le rêve de Fleur des Saisons……….…….. 142 Chapitre 18 - Le delirium………………………………... 147 Deuxième partie LA RAISON ET L'IMAGE………..….. 156 Chapitre 19 - Le Vukarnacht………………………….…. 156 Chapitre 20 - Shephusarampal…………………….…..… 170 Chapitre 21 - L'exécution………………………………... 197 Chapitre 22 - La Certitude d'Horubal………………..….. 214 QUATRIEME EPISODE- Le Yorum de l'Imaginaire……. 230 Chapitre 23 - Le duel…………………………………….. 230 Chapitre 24 - Les Micropollènes……………………….… 237 Chapitre 25 - Les mots de la Rose………………….……. 252 Chapitre 26 - L'attaque……………………………….…... 260 Chapitre 27 - L'Eskaede………………………………….. 264 Chapitre 28 - L'invasion……………………………….…. 272 Chapitre 29 - Eternital………………………………….… 277 Chapitre 30 - L'ombre de la Néarga………………….….. 282 Chapitre 31 - Le piège……………………………………. 284 Chapitre 32 - Les paroles qui apaisent………………..….. 287 LEXIQUE……………………………………………..…. 291 TABLE DES MATIERES……………………………….. 299

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