64
Laure Surville (née Balzac) L L e e v v o o y y a a g g e e e e n n c c o o u u c c o o u u BeQ

Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

Laure Surville (née Balzac)

LLee vvooyyaaggee eenn ccoouuccoouu

BeQ

Page 2: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

Laure Surville (née Balzac)

Le voyage en coucou nouvelle

La Bibliothèque électronique du Québec Collection À tous les vents Volume 607 : version 1.0

2

Page 3: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

Laure Surville, née Balzac en 1800, a publié

cette nouvelle en 1854 dans le Compagnon du foyer ; son frère, Honoré, s’en était largement inspiré pour son roman, Un début dans la vie. Elle a aussi écrit, entre autres : Balzac, sa vie et ses œuvres d’après sa correspondance (1858). Elle est morte en 1871.

« Le Voyage en coucou, écrivait Laure

Surville dans la préface au Compagnon du foyer, a eu l’insigne honneur d’inspirer le Début dans la vie à ce savant alchimiste qui convertissait le strass en diamant. »

3

Page 4: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

Le voyage en coucou1

Édition de référence :

Honoré de Balzac, La Comédie humaine, Gallimard, La Pléïade, tome I.

1 « Grand cabriolet à deux roues, pouvant contenir six à huit

personnes, et qui servait à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, à transporter les Parisiens à la banlieue (peut-être p. réf. soit à la couleur jaune de ces cabriolets, soit au bruit saccadé qu'ils faisaient). » (CNRTL)

4

Page 5: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

I

Le coucou Par une belle matinée de septembre 1825,

Thierry, voiturier du village de Claye, situé à six lieues de Paris, arrivait vers onze heures dans la cour de l’auberge du Petit-Saint-Martin, conduisant un cabriolet à six places, traîné par deux chevaux blancs, d’inégale grandeur. Cette voiture se laissait aller avec abandon à toutes les défectuosités de la route, et les sons de ferraille qu’elle faisait entendre en roulant étaient si singuliers, qu’on les distinguait même au milieu des bruits de Paris. Grâce à cette particularité, on prédisait à l’auberge l’arrivée de Thierry comme l’astronome prédit une comète quelque temps avant son apparition.

Thierry payait une redevance à l’aubergiste pour remiser sa voiture et ses chevaux dans

5

Page 6: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

l’hôtellerie pendant les quatre heures qu’il passait tous les jours à Paris et pour tenir le bureau où venaient s’inscrire les voyageurs.

Ce Thierry était un gros garçon rouge et jovial, qui ne manquait pas plus de philosophie que de finesse.

« Cette voiture n’est pas encore trop mauvaise quand elle est chargée, disait-il au voyageur effrayé de son aspect ; et, si elle était un peu moins vieille et un peu moins lourde, je n’en voudrais jamais d’autres, mais elle fatigue les chevaux et les rend maigres en un rien de temps. »

Quelques tours de roue avaient promptement désabusé le voyageur sur la prétendue bonté de la voiture, mais Thierry, qui le surveillait, était encore là pour l’encourager.

« Si elle était complètement chargée, vous ne sentiriez pas un seul cahot, et on arrive tout de même. » Qu’est-ce que sept lieues en quatre heures ? car dans ce temps-là on ne faisait que sept lieues en quatre heures.

6

Page 7: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

Thierry variait si bien ses amorces et ses consolations, que bon an mal an, chevaux et maître se trouvaient à peu près nourris.

Ce jour de septembre, quand il eut descendu les paquets de ses derniers voyageurs, il entra dans son bureau pour s’informer des chances du chargement du soir, il en sortit brusquement en criant à Lorau, le garçon d’écurie qui dételait les chevaux :

« Regarde donc quel guignon que j’ai ! le comte Maurice a fait prendre aujourd’hui une place, demain il étrennait ma grande voiture !...

– C’est donc demain ? fit Lorau d’un air narquois qui donnait à penser qu’il y avait longtemps que cette grande voiture était présentée à l’imagination des clients de Thierry.

– Oui, c’est demain qu’il nous faudra quinze personnes au lieu de neuf, mon garçon.

– Bah ! une voiture à quatre roues, ça excite les voyageurs, répliqua Lorau. Le comte Maurice est donc le gros bourgeois de Claye ?

– Est-ce qu’un comte est un bourgeois ?

7

Page 8: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

imbécile ! Tu veux être conducteur, et tu n’as pas plus de chic que ça ? Connaître son monde, c’est ce qui fait le pourboire.

– Mais sans vous mépriser, monsieur Thierry, pourquoi aussi que ce comte va dans votre voiture !

– Il veut peut-être surprendre son intendant, M. Renaud ? répondit Thierry, se prenant à excuser le comte d’aller dans sa voiture. J’ai ramené hier le fermier, ils sont en train de refaire le bail, il paraît qu’il faut un fameux pot-de-vin à M. Renaud. C’est bien sûr le comte qui payera tout ça ! Ce Renaud est-il arrogant avec les pauvres gens, un rien du tout ! Qu’est-ce qu’il serait sans son maître ? Mais, après tout, ça ne me regarde pas. »

Quatre heures après ce colloque, nous retrouvons Thierry et Lorau attelant les chevaux et arrangeant les bagages sur la voiture qui s’agitait convulsivement au moindre poids.

« Avez-vous charge complète aujourd’hui ? – Ah ! ben oui, ils ne sont que cinq compris le

8

Page 9: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

comte et un lapin1. » Et sur ce propos, Thierry alla fumer tristement sa pipe à la porte de l’hôtel, soit pour guetter ses voyageurs, soit pour en racoler.

À peine était-il assis sur la borne, qu’il fut abordé par une dame suivie d’un petit jeune homme portant une petite valise. La dame était vêtue d’une robe de soie noire, d’un châle de mérinos tourterelle, d’un chapeau de soie couleur raisin de Corinthe ; un parapluie à canne bleu de roi et un cabas de paille complétaient son équipement. Elle parla longuement à Thierry : elle lui recommandait sans doute le petit voyageur en lui expliquant l’endroit où il fallait le déposer. Thierry hocha la tête tant de fois en signe d’acquiescement, qu’il parut évident à la dame qu’il avait compris, et qu’elle n’avait plus rien à lui dire ; elle s’avança alors dans la cour de l’auberge, vers le cabriolet, reconnut le numéro de la place qu’elle avait retenue, fit poser à l’enfant sa valise sous le banc qu’il devait

1 Pop., vx. Voyageur qui montait en surcharge dans les

voitures publiques. (CNRTL)

9

Page 10: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

occuper, et commença une série de recommandations qui n’avait d’autre inconvénient que de mettre les indifférents au courant des affaires de la mère et du fils. Lorau souriait de temps à autre en les écoutant, à la grande confusion du jeune garçon qui se trouvait aussi humilié des sourires de Lorau que des paroles de sa mère.

« Ne prends rien en route, Joseph, tu n’as que l’argent nécessaire pour ton retour et pour la domestique de M. Renaud. Conduis-toi bien chez ton parrain, ne mange pas trop, aie soin de tes hardes, je ne peux pas toujours recommencer à t’habiller ; pas de bavardage surtout, et ne reste pas plus de quinze jours.

– Mais si l’on me fait des instances, maman ?...

– Reviens tout de même. Il ne faut pas fatiguer ses protecteurs. »

L’enfant, que le soutire de Lorau gênait déjà, frémit en apercevant deux beaux jeunes gens qui, heureusement pour lui, s’arrêtèrent aussi à causer avec Thierry.

10

Page 11: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

« S’ils entendent ma mère, je suis perdu, pensa-t-il, leurs moqueries me poursuivront jusqu’à Villeparisis. »

Il prit alors un moyen héroïque pour faire partir sa mère avec plus d’adresse que sa tournure gauche et sa figure niaise ne l’auraient fait soupçonner.

« Tu es ici à tous les airs, maman, ta fluxion reviendra si tu y restes plus longtemps. Voici l’heure du départ, je vais te dire adieu et monter dans la voiture. »

Il embrassa sa mère et prit sa place. Les nouveaux venus s’avancèrent dans la cour

d’un air dégagé, et, apercevant la mère de Joseph, ils se poussèrent le coude, leurs regards semblaient dire : « Vois donc quelle tournure ?... »

« Que serait-ce s’ils l’avaient écoutée ! » pensa Joseph en suivant avec inquiétude les pas de sa mère, craignant que quelques recommandations oubliées ne la fissent revenir. Il respira plus librement quand il la vit tourner la

11

Page 12: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

porte et disparaître. « C’est dans cette vinaigrette que tu vas

t’embarquer, Alfred ? dit l’un des deux jeunes gens en montrant le coucou.

– Vinaigrette est pittoresque, je vais être retourné là- dedans comme une salade, sans compter que la fourniture ne me manquera pas, fit Alfred en regardant Joseph.

– Il est si petit que je ne l’avais pas aperçu, répartit l’autre.

– Bah ! je ne hais pas les enfants en voyage, ils font de la place. »

Joseph, trop occupé de sa tournure et de celle de son futur compagnon de route, n’entendit pas ou ne voulut pas entendre ces mauvaises plaisanteries. Parti fort content de lui de la rue des Nonandières, où il demeurait, jusqu’à la rue Saint-Martin, où il n’avait fait aucune rencontre décevante, une seule comparaison avec des jeunes gens à la mode lui faisait comprendre combien il devait leur paraître ridicule. Il se souvenait de son visage rouge et rond, encore

12

Page 13: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

exagéré par une chevelure impitoyablement coupée en brosse, et le comparait involontairement à la figure pâle encadrée de cheveux bruns bouclés de son futur compagnon de route. Alfred était du nombre de ceux que le vulgaire et les enfants admirent comme le type du beau et qui laissent les physionomistes indifférents : il était habillé dans le goût le plus moderne par le Staub de son quartier, et tirait de cette circonstance un aplomb imperturbable, tandis que Joseph, livré à des mains aussi chères que peu exercées, avait maintenant le sentiment de son manque d’élégance ; tout, depuis sa chaussette jusqu’à son gilet et son habit, trahissait des héritages paternels mis à sa taille avec plus de bonne volonté que de succès.

Ces jeunes gens étaient arrivés à l’âge où l’on préfère, sans hésiter, un malheur à une toilette ridicule, où les plus petites choses font les plus grandes joies ou les plus grandes peines.

« Quelle heureuse idée j’ai eue de me blottir au fond de la voiture, pensait Joseph ; s’il avait fallu marcher devant eux, au grand soleil, au

13

Page 14: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

milieu de cette cour !... Espérons que cet Alfred descendra avant moi ! »

Quelques secondes avaient suffi pour ces aperçus si longs à décrire.

Les deux amis se promenaient toujours en chuchotant et ricanant aux dépens de Joseph. Celui-ci, ayant enfin trouvé un peu de sang-froid, se vengea de leur impertinence en fredonnant une chanson fort à la mode alors : C’est la faute de Voltaire, c’est la faute de Rousseau, sans paraître s’occuper d’eux.

Un troisième voyageur, suivi du lapin annoncé par Thierry, survint alors : ce voyageur, après avoir dit un mot au conducteur, traversa la cour et monta lestement dans la voiture où il s’assit près de Joseph qu’il salua, tandis que le petit garçon venu avec lui, grimpa comme un chat sur l’impériale, où il plaça deux seaux pleins de bouteilles qu’il avait apportés.

« Vous êtes fameusement bien là, M. Dubois », cria le petit garçon au nouveau venu.

M. Dubois était un jeune blond, grand et

14

Page 15: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

svelte, aux traits fins, aux yeux lumineux, à la tournure distinguée. Sa mise, plus que simple (il portait une blouse de toile grise et une casquette), contrastait si singulièrement avec ses avantages naturels qu’on le prenait pour un artiste commençant se pérégrinations. Peu après son arrivée, l’ami d’Alfred, qui restait à Paris, prit congé de lui ; Alfred alla alors gourmander Thierry en lui demandant si l’on partirait.

« Que diable ! l’ami, quand on a un pareil sabot, il faut avoir au moins le mérite de l’exactitude ? Ce ne sont pas de pareilles rosses qui rattraperont le temps perdu ! »

Thierry, pour toute réponse, n’eut pas l’air de comprendre que c’était à lui que ce discours s’adressait, et cria au petit garçon toujours hissé sur l’impériale :

« Hé ! petit, prends donc mon fouet et ôte cette mouche qui pique la grande ; là, c’est bien. »

Le petit, fier d’avoir rendu un service, vint aussitôt entamer une conversation avec son obligé, qui l’écouta et lui répondit pour narguer le jeune homme impatient.

15

Page 16: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

Alfred, soit qu’il crût le mépris plus digne, soit qu’un engagement avec un gaillard comme Thierry ne lui convînt pas, se décida, sans autres pourparlers, à monter dans le sabot, comme il appelait la voiture, se bornant à murmurer entre ses dents les mots de manant et de rustre. Il s’assit sur le banc de devant après avoir mis d’un air important un grand portefeuille dans une des poches de la voiture.

« Vous n’êtes guère poli avec les beaux messieurs, dit tout bas Lorau à Thierry.

– Bah ! tu ne vois pas que c’est un blanc-bec, un rien du tout ?... »

Un sourire des deux jeunes gens accueillit Alfred dans la voiture, et Joseph, heureux de prendre sitôt sa revanche, le remercia d’un air goguenard d’avoir ainsi hâté leur départ.

« C’est si désagréable d’attendre », ajouta Jules Dubois, comprenant Joseph.

Un homme, grand et sec, au visage pâle et austère vint faire diversion. Thierry le salua respectueusement, l’aida à monter dans le

16

Page 17: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

cabriolet avec un soin que les jeunes gens remarquèrent avec étonnement, car rien dans la mise de l’étranger n’indiquait son rang à leur inexpérience ; son chapeau, rabattu sur ses yeux, cachait un front admirable, des gants empêchaient de voir ses mains blanches et soignées, sa redingote boutonnée couvrait le linge le plus beau. Ce dernier venu s’assit sur le banc de devant, auprès d’Alfred. Ni Joseph, ni le jeune blond ne lui offrirent le fond de la voiture, ils ignoraient sans doute qu’une des meilleures preuves d’une bonne éducation consiste dans les égards que l’on a pour les vieillards.

« Si monsieur le comte voulait, dit Thierry, un de ces jeunes messieurs se mettrait bien sur le devant.

– Pourquoi vous permettez-vous de disposer de la place qui m’appartient ? » dit aigrement Joseph.

M. Dubois offrit la sienne. « Merci, monsieur, je ne dérange jamais

personne », répondit le comte.

17

Page 18: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

Thierry avait évidemment attendu ce voyageur, car aussitôt qu’il fut assis il monta sur son siège, ajusta les rênes, prit son fouet et partit.

Alfred, pour se venger de la mystification que ce retardataire lui avait valu, dit en regardant ses deux jeunes compagnons :

« Quand on veut partir à son heure, on prend équipage, cela vaut mieux que de faire attendre tous les voyageurs d’une voiture.

– Ou l’on retient toutes les places », ajouta Joseph, décidé à se monter au diapason de celui qui faisait son envie.

La tournure de Joseph, ou l’idée d’être balloté tout seul dans le coucou, fit sourire le comte, mais il ne répondit rien. Second échec pour Alfred.

Les chevaux allaient au petit trot ; arrivés au faubourg Saint-Martin, ils le grimpèrent mieux qu’on n’aurait pu l’espérer, il est vrai que Thierry leur donnait le courage du désespoir en les harcelant sans cesse de la tête à la queue ; le petit garçon assis à côté de lui regardait avec

18

Page 19: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

admiration cette gymnastique du fouet qui atteignait toujours si adroitement le but.

Le silence régnait dans l’intérieur du coucou, le comte étudiait les physionomies de ses trois compagnons en homme qui cherche à résoudre quelque problème. Joseph contemplait les maisons du faubourg avec l’avidité du touriste qui médite des impressions de voyage. Jules Dubois paraissait enseveli dans des rêveries profondes. Alfred épiait l’occasion de prendre un brillant essor.

19

Page 20: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

II

La route Les chevaux cheminaient paisiblement dans

des flots de poussière jaunâtre, le silence régnait toujours dans l’intérieur du coucou ; le petit garçon babillait sur son banc avec Thierry qui s’amusait de sa gaieté et de ses saillies ; une exclamation de Joseph devant les buttes de Chaumont et de Romainville, fit prendre la parole au jeune Alfred, à son grand contentement.

« Quel beau paysage ! avait dit Joseph. – Jeune pensionnaire, répartit aussitôt Alfred

d’un ton de protection, quand vous aurez, comme moi, couru le monde, vous n’admirerez plus de misérables bottes de chiendent poussées sur des taupinières...

– Il est à présumer qu’à votre âge je serai aussi

20

Page 21: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

avancé que vous, car mon père compte me faire faire le tour de l’Europe aussitôt mon éducation finie, répliqua Joseph piqué du ton protecteur d’Alfred.

– Ce tour d’Europe me paraît un fameux tour de voyageur, mon petit ami, reprit Alfred en riant, mais n’y comptez pas trop, nous déjouons si souvent les projets de nos parents !... Mon père voulait me garder près de lui, m’apprendre l’état de grand propriétaire qu’il exerce avec un certain succès, et une folie de jeunesse, pour laquelle il fut trop sévère peut-être, me jeta sous les drapeaux.

– Vous êtes militaire ? dirent avec envie Joseph et Jules Dubois.

– Ayant gagné le grade de capitaine, et donné et reçu déjà quelques coups d’épée.

– Dans quelle guerre, monsieur ? demanda le comte.

– Dans des engagements particuliers d’abord, monsieur, car je suis peu endurant de mon naturel, puis, dans la guerre d’Espagne, d’où je

21

Page 22: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

reviens. – Vous arrivez d’Espagne ? s’écria Jules, la

nature est splendide, en ce pays, n’est-ce pas ?... – Les plantes y croissent comme dans les

contes de fée, j’y ai vu des aloès se développer et fleurir en quelques heures, sur le bord des chemins...

– Et les femmes y sont bien belles ? demanda Joseph en rougissant jusqu’à la racine des cheveux.

– Leurs yeux sont plus grands que leurs pieds et lancent des flammes qui feraient bouillir le bronze !... Je me fis deux fois assassiner pour elles !...

– Êtes-vous heureux ! reprit Jules en soupirant.

– Trop heureux, car l’une d’elles m’attira par-dessus le marché certain duel assez émouvant !... »

Et le capitaine, voyant la crédulité de ses jeunes auditeurs, risqua la description d’un combat au poignard qui les fit pâlir.

22

Page 23: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

« Monsieur est du Midi, sans doute ? demanda le comte pendant que le duelliste reprenait haleine.

– Je suis d’un pays où l’on est toujours prêt à soutenir ce que l’on avance, répliqua fièrement celui-ci.

– Qui oserait douter de vos paroles, monsieur ?

– Y a-t-il longtemps que vous servez, capitaine ? dit Joseph, qui n’eût pas voulu pour beaucoup voir tomber la conversation.

– Assez longtemps pour être déjà fort expérimenté en l’art de la guerre, du moins c’est l’opinion de mon colonel.

– Quel âge avez-vous donc ? lui demanda Jules.

– Trente ans le 29 de ce mois, répondit Alfred avec aplomb.

– L’état militaire conserve bien les hommes, remarqua le comte, on vous donnerait vingt ans à peine.

– Il n’y a rien de bien étonnant à cette

23

Page 24: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

conservation, sans cette misérable guerre d’Espagne je ne connaîtrais que les garnisons, et les parades fatiguent peu l’officier...

– Le soleil d’Espagne a bien respecté votre teint.

– C’est un teint de famille ; rien ne peut l’altérer.

– Cet avantage tourne contre vous, comme militaire, je gage que vous enviez les figures hâlées et martiales de vos camarades ?

– Ne m’en parlez pas, répondit-il avec une feinte bonhomie ; cette fraîcheur me vaut au régiment le sobriquet de Mlle Alfred, et me fait jouer au camp les rôles de jeunes premières, dont je ne me tire pas trop mal, par parenthèse.

– Je n’en doute pas, dit le comte avec un sérieux imperturbable, quand on se tire d’un duel au poignard on se tire de tout.

– Mais, puisque vous revenez d’Espagne, vous avez assisté sans doute à la prise du Trocadéro ? demanda Jules.

– Bast ! une affaire de rien, fit Alfred en

24

Page 25: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

haussant les épaules, j’eus cependant l’esprit d’y attraper une blessure et la croix.

– Une blessure ! comme cela doit faire mal, s’écria Joseph.

– Où avez-vous été blessé ? reprit Jules. – Au pied gauche. Le Trocadéro me coûte la

première phalange du petit doigt. – Pourquoi ne portez-vous donc pas une

décoration dont vous devez être fier ? demanda le comte qui s’amusait visiblement des hâbleries du capitaine.

– Je vais dans un château où il faut la cacher, répondit Alfred avec mystère, le châtelain se méfie des militaires...

– Je comprends, fit le comte, je ne voudrais pas être à la place de cet homme-là ! d’autant plus qu’il doit être dupe, car votre incognito est on ne peut mieux gardé.

– Vrai ?... ma tournure martiale ne perce pas un peu sous l’habit du pékin ? repartit Alfred paraissant joyeux.

– Pas le moins du monde, assura Joseph. Je

25

Page 26: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

suis sûr que vous pourriez nous conter des aventures bien intéressantes ? ajouta-t-il avec curiosité.

– Que dirait madame votre mère, mon petit ami, si j’oubliais le respect dû à l’innocence ?...

– Ma mère ? dit Joseph devenant cramoisi, ma mère est morte, capitaine, et quant à mon innocence...

– Comment ? la dame qui vous accompagnait à la voiture n’est pas votre mère ?

– Cette femme est la femme de charge de notre maison », répondit effrontément Joseph.

En l’entendant ainsi se poser fièrement en fils de grande famille, les trois auditeurs partirent à la fois de grands éclats de rire en échangeant entre eux des regards qui disaient :

« Ment-il, ce petit coquin-là !... » Renier sa mère, quel crime ! « Vous faites si bon marché de votre

innocence que je vois que je puis parler sans danger », reprit Alfred. Quand il eut repris son sérieux, ii s’engagea aussitôt dans des récits

26

Page 27: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

militaires et galants qui laissaient tous les héros de l’Arioste loin derrière lui.

Jules et Joseph dévoraient avec avidité ces mensonges. Le comte, qui, au premier mot d’Alfred, avait deviné le hâbleur, n’avait garde de les interrompre, curieux de savoir jusqu’où irait le capitaine. Celui-ci était donc fort content de l’effet qu’il produisait lorsqu’on arriva à Bondy. Thierry fit souffler ses chevaux. Alfred descendit lestement du cabriolet, et frappant sur l’épaule du conducteur, il lui dit :

« Réparation d’honneur, mon brave, vos chevaux marchent véritablement en avant.

– Vous ne voyez pas qu’ils ont blanchi sous le harnais à force de galoper ? répondit Thierry sans se fâcher et prévoyant le petit verre qu’Alfred lui offrit.

– C’est un blanc-bec bon enfant », pensa Thierry en s’essuyant la bouche sur le revers de sa manche.

Alfred sortit de l’auberge un cigare à la bouche et vint offrir des gâteaux à Joseph qu’il

27

Page 28: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

n’appelait plus que l’orphelin. Celui-ci, furieux, les refusa en cherchant ce qu’il pourrait dire pour vaincre l’incrédulité de ses compagnons.

Thierry, stimulé sans doute par des promesses de pourboire, s’arrêta fort peu de temps à Bondy. Alfred jeta son cigare à moitié consumé.

« Est-il riche ce gaillard-là », pensait Joseph en voyant cette prodigalité.

La voiture roula de nouveau en se dirigeant sur Livry. La conversation se renoua aussitôt. Alfred reprit et acheva ses histoires fabuleuses, puis s’adressant à Jules Dubois :

« Vous êtes artiste, n’est-ce pas ? Nous autres militaires nous avons bientôt lu l’état d’un homme sur sa physionomie.

– Bien deviné, capitaine, je suis peintre, répondit Jules. C’est un bel état aussi et qui plaît bien aux femmes. »

Ici, le comte, qui s’était expliqué Joseph et Alfred et qui cherchait ce que pouvait être Jules, prit l’air d’un homme délivré d’un doute.

« Je viens de concourir pour le grand prix de

28

Page 29: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

Rome, ajouta Jules rougissant et regardant si le petit garçon pouvait l’entendre.

– Vous avez un front fait pour porter des couronnes, touchez là, nous sommes frères, dit Alfred en lui tendant la main, le pinceau vaut le glaive, tous deux se couvrent également de lauriers ! Et vous, intéressant orphelin, après votre tour d’Europe, à quoi vous destine monsieur votre père ? Serons-nous un jour réunis dans le chemin de la gloire comme nous le sommes aujourd’hui dans ce coucou ? Ou je me trompe fort, ou monsieur votre père vous destine à quelque petit commerce.

– Votre science divinatoire est en défaut cette fois-ci, répondit Joseph pâle de colère. Mon père me destine à la diplomatie. »

Aux violents éclats de rire qui suivirent cette déclaration, les chevaux blancs, fort ombrageux, se mirent à galoper. Thierry, inquiet, regarda s’il n’y avait rien de dérangé à leurs harnais. Joseph, pris d’une rage égale à sa confusion, jura qu’il aurait raison de ses compagnons.

Quand on eut retrouvé un peu de sérieux, le

29

Page 30: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

comte Maurice se félicita du bonheur d’une pareille rencontre.

« Je vois que je voyage avec trois célébrités futures.

– Je veux devoir mon titre de général à la protection de M. l’ambassadeur futur, dit Alfred en s’inclinant devant le petit Joseph, car vous devez avoir de belles connaissances !

– Il et certain que mes liaisons ne sont pas en Espagne, comme les vôtres, et que je puis nommer les châteaux où je me rends et les noms des amis que j’y vais voir, répondit Joseph exaspéré.

– Je serais curieux de connaître ces noms, intéressant orphelin, répondit Alfred.

– Ils ne sont pas difficiles à nommer. Je vais chez le comte Maurice, avec lequel mon père est intimement lié.

– Vous allez chez le comte Maurice ? dit Alfred stupéfait, malgré son assurance.

– Vous allez chez le comte Maurice ? reprit Jules atterré.

30

Page 31: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

– Mon petit ami, êtes-vous bien sûr de ce que vous avancez ? reprit à son tour le comte.

– Aussi sûr que je le suis de vous regarder en ce moment. Je vais achever mes vacances avec ses deux fils, Paul et Sosthène, avec lesquels je suis élevé.

– Réfléchissez, mon enfant ; monsieur votre père est-il bien réellement l’ami du comte ?

– À telles enseignes que je puis vous donner sur lui tous les renseignements que vous pourriez désirer.

– J’ai justement besoin de sa protection, et je ne serais pas fâché de savoir comment je puis l’aborder avec succès.

– Placez tous ses titres dans votre première phrase, reprit Joseph, se remettant, et vous aurez à moitié gagné votre cause. Il est député, académicien et conseiller d’État.

– Il a donc beaucoup de vanité ? reprit le comte.

– Les parvenus en ont toujours, dit Alfred. – C’est si vrai, repartit Joseph, que malgré son

31

Page 32: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

avarice, il donnerait le quart de sa fortune pour qu’elle n’ait pas été gagnée dans le commerce par ses parents.

– Il est peut-être jaloux de la noblesse de monsieur vote père ? dit en riant le capitaine.

– Si ces renseignements sont exacts, il a un juge sévère en son ami, reprit le comte.

– Mais comment, un homme qui a su conquérir un si haut rang dans le monde sans la protection d’une grande famille peut-il avoir un si petit esprit ? demanda Jules.

– Il y a des gens qui ont tant de bonheur, répliqua le capitaine.

– Le bonheur n’explique jamais que la moitié des succès ; il faut de grands talents pour les soutenir, reprit Jules.

– Les talents du comte sont sans doute hors la portée de notre futur diplomate ? reprit le comte en souriant.

– Malgré l’avarice que vous lui reprochez, je sais, moi, qu’il fait beaucoup travailler les ouvriers, ajouta Jules.

32

Page 33: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

– Je soutiens l’enfant moi, fit le capitaine, il a de l’audace, il ira loin ; la bourgeoisie du comte perce-t-elle sous ses titres ? quel air a-t-il ?

– L’air le plus commun du monde. – Messieurs, vous n’en pouvez douter,

l’orphelin est virtuose dans ces airs-là ! riposta Alfred fort content de son mauvais jeu de mots.

– Mais, reprit Jules indigné, s’adressant au petit Joseph, vous tenez donc à nous prouver que votre père n’est pas l’ami du comte ?

– Ne comprenez-vous pas que cet enfant répète des propos de laquais ? dit le comte Maurice.

– De laquais ! Monsieur ?... fit Joseph en élevant le ton.

– Il ne vous manquerait plus que de donner un démenti à un vieillard », répondit vivement le comte.

Puis s’adressant à Thierry : « Descends-moi ici.

– Ici ? » fit Thierry étonné. Le comte mit un doigt sur sa bouche.

33

Page 34: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

« Compris », murmura Thierry aidant le comte à descendre. Celui-ci en lui remettant un bon pourboire, lui dit à l’oreille : « Va au pas jusqu’au village », et le comte s’engagea dans un sentier qui conduisait à une des petites portes du château.

Remonté sur son siège, Thierry se mit sur le débord de la route.

« Il y aura du grabuge là-bas, bien sûr », murmura-t-il en remontant sur son banc, et il sifflait l’air de Partant pour la Syrie, ce qui annonçait chez lui une grande préoccupation.

Les chevaux, abandonnés par leur maître à leur caractère pacifique, ayant plus de mal à traîner la lourde voiture dans le sable, semblaient s’endormir en rêvant le farniente de l’écurie.

« Capitaine, vous qui êtes physionomie, avez-vous deviné la profession du voyageur qui nous quitte ?

– Il doit être juge de paix de canton ou notaire, mais j’inclinerais pour le premier état, parce que j’ai surpris chez lui des airs de dignité qui

34

Page 35: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

s’accordent avec ce degré de magistrature. – C’est bien facile à savoir, le conducteur

paraît le connaître. – L’ami, dit Alfred, que fait ce M. Lecomte

qui vient de descendre ? – C’est le maire du village de là-bas. – Quand je vous disais qu’il exerçait une

autorité quelconque, reprit Alfred. – Il a de belles lignes sur la figure, et ses

regards semblent deviner les pensées, dit le peintre Jules.

– Il ne s’exprime pas mal pour un maire de village, ajouta Joseph qui voulait toujours mettre son mot. Quel est ce beau château que nous voyons ? demanda-t-il à Thierry.

– C’est le château du comte Maurice. – Comment ! vous ne connaissez pas le

château de l’ami de monsieur votre père ? dirent ensemble Jules et Alfred comme soulagés d’inquiétude.

– Il y a de bonnes raisons pour cela, c’est la

35

Page 36: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

première fois que j’y viens. » Arrivé en face de l’avenue, Thierry tourna sa

voiture et y entra. « Pourquoi prenez-vous ce chemin ? dirent

ensemble les trois jeunes gens. – Puisque vous descendez tous trois là, je vais

jusqu’à la grille ; bien sûr que je n’aurais pas cette condescendance pour un seul voyageur. » Le visage des trois compagnons passa successivement par tous les degrés de la stupéfaction. Thierry, qui les regardait, leur dit : « Est-ce que ma galanterie vous fâche par hasard ? Vous ne saviez donc pas que vous alliez à la même destination ? Qu’est-ce qui vous consterne donc comme cela ? Où est le mal d’aller tous au même endroit, puisque la connaissance est faite ?

– Je suis bien content de ne pas porter mes seaux tout le long de l’avenue, dit le lapin.

– Nous irons jusqu’à Claye, petit, lui cria Jules.

– Ah ! ben, c’est bon, y pensez-vous,

36

Page 37: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

monsieur Dubois ? que dirait le bourgeois, et le comte Maurice qui attend après le marbre de la salle à manger, et les sonnettes qu’il faut pour les escapades, les avons-nous ? »

Jules, honteux, cherchait vainement à rencontrer les yeux du petit afin de lui imposer silence.

« De quoi vous tourmentez-vous, monsieur Dubois ? dit Alfred, je vois bien que nous avons chacun un masque à déposer à la grille ; il est bien permis de s’amuser un peu en voyage ?... »

L’intendant, M. Renaud, rentrait au château. « Vous m’amenez mon filleul, le petit

Porriquet, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Thierry. – Je vas vous le remettre entre les mains, lui et

sa petite valise, car sa maman me l’a bien r e c o m m a n d é .

– Voilà un nom qui sonnera joliment haut dans la diplomatie ; encore un masque qui tombe », dit Alfred.

Joseph, anéanti, ne répondit rien. En acquérant la certitude que Joseph avait

37

Page 38: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

renié sa mère, Jules s’éloigna instinctivement de lui par un mouvement empreint de mépris ; renier sa mère, monsieur, vous n’avez donc pas de cœur !

« La maman n’est pas flatteuse à l’œil, c’est vrai, mais ce n’est tout de même pas bien de ne pas oser l’avouer, dit Alfred.

– La mienne porte des robes d’indienne et des bonnets, et je suis fier d’elle partout où elle se trouve, ajouta Jules.

– Pourquoi vous moquiez-vous de moi aussi ? – Vous êtes inexcusable, monsieur, la vanité

ne doit pas toucher à de pareils sentiments », répondit Jules.

On arrivait à la grille, Thierry sauta lestement à terre et sonna comme pour un roi. « Je sonne pour trois, madame Henry », dit-il à la concierge scandalisée.

Joseph se précipita à terre la tête la première, et manqua de tomber.

« Là, là, petit Porriquet, lui dit Alfred, ce n’est pas la peine de se casser le col pour quelques

38

Page 39: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

mauvaises blagues ; après tout, il y en a de plus malins que vous qui en usent aussi. – Nous peignons donc sur pierre au lieu de peindre sur toile, monsieur Dubois ? dit-il à Jules ; il n’y a pas de honte à cela. Mais motus sur mon titre. Je ne suis plus ici qu’un clerc d’étude, et voici mon passeport », fit-il en montrant le portefeuille qu’il tira de la poche de la voiture.

Retrouvant toute son audace, il entra dans le château en donnant un coup de vent à sa chevelure, pendant que Jules Dubois aidait son aide à descendre les seaux.

Mme Henry, pendant ce colloque, avait parlé bas à l’oreille de Thierry. « C’est bon ! c’est bon ! demain à sept heures, au bout de l’avenue. »

Les jeunes gens, plus ou moins troublés, ne firent pas attention à ces paroles qui les intéressaient cependant sans qu’ils s’en doutassent. Thierry repartit au trot.

39

Page 40: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

III

Le château Mme Henry, après avoir parlé à Thierry, dit à

M. Renaud : « M. le comte vous attend ainsi que votre

fillot. – Le comte Maurice est ici ? Depuis quand ?

Est-il venu avec ses chevaux ? Comment sait-il que j’attends ce petit ?...

– Vous m’en demandez plus long que je n’en sais. Il est entré par la petite porte du bas avec M. Claudin. »

Aurait-il pris la voiture de Thierry ? N’aurait-il pas signé le bail ? Ces pensées, rapides comme l’éclair, traversèrent la tête de l’intendant et le remplirent de trouble.

« Aviez-vous avec vous un grand vieillard

40

Page 41: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

pâle et maigre ? – Oui », fit Joseph en frissonnant de la tête

aux pieds, car il comprit que le grand vieillard pâle et maigre était le comte Maurice ; et, se souvenant de tout ce qu’il avait dit, le sang lui monta à la tête et lui fit entendre des sons de cloche.

Pendant les discours du parrain et du filleul, la jardinière accueillait Alfred et les deux peintres en femme renseignée aussi sur leur compte.

« Entrez chez moi, mes enfants, dit-elle aux derniers, j’ai ordre de vous faire souper et de vous loger, et vous ne manquerez de rien, ce sont les ordres de M. le comte.

– Monsieur est l’envoyé du notaire ? dit-elle au jeune Alfred. M. le comte vous attend, et je vais vous conduire. »

Jules entra avec son aide dans le pavillon du concierge, heureux d’échapper pour la fin de la soirée aux moqueries du clerc ; il se promit de se coucher aussitôt après son souper, en songeant avec chagrin qu’il peindrait le lendemain les

41

Page 42: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

murs de la salle à manger sous les regards d’Alfred, assis sans doute à table, à côté du comte Maurice.

Alfred, la concierge, l’intendant et Joseph entrèrent ensemble dans le cabinet du comte. Le comte tournait le dos à la porte et causait vivement avec M. Claudin.

« Voici l’envoyé du notaire, monsieur le comte, dit la concierge à son maître.

– C’est bon », répondit le comte sans se retourner, n’apercevant ni Joseph, ni l’intendant.

Celui-ci fit signe à son filleul de ne pas bouger et de se taire ; il voulait sans doute surprendre les paroles qui s’échangeaient entre son maître et le fermier.

L’ex-capitaine s’apprêtait à saluer lorsqu’il reconnut dans le maître de la maison, le voyageur qu’il avait traité si cavalièrement pendant la route, et cette découverte le déconcerta.

« Il savait qui j’étais !... J’étais sa dupe, il n’était pas la mienne ! » Cette réflexion confusionnait le hâbleur qui subissait le seul

42

Page 43: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

échec auquel il pût être sensible. « Remettez-vous, monsieur, dit le châtelain, le

capitaine Alfred ne pouvait faire aucun tort au comte Maurice. Il est veuf et n’a que des fils. Votre nom, monsieur ?

– Je ne suis ici que le clerc de l’étude de M. N..., et je n’ai commis aucune indiscrétion préjudiciable ni à mon patron, ni à son client, répondit Alfred, reprenant aussitôt son aplomb.

– C’est vrai, monsieur, répliqua le comte avec hauteur, vous n’avez fait tort qu’à vous aujourd’hui, mais avec vos habitudes, vous ne devez pas être toujours aussi heureux ?

– Monsieur ? dit Alfred en élevant la voix. – Pas de forfanterie, monsieur, il n’y a plus de

capitaine ici, et vous n’êtes pas plus tenté que moi de vous prendre au sérieux, donnez-moi le bail et asseyez-vous. »

Un homme de cœur eût été profondément humilié de ces paroles. Alfred obéit au comte sans mot dire, ouvrit son portefeuille, chercha le bail et le présenta au client de son patron.

43

Page 44: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

« Ce bail, je vous le répète, monsieur Claudin, ne porte pas toutes les clauses que j’avais exigées pour consentir à ne pas augmenter la redevance annuelle, je ne le signerai pas ; nous allons le discuter ensemble. Monsieur l’écrira sous ma dictée ; mais avant de commencer, j’ai à parler à mon intendant. » Il allait sonner lorsqu’en tournant la tête il l’aperçut ainsi que Joseph. Celui-ci, qui avait assisté à l’exécution du capitaine, si lestement faite, pensa avec terreur que son tour était arrivé.

« Pourquoi ne vous êtes-vous pas montré en entrant ici, monsieur ? » demanda le comte d’un air sévère à l’intendant ; puis, sans attendre sa réponse, il ajouta : « Depuis quand connaissez-vous ce jeune homme ? »

M. Renaud, que la première question troublait, respira librement à la seconde, et ne soupçonnant aucun méfait de ce côté, il répondit :

« Cet enfant est mon filleul, monsieur le comte, et son père est mon ami.

– C’est de vous alors qu’il tient les calomnies qu’il a débitées tout le long du chemin sur le

44

Page 45: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

comte Maurice ? Préparez cette nuit vos comptes de gestion, monsieur, je vous attendrai demain matin à cinq heures, pour les examiner et les signer ; la place de cet enfant est retenue pour demain dans la voiture de Thierry.

– Monsieur le comte, on ne base pas le renvoi d’un homme sur les propos d’un enfant », répondit audacieusement l’intendant, pensant que le comte, comme bien des maîtres, reculerait devant les conséquences graves que peut entraîner une attaque contre la probité du serviteur.

Le comte regarda l’intendant d’une façon qui le fit tressaillir.

« Votre conscience doit vous dire, monsieur, qu’il y a de la générosité de ma part à baser votre renvoi sur une autre cause que la véritable, et vous devez de la reconnaissance à cet enfant, pour le prétexte qu’il me fournit. Au surplus, l’ingratitude d’un homme est une faute assez grande pour couvrir les autres fautes. »

L’intendant voulut parler.

45

Page 46: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

« Ma décision est irrévocable, ce bail pour lequel vous vouliez surprendre ma signature, cette minute de votre main, où mes intérêts sont visiblement lésés, prouve que les vôtres ne l’étaient pas ; cette minute déposera, au besoin, de la justice de ma décision. Allez préparer votre départ, je n’ai plus rien à vous dire. »

« Misérable ! quel bavardage as-tu fait ? cria M. Renaud à Joseph quand il fut loin de son maître.

– Il paraît qu’ils vous ont rendu service, mon parrain, n’avez-vous pas entendu le comte ? répondit effrontément Joseph.

– Tu me payeras cher ce service, je te recommanderai à ton père et à ta mère ! méchant bavard !... Aller répéter en public ce qu’on dit dans l’intimité !... Abuser de la confiance !... » L’intendant n’eut pas plutôt prononcé ces mots qu’il s’en repentit.

« Je vois bien que cela n’amène rien de bon, mon pauvre parrain », reprit l’audacieux enfant d’un air d’intérêt.

46

Page 47: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

Cette circonstance capitale pour Joseph développa instantanément l’habileté cauteleuse dont il était doué et qu’il ignorait peut-être encore. Sans deviner toute la portée des paroles du comte, qu’il devait s’expliquer plus tard, il en comprit cependant assez pour se servir déjà de ce secret comme d’une arme qui mit son parrain à sa merci.

« Serpent ! » répondit le parrain devinant Joseph.

Les fautes ont toujours de funestes conséquences ; dans cette occurrence elles firent rougir le protecteur devant le protégé, l’homme devant l’enfant ! M. Renaud, au lieu de faire parler Joseph, le fit taire.

Pendant que le jeune Porriquet tournait sa position avec une finesse qui devait lui être un jour fatale, Alfred, après avoir remis le bail, alla souper. « Les paroles du petit lui coûteront cher, se disait-il tout en dégustant un perdreau, mais il faut l’avouer, il aura bien mérité les corrections du papa et de la maman Porriquet, sa diplomatie était drôle, mais le reste ne valait rien. S’attaquer

47

Page 48: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

aux vivants, fi donc !... C’est d’un élève de septième. On invente, ou l’on fait parler les morts, voilà les principes de l’art ! Ce petit n’est pas fort, il a besoin de quelques conseils ; et, puisque nous voyageons encore demain ensemble, je lui en donnerai. Quant au vieux, il est très fort, et s’il voulait blaguer, ce serait du fameux !... »

Ces trois jeunes gens que le hasard avait réunis dans la même voiture et sous le même toit, devaient toujours se souvenir de cette rencontre, car ces heures passées ensemble allaient décider de leur destinée !... Contre les habitudes de leur âge, tous trois dormirent peu. Joseph pensait à l’agréable surprise qui attendait le lendemain son père et sa mère, et à l’accueil qui lui était réservé, si son parrain parlait de ses indiscrétions ; aussi cherchait-il avec la profondeur d’un Machiavel ce qu’il dirait à son parrain pour le décider à expliquer son retour sans le mettre en cause.

Alfred, en récapitulant ses hauts faits de la veille, se reconnaissait fautif en quelques points. « Les œuvres de l’imagination ont leurs écueils,

48

Page 49: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

pensait-il, et il vaut mieux les lancer sur l’océan parisien que sur la mare villageoise ; l’océan engloutit tout ; la mare ne noie pas même la coquille d’un œuf ! Donc, la blague est douce dans le coucou qui vole vers Paris, mais elle est amère quand ledit coucou retourne au nid !... Tous les voyageurs, il est vrai, ne se jettent pas ordinairement à la même grille d’un château, mais concluons de ce hasard qu’il faut, avant de tirer ses blagues, s’enquérir soigneusement du lieu où demeurent les compagnons de route. » Telles étaient les fautes que se reprochait le hâbleur, et la morale qu’il en faisait sortir.

Quant au jeune Dubois, mécontent de lui et honteux d’avoir cédé à un sot orgueil, il cherchait comment il réparerait un mensonge dont la délicatesse de son âme lui exagérait encore le mal. Au petit jour, il se mit résolument à l’ouvrage, pendant que son aide sifflait joyeusement son air favori en apprêtant les couleurs ; Jules jetait de temps à autre des regards inquiets sur les fenêtres, croyant toujours y voir apparaître la figure du clerc ou celle de Joseph, décidé néanmoins à réparer noblement sa faute.

49

Page 50: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

Mais il n’aperçut que la famille du concierge ; petits et grands couraient en gens fort affairés ; le concierge traversa bientôt la cour traînant une petite charrette remplie de caisses et de paquets. Joseph poussait la charrette par derrière, soit pour se donner une contenance, soit pour obéir aux ordres de son parrain. Alfred, la tête haute, le portefeuille sous le bras, marchait à côté de lui, commençant peut-être déjà les leçons qu’il s’était proposé de lui donner. L’intendant manquait à ce cortège ; il n’osait sans doute passer par la grande porte du château, et devait rejoindre ses compagnons dans l’avenue.

Jules les suivait des yeux avec joie, en homme délivré de grands soucis.

« Vous regardez le départ de notre intendant ? dit la concierge qui mettait le couvert ; en voilà un qui a fait des bêtises ! Se faire chasser de chez un maître si bon pour lui ! M. le comte lui avait fait apprendre tout ce qu’il savait, et ne l’aurait jamais laissé dans la peine, bien sûr.

– Sait-on pourquoi il est renvoyé ? – Le fermier le dirait aussi bien que M. le

50

Page 51: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

comte, je crois, mais justice est faite, et notre maître nous a recommandé le silence.

– Quel homme est-ce que vot’ bourgeois ? dit le petit garçon.

– Un homme bon et juste ; mais je ne voudrais pas avoir vendu une fleur de la serre et me trouver en face de lui ! car il a bientôt fait le compte de chacun.

– Ma mère, le déjeuner est prêt, puis-je avertir M. le comte ? demanda par la fenêtre la fille de la concierge.

– Va », répondit sa mère. Jules entendit peu après le comte descendre

l’escalier, et, levant les yeux lorsqu’il entra, il eut le même éblouissement qui avait saisi la veille Alfred et Joseph en le revoyant.

Le comte ne put retenir un sourire, mais ce sourire était si bienveillant, que le jeune homme, quittant aussitôt pinceaux et palette, s’avança vers lui.

« Vous devez avoir une mauvaise opinion de moi, monsieur le comte ? et cette idée me

51

Page 52: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

tourmente. Je peins le marbre pour faire vivre ma mère qui est veuve et pauvre, la mort de mon père arrêta ma carrière, et je n’ai pas concouru pour le grand prix de Rome. Mais une vocation m’appelle à mieux que cela, je le crois, je l’espère, et ce mensonge que j’ai fait aura décidé de ma vie, dorénavant. Je travaillerai pour ma mère et pour mon avenir, et si vous entendez un jour parler des œuvres de Jules Dubois, pensez qu’il est homme de cœur et de courage, au-dessus du rôle qu’il a joué hier, car j’aurai souffert et travaillé pour arriver à faire parler de moi.

– Dès hier, je ne vous ai pas confondu avec vos compagnons de route, mon jeune ami, asseyez-vous là, déjeunons ensemble et causons. »

À la fin du repas, après les renseignements que le comte Maurice avait demandés au jeune homme et pendant lesquelles [sic] le protecteur avait achevé de juger celui qu’il voulait protéger, le comte disait au jeune Jules :

« Je veux hâter vos succès et vous venir en aide, en vous évitant des luttes qui usent l’énergie

52

Page 53: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

et quelquefois même le talent. – Monsieur le comte, répondit Jules touché

jusqu’aux larmes, suis-je assez sûr de moi pour accepter vos offres généreuses ? Sais-je si je pourrai jamais m’acquitter envers vous ? Il faut des années pour faire un peintre, quand même Dieu m’aurait accordé le génie.

– Je puis attendre, répondit le comte, calmez vos scrupules, un seul de vos tableaux vous libérera un jour envers moi, et c’est moi peut-être qui serai alors votre débiteur. »

La joie du jeune homme, les conventions qui suivirent dépasseraient les limites de cette narration.

53

Page 54: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

IV

Conclusion Six ans après le voyage qui a été raconté, Jules

Dubois avait réalisé les prédictions du comte Maurice, et celui-ci inaugurait avec pompe, dans ce même château où il avait déjeuné et causé avec le peintre futur, le tableau qui acquittait le jeune homme envers lui.

Le comte avait choisi pour cette inauguration le jour de la fête du village, il présentait l’auteur à tous ses amis, gens d’élite qui, en admirant l’œuvre du jeune peintre, s’inscrivaient pour obtenir aussi des tableaux de lui.

Jules Dubois, par la puissante protection du comte devenu son ami, voyait donc la fortune et la célébrité lui sourire au début de sa carrière, plus heureux que tant de génies qui, faute de circonstances, meurent pauvres sans avoir jamais

54

Page 55: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

joui de leur gloire. La fête du village se célébrait tous les ans sous

les grands arbres de l’avenue du château le jour de l’Ascension.

Le comte Maurice, suivi de toute sa société, alla, comme tous les ans, visiter la fête. Il avait pris le bras du jeune peintre dont tout le monde admirait la tournure élégante et la beauté qui rappelait celle de Van Dyck.

Arrivés à l’endroit où l’on gagnait les prix fondés par le comte, ils s’arrêtèrent un instant à voir tirer les concurrents qui les disputaient. Jules reconnut parmi eux ce fier capitaine du coucou dont il n’avait pas entendu parler, et qu’il n’avait pas revu depuis ce voyage fait en sa compagnie, voyage si mémorable pour lui.

Le poing sur la hanche, un chapeau gris posé sur l’oreille, M. Alfred se faisait remarquer entre tous ses rivaux par le nœud extravagant d’une cravate trop bleue pour ne pas attirer l’œil. Une chemise de couleur sur laquelle des messieurs et des dames dansaient des valses échevelées, un gilet où miroitaient toutes espèces de couleurs,

55

Page 56: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

une redingote à la mode du lendemain, pour laquelle la déesse avait trouvé une coupe savante, destinée à dissimuler l’embonpoint précoce du jeune lion1 de la Grande Chaumière. Telle était la tenue de ce capitaine des hâbleurs.

Son tour arrivé, il s’avança avec la grâce d’un Lovelace de faubourg, jeta son chapeau en arrière et ajusta son coup. On ne peut donner mieux l’idée de sa désinvolture qu’en disant qu’il cherchait à imiter la pose de l’Apollon du Belvédère.

« Nous avons perdu, dit un des concurrents découragé à son voisin, sans regarder ce qu’il adviendrait du coup.

– Tu connais donc ce gros-là, toi ? – Pour le voir à toutes les fêtes de banlieue

décrocher au bout de son fusil toutes les timbales et les couverts aux pauvres gens. Il passe sa vie sans doute à s’exercer...

– Gagné ! cria-t-on de toutes parts.

1 Jeune homme élégant, qui vit dans le luxe et l’oisiveté. (CNRTL)

56

Page 57: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

– Pur hasard, mes amis, dit Alfred. – Blagueur ! » reprit l’homme qui avait parlé. Alfred apercevant alors Jules qu’il reconnut,

s’avança vers lui. « Eh bien ! dit-il en prenant l’attitude d’un

maître à danser à la première position, qu’est-ce que j’avais prédit ?... Les lauriers ont poussé sous nos pinceaux ? Nous avons commis une fort belle œuvre, ce tableau-là sent le marbre ; nul doute que nous aurons notre buste à l’exposition prochaine.

– Et vous, capitaine, qu’avez-vous commis depuis que nous ne nous sommes vus ? répondit Jules froidement.

– J’avais quitté l’état militaire en descendant de notre coucou, vous le savez, mais le fameux tour d’Europe du jeune Porriquet me tentant, j’abandonnai ma boutique de notaire pour l’état de commis voyageur. Je vends, pour le quart d’heure, à la Suisse, à l’Allemagne et autres lieux, de la littérature en gros et en détail. Si les peintres pouvaient se servir de nous comme les

57

Page 58: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

libraires, je serais à votre service, monsieur Dubois.

« Jeté dans les beaux-arts j’en connais les détours. »

En disant ces mots, l’ex-capitaine et l’ex-clerc, peu encouragé par la froideur de son ex-ami, prit congé de lui en saluant le comte qui revenait prendre le bras du jeune homme.

« Monsieur le comte Maurice ne me reconnaît pas, sans doute ?

– On reconnaît toujours ceux qui ne changent jamais, monsieur, dit le comte lui rendant gravement son salut en entraînant Jules.

– Cet homme-là fait tout ce qu’il veut de ses pattes, disaient près d’eux des mécontents déplorant la perte des prix, il est de première force au billard.

– Voilà sa fin trouvée, dit le comte Maurice à Jules en entendant ces paroles, il deviendra un faraud d’estaminet où il jouera les poules d’honneur pour le compte des maîtres de café en les partageant avec eux. »

58

Page 59: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

À deux pas de l’endroit où le comte et le peintre s’étaient arrêtés un instant, deux hommes se cachaient derrière les arbres, l’ancien intendant et Joseph Porriquet, devenu son associé et son complice en toute spéculation douteuse ; ils faisaient ostensiblement le commerce de la graineterie, et venaient demander du temps au fermier Claudin pour solder sa dernière fourniture de fourrage. S’étaient-ils engagés dans de mauvaises affaires ? avaient-ils perdu la confiance de leurs pratiques ? toujours est-il qu’ils étaient pauvres et obligés de se cacher là, comme ailleurs peut-être ?

Ces paroles divines : À chacun selon ses œuvres, sont des paroles déjà vraies pour ce monde, car on y porte presque toujours le fardeau des fatales conséquences de ses fautes.

Hâbleurs nés ou à naître, si vos mensonges font sourire et sont excusés dans votre jeunesse, ils vous font perdre toute considération quand ils y survivent, et dégénèrent en caractère ; tout homme qui respecte sa parole, au contraire,

59

Page 60: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

mérite l’estime de tous, quel que soit le rang où Dieu l’a fait naître.

60

Page 61: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

61

Page 62: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

Table I. Le coucou ..............................................5

II. La route..................................................20

III. Le château..............................................40

IV. Conclusion.............................................54

62

Page 63: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

63

Page 64: Le voyage en coucou - La Bibliothèque électronique du ... · Le voyage en coucou nouvelle La Bibliothèque électronique du Québec ... cheveux bruns bouclés de son futur compagnon

Cet ouvrage est le 607e publié dans la collection À tous les vents

par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québec est la propriété exclusive de

Jean-Yves Dupuis.

64