L’Éclectisme Philosophique de Proust

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    Luc Fraisse, Lclectisme philosophiquede Marcel Proust

    Paris, Presses de lUniversit Paris-Sorbonne,

    coll. Lettres franaises , 2013, 1332 p.

    Thomas Carrier-Lafleur

    Universit Laval et Universit Paul-Valry (Montpellier III)

    Un livre de philosophie doit tre pour

    une part une espce trs particulire deroman policier, pour une autre part unesorte de science-fiction.

    Gilles Deleuze, Diffrence et rptition

    Il y a de ces livres-sommes, de ces livres-cathdrales desquelson ne peut parler trop vite, dabord parce quon a le souffle

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    coup devant la masse quils constituent. Une certaine prudenceest aussi de mise, car on devine celle avec laquelle louvrage at construit, pierre par pierre, bloc par bloc. De tels livresconfrontent le lecteur la question de lorientation, mais aussi celle de la reprise. Quel est le meilleur point de vue pour jugerde luvre? Aprs la lecture, comment faire pour trouverquelque chose ajouter sans pour autant dnaturer lesharmonies et les mouvements de cette petite musique que nousavons encore en tte ? la recherche du temps perduest un deces ouvrages. Lclectisme philosophique de Marcel Proust, la

    rcente livraison de Luc Fraisse, qui est loin den tre sespremires armes, lest sa manire tout autant.

    Un dbut dans la vie

    Entre la phnomnologie et la photographie , la philosophie a su trouver sa place dans le Dictionnaire MarcelProust, publi il y a dj dix ans (chez Honor Champion).Pourtant rdige par Franoise Leriche, une spcialiste deProust au travail stimulant, force est dadmettre, sans plusattendre, que cette entre ne nous apprend pas beaucoup surles rapports de lcrivain la philosophie. On pourrait mmeajouter que lentre philosophie du Dictionnaire Marcel

    Proustpasse la fois ct de la philosophie et ct de MarcelProust. Prenons le second cas, celui de Marcel Proust Marcelet non seulement Proust , cest--dire le versant biographiquede la question. Aprs une brve citation des carnets delcrivain (dailleurs capitale, on y reviendra) et une autre de sacorrespondance, lentre philosophie saute toute ladimension concrte de son propre enjeu pour enchaner,

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    diffrents degrs dintrt, avec une curieuse srie deconsidrations abstraites saveur philosophique. Puis sesuivent une quantit dintuitions conceptuelles qui, on doit entant que lecteur le croire, ont pour but de constituer le socle dela rflexion des analogies entre Proust, son uvre et laphilosophie. Si un dictionnaire, et mme un dictionnairedcrivain, a pour but de proposer des dfinitions afin de rendreplus clair un problme ou une situation, on peut dire que la philosophie du Dictionnaire Marcel Proust ne livre pasvraiment la marchandise. Ces intuitions, pistes et demi-vrits

    naident que trop peu la comprhension de la philosophie entant que problme au sens philosophique du terme,prcisment dans et pour luvre de Proust. On la dit,lentre du dictionnaire passe mme ct de Proust lui-mme.Dans quelle mesure ? Bien, pour la raison suivante : aucunmoment le lecteur nest inform des tudes philosophiquesmenes, avec passion dailleurs, par le jeune Marcel Proust.

    Alors pourquoi une entre philosophie dans un dictionnairequi porte son nom ? Sans doute a-t-on suppos, bon droit, queson uvre, et principalement la recherche du temps perdu, esten elle-mme philosophique, quelle questionne, convoque laphilosophie ou du moins certains de ces enjeux, par exemple laphilosophie du sujet. Mais la question se pose : comment est-ilpossible que le dictionnaire fasse omission des tudes

    philosophiques de Proust, dautant plus que le fait a t relevpar la critique depuis le dbut des annes 1980, cest--diredepuis le premier livre de Anne Henry, Marcel Proust. Thories

    pour une esthtique(1981) ? linverse, lenqute de L.Fraisseclaire dentre de jeu cet lment essentiel la rsolution duproblme. Dans le domaine de la philosophie, Proust a en effetacquis une comptence au-dessus de lusage, par lintrt

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    passionn quil a port la classe de philosophie le menant en1889 au baccalaurat, puis par la lourde licence de lettres etphilosophie quil a obtenue en 1895. Sa correspondance montre[] que les connaissances acquises lors dece cursusdemeurent tout instant prsentes son esprit parvenu dans sa pleinematurit, quelles peuvent ressurgir avec prcision touteoccasion (p. 13). Mais, de manire inexplicable, elles nont pasressurgi dans lentre du dictionnaire exclusivement consacre cet enjeu. On pourrait interroger cette absence de manire(faussement) psychanalytique, en la considrant comme un acte

    manqu, voire comme un souvenir-cran qui veut cacher auxyeux du jeune et du moins jeune lecteur la relle mcanique duproblme de la philosophie. Cette absence vient aussi donnerplus de poids le poids de lexprience la toute premirepage de Lclectisme philosophique de Marcel Proust, affirmantque les rapports de Proust, et plus particulirement de Proustromancier, la philosophie, constituent lun des sujets les plus

    difficiles sur lesquels puisse buter, auxquels puisse saffronterla critique consacre cet auteur (p. 11). Mais force est ausside constater que la critique ne se donne pas tous les moyensdisponibles pour viter les erreurs et pour se faciliter la tche.Que les annes universitaires de Proust ne soient pas prsentesdans la notice philosophie de son dictionnaire est un faitencore plus troublant si lon considre que, aprs tout, Jean

    Santeuil et la Recherche sont des romans de formation o lebiographique a certainement son importance. Or, si les rapportsde Proust la philosophie (peu importe pour le moment lestatut et la tche que lon peut attribuer celle-ci) sontdemble complexes, il est ni plus ni moins ahurissant que lonne prenne pas en considration une des seules donnesconcrtes, et peu prs vrifiables, que lon puisse avoir sous la

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    main, soit la nature prcise de la formation philosophique deProust.

    Mais ce nest pas l toute lhistoire, car lentre philosophie du Dictionnairemontre nouveau son manquede philosophie en passant aussi ct des vritables enjeuxphilosophiques de luvre. Alors que le premier paragraphe delentre se termine par la suprmatie du gnie proustien surtoutes formes possibles dinfluences, et en premier lieudinfluences philosophiques1, le second paragraphe vient tuer

    dans luf lorientation dune enqute qui aurait nanmoins putre passionnante. Certes, les notions de rminiscence et demmoire involontaire navaient au dbut du XXe sicle riendoriginal. Rien de plus faux, et cest dailleurs contre une telleide reue (qui sa manire tmoigne soit dun aveuglementsoit dune forme de paresse intellectuelle) que luttent plusieurscentaines de pages des quelque 1300 qui composent le dernier

    ouvrage de L. Fraisse : la mmoire involontaire proustienne estau contraire un concept qui nexistait pas avant la Recherche, nien philosophie ni dans le roman. Ainsi, passer ct de laphilosophie, cest donc de ne pas tenter de voir en quoi les deuxnotions les plus importantes dans le romande Proust ont peut-tre et pourquoi pas une dimensionphilosophiqueoriginale,celle-ci tant entre autres justifie par de lourdes et

    1 Proust revendique donc une pense qui lui est propre, qui a dailleursvolu . En plus de se questionner sur la raison dtre des guillemets danscette phrase, il est aussi normal de se demander quel point cette posturenen est pas une de relative lchet: on dit que la pense mi-romanesque mi-philosophique de Proust est essentiellement et indiscutablement originale,pour sviter dentrer dans la questionpourtant une des plus importantes de ltude des sources. Chercher lanalogie pour lanalogie est certes un dfautde la critique, mais penser quavant Proust, ctait le dluge en estcertainement un autre.

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    approfondies tudes philosophiques. Si lcrivain ne faisait, linstar ici de la critique, que ressasser les mmes vieilles choseset les concepts poussireux, comment se fait-il que ces notionsde mmoire involontaire et de rminiscence (souvenir pur)soient par ailleurs deux des plus importants morceaux ducasse-tte proustien, sans compter quils ont tous deux leurmanire donn llan et lorientation une entrepriseromanesque qui a dur plus de 15 annes ? Bien sr, la questionest rhtorique et caricaturale, mais le constat de la faibleprsence de la philosophie dans lentre ponyme de notre

    Dictionnaire nen est pas moins pour autant paradoxal etdifficile comprendre. La philosophie comme enjeu nousmontre que la critique proustienne, comme plusieurs autresplus souvent spculatives que rellement en train denquter,ne se rfre au contexte (mot essentiellement ambigu et qui,pour de bonnes comme pour de moins bonnes raisons, amauvaise presse) historique et biographique que pour sen

    dtourner le plus rapidement possible, si bien que lon peutdouter de la pertinence de la rencontre et de lutilisation. Uneentre de dictionnaire dauteur nest videmment pas la placepour mener une enqute et pour partir la recherche desources, cest lvidence mme, mais, voil une autre questionqui se pose, est-ce une raison pour balayer du revers de la mainplusieurs enjeux qui nont besoin que du regard le

    moindrement soutenu et attentif pour justifier leurimportance ? Autre question rhtorique laquelle on na pasbesoin de rpondre. Mais il est clair que lentre philosophie tmoigne dun symptme de la critique littraire, surtoutconfronte un sujet en apparence aussi abstrait que celui desrapports entre littrature et philosophie : ne pas aller auxsources ou, si on le fait, y aller sans faire table rase dans son

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    esprit comme le hros-narrateur de Du ct de chez Swann seprparant un nouvel effort de mmoire rendu ncessaire parle mystre de la madeleine trempe dans une tasse de th. Voilaussi un symptme qui rend compte de lopinion des littrairessur lactivit philosophique, savoir que, justement, elle nestpas une activit, mais un jeu trop confus avec les mots et lesconcepts.

    Citons une dernire fois lentre philosophie duDictionnaire. Il sagit de son dernier paragraphe: Il ny a pas

    de sens de lHistoire chez Proust, qui nest ni schellingien nileibnizien, mais pas de pessimisme radical non plus. Unethique. thique individuelle : il y a un devoir dclaircir cequon a ressenti, au lieu de se contenter de la jouissance gostedu monde ou du verbiage ambiant et creux, de la frivolitsociale ; un devoir duvrer. Un tel dsir de clart a de quoisurprendre, dans la mesure o la clart est prcisment ce

    quoi le lecteur du Dictionnaire, avide de se faire une opinion surles rapports entre Proust, son uvre et lactivit philosophique,na pas encore eu droit. Exigence pieuse sil en est une, maisexigence tout de mme. Vouloir entrer dans ce panier de crabesquest Proust et la philosophie pour y faire de lordre, voilune entreprise de clart bien particulire, devant laquelle leDictionnaire fait fausse route en proposant une synthseabstraite et en se dfilant devant les vritables nuds duproblme. linverse, et cest une des nombreuses raisons quifont de cet ouvrage un livre fascinant et essentiel, Lclectisme

    philosophique de Marcel Proust ne perd jamais de vue cetteexigence de clart et dapprofondissement, sans pour autantngliger, lorsque cela sy prte, les considrations plusabstraites et, disons, plus hypothtiques. la lecture delouvrage, ce qui ressort est tout le respect de lauteur face la

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    dmarche et lactivit philosophiques, sans que jamais celles-ci soient places hors datteinte de la littrature. Proust et laphilosophie nest pas une nouvelle Atlantide, mais encorefaut-il savoir sorienter pour mener une enqute qui a quelqueschances de porter ses fruits. Les intuitions abstraites sontacceptes, mais seulement si elles reposent sur un plancherconcret et vrifiable. Le fil rouge de cette enqute, laquelle ilnous faut ds lors nous intresser, est le suivant : ne laissonspas les mots penser notre place (p. 68). De cette exigence dailleurs essentiellement philosophique , natra la clart

    ncessaire, telle que revendique illgitimement par lentre duDictionnaire. Il nest donc pas mauvais de considrer laphilosophie non pas comme sujet de conversation pour ancienmembre du clan Verdurin devenu critique littraire, mais, linstar de L.Fraisse, comme une profession (les tudes deProust ayant fait de lcrivain un professionnel de laphilosophie) et comme une forme de science, entre autres

    choses, car cela nous oblige travailler.

    Ou bien ou bien

    Notre travail est maintenant, sans tre encore en mesure

    dentrer dans les dtails de cette passionnante aventure, deproposer quelques remarques gnrales sur la mthode choisie

    et opre par lauteur de Lclectisme philosophique de MarcelProust. L. Fraisse le rappelle lui-mme dans son introduction(morceau de bravoure qui stale sur plus de 60pages et qui,comme dans une symphonie, annonce tous les mouvements quise dvelopperont plus tard), le sujet Proust et la philosophie

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    a trs tt interpell les lecteurs de la Rechercheet a rapidementsuscit bon nombre de commentaires. La critique proustienne aen effet t ds ses balbutiements sduite par les rapports entreProust et la philosophie, mme si, pour ainsi dire, cettesduction sest presque opre laveugle. Aujourdhui, lasuite de la publication des carnets, des brouillons et de lacorrespondance de lcrivain (bref, lpitexte), on sait que ds1908-1909, soit au moment o Proust, pour ne plus en sortir, selance dans la rdaction de son grand uvre, la philosophie semle au roman pour formuler la question dentre toutes les

    questions : Faut-il faire un roman, une tude philosophique,suis-je romancier ? Lidentit se joint au devenir, lontologie setourne vers la construction. Dans la tte de Proust, et jusquedans ses carnets prparatoires, la philosophie accompagnenaturellement le roman, moins que ce ne soit linverse. Bienque cette complicit indispensable, on sen doute, pour touteenqute philosophique sur luvre proustienne ft inconnue

    des lecteurs, elle a tout de mme su se faire llmentdclencheur de bon nombre dtudes, dont certaines sonttoujours lues et considres dans la nbuleuse de la proustologie (nom amical quil est possible de donner auxtudes proustiennes). Une telle affirmation est, pourlinterprte, la gnrosit incarne. Elle permet de se lancer ttepremire dans lenqute philosophique, de relire la Recherche

    avec cette orientation. Or, et voici une premire dception, ou,du moins, une premire difficult, dans le roman de Proust, lamention de philosophes ou de doctrines philosophiques nedpasse jamais le statut de lanecdote. L.Fraisse lexplique trsbien, sans pour autant que cet tat de fait vienne contrecarrerles ambitions de lenquteur: rarement le nom dun philosopheou dune doctrine apparat dans le roman, et, pis encore, si ce

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    rare fait arrive, ce nest jamais au service dun raisonnementphilosophique, mais, tout au plus, dune petite mcaniqueromanesque vise humoristique. Aristote, Kant, Descartes etmme Schopenhauer que la critique, comme on va le voirbientt, a pourtant tent dlire comme source principale de lapense proustienne ne sont que des prtextes romanesquesfaussement philosophiques. Par exemple, dans une page du Bal de ttes , le hros-narrateur, retrouvant sesconnaissances mondaines transformes par le poids desannes, discute avec Gilberte, Mme de Cambremer, Rachel et

    Mme Verdurin, nouvellement Guermantes. Cest de cettedernire quil est question ici : Dans les milieux nouveauxquelle frquentait, reste bien plus la mme quelle ne croyait,elle continuait croire que sennuyer facilement tait unesupriorit intellectuelle, mais elle lexprimait avec une sorte deviolence qui donnait sa voix quelque chose de rauque. Commeje lui parlais de Brichot : Il ma assez embte pendant vingt

    ans, et comme Mmede Cambremer disait : Relisez ce queSchopenhauer dit de la musique, elle nous fit remarquer cettephrase en disant avec violence : Relisez est un chef-duvre!Ah ! non, a, par exemple, il ne faut pas nous la faire2. Danscette rplique gniale de Verdurin devenue une Guermantes, setrouve peut-tre une des plus grandes vrits sur Proust et laphilosophie : Relisez est un chef-duvre. Lenquteur doit

    donc accepter que, de nombreuses occasions, une pistephilosophique mne non pas vers le Saint Graal, mais, bien au

    2 Marcel Proust, Le Temps retrouv [1927], la recherche du temps perdu[1913-1927], t. IV, dition publie sous la direction de Jean-Yves Tadi, Paris,Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade , 1989, p. 569. Nul besoin dementionner que L. Fraisse utilise savamment, et quelques occasions, cettemerveilleuse rplique, qui transforme en vaudeville lhypothse dun Proust schopenhauerien .

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    contraire, vers un souvenir-cran. Le nom dun philosophe oudune doctrine,plutt que dattiser nos sens et de nous inciter partir la recherche de la philosophie, est plutt indicateurdune mfiance que doit sapproprier le lecteur en qute delucidit philosophique et romanesque : les philosophes serefltent en Proust plus quils ne commandent principalementsa pense (p. 559). Cest donc une curieuse enqute quisannonce, alors que les philosophes et les doctrines, en lieu dela pointer, cache la philosophie, la fragmente en une multitudede glaces dformantes.

    Mais L. Fraisse nous fait bien comprendre que si la lettrede la Recherchenest que peu philosophique, on ne peut pas endire autant de son esprit. La pense et le style proustiens senourrissent sans cesse de matire et de forme philosophiques,aux horizons les plus varis. Et on peut parier que la grandemajorit des tudes philosophiques sur luvre de Proust est

    due la richesse quasi inpuisable en tmoigne aussi lalongueur titanesque de Lclectisme philosophique de MarcelProustdinfluences, de reprises et de sonorits romanesques.Bien quil la renouvelle de fond en comble, louvrage deL. Fraisse sinscrit volontiers dans cette traditionhermneutique, que lauteur fait remonter au Proustde Beckett,publi en 1931. Bien que les annes 1930 reprsentent unerelative priode de dormance pour les tudes proustiennes,L. Fraisse, tablissant la gnalogie du problme qui le pousse reprendre lenqute (p.27-58), mentionne galement lestravaux dArnaud Dandieu (Marcel Proust, sa rvlation

    psychologique) et de Charles Blondel (La Psychographie deMarcel Proust), auxquels va se joindre la thse dHenri Bonnet,Le Progrs spirituel dans luvre de Marcel Proust, soutenue en1944. des miles de ces tudes timides mais fondatrices, un

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    autre versant, toujours actuel, est celui de la psychanalyse, ose mlent philosophie, obsessions, roman et imagination. Parmiles tudes proprement philosophiques, cest--dire o la foisla dmarche et les rsultats sont philosophiques, L. Fraisse faitavec raison une place de choix au Proust et les signes(1964) deGilles Deleuze lgitimation philosophique de luvreproustienne, avec les bons et les moins bons cts dune telleralit , mais surtout limposante somme dAlain de Lattre,La Doctrine de la ralit chez Proust, publie en trois volumesentre 1978 et 1984. Aux dizaines dtudes plus cibles,

    tablissant des analogies entre un texte de Proust et unphilosophe en particulier, L. Fraisse reconnat et, sans pourautant senlever le droit dintervenir et de critiquer (de maniretoujours constructive), rend hommage aux livres de VincentDescombes (Proust. Philosophie du roman, 1987) et, il fallait syattendre, de Anne Henry (Proust. Thories pour une esthtique,Proust romancier. Le Tombeau gyptien, Proustet La Tentation

    de Marcel Proust, respectivement publis en 1981, 1983, 1986et 2000). Sans jamais tomber dans une flatterie acadmique ou,au contraire, ne faire de la critique que pour avoir le plaisirdentendre sa plume gratter le papier, L.Fraisse dont tous leslivres ont cette qualit trop rare dtre lucides et rflexifs, toutau long de son ouvrage, dialogue avec tous ces auteurs et tousces textes, car les tudes philosophiques sur luvre du

    romancier ne sont pas trangres et encore moins exclure dela question Proust et la philosophie .

    Cest l une autre qualit propre lauteur de Lclectismephilosophique de Marcel Proust : celle dtre un fin lecteur. Pasplus que les mots, les textes ne doivent penser notre place,pourrait aussi dire L. Fraisse. Cest pour cette raison que sonclectisme, tout en tant une tude sur Proust et son uvre, fait

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    galement office dhistoire de la critique littraire. Un de seschapitres, le cinquime (p. 307-355), manifeste cette qualitqua lauteur de passer aux rayons X les textes quil dcouvrelors de ses enqutes, de la correspondance de Proust jusquses commentateurs les plus insistants. Linconvnient dusystme , le chapitre en question, est exclusivement consacr commenter les travaux de Anne Henry sur les sourcesphilosophiques de la Recherche, travaux qui, malgr leurimportance et leur hardiesse sans cesse reconnues parL. Fraisse, qui est loin de pratiquer un geste de dconstruction

    , reprsentent en quelque sorte lantithse de Lclectismephilosophique de Marcel Proust. Ce cinquime chapitre vientclturer la premire partie de louvrage, qui a pour titre Position du problme . Il faut sattarder quelques instants la rythmique de cette premire partie pour voir en quoi la forteet longue critique adresse aux travaux et la mthode de AnneHenry na rien dun rglement de compte intellectuel.

    En effet, au mme titre que, comme nous lavons proposun peu plus haut, pour Proust la philosophie accompagnenaturellement le romanesque, on peut tout autant dire quelentreprise de L.Fraisse soppose en tous ses points celle deAnne Henry. Le premier chapitre, Littrature et philosophiemles , pose de manire plus que convaincante la ncessitde repartir des donnes biographiques , surtout lorsquon sepositionne devant un enjeu singulirement crbral commepeut ltre lactivit philosophique. Preuves lappui, le lecteury apprend que, contre toute attente, ce ne sont pas les classesde rhtorique ou de littrature qui ont passionn ltudiantProust, mais lenseignement de la philosophie. Ce premierchapitre fait ainsi plonger le lecteur dans cet univers inusitmais fascinant de lenseignement de la philosophie au XIXe

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    sicle, sicle partir duquel tous les philosophes, quelquesexceptions prs, seront dabord et aussi professeurs dephilosophie. Un de ces professeurs, dont Anne Henry avait djrvl limportance dans le cheminement de Proust, estAlphonse Darlu, auquel Lclectisme philosophique de MarcelProust consacre beaucoup de pages trs instructives (entreautres celles sur sa transposition romanesque dans JeanSanteuil, ou encore dans Les Dracinsde Barrs). On dcouvreaussi la figure dlie Rabier, partir de son manuel Leons de

    philosophie, dans lequel Proust sera sduit par un certain ton et

    un certain vocabulaire, figure laquelle on ajoute celles deGabriel Sailles (auteur de lEssaisur le gnie dans lart, ouvrageduquel Anne Henry fait grand cas), mile Boutroux (traducteurde Leibniz, enseignant de la pense de Kant), Victor Brochard(quil ne faut pas seulement rduire son alter ego romanesquedans la Recherche, le professeur Brichot, mais est aussi auteurdune thse qui a pour titre De lerreur), Victor Egger (La Parole

    intrieure), Jules Lachelier et sa philosophie de linduction,Alfred Croiset et son enseignement dAristote. ces figuressajoute galement un manuel, cocrit par Janet et Sailles,ouvrage qui na plus de secret pour L. Fraisse, qui sait lutiliserde manire constante et pourtant toujours ncessaire, Histoirede la philosophie. Les problmes et les coles . Bref, ce premierchapitre nous fait pntrer dans la bibliothque virtuelle dun

    apprenti philosophe des annes 1890 (p. 66). chaquetournant, cette promenade philosophique et historique vaut ledtour, et pas seulement dun point de vue proustien. En effet,la documentation effectue par L. Fraisse afin de mener sonenqute a demand lauteur de parcourir et, surtout, de lireetdexpliquer un corpus philosophique gargantuesque : plus de500 ouvrages de philosophie, de luvre complte dun

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    Bergson, jusquaux traductions franaises de Schopenhauer,Kant, Schelling et des autres philosophes allemands, en passantpar les ditions contemporaines de Proust du Discours de lamthode, de la Monadologie, sans oublier les productions desprofesseurs de Proust et un nombre impressionnant demanuels (avec ou sans extraits), dont certains dpassent lemillier de pages. En somme, cette bibliothque virtuelle desouvrages que Proust a probablement lusnuance majeure at rellement lue par L. Fraisse3 dans le but de mener avecexhaustivit son tude de sources. Trop souvent, en tudes

    littraires, la comparaison est un geste gratuit, pos sansmthode et sans le retour rflexif adquat. linverse, ltudedes sources mthode hrite de Gustave Lanson et quepratique avec maestria L. Fraisse, ouvrage aprs ouvrage jugede la ncessit et la valeur des diffrentes comparaisons quellecherche effectuer. La situation est toujours la mme : il fautpartir du concret pour arriver une forme convaincante et

    efficace dabstraction. Le conceptuel, aussi stimulant quil soitpour la pense, ne peut nanmoins se passer du biographiqueet de lhistorique.

    Nous proposons une interprtation de la Rechercheparrapport son contexte dmergence donn voir en temps rel(p. 68 ; lauteur souligne). Comment ne pas voir la fois ladmence, mais aussi le gnie dun tel projet? Car, pour donner voir le socle philosophique de la formation intellectuelle deProust et celui de son uvre romanesque, il faut,

    3 Et non pas lue de manire alatoire ou de surface : Les deux tomes deRabier, insatisfaisants pour un lecteur de la Recherche tre feuillets,reprennent toute leur valeur tre lus en continuit. Proust leur devra en faitbeaucoup, parce que ce fut sa premire lecture en philosophie (p. 136), lit-on par exemple.

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    rtrospectivement, en faire la reprise, et plus encore unereprise au carr. Cest donc dire que lenquteur doit reprendrela mme posture quavait adopte celui sur qui il enqute,comme dans ces romans policiers o est rejoue la scne ducrime pour laisser le suspect sincriminer lui-mme. Il faut donclire tous les textes philosophiques que Proust a t susceptiblede rencontrer chemin faisant dans son parcours, que ce soit depremire main ou par la mdiation dun professeur. Onapprend, par exemple, que Proust na jamais vraiment lu Kant,mais quil a pu en comprendre la pense, puisquon la lui a

    enseigne avec insistance. Il faut en quelque sorte devenirProust, pour tre en mesure de rendre compte de lacompntration si particulire de la philosophie et de lalittrature, agencement qui est la base de son uvre.

    Le second chapitre, Le processus clectique , tend clairer la dmarche de Proust apprenti philosophe. Cette

    dmarche sapparente sans pour autant y adhrertotalement au courant philosophique nomm clectisme (dugrec eklegein : choisir ), qui consiste prcisment dans unelibre slection, travers lensemble des philosophies, descourants et des coles, des lments qui semblent pertinentspour constituer une nouvelle pense philosophique.Lclectisme, dont L.Fraisse fait lhistoire (de lcoledAlexandrie Victor Cousin, en passant par Cicron, Leibniz,Diderot, Hegel) en ce deuxime chapitre de la premire partiede son propre clectisme, peut ainsi tre compris comme unesorte de montage philosophique, o la runion de deux ouplusieurs lments htrognes vient former un nouveau tout,comme si 1 et 1 ne faisaient pas 2, mais 3. Ou bien ou bien:lalternative nest jamais entre lune ou lautre des entits, mais

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    dans leur entrechoquement, crant une nouvelle forme de vie,jusque-l insouponne.

    Popularise en France par Victor Cousin, le chef dcole, lamthode clectique est une entreprise plutt curieuse quiprsuppose lparpillement originel de la vrit philosophique.La tche du lecteur de philosophie devient alorsessentiellement active, dans la mesure o elle se fait slection.Tel un big bang cosmogonique, on imagine la Vritphilosophique, dabord unifie dans un monolithe, stre

    disperse et se dispersant encore travers les diffrentssystmes de la philosophie. Le travail du philosophe clectiqueest donc celui dun glaneur: il recueille, au gr de ses lectures,les fragments de vrit. Si cette dmarche est importante dansle cas de Proust, au point que L. Fraisse ladopte pour dsignersa propre enqute, cest quecontrairement ce que certainscommentateurs ont tent de faire croire Proust, en tant

    quapprenti philosophe attir par la littrature, ne sera jamaisau service dun systme en particulier, mais il conoit plutt laphilosophie comme un vaste terrain de jeux, un thtre o lavrit se dvoile acte par acte, scne par scne, morceau parmorceau. Lhistorien se fait archologue, splologue dessystmes (p. 200), dit bien L. Fraisse, et on pourrait soutenirla mme chose propos de son propre travail denquteur.Ltude des sources philosophiques de la Recherche demandeune ouverture tous les systmes et, plus encore, un regard quianalyse et compare les diffrentes couches de ces systmes. Il ya donc adquation entre la mthode analyse par lauteur et sapropre dmarche.

    Une fois lclectisme de Proust fond en tantquorientation philosophique et mthode littraire, les

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    troisime et quatrime chapitres respectivement Philosopher au jour le jour et Aristote quatre pattes sintressent de manire gnrale lutilisation desconnaissances philosophiques de Proust dans sa vie et dans sonuvre. Grce la correspondance de lcrivain que nul neconnat mieux que L. Fraisse, celui-ci ayant publi deux livressur le sujet , on remarque son professionnalisme en matire dephilosophie ainsi que la prcision de ses souvenirs (on connatla prodigieuse mmoire qui tait celle de Proust, par exemplecette capacit citer des textes littraires, mais aussi des

    systmes philosophiques). Les occurrences nombreuses de laphilosophie dans ses textes permettent mme de croire queProust, devenant de plus en plus crivain, a aussi le rflexeimprobable de se positionner dans une certaine gnration dephilosophes. Proust, dans sa manire de se mettre en scnedans la vie quotidienne et professionnelle, tente de seconstruire un rle bien particulier dcrivain philosophe. Ces

    chapitres nous montrent que, paradoxalement, pour prendreplace dans le milieu littraire parisien, Proust se coiffe des plusbeaux atours de la philosophie, allant mme jusqu dire queson ambition est dtre lu par des philosophes. Nanmoins, regarder les allusions aux philosophes importants de lhistoirede la philosophie dans la Recherche, comme nous lavonsmentionn plus haut, cette ambition se voit drlement altre.

    Ces mentions de philosophes sont mineures, comiques,drisoires mme, comme lanecdote dAristote se promenant quatre pattes devant une courtisane. Si Aristote sembleaffect dans la Recherche illustrer les considrations sur lephilosophe qui se dgrade en socit, Kant illustre parprdilection une interprtation pseudo-mtaphysique de la viemondaine (p. 291), crit par exemple L. Fraisse. Sans entrer

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    dans les dtails, on voit que, par la porte du comique, lalittrature reprend ses droits sur la philosophie. Lesphilosophes deviennent, sous la plume de Proust, despersonnages publicitaires ou humoristiques et leurs concepts etsystmes, des ides reues. La philosophie est ainsi une matire romanesque , argumente souvent, et avec desexemples toujours probants, lauteur de Lclectisme

    philosophique de Marcel Proust.

    Nous en arrivons au dernier chapitre de la premire

    partie de louvrage, Linconvnient du systme, o, comme ille devait et comme il lavait annonc, L.Fraisse porte son regardsur les travaux de Anne Henry. Marcel Proust. Thories pour uneesthtique, le premier et sans doute le plus russi des ouvragesde Anne Henry, se voit ainsi replac dans son contexte depublication et de rception, alors que L. Fraisse met laccent surplusieurs des objections qui ont demble t souleves par les

    proustiens devant une pareille entreprise. Anne Henry, enfaisant la lumire sur une partie de la formation philosophiquede Proust mais en ne faisant le travail qu moiti et ensautorisant malgr tout un grand nombre de prsupposs ,venait en quelque sorte rduire le gnie du romancier, enexpliquant les sources dont la plupart se sont nanmoinsavres errones, la philosophie de Schelling en premier lieu philosophiques de son roman. En caricaturant peine, laRecherche, sous la plume de Anne Henry, devenait un pastichede la philosophie du sujet, telle que mise en avant par lesphilosophes allemands. Et il faut nouveau ici rendre crdit L. Fraisse : replaant les travaux de Anne Henry dans leurcontexte, en insistant sur les objections instantanes quils ontprovoques, lauteur en vient tout de mme les dfendre,montrant en quoi plusieurs de ces objections sont biaises par

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    des raisons passionnelles , cest--dire par le sentimentquavait la critique que Proust, ce monument intouchable, taitattaqu et quil fallait le dfendre. Au vrai, le livre paru en1981 restera lune des plus importantes, lune des plusmarquantes enqutes sur luvre de Proust quait produites ceXXesicle qui est maintenant clos (p. 308), dit bien L. Fraissesans arrire-pense et sans supercherie, au mme titre,pourrions-nous ajouter, que Lclectisme philosophique deMarcel Proust est notre sens, et ce, sans conteste, lenquteproustienne la plus importante du XXIe sicle encore assez

    jeune, et rien ne suggre quelle ne le restera pas.

    Toutefois, pour des raisons qui ne sont pas personnelles,mais qui touchent la mthode, il est vident que L. Fraisse nepeut adhrer plus longtemps aux travaux de Anne Henry, bienquil en reconnaisse et quil en souligne volontiers limpact. Mme si lon ne peut en faire une ligne de conduite critique

    gnrale, il pouvait tre bnfique doser une fois bousculerProust, de sous-entendre presque quil sagit dun imposteur, dedmontrer brutalement ses mcanismes, sans se laisserimpressionner par la somptuosit quintessencie de sespisodes romanesques, de dpecer son originalit la lumiredun contexte intellectuel. On ne saurait, disions-nous, prendrepareille attitude pour rgle gnrale, parce quil faut en avoirles motifs, ce qui narrive pas, devant un grand crivain,frquemment mme lchelle dun sicle; et parce quici, leclimat de violence latente et de dsinvolture critique quisinstaure ne peut durablement rendre compte de luvreanalyse ; la longue, on y perd lensemble de Proust (p. 309).Cest la principale diffrence entre les enqutes de Anne Henryet de L. Fraisse : alors que la premire entreprise est ngative,critique, proposant une explication qui refuse de manire

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    presque maniaque toute forme doriginalit dans la penseesthtique et philosophique de Proust, la seconde, traversltude dtaille du parcours philosophique de lcrivain et de lacomplexit des sources philosophiques de son roman, rendhommage la hardiesse et loriginalit de cette pense. causede son rejet de la ralit de lenqute ralit dabord et avanttout biographique4, Anne Henry se fait berner par les textes.L. Fraisse le montre bien : Marcel Proust. Thories pour uneesthtiqueest une tude de sources qui renie le concept mmedtude de sources. Dune certaine faon, Anne Henry ne pouvait

    faire autrement, puisquelle nest pas encline considrerdautres sources que celles quelle a pralablement difies :

    grosso modo, Schopenhauer et Schelling. Ces deux philosophesconstitueraient, avec le sociologue Gabriel Tarde5, les basesexclusivesde la cathdrale romanesque de Proust, qui ne se seraitmme pas donn la peine dadapter leurs thories, mais qui lesaurait tout simplement plagies. Une telle logique, ncessaire au

    raisonnement de Anne Henry, fait de Proust le dernier maillondune chane de perroquets, selon la belle expression deL. Fraisse. Or, les 1332 pages de Lclectisme philosophique deMarcel Proustnous montrent et nous remontrent le contraire, enplus de remdier aux erreurs dorientation de Anne Henry. partir de lectures hypothtiques encore Schopenhauer etSchelling , lauteure se dfait de toute ncessit de fournir des

    preuves. La dmonstration de Marcel Proust. Thories pour une

    4 Cet aveuglement sur lapport biographique est, il faut le dire, gnral chezles philosophes abordant luvre de Proust. Il faut l encore un certainclectisme, pour accepter de prendre en compte simultanment llaborationabstraite dune pense et les donnes de la vie concrte (p. 317).5 Penseur qui, dailleurs, redevient actuel, sous la plume dauteursintressants tels Bruno Latour, Yves Citton, Frdric Lordon, DominiqueKalifa, et dont on rdite les uvres compltes.

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    esthtiqueest alors plus proche dun essai, voire dune fiction (iltait une fois Proust lecteur de Schopenhauer et de Schelling),mais dune fiction svre et systmatique. Elle se refuse lesconditions ncessaires lapparition de la vrit. Uneconsquence de ce refus, comme nous lavons dj relev, est,pour reprendre les mots de L. Fraisse, un aplatissementcomplet de linvention romanesque de Proust, et, plus encore,de son invention philosophique, car il y a bel et bien des idesphilosophiques originales dans la Recherche6. Avec humour, maisaussi avec une grande lucidit, L. Fraisse va mme jusqu

    proposer lquation de la mthode systmatique de AnneHenry faisant de Proust, non pas un apprenti philosophe, mais unvulgaire plagiaire : pisode romanesque = un point de doctrine+ une mode contemporaine (p. 344). Tout le projet de L. Fraissesoppose une pareille formule, cette idologie du plagiat, de lamode et de la redite. Il sagit donc de rendre Proust sa cultureclectique , se dfaire de lemprise du systme et de la

    fermeture qui sensuit. Lclectisme philosophique de MarcelProust nest pas une enqute dont limage mdiatrice serait,comme celle de Anne Henry, le systme, mais, de manire notreavis beaucoup plus stimulante, limage de la srie. Cest de cetteimage quil nous faut maintenant rendre compte, avant determiner notre recension.

    Une des ides directrices de la mthode srielle7, enopposition avec la mthode systmatique, est de ne pas

    6 L. Fraisse va trs loin dans cette voie, proposant par exemple que ladissertation esthtique du dernier volume de la Rechercheconstitue lun desprincipaux crits sur lart du XXesicle (p. 1253).7 Sur la srie en tant que mthode de recherche pour lhistorien et pour lecritique, nous renvoyons avec plaisir le lecteur vers les travaux dAndrGaudreault (principalement Cinma et attraction. Pour une nouvelle histoire ducinmatographe), qui a su renouveler les tudes sur le cinma des premiers

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    prsupposer la fermeture de lobjet, du dispositif ou duphnomne tudi. Ce faisant, il sagit, pourrait-on avancer,dun procd dinduction empiriste: lenquteur, partir de sesobservations sur le terrain , proposera titre dhypothse uncertain nombre de lois gnrales. Mais, voici la nuance, ces loispeuvent entrer en concurrence, voire en opposition. Bref, si lamthode srielle et inductive est la recherche dune vrit etdune unit, il nest pas ncessaire et il est mme viter que celles-ci soient homognes. Lenqute inductive dcouvrechemin faisant un certain nombre de sries quelle devra la

    fois suivre et constituer. Chacune de ces sries reprsente enquelque sorte une ligne de vrit, tributaire du travail delenquteur (qui doit avoir un esprit ouvert), mais qui en mmetemps le dpasse compltement. tablir des sources,rapprocher clairement les textes, suppose que soit pris encompte le lecteur, le fruit de lenqute tant la transmissiondun savoir rutilisable (p. 322). Plong dans Lclectisme

    philosophique de Marcel Proust, le lecteur a ainsi la possibilitde suivre un certain nombre de voies, de favoriser une srie ouune piste philosophique plutt quune autre. linverse, ladduction abstraite et systmatique consistant riger unsystme partir dune ide originelle mais non vrifie, voirenon vrifiable (cest le cas de Schopenhauer: rien ne permet deconfirmer que Proust a lu en totalit ou en partie Le Monde

    comme volont et comme reprsentation) est synonyme duneunit homogne et ferme. Elle favorise une vrit djconstitue et elle nattribue lenqute, plus proche ici duneforme de propagande hermneutique, que la maigre tche

    temps, en proposant une autre manire den faire lhistoire : une histoireminemment multiple et srielle. Nous croyons que cette mthode gagne tre reprise, tant applicable bien dautres domaines du savoir.

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    de valider sans les altrer les intuitions originelles delenquteur. Voil linconvnient du systme.

    La mthode srielle, par essence dynamique et, cest lemot, clectique, encourage le lecteur considrer la Recherchecomme un tout ouvert et en mouvement, dans lequelsentremlent une quantit de sries philosophiques parfoistrs visibles, parfois plutt latentes , sur lesquelleslenquteur, menant son tude de sources, doit faire la lumire.Ce que L. Fraisse dit du narrateur de Proust en conclusion de

    son clectismepourrait tout aussi bien sappliquer son proprerle denquteur et dhistorien: grand couturier du tissuphilosophique, il se montre apte relier tous systmes et toutesdoctrines, en vritable Fortuny de la psychologie et de lamtaphysique (p. 1246). Comme le narrateur, L. Fraisse offreau lecteur le loisir et le luxe de ne pas choisir entre tous ces filset toutes ces sries. Aussi, le loisir et le luxe de tout choisir,

    parmi cette macdoine de rfrences (p. 1262), car la vritclectique rpond dun genre particulier de mlange.

    Comme un canard couv par une poule

    Au terme de cette recension, mme si certains enjeux ont pu

    tre traits, il nous semble que rien na encore pu tre dit sur lavaleur relle la valeur concrte dun livre commeLclectisme philosophique de Marcel Proust. Nous navons faitque guider le lecteur au seuil de la deuxime partie delouvrage, Lclectisme luvre, partie qui suit la mise aupoint au sujet des ouvrages de Anne Henry, qui nous semblaitmriter un commentaire assez soutenu. la suite de cette

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    confrontation entre le systme et la srie, il reste encore prs de1000 pages au lecteur parcourir. Ayant pos sa mthode,positionn son problme, contextualis son sujet, lenquteur,dans les deuxime et troisime parties de son ouvrage, peut dslors se lancer dans linterprtation, sans pour autant mettre dect la dimension rflexive qui caractrise la fois la mthodesrielle et ltude de sources. Ainsi au chapitre6, L. Fraissemontre en quoi louverture de la Recherche (les trangesinsomnies du narrateur, insituables dans lespace et dans letemps) est un laboratoire dintense rflexion philosophique,

    thtre sous-jacent dun nombre exceptionnel de dbats(p. 360), qui interpellent aussi bien les philosophies deDescartes et de Kant, que celles de Leibniz, de Malebranche oude Schopenhauer. Au chapitre 7, il sagit de montrer loriginalitproustienne du clivage entre le temps perdu et le tempsretrouv, bien que cette opposition pointe vers de multiplessignifications philosophiques connues de Proust. L. Fraisse,

    avec brio, et pas seulement dans ce chapitre ou dans cettepartie de louvrage, fait de la Recherche un instrument

    philosophique au premier sens du mot : un instrument qui pseles concepts de la philosophie, et plus encore, qui les pse dansla dure et dans leur contexte. Au chapitre 8, il est question dela signification originale que Proust, toujours la fois fidle etinfidle la philosophie, donne aux concepts de croyance et

    de loi . Le chapitre 9 montre la sensibilit de Proust quantaux questions linguistiques. Il sagit donc de la srie Proustthoricien du langage (p. 529), srie dailleurs passionnante suivre pour le lecteur. Le chapitre 10 tudie Proust dans sonrle de thoricien de la mmoire : le romancier a su reprendrel o on les avait laisses les conclusions de son poque sur lanature et le pouvoir de la mmoire, et il a t en mesure dy

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    faire de lordre. Ce qui gisait, ltat de rflexions sibyllines,de raisonnements bauchs, au fond ou au dtour de traits etmanuels philosophiques, Proust linstalle dans un roman: iltransforme lide courte en exprience longue (p. 589). Leroman tel que pratiqu par Proust devient alors le milieu oexprimenter les sries philosophiques dignes dintrt, ce quidonne pour rsultat, peu importe le sujet du dbat, que leromancier prend en charge tout le patrimoine de laphilosophie occidentale, mais entirement refondu dans uneperspective originellement autre (p. 602 ; lauteur souligne).

    Au chapitre 11, on analyse ce qui parat tre la visefdratrice de la Recherche : une moderne philosophie dusujet qui va mme jusqu inclure le questionnement de lammoire (p. 606), o lon apprend, entre autres choses, quilrevient Proust denrichir considrablement le sens lpoqueattribu au mot impression (p. 613 ; lauteur souligne). Auchapitre 12, section dans laquelle L. Fraisse propose un nombre

    impressionnant de comparaisons, on peut lire le romancomme philosophie exprimentale (p. 661) ou, mieux, le roman exprimental de la philosophie, roman inductif (p. 686).

    Dans la troisime et dernire partie, Devenirromancier , on nous donne voir lclectisme de Proust sousun nouveau jour : celui de la frquentation des uvres, decertains traits de philosophie (p. 699). L. Fraisse se livredonc ici une lecture plus tnue et plus attentive de certainsgrands textes et grands auteurs : Leibniz (chapitre 13 : Lmergence du discours dans lunivers de la monade),Schopenhauer (chapitre 14 : Du ct de Schopenhauer ? , olenquteur propose plusieurs centaines de comparaisonspossibles entre la Recherche et Le Monde comme volont et

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    comme reprsentation, sans pour autant contrevenir samthode et perdre sa lucidit rflexive), lcole franaise de lapsychologie (chapitre 15 : La recette psychophysiologique etassociationniste ), Sailles (chapitre 16 : Sailles et lamatrise esthtique ), Tarde (chapitre 17 : Gabriel Tarde oula philosophie faite roman o, en fait, on se rend compte quecest L. Fraisse lui-mme qui a su faire de la philosophie unroman et, qui plus est, un fascinant roman) et Bergson(chapitre 18 : Bergson, la confrontation suprme , chapitrede plus de 200 pages qui, en lui-mme, aurait pu faire un livre).

    Dauteur en auteur, de texte en texte, un des rouages majeurs dela mcanique propre lenqute de L.Fraisse consiste donnerune image extrmement prcise de lair du temps (ou de lasituation contextualise), par rapport un contexte donn, pourensuite montrer en quoi Proust sy inscrit mais surtout en quoiet comment il est en mesure de sen diffrencier, faisant decette diffrence une puissance propre de la pense du

    romancier philosophe, une mdiation productrice. Ainsilenqute progresse dans la comparaison coup de diffrences,au mme titre que Proust devient de plus en plus philosophealors quil se diffrencie de la philosophie. Tel un musicien,L. Fraisse joue avec les harmoniques, mais ne se gne pas pourautant de montrer la beaut de certaines dissonances. Chaquenouveau philosophe, chaque nouvelle philosophie sont

    loccasion pour lauteur de proposer un nouveau couple dediffrence et de rptition. La philosophie offre ainsi unemultiplicit de points de vue pour peser loriginalit et la forcede luvre de Proust, pourtant par nature inclassable, un roman exprimental de la philosophie (p. 1180 ; lauteursouligne).

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    Le lecteur, de chapitre en chapitre toujours plus fascin,se voit ainsi sduit par linexplicable clectisme (p. 1225) deProust. Comment en effet expliquer et comprendre que laRecherche, pourtant de bord en bord philosophique, restenanmoins, et essentiellement, un roman ? Comment expliqueret comprendre que Proust, pourtant romancier jusquau boutde ses moustaches, produise toutefois un grand nombre depropositions philosophiques originales ? Proust et laphilosophie, la philosophie de la Recherche, voil ce canardcouv par une poule dont il est question dans la mme page

    du Bal de ttes o est discut le fameux Relisez deSchopenhauer. Cette image est juste, dans la mesure o lonaccepte quil soit impossible de trancher savoir qui de laphilosophie ou du roman reprsente respectivement le canardet la poule.

    Mais la philosophie aime les paradoxes, sans doute pour

    leur intemporelle actualit. Alors aussi bien accepter que laRecherche, uvre bipolaire sil en est une, soit la foisphilosophique et littraire, paradoxe sur lequel L. Fraisse,noubliant jamais le lecteur et le plaisir de la lecture, a suconstruire une cathdrale de plus de 1300 pages. Car, il faut ledire, au mme titre que les crits de Schopenhauer sur lamusique, Lclectisme philosophiqueest un livre relire. Commelavaient bien senti mesdames Verdurin et de Cambremer, cestl la marque dun authentique chef-duvre.