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SEQUENCE I Objet d’étude : La question de l’homme dans les genres de l’argumentation, du XVIème siècle à nos jours. Groupement de textes: "De l'amour" Lectures analytiques Texte 1 5° La première cristallisation commence. On se plaît à orner de mille perfections une femme de l'amour de laquelle on est sûr ; on se détaille tout son bonheur avec une complaisance infinie. Cela se réduit à s'exagérer une propriété superbe, qui vient de nous tomber du ciel, que l'on ne connaît pas, et de la possession de laquelle on est assuré. Laissez travailler la tête d'un amant pendant vingt-quatre heures, et voici ce que vous trouverez : Aux mines de sel de Saltzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d'une mésange, sont garnies d'une infinité de diamants mobiles et éblouissants; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif. Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections. Un voyageur parle de la fraîcheur des bois d'orangers a Gênes, sur le bord de la mer, durant les jours brûlants de l'été : quel plaisir de goûter cette fraîcheur avec elle ! Un de vos amis se casse le bras à la chasse : quelle douceur de recevoir les soins d'une femme qu'on aime ! Etre toujours avec elle et la voir sans cesse vous aimant ferait presque bénir la douleur ; et vous partez du bras cassé de votre ami pour ne plus douter de l'angélique bonté de votre maîtresse. En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu'on aime. Ce phénomène, que je me permets d'appeler la cristallisation, vient de la nature qui nous commande d'avoir du plaisir et qui nous envoie le sang au cerveau, du sentiment que les plaisirs augmentent avec les perfections de l'objet aimé, et de ridée : elle est à moi. Stendhal, De l’amour, 1822 Texte 2 Chère Écusette de Noireuil, Au beau printemps de 1952 vous viendrez d'avoir seize ans et peut-être serez-vous tentée d'entrouvrir ce livre dont j'aime à penser qu'euphoniquement le titre vous sera porté par le vent qui courbe les aubépines... Tous les rêves, tous les espoirs, toutes les illusions danseront, j'espère, nuit et jour à la lueur de vos boucles et je ne serai sans doute plus là, moi qui ne désirerais y être que pour vous voir. Les cavaliers mystérieux et splendides passeront à toutes brides, au crépuscule, le long des ruisseaux changeants. Sous de légers voiles vert d'eau, d'un pas de somnambule une jeune fille glissera sous de hautes voûtes, où clignera seule une lampe votive. Mais les esprits des joncs, mais les chats minuscules qui font semblant de dormir dans les bagues, mais l'élégant revolver- joujou perforé du mot « Bal » vous garderont de prendre ces scènes au tragique. Quelle que soit la part jamais assez belle, ou tout autre, qui vous soit faite, je ne puis savoir. Vous vous plairez à vivre, à tout attendre de l'amour. Quoi qu'il advienne d'ici que vous preniez connaissance de cette lettre - il semble que c'est l'insupposable qui doit advenir - laissez-moi penser que vous serez prête alors à incarner cette puissance éternelle de la femme, la seule devant laquelle je me sois jamais incliné. Que vous veniez de fermer un pupitre sur un monde bleu corbeau de toute fantaisie ou de vous profiler, à l'exception d'un bouquet à votre corsage, en silhouette solaire sur le mur d'une fabrique - je suis loin d'être fixé sur votre avenir laissez-moi croire que ces mots : « L'amour fou » seront un jour seuls en rapport avec votre vertige.

Lectures Analytiques 1èreL...Thérèse et Bernard Desqueyroux viennent de se marier, ils partent en voyage de noces à Paris. Durant leur séjour, Thérèse reçoit des lettres d’Anne,

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Page 1: Lectures Analytiques 1èreL...Thérèse et Bernard Desqueyroux viennent de se marier, ils partent en voyage de noces à Paris. Durant leur séjour, Thérèse reçoit des lettres d’Anne,

SEQUENCE I Objet d’étude : La question de l’homme dans les genres de l’argumentation, du XVIème siècle à nos jours.

Groupement de textes: "De l'amour"

Lectures analytiques

Texte 1

5° La première cristallisation commence. On se plaît à orner de mille perfections une femme de l'amour de laquelle on est sûr ; on se détaille tout son bonheur avec une complaisance infinie. Cela se réduit à s'exagérer une propriété superbe, qui vient de nous tomber du ciel, que l'on ne connaît pas, et de la possession de laquelle on est assuré. Laissez travailler la tête d'un amant pendant vingt-quatre heures, et voici ce que vous trouverez : Aux mines de sel de Saltzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d'une mésange, sont garnies d'une infinité de diamants mobiles et éblouissants; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif. Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections. Un voyageur parle de la fraîcheur des bois d'orangers a Gênes, sur le bord de la mer, durant les jours brûlants de l'été : quel plaisir de goûter cette fraîcheur avec elle ! Un de vos amis se casse le bras à la chasse : quelle douceur de recevoir les soins d'une femme qu'on aime ! Etre toujours avec elle et la voir sans cesse vous aimant ferait presque bénir la douleur ; et vous partez du bras cassé de votre ami pour ne plus douter de l'angélique bonté de votre maîtresse. En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu'on aime. Ce phénomène, que je me permets d'appeler la cristallisation, vient de la nature qui nous commande d'avoir du plaisir et qui nous envoie le sang au cerveau, du sentiment que les plaisirs augmentent avec les perfections de l'objet aimé, et de ridée : elle est à moi.

Stendhal, De l’amour, 1822 Texte 2 Chère Écusette de Noireuil, Au beau printemps de 1952 vous viendrez d'avoir seize ans et peut-être serez-vous tentée d'entrouvrir ce livre dont j'aime à penser qu'euphoniquement le titre vous sera porté par le vent qui courbe les aubépines... Tous les rêves, tous les espoirs, toutes les illusions danseront, j'espère, nuit et jour à la lueur de vos boucles et je ne serai sans doute plus là, moi qui ne désirerais y être que pour vous voir. Les cavaliers mystérieux et splendides passeront à toutes brides, au crépuscule, le long des ruisseaux changeants. Sous de légers voiles vert d'eau, d'un pas de somnambule une jeune fille glissera sous de hautes voûtes, où clignera seule une lampe votive. Mais les esprits des joncs, mais les chats minuscules qui font semblant de dormir dans les bagues, mais l'élégant revolver-joujou perforé du mot « Bal » vous garderont de prendre ces scènes au tragique. Quelle que soit la part jamais assez belle, ou tout autre, qui vous soit faite, je ne puis savoir. Vous vous plairez à vivre, à tout attendre de l'amour. Quoi qu'il advienne d'ici que vous preniez connaissance de cette lettre - il semble que c'est l'insupposable qui doit advenir - laissez-moi penser que vous serez prête alors à incarner cette puissance éternelle de la femme, la seule devant laquelle je me sois jamais incliné. Que vous veniez de fermer un pupitre sur un monde bleu corbeau de toute fantaisie ou de vous profiler, à l'exception d'un bouquet à votre corsage, en silhouette solaire sur le mur d'une fabrique - je suis loin d'être fixé sur votre avenir laissez-moi croire que ces mots : « L'amour fou » seront un jour seuls en rapport avec votre vertige.

Page 2: Lectures Analytiques 1èreL...Thérèse et Bernard Desqueyroux viennent de se marier, ils partent en voyage de noces à Paris. Durant leur séjour, Thérèse reçoit des lettres d’Anne,

Ils ne tiendront pas leur promesse puisqu'ils ne feront que vous éclairer le mystère de votre naissance. Bien longtemps j'avais pensé que la pire folie était de donner la vie. En tout cas j'en avais voulu à ceux qui me l'avaient donnée. Il se peut que vous m'en vouliez certains jours. C'est même pourquoi j'ai choisi de vous regarder à seize ans, alors que vous ne pouvez m'en vouloir. Que dis-je, de vous regarder, mais non, d'essayer de voir par vos yeux, de me regarder par vos yeux. Ma toute petite enfant qui n'avez que huit mois, qui souriez toujours, qui êtes faite à la fois comme le corail et la perle, vous saurez alors que tout hasard a été rigoureusement exclu de votre venue, que celle-ci s'est produite à l'heure même où elle devait se produire, ni plus tôt ni plus tard et qu'aucune ombre ne vous attendait au-dessus de votre berceau d'osier. Même l'assez grande misère qui avait été et reste la mienne, pour quelques jours faisait trêve. Cette misère, je n'étais d'ailleurs pas braqué contre elle : j'acceptais d'avoir à payer la rançon de mon non-esclavage à vie, d'acquitter le droit que je m'étais donné une fois pour toutes de n'exprimer d'autres idées que les miennes. Nous n'étions pas tant... Elle passait au loin, très embellie, presque justifiée, un peu comme dans ce qu'on a appelé, pour un peintre qui fut de vos tout premiers amis, l'époque bleue. Elle apparaissait comme la conséquence à peu près inévitable de mon refus d'en passer par ou presque tous les autres en passaient, qu'ils fussent dans un camp ou dans un autre. Cette misère, que vous ayez eu ou non le temps de la prendre en horreur, songez qu'elle n'était que le revers de la miraculeuse médaille de votre existence : moins étincelante sans elle eût été la Nuit du Tournesol. André Breton, L'Amour fou, 1937

SEQUENCE II Objet d’étude : La question de l’homme dans les genres de l’argumentation, du XVIème siècle à nos jours.

Œuvre intégrale: Montaigne, "De l'Amitié" in Essais - Livre I, Chapitre XXVIII

Lectures analytiques Texte 1 Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous entendions l’un de l’autre, qui faisaient en notre affection plus d’effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel; nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. Il écrivit une satyre latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé (car nous étions tous deux hommes faits, et lui de quelques années de plus), elle n’avait point à perdre de temps et à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne se peut rapporter qu’à soi. Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien. Montaigne, Essais (I, XXVIII) "De l’amitié" (1588). Orthographe modernisée

Page 3: Lectures Analytiques 1èreL...Thérèse et Bernard Desqueyroux viennent de se marier, ils partent en voyage de noces à Paris. Durant leur séjour, Thérèse reçoit des lettres d’Anne,

Texte 2 D'y comparer l'affection envers les femmes, quoi qu'elle naisse de notre choix, on ne peut : ni la loger en ce rôle. Son feu, je le confesse, neque enim est dea nescia nostri Quæ dulcem curis miscet amaritiem, (1) est plus actif, plus cuisant, et plus âpre. Mais c'est un feu téméraire et volage, ondoyant et divers, feu de fièvre, sujet à accès et remises, et qui ne nous tient qu'à un coin. En l'amitié, c'est une chaleur générale et universelle, tempérée au demeurant et égale, une chaleur constante et rassise, toute douceur et polissure, qui n'a rien d'âpre et de poignant. Qui plus est en l'amour ce n'est qu'un désir forcené après ce qui nous fuit, Come segue la lepre il cacciatore Al freddo, al caldo, alla montagna, al lito, Ne piu l'estima poi, che presa vede, Et sol dietro à chi fugge affreta il piede. (2) Aussitôt qu'il entre aux termes de l'amitié, c'est à dire en la convenance des volonté, il s'évanouit et s'alanguit : la jouissance le perd, comme ayant la fin corporelle et sujette à satiété. L'amitié au rebours, est jouie à mesure qu'elle est désirée, ne s'élève, se nourrit, ni ne prend accroissance qu'en la jouissance, comme étant spirituelle, et l'âme s'affinant par l'usage. Sous cette parfaite amitié, ces affections volages ont autrefois trouvé place chez moi, afin que je ne parle de lui, qui n'en confesse que trop par ses vers. Ainsi ces deux passions sont entrées chez moi en connaissance l'une de l'autre, mais en comparaison jamais : la première maintenant sa route d'un vol hautain et superbe, et regardant dédaigneusement cette ci passer ses pointes bien loin au dessous d'elle. Montaigne, Essais (I, XXVIII) "De l’amitié" (1588). Orthographe modernisée (1) "Car je ne suis pas inconnu à la déesse qui mêle une douce amertume aux soucis [de l'amour]." (Catulle, Epigrammes, LXVIII, 17) (2)"Comme le chasseur poursuit le lièvre par le froid, par le chaud, dans la montagne et dans la vallée; il n'en fait plus cas quand il le voit pris, et ne désire sa proie que tant qu'elle fuit." (Arioste, Roland furieux, X, stance VII)

SEQUENCE III Objet d’étude : Le personnage de roman du XVIIème à nos jours.

Groupement de textes: "Portraits de femmes"

Lectures analytiques Texte 1 Thérèse et Bernard Desqueyroux viennent de se marier, ils partent en voyage de noces à Paris. Durant leur séjour, Thérèse reçoit des lettres d’Anne, la sœur de Bernard. Cette dernière lui confie sa passion pour Jean Azévédo, un jeune homme que la famille Desqueyroux méprise. Ce dernier soir avant le retour au pays, ils se couchèrent dès neuf heures. Thérèse avala un cachet, mais elle attendait trop le sommeil pour qu'il vînt. Un instant, son esprit sombra jusqu'à ce que Bernard, dans un marmonnement incompréhensible, se fût retourné ; alors elle sentit contre elle ce grand corps brûlant ; elle le repoussa et, pour n'en plus subir le feu, s'étendit sur l'extrême bord de la couche ; mais, après quelques minutes, il roula de nouveau vers elle comme si la chair en lui survivait à l'esprit absent et, jusque dans le sommeil, cherchait confusément sa proie accoutumée. D'une main brutale et qui pourtant ne l'éveilla pas, de nouveau elle l'écarta... Ah ! l'écarter une fois pour toutes et à jamais ! le précipiter hors du lit, dans les ténèbres.

Page 4: Lectures Analytiques 1èreL...Thérèse et Bernard Desqueyroux viennent de se marier, ils partent en voyage de noces à Paris. Durant leur séjour, Thérèse reçoit des lettres d’Anne,

A travers le Paris nocturne, les trompes d'autos se répondaient comme à Argelouse les chiens, les coqs, lorsque la lune luit. Aucune fraîcheur ne montait de la rue. Thérèse alluma une lampe et, le coude sur l'oreiller, regarda cet homme immobile à côté d'elle - cet homme dans sa vingt-septième année : il avait repoussé les couvertures ; sa respiration ne s'entendait même pas ; ses cheveux ébouriffés recouvraient son front pur encore, sa tempe sans ride. Il dormait, Adam désarmé et nu, d'un sommeil profond et comme éternel. La femme ayant rejeté sur ce corps la couverture, se leva, chercha une des lettres dont elle avait interrompu la lecture, s'approcha de la lampe : ... S'il me disait de le suivre, je quitterais tout sans tourner la tête. Nous nous arrêtons au bord, à l'extrême bord de la dernière-caresse, mais par sa volonté, non par ma résistance - ou plutôt c'est lui qui me résiste, et moi qui souhaiterais d'atteindre ces extrémités inconnues dont il me répète que la seule approche dépasse toutes les joies ; à l'entendre, il faut toujours demeurer en deçà ; il est fier de freiner sur des pentes où il dit qu'une fois engagés, les autres glissent irrésistiblement... Thérèse ouvrit la croisée, déchira les lettres en menus morceaux, penchée sur le gouffre de pierre qu'un seul tombereau, à cette heure avant l'aube, faisait retentir. Les fragments de papier tourbillonnaient, se posaient sur les balcons des étages inférieurs. L'odeur végétale que respirait la jeune femme, quelle campagne l'envoyait jusqu'à ce désert de bitume ? Elle imaginait la tache de son corps en bouillie sur la chaussée et à l'entour ce remous d'agents, de rôdeurs... Trop d'imagination pour te tuer, Thérèse. Au vrai, elle ne souhaitait pas de mourir ; un travail urgent l'appelait, non de vengeance, ni de haine : mais cette petite idiote, là-bas, à Saint-Clair, qui croyait le bonheur possible, il fallait qu'elle sût, comme Thérèse, que le bonheur n'existe pas. Si elles ne possèdent rien d'autre en commun, qu'elles aient au moins cela : l'ennui, l'absence de toute tâche haute, de tout devoir supérieur, l'impossibilité de rien attendre que les basses habitudes quotidiennes - un isolement sans consolations. L'aube éclairait les toits ; elle rejoignit sur sa couche l'homme immobile ; mais dès qu'elle fut étendue près de lui, déjà il se rapprochait. François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, 1927, chap.IV Texte 2 Elle songeait quelquefois que c’étaient là pourtant les plus beaux jours de sa vie, la lune de miel, comme on disait. Pour en goûter la douceur, il eût fallu, sans doute, s’en aller vers ces pays à noms sonores où les lendemains de mariage ont de plus suaves paresses ! Dans des chaises de poste, sous des stores de soie bleue, on monte au pas des routes escarpées, écoutant la chanson du postillon, qui se répète dans la montagne avec les clochettes des chèvres et le bruit sourd de la cascade. Quand le soleil se couche, on respire au bord des golfes le parfum des citronniers ; puis, le soir, sur la terrasse des villas, seuls et les doigts confondus, on regarde les étoiles en faisant des projets. Il lui semblait que certains lieux sur la terre devaient produire du bonheur, comme une plante particulière au sol et qui pousse mal tout autre part. Que ne pouvait-elle s’accouder sur le balcon des chalets suisses ou enfermer sa tristesse dans un cottage écossais, avec un mari vêtu d’un habit de velours noir à longues basques, et qui porte des bottes molles, un chapeau pointu et des manchettes ! Peut-être aurait-elle souhaité faire à quelqu’un la confidence de toutes ces choses. Mais comment dire un insaisissable malaise, qui change d’aspect comme les nuées, qui tourbillonne comme le vent ? Les mots lui manquaient donc, l’occasion, la hardiesse. Si Charles l’avait voulu cependant, s’il s’en fût douté, si son regard, une seule fois, fût venu à la rencontre de sa pensée, il lui semblait qu’une abondance subite se serait détachée de son cœur, comme tombe la récolte d’un espalier quand on y porte la main. Mais, à mesure que se serrait davantage l’intimité de leur vie ; un détachement intérieur se faisait qui la déliait de lui. La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient dans leur costume ordinaire, sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie. Il n’avait jamais été curieux, disait-il, pendant qu’il habitait Rouen, d’aller voir au théâtre les acteurs de Paris. Il ne savait ni nager, ni faire des armes, ni tirer le pistolet, et il ne put, un jour, lui expliquer un terme d’équitation qu’elle avait rencontré dans un roman. Un homme, au contraire, ne devait-il pas, tout connaître, exceller en des activités multiples, vous initier aux énergies de la passion, aux raffinements de la vie, à tous les mystères ? Mais il n’enseignait rien, celui-là, ne savait rien, ne souhaitait rien. Il la croyait heureuse ; et elle lui en voulait de ce calme si bien assis, de cette pesanteur sereine, du bonheur même qu’elle lui donnait. Flaubert, Madame Bovary, 1857, partie I, chapitre 7

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SEQUENCE IV Objet d’étude : Le personnage de roman du XVIIème à nos jours.

Œuvre intégrale: Mauriac, Thérèse Desqueyroux, 1927, édition Livre de Poche

Lectures analytiques

Texte 1

CHAPITRE I L'avocat ouvrit une porte. Thérèse Desqueyroux, dans ce couloir dérobé du palais de justice, sentit sur sa face la brume et, profondément, l'aspira. Elle avait peur d'être attendue, hésitait à sortir. Un homme, dont le col était relevé, se détacha d'un platane, elle reconnut son père. L'avocat cria - "Non-lieu" et, se retournant vers Thérèse : "Vous pouvez sortir, il n'y a personne." Elle descendit des marches mouillées. Oui, la petite place semblait déserte. Son père ne l'embrassa pas, ne lui donna pas même un regard ; il interrogeait l'avocat Duros qui répondait à mi-voix, comme s'ils eussent été épiés. Elle entendait confusément leurs propos : "Je recevrai demain l'avis officiel du non-lieu. - Il ne peut plus y avoir de surprise ? - Non : les carottes sont cuites, comme on dit. -Après la déposition de mon gendre, c'était couru. -Couru... couru... On ne sait jamais. -Du moment que, de son propre aveu il ne comptait jamais les gouttes... -Vous savez, Larroque, dans ces sortes d'affaires, le témoignage de la victime..." La voix de Thérèse s'éleva : " Il n'y a pas eu de victime. -J'ai voulu dire : victime de son imprudence, madame." Les deux hommes, un instant, observèrent la jeune femme immobile, serrée dans son manteau, et ce blême visage, qui n'exprimait rien. Elle demanda où était la voiture ; son père l'avait fait attendre sur la route de Budos, en dehors de la ville, pour ne pas attirer l'attention. Ils traversèrent la place : des feuilles de platane étaient collées aux bancs trempés de pluie. Heureusement, les jours avaient bien diminué. D'ailleurs, pour rejoindre la route de Budos, on peut suivre les rues les plus désertes de la sous-préfecture.

François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, 1927, chapitre 1

Texte 2

Elle regarda longtemps la goutte de porto au fond du verre de Bernard ; puis de nouveau dévisagea les passants. Certains semblaient attendre, allaient et venaient. Une femme se retourna deux fois, sourit à Thérèse (ouvrière, ou déguisée en ouvrière ?). C’était l’heure où se vident les ateliers de couture. Thérèse ne songeait pas à quitter la place ; elle ne s’ennuyait ni n’éprouvait de tristesse. Elle décida de ne pas aller voir, cet après-­midi, Jean Azévédo, et poussa un soupir de délivrance : elle n’avait pas envie de le voir : causer encore ! chercher des formules ! Elle connaissait Jean Azévédo ; mais les êtres dont elle souhaitait l’approche, elle ne les connaissait pas ; elle savait d’eux seulement qu’ils n’exigeraient guère de paroles. Thérèse ne redoutait plus la solitude. Il suffisait qu’elle demeurât immobile : comme son corps, étendu dans la lande du Midi, eût attiré les fourmis, les chiens, ici elle pressentait déjà autour de sa chair une agitation obscure, un remous. Elle eut faim, se leva, vit dans une glace d’Old England1 la jeune femme qu’elle était : ce costume de voyage très ajusté lui allait bien. Mais de son temps d’Argelouse, elle gardait une figure comme rongée : ses pommettes trop saillantes, ce nez court. Elle songea : « Je n’ai pas d’âge. » Elle déjeuna (comme souvent dans ses rêves) rue Royale. Pourquoi rentrer à l’hôtel puisqu’elle n’en avait pas envie ? Un chaud contentement lui venait, grâce à cette demi­-bouteille de Pouilly. Elle demanda des cigarettes. Un jeune homme, d’une table voisine, lui tendit son briquet allumé, et elle sourit. La route de Villandraut, le soir, entre ces pins sinistres, dire qu’il y a une heure à peine, elle

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souhaitait de s’y enfoncer aux côtés de Bernard !Qu’importe d’aimer tel pays ou tel autre, les pins ou les érables, l’Océan ou la plaine ? Rien ne l’intéressait de ce qui vit, que les êtres de sang et de chair.« Ce n’est pas la ville de pierres que je chéris, ni les conférences, ni les musées, c’est la forêt vivante qui s’y agite, et que creusent des passions plus forcenées qu’aucune tempête. Le gémissement des pins d’Argelouse, la nuit, n’était émouvant que parce qu’on l’eût dit humain. »

Thérèse avait un peu bu et beaucoup fumé. Elle riait seule comme une bienheureuse. Elle farda ses joues et ses lèvres, avec minutie ; puis, ayant gagné la rue, marcha au hasard.

François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, 1927, chapitre 13

Texte 3 Thérèse et Bernard Desqueyroux viennent de se marier, ils partent en voyage de noces à Paris. Durant leur séjour, Thérèse reçoit des lettres d’Anne, la sœur de Bernard. Cette dernière lui confie sa passion pour Jean Azévédo, un jeune homme que la famille Desqueyroux méprise. Ce dernier soir avant le retour au pays, ils se couchèrent dès neuf heures. Thérèse avala un cachet, mais elle attendait trop le sommeil pour qu'il vînt. Un instant, son esprit sombra jusqu'à ce que Bernard, dans un marmonnement incompréhensible, se fût retourné ; alors elle sentit contre elle ce grand corps brûlant ; elle le repoussa et, pour n'en plus subir le feu, s'étendit sur l'extrême bord de la couche ; mais, après quelques minutes, il roula de nouveau vers elle comme si la chair en lui survivait à l'esprit absent et, jusque dans le sommeil, cherchait confusément sa proie accoutumée. D'une main brutale et qui pourtant ne l'éveilla pas, de nouveau elle l'écarta... Ah ! l'écarter une fois pour toutes et à jamais ! le précipiter hors du lit, dans les ténèbres. A travers le Paris nocturne, les trompes d'autos se répondaient comme à Argelouse les chiens, les coqs, lorsque la lune luit. Aucune fraîcheur ne montait de la rue. Thérèse alluma une lampe et, le coude sur l'oreiller, regarda cet homme immobile à côté d'elle - cet homme dans sa vingt-septième année : il avait repoussé les couvertures ; sa respiration ne s'entendait même pas ; ses cheveux ébouriffés recouvraient son front pur encore, sa tempe sans ride. Il dormait, Adam désarmé et nu, d'un sommeil profond et comme éternel. La femme ayant rejeté sur ce corps la couverture, se leva, chercha une des lettres dont elle avait interrompu la lecture, s'approcha de la lampe : ... S'il me disait de le suivre, je quitterais tout sans tourner la tête. Nous nous arrêtons au bord, à l'extrême bord de la dernière-caresse, mais par sa volonté, non par ma résistance - ou plutôt c'est lui qui me résiste, et moi qui souhaiterais d'atteindre ces extrémités inconnues dont il me répète que la seule approche dépasse toutes les joies ; à l'entendre, il faut toujours demeurer en deçà ; il est fier de freiner sur des pentes où il dit qu'une fois engagés, les autres glissent irrésistiblement... Thérèse ouvrit la croisée, déchira les lettres en menus morceaux, penchée sur le gouffre de pierre qu'un seul tombereau, à cette heure avant l'aube, faisait retentir. Les fragments de papier tourbillonnaient, se posaient sur les balcons des étages inférieurs. L'odeur végétale que respirait la jeune femme, quelle campagne l'envoyait jusqu'à ce désert de bitume ? Elle imaginait la tache de son corps en bouillie sur la chaussée et à l'entour ce remous d'agents, de rôdeurs... Trop d'imagination pour te tuer, Thérèse. Au vrai, elle ne souhaitait pas de mourir ; un travail urgent l'appelait, non de vengeance, ni de haine : mais cette petite idiote, là-bas, à Saint-Clair, qui croyait le bonheur possible, il fallait qu'elle sût, comme Thérèse, que le bonheur n'existe pas. Si elles ne possèdent rien d'autre en commun, qu'elles aient au moins cela : l'ennui, l'absence de toute tâche haute, de tout devoir supérieur, l'impossibilité de rien attendre que les basses habitudes quotidiennes - un isolement sans consolations. L'aube éclairait les toits ; elle rejoignit sur sa couche l'homme immobile ; mais dès qu'elle fut étendue près de lui, déjà il se rapprochait. François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, 1927, chap. IV

Page 7: Lectures Analytiques 1èreL...Thérèse et Bernard Desqueyroux viennent de se marier, ils partent en voyage de noces à Paris. Durant leur séjour, Thérèse reçoit des lettres d’Anne,

Texte 4

Comme j’en ouvrais la porte, un jeune homme sortit, tête nue ; je reconnus, au premier regard, Jean Azévédo, et d’abord imaginai que je troublais un rendez-vous, tant son visage montrait de confusion. Mais je voulus en vain prendre le large ; c’était étrange qu’il ne songeât qu’à me retenir : « Mais non, entrez, madame ; je vous jure que vous ne me dérangez pas du tout. »

Je fus étonnée qu’il n’y eût personne dans la cabane où je pénétrai, sur ses instances. Peut-être la bergère avait-elle fui par une autre issue ? Mais aucune branche n’avait craqué. Lui aussi m’avait reconnue, et d’abord le nom d’Anne de la Trave lui vint aux lèvres.J’étais assise ; lui, debout, comme sur la photographie. Je regardais, à travers la chemise de tussor, l’endroit où j’avais enfoncé l’épingle : curiosité dépouillée de toute passion. Etait-il beau ? Un front construit, les yeux veloutés de sa race, de trop grosses joues et puis ce qui me dégoûte dans les garçons de cet âge : des boutons, les signes du sang en mouvement ; tout ce qui suppure, surtout ces paumes moites qu’il essuyait avec un mouchoir, avant de vous serrer la main. Mais son beau regard brûlait ; j’aimais cette grande bouche toujours un peu ouverte sur des dents aiguës : gueule d’un jeune chien qui a chaud. Et moi, comment étais-je ? Très famille, je me souviens. Déjà je le prenais de haut, l’accusais, sur un ton solennel,« de porter le trouble et la division dans un intérieur honorable ». Ah ! rappelle-toi sa stupéfaction non jouée, ce juvénile éclat de rire : « Alors, vous croyez que je veux l’épouser ? Vous croyez que je brigue cet honneur ? »Je mesurai d’un coup d’oeil, avec stupeur, cet abîme entre la passion d’Anne et l’indifférence du garçon. Il se défendait avec feu : certes, comment ne pas céder au charme d’une enfant délicieuse ? Il n’est point défendu de jouer ; et justement parce qu’il ne pouvait même être question de mariage entre eux, le jeu lui avait paru anodin. Sans doute avait-il feint de partager les intentions d’Anne… et comme, juchée sur mes grands chevaux, je l’interrompais, il repartit avec véhémence qu’Anne elle-même pouvait lui rendre ce témoignage qu’il avait su ne pas aller trop loin ; que, pour le reste, il ne doutait point que Mlle de la Trave lui dût les seules heures de vraie passion qu’il lui serait sans doute donné de connaître durant sa morne existence : « Vous me dites qu’elle souffre, madame ; mais croyez-vous qu’elle ait rien de meilleur à attendre de sa destinée que cette souffrance ? Je vous connais de réputation ; je sais qu’on peut vous dire ces choses et que vous ne ressemblez pas aux gens d’ici. Avant qu’elle ne s’embarque pour la plus lugubre traversée à bord d’une vieille maison de Saint-Clair, j’ai pourvu Anne d’un capital de sensations, de rêves de quoi la sauver peut-être du désespoir et, en tout cas, de l’abrutissement ». Je ne me souviens plus si je fus crispée par cet excès de prétention, d’affectation, ou si même j’y fus sensible. Au vrai, son débit était si rapide que d’abord je ne le suivais pas ; mais bientôt mon esprit s’accoutuma à cette volubilité : « Me croire capable, moi, de souhaiter un tel mariage ; de jeter l’ancre dans ce sable ; ou de me charger à Paris d’une petite fille ? Je garderai d’Anne une image adorable, certes ; et au moment où vous m’avez surpris, je pensais à elle justement… Mais comment peut-on se fixer, madame ? Chaque minute doit apporter sa joie, une joie différente de toutes celles qui l’ont précédée ».

Cette avidité d’un jeune animal, cette intelligence dans un seul être, cela me paraissait si étrange que je l’écoutais sans l’interrompre. Oui, décidément, j’étais éblouie : à peu de frais, grand Dieu ! Mais je l’étais. Je me rappelle ce piétinement, ces cloches, ces cris sauvages de bergers qui annonçaient de loin l’approche d’un troupeau. Je dis au garçon que peut-être cela paraîtrait drôle que nous fussions ensemble dans cette cabane ; j’aurais voulu qu’il répondît que mieux valait ne faire aucun bruit jusqu’à ce que fût passé le troupeau ; je me serais réjouie de ce silence côte à côte, de cette complicité (déjà je devenais, moi aussi, exigeante, et souhaitais que chaque minute m’apportât de quoi vivre). Mais Jean Azévédo ouvrit sans protester la porte de la palombière et, cérémonieusement, s’effaça.

François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, 1927, chapitre V

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SEQUENCE V Objet d’étude : Le texte théâtral et sa représentation du XVIIème à nos jours

Œuvre intégrale: Marivaux, Le jeu de l'amour et du hasard, 1730, éd. Belin-Gallimard, collection

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Lectures analytiques

Texte 1

ACTE PREMIER

Scène première SILVIA, LISETTE

Silvia. Mais, encore une fois, de quoi vous mêlez-vous ? Pourquoi répondre de mes sentiments ? Lisette. C’est que j’ai cru que, dans cette occasion-ci, vos sentiments ressembleraient à ceux de tout le monde. Monsieur votre père me demande si vous êtes bien aise qu’il vous marie, si vous en avez quelque joie : moi, je lui réponds que oui ; cela va tout de suite ; et il n’y a peut-être que vous de fille au monde, pour qui ce oui-là ne soit pas vrai ; le non n’est pas naturel. Silvia. Le non n’est pas naturel ! quelle sotte naïveté ! Le mariage aurait donc de grands charmes pour vous ? Lisette. Eh bien, c’est encore oui, par exemple. Silvia. Taisez-vous ; allez répondre vos impertinences ailleurs, et sachez que ce n’est pas à vous à juger de mon cœur par le vôtre. Lisette. Mon cœur est fait comme celui de tout le monde. De quoi le vôtre s’avise-t-il de n’être fait comme celui de personne ? Silvia. Je vous dis que, si elle osait, elle m’appellerait une originale. Lisette. Si j’étais votre égale, nous verrions. Silvia. Vous travaillez à me fâcher, Lisette. Lisette. Ce n’est pas mon dessein. Mais dans le fond, voyons, quel mal ai-je fait de dire à monsieur Orgon que vous étiez bien aise d’être mariée ?

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Silvia. Premièrement, c’est que tu n’as pas dit vrai ; je ne m’ennuie pas d’être fille. Lisette. Cela est encore tout neuf. Silvia. C’est qu’il n’est pas nécessaire que mon père croie me faire tant de plaisir en me mariant, parce que cela le fait agir avec une confiance qui ne servira peut-être de rien. Lisette. Quoi ! vous n’épouserez pas celui qu’il vous destine ? Silvia. Que sais-je ? peut-être ne me conviendra-t-il point, et cela m’inquiète. Lisette. On dit que votre futur est un des plus honnêtes du monde ; qu’il est bien fait, aimable, de bonne mine ; qu’on ne peut pas avoir plus d’esprit, qu’on ne saurait être d’un meilleur caractère ; que voulez-vous de plus ? Peut-on se figurer de mariage plus doux, d’union plus délicieuse ? Silvia. Délicieuse ! que tu es folle avec tes expressions ! Lisette. Ma foi, madame, c’est qu’il est heureux qu’un amant de cette espèce-là veuille se marier dans les formes ; il n’y a presque point de fille, s’il lui faisait la cour, qui ne fût en danger de l’épouser sans cérémonie. Aimable, bien fait, voilà de quoi vivre pour l’amour ; sociable et spirituel, voilà pour l’entretien de la société. Pardi ! tout en sera bon, dans cet homme-là ; l’utile et l’agréable, tout s’y trouve. Silvia. Oui dans le portrait que tu en fais, et on dit qu’il y ressemble, mais c’est un on dit, et je pourrais bien n’être pas de ce sentiment-là, moi. Il est bel homme, dit-on, et c’est presque tant pis. Lisette. Tant pis ! tant pis ! mais voilà une pensée bien hétéroclite ! Silvia. C’est une pensée de très bon sens. Volontiers un bel homme est fat ; je l’ai remarqué. Lisette. Oh ! il a tort d’être fat ; mais il a raison d’être beau. Silvia. On ajoute qu’il est bien fait ; passe ! Lisette. Oui-da ; cela est pardonnable. Silvia. De beauté et de bonne mine je l’en dispense ; ce sont là des agréments superflus. Lisette. Vertuchoux ! si je me marie jamais, ce superflu-là sera mon nécessaire. Silvia.

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Tu ne sais ce que tu dis. Dans le mariage, on a plus souvent affaire à l’homme raisonnable qu’à l’aimable homme ; en un mot, je ne lui demande qu’un bon caractère, et cela est plus difficile à trouver qu’on ne pense. On loue beaucoup le sien ; mais qui est-ce qui a vécu avec lui ? Les hommes ne se contrefont-ils pas, surtout quand ils ont de l’esprit ? N’en ai-je pas vu moi, qui paraissaient avec leurs amis les meilleures gens du monde ? C’est la douceur, la raison, l’enjouement même, il n’y a pas jusqu’à leur physionomie qui ne soit garante de toutes les bonnes qualités qu’on leur trouve. « Monsieur un tel a l’air d’un galant homme, d’un homme bien raisonnable, disait-on tous les jours d’Ergaste. — Aussi l’est-il, répondait-on ; je l’ai répondu moi-même ; sa physionomie ne vous ment pas d’un mot. » Oui, fiez-vous-y à cette physionomie si douce, si prévenante, qui disparaît un quart d’heure après pour faire place à un visage sombre, brutal, farouche qui devient l’effroi de toute une maison ! Ergaste s’est marié ; sa femme, ses enfants, son domestique ne lui connaissent encore que ce visage-là, pendant qu’il promène partout ailleurs cette physionomie si aimable que nous lui voyons, et qui n’est qu’un masque qu’il prend au sortir de chez lui. Lisette. Quel fantasque avec ces deux visages ! Silvia. N’est-on pas content de Léandre quand on le voit ? Eh bien, chez lui, c’est un homme qui ne dit mot, qui ne rit ni qui ne gronde ; c’est une âme glacée, solitaire, inaccessible. Sa femme ne la connaît point, n’a point de commerce avec elle ; elle n’est mariée qu’avec une figure qui sort d’un cabinet, qui vient à table et qui fait expirer de langueur, de froid et d’ennui tout ce qui l’environne. N’est-ce pas là un mari bien amusant ? Lisette. Je gèle au récit que vous m’en faites ; mais Tersandre, par exemple ? Silvia. Oui, Tersandre ! Il venait l’autre jour de s’emporter contre sa femme ; j’arrive, on m’annonce, je vois un homme qui vient à moi les bras ouverts, d’un air serein, dégagé ; vous auriez dit qu’il sortait de la conversation la plus badine ; sa bouche et ses yeux riaient encore. Le fourbe ! Voilà ce que c’est que les hommes. Qui est-ce qui croit que sa femme est à plaindre avec lui ? Je la trouvai tout abattue, le teint plombé, avec des yeux qui venaient de pleurer ; je la trouvai comme je serai peut-être ; voilà mon portrait à venir ; je vais du moins risquer d’en être une copie. Elle me fit pitié, Lisette ; si j’allais te faire pitié aussi ! Cela est terrible ! qu’en dis-tu ? Songe à ce que c’est qu’un mari. Lisette. Un mari, c’est un mari ; vous ne deviez pas finir par ce mot-là ; il me raccommode avec tout le reste

Marivaux, Le jeu de l'amour et du hasard, 1730

Texte 2

Scène VII SILVIA, DORANTE.

Silvia, à part. Ils se donnent la comédie ; n’importe, mettons tout à profit, ce garçon-ci n’est pas sot, et je ne plains pas la soubrette qui l’aura. Il va m’en conter, laissons-le dire pourvu qu’il m’instruise. Dorante, à part. Cette fille m’étonne ! Il n’y a point de femme au monde à qui sa physionomie ne fît honneur : faisons connaissance avec elle… (Haut.) Puisque nous sommes dans le style amical et que nous avons abjuré les façons, dis-moi, Lisette, ta maîtresse te vaut-elle ? Elle est bien hardie d’oser avoir une femme de chambre comme toi !

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Silvia. Bourguignon, cette question-là m’annonce que, suivant la coutume, tu arrives avec l’intention de me dire des douceurs : n’est-il pas vrai ? Dorante. Ma foi, je n’étais pas venu dans ce dessein-là, je te l’avoue. Tout valet que je suis, je n’ai jamais eu de grande liaison avec les soubrettes ; je n’aime pas l’esprit domestique ; mais, à ton égard, c’est une autre affaire. Comment donc ! tu me soumets ; je suis presque timide ; ma familiarité n’oserait s’apprivoiser avec toi ; j’ai toujours envie d’ôter mon chapeau de dessus ma tête, et quand je te tutoie, il me semble que je jure ; enfin j’ai un penchant à te traiter avec des respects qui te feraient rire. Quelle espèce de suivante es-tu donc, avec ton air de princesse ? Silvia. Tiens, tout ce que tu dis avoir senti en me voyant, est précisément l’histoire de tous les valets qui m’ont vue. Dorante. Ma foi, je ne serais pas surpris quand ce serait aussi l’histoire de tous les maîtres. Silvia. Le trait est joli assurément ; mais je te le répète encore, je ne suis pas faite aux cajoleries de ceux dont la garde-robe ressemble à la tienne. Dorante. C’est-à-dire que ma parure ne te plaît pas ? Silvia. Non, Bourguignon ; laissons là l’amour, et soyons bons amis. Dorante. Rien que cela ? Ton petit traité n’est composé que de deux clauses impossibles. Silvia, à part. Quel homme pour un valet ! (Haut.) Il faut pourtant qu’il s’exécute ; on m’a prédit que je n’épouserais jamais qu’un homme de condition, et j’ai juré depuis de n’en écouter jamais d’autres. Dorante. Parbleu, cela est plaisant ; ce que tu as juré pour homme, je l’ai juré pour femme, moi ; j’ai fait serment de n’aimer sérieusement qu’une fille de condition. Silvia. Ne t’écarte donc pas de ton projet. Dorante. Je ne m’en écarte peut-être pas tant que nous le croyons ; tu as l’air bien distingué, et l’on est quelquefois fille de condition sans le savoir. Silvia. Ah ! ah ! ah ! je te remercierais de ton éloge, si ma mère n’en faisait pas les frais. Dorante. Eh bien venge-t’en sur la mienne, si tu me trouves assez bonne mine pour cela. Silvia, à part. Il le mériterait. (Haut.) Mais ce n’est pas là de quoi il est question ; trêve de badinage ; c’est un homme de condition qui m’est prédit pour époux, et je n’en rabattrai rien. Dorante.

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Parbleu ! si j’étais tel, la prédiction me menacerait ; j’aurais peur de la vérifier. Je n’ai point de foi à l’astrologie, mais j’en ai beaucoup à ton visage. Silvia, à part. Il ne tarit point… (Haut.) Finiras-tu ? que t’importe la prédiction, puisqu’elle t’exclut ? Dorante. Elle n’a pas prédit que je ne t’aimerais point. Silvia. Non, mais elle a dit que tu n’y gagnerais rien, et moi, je te le confirme.

Marivaux, Le jeu de l'amour et du hasard, 1730

Texte 3

Scène III LISETTE, ARLEQUIN.

Arlequin. Madame, il dit que je ne m’impatiente pas ; il en parle bien à son aise, le bonhomme ! Lisette. J’ai de la peine à croire qu’il vous en coûte tant d’attendre, monsieur ; c’est par galanterie que vous faites l’impatient ; à peine êtes-vous arrivé ! Votre amour ne saurait être bien fort ; ce n’est tout au plus qu’un amour naissant. Arlequin. Vous vous trompez, prodige de nos jours ; un amour de votre façon ne reste pas longtemps au berceau ; votre premier coup d’œil a fait naître le mien, le second lui a donné des forces et le troisième l’a rendu grand garçon ; tâchons de l’établir au plus vite ; ayez soin de lui, puisque vous êtes sa mère. Lisette. Trouvez-vous qu’on le maltraite ? Est-il si abandonné ? Arlequin. En attendant qu’il soit pourvu, donnez-lui seulement votre belle main blanche, pour l’amuser un peu. Lisette. Tenez donc, petit importun, puisqu’on ne saurait avoir la paix qu’en vous amusant. Arlequin, en lui baisant la main. Cher joujou de mon âme ! cela me réjouit comme du vin délicieux. Quel dommage de n’en avoir que roquille ! Lisette. Allons, arrêtez-vous ; vous êtes trop avide. Arlequin. Je ne demande qu’à me soutenir, en attendant que je vive. Lisette. Ne faut-il pas avoir de la raison ?

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Arlequin. De la raison ! hélas, je l’ai perdue ; vos beaux yeux sont les filous qui me l’ont volée. Lisette. Mais est-il possible, que vous m’aimiez tant ? je ne saurais me le persuader. Arlequin. Je ne me soucie pas de ce qui est possible, moi ; mais je vous aime comme un perdu, et vous verrez bien dans votre miroir que cela est juste. Lisette. Mon miroir ne servirait qu’à me rendre plus incrédule. Arlequin. Ah ! mignonne, adorable ! votre humilité ne serait donc qu’une hypocrite ! Lisette. Quelqu’un vient à nous ; c’est votre valet. Marivaux, Le jeu de l'amour et du hasard, 1730

Texte 4

Scène VIII

DORANTE, SILVIA.

(...)

Silvia. Laissez-moi. Tenez, si vous m’aimez, ne m’interrogez point. Vous ne craignez que mon indifférence et vous êtes trop heureux que je me taise. Que vous importent mes sentiments ? Dorante. Ce qu’ils m’importent, Lisette ! peux-tu douter encore que je ne t’adore ? Silvia. Non, et vous me le répétez si souvent que je vous crois ; mais pourquoi m’en persuadez-vous ? que voulez-vous que je fasse de cette pensée-là, monsieur ? Je vais vous parler à cœur ouvert. Vous m’aimez ; mais votre amour n’est pas une chose bien sérieuse pour vous. Que de ressources n’avez-vous pas pour vous en défaire ! La distance qu’il y a de vous à moi, mille objets que vous allez trouver sur votre chemin, l’envie qu’on aura de vous rendre sensible, les amusements d’un homme de votre condition, tout va vous ôter cet amour dont vous m’entretenez impitoyablement. Vous en rirez peut-être au sortir d’ici, et vous aurez raison. Mais moi, monsieur, si je m’en ressouviens, comme j’en ai peur, s’il m’a frappée, quel secours aurai-je contre l’impression qu’il m’aura faite ? Qui est-ce qui me dédommagera de votre perte ? Qui voulez-vous que mon cœur mette à votre place ? Savez-vous bien que, si je vous aimais, tout ce qu’il y a de plus grand dans le monde ne me toucherait plus ? Jugez donc de l’état où je resterais. Ayez la générosité de me cacher votre amour. Moi qui vous parle, je me ferais un scrupule de vous dire que je vous aime, dans les dispositions où vous êtes. L’aveu de mes sentiments pourrait exposer votre raison, et vous voyez bien aussi que je vous les cache. Dorante. Ah ! ma chère Lisette, que viens-je d’entendre ? tes paroles ont un feu qui me pénètre. Je t’adore, je te respecte. Il n’est ni rang, ni naissance, ni fortune qui ne disparaisse devant une âme comme la tienne. J’aurais honte que mon orgueil tînt encore contre toi, et mon cœur et ma main t’appartiennent.

Page 14: Lectures Analytiques 1èreL...Thérèse et Bernard Desqueyroux viennent de se marier, ils partent en voyage de noces à Paris. Durant leur séjour, Thérèse reçoit des lettres d’Anne,

Marivaux, Le jeu de l'amour et du hasard, 1730

SEQUENCE VI

Objet d’étude : Le texte théâtral et sa représentation du XVIIème à nos jours

Groupement de textes: "Les sentiments mis à l'épreuve" p138 à 147

Lectures analytiques

Texte 1

Scène VIII

DORANTE, SILVIA.

(...)

Silvia.

Laissez-moi. Tenez, si vous m’aimez, ne m’interrogez point. Vous ne craignez que mon indifférence et vous êtes trop heureux que je me taise. Que vous importent mes sentiments ?

Dorante.

Ce qu’ils m’importent, Lisette ! peux-tu douter encore que je ne t’adore ?

Silvia.

Non, et vous me le répétez si souvent que je vous crois ; mais pourquoi m’en persuadez-vous ? que voulez-vous que je fasse de cette pensée-là, monsieur ? Je vais vous parler à cœur ouvert. Vous m’aimez ; mais votre amour n’est pas une chose bien sérieuse pour vous. Que de ressources n’avez-vous pas pour vous en défaire ! La distance qu’il y a de vous à moi, mille objets que vous allez trouver sur votre chemin, l’envie qu’on aura de vous rendre sensible, les amusements d’un homme de votre condition, tout va vous ôter cet amour dont vous m’entretenez impitoyablement. Vous en rirez peut-être au sortir d’ici, et vous aurez raison. Mais moi, monsieur, si je m’en ressouviens, comme j’en ai peur, s’il m’a frappée, quel secours aurai-je contre l’impression qu’il m’aura faite ? Qui est-ce qui me dédommagera de votre perte ? Qui voulez-vous que mon cœur mette à votre place ? Savez-vous bien que, si je vous aimais, tout ce qu’il y a de plus grand dans le monde ne me toucherait plus ? Jugez donc de l’état où je resterais. Ayez la générosité de me cacher votre amour. Moi qui vous parle, je me ferais un scrupule de vous dire que je vous aime, dans les dispositions où vous êtes. L’aveu de mes sentiments pourrait exposer votre raison, et vous voyez bien aussi que je vous les cache.

Page 15: Lectures Analytiques 1èreL...Thérèse et Bernard Desqueyroux viennent de se marier, ils partent en voyage de noces à Paris. Durant leur séjour, Thérèse reçoit des lettres d’Anne,

Dorante.

Ah ! ma chère Lisette, que viens-je d’entendre ? tes paroles ont un feu qui me pénètre. Je t’adore, je te respecte. Il n’est ni rang, ni naissance, ni fortune qui ne disparaisse devant une âme comme la tienne. J’aurais honte que mon orgueil tînt encore contre toi, et mon cœur et ma main t’appartiennent.

Marivaux, Le jeu de l'amour et du hasard, 1730

Texte 2

DOÑA SOL.

Je vous suivrai.

HERNANI.

Parmi mes rudes compagnons ? Proscrits dont le bourreau sait d’avance les noms, Gens dont jamais le fer ni le coeur ne s’émousse, Ayant tous quelque sang à venger qui les pousse ? Vous viendrez commander ma bande, comme on dit ? Car, vous ne savez pas, moi, je suis un bandit ! Quand tout me poursuivait dans toutes les Espagnes : Seule, dans ses forêts, dans ses hautes montagnes, Dans ses rocs où l’on n’est que de l’aigle aperçu, La vieille Catalogne en mère m’a reçu. Parmi ses montagnards, libres, pauvres et graves, Je grandis, et demain, trois mille de ses braves, Si ma voix dans leurs monts fait résonner ce cor, Viendront... vous frissonnez, réfléchissez encor. Me suivre dans les bois, dans les monts, sur les grèves, Chez des hommes pareils aux démons de vos rêves ; Soupçonner tout, les yeux, les voix, les pas, le bruit, Dormir sur l’herbe, boire au torrent, et la nuit Entendre, en allaitant quelque enfant qui s’éveille, Les balles des mousquets siffler à votre oreille. Etre errante avec moi, proscrite, et, s’il le faut, Me suivre où je suivrai mon père, - à l’échafaud.

DOÑA SOL.

Je vous suivrai.

HERNANI.

Le duc est riche, grand, prospère. Le duc n’a pas de tache au vieux nom de son père. Le duc peut tout. Le duc vous offre avec sa main Trésors, titres, bonheur...

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DOÑA SOL.

Nous partirons demain. Hernani, n’allez pas sur mon audace étrange Me blâmer. êtes-vous mon démon ou mon ange ? Je ne sais, mais je suis votre esclave. écoutez, Allez où vous voudrez, j’irai. Restez, partez, Je suis à vous. Pourquoi fais-je ainsi ? Je l’ignore. J’ai besoin de vous voir, et de vous voir encore, Et de vous voir toujours. Quand le bruit de vos pas S’efface, alors je crois que mon coeur ne bat pas ; Vous me manquez, je suis absente de moi-même ; Mais dès qu’enfin ce pas que j’attends et que j’aime Vient frapper mon oreille, alors il me souvient Que je vis, et je sens mon âme qui revient !

Victor, Hugo, Hernani, I, 2, 1830

SEQUENCE VII

Objet d’étude : Ecriture poétique et quête de sens du Moyen Age à nos jours

Groupement de textes: "Rêveur, à quoi sers-tu?", photocopies

Lectures analytiques

Texte 1

La plaine, un jour, disait à la montagne oisive: « Rien ne vient sur ton front des vents toujours battu. » Au poète, courbé sur sa lyre pensive, La foule aussi disait : « Rêveur, à quoi sers-tu ? »

La montagne en courroux répondit à la plaine : « C'est moi qui fais germer les moissons sur ton sol; Du midi dévorant je tempère l'haleine; J'arrête dans les cieux les nuages au vol !

« Je pétris de mes doigts la neige en avalanches; Dans mon creuset je fonds les cristaux des glaciers, Et je verse, du bout de mes mamelles blanches, En longs filets d'argent, les fleuves nourriciers. »

Le poète, à son tour, répondit à la foule : « Laissez mon pâle front s'appuyer sur ma main. N'ai-je pas de mon flanc, d'où mon âme s'écoule, Fait jaillir une source où boit le genre humain ? »

Théophile Gautier, Espana, 1845

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Texte 2

Il me suffirait d'une gorgée de ton lait jiculi pour qu'en toi je découvre toujours à même distance de

mirage - mille fois plus natale et dorée d'un soleil que n'entame nul prisme - la terre où tout est libre et

fraternel, ma terre.

Partir. Mon coeur bruissait de générosités emphatiques. Partir... j'arriverais lisse et jeune dans ce

pays mien et je dirais à ce pays dont le limon entre dans la composition de ma chair : « J'ai longtemps

erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies ».

Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : Embrassez-moi sans crainte... Et si je ne sais que parler,

c'est pour vous que je parlerai».

Et je lui dirais encore :

« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui

s'affaissent au cachot du désespoir. »

Et venant je me dirais à moi-même :

« Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude

stérile du spectateur, car la vie n'est pas un spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un

proscenium, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse... »

Aimé Césaire, Cahier d'un Retour au pays natal, 1947

SEQUENCE VIII

Objet d’étude : Ecriture poétique et quête de sens du Moyen Age à nos jours

Œuvre intégrale: Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, 1939, édition "Présence africaine" ou téléchargement et impression à partir de l'adresse: http://www.oasisfle.com

Lectures analytiques

Texte 1

Au bout du petit matin...

Va-t’en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache, va-t’en je déteste les larbins de l’ordre et les

hannetons de l’espérance. Va-t’en mauvais gris-gris, punaise de moinillon. Puis je me tournais vers

des paradis pour lui et les siens perdus, plus calme que la face d’une femme qui ment, et là, bercé par

les effluves d’une pensée jamais lasse je nourrissais le vent, je délaçais les montres et j’entendais

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monter de l’autre côté du désastre, un fleuve de tourterelles et de trèfles de la savane que je porte

toujours dans mes profondeurs à hauteur inverse du vingtième étage des maisons les plus insolentes

et par précaution contre la force putréfiante des ambiances crépusculaires, arpentée nuit et jour d’un

sacré soleil vénérien.

Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de

petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière

de cette ville sinistrement échouées.

Au bout du petit matin, l’extrême, trompeuse désolée eschare sur la blessure des eaux ; les martyrs

qui ne témoignent pas ; les fleurs de sang qui se fanent et s’éparpillent dans le vent inutile comme des

cris de perroquets babillards ; une vieille vie menteusement souriante, ses lèvres ouvertes

d’angoisses désaffectées ; une vieille misère pourrissant sous le soleil, silencieusement ; un vieux

silence crevant de pustules tièdes, l’affreuse inanité de notre raison d’être.

Au bout du petit matin, sur cette plus fragile épaisseur de terre que dépasse de façon humiliante son

grandiose avenir – les volcans éclateront, l’eau nue emportera les taches mûres du soleil et il ne

restera plus qu’un bouillonnement tiède picoré d’oiseaux marins – la plage des songes et l’insensé

réveil.

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, 1947

Texte 2

Il me suffirait d'une gorgée de ton lait jiculi pour qu'en toi je découvre toujours à même distance de

mirage - mille fois plus natale et dorée d'un soleil que n'entame nul prisme - la terre où tout est libre et

fraternel, ma terre.

Partir. Mon coeur bruissait de générosités emphatiques. Partir... j'arriverais lisse et jeune dans ce

pays mien et je dirais à ce pays dont le limon entre dans la composition de ma chair : « J'ai longtemps

erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies ».

Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : Embrassez-moi sans crainte... Et si je ne sais que parler,

c'est pour vous que je parlerai».

Et je lui dirais encore :

« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui

s'affaissent au cachot du désespoir. »

Et venant je me dirais à moi-même :

Page 19: Lectures Analytiques 1èreL...Thérèse et Bernard Desqueyroux viennent de se marier, ils partent en voyage de noces à Paris. Durant leur séjour, Thérèse reçoit des lettres d’Anne,

« Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude

stérile du spectateur, car la vie n'est pas un spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un

proscenium, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse... »

Aimé Césaire, Cahier d'un Retour au pays natal, 1947

Texte 3

Et moi, et moi,

Moi qui chantais le poing dur

Il faut savoir jusqu'où je poussai la lâcheté.

Un soir dans un tramway en face de moi, un nègre.

C'était un nègre grand comme un pongo qui essayait de se faire tout petit sur un banc de tramway. Il

essayait d'abandonner sur ce banc crasseux de tramway ses jambes gigantesques et ses mains

tremblantes de boxeur affamé. Et tout l'avait laissé, le laissait. Son nez qui semblait une péninsule en

dérade et sa négritude même qui se décolorait sous l'action d'une inlassable mégie. Et le mégissier

était la Misère. Un gros oreillard subit dont les coups de griffe sur ce visage s'étaient cicatrisés en îlots

scabieux. Ou plutôt, c'était un ouvrier infatigable, la misère, travaillant à quelque cartouche hideux. On

voyait très bien comment le pouce industrieux et malveillant avait modelé le front en bosse, percé le

nez de deux tunnels parallèles et inquiétants, allongé la démesure de la lippe, et par un chef d'oeuvre

caricatural, raboté, poli, verni la plus minuscule mignonne petite oreille de la création.

C’était un nègre dégingandé sans rythme ni mesure.

Un nègre dont les yeux roulaient une lassitude sanguinolente.

Un nègre sans pudeur et ses orteils ricanaient de façon assez puante au fond de la tanière

entrebâillée

de ses souliers.

La misère, on ne pouvait pas dire, s’était donné un mal fou pour l’achever.

Elle avait creusé l’orbite, l’avait fardée d’un fard de poussière et de chassie mêlées.

Elle avait tendu l’espace vide entre l’accrochement solide des mâchoires et les pommettes d’une

vieille joue décatie. Elle avait planté dessus les petits pieux luisants d’une barbe de plusieurs jours.

Elle avait affolé le cœur, voûté le dos.

Et l’ensemble faisait parfaitement un nègre hideux, un nègre grognon, un nègre mélancolique, un

nègre affalé, ses mains réunies en prière sur un bâton noueux. Un nègre enseveli dans une vieille

veste élimée. Un nègre comique et laid et des femmes derrière moi ricanaient en le regardant .Il était

COMIQUE ET LAID,

COMIQUE ET LAID pour sûr.

J’arborai un grand sourire complice...

Ma lâcheté retrouvée !

Je salue les trois siècles qui soutiennent mes droits civiques et mon sang minimisé.

Mon héroïsme, quelle farce !

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Cette ville est à ma taille.

Et mon âme est couchée. Comme cette ville dans la crasse est dans la boue couchée.

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, 1947

Texte 4

Je dis hurrah ! La vieille négritude

progressivement se cadavérise

l'horizon se défait, recule et s'élargit

et voici parmi des déchirements de nuages la fulgurance d'un signe

le négrier craque de toute part... Son ventre se convulse et résonne... L'affreux ténia de sa cargaison

ronge les boyaux fétides de l'étrange nourrissons des mers !

Et ni l'allégresse des voiles gonflées comme une poche de doublons rebondie, ni les tours joués à la

sottise dangereuse des frégates policières ne l'empêchent d'entendre la menace de ses grondements

intestins

En vain pour s'en distraire le capitaine pend à sa grand'vergue le nègre le plus braillard ou le jette à la

mer, ou le livre à l'appétit de es molosses

La négraille aux senteurs d'oignon frit retrouve dans son sang répandu le goût amer de la liberté

Et elle est debout la négraille

la négraille assise

inattendument debout

debout dans la cale

debout dans les cabines

debout sur le pont

debout dans le vent

debout sous le soleil

debout dans le sang

debout

et

libre

debout et non point pauvre folle dans sa liberté et son dénuement maritimes girant en la dérive

parfaite et

la voici :

plus inattendument debout

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debout dans les cordages

debout à la barra

debout à la boussole

debout à la carte

debout sous les étoiles

debout

et

libre

et le navire lustral s'avancer impavide sur les eaux écroulées.

Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, 1947

SEQUENCE IX

Objet d’étude : Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme

Groupements de textes: "Le mouvement humaniste" et "Regards croisés sur les guerres de religion

Lectures analytiques

Texte 1

Gargantua s’éveillait donc vers quatre heures du matin. Pendant qu’on le frictionnait (6), on lui lisait quelque page des Saintes Écritures (7) à voix haute et claire, avec la prononciation requise. Cette tâche était confiée à un jeune page, natif de Basché, nommé Anagnostes (8). Selon le thème et le sujet du passage, il se mettait à révérer, adorer, prier et supplier le bon Dieu, dont la lecture prouvait la majesté et les merveilleux jugements. Puis il allait aux lieux secrets excréter (9) le produit des digestions naturelles. Là (10), son précepteur répétait ce qui avait été lu, lui exposant les points les plus obscurs et les plus difficiles. En revenant, ils considéraient l’état du ciel, observant s’il était comme ils l’avaient remarqué le soir précédent, et en quels signes entrait le soleil et la lune, pour ce jour-là. Cela fait, il était habillé, peigné, coiffé, apprêté et parfumé. Pendant ce temps, on lui répétait les leçons du jour précédent. Lui-même les récitait par cœur, et y mêlait quelques cas pratiques concernant la vie des hommes. Ils discutaient quelque fois pendant deux ou trois heures, mais cessaient habituellement lorsqu’il était complètement habillé. Ensuite, pendant trois bonnes heures, la lecture lui était faite. Cela fait, ils sortaient, toujours en discutant du sujet de la lecture, et allaient se divertir au Grand Braque (11) ou dans les prés, et jouaient à la balle, à la paume, à la pile en triangle (12), s’exerçant élégamment le corps comme ils s’étaient auparavant exercé l’esprit. Tous leurs jeux se faisaient librement, car ils abandonnaient la partie quand cela leur plaisait, et ils cessaient d’ordinaire lorsque la sueur leur coulait par le corps ou qu’ils étaient las. Ils étaient alors très bien essuyés et frottés. Ils changeaient de chemise et, en se promenant doucement, allaient voir si le dîner (13) était prêt. Là, en attendant, ils récitaient clairement et éloquemment quelques sentences (14) retenues de la leçon. Cependant, Monsieur l’Appétit venait, et ils s’asseyaient à table au bon moment.

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6 - L’habitude des bains, fréquents au Moyen Âge, s’était perdue. 7 - La Bible. 8 - Anagnostes signifie « lecteur » en grec. 9 - Éliminer les déchets de l’organisme. 10 - Les personnes d’importance n’allaient pas seuls dans ces « lieux secrets ». 11 - Salle de jeu de Paume (l’ancêtre du tennis) située à Paris. 12 - Jeu de balle où les trois joueurs se plaçaient en triangle. 13 - Notre actuel repas de midi. 14 - Maximes, proverbes contenant des règles de conduite ou de morale. Rabelais, Gargantua, chapitre XXIII

Texte 2

Je veux peindre la France une mère affligée,

Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée.

Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts

Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups

D' ongles, de poings, de pieds , il brise le partage

Dont nature donnait à son besson (1) l' usage ;

Ce voleur acharné, cet Esau malheureux ,

Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux,

Si que (2) , pour arracher à son frère la vie ,

Il méprise la sienne et n' en a plus d' envie .

Mais son Jacob, pressé (3) d’avoir jeûné meshui (4),

Ayant dompté longtemps en son coeur son ennui (5) ,

A la fin se défend, et sa juste colère

Rend à l' autre un combat dont le champ est la mère .

Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,

Ni les pleurs réchauffés (6) ne calment leurs esprits ;

Mais leur rage les guide et leur poison les trouble ,

Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble .

Leur conflit se rallume et fait si furieux

Que d’un gauche malheur (7) ils se crèvent les yeux.

Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte,

Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;

Elle voit les mutins (8) , tout déchirés, sanglants ,

Qui, ainsi que du coeur, des mains se vont cherchant.

Quand, pressant à son sein d' une amour maternelle

Celui qui a le droit et la juste querelle,

Elle veut le sauver, l' autre, qui n' est pas las,

Viole, en poursuivant, l' asile de ses bras.

Adonc (9) se perd le lait, le suc de sa poitrine ;

Puis, aux derniers abois de sa proche ruine,

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Elle dit : " Vous avez , félons, ensanglanté

Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ;

Or, vivez de venin, sanglante géniture,

Je n' ai plus que du sang pour votre nourriture ! "

Agrippa D’Aubigné, Les Tragiques, "Misères", (1616).

1 Besson : frère jumeau

2 Si que : si bien que

3 Pressé : contraint

4 Meshui : aujourd’hui

5 Ennui : douleur

6 Réchauffés : ravivés

7 Gauche malheur : funeste malheur

8 Mutins : révoltés

9 Adonc : alors

SEQUENCE X

Objet d'étude: Les réécritures du XVIIe à nos jours

Groupements de textes: "Les amants mythiques"

Lectures analytiques

Texte 1

La nef, tranchant les vagues profondes, emportait Iseut. Mais, plus elle s’éloignait de la terre d’Irlande,

plus tristement la jeune fille se lamentait. Assise sous la tente où elle s’était renfermée avec Brangien,

sa servante, elle pleurait au souvenir de son pays. Où ces étrangers l’entraînaient-ils ? Vers qui ?

Vers quelle destinée ? Quand Tristan s’approchait d’elle et voulait l’apaiser par de douces paroles,

elle s’irritait, le repoussait, et la haine gonflait son cœur. Il était venu, lui le ravisseur, lui, le meurtrier

du Morholt ; il l’avait arrachée par ses ruses à sa mère et à son pays ; il n’avait pas daigné la garder

pour lui-même, et voici qu’il l’emportait, comme sa proie, sur les flots, vers la terre ennemie !

« Chétive ! disait-elle, maudite soit la mer qui me porte ! Mieux aimerais-je mourir sur la terre où je

suis née que vivre là-bas !… »

Un jour, les vents tombèrent, et les voiles pendaient dégonflées le long du mât. Tristan fit atterrir dans

une île, et, lassés de la mer, les cent chevaliers de Cornouailles et les mariniers descendirent au

rivage. Seule Iseut était demeurée sur la nef, et une petite servante. Tristan vint vers la reine et tâchait

de calmer son cœur. Comme le soleil brûlait et qu’ils avaient soif, ils demandèrent à boire. L’enfant

chercha quelque breuvage, tant qu’elle découvrit le coutret confié à Brangien par la mère d’Iseut.

« J’ai trouvé du vin ! » leur cria-t-elle. Non, ce n’était pas du vin : c’était la passion, c’était l’âpre joie et

l’angoisse sans fin, et la mort. L’enfant remplit un hanap et le présenta à sa maîtresse. Elle but à longs

traits, puis le tendit à Tristan, qui le vida.

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À cet instant, Brangien entra et les vit qui se regardaient en silence, comme égarés et comme ravis.

Elle vit devant eux le vase presque vide et le hanap. Elle prit le vase, courut à la poupe, le lança dans

les vagues et gémit :

« Malheureuse ! maudit soit le jour où je suis née et maudit le jour où je suis montée sur cette nef !

Iseut, amie, et vous, Tristan, c’est votre mort que vous avez bue ! »

De nouveau la nef cinglait vers Tintagel. Il semblait à Tristan qu’une ronce vivace, aux épines aiguës,

aux fleurs odorantes, poussait ses racines dans le sang de son cœur et par de forts liens enlaçait au

beau corps d’Iseut son corps et toute sa pensée, et tout son désir. Il songeait : « Andret, Denoalen,

Guenelon et Gondoïne, félons qui m’accusiez de convoiter la terre du roi Marc, ah ! je suis plus vil

encore, et ce n’est pas sa terre que je convoite ! Bel oncle, qui m’avez aimé orphelin avant même de

reconnaître le sang de votre sœur Blanchefleur, vous qui me pleuriez tendrement, tandis que vos bras

me portaient jusqu’à la barque sans rames ni voile, bel oncle, que n’avez-vous, dès le premier jour,

chassé l’enfant errant venu pour vous trahir ? Ah ! qu’ai-je pensé ? Iseut est votre femme, et moi votre

vassal. Iseut est votre femme, et moi votre fils. Iseut est votre femme, et ne peut pas m’aimer. »

Iseut l’aimait. Elle voulait le haïr, pourtant : ne l’avait-il pas vilement dédaignée ? Elle voulait le haïr, et

ne pouvait, irritée en son cœur de cette tendresse plus douloureuse que la haine.

Joseph Bédier, Le Roman de Tristan et Iseut, 1900

SEQUENCE XI

Objet d'étude: Les réécritures du XVIIe à nos jours

Œuvre intégrale: Marguerite Duras, L'Amant, 1984, éditions de Minuit

Lectures analytiques comparées

Textes 1 et 2

- Montrez-nous ce planteur du Nord, dit la mère.

- C’est le type près d’Agosti, dans le coin. Il revient de Paris.

Ils l’avaient déjà vu à côté d’Agosti. Il était seul à sa table. C’était un jeune homme qui paraissait avoir

vingt-cinq ans, habillé d’un costume de tussor grège. Sur la table il avait posé un feutre du même

grège. Quand il but une gorgée de pernod ils virent à son doigt un magnifique diamant, que la mère se

mit à regarder en silence, interdite.

- Merde, quelle bagnole, dit Joseph. Il ajouta : Pour le reste, c’est un singe.

Le diamant était énorme, le costume en tussor, très bien coupé. Jamais Joseph n’avait porté de tussor.

Le chapeau moi sortait d’un film : un chapeau qu’on se posait négligemment sur la tête avant de

monter dans sa quarante chevaux et d’aller à Longchamp jouer la moitié de sa fortune parce qu’on a

le cafard à cause d’une femme. C’était vrai, la figure n’était pas belle. Les épaules étaient étroites, les

bras courts, il devait avoir une taille au-dessous de la moyenne. Les mains petites étaient soignées,

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plutôt maigres, assez belles. Et la présence du damant leur conférait une valeur royale, un peu

déliquescente. Il était seul, planteur, et jeune. Il regardait Suzanne. La mère vit qu’il la regardait. La

mère à son tour regarda sa fille. A la lumière électrique ses taches de rousseur se voyaient moins

qu’au grand jour. C’était sûrement une belle fille, elle avait des yeux luisants, arrogants, elle était

jeune, à la pointe de l’adolescente, et pas timide.

- Pourquoi tu fais une tête d’enterrement ? dit la mère. Tu ne peux pas avoir une fois l’air aimable ?

Suzanne sourit au planteur du Nord. Deux longs disques passèrent, fox-trot, tango. Au troisième, fox-

trot, le planteur du Nord se leva pour inviter Suzanne. Debout il était nettement mal foutu. Pendant

qu’il avançait vers Suzanne, tous regardait son diamant : le père Bart, Agosti, la mère, Suzanne. Pas

les passagers, ils en avaient vu d’autres, ni Joseph parce que Joseph ne regardait que les autos. Mais

tous ceux de la plaine regardaient. Il faut dire que ce diamant-là, oublié sur son doigt par son

propriétaire ignorant, valait à lui seul à peu près autant que toutes les concessions de la plaine

réunies.

- Vous permettez, madame ? demanda le planteur du Nord en s’inclinant devant la mère.

Duras, Un Barrage contre le Pacifique, 1950

L’homme élégant est descendu de la limousine, il fume une cigarette anglaise. Il regarde la jeune fille

au feutre d’homme et aux chaussures d’or. Il vient vers elle lentement. C’est visible, il est intimidé. Il

ne sourit pas tout d’abord. Tout d’abord il lui offre une cigarette. Sa main tremble. Il y a cette

différence de race, il n’est pas blanc, il doit la surmonter, c’est pourquoi il tremble. Elle lui dit qu’elle ne

fume pas, non merci. Elle ne dit rien d’autre, elle ne lui dit pas laissez-moi tranquille. Alors il a moins

peur. Alors il lui dit qu’il croit rêver. Elle ne répond pas. Ce n’est pas la peine qu’elle réponde, que

répondrait-elle. Elle attend. Alors il le lui demande : mais d’où venez-vous ? Elle dit qu’elle est la fille

de l’institutrice de l’école de filles de Sadec. Il réfléchit et puis il dit qu’il a entendu parler de cette

dame, sa mère, de son manque de chance avec cette concession qu’elle aurait achetée au

Cambodge, c’est bien ça, n’est-ce pas ? Oui c’est ça.

Il répète que c’est tout à fait extraordinaire de la voir sur ce bac, une jeune fille belle comme elle l’est,

vous ne vous rendez pas compte, c’est très inattendu, une jeune fille blanche dans un car d’indigène.

Il lui dit que le chapeau lui va bien, très bien même, que c’est … original … un chapeau d’homme,

pourquoi pas ? elle est si jolie, elle peut tout se permettre.

Elle le regarde. Il lui demande qui il est. Il dit qu’il revient de Paris où il a fait ses études, qu’il habite

Sadec lui aussi, justement sur le fleuve, la grande maison avec les grandes terrasses aux balustrades

de céramique bleue. Elle lui demande ce qu’il est. Il dit qu’il est chinois, que sa famille vient de la

Chine du Nord, de Fou-Chouen. Voulez-vous me permettre de vous ramener chez vous à Saigon ?

Elle est d’accord. Il dit au chauffeur de prendre les bagages de la jeune fille dans le car et de les

mettre dans l’auto noire.

Chinois. Il est celui qui passait le Mékong ce jour-là en direction de Saïgon.

Duras, L’Amant, 1984

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Textes 3 et 4

Des années après la guerre, après les mariages, les enfants, les divorces, les livres, il était venu à Paris

avec sa femme. Il lui avait téléphoné. C'est moi. Elle l'avait reconnu dès la voix. Il avait dit: je

voulais seulement entendre votre voix. Elle avait dit: c'est moi, bonjour. Il était intimidé, il avait peur

comme avant. Sa voix tremblait tout à coup. Et avec le tremblement, tout à coup, elle avait retrouvé

l'accent de la Chine. Il savait qu'elle avait commencé à écrire des livres, il l'avait su par la mère qu'il

avait revue à Saigon. Et aussi pour le petit frère, qu'il avait été triste pour elle. Et puis il n'avait plus

su quoi lui dire. Et puis il le lui avait dit. Il lui avait dit que c'était comme avant, qu'il l'aimait encore,

qu'il ne pourrait jamais cesser de l'aimer, qu'il l'aimerait jusqu'à sa mort.

Duras, L'amant, 1984

Des années après la guerre, la faim, les morts, les camps, les mariages, les séparations, les divorces, les

livres, la politique, le communisme, il avait téléphoné. C'est moi. Dès la voix, elle l'avait reconnu.

C'est moi. Je voulais seulement entendre votre voix. Elle avait dit : Bonjour. Il avait peur comme avant,

de tout. Sa voix avait tremblé, c'est alors qu'elle avait reconnu l'accent de la Chine du Nord. Il avait dit

quelque chose sur le petit frère qu'elle ne savait pas: qu'on n'avait jamais retrouvé son corps, qu'il était

resté sans sépulture. Elle n'avait pas répondu. Il avait demandé si elle était encore là, elle avait dit que

oui, qu'elle attendait qu'il parle. Il avait dit qu'il avait quitté Sadec à cause des études de ses fils, mais

qu'il y reviendrait plus tard parce que c'était là seulement qu'il avait envie de revenir.

C'est elle qui avait demandé pour Thanh, ce qu'il était devenu. Il avait dit qu'il n'avait jamais eu de

nouvelles de Thanh. Elle avait demandé : aucune jamais? Il avait dit, jamais. Elle avait demandé ce

qu'il pensait, lui, de ça. Il avait dit que d'après lui, Thanh avait voulu retrouver sa famille dans la forêt

du Siam et qu'il avait dû se perdre et mourir là, dans cette forêt.

II avait dit que pour lui, c'était curieux à ce point-là, que leur histoire était restée comme elle était

avant, qu'il l'aimait encore, qu'il ne pourrait jamais de toute sa vie cesser de l'aimer. Qu'il l'aimerait

jusqu'à la mort. Il avait entendu ses pleurs au téléphone.

Et puis de plus loin, de sa chambre sans doute, elle n'avait pas raccroché, il les avait encore entendus.

Et puis il avait essayé d'entendre encore. Elle n'était plus là. Elle était devenue invisible, inatteignable.

Et il avait pleuré. Très fort. Du plus fort de ses forces.

Duras, L’Amant de la Chine du Nord, 1991