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Jürgen Habermas : Qu’est-ce qu’une société « post-séculière » ? Paolo Flores d’Arcais : Onze thèses contre Habermas Jürgen Habermas : Réponse à Paolo Flores d’Arcais Ludovic Lecomte : La télévision va-t-elle survivre ? Nathalie Heinich : Malaises dans la culture François-George Maugarlone : La période Freud Mikkel Borch-Jacobsen : Situation de la psychothérapie L’enfermement d’Israël Daniel Barenboïm, Théo klein Vers une nouvelle biologie ? Freeman J. Dyson, Jerry A. Fodor, Evelyn Fox Keller, Nigel Goldenfeld, Jean-Marie Lehn, Carl R. Woese numéro 152 novembre-décembre 2008 Autour de La Fin de l’exception humaine de Jean- Marie Schaeffer Pascal Engel, Jean-Luc Marion, Jean-Claude Quentel, Jean-Marie Schaeffer Lionel Naccache : Neuro-résistances Extrait de la publication

L’enfermement d’Israël Vers une nouvelle biologie ? Autour de La Fin de ...… · 108 Evelyn Fox Keller: L’unification de la biologie et de la chimie. La synthèse de la nouvelle

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Jürgen Habermas : Qu’est-ce qu’une société « post-séculière » ?Paolo Flores d’Arcais : Onze thèses contre HabermasJürgen Habermas : Réponse à Paolo Flores d’Arcais

Ludovic Lecomte : La télévision va-t-elle survivre ?

Nathalie Heinich : Malaises dans la culture

François-George Maugarlone : La période FreudMikkel Borch-Jacobsen : Situation de la psychothérapie

L’enfermement d’IsraëlDaniel Barenboïm, Théo klein

Vers une nouvelle biologie ?Freeman J. Dyson, Jerry A. Fodor, Evelyn Fox Keller, Nigel Goldenfeld, Jean-Marie Lehn, Carl R. Woese

numéro 152 novembre-décembre 2008

Autour de La Fin de l’exception humaine de Jean-Marie SchaefferPascal Engel, Jean-Luc Marion, Jean-Claude Quentel, Jean-Marie Schaeffer

Lionel Naccache : Neuro-résistances

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AbonnementsSodis Revues BP 149 — Service des Abonnements128, avenue du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny77403 Lagny Cedex, Téléphone: 01 60 07 82 59C. C. P. Paris 14590-60 R.

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Rédaction: Marcel Gauchet

Conseiller: Krzysztof Pomian

Réalisation, Secrétariat: Marie-Christine RégnierP.A.O.: Interligne, B-Liège

Éditions Gallimard: 5, rue Sébastien-Bottin, 75328 Paris Cedex 07. Téléphone: 01 49 54 42 00

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Le Débat dispose d’un site à l’adresse suivante:

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novembre-décembre 2008 numéro 152Directeur: Pierre Nora

RELIGION ET ESPACE PUBLIC

4 Jürgen Habermas: Qu’est-ce qu’une société «post-séculière»?16 Paolo Flores d’Arcais: Onze thèses contre Habermas. La foi, la démocratie et le

rationalisme.27 Jürgen Habermas: Retour sur la religion dans l’espace public. Une réponse à

Paolo Flores d’Arcais.

32 Ludovic Lecomte: La télévision va-t-elle survivre?

L’ENFERMEMENT D’ISRAËL

41 Daniel Barenboïm: Questions pour un anniversaire.47 Théo Klein: Sortir de soi. Entretien.

58 Nathalie Heinich: Malaises dans la culture: quand rien ne va plus de soi.

VERS UNE NOUVELLE BIOLOGIE ?

76 Jerry A. Fodor: Pourquoi les porcs n’ont pas d’ailes.87 Freeman J. Dyson: L’avenir des biotechnologies.

105 Nigel Goldenfeld, Carl R. Woese: La prochaine révolution en biologie.108 Evelyn Fox Keller: L’unification de la biologie et de la chimie. La synthèse de la

nouvelle biologie de Carl R. Woese et de la nouvelle chimie de Jean-Marie Lehn.116 Jean-Marie Lehn: Vers la matière complexe. Chimie supramoléculaire et auto-

organisation.

AUTOUR DE LA FIN DE L’EXCEPTION HUMAINEDE JEAN-MARIE SCHAEFFER

123 Pascal Engel: Le naturalisme sans la nature?129 Jean-Luc Marion: Quelle exception?136 Jean-Claude Quentel: Le paradoxe de l’humain.142 Jean-Marie Schaeffer: Pour la connaissance de l’homme.

154 Lionel Naccache: Neuro-résistances. Une déshumanisation de l’esprit?

APRÈS LE SIÈCLE DE L’INCONSCIENT

163 François-George Maugarlone: La période Freud.178 Mikkel Borch-Jacobsen: Situation de la psychothérapie.

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Extrait de la publication

Religion

et espace public

Nous constatons, depuis un moment,

une remontée de la place des religions dans

l’espace public de nos sociétés par ailleurs

«séculières» ou «laïques». Les voix qui

s’expriment en leur nom, que ce soit à titre

institutionnel ou à titre personnel, bénéfi-

cient d’une audience accrue et d’une consi-

dération renouvelée de la part des pouvoirs

publics.

Le phénomène ne va pas sans de vives

discussions. Les uns y voient, pour la dénon-

cer, une régression de la laïcité, les autres

l’accueillent avec faveur comme un signe

d’ouverture démocratique. C’est autour de

ce problème que tourne la discussion entre

Jürgen Habermas et Paolo Flores d’Arcais.

Habermas (dont paraît en français Entre

naturalisme et religion. Les défis de la démo-

cratie) y lit pour sa part une évolution posi-

tive; il va jusqu’à parler d’une «société post-

séculière». Un diagnostic que conteste

fermement Paolo Flores d’Arcais, qui plaide

pour une reformulation rigoureuse de l’idéal

laïc.

Chapo 1-Religion-RR.qxd:Le Debat 152 28/10/08 10:53 Page 3

Extrait de la publication

Jürgen Habermas

Qu’est-ce qu’une société

«post-séculière»?

1. Une société «post-séculière» doit avoir été«séculière». Cette expression contestée ne peutdonc s’appliquer qu’aux sociétés d’abondanceeuropéennes ou à des pays comme le Canada,l’Australie et la Nouvelle-Zélande, où les liensreligieux des citoyens se sont relâchés continû-ment, d’une manière même drastique depuis lafin de la Seconde Guerre mondiale. Dans cesrégions, chacun avait peu ou prou conscience devivre dans une société sécularisée. À l’aune desindicateurs sociologiques habituels, les convic-tions et les comportements religieux des popula-tions de souche ne se sont pas transformés depuis,au point qu’il serait justifié de décrire ces socié -tés comme «post-séculières». Chez nous, mêmel’essor de nouvelles formes de religiosité, ten-dant vers une spiritualité libre de toute attacheecclésiale, n’a pu compenser le recul patent desgrandes communautés religieuses1.

Les transformations à l’échelle mondiale etles conflits spectaculaires que suscitent aujour-d’hui les questions religieuses éveillent cepen-

dant quelques doutes sur la prétendue perte depertinence de la religion. De moins en moins desociologues sont prêts à soutenir la thèse, long-temps incontestée, d’un lien direct entre lamodernisation de la société et la sécularisationde la population 2. Cette thèse s’appuyait surtrois réflexions à première vue évidentes.

Le progrès technico-scientifique suscite pre-mièrement une compréhension anthropocentriqued’une réalité «désenchantée», parce que sujetteà une explication causale; or une conscienceéclairée par la science n’est pas directementconciliable avec une vision du monde théocen-trique ou métaphysique. Deuxièmement, lesÉglises et les communautés religieuses, dans lemouvement de différenciation fonctionnelle dessubsystèmes sociaux, perdent leur emprise sur le

De Jürgen Habermas vient de paraître en français Entrenaturalisme et religion. Les défis de la démocratie (Paris, Galli-mard, 2008), qui recoupe les thèmes du présent article.Celui-ci développe une conférence prononcée le 15 mars2007 dans le cadre de l’institut Nexus à l’université de Til-burg (Pays-Bas).

1. Cf. Detlef Pollack, Säkularisierung – ein modernerMythos?, Tübingen, Mohr Siebeck, 2003.

2. Cf. Hans Joas, «Gesellschaft, Staat und Religion»,dans Säkularisierung und die Weltreligionen, sous la dir. deHans Joas, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 2007, pp. 9-43.

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droit, la politique et l’aide sociale, la culture,l’éducation et la science. Elles se limitent désor-mais à leur fonction authentique d’administra-tion des «biens de salut», elles conçoivent lapratique religieuse comme une affaire plus oumoins privée et perdent globalement leur impor-tance publique. Le passage des sociétés agrairesaux sociétés industrielles et post-industriellesentraîne au total une élévation générale duniveau de vie et une plus grande sécurité au seindu groupe. La diminution des dangers matérielset la perspective d’une existence plus sûre taris-sent en l’individu le besoin d’une pratique quipromet de maîtriser les contingences par la com-munication avec un «au-delà» ou une puissancecosmique.

Bien qu’elle semble confirmée par l’évolu-tion des sociétés d’abondance européennes, lathèse de la sécularisation est contestée depuisplus de deux décennies parmi les sociologues 3.Dénonçant un point de vue jugé non sans raisonétroitement eurocentrique, des chercheurs ontmême parlé entre-temps de la «fin de la théoriede la sécularisation 4». Les États-Unis – où lescommunautés religieuses montrent une vitalitéinentamée, où les croyants et les personnesimpliquées dans une activité religieuse représen-tent toujours une part importante de la popula-tion – constituent néanmoins le fer de lance dela modernisation: à ce titre, ils ont longtempsété considérés comme la grande exception dansle mouvement de sécularisation. Pour un regardinstruit par la mondialisation, élargi à d’autrescultures et à d’autres religions universelles, ilsconstituent désormais plutôt la règle.

De ce point de vue révisionniste, l’évolutioneuropéenne, qui avec son rationalisme occiden -tal devait servir de modèle au reste du monde,représente la véritable voie séparée 5. Trois phé-nomènes, qui se chevauchent partiellement, se

conjuguent pour donner l’impression d’une«résurgence de la religion» dans le monde: l’ex-pansion missionnaire des grandes religions mon-diales (a), leur exacerbation fondamentaliste(b), l’instrumentalisation politique de leurspotentiels violents (c).

a) Un signe de vitalité des grandes religionsest que les groupes orthodoxes, ou du moinsconservateurs, ont partout le vent en poupe dansle cadre des communautés et des Églises exis-tantes. Cela vaut pour l’hindouisme et le bouddhisme comme pour les trois religionsmonothéistes. L’expansion régionale de ces reli-gions établies est surtout remarquable en Afrique,en Extrême-Orient et dans le Sud-Est asiatique.Le succès missionnaire dépend manifestementaussi de la mobilité des formes organisation-nelles. L’Église universelle et multiculturelle ducatholicisme romain s’adapte mieux à la mon-dialisation que les Églises protestantes, avec leurancrage national. Celles-ci sont les grandes per-dantes de la nouvelle évolution. Le développe-ment le plus dynamique est à mettre au comptedes réseaux décentralisés de l’islam (surtoutdans l’Afrique subsaharienne) et des évangé-listes (surtout en Amérique latine). Ils se signa-lent par une religiosité extatique, attisée parcertaines figures charismatiques.

b) Les mouvements religieux qui se déve-loppent le plus rapidement, comme ceux despentecôtistes et des musulmans radicaux, peu-vent être décrits comme «fondamentalistes». Ilscombattent le monde moderne ou s’en retirent.Leur culte associe le spiritualisme et la croyance

Jürgen HabermasQu’est-ce qu’une société

«post-séculière»?

3. Jeffrey K. Hadden, «Towards Desacralizing Secula-rization Theory», Social Force, vol. 65, 1987, pp. 587-611.

4. H. Joas, «Gesellschaft, Staat und Religion», art. cité.5. Peter L. Berger, dans The Desecularization of the

World: A Global Overview, Michigan, Grand Rapids, 2005,pp. 1-18.

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en la fin imminente du monde, avec des concep-tions morales rigides et une foi littérale dansleurs Livres saints. Par opposition, les «nou-veaux mouvements religieux» apparus sporadi-quement depuis les années 1970 sont plutôtmarqués par un syncrétisme «californien». Ilspartagent cependant avec les évangélistes uneforme désinstitutionnalisée de pratique reli-gieuse. Au Japon, près de quatre cents sectes dece type sont apparues, qui mélangent des élé-ments de bouddhisme et de religion populaireavec des doctrines pseudo-scientifiques et ésoté-riques. En République populaire de Chine, lesmesures officielles prises contre la secte Falun-Gong ont attiré l’attention sur la proliférationdes «nouvelles religions», dont on estime les dis-ciples à quatre-vingts millions au total 6.

c) Le régime des mollahs en Iran et le terro-risme islamique ne sont que les exemples lesplus spectaculaires d’une activation politique dela violence potentielle des religions. Souvent, lacodification religieuse vient exacerber des conflitsqui ont une autre origine, d’ordre profane. Celavaut pour la «désécularisation» du conflit auProche-Orient comme pour la politique dunationalisme hindou et le conflit permanententre l’Inde et le Pakistan7, ou pour la mobilisa-tion de la droite religieuse aux États-Unis avantet pendant l’invasion de l’Irak.

2. Je ne peux pas entrer ici dans la querelledes sociologues sur la prétendue «voie séparée»des sociétés sécularisées d’Europe, au sein dumouvement de mobilisation religieuse qui affectela société mondiale. J’ai l’impression que lesdonnées comparées relevées au niveau mondialapportent encore aux défenseurs de la thèse dela sécularisation un appui étonnamment solide8.La faiblesse de la théorie de la sécularisationréside plutôt dans ses conclusions indifféren-

ciées, qui trahissent un usage incertain desconcepts de «sécularisation» et de «modernisa-tion». Il reste exact que les Églises et les com-munautés religieuses, dans le mouvement dedifférenciation des systèmes fonctionnels, se sontprogressivement limitées à leur fonction centraled’assistance spirituelle, en abandonnant leurscompétences dans d’autres domaines sociaux. Àla spécification fonctionnelle du système de la reli -gion correspond une individualisation de la pra-tique religieuse.

Mais José Casanova remarque avec raisonque le recul fonctionnel et l’individualisationn’entraînent pas nécessairement une perte de sensde la religion – ni dans l’espace politique et cultu -rel d’une société, ni dans la vie des individus 9.Indépendamment de leur poids quantitatif, lescommunautés religieuses peuvent aussi posséderune «assise» dans la vie de sociétés largementsécularisées. On peut décrire la consciencepublique en Europe comme celle d’une «sociétépost-séculière», dans la mesure où elle s’accom-mode provisoirement de la «persistance descommunautés religieuses dans un environne-ment qui continue à se séculariser 10». La nou-velle lecture de la thèse de la sécularisationconcerne moins sa substance que les prévisionssur le rôle futur de «la» religion. La descriptiondes sociétés modernes comme «post-séculières»

Jürgen HabermasQu’est-ce qu’une société

«post-séculière»?

6. Joachim Gentz, «Die religiöse Lage in Ostasien»,dans H. Joas (sous la dir. de), Säkularisierung und die Welt -religionen, op. cit., pp. 358-375.

7. Cf. les contributions de Hans G. Kippenberg etHeinrich von Stietencron, loc. cit., pp. 465-507 et 194-223.

8. Pippa Norris et Ronald Inglehart, Sacred and Secular.Religion and Politics Worldwide, Cambridge, Cambridge Uni-versity Press, 2004.

9. José Casanova, Public Religions in the Modern World,Chicago, 1994.

10. Jürgen Habermas, «Foi et savoir», dans L’Avenir dela nature humaine. Vers un eugénisme libéral?, trad. de l’alle-mand par Chr. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2002,p. 151.

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renvoie à un changement de conscience, que je rap-porte essentiellement à trois phénomènes.

a) Premièrement, la perception de ces conflitsmondiaux que les médias présentent souventcomme des antagonismes religieux agit sur laconscience publique. Il n’est même pas besoinde la pression des mouvements fondamentalisteset de la crainte d’un terrorisme drapé d’oripeauxreligieux pour convaincre la majorité des citoyenseuropéens de la relativité, à l’échelle mondiale,de leur approche séculière. Cette mise en pers-pective ébranle la conviction séculariste de la dis-parition programmée de la religion, et ôte touttriomphalisme à la vision occidentale du monde.La conscience de vivre dans une société sécu-lière n’est plus associée à la certitude que lamodernisation culturelle et sociale s’accomplitau détriment de la signification personnelle etpublique de la religion.

b) Deuxièmement, la religion voit son impor-tance publique grandir aussi à l’échelle nationale.Je ne pense pas, au premier chef, à l’expositionmédiatique des Églises, mais au fait que lesgroupes religieux prennent de plus en plus lerôle de communautés d’interprétation dans lavie politique des sociétés séculières 11. Se posi-tionnant sur des thèmes d’actualité par descontributions ciblées, convaincantes ou cho-quantes, elles arrivent à influencer l’opinionpublique et ses choix. De telles interventionstrouvent une importante caisse de résonancedans nos sociétés pluralistes, de plus en plussouvent divisées par des conflits de valeurs quirequièrent des arbitrages politiques. Dans laquerelle sur la légalisation de l’avortement ou del’euthanasie, sur les questions bioéthiques liées àla médecine de reproduction, sur la protectiondes animaux et le changement climatique – danstoutes ces questions et d’autres semblables, lasituation argumentative est si embrouillée que

l’on ne peut pas savoir d’avance quel camp invo-quera les bonnes intuitions morales.

Les religions autochtones trouvent d’ailleurselles-mêmes un écho amplifié du fait de l’appa-rition et de la vitalité des communautés reli-gieuses étrangères. Les «musulmans d’à côté», sije peux utiliser cette formule valable en tout caspour les Pays-Bas comme pour l’Allemagne,confrontent les citoyens chrétiens à une pratiquereligieuse concurrente. Ils obligent aussi les non-croyants à prendre plus clairement en compte lephénomène d’une religion publiquement visible.

c) L’immigration économique et l’afflux deréfugiés issus principalement de cultures à forteempreinte traditionnelle constituent le troisièmeressort d’un changement de conscience dans lespopulations d’accueil. Depuis le XVIe siècle,l’Europe a dû apprendre à s’accommoder desdivisions confessionnelles au sein de sa propre culture et de sa propre société. Aujourd’hui, lesdissonances aggravées entre religions se conju-guent au pluralisme des formes de vie, typique dessociétés d’immigration. C’est un défi plus graveque celui du seul pluralisme des choix religieux.Dans le douloureux processus de constructiond’une société d’immigration post-coloniale, laquestion de la cohabitation de différentes com-munautés religieuses dans un rapport de tolé-rance mutuelle se trouve aggravé par le problèmeépineux de l’intégration des cultures immigrées.Dans un marché mondialisé, cette intégrationdoit en outre s’effectuer dans les conditionshumiliantes d’une inégalité sociale croissante.Mais c’est une autre question.

En me plaçant au point de vue de l’ observa-

Jürgen HabermasQu’est-ce qu’une société

«post-séculière»?

11. Cf., par exemple, Francis Schüssler Fiorenza, «TheChurch as a Community of Interpretation», dans Haber-mas, Modernity, and Public Theology, sous la dir. de DonS. Browning, Francis Schüssler Fiorenza, New York, Cross-road, 1992, pp. 66-91.

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teur sociologique, je me suis efforcé jusqu’à pré-sent de dire en quoi nous pouvons caractérisercomme «post-séculières» des sociétés pourtantlargement sécularisées. Ce sont des sociétés oùla religion revendique un rôle public, tandis querecule la certitude séculariste que la religion estvouée à disparaître, à l’échelle mondiale, dans lesillage d’une modernisation accélérée. Une toutautre question, une question normative, s’im-pose à nous dans la perspective de l’acteur de ceprocessus: comment devons-nous nous conce-voir en tant que membres d’une société post-séculière et que devons-nous attendre les unsdes autres, pour que dans nos États-nations sou -dés au cours de l’histoire un commerce civil entrecitoyens puisse être préservé dans les conditionsdu pluralisme culturel et philosophique?

Toutes les sociétés européennes sont aujour-d’hui confrontées à cette question. Préparantcette conférence, je lis en un seul week-end troisnouvelles. Le président Sarkozy envoie quatremille policiers supplémentaires dans les ban-lieues de Paris pour maîtriser les émeutes dejeunes Arabes; l’évêque de Cantorbéry recom-mande au législateur britannique d’intégrer pourles citoyens musulmans certains éléments dudroit familial de la charia; un incendie à Lud-wigshafen, dans lequel ont péri neuf Turcs, dontquatre enfants, éveille dans les médias turcs deprofonds soupçons et une vive indignation, bienque l’origine du sinistre reste inconnue; cet évé-nement provoque une visite du ministre-Prési-dent turc en Allemagne, où son interventionmaladroite dans la campagne électorale à Colognesoulève à son tour des échos dissonants dans lapresse allemande.

Ces débats ont pris un ton plus vif depuisle choc des attentats du 11 septembre 2001.L’assassinat de Theo Van Gogh, le 2 novembre2004, a suscité aux Pays-Bas une discussion de

bonne tenue 12 au sujet de la victime, de sonassassin Mohammed Bouyeri et d’Ayaan HirsiAli, qui était le véritable objet de la haine desislamistes; ces échanges s’étendirent au-delà desfrontières nationales et déclenchèrent un débat àl’échelle européenne 13. Je m’intéresse aux pré-supposés qui sous-tendent cette controverse surl’«islam en Europe» et lui donnent sa forced’ébranlement. Mais avant d’examiner le noyauphilosophique des reproches réciproques, je doisdonner une image plus précise de ce qui consti -tue le point de départ commun des parties enprésence, à savoir l’adhésion au principe de laséparation de l’Église et de l’État.

3) La sécularisation du pouvoir étatiqueconstituait la réponse appropriée aux guerres deReligion à l’aube des Temps modernes. Le prin-cipe de séparation de l’Église et de l’État s’estprogressivement imposé dans les législationsnationales, d’une manière différente selon lescontextes. À mesure que le pouvoir étatique pre-nait un caractère séculier, les minorités reli-gieuses d’abord seulement tolérées obtenaientdes droits toujours plus étendus: après la libertéde conscience, la liberté confessionnelle et, fina-lement, la pleine liberté de pratiquer au mêmetitre que la religion dominante. L’examen histo-rique de ce long processus qui s’étend jusqu’enplein XXe siècle peut nous instruire sur les pré-supposés de la coûteuse conquête d’une libertéreligieuse inclusive, également valable pour tousles citoyens.

Après la Réforme, l’État se trouva confrontéà la tâche élémentaire de pacifier une société

Jürgen HabermasQu’est-ce qu’une société

«post-séculière»?

12. Geert Mak, Der Mord an Theo van Gogh. Geschichteeiner moralischen Panik, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp,2005.

13. Islam in Europa, sous la dir. de Thierry Chervel etAnja Seeliger, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2007.

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divisée au plan confessionnel, c’est-à-dire derétablir l’ordre et la tranquillité. Ce sont ces pré-misses que la Néerlandaise Margriet de Moor,dans le contexte des débats actuels, rappelle àses compatriotes: «La tolérance est souventassociée au respect, mais notre tolérance, qui ases racines au XVIe et au XVIIe siècle, n’est nulle-ment fondée sur le respect, bien au contraire.Nous détestions la religion de l’autre, les catho-liques et les calvinistes n’avaient pas une once derespect pour les conceptions du camp adverse,et notre guerre de quatre-vingts ans ne fut passeulement un soulèvement contre l’Espagne,ce fut aussi un djihad sanglant des calvinistesorthodoxes contre le catholicisme14.» Nous ver-rons plus loin à quelle sorte de respect pense iciMargriet de Moor.

Pour être en mesure de rétablir l’ordre et latranquillité, le pouvoir étatique devait adopterune attitude philosophiquement neutre, mêmes’il restait étroitement lié à la religion dominantedans le pays. Il devait désarmer les parties belli-gérantes, inventer des arrangements permettantla cohabitation pacifique des confessions enne-mies et surveiller leur précaire voisinage. Lessubcultures adverses purent ainsi s’insérer dansla société tout en restant étrangères l’une àl’autre. C’est précisément ce modus vivendi qui serévéla insuffisant – voilà où je voulais en venir –,lorsque les révolutions constitutionnelles de lafin du XVIIIe siècle produisirent un nouvel ordrepolitique, qui soumit le pouvoir étatique entiè-rement sécularisé à l’empire des lois et à lavolonté démocratique du peuple.

Cet État constitutionnel ne peut garantir auxcitoyens une égale liberté religieuse qu’à chargepour ceux-ci de ne plus se cantonner dans l’ho-rizon fermé de leur communauté religieuse, de neplus s’isoler hermétiquement les uns des autres.Les subcultures doivent relâcher l’étreinte qu’elles

exercent sur leurs membres, pour que ceux-cipuissent se reconnaître mutuellement commecitoyens dans la société civile, c’est-à-dire commereprésentants et membres de la même collecti-vité politique. Citoyens d’un État démocratique,ils se donnent les lois sous lesquelles ils peuventen tant que personnes privées et membres d’unesociété préserver et respecter mutuellement leuridentité culturelle et philosophique. Cette nou-velle relation entre l’État démocratique, la sociétécivile et l’autonomie subculturelle est la clé pourbien comprendre les deux motifs qui entrentaujourd’hui en concurrence, et qui devraientplutôt se compléter. La visée universaliste del’émancipation politique, en effet, ne contreditnullement les sensibilités particularistes d’unmulticulturalisme bien compris.

L’État libéral, déjà, garantit la liberté religieusecomme un droit fondamental, de sorte que lesminorités religieuses ne sont plus seulementtolérées et ne dépendent plus de la bienveillanced’un pouvoir plus ou moins bien disposé. Maisseul l’État démocratique permet l’applicationimpartiale de ce principe 15. Quand les commu-nautés turques de Berlin, Cologne ou Francfortsouhaitent sortir leurs lieux de prière des arrière-cours pour construire des mosquées bien visibles,il ne s’agit plus du principe comme tel, il s’agitde sa mise en œuvre équitable. Mais c’est seule-ment par le procédé délibératif et inclusif de laformation d’une volonté démocratique que l’ontrouvera les bases évidentes d’une définition dece qui doit ou ne doit plus être toléré. On soup-çonnera toujours le principe de tolérance de

Jürgen HabermasQu’est-ce qu’une société

«post-séculière»?

14. Margriet de Moor, «Alarmglocken, die Am Herzenhängen», dans Th. Chervel et A. Seeliger (sous la dir. de),Islam in Europa, op. cit., p. 211.

15. Sur l’histoire et l’analyse systématique de cettesituation, cf. le vaste travail de Rainer Forst, Toleranz imKonflikt, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2003.

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n’être qu’une manière hautaine de supporter ladifférence, tant que les parties en conflit ne par-viendront à s’entendre d’égal à égal 16. Commenttracer concrètement la frontière entre la libertéreligieuse positive, c’est-à-dire le droit de prati-quer sa foi, et le droit négatif d’être protégécontre les pratiques des fidèles d’autres reli-gions? La question n’est pas tranchée. Maisdans une démocratie les personnes concernéessont toujours – si indirectement que ce soit –impliquées dans le processus de décision.

La «tolérance», il est vrai, n’est pas seule-ment une question de législation et d’applica-tion de la loi, elle doit aussi se pratiquer auquotidien. Elle signifie que les croyants, les fidèlesd’autres religions et les non-croyants s’accor-dent mutuellement des convictions, des pra-tiques et des formes de vie qu’ils refusent pourleur compte. Cette permission doit s’appuyersur une base commune de reconnaissance réci-proque, permettant de résorber les divergenceset les dissonances. Il ne faut pas confondre cettereconnaissance avec l’ appréciation portée sur laculture et le mode de vie de l’autre, sur lesconvictions et les pratiques refusées 17. Nous nefaisons preuve de tolérance qu’à l’égard deconceptions que nous jugeons fausses, et d’ha-bitudes que nous ne goûtons pas. Le fondementde la reconnaissance n’est pas l’appréciation quenous portons sur telle ou telle qualité, telle outelle action, mais la conscience d’appartenir àune communauté inclusive de citoyens égaux endroits, où chacun doit répondre devant lesautres de ses prises de position et de ses actespolitiques18.

C’est plus facile à dire qu’à faire. L’inclu-sion de tous les citoyens dans la société civile nerequiert pas seulement une culture politiquecapable de distinguer la libéralité de l’indiffé-rence. Elle ne peut réussir que si certaines condi-

tions matérielles sont réunies – notamment uneprise en charge scolaire et universitaire qui com-pense les handicaps sociaux et une véritable éga-lité des chances sur le marché du travail. Dans leprésent contexte, cependant, je m’intéresseraisurtout à l’image d’une société inclusive danslaquelle l’égalité civique et la différence cultu-relle se complètent correctement.

Par exemple: tant qu’un grand nombre decitoyens allemands d’origine turque et de confes -sion musulmane gardent un ancrage politiqueplus fort dans leur ancienne que dans leur nou-velle patrie, il manquera dans l’opinion publiqueet dans les urnes les voix correctrices qui seraientnécessaires pour élargir la culture politique enplace. Sans une intégration des minorités dans lasociété civile, on ne pourra faire avancer du mêmepas ces deux dynamiques complémentaires quesont, d’une part, le souci de la collectivité poli-tique de prendre en compte les différences etd’intégrer de plein droit les subcultures étran-gères, d’autre part, l’évolution libérale de cesdernières vers une participation individuelle deleurs membres au processus démocratique.

4) Cette image de deux processus imbriquésl’un dans l’autre peut nous aider à concevoircomment nous comprendre en tant que membresd’une société post-séculière. Mais les partis idéo-logiques qui s’affrontent aujourd’hui dans le

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«post-séculière»?

16. Jürgen Habermas, «Religiöse Toleranz als Schritt-macher kultureller Rechte», dans Zwischen Naturalismus undReligion, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2005, pp. 258-278.

17. Cf. ma discussion du livre de Charles Taylor, Mul-ticulturalisme. Différence et démocratie (trad. de l’anglais parD. A. Canal, Paris, Flammarion, 1997), dans Jürgen Haber-mas, «La lutte pour la reconnaissance dans l’État de droitdémocratique», dans L’Intégration républicaine, trad. de l’al-lemand par R. Rochlitz, Paris, Fayard, 1998.

18. Sur l’usage public de la raison, cf. John Rawls, Libé-ralisme politique, trad. de l’anglais par C. Audard, Paris, PUF,1995.

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débat public n’en veulent rien savoir. L’uninsiste sur la nécessité de protéger les identitéscollectives et reproche au camp adverse son«fondamentalisme rationnel», tandis que l’autreréclame l’intégration sans compromis des mino-rités dans la culture politique existante, etreproche à ses adversaires un «multicultura-lisme» antirationnel.

Les «multiculturalistes» luttent pour unereconnaissance juridique des droits et des diffé-rences des minorités culturelles. Ils mettent engarde contre l’assimilation forcée et le déracine-ment: l’État séculier ne doit pas intégrer lesminorités dans la communauté égalitaire descitoyens en arrachant brutalement les individusau milieu où s’est forgée leur identité. De cepoint de vue communautariste, la politique estsoupçonnée de soumettre les minorités auximpératifs de la culture majoritaire. Entre-temps,le vent a tourné contre les multiculturalistes:«Ce ne sont plus seulement les universitaires,mais aussi les hommes politiques et les éditoria-listes qui voient la raison comme une forteressequ’il faut défendre contre l’extrémisme isla-mique 19.» Ce qui provoque en retour la miseen question du «fondamentalisme rationaliste».Timothy Garton Ash nous rappelle ainsi dans laNew York Review of Books du 5 octobre 2006que «même des femmes musulmanes contestentla manière dont Hirsi Ali impute leur oppres-sion à l’islam, plutôt qu’à la culture nationale,régionale ou tribale 20.» De fait, les immigrantsmulsulmans ne pourront être intégrés dans unesociété occidentale contre leur religion, maisseulement avec elle.

De l’autre côté, les sécularistes se battentpour l’inclusion politique indifférenciée de tousles citoyens, quelles que soient leur origine cultu -relle et leur appartenance religieuse. On met ici

en garde contre les conséquences d’une poli-tique identitaire qui voudrait ouvrir trop large-ment le système juridique aux spécificités desminorités culturelles. Pour les partisans de la laïcité, la religion doit rester une affaire exclusi-vement privée. Pascal Bruckner rejette ainsil’idée de «droits culturels», censés engendrer dessociétés parallèles – «de petits groupes sociauxisolés, qui suivent chacun sa propre norme 21».En condamnant en bloc le multiculturalismecomme un «racisme de l’antiracisme», Brucknern’atteint cependant que les ultras qui réclamentl’introduction de droits de protection collectifs.De telles mesures de sauvegarde des groupesculturels restreindraient effectivement le droitdes individus à choisir leur vie22.

L’un et l’autre camp appellent de leurs vœuxune cohabitation civilisée de citoyens autonomesdans le cadre d’une société libérale, et pourtantils s’affrontent dans un combat culturel querelance chaque nouvelle occasion politique. Bienque la complémentarité des deux aspects soitévidente, ils se disputent pour savoir s’il faut privilégier l’identité culturelle ou l’intégrationcivique. La polémique s’intensifie du fait de pré-misses philosophiques que les adversaires s’im-putent à tort ou à raison. Ian Buruma a fait ceconstat intéressant qu’après le 11 septembre2001 une querelle jusque-là purement universi-taire sur les Lumières et les contre-Lumières est

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«post-séculière»?

19. Ian Buruma, Die Grenzen der Toleranz, Munich,Carl Hanser Verlag, 2006, p. 34.

20. Timothy Garton Ash, dans Th. Chervel et A. See -linger (sous la dir. de), Islam in Europa, op. cit., p. 45 sq.

21. Pascal Bruckner, loc. cit., p. 67.22. «Le multiculturalisme assure un traitement égal à

toutes les communautés, mais pas aux individus qui les com-posent, car il leur refuse la liberté de se détacher de leurspropres traditions» (P. Bruckner, loc. cit., p. 62). Voir à cesujet Brian Barry, Culture and Equality, Cambridge ( UK),Polity, 2001, ainsi que Jürgen Habermas, «L’égalité de traite-ment des cultures et les limites du libéralisme postmoderne»,dans Entre naturalisme et religion, Paris, Gallimard, 2008.

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sortie des amphithéâtres pour envahir la placepublique23. Ce sont seulement des convictionsproblématiques à l’arrière-plan – un relativismeculturel rehaussé en critique de la raison, d’uncôté, un sécularisme figé dans la critique de lareligion, de l’autre – qui attisent le débat.

La lecture radicale du multiculturalismes’appuie souvent sur l’idée fausse d’une «incom-mensurabilité» des visions du monde, des dis-cours et des schémas conceptuels. De ce pointde vue contextualiste, les formes de vie cultu-relles aussi apparaissent comme des universsémantiquement fermés, qui possèdent leurspropres critères de rationalité et leurs véritésincomparables. C’est pourquoi toute cultureconstitue une totalité existant pour soi, sémanti-quement verrouillée, qu’il faut préserver detoute entente discursive avec d’autres cultures.En dehors des compromis bancals, de telles ren-contres ne produisent que l’alternative de lasujétion et de la conversion. Avec ces prémisses,les propositions universalistes – comme les argu-ments en faveur d’une validité universelle de ladémocratie et des droits de l’homme – ne peu-vent que dissimuler les visées impérialistes d’uneculture dominante.

Non sans ironie, cette lecture relativiste seprive malgré elle des critères qui permettraientde critiquer l’inégalité de traitement des minoritésculturelles. Dans nos sociétés post-colonialesd’immigration, la discrimination des minoritésrenvoie habituellement à de prétendues évi-dences culturelles qui entraînent une applicationsélective des principes constitutionnels. Si l’onne prend pas au sérieux le sens universel de cesprincipes, on perd tout moyen de dénoncer uneinterprétation constitutionnelle empêtrée dansles préjugés de la culture majoritaire.

Je n’ai pas besoin de m’attarder ici sur lecaractère philosophiquement intenable d’une

critique de la raison fondée sur une conceptionrelativiste de la culture 24. Mais cette positionest intéressante encore à un autre égard: elleexplique un remarquable retournement poli-tique. Face à la terreur islamiste, certains «mul-ticulturalistes» de gauche se sont transformés enfaucons libéraux et en va-t-en-guerre enthou-siastes, au point de conclure une alliance inat-tendue avec des «rationalistes fondamentalistes»de la famille néo-conservatrice. Cette «culture dela raison» qu’ils avaient jadis combattue (commeles conservateurs) et qu’ils rebaptisaient désor-mais «culture occidentale», ces convertis pou-vaient d’autant plus facilement se l’approprierqu’ils en avaient depuis toujours refusé la viséeuniversaliste: «Si la raison est devenue particu-lièrement attractive, c’est notamment parce queses valeurs, outre qu’elles sont universelles, sontaussi “nos” valeurs, les valeurs européennes,occidentales25.»

Cette critique, naturellement, ne se rapportepas à ces intellectuels laïcistes d’origine françaiseque visait initialement le reproche de «fonda-mentalisme rationaliste». Mais le militantismede ces défenseurs d’une tradition rationaliste àvocation universelle s’explique aussi par un pré-

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«post-séculière»?

23. I. Buruma, Die Grenzen der Toleranz, op. cit., p. 34.24. La critique décisive de la thèse de l’incommensura-

bilité remonte au fameux discours de Donald Davidson de1973: «On the Very Idea of a Conceptual Scheme» («Surl’idée même de schème conceptuel», dans Enquêtes sur lavérité et l’interprétation, trad. de l’anglais par P. Engel, Nîmes,Jacqueline Chambon, 1984, pp. 267-289).

25. Cf. I. Buruma, Die Grenzen der Toleranz, op. cit.,p. 34. Cf. aussi p. 123 sq., où l’auteur décrit comme suit lesmotifs de ces convertis de gauche: «Les musulmans sont lestrouble-fête qui surgissent sans avoir été invités […]. La tolé-rance a donc des limites même pour les progressistes hollan-dais. Il est facile d’être tolérant envers des gens en qui l’onsent instinctivement que l’on peut avoir confiance, des gensdont on comprend les plaisanteries, qui partagent notreconception de l’ironie […]. Il est beaucoup plus difficiled’appliquer ce principe à des gens parmi nous qui trouventnotre mode de vie aussi déroutant que nous le leur […].»

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supposé philosophique contestable. Selon cettelecture critique, la religion doit abandonner l’es-pace public politique et se retirer dans la sphèreprivée, parce qu’elle représente, d’un point devue cognitif, une «forme de l’esprit» historique-ment dépassée. Du point de vue normatif d’unordre libéral, elle doit certes être tolérée, maiselle ne peut prétendre fournir une ressource culturelle qui permettrait aux hommes d’aujour-d’hui de comprendre réellement ce qu’ils sont.

5) Cet énoncé philosophique ne préjuge pasde la capacité des communautés religieuses àapporter des contributions pertinentes à la for-mation de l’opinion et des choix politiques dansdes sociétés largement sécularisées. Même si l’onestime que le terme «post-séculières» décrit adé-quatement la situation empirique des sociétésd’Europe occidentale, on peut être convaincupour des raisons philosophiques que les com-munautés religieuses ne doivent leur influencedurable qu’à la persistance – sociologiquementexplicable – de modes de pensée prémodernes.Aux yeux des sécularistes, les contenus decroyance religieux sont scientifiquement discré-dités dans les deux cas. Cette insistance sur cequi est scientifiquement indiscutable les incite àpolémiquer avec les traditions religieuses et avecles esprits religieux qui veulent encore jouer unrôle public.

Je distingue, au plan terminologique, entre«séculier» et «séculariste». À la différence du«séculier», du non-croyant qui adopte une atti-tude agnostique face aux prétentions de la reli-gion, le séculariste prend une position polémiqueenvers les doctrines religieuses qui jouissent dela considération publique, malgré le caractèrescientifiquement injustifiable de leurs assertions.Aujourd’hui, le sécularisme s’appuie souvent surun naturalisme dur, c’est-à-dire fondé sur des

bases scientistes. Contrairement à ce que j’ai faitpour le relativisme culturel, je n’ai pas besoin deprendre position sur l’arrière-plan philosophiquede cette thèse 26. Car ce qui m’intéresse dans cecontexte, c’est de savoir si une dévalorisationséculariste de la religion, à supposer qu’elle soitun jour partagée par la grande majorité descitoyens non croyants, serait compatible avec larelation que nous avons esquissée entre égalitécivique et différence culturelle. Ou bien le sécu-larisme d’une partie signifiante de la populationserait-il aussi nuisible à l’autocompréhensionnormative d’une société post-séculière quel’orientation fondamentaliste d’une masse decitoyens religieux? Cette question touche à dessources de malaise plus profondes que tout«drame multiculturaliste».

On reconnaîtra aux sécularistes le mérite dese montrer intraitables sur l’exigence d’une égaleintégration de tous les citoyens dans la sociétécivile. Parce qu’un ordre démocratique ne peutêtre simplement imposé à ses sujets, l’État consti-tutionnel soumet les citoyens aux exigences d’unethos civique qui va au-delà de la simple obéis-sance aux lois. Même les citoyens croyants et lescommunautés religieuses sont tenus de se confor -mer à l’ordre démocratique d’une manière plusque purement superficielle. Ils doivent reprendreà leur compte la légitimation séculière de la col-lectivité avec les prémisses de leur propre foi 27.Comme on sait, c’est seulement avec le concileVatican II en 1965 que l’Église catholique se

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26. Voir les critiques que je développe dans mes contri-butions à l’ouvrage collectif Hirn als Subjekt? PhilosophischeGrenzfragen der Neurobiologie, sous la dir. de Hans Peter Krü-ger, Berlin, Akademie-Verlag, 2007, pp. 101-120 et 263-304.

27. C’est ce que vise John Rawls quand il réclame unoverlapping consensus entre différentes visions du monde col-lectives comme substance normative de l’ordre constitution-nel. Cf. J. Rawls, Libéralisme politique, op. cit., pp. 219-264.

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rallia au libéralisme et à la démocratie. LesÉglises protestantes d’Allemagne ne s’empressè-rent pas davantage. L’islam, lui, a encore à fairece douloureux processus d’apprentissage. Dansle monde musulman aussi, on prend toujoursplus clairement conscience de la nécessité deménager un accès historico-herméneutique auxenseignements du Coran. Les discussions sur unsouhaitable «euro-islam» nous rappellent cepen-dant que ce seront en dernière instance les communautés religieuses elles-mêmes qui déci-deront si elles peuvent ou non reconnaître dansune foi réformée la «vraie foi 28».

Un retour de la conscience religieuse surelle-même – que nous nous représentons sur lemodèle de la transformation des positions épis-témiques des Églises chrétiennes d’Occidentaprès la Réforme –, un tel changement de men-talité ne se décrète pas, il ne se laisse ni télécom-mander politiquement ni imposer juridiquement.Il sera au mieux le résultat d’un processus d’ap-prentissage – et n’apparaîtra d’ailleurs commetel que du point de vue d’une autocompréhen-sion séculière de la modernité. En attribuant àl’ethos démocratique des présupposés cognitifsde cet ordre, nous touchons aux limites d’unethéorie politique normative, qui dit les droits etles devoirs: les processus d’apprentissage peu-vent être encouragés, ils ne sont exigibles ni surle plan moral ni sur le plan juridique29.

Mais ne devons-nous pas aussi renverserla perspective? Un processus d’apprentissagen’est-il requis que de la part du traditionalismereligieux? Les attentes normatives que nousadressons à une société inclusive ne nous inter-disent-elles pas tout autant de disqualifier la reli-gion d’un point de vue séculariste que, parexemple, de cautionner la discrimination reli-gieuse entre l’homme et la femme? Un pro-cessus d’apprentissage complémentaire est en tout

cas nécessaire du côté séculier, dès lors que nousadmettons que garantir la neutralité de la puis-sance étatique ne signifie pas exclure les posi-tions religieuses de l’espace politique public.

Le domaine de l’État, qui dispose des moyensde coercition légaux, ne doit certes pas s’ouvriraux querelles entre diverses communautés defidèles, car le gouvernement pourrait alors deve -nir l’exécuteur d’une majorité religieuse quiimposerait sa volonté à l’opposition. Dans unÉtat constitutionnel, toutes les normes légale-ment applicables doivent pouvoir être formuléeset publiquement justifiées dans une langue intel-ligible pour tous. La neutralité de l’État n’exclutpas la recevabilité de prises de position reli-gieuses dans la vie politique publique, si les pro-cessus institutionnalisés de délibération et dedécision aux niveaux parlementaire, juridique,ministériel et administratif demeurent claire-ment séparés de la participation informelle descitoyens à la discussion publique et à la forma-tion de l’opinion. La «séparation de l’Église etde l’État» requiert entre ces deux sphères la pré-sence d’un filtre, qui ne laisse que des contribu-tions «traduites», c’est-à-dire séculières, sortirde la confusion babylonienne des voix dans l’es-pace public et accéder aux ordres du jour desinstitutions étatiques.

Deux raisons parlent en faveur d’une ouver-ture libérale. D’une part, des personnes qui neveulent ni ne peuvent partager leurs convictionsmorales et leur vocabulaire en un versant pro-fane et un versant sacré doivent pouvoir parti-ciper au processus de formation de l’opinion

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28. I. Buruma, «Wer ist Tariq Ramadan?», dansTh. Chervel et A. Seeliger (sous la dir. de), Islam in Europa,op. cit., pp. 88-110; B. Tibi, «Der Euro-Islam als Brücke zwi-schen Islam und Europa», loc. cit., pp. 183-199.

29. Sur le développement suivant, cf. Jürgen Habermas,«Religion et sphère publique», dans Entre naturalisme et reli-gion, op. cit.

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politique sans renoncer à leur langage religieux.D’autre part, l’État démocratique ne devrait pass’empresser de réduire la complexité polypho-nique du concert des voix publiques, parce qu’ilne peut savoir s’il n’est pas en train de priver lasociété de ressources précieuses pour la consti-tution d’un sens et d’une identité. Les traditionsreligieuses ont la faculté de formuler d’unemanière convaincante des intuitions moralesconcernant, en particulier, certains domainessensibles de la vie sociale. Mais il faut alors, etc’est ce qui embarrasse le sécularisme, que lescroyants dans la société civile et dans l’espacepolitique public soient en mesure de se confron -ter d’égal à égal, en tant que citoyens religieux,aux autres citoyens.

Les non-croyants qui objecteraient à leursconcitoyens que le point de vue religieux est

d’un autre âge et ne peut être pris au sérieuxdans le contexte moderne retomberaient auniveau d’un simple modus vivendi, et délaisse-raient ainsi la base de reconnaissance d’unecitoyenneté commune. Ils ne peuvent a fortioriexclure la possibilité de découvrir même dansdes énoncés religieux des contenus sémantiques,voire certaines de leurs propres intuitions infor-mulées, susceptibles d’être traduits et intégrésdans une argumentation publique. Pour quetout aille bien, les deux côtés doivent, chacun deson point de vue, accepter d’interpréter la rela-tion entre la foi et le savoir d’une manière quileur permette de vivre ensemble dans un rap-port éclairé par la réflexion sur soi-même.

Jürgen Habermas.Traduit de l’allemand par Pierre Rusch.

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Paolo Flores d’Arcais

Onze thèses contre Habermas

La foi, la démocratie et le rationalisme

1. Depuis quelques années, Habermas pro-pose la quadrature du cercle: d’une part, conser -ver avec fermeté les principes démocratiques etlibéraux dans une version républicaine exigeante(rigoureuse neutralité de l’État par rapport auxfois religieuses, aux idéologies et aux visions dumonde; souveraineté effective – déléguée et par-tagée – de tous et de chacun; délibération aumoyen d’arguments rationnels accessibles uni-versellement; nécessité d’un ethos constitution -nel courant, voire quasi omniprésent); d’autrepart, et dans le même temps, reconnaître les«raisons» religieuses en tant que telles, c’est-à-dire les argumentations et les références poli-tiques qui renvoient à Dieu, en les tenant nonseulement pour légitimes, mais même utiles,et finalement indispensables dans le cadre duvivre-ensemble démocratico-libéral.

Une telle reconnaissance, selon Habermas,inclut directement le devoir, pour les citoyensnon croyants, de traduire en termes laïques les«intuitions» et les «raisons» que le citoyen reli-

gieux sait exprimer seulement dans des termesqui comprennent son expérience de la foi. Sansune telle attitude coopérative, c’est le citoyencroyant qui supporterait de manière asymétrique– par rapport au citoyen laïque – le fardeau de latolérance vis-à-vis des visions du monde concur-rentes: il subirait une discrimination.

Il y a plus. Le citoyen dénué de foi religieuseest tenu de reconnaître «aux images religieusesun quelconque potentiel de vérité1» (169). Il estmême tenu de s’ouvrir à une telle vérité possible(190). Dans la surenchère habermassienne de

Paolo Flores d’Arcais est le directeur de la revue ita-lienne MicroMega. Il est notamment l’auteur, en collabora-tion avec Joseph Ratzinger, de Est-ce que Dieu existe? Dialoguesur la vérité, la foi et l’athéisme (trad. de l’italien et de l’alle-mand, Paris, Payot, 2006).

Le présent article a été originellement publié dans unnuméro spécial de la revue MicroMega daté du 7 décembre2007 dont le thème était «Pour une révolte laïque».

1. L’ensemble des citations est extrait de l’ouvrage deJürgen Habermas: Zwischen Naturalismus und Religion. Phi-losophische Aufsätze, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2005;trad. par Chr. Bouchindhomme et A. Dupeyrix, Entre natu-ralisme et religion, Paris, Gallimard, 2008. Désormais, seul lenuméro de la page de la traduction sera indiqué après chaquecitation, sauf pour ce qui concerne l’Introduction; voir infra,notes 5 et 7.

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l’éloge civique et démocratique à l’égard des foisreligieuses, il ne suffit pas d’un «tribut qui seraitpayé aux communautés religieuses pour la contri-bution fonctionnelle qu’elles fournissent en assu-rant la reproduction de motivations et d’attitudessouhaitées par la société» (166). La modernitédoit être vécue par les laïcs de manière normativecomme un «processus complémentaire d’appren-tissage» (167) «pour le citoyen qui est sourd à lareligion» et «cela implique qu’il soit invité […] àdéfinir par l’autocritique» le rapport de la foi et dusavoir (168) et ceci, de manière impérative, enabandonnant, par conséquent, l’athéisme tradi-tionnel. Et cela dans le cadre de l’exercice plusgénéral «d’autoréflexion sur les limites d’unepensée éclairée par la raison» (168) qui se conclutavec la «manière dont la modernité doit sur-monter par l’autoréflexion la compréhensionlimitée que lui donne d’elle-même un laïcismeendurci et exclusif» (199).

L’introduction du patriotisme constitution -nel, dans lequel la vie en commun est réglée «demanière autonome et raisonnable […] par lesmoyens du droit positif» (178), etsi Deus nondaretur 2, se trouve, par conséquent, et cela demanière inévitable, renversée par Habermas dansl’ascèse autocritique, digne d’un exercice decarême, à laquelle la culture, la pratique poli-tique et le vécu existentiel de la laïcité desLumières sont contraints, à titre d’expiationpour la présumée affliction asymétrique parlaquelle ils auraient, depuis quelques siècles,maltraité les croyants.

On comprend plutôt qu’un autre Allemandtrès autorisé, Joseph Ratzinger, soit à la fête aveccette «raison post-séculaire».

2. Dans quel sens, toutefois, le croyant sup-porterait-il la vexation d’une prétention asymé-trique de la part de l’État, dont la neutralité

laïque traditionnelle ne serait donc pas du toutimpartiale? Avant tout parce que l’on conteste-rait injustement aux «citoyens croyants le droit decontribuer aux débats publics par des argumentsreligieux» (169). La clause etsi Deus non daretur,en d’autres termes, relèverait de la persécutionpuisqu’elle impose au croyant de renoncer à l’ar-gument fondé sur Dieu, renoncement très coû-teux qui, de toute évidence, ne coûte rien au laïc.

En réalité, le caractère délibératif de la démo-cratie libérale se définit comme l’obligation d’uneargumentation publique fournissant des raisons«accessibles dans la même mesure à toutes lespersonnes» (177), tâche que Habermas soulignecomme constitutive et indispensable – car il enva, sinon, de la démocratie elle-même; cela exigede tous les citoyens, croyants ou non croyants, lamême autolimitation: la mise en demeure detout principe péremptoire d’autorité. À l’égard del’irrécusable demande d’argumentation – «pour-quoi?» – il n’est pas admissible de répliquer avecl’absolutisme du «parce que!» ( Why? Because!Perché? Perché sì! Dla czego? Dla tego! etc.).C’est précisément pourquoi «l’État démocra-tique constitutionnel […] donne une forme degouvernement tout simplement exigeante» (206).

Il n’est donc pas vrai que c’est seulement lecroyant qui doit renoncer à son propre «parceque!». L’usage public de la raison exclut le«Dieu le veut» fidéiste (qui est toujours son

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2. «Quand bien même il n’y aurait pas de Dieu». Ils’agit d’une référence aux propos que tient Grotius pour éta-blir que le droit trouve son fondement dans la nature, indé-pendamment d’une référence à l’existence de Dieu. Il écritque le droit «consiste à laisser aux autres ce qui leur appar-tient déjà, ou à remplir à leur égard les obligations qui peu-vent nous lier envers eux. Ce que nous venons de dire auraitlieu en quelque sorte, quand même nous accorderions, ce quine peut être concédé sans un grand crime, qu’il n’y a pas deDieu (etsi Deus non daretur), ou que les affaires humaines nesont pas l’objet de ses soins» (Hugo Grotius, Le Droit de laguerre et de la paix [1625], trad. par P. Pradier-Fodéré, Paris,PUF, 1999). (N. d. T.)

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propre Dieu) exactement comme tout autre pré-supposé idéologique – agnostique, païen, athée –du naturalisme prédateur du Blut und Boden à laradicale non-violence pacifiste, d’une morale del’hédonisme tous azimuts à l’éthique d’une soli-darité allant jusqu’au sacrifice. Tous doiventrenoncer à leurs propres présupposés sur lesvaleurs, croyants et non-croyants.

En effet, «l’hypothèse d’une raison humainecommune a donc été le fondement épistémique»(177) de l’État constitutionnel démocratique,qui reste menacé par «les conflits potentiels […]entre non-croyants et croyants de diverses reli-gions, sans retenue, et par la confrontation deconvictions ayant une pertinence existentielle»(178), si l’espace public n’est pas garanti commehorizon argumentatif commun, justement enexcluant de celui-ci les différents présupposésrelatifs aux valeurs. Sauf, bien entendu, cet«ethos civique égalitaire» (198) qui constitue lefondement même de l’État constitutionnel démo-cratique et qui fait même corps avec lui. Ethospas du tout escompté et même problématique,sur lequel il faudra revenir.

3. Habermas articule son républicanismekantien (153) sur une contradiction: bien que«toute religion» soit «originellement […] unedoctrine totalisante» qui «a besoin de l’autoritéqui lui permette de structurer une forme de viedans sa totalité» (167), «il doit […] être permis»aux croyants «d’exprimer et de fonder leursconvictions dans la langue de leur religion» éga-lement «s’ils ne trouvent aucune “traduction”séculière» (189). Mais le langage religieux «privéde traductions laïques» se caractérise essentielle-ment par le caractère dirimant du recours à«Dieu le veut!»; donc, il se caractérise exacte-ment par la prétention, en permanence auxaguets, à «structurer dans sa totalité une forme

de vie» en ajustant les lois de l’État à son propredogme.

«Contraddizion che nol consente 3», tellementéclatante que Habermas doit fermement sou-tenir également le contraire: «Admettre des jus-tifications religieuses dans le processus législatif[…] est une atteinte au principe même [de la«séparation des Églises et de l’État»]» (182). Etil en déduit logiquement que «les citoyens reli-gieux ne peuvent s’exprimer dans leur langueque sous réserve de traduction» (191).

L’argument religieux est en somme légitimépar Habermas si et seulement s’il est traduisibleen termes non religieux. Abstraction faite del’argument fondé sur Dieu, pour être clair. Dansl’horizon commun contraignant du «etsi Deusnon daretur», par conséquent. Cela signifie,alors, que l’argument religieux est valide si etseulement s’il est superflu. Habermas cherche àremédier à sa première contradiction par unecontradiction ultérieure.

Le croyant, du reste, peut également se sous-traire à la charge de la «traduction». Pour Haber -mas, il revient aux non-croyants (de manièreasymétrique!) d’y pourvoir: il faut s’attendre dela part des citoyens laïcisés «qu’ils s’associentaux efforts de traduction propres à transposerles contributions pertinentes qui sont énoncéesdans la langue d’une religion dans celle, réputéeaccessible à tous, de la sphère publique» (169),exercice par lequel «les raisons religieuses res-sortent sous la forme modifiée d’arguments uni-versellement accessibles» (191).

Et si, en dépit de toute la «bonne volonté»laïque, une telle traduction s’avérait impossible?Au nom de Dieu, on peut imposer des normesqu’aucune argumentation rationnelle ne réussi-

Paolo Flores d’ArcaisOnze thèses contre Habermas

3. «Contradiction qui ne le permet pas» (Dante, LaDivine Comédie, «L’Enfer», chant XXVII, vers 120). (N. d. T.)

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rait à rendre compatibles avec les valeurs queHabermas estime constitutives – avec raison –d’un État constitutionnel démocratique (et doncauxquelles on ne peut pas renoncer). Elles sonttellement nombreuses, ces normes antidémocra-tiques, que leur nom est «légion». Et il ne s’agitpas du tout de prétentions dépassées. Elles sontmême toujours plus menaçantes.

C’est pourquoi le diktat des «efforts de tra-duction» communs (169) que Habermas veutfaire peser sur les non-croyants occulte le faitdécisif: la traduction envisagée – en termeslaïques et démocratiques – est souvent impos-sible. Une telle conjecture exprime seulementun vœu pieux. Du reste, toutes les polémiquesactuelles, qui ont même conduit à parler de chocdes civilisations, naissent de l’impossibilité detraduire en termes laïques et rationnels des pré-tentions religieuses cruciales. Même le cardinalTettamanzi, aujourd’hui archevêque de Milan,comme son prédécesseur Martini beaucoup plusouvert aux raisons laïques que les deux dernierspontifes romains, a dû reconnaître dans un dia-logue avec moi que c’est «seulement à partird’une conception anthropologique qui contemplela réalité de Dieu – du Dieu chrétien – que l’onpeut dire un non absolu à l’euthanasie» ( Micro-Mega, 1/2001).

4. Il reste donc établi – pour Habermasaussi – que «les convictions existentielles quis’enracinent dans une religion», «par leur réfé-rence – éventuellement défendue de manièrerationnelle – à l’autorité dogmatique d’un noyauintangible de vérités révélées», «échappent à cetype de discussion argumentée sans réserves auquelse livrent ces autres orientations» (188). Dit sanspériphrase: le croyant en tant que croyant ne saitpas dialoguer rationnellement.

Habermas cherche à sortir de la spirale de

contradictions dans laquelle il s’est enfoncé endistinguant l’espace strictement politico-éta-tique de celui de l’opinion publique. C’est seu-lement dans le premier que devrait valoir demanière rigoureuse et sans exceptions l’impé-ratif de la laïcité, du «etsi Deus non daretur».«[…] le principe de séparation des Églises et del’État oblige les politiques et les administratifs àformuler et justifier les lois, les décisions de jus-tice, les décrets et les mesures exclusivement dansune langue également accessible à tous lescitoyens» (180, c’est moi qui souligne).

Habermas dispense au contraire d’une telleobligation les citoyens en tant que tels ainsi queleurs organisations politiques (en plus de cellesde la société civile), parce que «étendre ce prin-cipe, du niveau institutionnel aux prises de posi-tion publiques des organisations et des citoyens»,serait «une généralisation laïciste superfétatoire»(187). Mais on suppose ainsi deux univers sépa -rés de communication, des réseaux aux règlesopposées et incompatibles. Paradoxalement, lors-qu’elle sollicite le vote pour elle-même, Hilary(membre du Sénat) ne pourrait pas introduireDieu dans le débat, alors que son mari, Bill, quidemanderait un vote identique à sa place, lepourrait.

Et pourtant, Habermas répète de manièreformelle que les «principes de la discussion» quiprécède une décision législative valent commecomposante essentielle et inviolable de la pro -cédure constitutionnelle démocratique (193).Comment, par conséquent, est-il possible deconserver cette obligation pour celui qui exerceune charge élective, et de la rendre vaine pourles candidats, les faiseurs d’opinion et lescitoyens? Même la plus rigoureuse institution-nalisation de la duplicité ne suffirait pas à cetteentreprise. Dans la démocratie représentative, leprocessus électif/législatif est en réalité un conti-

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luation dans le champ «psy» que les essaisles plus rigoureusement contrôlés. Ce que l’onmesure dans une telle évaluation, en fin decompte, n’est jamais que la réponse des patientsà l’offre thérapeutique qui leur est faite: «Oui,ce traitement me plaît, il convient à mes symp-tômes»; «Non, j’aime mieux cet autre médica-ment, cet autre placebo». Les évaluations sontcomme des sondages d’opinion ou des électionspolitiques, qui reflètent les préférences d’unepopulation à un moment donné. Confondre cevote à tout moment révocable des consomma-teurs de thérapies «psy» avec la preuve ou la«validation scientifique» de l’efficacité de tel outel traitement équivaudrait à vouloir pérenni -ser le résultat d’une élection, à empêcher qu’ilpuisse être discuté et remis en question au toursuivant: procédé profondément antidémocra-tique, auquel les experts «psy» ne recourent quetrop souvent pour imposer leur thérapie dechoix aux patients. À ce modèle de l’évaluationscientifique, qui cherche à établir des résultatsindisputables, incontestables, il convient de sub-stituer celui de l’évaluation politique, où ce sontles acteurs eux-mêmes qui décident de ce qui lesconcerne directement au cours de discussionset de débats ouverts. Nous ne sommes plus àl’époque où les experts pouvaient imposer unila-téralement les critères permettant de départagerles «vraies» psychothérapies des autres. Dans lemonde de la psychothérapie moderne, commeon l’a vu, ces critères se négocient désormaisau cas par cas avec des patients-usagers qui veulent avoir leur mot à dire dans la défini -tion de leur mal-être et dans les façons d’y remédier. La multiplication des associations depatients depuis une trentaine d’années témoigned’ailleurs de cette démocratisation du champ«psy»: de nos jours, les experts proposent et lespatients disposent, en élisant la thérapie – c’est-

à-dire aussi la forme de mal-être – qui leur convientle mieux.

On dira, évidemment, que c’est livrer lechamp des psychothérapies à l’arbitraire et àtous les dangers de la mob psychology, et l’on auraen partie raison. On ne manque pas d’exemplesdans l’histoire récente de modes thérapeutiquespropagées par les patients et leurs associations,avec l’aide de tel ou tel groupe de pression psy-chothérapique ou pharmaceutique. La plus frap-pante de ces modes est sans doute la sinistre«recovered memory therapy» de l’Amérique desannées 1980-1990, mouvement mi-thérapeu-tique, mi-politique, qui a débouché comme onsait sur une véritable chasse aux sorcières et lacondamnation de dizaines d’innocents sur la foide souvenirs d’abus sexuels et/ou sataniques«retrouvés» en thérapie. Il ne fait donc aucundoute que la démocratisation ou «consumérisa-tion» du champ «psy» peut déboucher sur toutessortes de dérapages, le mal-être des patients et lafaçon de le traiter devenant affaire d’activismepolitique ou d’enrôlement sectaire, quand cen’est pas de lobbying et de marketing. Plus lespatients se transforment en agents à part entière,plus ils acquièrent d’autonomie dans la façon dedéfinir leur mal-être et de le «psychotechni-ciser», et plus il faut s’attendre à ce que cet auto-façonnement soit livré aux effets de mode et àla manipulation du marché du psychisme parles divers lobbies psychothérapiques. (Que l’onsonge, ici encore, à la «guerre des psys» quioppose en France les tenants de la psychanalyseet ceux des TCC.)

Mais ces dangers, après tout, sont ceux detout débat démocratique et c’est par ce mêmedébat démocratique qu’il convient de les com-battre, et non pas en invoquant une illusoirelégislation «scientifique» qui arrêterait toute dis-cussion. Ce n’est pas de moins de controverses

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et de polémiques qu’il nous faut dans ce champ,mais tout l’inverse: plus il y en aura, plus l’in-formation circulera librement et contradictoire-ment dans les associations de patients, dans lesmédias et sur Internet, et mieux les usagers dethérapies seront à même de se choisir un psy-chisme sur mesure ou d’en changer s’il ne leur

sied plus. Il est temps que la psychothérapiecesse de se rêver en médication du psychismeou en science du sujet et s’accepte enfin pour cequ’elle est devenue, pour le meilleur et pour lepire: une politique moderne du soi et du bonheur.

Mikkel Borch-Jacobsen.

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N° d’édition: 162050Dépôt légal: novembre 2008Commission paritaire: 0308 K 82878Le Directeur-gérant: Pierre Nora.

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