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L'ÉNONCIATION ILLOCUTOIRE OU DIAFOIRUS RESSUSCITÉ, par Mireille Grange Ce texte figure en annexe du livre Enseigner les Lettres aujourd'hui, paru aux éditions du Tricorne en mars 2003. Ce livre est la transcription mot à mot d'une émission qui a lieu chaque semaine sur France Culture, le samedi matin : « Répliques » d'Alain Finkielkraut. Ce jour-là, le 22 juin 2002, Mireille Grange, professeur de Lettres en collège et en Zone d'éducation prioritaire, fut invitée à débattre avec Marc Baconnet, doyen honoraire de l'Inspection Générale de Lettres et membre du Conseil National des Programmes, sur le sujet qui donne son titre au livre. Ce livre a fait l'objet d'une présentation dans le numéro 107 (septembre-octobre 2003 ) du bulletin de l'Association des Professeurs de Lettres. « Toute énonciation a une dimension illocutoire qui correspond à l’action que le locuteur exerce sur l’allocutaire en s’adressant à lui : asserter, ordonner, questionner 1 . » « Étudier le discours [...] revient à s’interroger sur la façon dont un énonciateur précis s’adresse à un destinataire particulier dans une situation par le lieu et le moment de l’énonciation. En outre, un discours a une fonction (une visée) précise et l’énonciateur choisit de raconter, de décrire, d’expliquer ou d’argumenter selon l’effet qu’il veut produire sur l’énonciataire, dans une interaction énonciateur/ énonciataire 2 . » « Un objectif central est affirmé par les programmes de collège : faire acquérir la maîtrise des discours. Et quatre formes de discours sont privilégiées pour le collège : narratif, descriptif, explicatif, argumentatif avec toutes leurs combinaisons 3 . » Extraites des textes officiels régissant depuis 1996 l'enseignement du français au collège, ou de leurs discours d'accompagnement, ces tirades évoquent irrésistiblement Diafoirus père et fils. Les énonciateurs de ces propositions où l'on convoque les serruriers de la linguistique pour enfoncer des portes ouvertes, ne font cependant plus rire personne. C'est pourquoi Mme Weinland, doyenne de l’inspection générale des Lettres, a pu proclamer urbi et orbi dans le silence recueilli des syndicats et des parents d'élèves, que le discours était au centre des programmes de français du collège. La montagne linguistique a eu beau accoucher de la souris prévisible, une réaction en chaîne ne s'en est pas moins emballée : qui dit discours dit en effet énonciation, mais aussi typologisation. Voilà donc les collégiens occupés à faire du simple avec du complexe en classant les textes dans les cases typologiques (narratif, descriptif, explicatif, argumentatif ) dues à l'allemand Werlich, avant de les débiter en macro-propositions 4 . On se doute de ce qui subsiste d'humain dans les morceaux choisis après ces opérations de décolletage. Restait encore à alerter les collégiens sur la visée des textes pour y démasquer les intentions de l’énonciateur sur l’énonciataire. Exit donc Werlich au profit de Jauss, Iser, Austin et Maingueneau, pères de l'horizon d'attente et de la pragmatique. On ne s'étonnera pas qu'au sortir de la centrifugeuse didactique n'ait survécu de ces subtils théoriciens, que l'idée farouche suivant laquelle « l'auteur cherche à manipuler autrui ». Il était grand temps en effet que dès la sixième, on songeât à prémunir les futurs citoyens contre les menées d'un Voltaire ou d'un Victor Hugo. Enfin, toute exécution s'achevant par un coup de grâce, « l'attention portée aux genres », L http://www.aplettres.org/Diafoirus.htm 1 sur 3 19/05/09 13:59

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Ce texte figure en annexe du livre Enseigner les Lettres aujourd'hui, paru aux éditions du Tricorne en mars 2003. Ce livre est la transcription mot à mot d'une émission qui a lieu chaque semaine sur France Culture, le samedi matin : « Répliques » d'Alain Finkielkraut. Ce jour-là, le 22 juin 2002, Mireille Grange, professeur de Lettres en collège et en Zone d'éducation prioritaire, fut invitée à débattre avec Marc Baconnet, doyen honoraire de l'Inspection Générale de Lettres et membre du Conseil National des Programmes, sur le sujet qui donne son titre au livre. Ce livre a fait l'objet d'une présentation dans le numéro 107 (septembre-octobre 2003 ) du bulletin de l'Association des Professeurs de Lettres.

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Page 1: L'Énonciation Illocutoire Ou Diafoirus Ressuscité

L'ÉNONCIATION ILLOCUTOIRE OU DIAFOIRUS RESSUSCITÉ, par Mireille Grange

Ce texte figure en annexe du livre Enseigner les Lettres aujourd'hui, paru aux éditions du Tricorne en mars2003. Ce livre est la transcription mot à mot d'une émission qui a lieu chaque semaine sur France Culture, lesamedi matin : « Répliques » d'Alain Finkielkraut. Ce jour-là, le 22 juin 2002, Mireille Grange, professeur deLettres en collège et en Zone d'éducation prioritaire, fut invitée à débattre avec Marc Baconnet, doyenhonoraire de l'Inspection Générale de Lettres et membre du Conseil National des Programmes, sur le sujet quidonne son titre au livre.Ce livre a fait l'objet d'une présentation dans le numéro 107 (septembre-octobre 2003 ) du bulletin del'Association des Professeurs de Lettres.

« Toute énonciation a une dimension illocutoire qui correspond à l’action que le locuteur

exerce sur l’allocutaire en s’adressant à lui : asserter, ordonner, questionner1. »

« Étudier le discours [...] revient à s’interroger sur la façon dont un énonciateur préciss’adresse à un destinataire particulier dans une situation par le lieu et le moment del’énonciation. En outre, un discours a une fonction (une visée) précise et l’énonciateurchoisit de raconter, de décrire, d’expliquer ou d’argumenter selon l’effet qu’il veut produire

sur l’énonciataire, dans une interaction énonciateur/ énonciataire2. »

« Un objectif central est affirmé par les programmes de collège : faire acquérir la maîtrisedes discours. Et quatre formes de discours sont privilégiées pour le collège : narratif,

descriptif, explicatif, argumentatif avec toutes leurs combinaisons3. »

Extraites des textes officiels régissant depuis 1996 l'enseignement du français au collège, oude leurs discours d'accompagnement, ces tirades évoquent irrésistiblement Diafoirus père etfils. Les énonciateurs de ces propositions où l'on convoque les serruriers de la linguistiquepour enfoncer des portes ouvertes, ne font cependant plus rire personne. C'est pourquoiMme Weinland, doyenne de l’inspection générale des Lettres, a pu proclamer urbi et orbidans le silence recueilli des syndicats et des parents d'élèves, que le discours était au centredes programmes de français du collège.

La montagne linguistique a eu beau accoucher de la souris prévisible, une réaction enchaîne ne s'en est pas moins emballée : qui dit discours dit en effet énonciation, mais aussitypologisation. Voilà donc les collégiens occupés à faire du simple avec du complexe enclassant les textes dans les cases typologiques (narratif, descriptif, explicatif, argumentatif )

dues à l'allemand Werlich, avant de les débiter en macro-propositions4. On se doute de cequi subsiste d'humain dans les morceaux choisis après ces opérations de décolletage.

Restait encore à alerter les collégiens sur la visée des textes pour y démasquer les intentionsde l’énonciateur sur l’énonciataire. Exit donc Werlich au profit de Jauss, Iser, Austin etMaingueneau, pères de l'horizon d'attente et de la pragmatique. On ne s'étonnera pasqu'au sortir de la centrifugeuse didactique n'ait survécu de ces subtils théoriciens, quel'idée farouche suivant laquelle « l'auteur cherche à manipuler autrui ». Il était grand tempsen effet que dès la sixième, on songeât à prémunir les futurs citoyens contre les menéesd'un Voltaire ou d'un Victor Hugo.

Enfin, toute exécution s'achevant par un coup de grâce, « l'attention portée aux genres »,

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nous dit-on, doit être primordiale au collège, car « les codes qui les régissent, déterminent

pour une large part les horizons d'attente du lecteur5 ». Jamais en retard d'une nouveauté,Jack Lang s'est empressé d'étendre ce linceul théorique jusqu'au primaire où l'on sedélassera désormais des typologies et du sempiternel discours, déjà en place, en identifiantaussi l'appartenance générique des textes. Cela fera toujours passer une heure ou deux, cequi est un horizon d'attente comme un autre.

Quand on s'est frotté à Werlich, Austin ou Maingueneau, peut-on revenir sans déchoir auxhumbles manuels de grammaire ? Mme Weinland n'y est pas favorable : « Le problème de

la grammaire scolaire traditionnelle est alors posé6. » Et l'experte de vanter une méthodeinouïe qui ambitionne de construire, à l'instar des ingénieurs de Swift, l'édifice à partir dela toiture : « C’est une logique d’ensemble qui consiste à aller du général, c’est à direl’approche discursive ou l’approche textuelle, vers le particulier, c’est à dire l’approche

phrastique et les questions morphosyntaxiques7. »

On se livrera donc en priorité à l'étude « de l'énoncé et de la situation d'énonciation(composante de la situation d'énonciation, relation énonciation / énoncé : énoncé ancrédans la situation d'énonciation, énoncé coupé de la situation d'énonciation) », à celle « dela position de l'énonciateur qui raconte, décrit ou argumente selon un point de vue et en

fonction d'un destinataire8 »… Tout cela à la lumière des transpositions de savoirs savantsélaborées par le Groupe d’Experts de M. Alain Viala.

On s'incline naturellement devant la performance, mais on regrette que les membres de cetaréopage aient dédaigné, contrairement à leur passion ordinaire, les avis des spécialistes,

exprimés en décembre 1999 dans Le Français aujourd'hui9.

Josiane Boutet de l’IUFM de Paris et de l’Université Paris VII y fait valoir en effet les plusexpresses réserves sur la démarche de Mme Weinland : « Tant que des notionsmétalinguistiques comme "sujet" ou "complément", "genre" ou "nombre" ne sont pasconceptualisées par les élèves, il est plus que difficile d’en passer à une activité réflexive surle discours. [...] Comment faire réfléchir les élèves sur ces phénomènes textuels si lacompréhension, la reconnaissance, la conceptualisation des entités morphosyntaxiques qui

les incarnent n’est pas assurée10 ? »

A. Culioli de l’ ÉNS Ulm-Sèvres, n'est pas moins inquiet devant l’application hâtive, dans lesecondaire, des recherches universitaires : « On vous donne une sorte de catéchisme avecdes termes mal définis. On n'a pas encore compris l'écart entre la linguistique théorique etles domaines d'intervention. […] Ce qui fait sérieusement défaut en l'occurrence, c'est quel'on n'a pas de théorie de l'application. » […] « On est pris dans un double piège : d’unepart le piège des bonnes intentions, d’autre part le piège de la modernité [...] Les bonnesintentions ont donné, dans un autre domaine, les mathématiques modernes. Lesmathématiciens qui se sont occupés de ces questions ont regretté amèrement d’avoir lancé

les mathématiques modernes11. »

Pour Christian Puech enfin, (Université de Paris III-Sorbonne nouvelle) « les nouveauxprogrammes et leurs documents d’accompagnement accomplissent à l’évidence par rapport

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François VIGARIÉ
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à ce paradigme installé (le discours) un véritable coup de force12 ».

Les méthodes de lecture globale ou semi-globale, naguère imposées par des guru , ont fait

la fortune des cabinets d' orthophonie. Gageons que la grammaire « dépoussiérée13 » deMme Weinland a de bonnes chances de produire des handicaps irréparables chez lesélèves socialement défavorisés ; car l'apprentissage de la langue, celui qui permet de lire etde penser, grâce à l'analyse des fonctions des mots et propositions, semble peu tourmenterles novateurs tout occupés à se féliciter d'avoir « volontairement réduit le nombre de

notions14 », comme s'il s'agissait de satisfaire la paresse des uns et la cuistrerie des autres.Les professeurs de langues étrangères n'ont plus que leurs yeux pour pleurer, surtout quandils enseignent une langue à flexions. Quant aux dimensions existentielle, éthique,psychologique ou philosophique de la littérature, elles ont cédé le pas à la situationd’énonciation et à l'appartenance générique et /ou typologique des énoncés.

Étape par étape, l'enseignement de la langue à l'école a donc été méthodiquementverrouillé : dès le plus jeune âge, on y acquiert de dérisoires compétences en linguistiquequi débouchent, par excès d'abstraction, au pire sur la confusion, au mieux sur un purétiquetage. Pour ce qui est de la couleur, de la saveur et de la valeur des textes, elles ontdéfinitivement succombé sous l'amphigouri pseudo-linguistique.

Pauvres gosses !

1. Katherine Weinland, J. Puygrenier-Renault : L’ enseignement du français au collège, Bertrand-Lacoste 1997, p. 72 et

sq.

2. Document d’accompagnement 5è/4è ( D.A. 5è/4è ).

3. K. Weinland « La refondation de la discipline du collège au lycée », in L’École des Lettres second cycle 1999-2000,

N° 7 (E.D.L. N° 7) p. 18.

4. K. Weinland et J. Puygrenier-Renault, op. cit. p.46.

5. D.A. 5è/4è.

6. E.D.L. N°7, p . 20.

7. E.D.L. N°7, p. 20.

8. D.A. 5è/4è.

9. Le Français aujourd’hui, revue de l’AFEF, N° 128, décembre 1999 : « L’énonciation : questions de discours »

10. Ibid. p. 35.

11. Ibid. pp 15 et 17.

12. Ibid, p. 53.

13. E.D.L. N° 7 p. 20. : « Les programmes des collèges ont largement ‘’dépoussiéré’’ un certain nombre de points degrammaire qui s’étaient quelque peu sédimentés au fil des siècles. »

(14): D.A. 5è/4è : « Le programme ainsi élaboré propose un nombre volontairement réduit de notions. »

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