13
prises de position commencent en 1519 par un Sermon sur l'état de mariage, prêché le 26 janvier sur la péricope évangélique des noces de Cana (2), pour ne s'achever qu'avec des passages du Grand cours sur la Genèse, professé entre 1535 et 1545 (3). Dans l'intervalle, on trouve des indica- tions sur le sujet dans la Lettre à la noblesse chrétienne de la nation allemande (4) et surtout dans le traité De la captivité babylonienne de l'Eglise (5). On relève également un commentaire de 1 Corinthiens 7, daté de 1523 et intitulé Du mariage et du céli- bat (6), une série de sermons et de petits opuscules des années 1524 L'ENSEIGNEMENT DE LUTHER SUR LE MARIAGE par Albert GREINER C'est toujours avec crainte et à contre-coeur que Luther abordait la question du mariage. Pourtant on est surpris du nombre de fois où il aborde le sujet dans ses écrits. L'homme) le théologien et le pasteur sy côtoient pour proposer ensemble une vision elle aussi ((réformée)) du mariage. S il' on nous demandait à brûle-pourpoint d'énumérer les principaux thèmes théo- logiques chers à Luther, il est pro- bable que peu d'entre nous songeraient à citer le mariage. Et, en un certain sens, nous aurions raison. En effet, le réformateur déclare à plusieurs reprises qu'il n'aborde cette question qu'avec crainte et à contrecoeur, parce qu'il "redoute qu'elle lui donne beau- coup de fil à retordre, à lui et à d'autres" (1). On est cependant surpris de voir combien de temps et d'écrits il a consacré, surtout entre 1519 et 1530, aux problèmes relatifs au mariage et à la vie conjugale. Ces 1) De la vie conjugale, in Martin Luther, OEuvres (MLO) (Genève: Labor et Fides), III, p. 225. 2) Edition de Weimar (WA), 2, pp. 166-171. 3) On trouvera de larges extraits dans MLO XVII. Fue-Réflexion n016 4) MLO II, pp. 57-156. 5) MLO II, pp. 157-260; cf en particulier pp. 232- 244. 6) WA 12, pp. 92-142. 39

L'ENSEIGNEMENTDE LUTHER SUR LE MARIAGEflte.fr/wp-content/uploads/2015/08/FR16... · biographie de Martin Luther, indi vidu de sexe masculin et qui, de surcroît, s'estmarié en 1525,

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: L'ENSEIGNEMENTDE LUTHER SUR LE MARIAGEflte.fr/wp-content/uploads/2015/08/FR16... · biographie de Martin Luther, indi vidu de sexe masculin et qui, de surcroît, s'estmarié en 1525,

prises de position commencent en1519 par un Sermon sur l'état demariage, prêché le 26 janvier surla péricope évangélique des nocesde Cana (2), pour ne s'acheverqu'avec des passages du Grandcours sur la Genèse, professéentre 1535 et 1545 (3). Dansl'intervalle, on trouve des indica­tions sur le sujet dans la Lettre àla noblesse chrétienne de lanation allemande (4) et surtoutdans le traité De la captivitébabylonienne de l'Eglise (5). Onrelève également un commentairede 1 Corinthiens 7, daté de 1523et intitulé Du mariage et du céli­bat (6), une série de sermons et depetits opuscules des années 1524

L'ENSEIGNEMENT DE LUTHERSUR LE MARIAGE

par Albert GREINER

C'est toujours avec crainte et à contre-cœur que Luther abordait laquestion du mariage. Pourtant on est surpris du nombre de fois oùil aborde le sujet dans ses écrits. L'homme) le théologien et le pasteursy côtoient pour proposer ensemble une vision elle aussi ((réformée))du mariage.

Sil' on nous demandait àbrûle-pourpoint d'énumérerles principaux thèmes théo­

logiques chers à Luther, il est pro­bable que peu d'entre noussongeraient à citer le mariage. Et,en un certain sens, nous aurionsraison. En effet, le réformateurdéclare à plusieurs reprises qu'iln'aborde cette question qu'aveccrainte et à contrecœur, parce qu'il"redoute qu'elle lui donne beau­coup de fil à retordre, à lui et àd'autres" (1).

On est cependant surpris de voircombien de temps et d'écrits il aconsacré, surtout entre 1519 et1530, aux problèmes relatifs aumariage et à la vie conjugale. Ces

1) De la vie conjugale, in Martin Luther, Œuvres(MLO) (Genève: Labor et Fides), III, p. 225.2) Edition de Weimar (WA), 2, pp. 166-171.3) On trouvera de larges extraits dans MLO XVII.

Fue-Réflexion n016

4) MLO II, pp. 57-156.5) MLO II, pp. 157-260; cf en particulier pp. 232­244.6) WA 12, pp. 92-142.

39

Page 2: L'ENSEIGNEMENTDE LUTHER SUR LE MARIAGEflte.fr/wp-content/uploads/2015/08/FR16... · biographie de Martin Luther, indi vidu de sexe masculin et qui, de surcroît, s'estmarié en 1525,

et 1525 et, surtout, les deuxouvrages auxquels nous nous réfé­rerons en priorité : le traité De lavie conjugale de 1522 (7) et leTraubüchlein, ou Formulairepour la bénédiction du mariageà l'usage des pasteurs peu ins­truits, annexé au Petit catéchismede 1529 (8).

L'INTERET DE LUTHERPOUR LA QUESTION DUMARIAGE

Les raisons pour lesquelles leréformateur s'intéresse aux pro­blèmes relatifs au mariage sontnombreuses et variées.

Elles tiennent d'abord à la proprebiographie de Martin Luther, indi­vidu de sexe masculin et qui, desurcroît, s'est marié en 1525, alorsqu'il avait fait vœu de célibat en1505 ! Elles tiennent ensuite aufait que Luther est docteur en théo­logie et chargé, comme tel, deveiller à la conformité de l' ensei­gnement et de la vie de l'Egliseavec la Parole de Dieu.

7) De la vie conjugale, MLO III, pp. 221 ss.8) ln Œuvres de Martin Luther II, Les Livressymboliques, trad. A. Jundt (Paris: Je sers, 1948),

40

L'aller-retour entre ces deuxmobiles caractérise la manièredont Luther fait de la théologie.Dans cette recherche incessante dece que la Bible dit pour la foi et lavie, il joue le rôle d'explorateur etde découvreur, ce qui explique cer­taines variations dans ses prises deposition comme, par exemple, lefait qu'en 1519 il qualifie lemariage de sacrement et qu'ilcombat cette idée l'année suivante.

De plus, et c'est le troisièmemobile, Luther est un pasteur, quel'exercice de son ministère - deconfesseur notamment - met aucourant des problèmes qui seposent aux couples et des impasses

Docteur en théologie,Luther veille à la conformitéde l'enseignement et de lavie de l'Eglise avec laParole de Dieu.

dans lesquelles les arguties dudroit canonique conduisent lesfidèles. Lydie Hege a raison dedire qu' "apaiser les consciences

pp. 50-55. Nous citerons ce texte sous le sigle deFormulaire.

Fac-Réflexion n016

Page 3: L'ENSEIGNEMENTDE LUTHER SUR LE MARIAGEflte.fr/wp-content/uploads/2015/08/FR16... · biographie de Martin Luther, indi vidu de sexe masculin et qui, de surcroît, s'estmarié en 1525,

en peine compte plus pour Lutherque le droit (9)". Son souci pasto­ral est même tel qu'il l'entraîneparfois à conseiller des solutionsinadmissibles, comme ce fut le casdans la célèbre affaire de la biga­mie du landgrave, Philippe deHesse (10).

Un dernier motif explique l'inté­rêt de Luther pour les questionsconcernant le mariage. Le réfor­mateur est le mentor de l'Egliseparticulière qui, peu à peu et sans

Le réformateur est lementor de l'Eglise particu­lière qui se dégage del'Eglise romaine. Libéréepar la même occasion dudroit canonique, elle n'en apas moins besoin de règlespour vivre.

qu'il l'ait cherché, se dégage del'Eglise romaine. Libérée par lamême occasion du droit cano­nique, elle n'en a pas moins besoinde règles pour vivre. Cette nécessitéexplique d'ailleurs la répugnance,déjà signalée, du réformateur às'occuper des affaires matrimo-

9) HEGE Lydie, Le Mariage selon Luther, inPositions luthériennes, 38/1 Gan-mars 1990), pp.44-48.

Fae-Réflexion n016

niales. Les bouleversements dontnous venons d'être les témoinsdans les pays de l'Est nous mon­trent combien il est problématiqueet difficile de prendre un nouveaudépart.

LE CONTEXTE DE L'INTER­VENTION DE LUTHER

Une étude même rapide de labiographie de Luther suffit pournous convaincre que ses interven­tions sont rarement la conséquenced'un dessein concerté, mais plutôtcelle d'événements extérieurs, cequi donne à beaucoup de ses actesun tour nettement polémique. Il estdonc important que nous rappe­lions brièvement dans quel contextele problème du mariage s'est posépour le réformateur et quels sontles adversaires qu'il a dû combattre.

On peut dire sans crainte de setromper qu'au début du 16e sièclele mariage est fortement dévalué etque le droit qui le régit est extrê­mement confus.

La dévaluation du mariage est,pour une part, la conséquence de lamanière dont l'Eglise n'a cessé et

10) Sur cette question, l'étude essentielle demeure:w,w, ROCKWELL, Die Doppelehe desLandgrafen Philipp von Hessen (Marbourg, 1904).

41

Page 4: L'ENSEIGNEMENTDE LUTHER SUR LE MARIAGEflte.fr/wp-content/uploads/2015/08/FR16... · biographie de Martin Luther, indi vidu de sexe masculin et qui, de surcroît, s'estmarié en 1525,

ne cesse alors de prôner la virginitéet le célibat. Par ailleurs, elle est laconséquence de l'esprit "libertin"de certains humanistes qui préco­nisent le retour à la prétendue joiede vivre du paganisme antique, oud'une large fraction de la popula­tion qui se répand en plaisanteriessur la sexualité, les uns et lesautres se retrouvant dans un com­mun mépris de la femme, railléecomme une complice du diablequi, affirme Luther, "n'aime pas lavie conjugale pour la bonne raisonqu'elle est l' œuvre et la bonnevolonté de Dieu (lI)".

La confusion du droit matrimo­nial est due, quant à elle, à laconcurrence qui existe, au débutdu 16e siècle dans le Saint Empireromain germanique, entre le droitcanoriique, d'une part, et le droit etles coutumes locales, de l'autre.

Fortement influencé par le droitromain et fixé au 13e siècle dansl'intention à la fois de régentertous les aspects de la vie des chré­tiens et d'uniformiser le droit ausein de l'Empire, le droit cano­nique proclame l'indissolubilité,en tant que sacrement, du mariageconstitué par l'échange des pro­messes, tout en contenant de nom-Il) De la vie conjugale, MLO Ill, p. 242.

42

breuses subtilités - concernant, parexemple, les cas d'empêchementsou de dispenses, ou la distinctionentre les promess~s de futuro etles promesses de praesenti - qui lerendent pratiquement incompré­hensible pour les simples fidèles.

Le désordre et la confusion sontà leur comble parce que, dans denombreux cas, ce droit se heurteau droit particulier et aux cou­tumes locales des différents paysgermaniques, en vertu desquels lemariage est, par exemple, l'affairedes parents ou celle du lignage oun'est considéré comme effectifqu'après sa consommation.

La dévaluation du mariageau I6e siècle est la consé­quence d'une part de lamanière dont l'Eglise n'acessé de prôner la virginitéet le célibat, et d'autre partde l'esprit libertin de cer­tains humanistes.

Dans ces conditions, Luther sesent redevable de donner sur lemariage un enseignement clair etévangélique. Nous allons tenter dele résumer en suivant le plan duTraubüchlein de 1529, que l'onpourrait comparer à l'un de ces

Fac-Réflexion n016

Page 5: L'ENSEIGNEMENTDE LUTHER SUR LE MARIAGEflte.fr/wp-content/uploads/2015/08/FR16... · biographie de Martin Luther, indi vidu de sexe masculin et qui, de surcroît, s'estmarié en 1525,

triptyques, surmontés d'un fron­ton, que l'on aperçoit sur beau­coup d'autels dans les églisesmédiévales.

LE MARIAGE :UNE AFFAIRE CIVILEQUI CONCERNE DIEU

Bien entendu, avant de regarderle triptyque lui-même, il convientde s'avancer dans l'église enremontant l'allée centrale, dont lerôle est tenu, dans le Trau­büchlein, par la préface.

Le mariage n'est pas unsacrement. Il n'appartientpas à l'ordre du salut maisà celui de la création.Relation humaine profane,le mariage est en mêmetemps une relation insti­tuée et bénie par Dieu.

Nous y trouvons la première idéeimportante que Luther articule:"le mariage est une affaire civile".Par conséquent, "il ne nous appar­tient pas, à nous ecclésiastiques ouministres de l'Eglise, d'intervenir

12) Formulaire, p. 50.13) De la vie conjugale, MLO III, p. 232.(4) Cf Lettre à la noblesse, MLO II, p. 125 ; De lacaptivité babylonienne, ibid. p. 237. On notera ce

Fae-Réflexioll n016

en cette matière par des ordon­nances ou des règlements", mais"il faut laisser à chaque ville et àchaque pays ses us et coutumestels qu'ils sont pratiqués", étantentendu que "tous ces usages (... ),c'est aux princes et aux magistratsqu'il appartient de les établir et deles régler" (12).

Cette affirmation de principecapitale, qui dénie au mariage laqualité de sacrement et qui en retirela juridiction à l'Eglise pour laconfier aux autorités politiques,repose sur la constatation selonlaquelle le mariage n'appartientpas à l'ordre du salut mais à celuide la création, qu'il est "une affaireextérieure, corporelle, comme touteautre occupation temporelle (13)".

Elle entraîne cette conséquencepratique importante d'abolir lesrègles de droit canonique - quandelles ne sont pas conformes autémoignage scripturaire - et elles'accompagne d'une polémiquemordante contre ce même droitdont les dispositions sont quali­fiées de "lois humaines impies"qui doivent s'effacer devant la loidivine (14).

jugement d'après lequel, quand on n'a pas reçu unevocation spéciale, il est aussi fou de prétendre vœude chasteté que de "s'arracher le nez avec les dents"(De la vie conjugale, MLO III, p. 233).

43

Page 6: L'ENSEIGNEMENTDE LUTHER SUR LE MARIAGEflte.fr/wp-content/uploads/2015/08/FR16... · biographie de Martin Luther, indi vidu de sexe masculin et qui, de surcroît, s'estmarié en 1525,

Ayant ainsi "semé l'idée dumariage civil", pour reprendre uneexpression de Lydie Hege, Luthernous invite en quelque sorte àlever les yeux vers le fronton oùun sym bole de Dieu couronnehabituellement le triptyque: lemariage est "un ordre divin", "unétat selon Dieu", "une œuvre et uncommandement selon Dieu" (15).

Citant à l'appui de ses affirma­tions Genèse 2,18.21-24 (16),Luther introduit intentionnelle­ment une tension dans son ensei­gnement sur la mariage. Bien quele mariage soit soumis au droitséculier, "l'union de l 'homme etde la femme est de droit divin etsubsiste même si, d'une manièreou d'une autre, elle s'est faite enopposition avec les lois deshommes (17)". Relation humaineprofane, le mariage est en mêmetemps une relation instituée etbénie par Dieu. En se livrant à uneactivité purement temporelle, lesépoux entrent dans la "classe" desgens mariés qui est, pour le réfor­mateur, non seulement un "ordrede la création" (ce qui suffit déjàpour que le mariage soit appelé"saint"), mais encore un véritable

15) Formulaire, p. 51.16) Ibid., p. 53.

44

"état spirituel" ("geistlicher Stand" ;geistlich qualifie par ailleurs leclergé !) : "Bien qu'étant un étatséculier, [le mariage] a pour lui laParole de Dieu et n'a pas étéinventé ou institué par deshommes, comme l'état des moineset des nonnes. Aussi, devrait-il êtreestimé cent fois plus spirituel quel'état monastique qui devrait êtreconsidéré comme le plus mondainet le plus charnel de tous (18)".

L'affirmation de la "sainteté" dumariage nuance sérieusement celleselon laquelle Luther est l'inven­teur du mariage civil. Commecette dernière, elle contribuecependant à ruiner la doctrineromaine. En effet, ce n'est pasparce que l'Eglise le déclare tel,que le mariage est saint; c'estparce qu'il est reconnu comme telpar la foi appuyée sur l'Ecriture.

Mais surtout, en soulignant l'ins­titution divine du mariage, Lutherrejette clairement l'idéal du célibat,proposé par l'Eglise. Hommes etfemmes ayant été faits par leCréateur pour s'unir, se marierconsiste à "obéir à l'ordre naturelet divin". Il existe, certes, selonMatthieu 19,2, des "eunuques" par

17) De la captivité babylonienne, MLO II, 237.18) Formulaire, p. 51.

Fac-RéjlexiQn n016

Page 7: L'ENSEIGNEMENTDE LUTHER SUR LE MARIAGEflte.fr/wp-content/uploads/2015/08/FR16... · biographie de Martin Luther, indi vidu de sexe masculin et qui, de surcroît, s'estmarié en 1525,

nature, et il peut, dans des casrarissimes, en exister par vocationspéciale, destinée à "multiplier lesenfants spirituels (19)". Mais selnarier est la règle ; c'est une ques­tion d'obéissance.

Notons aussi que Martin Luthertire du texte biblique d'institutiondu mariage (Gn 2,23) une magni­fiq ue description de l'affectionconjugale "qui appelle une pleineet heureuse association, d'amourcertes, mais aussi de sainteté". Ilplace dans la bouche d'Adam,"reconnaissant Eve", ces mots :"J'ai vu tous les animaux (... ) etles femelles qui sont données pourla multiplication et la conservationde l'espèce : elles ne font pas monaffaire. Mais voici maintenantcelle qui est chair de ma chair (... )et c'est avec elle que je désirevivre et seconder la volonté deDieu par la prolifération de mesdescendants." Commentant le motishah (femme, féminin de ish,homme), il ajoute: "Une telleappellation contient une admirableet heureuse description de l'unionconjugale, dans laquelle ( ... ) lafemme rayonne de tous les rayonsde son mari. En effet, tout ce qu'ale mari, la femme l'a et le possède19) De la vie conjugale, MLO III, 229.

Fae-Réflexion n016

aussi. Non seulement les bienssont en commun, mais les enfants,la nourriture, le domicile. Et lesvolontés aussi sont pareilles. Lamari ne diffère donc de la femmeque par le sexe : à tout autre égardla femme, c'est le mari (20)."

Le mariage n'est pas saintparce que l'Eglise le déclaretel; c'est parce qu'il estreconnu tel par la foiappuyée sur l'Ecriture.

Nous trouvons des accents ana­logues dans une page du traité Dela vie conjugale où, s'appuyantsur Proverbes 18,22, le réforma­teur établit une distinction entreavoir et trouver une femme, c'est­à-dire la découvrir comme un donde Dieu pour vivre avec elle danscette constante certitude. "Beau­coup, dit-il, ont des femmes, maispeu trouvent des femmes.Pourquoi? Ils sont aveugles, inca­pables de remarquer que la viequ'ils mènent avec une femme estl'œuvre et le bon plaisir de Dieu.S'ils découvraient cela, aucunefemme ne serait trop laide, tropméchante, trop grossière, troppauvre, trop malade pour qu'ils ne20) Cours sur la Genèse, MLO XVII, 129 s.

45

Page 8: L'ENSEIGNEMENTDE LUTHER SUR LE MARIAGEflte.fr/wp-content/uploads/2015/08/FR16... · biographie de Martin Luther, indi vidu de sexe masculin et qui, de surcroît, s'estmarié en 1525,

trouvent en elle une profonde joie,parce qu'ils pourraient toujoursrappeler à Dieu son œuvre, sacréature et sa volonté. Et parcequ'ils verraient que cela est le bonplaisir de leur Dieu, ils pourraientgoûter la paix dans la peine, et leplaisir au milieu du déplaisir, laj oie au milieu de l'affliction,comme les martyrs dans la souf­france. Notre seule erreur est quenous jugeons l' œuvre de Dieud'après notre sentiment et quenous regardons, non à sa volonté,mais à notre intérêt. ( ... ) Rienn'est si mauvais - même la mort ­qui ne devienne doux et supportablepourvu que je sache avec uneentière certitude que cela plaît àDieu. (21)"

. C'est pour combattre lepéché qui s'est installédans la relation conjugaleque Dieu a donné un com­mandement relatif aumariage (Eph 5,22-29).

Ainsi, le fait que le mariage estinstitué par Dieu jette une lumièreparticulière sur la vie du couplechrétien. Comme toutes choses, lemariage est cependant perturbé par21) De la vie conjugale, MLO III, 243 SS.

46

le péché, et c'est pourquoi Lutherdirige maintenant nos regards surles panneaux du triptyque auquelnous avons comparé l' enseigne­ment du Traubüchlein.

LA LOI, LA CROIX ETL'EVANGILE DANS LEMARIAGE.

Pour combattre le péché qui s'estinstallé dans la relation conjugale,Dieu a donné un commandementrelatif au mariage. Luther le trouvedans le célèbre chapitre 5 de lalettre aux Ephésiens, dont il citesuccessivement les versets 25 à 29,puis 22 à 24 (22). Il n'est certaine­ment pas nécessaire de les repro­duire ni de les commenter eneux-mêmes ici, mais prêtons atten­tion à l'ordre dans lequel Lutherles énonce ; cela nous incite à diremaintenant quelques mots de laplace qu'il accorde à la femme.

D'une manière générale, les his­toriens insistent sur le fait queLuther valorise la femme, et cejugement correspond à celui descontemporains du réformateur.C'est ainsi que des envoyés duDuc (catholique), Georges de Saxe,prenant connaissance du traité De22) Formulaire, pp. 53 s.

Fac-Réjlexion n016

Page 9: L'ENSEIGNEMENTDE LUTHER SUR LE MARIAGEflte.fr/wp-content/uploads/2015/08/FR16... · biographie de Martin Luther, indi vidu de sexe masculin et qui, de surcroît, s'estmarié en 1525,

la vie conjugale, se sont écrié: "Ilne serait pas bon pour nous, lesépoux, que nos femmes lisent celivre! "

Nous avouons que nous serionspersonnellement plus prudent dansnotre appréciation. La conceptionque Luther a du mariage n'est-ellepas centrée sur l'homme et profon­dément patriarcale? N'a-t-il paseu pour les femmes qui meurent encouche, des paroles d'une duretéinhumaine ? Cette parole ne nousfait cependant pas oublier la partde vérité que contient le jugementdont nous avons fait état plus haut.Dans un contexte culturel - et reli­gieux! - qui considérait la femmecomme un être dangereux, commeune "hyène", comme un simpleinstrument de procréation ou deplaisir, le seul fait de proclamerqu'elle a, devant Dieu, la mêmevaleur que l'homme représente unpas important dans la bonne direc­tion. D'ailleurs, Luther ne s'est pascontenté d'une appréciation théo­rique ; il a également demandé auxmaris de "ne pas rager" contreleurs épouses ; il a condamné sansappel les nombreux Don Juan quis'éclipsaient, en ce temps-là déjà,après avoir séduit leurs belles et il

23) Ibid., p. 54.

Fae-Réflexion n016

a lutté avec acharnement pour lasuppression des bordels.

Toujours est-il que Lutherconnaît aussi les difficultés de lavie conjugale. C'est pourquoi, ilnous rappelle qu'au centre de tousles triptyques (de celui du mariageaussi) figure la croix, qu'il expliciteen citant dans le TraubüchleinGenèse 3,16-19, texte à proposduquel il faut noter que le passageconcernant la sanction de l'hommen'est pas oublié (23).

L'institution divine dumariage doit transformerla conception de l'étatconjugal.

La présence de ce thème ne sau­rait étonné quiconque sait que,pour Luther, la croix est le centrede toute théologie, même si, dansle contexte qui nous occupe, samention vise avant tout les nom­breux désagréments de la vieconjugale, dont certains, comme lanécessité de travailler dur pournourrir des bouches souvent nom­breuses, sont permanents, alorsque d'autres sont exceptionnels,comme la maladie ou la méchan­ceté du conjoint, dans lesquels leréformateur ne voit pourtant pas de

47

Page 10: L'ENSEIGNEMENTDE LUTHER SUR LE MARIAGEflte.fr/wp-content/uploads/2015/08/FR16... · biographie de Martin Luther, indi vidu de sexe masculin et qui, de surcroît, s'estmarié en 1525,

raison valable de "retirer la tête dunœud coulant", c'est-à-dire pourdivorcer (24).

Quoi qu'il en soit, la présence dela croix dans la vie conjugale estl'une des raisons majeures pourlesquelles le mariage mérite d'êtreappelé un "état spirituel", ce quiveut dire une situation qui imposele besoin d'une constante référenceà Dieu et d'une permanente dépen­dance de Dieu.

Or, c'est justement au-devant dece besoin que l'amour de Dieuvient par la consolation qu'il offre- et c'est le volet droit du triptyque- dans l'Evangile que Luther trouveen Genèse 1,27.28.30, à quoi ilajoute Proverbes 18,22 : "Celuiqui a trouvé une femme trouvera lebonheur et obtiendra la faveur duSeigneur (25)." Ces textes lui ins­pirent cette belle définition dumariage : "Ceux-là reconnaissentla vie conjugale qui croient ferme­ment que Dieu a lui-même instituéle mariage et qu'il a ordonnéd'unir l' homme et la femme etd'engendrer des enfants et d'en

24) De la vie conjugale, MLO III, 239. Dans lesecond cas cité, Luther est prêt à accepter le divorceà condition qu'il ne soit pas suivi d'un nouveaumariage. Tout le problème du divorce mériterait uneétude particulière. "Non, écrit Luther dans le traitéDes affaires conjugales de 1530, non, cher compa­gnon! Quand tu est lié à une femme, tu n'es plus un

48

prendre soin (26)."Trois idées capitales se détachent

de ces quelques lignes.- D'abord le rappel de l'institu­

tion divine du mariage : la prendreen considération transforme laconception de l'état matrimonial.Avoir la foi permet en effet de"reconnaître" la vie conjugale etde renoncer à la regarder avec lesseuls yeux de la froide raison.

"Quand la sage prostituée, la rai­son naturelle (... ), considère la vieconjugale, elle fait la moue et dit :"Hélas! devrais-je vraiment bercerl'enfant, laver les langes, faire lelit, sentir la puanteur, veiller lanuit, prendre garde à ses cris, guérirsa teigne et la variole, puis soignerla femme, la nourrir, travailler,prendre souci de ceci et souffrircela, et endurer tous les autresdésagréments et peines que l'étatconjugal enseigne? Ah ! serais-jeà ce point prisonnier? 0 malheu­reux, pauvre mari! Tu as prisfemme ? .. Fi donc ! Fi ! quellemisère et quel désagrément ! Ilvaut mieux demeurer libre (... ).

libre seigneur! Dieu te force à demeurer avecfemme et enfant, à subvenir à leurs besoins et à lesélever" (WA 30 III, 243). Malgré tout, il conçoitquelques cas où le divorce, qui relève, comme lemariage, de la juridiction civile, est possible.25) Formulaire, pp. 54 s.26) De la vie conjugale, MLO III, 242.

Pae-Réflexion n016

Page 11: L'ENSEIGNEMENTDE LUTHER SUR LE MARIAGEflte.fr/wp-content/uploads/2015/08/FR16... · biographie de Martin Luther, indi vidu de sexe masculin et qui, de surcroît, s'estmarié en 1525,

Mais que répond la foi chré­tienne ? Elle ouvre les yeux,considère en esprit toutes cesœuvres humbles, déplaisantes,méprisées, et s'avise que la faveurdivine les orne comme d'une parurefaite d'or et de diamants très pré­cieux; et elle dit : "0 Dieu! parceque je suis certain que tu m'as faithomme et que c'est de mon corpsque tu as engendré l'enfant, je saisaussi avec certitude que cela teplaît par-dessus toutes choses ; etje te confesse que je ne suis pasdigne de bercer l' enfançon, ni delaver ses langes, ni de prendre soinde lui et de sa mère. Comment ai­je pu, sans mérite, accéder à cettedignité d'avoir acquis la certitudede servir la créature et ta très chèrevolonté. Ah ! comme je veuxfi' acquitter de cette tâche de boncœur, fût-elle encore plus humbleet plus méprisée. Maintenant ni lefroid ni la chaleur, ni la peine ni letravail ne me rebuteront plus, carje suis certain que tu prends à celaton bon plaisir. (27)"

- En second lieu, le texte citésouligne l'importance de l'unionsexuelle qui conduit à la fécondité27) Ibid., p. 243.28) Pour les garçons, Luther indique l'âge de 20 anset pOur les filles celui de 15-18, alors que le droitCanonique le fixait respectivement à 14 et 12.

Fae-Réflexion n016

du couple. Luther souligne souventl'importance du "Soyez féconds etmultipliez" de Genèse 1,28. Celasuppose une vision réaliste - etmême souvent pessimiste - de lasexualité. A de très rares ,excep­tions près, celle-ci lui apparaîtcomme une nécessité. Elle estgénératrice de désordre et, en cesens, l'idée du "mariage-remède",auquel il est bon de recourir le plusjeune possible (28), n'est pas tota­lement absente des écrits luthé­riens (29). Mais, en général,elle esténoncée sous un aspect positif,présentant le mariage comme unlien protégé par Dieu, où la sexua­lité peut être vécue dans le consen­tement et le don mutuels. Lasexualité est, certes, marquée parle péché, mais pas plus qued'autres réalités humaines et, detoute façon, "Dieu épargne lesépoux par grâce, parce que l'ordreconjugal est son œuvre, et même ilconserve, au milieu du péché etpar son moyen, tout le bien qu'il ya implanté en le bénissant (30)". Ya-t-il plus belle façon d'exprimerla bonne nouvelle de la victoire surle péché que de dire, comme

29) Ainsi, dans le Sermon sur l'état conjugal de1519, Luther déclare que "l'état de mariage res­semble à C... ) un hospice pour malades".30) De la vie conjugale, MLO III, 251.

49

Page 12: L'ENSEIGNEMENTDE LUTHER SUR LE MARIAGEflte.fr/wp-content/uploads/2015/08/FR16... · biographie de Martin Luther, indi vidu de sexe masculin et qui, de surcroît, s'estmarié en 1525,

Luther vient de le faire, que c'est àtravers et par le moyen du "péchéde chair" que Dieu maintient sacréation?

En effet, le réformateur voit dansle "Soyez féconds et multipliez"plus qu'une loi à laquelle lesconjoints devraient tout simplementse soumettre. Il y voit une paroletoujours active de Dieu par laquellecelui-ci continue son œuvre créa­trice et à l' efficacité de laquelle ilest pour ainsi dire impossible de sesoustraire. Il écrit : "Cette paroleque Dieu prononce : "Croissez etmultipliez", n'est pas un comman­dement ; elle est plus qu'un com­mandement; elle est une œuvredivine qu'il ne nous appartient pasd'empêcher ou de négliger, maisqui est aussi nécessaire que le faitque je sois homme (... ). De mêmeque Dieu n'ordonne à personned'être homme ou femme, maisœuvre en sorte que l'on est néces­sairement l'un ou l'autre, de mêmeil n'ordonne pas aux hommes de semultiplier, mais il œuvre de tellemanière qu'ils se multiplient néces­sairement (31)." Quoi d'étonnant àce que Luther approuve la belleaffirmation de Saint Cyprien, selon31) Ibid., p. 226.32) Ibid., p. 244.33) Ibid., p. 248.

50

laquelle "on doit embrasser l'enfantqui vient de naître en l~honneur desmains divines surprises en pleineaction (32)" ?

C'est, par conséquent, à justetitre que le texte cité insiste sur cedernier aspect de la vie conjugalequ'est l'éducation des enfants. Onsait que Luther voit dans le faitd'''éduquer des enfants pour le ser­vice de Dieu (... ) l'œuvre la plusnoble et la plus précieuses qui soitsur terre" (33), et qu'il s'est lui­même consacré à cette œuvre aveczèle tant dans son propre foyer quedans l'Eglise.

Mais cela est une autre questionqu'il ne nous appartient pas detraiter maintenant. Pour l'instant,contentons-nous de donner unedernière fois la parole à Luther quinous montre, en commentant 1Corinthiens 7, comment le mariageest un excellent banc d'essai aussibien pour la foi que pour lesœuvres.

Il écrit: "Regarde et tu compren­dras ( ... ) que l'état conjugal est,par nature, tel qu'il pousse, pro­pulse, contraint l'homme à entrerdans l'état spirituel le plus inté­rieur et le plus élevé, à savoir lafoi, ( ... ) qui est entièrement sus­pendue à la Parole de Dieu ( ... ).

Eae-Réflexion n016

Page 13: L'ENSEIGNEMENTDE LUTHER SUR LE MARIAGEflte.fr/wp-content/uploads/2015/08/FR16... · biographie de Martin Luther, indi vidu de sexe masculin et qui, de surcroît, s'estmarié en 1525,

Mais l'état conjugal n'exerce passeulement le cœur et l'hommeintérieur pour Dieu par la foi ; ilexerce aussi l 'homme extérieurdans les œuvres, en sorte que l'étatconjugal fait progresser aussi bienla foi que les œuvres, qu'il est une

aide aussi bien pour le corps quepour l'âme, qu'il en prend soin etles conduit sur le bon chemin (34).

A.G.

34) Sur le mariage et le célibat, WA 12, 107 s.

A quel moment renouvelerson abonnement à FAC-REFLEXION ?

C'est simple:c'est écrit sur l'étiquette de l'enveloppe!

Jean DUPONT47, rue de la Meuse09176 LILLE

L'abonnement de Jean Dupontcommence au n° 11 et s'achève au n014.

Quand il reçoit le n014, l'étiquette signaleque son abonnement est à échéance etdoit donc être renouvelé.