58
Université de Lyon Université lumière Lyon 2 Institut d'Études Politiques de Lyon L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne Application de l’approche compétence, le cas d’une PME de services Hélène Picard Mémoire de Séminaire Entreprises et société : grands débats contemporains 2008 – 2009 Sous la direction de Benjamin Dubrion - Maître de conférences en sciences économiques, Université Lumière-Lyon II, Directeur du mémoire Membres du jury : Bernard Baudry – Professeur en sciences économiques, Université Lumière-Lyon II

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · développement du capital immatériel (intellectuel

Embed Size (px)

Citation preview

Université de LyonUniversité lumière Lyon 2

Institut d'Études Politiques de Lyon

L’entretien annuel d’évaluation, entrerationnel et rituel : du contrôle dansl’entreprise moderneApplication de l’approche compétence, le cas d’unePME de services

Hélène PicardMémoire de Séminaire

Entreprises et société : grands débats contemporains2008 – 2009

Sous la direction de Benjamin Dubrion - Maître de conférences ensciences économiques, Université Lumière-Lyon II, Directeur du mémoire

Membres du jury : Bernard Baudry – Professeur en sciences économiques, Université Lumière-Lyon II

Table des matièresRemerciements . . 5Introduction . . 6Partie 1. Evaluer la compétence: l’entretien individuel, outil privilégié . . 9

Chapitre 1. Les fondements historiques et théoriques de l’évaluation individuelle : lemodèle de la compétence . . 9

I/ Les contours du modèle de la compétence . . 9II/ A la recherche de la compétence : qu’est-ce qu’on entend par la « compétence ». . 13

Chapitre 2. L’évaluation individuelle, première et principale application du modèle de lacompétence . . 15

I/ La gestion des compétences au cœur des nouvelles préoccupationsmanagériales . . 15II/ L’évaluation, incarnation managériale du modèle de la compétence? . . 19

Partie 2. Observation : L’entretien, un dispositif au cœur d’enjeux organisationnels forts . . 23

Chapitre 3. L’entretien dans l’entreprise B, une mise en œuvre des intentions degouvernance rationnelle . . 23

I/ Une PME à part . . 23II/ Rationalité et transparence : des exigences pour des procédures efficaces etmodernes . . 25II/ Le décalage entre les discours et les usages : premières contradictions . . 28

Chapitre 4. La construction du système d’évaluation de l’entreprise β, exigencesapparentes et sous-jacentes . . 31

I/ Au cœur des attentes, la fonction de dialogue entre le management et lepersonnel . . 31II/ Observation : de l’utilité dans la formation d’une « confiance organisationnelle ». . 32

Partie 3. L’appréciation des personnels, outil de la domination intériorisée . . 36Chapitre 5. Le paradoxe de l’évaluation dans les entreprises: quand « évaluer n’est pasexpliciter » . . 36

I/ Expliciter, un danger pour l’organisation . . 36II/ La dimension métonymique de l’entretien : un masque du contrôle . . 39

Chapitre 6 : La compétence, de la valorisation des individus a la « domination douce » . . 43I/ La compétence: illustration d’un renouvellement des modes de contrôle despersonnes . . 43 II/ Acceptation et internalisation : la force de la domination douce . . 46

Conclusion . . 49Bibliographie . . 51

Ouvrages . . 51Articles de revues . . 52Ressources en ligne . . 52

Annexes . . 54Annexe 1 . Liste et définitions des sigles employés . . 54

Annexe 2 . Schéma : Une gestion des compétences au service de la stratégie etde l’organisation . . 54Annexe 3 . Entretien avec Jean-Jacques Becouze, Président de la PME « β ». . . 55Annexe 4 . Questionnaire : Le vécu de l’évaluation au sein d’une PME de services . . 55Annexe 5. Support d’évaluation de l’entreprise β . . 56Annexe 6 . Fiche de synthèse de l’évaluation annuelle . . 56Annexe 7. Schéma : L’entretien d’évaluation selon le concept lacanien demétonymie . . 57

Résumé / Abstract . . 58

Remerciements

PICARD Hélène_2009 5

RemerciementsJe souhaite profiter de ces quelques lignes pour remercier l’ensemble des personnes qui ontcontribué à l’aboutissement de ce mémoire, et spécialement :

Mon directeur de mémoire, M. Benjamin Dubrion, dont la patience, l’écoute, les remarques,les conseils me furent plus que précieux pour mener à bien ce travail.

Mes interlocuteurs du cabinet Becouze et Associés, et nommément M. Jean-Jacques Becouzequi fut mon correspondant principal pour l’étude menée : l’intérêt porté à ce projet, et le tempsaccordé par chacun des associés et des collaborateurs fut sincèrement apprécié et incontestablementenrichissant.

Mes amis, qui par leurs réflexions, leurs encouragements et simplement par leur présencefurent d’un soutien sans égal ; une pensée particulière va à Camille Möenne-Loccoz et MarineRicard pour leur hospitalité d’un été.

Enfin, je remercie l’ensemble de mes professeurs de l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon,qui au travers de ces quatre années de cursus, m’ont donné les moyens de mener de la réflexionque je présente ici, et qui je l’espère, communiquera à ses lecteurs l’intérêt que je lui ai portée.

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

6 PICARD Hélène_2009

Introduction

En 2001, 73%1 des cadres d’entreprises de plus de 500 salariés déclaraient avoir eu unentretien annuel d’évaluation. Cette généralisation commençait alors à se diffuser aux pluspetites entreprises, concernant déjà 26% des cadres de structures de moins de 50 salariés,et l’on peut raisonnablement penser que ces proportions se sont accrues depuis. Lesdiscours managériaux le présentent comme indispensable, incontournable, et en sommeune évidence de l’entreprise moderne ; questionnons l’évidence.

Comprendre les enjeux apparents et sous-jacents de ces nouvelles pratiques seral’objet de ce mémoire, avec l’ambition d’en tirer une perspective critique de l’entreprisecontemporaine telle qu’elle y apparaît. Le propos de cette introduction est de retracer ladémarche de recherche qui a conduit au travail que vous tenez à présent entre les mains.Après avoir posé l’intérêt du sujet dans le cadre du séminaire « Entreprises et sociétés,grands problèmes contemporains » et les questions qu’il soulève, nous présenteronsle cadre et la méthodologie suivie pour le cas pratique ; puis nous présenterons noshypothèses de recherche ; avant d’annoncer la problématique et les grandes lignes de notredémonstration.

Un « grand problème contemporain »Dans les années 1980, l’entreprise et ses transformations rentrent au cœur des

questions publiques2. La montée du chômage et les mutations des organisationsproductives ouvrent la voie à l’idée de « moderniser sans exclure », ceci devant passerpar une revue des critères de formation et de reconnaissance de la valeur du travail. Ondélaisse alors les systèmes dits « de la qualification » (qui établissait par un système deconvention collective un rapport stable entre valeur d’usage et valeur d’échange du travail)pour la compétence, avec l’objectif de parvenir à répondre aux besoins d’anticipation etd’adaptation des entreprises tout en intégrant les franges de la population active les plusfragiles. On veut par exemple valoriser les compétences des jeunes non diplômés, oumaintenir l’employabilité des anciens ouvriers de la sidérurgie en crise : ce sont en touscas les promesses de la GPEC, la Gestion Prévisionnelle de l’Emploi et des Compétences.Mais peu après, ce sont des discours moins « humanistes » qui occupent les débats : onprône plus clairement la nécessité de repenser les modes d’organisation de la main d’œuvreet la relation salariale dans un contexte de « grands défis »3 pour l’entreprise. On évoquepar ce terme les nouveaux déterminants de la compétitivité (knowledge management,dématérialisation, externalisation) et de l’efficacité (accélération, réactivité).

Particulièrement, on souligne que cette popularisation de la notion de compétences’inscrit en effet dans le contexte de la montée en puissance de l’économie ditede la connaissance, dans laquelle la compétitivité est associée à la détention et audéveloppement du capital immatériel (intellectuel et humain). Au cœur de l’économie dusavoir, il y a les agents et leur capacité à mettre en œuvre les ressources immatérielles :

1 Source Apec, enquête annuelle 2001.2 Cavestro W., Durieux C., MontchartreS., Travail et reconnaissance des compétences, Paris, Economica – collection

Connaissance de la gestion, 2007, Chapitre introductif3 Cannac Y., La bataille de la compétence, Paris, Hommes et techniques, 1985

Introduction

PICARD Hélène_2009 7

on est bien dans une nouvelle conception de la productivité, qui, loin d’être limitée aurapport output / durée du travail, réside bien dans la création de valeur.L’enjeu clé, c’estdonc la compétence, qui amène à une redéfinition d’une échelle de la mesure du travail.Ainsi, l’entreprise ne pouvant plus offrir de garantie de stabilisation, la valorisation descompétences doit permettre la mobilité et l’employabilité des personnes sur le marchédu travail. En contrepartie, les salariés s’engagent par leur mobilisation dans le travail etleur contribution à l’acquisition d’une compétence collective propre à l’entreprise et facteurdéterminant de sa réussite. Ces nouvelles approches gestionnaires placeraient donc enleur centre les hommes et leurs compétences, considérés comme un part déterminantedu capital immatériel de l’entreprise. Evolutives, celles-ci impliquent la nécessité d’uneprise en compte managériale anticipée de la gestion des hommes comme contribution à laperformance. De plus, on bascule de la prescription et du contrôle direct par la hiérarchievers la prise en compte des initiatives, des autonomies, des apprentissages. Pour répondreà ces nouveaux mots d’ordre, on fait entrer dans la relation salariale une problématiqued’évaluation objective et rationnelle des contributions, pour en déduire les rétributionsappropriées.

Toutefois, le basculement vers les logiques de la compétence, s’il replace le travailleurau centre de son travail, continue de soulever des interrogations. Les débats accusentnotamment le développement de ces outils de management, présentés par leurs défenseurscomme une nécessité en termes de gestion anticipatrice, d’encourager des tendances àl’individualisation des relations de travail. Pourtant leur « popularité » parmi les gestionnairesne fait aucun doute, et le grand nombre de travaux publiés sur le sujet développent surtoutdifférents points de vue sur des moyens d’amélioration de leur efficacité de mesure, depertinence, de rationalité – sans remettre en question leur néecssité.

Plusieurs questions demeurent quand même en suspens, et face à l’ancrage de plusen plus net de ce modèle dans les pratiques gestionnaires « quotidiennes » il nous paraîtplus qu’important de s’y confronter : en cela, le sujet de l’évaluation individuelle du travailet des compétences est un grand problème contemporain. Posons-nous ces questions :les objectifs de valorisation des individus par une objectivation de leurs compétences et deleurs potentiels sont-ils réalistes ? Comment se construit la cohérence entre objectivationdes critères et évaluation individuelle donc nécessairement différenciée ? Les bénéficesde ces nouvelles approches gestionnaires sont-ils aussi partagés que le proclamaient lesintentions de départ ?

L’étude de terrain a été réalisée en deux temps, avec un entretien exploratoire puis unenvoi de questionnaire répondus à distance. L’entretien exploratoire a été réalisé le 21 mars2009 avec le Président de l’entreprise β, à son domicile. Il a duré 40 minutes, consistanten un échange structuré autour de sept questions ouvertes, portant sur l’approche del’entreprise sur les démarches compétences, puis sur la place du processus d’évaluationdans la stratégie managériale de l’entreprise. L’échange a été enregistré et retranscrit4, eta fait l’objet de plusieurs réécoutes afin d’en retirer une première base pour une hypothèseintuitive (cf. infra).

Ensuite, un second questionnaire5 a été élaboré pour une réponse à distance afin deconfronter la vision managériale recueillie avec celle de l’ensemble des collaborateurs. Lechoix de la méthode du questionnaire par correspondance a été décidé face à l’impossibilitéde faire concorder les possibilités de présence de nos interlocuteurs. Composé de huit

4 Voir en annexe : Annexe 35 Voir en annexe : Annexe 4

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

8 PICARD Hélène_2009

questions principalement ouvertes portant sur leur expérience du dispositif d’évaluation, ila été adressé le 18 avril 2009 aux associés qui l’ont visé et transmis à l’ensemble desquarante collaborateurs ; les réponses ont suivi dans un délai de trois semaines, renvoyéesdirectement et anonymées, avec un taux de participation de 70% parmi les associés (quatresur six) et de 15% parmi les collaborateurs (six sur quarante). Etant donné la dimension del’entreprise, nous ne joignons pas les questionnaires en annexes pour préserver l’anonymatdes réponses ; les réponses ont été intégrées à l’étude. Il n’est précisé les informations quipermettraient éventuellement une identification que quand cela servait réellement le propos,le reste du temps nous avons préservé l’anonymat autant que possible, conformément auxengagements pris auprès de l’entreprise et des collaborateurs.

Des hypothèsesUne démonstrationA partir de cet angle, nous avons donc en charge de confirmer ou d’infirmer ces

hypothèses, et de répondre à nos questions, en mettant les différentes approches dela compétence en perspective à la fois avec nos lectures critiques, et nos observationsde terrain. La problématique qui guide notre démonstration peut se formuler de lamanière suivante : l e modèle de la compétence, identifié comme le renouveaude la valorisation des capacités individuelles dans le travail, a pris pour formedes pratiques managériales où l’individualisation s’exprime dans des systèmesd’évaluations dont la mise en œuvre rationalisée en même temps que ritualisée sèmele trouble quant aux objectifs desservis.

Pour y répondre, nous suivrons un plan en trois parties et six chapitres :

Partie 1. Evaluer la compétence: l’entretien individuel, outil privilégié

PICARD Hélène_2009 9

Partie 1. Evaluer la compétence:l’entretien individuel, outil privilégié

En constatant, ce qui est devenu quasi banal, le dépassement du taylorisme – et cebien qu’il en reste des traces voire qu’on y revienne dans certains secteurs ou certainsgroupes – on reconnait la remise en cause du poste de travail. Dans cette partie, nousappréhendons d’abord dans un premier chapitre les contours du nouveau modèle productifcensé « remplacer » le modèle fordiste, le « modèle de la compétence ». Nous essayonsde saisir une image nette de ce qu’est la compétence, ce nouveau repèrede la valeur dutravail et du travailleur. Puis dans un second chapitre, nous comprenons ce qui fait de lagestion des compétences une préoccupation centrale des managers de l’ère postfordiste,et de l’entretien une pièce incontournable des nouveaux arsenaux gestionnaires.

Chapitre 1. Les fondements historiques et théoriquesde l’évaluation individuelle : le modèle de lacompétence

Dès les années 1980, plusieurs experts ont tenté de construire une définition opérationnellede ce que pouvait être ce modèle de la compétence comme nouveau modèle productif,et ce que par conséquent serait cette compétence, avantage compétitif de la nouvelleorganisation. Il s’agissait aussi de donner des contenus concrets aux compétences qui,rendant (relativement) obsolètes les systèmes de classification des emplois « tayloriens »,étaient en passe de devenir la nouvelle référence du jugement de la valeur du travailleur.Vingt ans après, voyons quels enseignements nous pouvons en tirer.

I/ Les contours du modèle de la compétence

A. Les objets du bouleversementL’organisation fordiste, qui va être le vecteur de ce changement civilisationnel et le lieu desa concrétisation via le poste de travail, est ainsi caractérisée d’une part par une divisiondu travail très forte, et d’autre part par un degré de prescription remarquablement élevé,ce qui aura pour conséquence une séparation des deux « objets », objets autrefois réunisdans les activités artisanales ou paysannes, que sont le travail et le travailleur6. Ainsi, letaylorisme reprend les fondements de l’économie politique, notamment par Adam Smithqui, avec la théorie des avantages comparatifs pose la division du travail comme source del’enrichissement par l’exploitation des dotations factorielles des territoires. Transposée dans

6 Zarifian P. (1999), op. cit.

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

10 PICARD Hélène_2009

l’entreprise, cela donne l’idée d’une rationalisation des processus, avec une décompositiondes processus de travail à l’extrême, c’est-à-dire tâche par tâche. Le degré de prescriptionest de même poussé à son maximum, avec les dispositifs de chronométrage, et la miseen place d’une très forte discipline de travail, sur la présence et les horaires en particulier.Dans cette nouvelle conception, on a alors une séparation entre le travail, réduit à une suited’opérations rationalisables, quantifiables et organisables logiquement, et le travailleur, quin’est qu’un « porteur de capacités » requises par la tâche à laquelle on l’assigne – travail ettravailleur sont réunis seulement dans le poste de travail. Cette organisation scientifique dutravail s’est développée dans un environnement économique de croissance stable (« LesTrente Glorieuses »), dominé par les activités industrielles ; or, ces grands traits vont êtredès la fin des années 1970 profondément déstabilisés, pour donner à voir l’émergence d’un« nouveau travail », de nouveaux contours pour l’activité productive des sociétés modernes.

B. 3 mutations : évènements, service, communicationRevenons donc sur les déstabilisations qui amènent à une révision de ces modesd’organisation. Zarifian identifie pour cela trois mutations essentielles depuis une trentained’années – l’évènement, la communication et le service – qui ont induit une redéfinition du

contenu du travail 7 .

Dans l’ensemble des activités, il faut d’abord faire face aux évènements qui ne sontpas prévus par le taylorisme. Ceux-ci peuvent être compris comme des « aléas » dessystèmes de production (changements, dysfonctionnements), ou bien des « interpellations »de l’environnement de l’entreprise (nouvelles attentes des clients-consommateurs, besoinsd’innovation face à la concurrence), en somme tout ce qui n’est pas entièrementprogrammable mais peut avoir un caractère déterminant dans la réussite de l’activité deproduction. Pour l’organisation, il s’agit d’accroître sa maintenabilité, entendue commesa capacité à optimiser la structure de production (la maintenir en usage voire effectuerles corrections nécessaires), en insistant notamment sur sa résilience (continuité dufonctionnement) et une mutualisation des fonctions accrue (utilisation d’une même fonctiondans plusieurs contextes). Quant à la valeur de l’opérateur, elle ne se saisit plus dansl’accomplissement de tâches prédéfinies. Sa compétence réside désormais dans sacapacité à faire face à cet environnement mouvant en prenant le risque de l’expérimentation,afin de trouver des réponses innovantes à des problèmes nouveaux.

C’est la spécificité du travail humain qui est recherchée, même avec l’apparition dessystèmes experts qui réintroduisent de l’automatisme dans la gestion de l’évènement.Surtout, les activités de service, où l’opérateur est fréquemment confronté directement auclient ou à l’usager, ont pris une part croissante dans l’économie, induisant une richesseaccrue des évènements à affronter et une nécessaire attention à la qualité de la réponsede l’organisation.

Dans un deuxième temps, le modèle de la compétence nait de la prise de conscienceque désormais, il n’est de travail sans communication – dans l’entreprise contemporaine« travailler, c’est au moins partiellement, communiquer »8. Cela va bien au-delà d’unecoordination ou d’un simple échange d’informations qui reprendrait la « pente » de ladivision des tâches. En effet, en réponse à l’importance prise par les évènements, ils’agit d’établir les conditions d’interaction optimales entre opérateurs en posant les bases

7 Zarifian (1999), op. cit., p. 35-48.8 Zarifian, ibid., p. 41

Partie 1. Evaluer la compétence: l’entretien individuel, outil privilégié

PICARD Hélène_2009 11

d’une compréhension commune et d’une confiance réciproque. Face à l’impossibilité de« programmer » le travail, les organisations ont besoin de s’assurer que les membres vontpouvoir agir dans une direction commune afin que le projet de production ne perde pasde sa cohérence. Un travail de qualité supposera une sorte de base de connaissancecontextuelle commune, définissant le « rayon » d’action et d’interaction des travailleurs.Plus : si la compétence présuppose la communication, il y a l’idée que, face à l’évènement,« la situation communicationnelle crée la compétence […] par confrontation [du savoir-fairede l’expert] avec d’autres savoir-faire individuels mis en commun »9. Ces « transactions »de connaissances, d’informations, parce qu’elles permettent de répondre aux nouveauxbesoins de l’organisation tant en termes de réactivité que de qualité, sont donc bien au cœurde ce que l’on a appelé le modèle de compétence.

Enfin, le contenu du travail est enrichi d’une véritable « dimension service ». Désormais,tout travail consiste à engendrer un service. Celui-ci est compris comme « toute modificationdans l’état ou dans les conditions d’activité d’un autre […] qu’on appellera : destinataire duservice »10 . En effet, la notion de destinataire devient centrale dans le « nouveau travail ».C’est en fonction des attentes du destinataire du bien qu’il produit ou du service qu’il fournitque le travailleur va orienter son activité. Il faut ajouter que la nouveauté réelle de cette entrée du marché dans la production vient de ce qu’elle n’affecte plus seulement la fonctioncommerciale, mais est intégrée par l’ensemble de l’organisation. Cela est notamment visibledans les établissements par les démarches systématisées de suivi qualité. La recherche dela qualité est en effet au cœur d’un mouvement de développement d’outils de gestion quiimpliquent de manière croissante l’ensemble des services concourant à la satisfaction desbesoins, exprimés ou non par les clients.

A l’instar de la politique nationale du Japon d’après-guerre qui avait fait de la qualitéun impératif de la reconstruction économique, avec les techniques développées à partirdes années 1970 au sein de l’entreprise Toyota, notamment le juste-à-temps et plusgénéralement un large décloisonnement des services. Ce management de la qualitérecherche en effet une amélioration continue des résultats par une gestion optimale des fluxmatériels et immatériels qui suppose l’implication de l’ensemble des fonctions : ressourceshumaines, recherche et développement, production, marketing… Ce mouvement d’entrée

du service à part entière dans la production – la « servuction » selon Jean Gadrey 11 –

a aussi bénéficié des apports théoriques d’économistes se réclamant d’une recherche dela « qualité totale » (ou TQM, Total Quality Management) reposant sur un contrôle continu,tout au long des process, et un management actif de sélection et d’implication des ouvrierspour lesquels l’instruction et la communication sont des points central pour remplir l’objectifconstant d’amélioration. D’où le nom de ce mouvement : on se situe dans une approchesystémique de l’organisation. Les bases théoriques en ont été posées dans un ouvrage deWilliam E. Demming 12qui y énonce Sept « Obstacles Mortels » et Quatorze « PrincipesClés » pour une transformation de l’efficacité entrepreneuriale. Il suggère notamment pourle champ de la gestion RH une attention particulière aux notions de dialogue, d’ouvertureet de souplesse (invitant ainsi à « Repousser la Peur », « Abattre les Barrières» et éliminertous les dispositifs par objectifs qui rigidifient le système et divisent les équipes).

9 Le Boterf, De la compétence : Essai sur un attracteur étrange, Paris, Les Editions d’Organisation, 1995, p. 4210 Zarifian, ibid., p. 4511 Gadrey, L’économie des services, Paris, La Découverte,199612 Demming, Out of the Crisis, Boston, MIT Press, 1986, p. 23-24

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

12 PICARD Hélène_2009

On note que la prise en compte des attentes s’est d’ailleurs élargie aux différentesparties prenantes de l’activité de l’entreprise : clients donc, mais aussi actionnariat,partenaires, et progressivement (c’est le sens de l’apparition des questionnements deresponsabilité sociale et sociétale de l’entreprise) à la société civile. La notion, de primeabord subjective, de « qualité » et de « service » est peu à peu objectivée dans l’élaborationde standards et de normes (notamment les normes ISO – on citera en particulier ISO9001, « Systèmes de management par la qualité – Exigences »). Ceci se retrouve aussiau sein des organisations par la rédaction de chartes professionnelles, ou encore par lesengagements dans des relations de longue durée des prestataires avec les destinataires.

C. Compétence et travail, ou « le retour du travail dans le travailleur »Une fois que l’on a compris comment ces trois grands mouvements de mutations secombinent en affectant progressivement – moins rapidement par exemple les activitésindustrielles que les activités de service – les fonctions de l’organisation, on saisit bienen quoi ce qu’on recouvre par le terme nouveau modèle de la compétence revient à uneimportante remise en cause de pans entiers du taylorisme, si ce n’est d’un démantèlementde ses logiques.

En premier lieu, on reprendra la formule célèbre de Zarifian selon lequel a lieu, grâceà cette nouvelle logique de la compétence, un « retour du travail dans le travailleur »13. Eneffet, le modèle de la compétence se substitue véritablement à une logique de métier etde poste de travail inhérente au taylorisme. On peut parler d’une vraie diminution (sinondisparition) du travail prescrit et standardisé, puisqu’il est devenu bien difficile d’en prédéfinirle contenu. Donc le taylorisme qui, pour reprendre l’analyse sociologique critique, estaliénant parce qu’il renvoie à un individu dépossédé de sa force de travail disparaît.

Avec l’effacement du travail prescrit ce qui devient déterminant c’est la capacité dutravailleur de répondre à la question : « Que dois-je faire, quand on ne me dit pas commentfaire ? ». Pour reprendre le cadre conceptuel que l’on vient de poser : avec l’entrée dansl’ère de la compétence, le travailleur doit prendre en compte la notion de service dans unespace libéré de la prescription, stimulé par le risque d’occurrence des évènements, ce quisuscite donc au plan organisationnel le dégagement d’un espace d’autonomie permettant àla compétence de s’exprimer, les espaces d’autonomies n’étant pas isolés mais bien reliéspar le développement de la communication. Le salarié (re)prend alors possession de sontravail : ce sont ces espaces d’autonomies qui permettent de réinvestir le travail « dans letravailleur », en le faisant passer d’un exécutant passif à un agissant impliqué.

Or, autonome, le travailleur devient aussi – c’est un autre point qui distingue ce modèledu taylorisme – responsable. Définissant un territoire d’intervention « décentralisée »l’organisation nouvelle signifie par là même qu’elle accorde sa confiance à ses membrespour exercer leur activité en son nom, mais elle n’en attend pas moins qu’ils lui rendent descomptes. « Lacompétence engage, nous dit Le Boterf, c’est toute la différence entre l’expertet le système expert. »14. Ainsi, le travail devient « le prolongement direct de la compétencepersonnelle »15 mobilisée et mise en œuvre par l’opérateur.

13 ZARIFIAN P., « La logique compétence, un enjeu de société », extrait d’un débat organisé par le CIBC de Nimes, animé parJoël JACOBI, journaliste et producteur à France 3 – Url : <http://pagesperso-orange.fr/philippe.zarifian/page14.htm >

14 Le Boterf G., De la compétence : Essai sur un attracteur étrange, Paris, Les Editions d’Organisation, 1995, p. 2815 Zarifian (1999) op. cit., p. 55

Partie 1. Evaluer la compétence: l’entretien individuel, outil privilégié

PICARD Hélène_2009 13

II/ A la recherche de la compétence : qu’est-ce qu’on entend par la« compétence »

A. Premières approches : les trois savoirsCe qui frappe lorsqu’on tente de définir ce qu’est « la compétence », en tant que nouvelleéchelle de la qualité et de la valeur du travail, c’est d’abord la polysémie du concept. En effet,l’innovation que constituait la trilogie, apparue dans les années 1960, savoirs, savoir-faire,savoir-être, si elle a eu pour effet de lancer les premières réflexions sur l’idée d’une « valeurajoutée humaine » au travail et donc de contribuer à la remise en question du taylorisme,est aujourd’hui quelque peu dépassée.

Attardons néanmoins sur l’avancée qu’elle a constituée, avec l’idée que la compétencene serait pas « une», mais serait faite de plusieurs composantes. Selon cette modélisation,la compétence pourrait être décomposée en trois savoirs types. On a les savoirs – entenduscomme l’ « ensemble cohérent de connaissances acquises par l’étude et l’apprentissage»16, les savoir-faire – les know-how, ou « compétences acquises par l’expérience dans lesproblèmes pratiques ou dans l’exercice d’un métier »17, et les savoir-être – plus difficilesà saisir, ceux-ci recouvrent un ensemble de normes de comportements associées à despratiques professionnelles, sociales, familiales...

Dans la pratique, accompagnant la perte d’influence du taylorisme, les organisationstentent de mettre en évidence les déterminants de la performance dans le travail nonprescrit. L’introduction des savoir-être comme critères à part entière et même de poids aumoins égal à ceux des savoirs et savoir-faire caractérise en fait surtout le détachement du« modèle de la qualification » dans lequel la valeur du travail (matérialisée par les niveaux desalaires conventionnels) était quasi-mécaniquement déduite des savoirs, objectivables parle niveau de diplôme, et des savoir-faire, considérés comme liés à l’ancienneté et au postede travail. On l’a dit, on ne conçoit plus le travail comme l’exécution efficace mais commel’exercice autonome de la compétence. Ainsi, la compétence se révèlerait dans « la mise enœuvre intégrée d’aptitudes, de traits de personnalité et aussi de connaissances acquises,pour mener à bien une mission complexe dans le cadre de l’entreprise qui en a chargél’individu. »18. La notion de savoir-être souligne l’importance fondamentale des capacitéscomportementales dans l’exercice du nouveau travail : puisqu’on ne dit pas « commentfaire », l’attitude, le comportement au travail devient un indicateur de compétence.

Ainsi, par les savoir-être entre en jeu une nouvelle dimension sociale et culturelle de lacompétence, qui tient tout à la fois des réseaux professionnels, des formations reçues, desressources informationnelles – de l’ensemble des réseaux dans lequel l’individu est intégré.Si « la culture donne forme à l’esprit »19, dans le modèle de la compétence les savoir-êtresont l’expression, dans le travail et les relations de coopération, des savoirs formalisés, desreprésentations, et de tout ce dont les expériences personnelles ont imprimé la culture dusujet. La compétence réside donc dans la mobilisation des savoirs et savoir-faire demandéspar le contexte de travail, mais aussi dans la communication de ces savoirs mobilisés. C’est

16 Grand Larousse en cinq volumes, volume 5, p. 276817 Larousse, ibid.18 Lévy-Leboyer (1996), op.cit., p. 2619 Bruner, cité par Le Boterf, op. cit., p. 39

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

14 PICARD Hélène_2009

ce que les savoir-être doivent pouvoir permettre au sujet, en lui fournissant la capacité demaîtrise des codes de communication appropriés dans le ou les milieu(x) où il exerce.

B. Une dynamique combinatoireUn problème posé par la conceptualisation de la trilogie est qu’elle va dans le sensde la tendance des organisations à se bureaucratiser, en décomposant les capacitésnécessaires à l’exercice des emplois selon les trois types de savoirs, risquant ainsi de lesfiger dans des descriptifs qui au bout d’un certain temps ne prennent plus en compte lesévolutions de l’environnement du poste (relations hiérarchiques, évolutions des techniquesou technologies utilisées) ou du travailleur (marges d’autonomie, pratiques, et aussi, voiresurtout, expérience acquise).

Tentant de proposer une définition de la compétence qui reste opérationnelle maispermette de sortir d’une conception rigide – des gammes de savoirs, déclinées en aptitudesattendues, et cætera… - certains auteurs retiennent alors son caractère dynamique : lacompétence, rappellent-ils, « se réalise dans l’action, elle ne lui préexiste pas »20. Dans cetteacception, c’est bien la pratique du travail qui conditionne le déploiement de la compétence.Les ressources – intellectuelles, cognitives, culturelles, comportementales, procédurales –de l’individu ne sont que des conditions, à la source, à l’ « amont » de la compétence quiest donc un processus de mobilisation, un « savoir construire » à partir de ce matériel dontil dispose. Il ne s’agit pas (ou pas seulement) d’appliquer parfaitement la même méthode, lemême raisonnement, mais justement de savoir le moduler selon les attentes de la clientèle,les contraintes de l’environnement. Tout travail étant une prise partielle d’informations, lacompétence réside de manière déterminante dans la sélection pertinente et l’organisationoptimale des ressources, « recomposition » continuelle des savoirs et savoir-faire.

D’autant plus que, on le garde à l’esprit, pour que la création de valeur ajoutée s’opère(et apporte le « service » recherché), la compétence suppose un enchaînement cohérentdes actes. Puisque le travailleur devient actif dans son travail, il faut que cela fasse senspour lui, et c’est en cela que la compétence est donc essentiellement un « savoir-agir »21.Ici encore, on insiste sur le caractère déterminant des représentations: on se fonde surl’hypothèse « d’un rôle actif des individus […] et l’absence d’homogénéité des individussupposés occuper le même emploi. En fonction de l’emploi dans lequel ils se projettent,ils mettent l’accent sur des points particuliers. De ce fait, ils ne mettent pas en œuvre etne développent pas tout à fait les mêmes savoirs. »22. C’est aussi le sens du concept deMichel Ochanine de l’ « image opérative », propre à chaque opérateur même pour dessituations de travail similaires. Quelque soit le travail, manuel ou intellectuel, il repose surles opérations cognitives de perception (prise partielle d’informations) et de mémorisationconduisant à l’élaboration d’une représentation intériorisée qui va guider le travail, qui tend àse simplifier (mettant en jeu un nombre de plus en plus réduit de variables) au fur et à mesureque s’accroît l’expérience. Son caractère dynamique justifie par ailleurs qu’on fasse aller lanotion de compétence au-delà de l’expérience : tous les individus ne vont pas acquérir lesmêmes compétences lorsque leur sont offertes les mêmes expériences.

L’importance des schémas cognitifs et des habitus comportementaux ne doiventtoutefois pas laisser à penser que les compétences ne sont que des qualités innées. Le

20 Le Boterf, op.cit., p. 1621 Le Boterf, op. cit., p.3222 De Bonnafos cité par Le Boterf, op.cit.., p. 25

Partie 1. Evaluer la compétence: l’entretien individuel, outil privilégié

PICARD Hélène_2009 15

« rôle actif » des individus réside justement aussi dans leur capacité à tirer le meilleurparti de leurs expériences par des effets de « boucles d’apprentissage ». Ces feedbacksconstructifs supposent une attitude critique face à la résolution de problèmes et une capacitéd’analyse des améliorations apportées pour en profiter activement. Dans cette perspective,ce qui importe davantage c’est d’être prêt à « apprendre à apprendre » et l’on pourraitainsi identifier des « méta-compétences »23 qui permettraient de favoriser cet apprentissage« à double boucle » dans le cadre du nouveau travail. Prendre des initiatives dans uncontexte de grande incertitude, gérer le traitement d’un grand nombre d’informations poursélectionner celles permettant la résolution du problème, faire preuve d’empathie et decompréhension relationnelle, et concevoir l’ensemble de l’organisation pour comprendre lesimpacts des décisions et les prendre de manière autonome en connaissance de cause.

Cette approche de la compétence donnent à voir une valorisation primordiale del’apprentissage permanent, qui se veut autonome et continu. Elle a aussi le mérite deramener au premier plan la communication et la compréhension, qui sont inhérentes àl’expression de toute compétence : or, si on parle de réalisation « dans l’action », on entendaussi nécessairement qu’elle s’exprime dans un collectif, qu’il soit un groupe de travail, ouplus largement toute l’organisation. Celle-ci, contrainte à des changements plus nombreux,plus rapides, plus profonds et plus « permanents » que par le passé, doit donc pouvoircompter sur la mobilisation des salariés dans le développement des compétences.

Pour cela, il lui faut mettre en place une démarche nouvelle : par delà la gestion dupersonnel et d’une politique de formation, la gestion des compétences est la question aucœur des évolutions des pratiques managériales.

Chapitre 2. L’évaluation individuelle, première etprincipale application du modèle de la compétence

Zarifian 24 situe ce « basculement brutal » de la compétence comme nouvelle référence

tout d’abord dans une rupture des modes de jugements évaluatifs des managers. Ona donc l’idée que au-delà des enjeux stratégiques au cœur de la nouvelle démarchecompétence, il y a non seulement une évolution de la matérialité du travail (ce que c’est que« travailler ») mais aussi un glissement qui a lieu dans les représentations des différentesparties prenantes. Que recherche-t-on? Et plus encore, que reconnaît-on? Nous voyonsdans un premier temps la place centrale des questionnements de la compétence dans lesnouvelles préoccupations gestionnaires. Puis l’on voit comment le dispositif d’évaluation del’entretien, apparu en France dans les années 50, devient dans la période récente et avecforce un outil central de l’entreprise contemporaine acquise au modèle de la compétence.

I/ La gestion des compétences au cœur des nouvelles préoccupationsmanagériales

23 Lévy-Leboyer (1996) op.cit, p. 13324 Zarifian (1999) op. cit., p.13-16

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

16 PICARD Hélène_2009

La compétence, une préoccupation managérialeL’entreprise fordienne garantissait, en échange de la subordination des salariés, unesécurité dans le cadre conventionnel des grilles de qualification, ou grilles Parodi (dunom des accords mis en place après-guerre) qui établissait un niveau de rémunérationet une progression interne stabilisée à partir de deux types de variables : d’une part, lescapacités individuelles repérables (acquis irréversibles identifiés par le titre de diplôme etl’ancienneté), et d’autre part le poste (détaillant exhaustivement les tâches attendues).

Mais, avec la remise en question du modèle fordien, avec aussi l’accélération avéréedu changement, la diversification de la demande, les organisations de travail cherchentà se libérer de ces cadres jugés trop limitatifs par rapport aux besoins de mobilité et dedéveloppement réactif des potentiels humains. L’anticipation des besoins en compétenceset le développement des « réservoirs » de compétences en sa possession, censée pouvoirassurer la relance de la compétitivité des entreprises, ont alors amené à considérer lagestion des compétences comme un levier essentiel de la performance économique del’entreprise, orientant les débats sur le renouvellement des pratiques managériales.

Au cœur de ces discussions, l’idée qu’il existe une relation dialectique entrecompétences des travailleurs et organisation. Si la compétence se réalise dans l’action,elle doit pouvoir s’y développer également, et le rôle de l’entreprise est d’accompagnercette évolutivité : « compétence du salarié et compétence de l’entreprise se développentconjointement et fondent ensemble la performance de l’entreprise »25. On parle alorsd’organisation apprenante ou qualifiante pour exprimer cette idée d’un nouveau rôle desorganisations, celui de créer les conditions favorables à l’acquisition des compétences et à lamaximisation des effets d’apprentissage par l’expérience (apprentissage en double boucle,feedbacks).

Les travaux du Medef (ex-CNPF) lors des Journées internationales de la formationà Deauville en octobre 199826, intitulées « Objectif : Compétences » incitent à la prised’initiatives des entreprises dans ce mouvement : parce que la compétence se constatedans l’action professionnelle, « c’est donc à l’entreprise qu’il appartient de la repérer,de l’évaluer, de la valider et de la faire évoluer ». Pour le groupement patronal, ledéveloppement des logiques compétences représente « une opportunité à la fois pour lesconsommateurs, pour les entreprises et pour les salariés ». On veut ainsi qu’elle puissepermettre, dans un contexte où la productivité ne peut plus passer par des économiesd’échelle sur une production standardisée, de relancer la compétitivité des entreprises. Pourcela, on compte les rendre aptes à répondre aux exigences accrues des consommateurs(notamment en stimulant le « service »), tout en compensant les demandes de flexibilité etd’implication nouvelles faites aux salariés en leur offrant de nouvelles capacités de prise enmain de leurs parcours individuels.

A ce stade, la démarche a alors un double caractère, à la fois collectif et individuel.L’aspect collectif, d’abord, semble aller de soi dans une démarche d’entreprise, par définitionformée d’un ou de plusieurs collectifs de travail ; ceci d’autant plus quand on s’intéresseà la gestion des compétences. En effet, l’interdépendance croissante et les évolutionsconstantes de l’environnement entrainent une multiplication des problèmes collectifs,des restructurations, et demandent une gestion qui y prépare efficacement en stimulantl’adaptabilité des membres et la construction de passerelles (par exemple des groupes

25 Paradeise C., Lichtenberger Y. «Compétence, compétences », Sociologie du travail, n° 43, 2001, p. 3926 Sur ce point, se référer à Zarifian (1999, op.cit.), Lichtenberg (op. cit.) et aux travaux du CNPF, Journées internationales

de Deauville, octobre 1998, essentiellement le tome 1.

Partie 1. Evaluer la compétence: l’entretien individuel, outil privilégié

PICARD Hélène_2009 17

de travail, des dynamiques de projet). De plus, il y a le risque pour l’entreprise que laflexibilisation de l’activité n’entraîne une « fuite des compétences », ou disons plutôt quel’entreprise y perde dans l’accumulation des compétences. Ceci pouvant jouer à la foissur la croissance des performances et sur l’opérationnalité des collaborateurs, on cherchealors à favoriser la formation d’une compétence collective basée sur la socialisation etla combinaison des savoirs pour retenir les pratiques optimisées par l’expérience et lesfeedbacks.

A un niveau individuel ensuite, on s’attache davantage à traiter de l’extension desdegrés d’autonomie et de l’accroissement des responsabilités qui y est accolé. De l’individu,« acteur autonome de son développement »27, on attend une compréhension des attentesde l’entreprise assurant la cohérence du projet collectif. Il doit montrer sa capacité à définirses propres ambitions de réalisations dans les lignes convergentes de la stratégie del’entreprise. L’individu est considéré comme un acteur responsable de son développement.Il peut, et même il doit, être impliqué à la hauteur de ses responsabilités dans la gestionde sa vie professionnelle, de sa carrière selon une « voie » qu’il se trace dans un mondeprofessionnel lui-même très évolutif. Mais, pour reprendre les termes du consultant28,« l’individu comme acteur autonome ne pourra cependant fonctionner que s’il dispose de« cartes de voyages » pour s’orienter en fonction de l’objectif fixé et de l’environnement :les référentiels et outils de nature collective, qui constitueront un support indispensable àune démarche éminemment individuelle ».

La gestion des compétences, problématique organisationnelle tantqu’individuelleL’idée à l’origine des démarches de gestion des compétences est ainsi bien celle d’unvéritable investissement devant à terme permettre à l’entreprise de « disposer d’individusautonomes capables de gérer leur domaine d’activité » ceci afin de constituer une véritable« force concurrentielle » d’anticipation du changement. Pour réaliser une politique dedéveloppement intégré des compétences, le choix du système de gestion des compétencesvise à la coordination des différentes composantes de la performance organisationnelle.

L’évaluation des compétences présentes des collaborateurs est mise en perspectiveavec les compétences jugées indispensables à l’exercice performant de leurs fonctions.On dresse un état de la base de compétences disponibles « dans » les collaborateursde l’entreprise. Pour cela, on prend en compte leurs compétences prouvées dans leurfonction présente (par leurs connaissances, expériences, performance) mais égalementles potentiels que l’on estime détecter au travers de ces mêmes critères et qui doiventpouvoir accompagner les mutations de leur fonction selon les anticipations stratégiques del’entreprise.

Dans un second temps, l’analyse croisée des perspectives d’évolution des conditionsde production, de productivité et du travail et des orientations stratégiques de l’entreprisepermet de faire apparaître des écarts de compétences entre les compétences disponibles etles exigences anticipées des activités liées à la stratégie de l’entreprise. Ce travail de peséestratégique servira de préalable à la mise en place ou à l’ajustement à l’échelle collective

27 HeldD., « La gestion des compétences », Revue Economique et Sociale, Septembre 199528 Daniel Held est consultant senior et directeur général du Cabinet PI Management (Genève). Ces propos ont été extraits

de son article « La gestion des compétences », qui dépeint les attentes suscitées par la gestion des compétences dans le mondemanagérial.

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

18 PICARD Hélène_2009

de mesure de développement organisationnel que sont le plan de formation ou le moded’organisation du travail, la politique de recrutement, la politique de rémunération. Les écartsde compétences repérés au niveau du collaborateur orienteront les mesures de mobilitéinterne et les actions dites de développement individuel, qu’elles relèvent de formation oud’acquisition de nouvelles compétences par l’expérience de nouvelles pratiques, la mise enplace de projets par exemple.

Toutefois, on le comprend d’autant mieux maintenant, ces démarches n’ont de validitéque dans une perspective holistique, globale, et cohérente. Demandons-nous donc si celaest vraiment le cas : quel impact du modèle de la compétence peut-on voir dans lesentreprises, aujourd’hui ?

Le « modèle de la compétence » : un impact nuancéLes différentes expressions que l’on rencontre autour du thème de la compétencefoisonnent, de la « logique compétence » conceptualisée par Philippe Zarifian, à la « gestionprévisionnelle de l’emploi et des compétences (GPEC)» formellement encouragée dansles entreprises de plus de 300 salariés par la loi de cohésion sociale29, en passant parles « démarches compétences » plus locales, les systèmes de gestion des compétences

restent difficile à appréhender comme le soulignent Thierry Colin et Benoît Grasser 30

:

Questionnant l’existence d’un « modèle de la compétence » comme transformationeffective des formes d’organisations productives, Colin et Grasser proposent d’analyserla portée et le contenu de ces transformations. Ils construisent un indicateur synthétiquepermettant une approche quantitative et qualitative de leur mise en œuvre dans lesentreprises à partir de données tirées d’une enquête INSEE.31 Parmi les variablesde l’enquête, ils retiennent quatre critères permettant de qualifier une « gestion descompétences » : le fait que cadres et non cadres se voient attribuer une appréciationpar leurs supérieurs hiérarchiques au vu de leurs performances, la réalisation d’uneévaluation individuelle périodique, la mise en place d’une véritable politique de formation etl’explicitation d’un lien direct entre les résultats de l’évaluation périodique d’un salarié avecsa formation et sa promotion.

Sur le plan quantitatif, leur analyse pointe la faible étendue du phénomène, puisqueces pratiques ne concernent que 7% des entreprises ; la sélectivité des critères éliminececi dit les entreprises qui se situent encore dans des configurations plus « exploratoires ».Mais davantage que la faible proportion du phénomène, le volet qualitatif de leur analysedonne à voir un éloignement de facto du « modèle ». Alors que les auteurs observent que la

29 Loi n°2005-32 du 18 janvier 2005 de programmation pour la cohésion sociale, met en place un cadre légal pour une obligationtriennale de négocier un plan de GPEC30 Colin T., Grasser B., « La gestion des compétences : un infléchissement limité de la relation salariale », Travail et Emploi, n°93,2003, p. 61-73

31 Leur analyse utilise les données tirées de l’enquête REPONSE, réalisée en 2004-2005 par la DARES : « L’enquête REPONSEpermet de décrire le fonctionnement et l'articulation des institutions représentatives du personnel au sein des établissements […] lesrôles respectifs que les acteurs sociaux leur attribuent dans […]. Une analyse approfondie, autour du thème des relations sociales,des liens entre politiques de gestion du personnel, modes d'organisation du travail, stratégies économiques et performances desentreprises. […]. » (Source INSEE – voire en annexe, liste des sigles). Ensuite, une enquête qualitative a été menée par Colin etGrasser auprès des 386 entreprises identifiées comme faisant de la gestion des compétences, avec des questions portant sur lesdifférents aspects du « modèle » (stratégie, organisation du travail, management).

Partie 1. Evaluer la compétence: l’entretien individuel, outil privilégié

PICARD Hélène_2009 19

mise en place d’une gestion par les compétences est presque systématiquement associéeà des réorganisations du travail dans le sens d’une plus grande autonomisation (baisse desniveaux hiérarchiques, décentralisation des systèmes de décision), d’une responsabilisationaccrue et d’une individualisation des rapports employés-employeur, ils constatent par contreque les objectifs d’usage stratégique (qualité, flexibilité) sont délaissés et les effets decompétitivité sont très peu notables ou limités en impact. Tout ceci va à l’encontre de lajustification traditionnelle de l’émergence d’un nouveau modèle par la référence à un nouvelenvironnement concurrentiel.

L’étude empirique remet en fait davantage en question la cohérence du modèle dela compétence comme signe d’une rupture des modèles productifs, sans remettre encause le rôle joué par les démarches compétences dans les évolutions du travail, mais ensoulignant que leur impact s’est concentré sur les modes de gestion de la main d’œuvre.La gestion des compétences apparaît alors essentiellement comme le support d’outilsde management, et le pendant organisationnel d’une tendance générale des pratiquesgestionnaires à l’individualisation de la relation salariale.

Certes, si l’abondante littérature et les principaux débats que l’on a retracés nes’accordent pas sur un modèle arrêté, c’est aussi que les dynamiques sont assez localeset dans une certaines mesures encore à des stades encore expérimentaux dans denombreuses entreprises, notamment celles dont l’activité principale est l’innovation32. Pourautant, il semble persistant que l’existence de l’ « organisation apprenante » reste en retraitdans les représentations et par conséquent dans les mises en œuvre ; les démarchescompétences retiennent quasi-systématiquement (on peut dire, « au moins au départ »)le volet « autonomie du travailleur » et son pendant « développement individuel » commeapproche essentielle pour répondre aux nouvelles donnes des entreprises contemporaines.Par conséquent, la place de l’évaluation s’entendrait bien plus pertinemment dans laperspective des approches managériales du modèle de la compétence.

II/ L’évaluation, incarnation managériale du modèle de lacompétence?

A. L’appréciation des personnels, « incontournable » dans l’entreprisecontemporaine« Dans toute évaluation, la chose qu'on évalue est une quantité donnée, à laquelle rien nepeut être changé. » 33. Evaluer, c’est apprécier, porter un jugement et enfin déterminer lavaleur d’un objet.34 Suivant cette définition, si l’objet que l’on considère est le travail, qu’est-ce qui fait de la compétence l’échelle la plus pertinente pour l’évaluer ?

Pour Claude Lévy-Leboyer, « les compétences constituent des dimensions permettantde caractériser les individus, donc des concepts qui se prêtent à l’évaluation »35. Puisqu’ellene peut être appréhendée seulement par les « signes extérieurs de savoir » (diplômes,

32 Colin T., Grasser B., op. cit., p. 6833 Say J.-B., Économie politique, 1832, p. 31434 D’après la définition du Centre Nationale de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), (url : <http://www.cnrtl.fr/definition/%C3%A9valuation>) et du dictionnaire Larousse en ligne.

35 Lévy-Leboyer, 1996, p. 36

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

20 PICARD Hélène_2009

ancienneté) à l’échelle collective, la compétence doit être éprouvée et prouvée, reconnueindividuellement : « Toute compétence, pour exister, suppose le jugement d’autrui. »36. Enoutre, le caractère dynamique des compétences trouvent dans les dispositifs d’évaluationdes outils pertinents : si « l’action est une mise à l’épreuve » pour la compétence37, lejugement (de compétence ou d’incompétence) est donc nécessaire pour la normaliser.Les compétences comme savoir en action supposent le jugement qui en valide l’existencemême. Concrètement, cela fait écho à la « décentralisation » des régulations et desjugements de la négociation collective à l’échelle de l’entreprise avec le recours de plusen plus fréquent à la signature d’accords d’entreprise38 (les accords à critères classant) quiimpliquent l’adoption de critères d’évaluation des emplois et de positionnement des salariésdans les grilles, ce positionnement supposant une évaluation des compétences des salariésau regard des qualités requises par l’exercice de la fonction.

La nature très locale de ces grilles (on est bien sortis des grilles Parodi où le classementdes postes est défini a priori sans référence aux niveaux de compétences) implique alorsdans un second temps que soient mises en place des évaluations régulières pour prendreen compte les mutations des fonctions mais aussi le développement individuel de chaquesalarié dans sa fonction39 :

B. L’évaluation, une négociation interindividuelleLes entreprises, cherchent donc de manière de plus en plus constante à maîtriser lesprocessus de validation des qualités du travail, et donc les modalités d’évaluation descompétences du travailleur. Mais le processus n’est pas unilatéral, et le recours à desdispositifs plus locaux permet d’ailleurs un partage plus direct des intérêts communs.En effet, pour les salariés, la reconnaissance des compétences est la contrepartie deleurs nouvelles capacités d’autonomie et d’initiative, et les démarches compétencesdoivent permettre de maintenir voire surtout d’enrichir leur employabilité dans un contexted’instabilité de l’emploi. C’est ce que montre l’exemple des référentiels de compétencescomportementales de La Poste, dont la mise en place a été justifiée par la « recherched’efficacité en situation de travail »40 , envisagée comme le « socle du professionnalisme »en permettant de « tirer le meilleur parti des compétences techniques acquises », enaméliorant « l’efficacité de l’agent ».

Les intérêts des acteurs doivent en principe converger grâce aux démarchescompétences : ce rôle désormais essentiel des rapports interindividuels se concrétiseraitdans le moment de l’évaluation. Ces nouvelles règles du jeu se cristallisent en effet dansla relation de face-à-face qui s’y noue entre le salarié et sa hiérarchie. Si les déclinaisons

36 Le Boterf, op.cit., p. 3437 Le Boterf, ibid.38 Sur les démarches compétences comme nouvel objet de négociation des partenaires sociaux, on se réfère à la troisième

partie (« Compétences et négociations collectives ») de l’ouvrage Travail et reconnaissance des compétences (Cavestro et al., 2007)et particulièrement les contributions de Laurence Baraldi et Christine Durieux (« Evaluation et reconnaissance des compétences »(Chapitre 8, p. 126-152), et d’Ewan Oiry : « Démarches compétences et dialogue social à la française » (Chapitre 9, p 153-160).

39 Baraldi et Durieux- in Cavestro et al., op. cit.40 Cavestro, Colin et Grasser, « La gestion des compétences à l’épreuve des compétences collectives » in Travail et Reconnaissancedes Compétences, Cavestro et al., ibid., p. 27 et suiv.

Partie 1. Evaluer la compétence: l’entretien individuel, outil privilégié

PICARD Hélène_2009 21

techniques se multiplient41, l’entretien est l’outil qui se retrouve de la grande entreprise àla PME, l’institutionnalisant en quelque sorte comme un temps incontournable de la viede l’organisation. Avec l’abandon des automatismes (avancement à l’ancienneté, cotationscollectives) du modèle de la qualification, on s’est en effet orienté vers un nouveau schémade « contractualisation » des contributions-rétributions qui prend forme lors de l’entretien.Si cette « négociation invisible »42 est marquée par une certaine asymétrie intrinsèquementliée aux rapports de pouvoir déjà installés, le salarié doit y faire jouer de son levier« compétences », c’est-à-dire de l’autonomieet la délégation de pouvoir qu’il en tire.

Les objets de la négociation sont donc pluriels. Pour le salarié, il s’agit de montrerqu’il a fait preuve dans son travail de ses compétences et qu’elles correspondent à cellesrequises par son emploi. Il cherche à faire valoir son potentiel dans une vision de parcoursprofessionnel et dans le cadre de la stratégie entrepreneuriale: sa compétence est aussidans son aptitude à accompagner et à correspondre aux orientations futures du travail. Del’autre côté de la table, l’employeur cherche, lui, à suivre les efforts fournis en termes deperformances et de développement des compétences, en tirant un jugement qui orienteses contreparties en termes de formation, rémunération, promotion… Subtilement (ou pas),on a un glissement vers « une obligation de résultats, et pas seulement de moyens »43etl’entretien est bien le lieu de la contractualisation des objectifs du salarié, déclinés à partirdes objectifs de l’organisation, et des moyens dont il dispose pour les atteindre.

C. L’entretien, la compétence et la motivation au travailEn tant qu’outil de management, l’entretien d’évaluation des compétences a aussi unrôle motivationnel. La motivation, ensemble des causes conscientes ou inconscientes quidéterminent les comportements des acteurs, peut être différenciée selon son contenu : on

distingue alors motivation extrinsèque et intrinsèque (selon la modélisation de Herzberg 44 ).

La motivation extrinsèque est celle que l’individu trouve dans son environnement(context of work), qui justifie des actions en vue d’obtenir quelque chose qui se trouve« à l’extérieur » de lui-même : recevoir une prime, des compliments d’un supérieur,font partie de ces facteurs « d’hygiène », aussi appelés par Herzberg des facteurs« d’insatisfaction » parce qu’en leur absence le travail se dégrade. La motivation intrinsèquerecouvre l’ensemble des facteurs « de satisfaction » considérés comme moteurs pour letravailleur : l’activité pratiquée pour des motivations intrinsèques l’est parce qu’on en retireun plaisir et une satisfaction personnelle.

Les principales sources de motivation intrinsèque sont donc liées au travail même età son contenu (content of work). Le sentiment de pouvoir se réaliser dans le travail etl’autodétermination, qui répondent au besoin de tout sujet de se percevoir comme la causeprincipale de son comportement et la source de sa réussite, feront que le salarié travaillepar intérêt pour l’activité elle-même sans attendre de récompense ni chercher à éviter unquelconque sentiment de culpabilité.

41 Pour un « panorama » des techniques d’évaluation (questionnaires, grilles, méthodes), voir les ouvrages par exemple deValérie Marbach (1999) ou Claude Lévy-Leboyer (2007).

42 L’expression est empruntée à Defélix (2005, cité par Baraldi et Durieux, ibid., p. 133).43 Reynaud, 2001, cité par Baraldi et Durieux, ibid.

44 Herzberg F., The motivation to work, New BrunswickLondon : Transaction Publishers, 1993

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

22 PICARD Hélène_2009

Le taylorisme, en fonctionnant sur la contrainte et le contrôle réduisait d’autantautodétermination et motivation intrinsèque, alors que la logique compétence est censéeencourager le sentiment d’accomplissement en favorisant l’enrichissement des fonctions,l’élargissement des missions. L’entretien d’évaluation joue dans cette perspective un rôleclé, offrant l’opportunité d’activer les leviers de motivation intrinsèque, au moins sur troisangles. D’abord, l’entretien permet l’exposition des buts de long terme de l’entreprise :conscient des projets dans lesquels ses actions individuelles s’inscrivent, et devantorganiser de manière autonome son action, le salarié y trouve une valorisation qui justifiesa persévérance et encourage son investissement. De plus, la « mise au point » éventuellesur les améliorations à apporter transmet l’information régulatrice qui suscite la curiositénécessaire au développement et à l’envie de s’améliorer. Enfin, dans la logique compétence,le salarié est autonome, mais aussi responsable ; ce « contrat de confiance » est bienimplicite et c’est lors de l’entretien qu’il est renouvelé. C’est cette place bien particulière quetient l’entretien qui conduit les acteurs à parler d’un véritable « rituel incontournable »45 desentreprises contemporaines.

45 L’expression est issue de l’article « L’entretien annuel, un moment d’échange privilégié », interview de Isabelle Harlé,consultante en management par Marie-Hélène Pommier, pour L’Entreprise online – url : < http://www.lentreprise.com/3/2/l-entretien-annuel-d-evaluation-un-moment-d-echange-privilegie_14453.html>, consulté le 27 juillet 2009.

Partie 2. Observation : L’entretien, un dispositif au cœur d’enjeux organisationnels forts

PICARD Hélène_2009 23

Partie 2. Observation : L’entretien,un dispositif au cœur d’enjeuxorganisationnels forts

Les questions de la gestion des compétences se sont réellement diffusées à l’ensemble desentreprises, certes à des échelles différentes, en en faisant un fait marquant aussi en cequ’il ne concerne pas seulement la figure de la Grande Entreprise, traditionnel objet d’étudede la GRH. Les attentes et les débats tendent alors à se cristalliser autour des outils demanagement, dont le développement a accompagné la montée en influence des logiquescompétences avec pour ambition affirmée de faciliter la valorisation et le développementdes individus. Parmi ces outils, l’entretien d’évaluation parce qu’il est devenu un « passageobligé du management moderne », et par sa souplesse de mise en place et d’usage, a portéces questionnements dans les plus petites structures: c’est ce que nous allons observerdans l’entreprise β, l’une des 2,6 millions 46de PME françaises, qui sera notre terrain d’étude.D’abord, nous prenons la mesure de l’importance du dispositif en termes d’attentes etd’usages ; nous nous penchons dans un second chapitre sur les enjeux organisationnelssous-jacents qui affleurent dans le système d’évaluation.

Chapitre 3. L’entretien dans l’entreprise B, une miseen œuvre des intentions de gouvernance rationnelle

Pour Hervé Mahé de Boislandelle, la GRH dans les petites entreprises (10 à 49 salariés)relève de procédures en général discontinues et assez inégales. Entendue commel’ « ensemble des activités d’acquisition, de développement et de conservation desressources humaines visant à fournir aux organisations une main d’œuvre productive,stable et satisfaite »47, elle est le plus souvent limitée par un manque de formalisme, ou àl’empreinte souvent marquée du dirigeant sur le fonctionnement interne de l’organisation.L’affirmation d’une volonté de sortir de ce schéma pour l’entreprise β attire notre attention.

L’originalité de la démarche et sa mise en œuvre est abordée dans une première partie,puis on analyse les exigences parfois contradictoires présidant à sa construction.

I/ Une PME à part

A. Une approche compétences « intuitive »

46 Source INSEE 2005, répertoire SIRENE47 Bélanger, 1980, cité par Mahé de Boislandelle,, op. cit.,p. 125

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

24 PICARD Hélène_2009

Présentons d’abord notre objet d’étude : l’entreprise β est un cabinet d’expertise comptableet de commissariat aux comptes, fondé il y a vingt-neuf ans et installé dans une villede province de taille moyenne. Il compte quarante salariés (d’âge moyen trente-cinqans, avec une ancienneté moyenne de huit ans) et est dirigé par cinq associés (d’unâge moyen de quarante ans, ancienneté moyenne de quinze ans), avec une proportiond’hommes plus importante, parmi les collaborateurs comme dans l’encadrement, ce quiest assez classique pour ce genre de profession. Le fonctionnement de l’entreprise βest caractérisé par un organigramme assez souple. Parmi les collaborateurs on distinguecependant des niveaux de responsabilité, décomposés comme suit : six commissaires auxcomptes, trois managers, huit chefs de mission, quatre responsables de mission, vingtcollaborateurs, cinq employées « administration et secrétariat ». Hormis le managementsupérieur, il y a donc une délégation de management aux chefs de mission, mais quireste plus locale et ponctuelle. En termes de postes, exception faite des fonctions supports(accueil, secrétariat, on a une composition homogène de cadres, assurant des prestationsessentiellement techniques, avec deux « métiers » qui sont souvent exercés de concert,l’expertise comptable et l’audit – commissariat aux comptes.

Cette configuration, et la taille de l’entreprise, n’est a priori pas le cadre empiriqueprivilégié d’une réflexion sur les applications du modèle de la compétence. Pourtant, lors denotre entretien, le manager exprime ainsi les considérations qui président à leur gestion :

Pour le management de l’entreprise β, la formalisation d’un suivi des salariés, allant depair avec l’élaboration d’un dispositif d’appréciation individuelle périodique, apparaître s’êtreimposée avec le constat de l’accélération des mutations de la profession. Leur gestion seveut valorisante pour le savoir en action : la stratégie managériale vise la polyvalence, etpour cela encourage le développement des compétences.

Dès lors, l’organisation du travail est pensée avec cette ligne directrice : le travail degroupe, formalisé dans le dispositif de la mission par lequel chaque collaborateur est amenéà travailler avec un chef de mission, encourage l’échange et permet de tester les capacitésd’adaptation. En contrepartie, il y a pour le collaborateur à gérer une double rotation, ausein des équipes, et avec les clientèles. L’intérêt pour la polyvalence s’inscrit ainsi dansles logiques plus larges d’employabilité (ainsi il en va de même pour la remarque que faitle manager sur l’adaptabilité des collaborateurs à différentes configurations). Le premiercritère de compétence est donc le développement des capacités personnelles : « dans notreentreprise, la problématique est la même pour tout le monde, la distinction se faisant quandmême sur les capacités personnelles plus ou moins importantes d’évolution. ».

On parle quand même d’une approche par les compétences « intuitive » parce que ladémarche ne reste que partielle, ce qui peut s’entendre au vu de la taille et de l’homogénéitédu personnel ; des systèmes évoqués, le dispositif d’évaluation est de fait le seul à avoirété formalisé et explicitement mis en place.

B. L’entretien annuel dans l’entreprise β : un dispositif remarquablementformaliséL’entretien annuel a lieu pour les 40 employés en fin de saison pour la profession, ce quicorrespond à la période d’été (juillet-août). Un travail préparatoire est réalisé par les sixassociés ensemble, puis l’entrevue est conduite par deux des associés, dont l’un assure laco-évaluation pour l’ensemble des entretiens. Une rotation des évaluateurs est prévue demanière à ce que le salarié ne soit pas évalué par le même supérieur chaque année, et le

Partie 2. Observation : L’entretien, un dispositif au cœur d’enjeux organisationnels forts

PICARD Hélène_2009 25

rôle de co-évaluateur supervisant l’ensemble des entretiens échoit à un associé différentchaque année.

Les entretiens sont structurés à partir d’une grille préétablie, élaborée par le directoire àpartir d’une grille critérielle standard qui a été « empiriquement » 48 adaptée, essentiellementavec une simplification des critères (quinze critères ont été synthétisés en quatre indicateursde compétences). Le document intitulé « Fiche d’évaluation des objectifs annuels »49

se présente sous la forme d’une grille à double entrée déclinant trois « chapitres » decompétences pesés en termes de « points forts à exploiter » et « points à améliorer », àl’issue de quoi sont établis des « objectifs » individuels. La déclinaison des compétencesrequises recoupe les différentes définitions, avec l’influence de l’approche des trois savoirspuisqu’on on y retrouve les critères « technique », « forme » pour les savoirs, « aspectcommercial » pour les savoir-faire et « comportement » pour les savoir-être mais aussides rubriques croisées qui valorisent les critères d’« efficience », de « professionnel » quivalorisent une compétence dans l’action. A l’issue de l’entretien, un document écrit estrédigé par les évaluateurs pour être transmis à l’ensemble du directoire : les grilles sontrediscutées collectivement avec les chefs de mission, puis un retour est fait au collaborateursous forme d’un document de synthèse50.

Le deuxième entretien est réalisé au premier semestre, ce qui correspond pourl’exercice professionnel au début de la « saison haute ». Cet entretien intercalaire a unefonction sensiblement différente : il n’y est pas fait de bilan en termes de points forts /points faibles, mais on « reprend la base du premier et voit si les axes sur lesquels on s’estengagés ont été tenus… les engagements réciproques du collaborateur et des associés ».Son rôle de recadrage est aussi souligné par la présence d’un seul associé, « qui n’est pasnécessairement celui de l’entretien annuel », ce qui permet à l’occasion de s’assurer d’unevariation des évaluateurs.

La démarche de formalisation est donc avérée, et la réflexion visant à en faireun dispositif le plus valide, légitime et efficace possible est en soi déjà remarquable.Néanmoins, intéressons nous à ces exigences de rationalité et de transparence, en tantqu’impératifs des systèmes d’évaluation modernes.

II/ Rationalité et transparence : des exigences pour des procéduresefficaces et modernes

A. La rationalité, condition de l’efficacité économique

On le lit dans ces propos, l’exigence de rationalité est fondamentale dans lesconsidérations qui président à la construction et à la gestion du dispositif d’appréciation.D’ailleurs, la seule proposition d’amélioration parmi les associés porte sur ce critère de larationalité : « [pour améliorer son efficacité] il faut vraiment que le dispositif soit le pluscontradictoire, le plus rationnel possible, ça peut toujours être amélioré pour se détacherdes considérations personnelles. »

48 Les propos en italique correspondent à des citations de personnes interrogées. Dans ce titre I., les extraits sont tirés del’entretien.

49 Annexe 5.50 Annexe 6.

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

26 PICARD Hélène_2009

Pour mieux en comprendre la portée dans la construction du système d’appréciation,il nous faut préciser d’abord ce terme. La rationalité, « caractère de ce qui est rationnel (dulatin ratio, la raison) donc conforme à la raison, de ce qui est logique, qui repose sur unebonne méthode »51 renvoie donc d’abord à la réflexion scientifique et méthodologique. Ensciences humaines et en économie, la rationalité est ce qui caractérise les comportementscohérents et optimaux par rapport aux intérêts des individus. Dans l’usage qu’en fontnos interlocuteurs, on retrouve ces deux acceptions : l’objectif de rationalité impose unerigueur méthodologique et dans une certaine mesure scientifique, donc permet d’avoir uneévaluation qui puisse être reconnue comme cohérente et optimale par rapport au but donton a investi le dispositif.

Puis l’impératif de rationalité renvoie aussi à la culture managériale au sens large. Eneffet, la rationalité est considérée comme un élément clé de la prise de décision et de lacompétitivité de l’entreprise52: une décision est rationnelle si elle répond à un objectif définiclairement, mais surtout si elle se fonde, pour reprendre une image chère aux comptables,sur une « image fidèle et sincère de la réalité ». L’élément clé de la rationalité, c’est doncl’information, qui doit être la plus objective (donc fiable), en se préservant d’être soumiseautant que possible à la subjectivité ou l’intuition du décideur. L’efficacité économiqueattendue de la décision naît donc de deux facteurs implicitement liés dans l’impératif derationalité : d’une part, la dimension scientifique qui limite l’incertitude et donc les risques,et d’autre part, le caractère extérieur au dirigeant, qui prémunit de la contestation.

Sur les questions d’évaluation, ces préoccupations ne sont d’ailleurs pas celles desgestionnaires uniquement. Les groupes de travail chargés de définir les normes qualité, lesjuristes du travail53, entre autres, font de la recherche du jugement le plus neutre, objectif etrationnel possible un principe incontournable. Dans l’élaboration des systèmes formalisés,on se fonde ainsi sur les travaux des psychotechniciens, qui depuis le début du vingtièmesiècle ont développé des outils puis des méthodes revendiquées comme « rationnelles,

donc fiables » 54 , avec l’objectif d’aboutir à une modélisation de l’évaluation « idéale ».

Cette « mise en œuvre la plus achevée du modèle standard de la rationalité »55, c’est letest d’aptitudes : en permettant d’ « extraire » l’individu de tout contexte (équipe de travail,personnalité de l’évaluateur, ou même moment de l’évaluation), en systématisant le tri desévalués sur des critères prédéfinis hors de ce contexte, le test est donc censé permettred’objectiver la compétence et de « prédire la réussite de manière rationnelle »56.

51 Définition LAROUSSE.52 INGHAM M., Management stratégique et compétitivité, Bruxelles, De Boeck Université, 199553 Le statut juridique du jugement des compétences est en effet au cœur d’importants débats, mais également source

de jurisprudence importante. En matière de droit légiféré, il est stipulé que si l’employeur est le « juge naturel des qualitésprofessionnelles » (Conseil Constitutionnel), le Code du Travail (art L121-6) limite l’étendue de son pouvoir en exigeant d’une part une« explicitation des critères de notation » - le développement des pratiques d’évaluation pourrait alors jouer en faveur de « l’objectivationdu jugement patronal » - et d’autre part l’entreprise doit montrer une nécessaire « cohérence » de la démarche, devant justifier debesoins clairement définis et justifiés (S. Vernac, « L’évaluation des salariés en droit du travail », Recueil Le Dalloz-Sirey, n°14/7199,7 avril 2005).

54 LEVY-LEBOYER C., 2007, op. cit., “Introduction”55 Eymard-Duvernay F., Marchal V., « Qui calcule trop finit par déraisonner : les experts du marché du travail », Sociologie

du Travail, 2000, n°42, p 411-43256 Lévy-Leboyer, ibid.

Partie 2. Observation : L’entretien, un dispositif au cœur d’enjeux organisationnels forts

PICARD Hélène_2009 27

En reconnaissant l’importance de cet impératif, les managers de l’entreprise βexpriment à leur tour leur ambition de se rapprocher le plus possible des prescriptionsdes experts, afin de pouvoir asseoir la rationalité de leur processus décisionnel : « on aécouté les sachants », nous dira notre interlocuteur, évoquant les réajustements suggéréspar un cabinet de conseil RH engagé pour une consultation sur le sujet (notamment lepassage à une évaluation bisannuelle). On veut pour preuve l’attention portée au dispositif- une grille à critères uniques pour l’ensemble de l’organigramme, l’appui sur des donnéesfactuelles via les fiches de revue technique, la collégialité – mais également le recourspériodique à l’intervention du consultant extérieur. La mission de ce dernier, en effet, estde « confirmer [leurs] perceptions » en apportant la crédibilité d’un « jugement RH détachédes considérations techniques et des affects qui parfois sont trop prégnantes dans lesévaluations internes. ».

B. La transparence, un impératif de l’entreprise moderneDans le monde de l’entreprise, l’objectif de la rationalisation pourrait donc justifier à lui seull’évaluation formalisée. Mais cela ne suffit pas à nos dirigeants pour prouver qu’ils disposentd’un système d’évaluation « moderne, digne d’un groupe RH ». Ce qui distingue l’évaluationrationnelle des pratiques d’appréciation implicites « ancestrales » basées sur l’intimeconviction du supérieur et son jugement local sur ses subordonnés, c’est principalement lepassage à l’explicitation : le processus devient lisible pour tous, et commun à l’ensembledes membres de l’organisation ; il doit permettre de maintenir l’équité, la transparence et ledialogue comme des exigences unanimes.

En effet, « la rationalisation de l’évaluation au sein d’une organisation ne peut existerque si, au préalable, un travail d’explicitation a été réalisé »57. Afin de servir les objectifs etde répondre aux attentes des membres de l’organisation58, un système crédible d’évaluationrationnelle suppose en effet un travail d’explicitation par les évaluateurs. Cette explicitationdoit porter sur les objectifs à atteindre et les comportements normatifs qui constituentles critères du jugement, la situation du salarié au regard de cette échelle de valeur, etla synthèse du jugement qui en est tirée. Ainsi, pour les salariés de l’entreprise β, la« volonté de la part de la direction de formaliser et de justifier leur appréciation, la synthèsetransmise en fin d’entretien, c’est explicité, on nous dit tout, on sait d’où ça [le jugementde compétence] vient » (Questionnaire). La fixation des objectifs, repris comme critèresprincipaux de jugement de la progression, l’appui sur des synthèses qui sont transmisesaux salariés, sont des points clés du système d’évaluation rationnel de β.

Plus encore, l’explicitation doit permettre une « transparence » - on note la récurrencede ce terme dans les propos recueillis - sur la relation de travail en explicitant l’ensembledes contributions-rétributions dont elle est l’objet. Pour montrer cette volonté, on met enavant cette transparence via la construction du dispositif : le processus est même un objetde communication, avec une présentation standard qui décrit le déroulement de l’évaluation– on rappelle le caractère bisannuel, la rotation des évaluateurs – avec pour objectif demontrer les tenants et les aboutissants du système.

57 Dumond (2006) op. cit, p. 2258 Voir supra, chapitre 3

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

28 PICARD Hélène_2009

Conséquence de cette transparence, le procédé peut être discuté, ce qui devraitmême être facilité par le système de communication propre à la PME59, qui privilégie lacommunication directe, facilitée par la proximité physique (tous les bureaux sont situés surun même étage) et le faible nombre de niveaux hiérarchiques. Ceci est en plus encouragépar l’entreprise β avec l’organisation en vivier qui amène chaque collaborateur à travailleravec les autres et avec les différents associés.

Pourtant, malgré une réelle volonté de mettre en place un dispositif qui réponde auxattentes des membres de l’organisation tout en apportant l’efficacité d’un système rationnelet transparent, les contradictions ne sont pas évitées, faisant douter que le passage àl’appréciation formalisée puisse réellement constituer une avancée : « Même en ayant toutel’information sur les procédures, on ne sait pas toujours le pourquoi de l’évaluation, selonle poids respectif des évaluateurs par exemple… C’est difficile d’avoir un jugement objectifquoiqu’il en soit. » (Questionnaire – Manager, F.)

Cependant, il nous faut souligner encore une fois que le principe de l’évaluation n’està aucun moment rejeté par les salariés, notamment par les plus nouvellement arrivés quisoulignent même davantage que les autres l’occasion de reconnaissance qu’elle offre.Il semble donc pour nous que la mise en avant de ces exigences de rationalité et detransparence, bien que dans une certaine mesure les effets en aient été plus nuancés, soitce qui a permis que le système soit unanimement reconnu.

II/ Le décalage entre les discours et les usages : premièrescontradictions

A. La difficulté de clarifier les conséquences de l’appréciation : à la croiséedu stratégique et de l’échangeLa formalisation du dispositif est constamment mise en avant par l’ensemble des membresde l’entreprise comme sa principale qualité, c’est même la réponse unanime qui est donnéeà la question : « Qu’est-ce qui en fait un bon instrument selon vous ? ». Cela étant, les proposlaissent planer un flou relatif quant aux conséquences concrètes des sessions d’entretien,au-delà des discussions et de la remise des fiches d’évaluation. Or, on comprend qu’eninvestissant dans la mise en œuvre d’un tel dispositif, l’entreprise souhaite s’inscrire dansune démarche digne d’une évaluation « moderne », placée sous l’influence des démarchescompétences et de l’individualisation des carrières. C’est aussi ce qu’ils mettent en avanten affirmant une certaine « originalité » par rapport aux structures de taille comparable àla leur : « Les cabinets moyens comme nous, ont tous, à des degrés divers mis en placequelque chose. Ce qui ressort en revanche, c’est l’originalité de notre cabinet, la pluparty consacrent beaucoup moins de temps, sont moins organisés, et échangent moins entreassociés. » (Entretien).

Dans le dispositif, l’emphase est bien mise sur le suivi des objectifs, repris d’un entretiensur l’autre, mais la question des impacts tangibles d’une « bonne » ou d’une « mauvaise »appréciation en termes de rémunération ou de promotion éludée. Dans les propos desassociés, le lien est pourtant indubitable : « les évaluations et fixation de salaires sonteffectuées conjointement entre associés » (Questionnaire – Associé, H., anc. 29 ans). Ilsemble en aller de même pour l’impact postérieur des entretiens sur les carrières : « On peut

59 Mahé de Boislandelle,op. cit.

Partie 2. Observation : L’entretien, un dispositif au cœur d’enjeux organisationnels forts

PICARD Hélène_2009 29

dire que l’entretien est un moment pour préciser la stratégie de l’entreprise et vérifier queles objectifs personnels des salariés trouvent place dans ce dispositif. » (Questionnaire –Associé, H. anc. 22 ans) et « cela peut même aller jusqu’à de l’outplacement. » (Entretien).

Ces conséquences, si elles semblent faire consensus et être connues et maîtriséespar les associés, se situent déjà en décalage avec la communication première donnéepar nos interlocuteurs qui mettent systématiquement en avant l’oblatif et les intentionsd’écoute et de dialogue. Plus encore, la communication très détaillée sur le déroulement dela procédure d’évaluation fait l’impasse sur la clarification des conséquences à l’égard descollaborateurs, qui laissent transparaître une incertitude quant aux conséquences, ce quientraîne vraisemblablement une prudence relative qui risque fort d’être contre-productivelors de l’appréciation. Ainsi, l’un deux, soulignant l’utilité de l’entretien en tant que salarié,dit qu’il « peut toujours en tirer des indices sur la négociation des rémunérations ». Or, lesentiment d’une absence de conséquences aux procédures d’évaluation est souvent pointécomme un des principaux risques de retombées négatives sur le dispositif d’appréciation,avec des effets négatifs surtout sur l’implication du personnel voire le développementd’attitudes contestataires60 .

En fait, on se situe dans le cas de figure d’un système « satisfaisant quand il n’y a pasde problèmes » mais peut-être « inutilisable quand tout va bien »61. En cas de difficulté, si lesévaluateurs revendiquent une ouverture dans l’écoute, ils semblent rencontrer une attitudeassez défensive des salariés : « les commentaires qui s’expriment généralement sont engénéral des mécontentements » et d’ailleurs, ils les font « rarement en face, souvent aprèsla remise des conclusions » (Entretien). Du point de vue des salariés, cela revient surtout àun dialogue qui tourne à l’évitement des problèmes, ainsi, ce collaborateur qui retient de sadernière évaluation « l’absence de communication sur la restructuration hiérarchique […]malgré mon interrogation auprès de mes deux interlocuteurs, alors que j’étais concerné. ».

B. La part encore importante des relations personnelles et de l’informelLe système, formalisé autant qu’il l’est, avec des critères prédéfinis fixés dans les grillesuniques, une procédure couchée sur le papier avec le but que les entretiens se déroulent dela manière la plus égale et équitable possible, soulève donc malgré cela des doutes quantà son efficacité. Du point de vue des associés, des améliorations devraient être apportées,pour pouvoir le rendre plus « concret et contradictoire » (Questionnaire, Associé, F., anc.23 ans). La pertinence d’un tel investissement avec les coûts que cela entraîne en termede temps et d’organisation est mise en doute par les évalués à leur tour: « C’est l’occasionde se dire les choses, oui… mais ça pourrait ne pas être indispensable. » (Questionnaire –Manager). On s’accorde aussi à dire que les entretiens peuvent échapper à la procédure :ce qui compte surtout, c’est de savoir que « le principal facteur, c’est l’humain. […] lesremarques varient vraiment selon le jour et les interlocuteurs.» (Questionnaire - Chef demission, F. anc. 15 ans).

Le dispositif d’appréciation de l’entreprise β n’échappe donc pas aux travers de ceque certains observateurs finissent par qualifier de « rituels inutiles et inefficaces »62.Les raisons de ces critiques, c’est l’importance inévitable dans toute organisation des

60 Ientile-Yalenios J., Roger A., « La qualité de la relation et l’appropriation du système d’appréciation du personnel », Congrèsde l’AGRH, Dakar, novembre 2008

61 Dumond (2006), op. cit., citant les travaux de Beer, 1981.62 Beer, ibid.

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

30 PICARD Hélène_2009

relations interpersonnelles, dont l’influence ne peut jamais être complètement canalisée. Uncollaborateur dit : « les appréciations sont conduite avec une volonté d’objectivité, même siles étiquettes sont très longues à décoller… ». (Questionnaire).

C’est ce qu’on appelle les effets de halo, et d’indulgence. L’effet de halo, ou effetde notoriété, est défini63 comme un biais cognitif affectant la perception des personnes. Ildécrit le phénomène où un jugement positif à propos d'une personne ou d'une collectivitérend plus positives les autres caractéristiques de cette personne, même sans les connaître(et inversement pour une caractéristique négative). Le risque, dans l’évaluation, c’est queles critères « professionnels » (en englobant sous cette acception les critères techniqueset comportementaux concourant à la réussite de l’activité professionnelle jugée) soientcontaminés par des critères interpersonnels, les effets de complicité relationnelle qui sedéveloppent entre collègues ou avec les supérieurs étant difficilement évitables. L’effetd’indulgence, c’est la tendance des notateurs à toujours donner une note plutôt moyenne,pour qu’aucun évalué ne se sente pointé du doigt, en mal ou en bien d’ailleurs, ce que l’undes collaborateurs confirme quand il souligne que « parfois, c’est gênant par rapport à ceque pensent les collaborateurs » (Questionnaire).

Ces effets risquent de plus d’être amplifiés par ce que Mahé de Boislandelle nommel’ « effet de grossissement » : spécifique aux PME (il parle également d’ « effet demicrocosme »), cet effet joue sur les outils de GRH en amplifiant l’empreinte des systèmescognitifs et des modes de représentation des dirigeants avec des conséquences en termesd’implication affective, d’interprétation hâtive. Un effet que l’on sent parfois affleurer au seinde l’entreprise β, dont les membres fondateurs font partie des évaluateurs ; l’un dira : « Lescollaborateurs, on les connaît déjà bien. » (Questionnaire).

Un autre facteur qui nous amène à questionner l’opportunité d’un tel dispositif, c’estla place de l’évaluation informelle, voire implicite. Cette pratique ancestrale d’évaluation,qui existait bien avant les premiers systèmes d’appréciation formalisés, « s’appuieprincipalement sur la connaissance par le(s) chef(s) de ses subordonnés et sur sonjugement concernant la qualité de leur travail, le rapport à la clientèle, leur comportementou encore leur loyauté »64. La dimension de l’entreprise ajoute encore à la force de cetteévaluation, les évaluateurs ayant formé eux-mêmes cette opinion informelle tout au longdu travail, comme ils le reconnaissent d’ailleurs eux-mêmes : il s’agit de « valider leursperceptions […] puisqu’ayant travaillé toute l’année avec eux, les gens ne peuvent pasdissimuler leur personnalité », et il est indéniable que « la complicité, voire la connivence »peut impacter le jugement.

L’évaluation de longue durée sous la forme des fiches techniques explicite une partiede ce jugement « hors entretien », mais il reste une partie importante qui n’y est passystématiquement explicitée. Un collaborateur évoque « les trajets en voiture, les déjeunersau restaurant quand on est en déplacement » comme des moments clés dans la relationavec ceux qui les évaluent par la suite. L’évaluation informelle joue donc surtout surce qui ensuite fait l’objet d’une rubrique à part dans la grille d’évaluation, les facteurs« comportementaux », qui sont de surcroit reconnus comme déterminants pour progresserdans la profession : « Fondamental […] après trente années de vie professionnelle, je

63 L’effet de halo a d’abord été mis en évidence en psychologie sociale. On doit sa première analyse de manière empiriquepar le psychologue cogniticien Edward Thorndike en 1920 (voir son article : « A constant error on psychological ratings », Journalof Applied Psychology, 4, 1920 p. 25-29).

64 Dumond (2006), op. cit., p. 22

Partie 2. Observation : L’entretien, un dispositif au cœur d’enjeux organisationnels forts

PICARD Hélène_2009 31

puis assurer que notre exercice comporte 20% de technique et 80% de relationnel. »(Questionnaire – H., associé, anc. 27 ans).

On a donc une mise en échec de l’intention de rationalisation. Ce que nous allons voirdans le second titre, c’est que ces décalages viennent des phénomènes d’appropriation :le dispositif d’évaluation a inclus dans sa construction les normes idiosyncrasiques ducollectif de travail, lui donnant une fonction bien différente de l’intention des dirigeants,mais néanmoins essentielle à l’organisation, celle de fondement pour la confianceorganisationnelle.

Chapitre 4. La construction du système d’évaluationde l’entreprise β, exigences apparentes et sous-jacentes

Le dispositif d’évaluation est, c’est reconnu et même revendiqué par les dirigeants, calquésur les conseils de consultants et les observations des dispositifs mis en place dans lesstructures de grande taille, avec deux enjeux principaux, la recherche d’une rationalité laplus aboutie possible, et une explicitation du dispositif qui réponde à une exigence collectivede transparence. Pourtant, les usages du dispositif semblent être au moins en décalageavec les intentions et les attentes, soulevant des doutes sur l’utilité économique d’un telinvestissement. Ce paradoxe d’une évaluation reconnue mais « accessoire » nous metsur la piste d’un enjeu organisationnel qui irait au-delà de ce besoin de rationalité et denormalisation.

I/ Au cœur des attentes, la fonction de dialogue entre le managementet le personnel

La reconnaissance du système par les membres de l’organisation est citée par de nombreuxauteurs comme un élément clé du bon fonctionnement des systèmes d’évaluation dupersonnel65. Dans le cas de l’entreprise β, pour les évaluateurs cela se traduit parleur conviction que le but poursuivi est l’écoute et la valorisation des équipes ; ducôté des évalués, s’exprime un sentiment fort d’une opportunité d’enrichissement et dereconnaissance à l’occasion du dialogue.

A. L’objectif poursuivi par le management : un discours de l’entrepriseoblative

B. Le vécu par les employés : un dialogue reconnu

Pour les salariés, ce qui est surtout mis en avant c’est l’importance d’une fonction dedialogue, et tous se reconnaissent ainsi dans l’expression utilisée par le manager lors denotre entretien et repris dans le questionnaire : « oui, l’entretien d’évaluation est réellement

65 Voir entre autres l’article de Alan L. Patz, « Performance Appraisal, Unseful but still resisted » (Harvard Business Review, May-June 1975)

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

32 PICARD Hélène_2009

un moment de dialogue privilégié » répondent-ils unanimement. Le dispositif sembleéchapper aux handicaps souvent soulignés dans les dispositifs d’appréciation : loin d’êtreperçu comme une punition, un manque de confiance risquant d’entraîner démotivation etcynisme66, il est au contraire accepté et même approuvé par l’ensemble des collaborateurs.

Nonobstant l’homogénéité du personnel, on note que cet enthousiasme est tout demême plus marqué chez les salariés qui ont le plus d’ancienneté, notamment pour les chefsde mission – ceux-là même qui sont dans le dispositif à l’interface entre les associés et lescollaborateurs. Dans leurs propos, ils insistent davantage sur la valorisation, le sentimentde partager les jugements des associés à un niveau supérieur (« avec l’expérience, on saitse faire comprendre, la reconnaissance est là »). De plus, l’évaluation par le consultant –pour laquelle un choix entre collaborateurs est fait au préalable – est mise en avant avecenthousiasme : « les expériences restent comme de très bons souvenirs… un moment departage »… à « égalité » avec les associés, entend-t-on.

Pour les collaborateurs moins « éprouvés », on a davantage une représentation dusystème comme une « nécessité », mais aussi une chance à saisir : c’est l’occasion de« savoir où il se dirige, ce qu'on attend de lui, d'avoir un retour sur son travail, de faire "lepoint" » (Questionnaire – Collaborateur, H., ancienneté 7 ans). L’entretien est une occasionpour les salariés de prouver qu’ils méritent la confiance qui leur est accordée, de montrerleur engagement par rapport aux objectifs que le management a fixés. Pour chacun, il s’agitde faire valoir son potentiel – un salarié souligne ainsi que ce qui l’a le plus marqué lorsde son dernier entretien est la question : « Où vous voyez-vous dans cinq ans ? », qu’ilmentionne comme étant un de ses aspects préférés de l’entrevue, parce que « cela permetenfin de savoir ce que nos supérieurs hiérarchiques pensent vraiment de nous, et de guidernos projets de carrière » (Questionnaire - Collaborateur, H., ancienneté 5 ans).

II/ Observation : de l’utilité dans la formation d’une « confianceorganisationnelle »

D’abord, voyons comment la formalisation de l’outil d’évaluation peut céder le pas à laréappropriation par les équipes, jouant un rôle de pérennisateur des règles propres aucollectif. Puis intéressons-nous aux impératifs mis en avant par nos dirigeants, en analysantleur rôle sur la formation d’une confiance organisationnelle.

A. La force de l’appropriation par les communautés de travailDans leur étude qualitative sur l’appréciation des cadres « à haute responsabilité », Jocelyne

Ientile-Yalenioset Alain Roger 67 insistent sur l’idée que, la conduite de l’entretien étant la

seule « marge de manœuvre » dont disposent les évaluateurs, l’appropriation des dispositifsest un élément clé des systèmes afin d’éviter leur « rigidification dans un formalisme quien entraîne presque systématiquement le rejet. » Cette appropriation se ferait sur le mode

de la « régulation sociale » au sens de Reynaud 68 , avec une configuration où les66 Sur cela voir par exemple les travaux de Lee, Bhote, Scholtes cités par Dumond J.-P. (2006) op. cit., p. 23-24

67 Dans leur article (Ientile-Yalenios J.et Roger A., op. cit.), les auteurs en font même un élément clé des systèmes qui perdurentde manière efficiente.68 L’ouvrage de référence sur le sujet : Reynaud J.-D., Les règles du jeu : l’action collective et la régulation sociale, Paris, ArmandColin,1989.

Partie 2. Observation : L’entretien, un dispositif au cœur d’enjeux organisationnels forts

PICARD Hélène_2009 33

formes de régulation autonome prendraient le pas sur la régulation de contrôle, « les règlesd’évaluation créées par la hiérarchie de l’organisation [étant] interprétées, corrigées, ouparfois détournées par les évaluateurs et par les évalués. »

Ce qui apparaît dans l’entreprise β, c’est qu’en effet le dispositif d’évaluation aété réellement conçu comme un outil fonctionnel doté d’une rationalité méthodologiqueimportante. Pourtant, l’appréciation est vraiment évoquée d’abord comme un « temps fort »au service de l’organisation: l’entretien est là pour offrir un cadre au « dialogue privilégié »,à la réaffirmation de l’intérêt mutuel à travailler en équipe, ou, le cas échéant, à détecter lesmalentendus. D’où l’importance aussi des « impressions », des « ressentis tout au long dutravail » avec l’idée que « souvent, ce sont les détails qui nous marquent le plus surtout entermes de relationnel ». C’est ce qui explique que, malgré les exigences de rationalité etd’objectivité, l’entretien d’évaluation annuel prenne davantage une dimension de « rituel »:« Ce que j’observe, c’est que les évaluations semblent se ressembler d’une année surl’autre, je ne constate pas de grand changement. » (Questionnaire - Manager, anc.18 ans).

Dans l’entreprise β, le développement du sentiment d’appartenance est un élémentimportant de la politique de gestion du personnel – avec notamment un investissementimportant dans la politique de formation continue, et une forte implication auprès desstagiaires et apprentis – puisqu’il doit permettre de contribuer à la stabilité du personnel. Onpourra parler d’ « effet Pygmalion », un phénomène qui s’observe plus proprement dans lesstructures de petites entreprises où le recrutement, la formation et plus largement la gestiondes carrières sont entre les mains de la direction unique69. Le rituel, en faisant disparaîtreen apparence les hiérarchies - intermédiaires, tout du moins – est donc principalementun moment de réaffirmation du sentiment de « communauté de travail », dont le principalintérêt est pour chacun de renouveler ses intentions de travailler à la réussite de l’entreprise.« Une évaluation reconnue, c’est important pour le ‘travailler ensemble’ ». Ainsi, en sollicitantdavantage l’expression du sujet – ce qui est dans le dispositif adopté par β visible dansla relative « épuration » de la grille critérielle - on laisse davantage de latitude auxinterprétations en fonction des interactions verbales, l’entretien permet de valoriser « les

liens d’attachement réciproques » 70 .Pour comprendre comment l’appropriation conduit à ce décalage entre les intentions

de mesure rationnelle et l’usage essentiellement dialogique, nous nous appuierons sur unetypologie de Dumondà partir de la monographie d’une entreprise71où l’évaluation formaliséeest marquée par une mise en œuvre très différenciée selon les services. L’auteur distingueainsi une approche « bureaucratique » où l’évaluation joue un rôle essentiellement normatif,avec des critères précis de résultats chiffrés à valeur arbitrale, une approche « marchande »où l’entretien est le moment d’échanges transactionnels de formalisation des donnants-donnants de la relation de travail, et une approche « communautariste » ou dialogique, d’uneévaluation qui est centrée autour du service des liens de personnes, devenant le momentd’affirmation de la confiance réciproque. S’il précise que sa typologie « n’a aucune prétentionà l’exhaustivité », elle fournit une grille de lecture intéressante pour le terrain étudié.

69 Mahé de Boislandelle, op. cit.70 Trepo G. (2002), op. cit., p. 55671 Les développements qui vont suivre dans ce paragraphe reposent principalement, sauf précision contraire, sur les travaux

de Dumond J.-P. (2006), op. cit., titre ‘De l’importance des normes de chaque équipe à leur improbable explicitation’, p. 28-29

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

34 PICARD Hélène_2009

Ainsi, à l’usage, le dispositif dans l’entreprise β a été orienté vers une conception detype « communautariste » telle que la définit Dumond, à partir de la conceptualisation deTrépo des modes de relation:

Les systèmes formels conçu comme des outils rationnels indépendants de leursutilisateurs sont finalement l’objet de ce « phénomène majeur : la réappropriation par leséquipes […] en fonction de leurs normes idiosyncrasiques»72. Celles-ci sont propres àchaque communauté de travail : elles s’appuient sur un amalgame des conditions d’activitéprofessionnelle, du style de management, des rapports hiérarchiques, des relations entrecollaborateurs, des contraintes qualité… sans que leur importance ne soit consciemmentprise en compte. Plus qu’adopté par les équipes, le dispositif d’appréciation est intégré,« digéré » par elles, jusqu’à être surplombé par les normes de travail « qu’il ne contribuepas ou très peu à faire évoluer, mais dans lesquelles il doit se glisser »73.

B. Des exigences fondatrices du contrat psychologique entre les membresde l’organisationL’appropriation a donc puisé dans les valeurs de la communauté de travail, et le systèmed’appréciation finit par « révél[er] des normes de fonctionnement plus qu’il ne les façonne et,une fois aménagé en fonction d’elles, les pérennis[er] »74. Pour nous, la dimension du groupea facilité la régulation autonome, qui provient des « règles internes au groupe »75 puisqueles frontières hiérarchiques y sont moins présentes, ce qui diminue a priori la puissance dela régulation de contrôle « qui provient de l’extérieur », donc ici des modèles d’évaluationstandard. Néanmoins, l’importance pour les dirigeants de β des exigences de transparenceet de rationalité ayant présidé à la construction du système nous conduisent à rechercher lerôle propre de ces exigences, en dehors de la perspective fonctionnelle du dispositif même.

On s’intéresse donc de nouveau à l’exigence de rationalité et de transparence, maiscette fois parce que l’on observe que sa valorisation en tant qu’élément d’un systèmecrédible d’évaluation renvoie à sa place primordiale dans la déontologie de la confrérie desexperts comptables et dans les principes d’éthique promus par le directoire. L’Ordre desExperts Comptables s’est en effet doté depuis 2007 d’un code déontologique formalisé76. Cecode, dans son esprit et dans sa formulation juridique, rappelle « l’importance des valeurspropres à la communauté professionnelle » ; or, la notion de rationalité est prégnante dansl’ensemble des valeurs et des impératifs qui y sont mis en avant.

La définition même de la profession, d’ailleurs, comme une profession de « scienceet technique »77, place d’emblée la rationalité, l’objectivité, comme des principesfondamentaux de son exercice. La formalisation de ces principes renforce son poidsmoral : en effet, outre la valeur de droit positif du code déontologique, s’y ajoute une

72 Dumond (2006), op. cit., p. 2473 Dumond, ibid.

74 Dumond, op. cit., p. 3275 Reynaud J.-D., op. cit.

76 Voir Décret n°2007-1387 du 27 septembre 2007 portant sur le code de déontologie des professionnels de l'expertisecomptable (source Légifrance).

77 Ibid., « Article Premier ».

Partie 2. Observation : L’entretien, un dispositif au cœur d’enjeux organisationnels forts

PICARD Hélène_2009 35

valeur d’obligation morale. De la même manière, la transparence est une valeur clé de lagouvernance moderne, et plus particulièrement propre aux professions financières.

L’exigence de transparence se situe donc davantage au niveau de l’éthique - ladéontologie étant la traduction en droit positif de l’ensemble des obligations que lesprofessionnels s’engagent à respecter pour garantir une pratique conforme au coded’éthique de la profession – répondant à une demande sociale de lisibilité, la logique depreuve factuelle étant censée aller de pair avec la fin de l’opacité des gouvernances78 :

Plus, pour notre terrain le parallèle avec le code déontologique et l’éthiqueprofessionnelle se lit comme une transposition des impératifs, du corps professionnel etde l’organisation à chacun de ses membres. Ainsi, l’insistance des dirigeants à inscrireleur système d’évaluation dans une logique de preuve par opposition au jugement subjectif(qui par définition n’a pas besoin d’être prouvé pour être reconnu) nous semble être unélément clé de la légitimation de l’appréciation formalisée au sein de la communauté β.Reconnaître l’évaluation rationnelle comme une nécessité et un système indispensable,c’est se reconnaître comme membre de la communauté. La contradiction entre le choixd’une rationalisation de l’appréciation et la place donnée aux critères de personnalité« non rationnels » (dixit un associé – Questionnaire) pourtant considérés à l’unanimité (desévaluateurs comme des évalués) comme indispensables s’explique alors dans la fonctionde « test éthique » de la transparence. Valider leur prise en compte comme critère primordial,c’est aussi accepter d’être ‘transparent’ à son tour, et donc de montrer que l’on se reconnaîtdans les valeurs promues par le management, que l’on partage avec lui au sein de lacommunauté, plus large, du groupe professionnel.

Dès lors, on identifie le rôle (non conscient) de l’entretien d’évaluation qui expliquequ’il soit conservé malgré les remises en cause théoriques et pratiques, au-delà justementde la rationalité économique. En tant que construit organisationnel, il sert de fondementà l’établissement de la confiance au sein de l’organisation, garante de la stabilité du« contrat psychologique » liant l’entreprise et ses salariés. La confiance organisationnelleest une notion utilisée en GRH qui désigne à la fois « au sens large, la confiance ausein d’une organisation et, au sens strict, la confiance que les salariés peuvent placerdans les dirigeants d’une entreprise »79; elle est la transposition de la notion politiquede confiance comme l’entend par exemple Locke, c'est-à-dire la croyance mutuelle entreindividus et gouvernants qui autorise l’action et permet de créer le lien social. Le dispositifd’appréciation est donc le moyen de tester la confiance des salariés envers leurs dirigeantset ainsi de s’assurer de la stabilité du contrat psychologique. Dans cette perspective lessystèmes formalisés d’évaluation se font d’autant donc plus nécessaires en tant qu’outilsde management dans le modèle de la compétence où la flexibilité et l’évolutivité accroissentles incertitudes et les instabilités.

78 Boutaud J.-J. et al., « Transparence et communication », MEI Médiation & information : revue internationale decommunication, Paris, L’Harmattan, 2005, n°22

79 Neveu V., « La confiance organisationnelle, définition et mesure », Congrès de l’AGRH, Montréal, 2004, Tome 2

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

36 PICARD Hélène_2009

Partie 3. L’appréciation des personnels,outil de la domination intériorisée

L’apparition des systèmes formalisés d’évaluation devait assurer la maîtrise desappréciations subjectives en apportant la rationalité de l’explicitation. Pourtant, l’évaluationinformelle, largement subjective, demeure un facteur déterminant et un point d’accrocherécurrent des critiques, aussi bien d’un point de vue moral que légal. Les dispositifsd’appréciation ne parviennent donc pas à remplir leur objectif d’explicitation : ceci parce que,contrairement aux autres évaluations, cette fonction est déviée et l’entretien apparaît commela métonymie de cette relation qu’elle n’explicite pas. Dans le même temps, sa nature mêmed’outil de gestion en fait une manifestation des nouvelles logiques de domination propresaux organisations libérales sur le mode de la « contrainte souple ».

Chapitre 5. Le paradoxe de l’évaluation dans lesentreprises: quand « évaluer n’est pas expliciter »

Nous débutons notre interprétation en analysant les contradictions des systèmesd’évaluation du point de vue de la revendication de rationalisation. Nous nous appuyons surles contributions de Dumond 80 pour un apport des sciences de gestion, et nous explorons

également les apports de la psychanalyse organisationnelle avec Trépo et de Swarte 81

. Notre but est de comprendre l’erreur fondamentale des attentes gestionnaires : évaluern’est pas expliciter, et ne peut pas l’être car cela reviendra à courir le risque de révéler lestenants implicites de la relation de travail. On comprend alors que l’entretien n’est pas unoutil d’évaluation, mais une métonymie de ces rapports qu’il n’explicite pas.

I/ Expliciter, un danger pour l’organisation

A. L’explicitation difficile…Le passage à l’appréciation formalisée suppose pour préalable, comme toute évaluation, untravail d’explicitation – au moins des modalités de l’évaluation, comportements à atteindreou objectifs à remplir, ou, en reprenant le vocable de la compétence, des savoirs, savoirsfaire, savoir être et savoir agir attendus. Or, c’est sur ce point que butent systématiquementles démarches d’évaluation. L’explicitation complète de leur objet, les termes de la relation

80 Dumond (2006), op. cit.81 de Swarte T., Trépo G., « L’entretien d’évaluation du personnel face à l’inconscient dans l’organisation : le cas Meganet », XIIIejournées nationales d’Etudes de l’Institut Psychanalyse et management, ESC Pau, 5 et 6 juin 2003

Partie 3. L’appréciation des personnels, outil de la domination intériorisée

PICARD Hélène_2009 37

d’emploi, au moins pour sa dimension sociale et relationnelle, apparaît comme une impassepour les processus d’appréciation rationnels.

Certes, une grande partie des rapports de travail sont codifiés et relèvent del’explicite, c'est-à-dire des « actes aussi bien du verbaux qu’écrits, formulés dans un cadreinstitutionnel »: discours, réunion formelle, procédure, contrats… Néanmoins, dans lesrelations de travail, on ne peut négliger la part de l’implicite, qui par définition est donc tout àla fois ce qui n’est pas formulé dans ce cadre (donc hors de l’entreprise, dans les couloirs…)et (part qui selon nous pèse le plus face à l’explicite) tout l’ensemble des valeurs, sentimentset intentions relatifs à la vie professionnelle qui ne sont pas même formulés, c'est-à-dire tout« ce que les membres d’une organisation évoquent incomplètement ou à mi-mot, […] ouqu’ils n’expriment pas soit parce qu’ils ne peuvent le formuler tout en le pressentant, soitparce qu’ils n’en ont aucune conscience, bien que cette part méconnue soit active dans lespensées et les comportements »82. Il s’agit des normes professionnelles (constituant d’ungroupe professionnel « en tant que groupe » avec sa déontologie, sa manière de travailler,ses codes relationnels, ses réseaux tacites), du rapport entre l’individu et l’organisation(entre contrainte latente et attachement idéalisé), des modalités de travail (hiérarchiesimplicites, pratiques courantes mais tues car taboues…), des motifs de l’implication et desstratégies individuelles (que l’explicitation désamorce).

En rompant avec l’organisation scientifique du travail (taylorisme), on anticipait uneplus grande autonomie des travailleurs, avec l’abandon du découpage du travail en posteset en tâches ; on n’évaluerait plus seulement sur des critères « extérieurs » (qualification,ancienneté) mais on s’appuierait sur une évaluation approfondie des compétencesindividuelles en suivant leur évolution. L’identification de la compétence comme nouvelleéchelle de mesure de la valeur du travail justifie donc le choix méthodologique de l’évaluationformalisée, permettant de prendre la mesure de la compétence au niveau de chaqueindividu. Le caractère dynamique de la compétence est censé alors être capté par ledispositif de l’entretien, permettant la réévaluation périodique de l’état des compétences dusalarié, la valorisation de leur développement et leur gestion en fonction des besoins del’entreprise.

Une appréciation « rigoureuse » suppose, pour avoir une efficacité en termesd’évaluation, de réellement expliciter les jugements dans une recherche impartiale descontributions effectives. Or, sans remettre en cause la sincérité de leur démarche, les proposde nos interlocuteurs ne laissent pas non plus penser qu’une telle explicitation est complète,malgré les ‘fiches’, les ‘grilles’ et les ‘synthèses’. Une grande part des observationsdéterminantes, sur les critères comportementaux principalement, relève encore grandementde l’informel et du subjectif (par définition ce qui ne peut pas être vérifié par une tiercepartie83). On le voit bien avec le phénomène de réappropriation, reconnu au moins à mi-mot par les utilisateurs des systèmes d’évaluation, et qui a entraîné dans notre terrain unglissement vers l’usage « communautariste » qui dans la durée s’ancre dans la pratique…ce qui amène aux antipodes des intentions initiales de formalisation, l’entreprise finissantpar s’accommoder d’un système qui « ne gène ni ne gère personne »84.

Pourrait-on envisager d’expliciter les normes idiosyncrasiques afin de rapprocher lapratique des ambitions initiales du système en le recentrant sur des pratiques davantage

82 Dumond, op. cit. p. 27-28.83 D’après Prendergast, 1999, cité par Baudry B. et Dubrion B. « Quels modèles d’évaluation du travail ? », Travail et Emploi,

n°104, Octobre-décembre 200584 Dumond (2006), op. cit., p. 33

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

38 PICARD Hélène_2009

normatives ? Ce travail n’est pas fait, car d’une part expliciter les normes de travail quiinfluent sur la réappropriation du système dans le sens « dialogique » (ou pour d’autressystèmes d’évaluation dans le sens « marchand » ou « bureaucratique ») serait un travailconsidérable85 ; d’autre part, le caractère fructueux à long terme de cette démarche estdifficile à assurer, principalement de part la nature intrinsèquement non consciente de cesnormes. Le chemin de l’explicitation est donc ardu, et ne peut constituer un but absolu.

B. … ou dangereuse ?Mais l’organisation elle-même a-t-elle intérêt à ce que l’évaluation serve l’explicitationcomplète de son objet, c'est-à-dire la relation de travail et le système de contributions-rétributions sur laquelle elle repose ? Expliciter tous les tenants et les aboutissants decette relation ne risque-t-il pas d’être contraire aux intérêts de l’organisation, voire d’allerau l’encontre de ce qui permet le maintien de la coopération ? Cela s’entend dans notreterrain par exemple sur le domaine du rapport à l’organisation et des motifs de l’adhésionau système social. Tous les membres de β ont le souhait que l’évaluation se déroule demanière non seulement équitable, mais égalitaire, ce que le dispositif permet en faisantdisparaître en apparence les échelons hiérarchiques. Pourtant, la « nature humaine » desrapports interpersonnels ne peut pas être complètement contenue par le dispositif, et aucundes « échelons » n’en est dupe. Ainsi, à la suite de leur affirmation que les entretiens sedéroulent de la même façon pour tous, plusieurs interlocuteurs remarquent par exempleque « c’est différent à mesure que l’on reste dans l’entreprise » (notamment présent dansles réponses d’un collaborateur – ancienneté 15 ans, et d’un associé).

Ce qui renvoie ces doutes dans le domaine implicite « non formulé » (à la différence del’implicite non conscient), c’est la force de l’attachement à l’entreprise, qui repose pour β surune croyance d’égalité, de communauté. La confiance ‘affective’86 qui s’appuie sur les liensémotionnels liant les salariés entre eux et à leurs dirigeants y est fondamentale. On voit biencela aussi dans le dialogue établi sur le mode du « coaching » davantage que sur l’aspectévaluation du rendement productif, ce que l’on peut apparenter à une « confession ». Surle salarié, cela a pour effet de renforcer sa conformation aux objectifs de l’organisation, enfondant cette confiance à un niveau affectif « immatériel ». La reconnaissance dans les« vertus morales »87 de l’organisation peut être un vecteur non conscient mais non moinspuissant de l’engagement personnel dans le travail ; or, « expliciter et contrôler cette partde la motivation conduit à la supprimer »88.

Une autre observation pourra éclairer le postulat de l’intérêt à conserver une partd’implicite. C’est le fait que les raisons de l’adhésion aux principes organisationnels, onl’a noté pour le système d’appréciation (cf. supra, chapitre 3) varient sensiblement selonles positions dans l’organigramme. Ce qu’on comprend, c’est que pour chacun, cetteadhésion repose sur des croyances qui une fois révélées perdraient toute substance – ainsi,pour les managers, le partage plein et entier de la ‘culture d’entreprise’ et les sacrificespersonnels (l’un d’entre eux souligne la difficulté à concilier personnel et professionnel, « le

85 Dumond , op. cit., p. 2486 Selon la typologie de McAllister, « Affect and Cognition-Based Trust As Foundations for Interpersonal Cooperation in

Organizations », Academy of Management Journal, n°38, 1995, cité par Valérie Neveu, op. cit.87 Aristote, traitant du rôle de la confiance dans la cité, distingue entre les vertus intellectuelles (le jugement, la raison) et les

vertus morales (l’honnêteté) qui vont inspirer la confiance des citoyens à l’égard de leurs gouvernants. (dans Neveu, 2004).88 Dumond, ibid.

Partie 3. L’appréciation des personnels, outil de la domination intériorisée

PICARD Hélène_2009 39

professionnel prime quand même ») est récompensé par le plaisir narcissique d’être élu, etpour les collaborateurs les plus jeunes le stress de la mise à l’épreuve et la dureté de lamise sous tension est présenté comme une chance avec même l’idée que l’on bénéficie duprivilège d’être valorisé « comme » un manager. On reprend le postulat de Dumond: « sila nécessité de l’enrobement du contrat implicite effectif n’était pas présente, nul n’auraitbesoin de présenter, chaque fois que possible, l’outil d’évaluation comme un moyen auservice de l’équité, de la réduction des niveaux hiérarchiques, de la collégialité et du respect

de la dignité des personnes. » 89 Or, expliciter ces gratifications mettrait en causel’idéalisation de l’institution comme une organisation oblative, au risque de mettre par làmême à nu la « dureté de la relation d’emploi et la mise sous tension du personnel àlaquelle contribue l’évaluation ». C’est en cela que l’on peut dire qu’il y a dans l’appréciation,pour l’organisation comme pour ses membres, un danger à expliciter. Par cette opération,on court le risque d’une explicitation des termes de la relation d’emploi qui en dévoileraitles « fondements implicites »qui y sont à l’œuvre (cf. supra, (A.)), et qu’il est au contrairesouhaitable pour tous de conserver masqués.

Cette vision rejoint celle défendue dans un article qui aborde les questions del’évaluation sous l’angle de la psychanalyse organisationnelle90 par Georges Trépo etThibaut de Swartepour lesquels « l’implicite de l’entretien d’évaluation cesse […] d’être unfacteur résiduel à éliminer pour devenir le principe central de la dynamique de l’entretien »91.L’implicite de l’organisation, alors que, ou peut-être davantage parce qu’il devrait affleurerau plus fort dans ce moment de l’évaluation, y serait donc d’autant plus dangereuxpour l’équilibre de l’organisation. Plus encore, si « l’inconscient influe en permanencesur l’organisation », reste que « ses effets sont surtout visibles dans des situationsparticulières où il affleure du fait de tensions émotionnelles plus fortes […] » - ce qui estle cas de l’entretien d’évaluation… d’autant plus que ce moment est amené à se répéterannuellement. On peut ainsi envisager que danger d’expliciter soit ainsi pressenti plussensiblement au moment des entretiens annuels ; d’où la difficulté potentiellement accruede dépasser la contradiction entre procédure d’évaluation des personnels et explicitationdans ce dispositif.

II/ La dimension métonymique de l’entretien : un masque du contrôle

A. L’hypothèse métonymique

89 L’analyse est faite sur un dispositif du type 360°– on fait le parallèle avec notre terrain sur la forme et sur le fond : malgré uncaractère rigoureusement « poussé », on y observe que contrairement aux attentes, le système abrite surtout le développement decomportements stratégiques (délation, influence) qui au final le «surplombent totalement». C’est en supposant la « perspective d’uneéventuelle explicitation » pour les différents types de personnel que Dumond élucide cela. On comprend qu’opérateurs, techniciens,et cadres perdraient tous, autant que l’organisation elle-même, au risque d’une explicitation des termes de la relation d’emploi.

90 La psychanalyse organisationnelle est une discipline de la sphère des théories des organisations, qui vise à l’étude del’organisation grâce aux apports de la psychanalyse (entre autres les travaux de Freud, Totem et Tabou, 1912 et Malaise dans lacivilisation, 1929) ainsi que de la psychosociologie (psychologie des foules…), la socio-analyse (question de la formation du liensocial…), la psycho-dynamique du leadership ou encore l’analyse dialectique (D’après Arnaud G. Psychanalyse et organisations,Armand Colin, 2004).

91 de Swarte T., Trépo G. (2003), op. cit., p. 1

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

40 PICARD Hélène_2009

En rappelant la puissance des implicites dans l’organisation, on voit comment les dispositifsd’évaluation se font l’expression reflétée, ou, pour reprendre la conclusion de Dumond,exprimée à la manière d’une « métonymie […] du rapport hiérarchique dans lequel[ils] s’inscri[vent] »92. Revenons sur cette expression en voyant comment elle s’appliqueparticulièrement à l’entretien annuel d’appréciation. En linguistique, la métonymie, du grecμετωνυμία formé de μετά - meta ("déplacement") et de �νυμα - onuma ("nom") la metônumia("changement de nom"), est « une opération linguistique et cognitive qui a essentiellementune fonction référentielle, en ce qu’elle autorise l’emploi d’une entité pour une autre »93.Opérant un changement de désignation, on emploie dans une métonymie par exemple lapartie pour le tout, la cause pour l’effet, le signe pour la chose, sans que cette relation nesoit explicitée.

Pour comprendre la dimension métonymique de l’entretien, on utilise un axeméthodologique fondateur en psychanalyse qui pose que « l’accès à l’inconscient supposequ’en soient identifiées les formes métaphoriques présentes dans le réel ». Ainsi, l’entretiend’appréciation du personnel doit, outre sa place dans la dynamique organisationnelle del’entreprise, être relié à «sa culture et à ses mythes », ces derniers constituant un « anima »(Jung) autonome au sein de l’organisation. En effet, dans la perspective psychanalytique,symétriquement aux constructions imaginaires collectives – qui recouvrent donc la culture,les mythes, les symboles apparaissant comme on l’a montré dans les outils de gestion,plans d’action, chartes organisationnelles, dont l’entretien - il est possible d’identifier « desdéterminations sous-jacentes beaucoup plus fondamentales », les signifiants, c'est-à-dire «ce qui leur confère du sens hic et nunc dans une dynamique organisationnelle particulière ».

Schéma d’après De Swarte S. et Trépo G., 2003Fig 2. L’entretien d’évaluation selon le concept lacanien de métonymieCeci laisse aussi la possibilité d’y voir une sorte de légitimation de l’évaluation comme

lieu par excellence de la création d’unlien relationnel entre l’individu et l’organisation. Unefaçon de faire cela serait de présenter la qualité de la relation interpersonnelle qui secrée au cours de l’entretien d’évaluation comme une partie du tout qualité de la relationprofessionnelle, ce qui est très présent dans les discours managériaux. Ainsi, on observepar exemple une mise en exergue au cours de l’entretien de la place des liens d’attachemententre membres de l’organisation, liens « qui semblent fonctionner comme une métaphoredes liens»94 de l’entreprise-réseau moderne. Or, cela peut aisément conduire à présumerque si l’entretien se passe bien, c’est que la relation professionnelle est dénuée de toutedureté ou inversement, que si l’entretien se passe mal (ce qui est plus rare, compte tenu desbiais de halo et d’indulgence dont on a parlé) cela est nécessairement signe d’une ruptureinévitable de la relation de travail ; ce raccourci doit néanmoins être pondéré et la mise enévidence des implicites de la relation de travail nous le confirme.

En effet, on sait en quoi une recherche d’élaboration du système d’évaluation ‘parfait’est vaine si par cela on entend atteindre un entretien si suffisamment technicisé ettransparent qu’il permettrait de ne laisser aucune place ni aux subjectivités ni aux

92 Dumond, ibid.93 Définition de Saint-Dizier P. sur ‘SEMANTICLOPEDIE - <http://www.semantique-gdr.net/dico/index.php/Métonymie> , consulté le26 avril 2009.

94 de Swarte T., Trépo G. (2003), op. cit., p. 3

Partie 3. L’appréciation des personnels, outil de la domination intériorisée

PICARD Hélène_2009 41

inconscients. On doute : « Une maison de verre est-elle habitable ? ».95 Ce mêmequestionnement amène les chercheurs à parler de l’entretien d’évaluation comme du lieuoù le rapport signifiant/signifié échappe à la recherche formelle de transparence qui lecaractérise pourtant. Les auteurs prennent ainsi l’exemple de la polysémie d’une expressioncomme « nouvelles responsabilités », dont le sens réel (le signifié) variera selon ce rapportentre la partie évaluation et le tout organisationnel ; dans l’exemple, le message implicitepeut être son sens courant d’ « accroître ses responsabilités, monter en hiérarchie », maisil peut aussi être « dans un autre service », « moindres »…

L’interprétation psychanalytique se montre alors particulièrement percutante pourl’entretien d’évaluation: la parole est en effet au cœur de l’analyse, et on connaît la règleanalytique de toujours dire tout ce qui vient à l’esprit. Justement, l’entretien d’évaluation seprésente lui-même « comme une relation interpersonnelle ouverte » mais, étant donnée laplace des implicites et l’intérêt sous-jacent de chacun des interlocuteurs à les préserver, elleest même « probablement trop ouverte puisque de nature à générer des signaux d’angoisse,lesquels influent de manière souterraine sur la psychodynamique de l’entretien […] »96. Lacontrainte de rationalité est donc à l’origine de ce « malentendu » irréductible, et plus larevendication de transparence est forte, plus on a des raisons de soupçonner que la fonctionmétonymique est importante : « sachant qu’il est en toute rigueur impossible de tout dire[…] on en déduit que l’essentiel est tu »97. L’entretien fonctionne alors un peu comme un« alibi », qui permet à chacune des parties de ne pas montrer « ce qu’il y a à cacher » dela relation de travail :

98

Leur recherche essentiellement théorique trouve ici son principal intérêt pratique : enpremier lieu, cela confirme que le postulat de l’élimination des implicites de la relationde travail par le dispositif de l’entretien est une impasse, lui-même fonctionnant surun mode essentiellement implicite. En second lieu, après avoir montré questionné leshypothèses couramment admises comme justifiant du recours à l’appréciation formaliséedes personnels, nous pouvons à présent clarifier ce qu’en sont le fondement et la justificationprincipale.

B. Un rituel ou un « masque »Les systèmes d’évaluation modernes ne parviennent pas à satisfaire pleinement àl’ensemble de leurs buts : effort de rationalisation et de justice, et établissement derelations de travail sur des fondations de compréhension et d’écoute transparente. Denos observations, on tire l’explication de son caractère unanimement « indispensable ».Finalement, il apparaît que le rôle central de l’appréciation des personnels en tant qu’outil demanagement est de réévaluer périodiquement les termes de la relation d’emploi au moyend’un dispositif dont les traits saillants sont le reflet du système de valeurs interne et, ou, le« reflet du rapport hiérarchique dans lequel [la démarché d’évaluation] s’inscrit. »99. C’est

95 Laurans B. « Systèmes d’appréciation : limites, obstacles, nouvelles tendances », Le Management direction, managementservice, n° 4736, 1974 – cité par Ientile-Yalenios J. et Roger A., 2008.

96 Trépo, de Swarte, op. cit. p. 1297 Trépo, de Swarte, op. cit. p. 1498 Trépo, de Swarte, ibid.

99 Dumond (2006), op. cit., p. 33.

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

42 PICARD Hélène_2009

ainsi que la mise en place d’un système d’évaluation formalisée, le dispositif même del’entretien, permet aux communautés de travail de se ‘retrouver’ dans un moment où seréévaluent les termes de la relation employeur-employé. C’est la dimension spécifique del’entretien annuel comme « rituel » de l’entreprise moderne, qui occulte dans le même tempsson caractère de manifestation de la puissance managériale.

Une première explication des insatisfactions viendrait justement de cet « oubli »100 de lanature même de ces systèmes formalisés d’appréciation : en tant qu’outils de management,ils sont par définition conçus d’abord pour améliorer le fonctionnement et les performancesde l’organisation ; en tant qu’outils de gestion du personnel, ils sont conçus pour administrerles employés dans le cadre de leur activité professionnelle dans la perspective de laréalisation des objectifs de l’entreprise. Ces aspects, une fois énoncés, sonnent commedes évidences.

Pourtant, ou peut-être justement pour cette raison, ils sont très souvent éludés destravaux sur l’évaluation, particulièrement de la littérature prescriptive101, qui préfère mettreen avant comme conditions d’une évaluation réussie les efforts d’appropriation, supposéspouvoir permettre la consolidation d’une confiance bilatérale, et la qualité de la relation,censée permettre le recueil d’informations exactes garantes de la perception de justice –les mêmes exigences que nous retrouvions dans notre terrain, avec les contradictions quel’on pointait. Les enseignements des chercheurs qui ont pu observer le déroulement desprocédures d’évaluation dans des systèmes de type « grande entreprise » 102 davantagetechnicisés où l’appropriation est moins spontanée que dans notre terrain, montrent en effetque si l’évaluation ne remplit pas ses objectifs « officiels » plus humanistes - obtenir desinformations entièrement fiables sur les compétences dont on dispose et faire bénéficier lesemployés du développement de leurs potentiels, par exemple - c’est qu’« elle permet, enpremier lieu, de rappeler aux employés leurs obligations »103.

Dans ce cas, que dire de l’ambition de faire de l’entretien individuel d’évaluation unmoment clé de la relation manager-managé, que l’on justifie par le besoin d’ajuster aucours d’une conversation interindividuelle (censée refléter les rapports entre l’individu etl’organisation) les objectifs de l’organisation avec les objectifs individuels ? Dans une

formule lapidaire Harry Levinson 104 la qualifie de « l’une des plus grandes illusionsmanagériales » (traduction personnelle de l’anglais américain : « One of the greatestmanagement illusion »). L’entretien d’évaluation, tout particulièrement, pose problème en cequ’il « met en scène »105 un dialogue, tendant à dissimuler, ou tout du moins à euphémiserle caractère fondamentalement inégal de la relation hiérarchique ; cela est d’autant plusvrais que les rapports interpersonnels sont conservés comme un trait central des relationsde travail (cf. terrain).

100 Dumond, ibid.101 Voir les travaux de Ientile-Yalenios J.., Lévy-Leboyer, Le Boterf G….102 Dumond et Trépo (2002), entre autres…103 Dumond, ibid.104 Dans son article, Levinson traite du MBO (management by objectives), une technique d’abord élaborée pour l’appréciation

des cadres – l’article date de 1970 – dont la philosophie (rationalisation de l’évaluation sur la base des performances et des potentiels,justice procédurale) a été reprise pour les techniques d’évaluation dont l’on traite.

105 Trépo, de Swarte, op. cit., p.12

Partie 3. L’appréciation des personnels, outil de la domination intériorisée

PICARD Hélène_2009 43

Ainsi, ce moment privilégié de la convergence des intérêts particuliers relèveraitdu ‘mythe’ ou du ‘masque’ en ce qu’il cacherait son caractère véritable de momentd’actualisation du rapport hiérarchique, « perpétu[ant] la structure de dépendance »106

de l’organisation. Les objectifs de rationalité, de transparence, permettent de garantirla neutralité sociale du principe de l’évaluation individuelle. Puis, derrière ces objectifssocialement acceptables – la meilleure preuve en est la reconnaissance du besoind’évaluation par l’ensemble des communautés professionnelles – se ‘ressent’ son rôled’ « aiguillon » dans la recherche des meilleures contributions des salariés.

Chapitre 6 : La compétence, de la valorisation desindividus a la « domination douce »

On a relevé que l’évaluation exerce une fonction fondamentale pour l’entreprise, puisquel’organisation y rappelle ses exigences d’implication aux employés, mais qu’il estfondamental aussi (préservation des implicites oblige) que cela soit caché derrière lesobjectifs officiels, « rationnels et socialement neutres » – l’équité, la justice, l’objectivitéjouant ce rôle. On a alors l’idée que le management libéral, tel qu’il s’exerce dans lalogique compétence (telle que celle-ci s’exprime elle-même dans l’évaluation formelle),n’est pas le lieu d’une disparition de la domination, mais d’une contrainte « souple »107, quis’exerce sans que les acteurs en aient exactement conscience puisque tous la cautionnentet l’ont intériorisée, et que les outils de gestion la légitiment en l’objectivant. On étudiera lacompétence comme illustration de ce « mode renouvelé de gouvernement des personnes ».Puis, on dépassera la contradiction apparente entre libéralisme et domination, en saisissantle sens de la ‘soumission volontaire’ qu’est la reconnaissance des outils du managementlibéral.

I/ La compétence: illustration d’un renouvellement des modes decontrôle des personnes

En identifiant le modèle de la compétence, Zarifian entrevoyait la perspective de modesde gouvernement dont l’inspiration libérale allait permettre de faire primer les trajectoiresindividuelles, valorisant les compétences et les actions des personnes. Pourtant, dans laperspective ouverte par David Courpasson, on peut avancer que la compétence a en faitcontribué à l’instauration d’un nouveau mode de gouvernement non moins contraignant,mais d’autant plus puissant que d’une part il trouve ses fondements renouvelés dansl’idéologie libérale elle-même, et que d’autre part sa finalité s’exerce de manière d’autantplus forte qu’elle repose sur une normalisation implicite des comportements de tous et dechacun.

A. Les fondements de la puissance managériale : la légitimité libérale

106 Lemaître P. « Appréciation du personnel et entretien de bilan », Les Editions d’Organisation, 1983 – cité par Ientile-YaleniosJ. et Roger A., op. cit.107 Les développements qui suivent s’appuient principalement sur les travaux de David Courpasson (Courpasson, 2000, op. cit.)

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

44 PICARD Hélène_2009

La première dimension que nous abordons pour comprendre ce mode de gouvernementdes organisations, c’est la source de leur légitimité, puisée dans les principes de l’idéologielibérale. On entend par idéologie l’ensemble d’idées politiques, économiques, sociales,formant un système unique et cohérent de représentation et d'explication du mondequi est accepté sans réflexion critique et influence les comportements individuels etcollectifs108.

Dans le sens de Bourdieu et Boltanski, l’idéologie libérale est bien une « idéologiedominante » 109, d’autant plus incontestable que sa légitimité est en apparence fondéesur des impératifs extra-organisationnels et extra-individuels, les « impératifs » du marchéet de la libre concurrence. Pour décrire cette « externalisation des lieux et sources de lalégitimation », Laufer et Paradeise parlent d’une légitimité libérale 110 : son intégration auxmodes de gouvernement des organisations impliquent de même une externalisation de laresponsabilité.

En conséquence, l’exercice du pouvoir interne de l’organisation à agir en fonctionde ces « exigences » est entièrement légitime « dans la mesure où son pouvoir esten fait nul dans un contexte de concurrence pure et parfaite »111. Puisque l’organisationest soumise au même titre que ses membres à la sanction du marché, les décisionsgestionnaires prisent au nom de ce dernier sont légitimées : flexibilité, mobilité, concurrence,individualisation deviennent des contraintes à respecter dans l’intérêt général. De primeabord en contradiction avec les principes du libéralisme – qui s'opposent à l'assujettissementde l'individu – on comprend que la domination n’a pas disparu, elle a seulement changé deforme pour prendre celle d’une domination « douce » qui, bien qu’elle trouve sa légitimitédans les principes libéraux (notamment avec l’idée d’autodétermination des parcoursindividuels), a pour finalité une puissante normalisation des comportements.

B. La compétence, « étalon » unique de la valeur individuelleLa seconde caractéristique qui permet à Courpasson de parler d’un gouvernementdes personnes renouvelé est l’identification d’une nouvelle finalité, la construction de« normalisations implicites ». En effet, les nouvelles logiques managériales organisent,selon un principe de conformité, – de nouveau on note une ambivalence avec lesrevendications libérales d’individualité – l’élaboration de trajectoires professionnellesmodèles (comme le chef de projet, le volontaire à la mobilité à l’international) etla constitution d’une « norme souhaitable de performance individuelle ». Dans cetteperspective, la compétence constitue une pièce maîtresse du « dispositif organisationnelvisant à resserrer le contrôle ». Puisqu’il est admis qu’elle est mesurée le plus pertinemment

108 Ce sens découle en partie de l'analyse de M arx pour qui l'idéologie est un système d'opinions non neutre en ce qu’il conduità une perception faussée de la réalité sociale, économique et politique, propre aux représentations de la classe dominante : "Une idéologie est un complexe d'idées ou de représentations qui passe aux yeux du sujet pour une interprétation du monde ou de sapropre situation, qui lui représente la vérité absolue, mais sous la forme d'une illusion par quoi il se justifie, se dissimule, se dérobed'une façon ou d'une autre, mais pour son avantage immédiat." (Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, Paris, 10/18, 2001)

109 Bourdieu P., Boltanski L., La Production de l’Idéologie dominante, Paris, Editions Démopolis – Collection Raisons d’agir,2008. Ecrit en réaction à l’annonce de la « fin des idéologies » (dans l’hypothèse de l’échec des idéologies communistes), ce texteévoque déjà l’idéologie libérale comme nouvelle idéologie dominante.

110 Laufer R., Paradeise C., Le prince bureaucrate, Paris, Flammarion, 1982 – cité par Courpasson, D., op cit. p. 188111 COURPASSON D., « Les normalisations managériales entre l’individu et le modèle professionnel », Revue d’économie

industrielle, n°75, 1996

Partie 3. L’appréciation des personnels, outil de la domination intériorisée

PICARD Hélène_2009 45

au niveau de la personne, on ne conteste pas l’élaboration d’instruments de mesure de laperformance à l’échelle individuelle, et, bien que moins explicitement de vérification de laconformité des personnes à la norme de comportements attendus. Que cette vérificationfasse l’objet d’une discussion (la place de l’entretien est donc essentielle) permet de fairevivre cela comme une chance pour les salariés de « se réaliser », ce qui ressort aussi dansles objectifs individuels « d’amélioration ».

Pourtant, la capacité d’autodétermination de chacun dans le développement de sescompétences est entravée par le caractère diffus des jugements. En effet, plus quedirectement déduits de données et de faits objectivables (proprement techniques), ceux-ci portent désormais sur un ensemble de critères comportementaux, valeurs, modes deconduite relevant auparavant du domaine privé112 et en cela difficiles à délimiter : « desentrelacs […] donnés en divers endroits, par diverses personnes dont certaines ne sontmême pas connues de la personne jugée »113. Conséquence de cet « effet-réseau »: lamaîtrise de chacun sur la reconnaissance de sa compétence est d’autant diminuée, et c’estjustement ce qui permet la domination. En effet, l’individualisation négociée des règles assoitla légitimité du contrôle qui s’en suit, et son instrumentalisation la renforce d’autant plus.En effet, les outils sont considérés comme stables, solides, et comme ils sont partagés parl’ensemble des entreprises, on peut (on veut) croire qu’ils échappent à l’arbitraire local : « aufond, les outils savent mieux que les personnes »114.

Plus, à partir du moment où la compétence est reconnue comme le principalfacteur/signe de richesse de l’entreprise et des personnes, elle devient une « valeurconventionnelle » : la compétence permet d’objectiver les jugements, qui reposent donc surdes critères « connus et reconnus » par tous, puisque fondés sur l’idée de bien commun.Le caractère renouvelé du jugement légitime le contrôle, et son acceptation par le groupeest donc quasi-naturelle. On en reconnaît le besoin, dans l’intérêt général (censé en toutétat de cause ne faire qu’un avec l’intérêt individuel grâce à l’entretien annuel), et on se faità l’idée que l’enjeu de sélection par les compétences génère une concurrence vis-à-vis descollègues115, au risque de nuire à terme à la coopération au sein des collectifs de travail par ledéveloppement de comportements stratégiques, de méfiance… Désormais, le classementet la sélection à l’aune de la compétence sont des pratiques admises, « normales » et dèslors, il n’y a pas de contestation du modèle de ‘cadre idéal’ qu’élabore le management parles compétences. Courpasson souligne encore :

La compétence et le mode de jugement qu’elle induit sont donc incontestables, onpourrait dire « de fait ». Ceci est renforcé par la mobilité interne et externe des personnes(qui fait elle-même partie des critères normalisés de compétence), puisque « le messagemanagérial est clair : non seulement l’herbe n’est pas plus verte ailleurs, mais elle ala même couleur qu’ici »116. Les salariés voient donc qu’il est dans leur intérêt de fairereconnaître leur correspondance avec les normes comportementales diffusées à l’ensembledes organisations et donc de se conformer aux normes. En cela, la compétence est

112 Le Goff J.-P., La barbarie douce, Paris, La Découverte, 1999113 Courpasson, op. cit. p. 220114 Courpasson, op. cit. p. 223115 Courpasson cite les propos d’un cadre recueillis lors d’une étude réalisée en 1996 : « Qu’on le veuille ou non […] on est

en compétition entre nous, on se jauge tout le temps. Ce n’est pas qu’on ne s’aime pas […] mais devant certains enjeux, il est sûrque c’est un peu chacun pour soi. » (ibid.)

116 Courpasson, op. cit., p. 221

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

46 PICARD Hélène_2009

un capital symbolique au sens de Bourdieu, c’est-à-dire une forme de capital (culturel,économique, social) qui renvoie aux notions d’honneur, de reconnaissance, et dont ladétention permet d’exister aux yeux des autres – ou comme « pouvoir de faire reconnaîtrele pouvoir »117 Dès lors, on voit en quoi l’adoption de la compétence s’assoit dans lesorganisations sur l’exercice d’une « contrainte souple », c'est-à-dire, telle que définie parl’auteur, « la certitude partagée que les normes prescrites sont incontournables pour tous. »

II/ Acceptation et internalisation : la force de la domination douceIl y a donc au sein des organisations une « contrainte souple » qui s’exerce par leslogiques compétence au travers de l’« imposition douce » des critères de sélection despersonnes118. Voyons comment la domination douce est suivie par les personnes, d’une partrationnellement par une acceptation pragmatique, et d’autre part par un procédé individueld’internalisation qui installe les personnes dans une « servitude libérale » où l’obéissanceest finalement déduite de la liberté individuelle.

A. L’acceptation lucide de la dominationEn tant que capital symbolique, la compétence joue un rôle déterminant dans la distributiondu pouvoir et sa reconnaissance dans et à l’extérieur de l’organisation. Mais la recherche del’intérêt n’est pas l’unique raison de la puissance des nouveaux modes gouvernement despersonnes. Essentiellement, la force des modèles de l’engagement et de la compétencesouhaitable est la conscience de chacun des membres non seulement de la difficultéde déroger individuellement aux normes, mais du risque que cela représente. C’est ceque Courpasson définit comme un « principe de vulnérabilité », principe qui scelle lalégitimité endogène de la gestion par les compétences : en clair, déroger aux normes, c’estprendre le risque d’exposer individuellement et publiquement son inadéquation aux butsde l’organisation, et – on pourrait ici aussi identifier un processus métonymique – donc àl’organisation. Or la « culture de précarité » des organisations libérales est comprise etpartagée et la sanction encourue, l’exclusion, est connue et crainte par tous, d’autant quela légitimité libérale la rend tout aussi incontestable. En effet, nulle trajectoire individuellen’est assurée, mieux vaut donc, pour dire cela simplement, ‘mettre toutes les chances deson côté’. On est donc dans la « réaction d’adaptation face aux risques de la modernité »qu’Anthony Giddens définit comme l’ « acceptation pragmatique » 119. En l’occurrence,au-delà de la question de légitimité, les personnes acceptent de façon lucide d’être misen concurrence individuellement sur des critères relevant en partie de la personnalité, dudomaine privé, ou encore sur des performances obtenues collectivement, de plus en plusdifficile à décomposer du fait même des interactions accrues.

L’organisation libérale, qui par définition ne protègerait plus les collectifs (la libertéindividuelle primant) obtiendrait ainsi l’allégeance de tous par l’acceptation de chacun ; lespersonnes s’y retrouvent en une sorte de ‘communauté de la précarité’, individuellementreliées à l’organisation par leur obéissance aux mêmes règles, les règles finalement

117 Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Editions de Minuit, Collection Le sens commun, 1980, p. 226118 David Courpasson analyse également dans son ouvrage la logique de projet comme mode d’exercice de la « contrainte souple »qui s’exerce plus particulièrement dans la formation d’un modèle de l’engagement souhaitable dans les élites managériales. (op. cit.,p. 190-211)119 Giddens A., Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 142 ; cité par Courpasson, ibid.

Partie 3. L’appréciation des personnels, outil de la domination intériorisée

PICARD Hélène_2009 47

« protectrices » du gouvernement managérial. En cela, les nouveaux modes degouvernements s’apparenteraient à un « despotisme doux »120, ce qui s’entend au sens de

l’analyse politique des gouvernements despotiques faite par Alexis de Tocqueville 121 :

Cette approche permet aussi un regard critique sur la rationalité « absolue » desoutils de gestion, et particulièrement d’évaluation par leur qualité d’outils d’objectivationet de mesure censés être des produits neutres, stables, indépendants : « si l’on parle dedomination, il faut se rappeler que l’instrument est conçu et alimenté par des personnes »122.Les outils gestionnaires ne sont jamais ni parfaitement neutres ni impersonnels (ce qui sevoit aussi de manière empirique). Il en va ainsi de l’entretien, dispositif qui, tenu de bout enbout par le management, objective et naturalise le contrôle, conservant l’équilibre particulierdes organisations libérales entre justifications exogènes (la loi du marché) et endogènes(l’efficacité de l’organisation), entre décentralisation des responsabilités et normalisation descomportements attendus. Il joue un rôle donc puissant de « contrôle dans le détail », maissurtout d’entretien de la légitimation, qui conditionne et renforce l’acceptation pragmatique.

B. La « servitude libérale » ou l’intériorisation des normes et des contraintesPour expliquer cela, on recourt au concept, établi en psychosociologie, d’internalité, quidésigne la prédilection des gens sujet à donner aux comportements des causes internes àl’acteur (par exemple sa motivation, sa personnalité, son intelligence, ses connaissances),en minorant voir en négligeant les explications environnementales. On dira davantage « je lefais parce que je veux le faire, parce que c’est dans ma nature, parce que ça m’intéresse »,davantage que « je le fais parce que je n’ai pas le choix, parce que c’est ce que l’on attendde moi, parce qu’on me l’a dit ». Cette tendance à accentuer la causalité interne et négligerles causes situationnelles des comportements est identifiée en 1977 par le psychologue

américain Lee Ross 123 comme l’ « erreur fondamentale d’attribution », observée quasi

systématiquement chez les gens se livrant à l’explication causale de leurs comportements.Par exemple, un élève de classe préparatoire, issu d’une classe favorisée, dont les parentssont licenciés en langues anciennes, expliquera son comportement d’acharnement autravail par son caractère volontaire et ambitieux, négligeant l’importance des déterminationsextérieures (familiales, sociales) de ce comportement124. On prouve ainsi qu’une plusgrande valeur sociale est associée à l’expression de l’internalité, ce qui permet de parler de« norme sociale d’internalité »125 , en tant que norme sociale de jugement qui prédispose àaccentuer le poids causal de l’acteur sur le reste des explications des comportements.

120 Courpasson (2000), op. cit. p. 275121 Tocqueville, 1840 cité par Courpasson, ibid.122 Courpasson, op. cit. p. 223

123 Ross L., « The intuitive psychologist and his shortcoming », dans Advances in Experimental Social Psychology, 10, New YorkAcademic Press, 1977 – cité par Beauvois J.-L., op. cit., p. 45124 Exemple cité par Beauvois J.-L., op. cit., p. 57. Beauvois rappelle l’existence toutefois d’ « un biais acteur/observateur […] :les acteurs sont plus sensibles aux facteurs situationnels agissant sur leur comportement que ne le sont des observateurs de leurcomportement. » Pour notre objet d’étude, on peut toutefois avancer que ce biais est réduit par l’interaction acteur-observateur dansl’entretien, qui induit une convergence des arguments.125 Beauvois, op. cit., p. 62-65. Dans sa recherche, Beauvois prouve la valeur sociale supérieure de l’internalité par l’analyse dequestionnaires décrivant un certain nombre de situations dans lesquelles les sujets ont le choix d’une explication dispositionnelle

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

48 PICARD Hélène_2009

A la suite de cela, on reprend l’analyse de Jean-Léon Beauvois qui avance l’idée que« les processus intervenant dans l’explication quotidienne des comportements [rien moinsque ce que l’on fait spontanément lors d’un entretien annuel d’évaluation] sont davantagesoumis à l’utilité sociale des explications avancées qu’à une quelconque visée de validité quipousserait les gens à rechercher des explications vraies du point de vue de la déterminationdes comportements ». Beauvois va ensuite plus loin en démontrant comment l’on peut voirque cette norme sociale est étroitement liée aux idéaux libéraux, et nous ajouterons, seretrouve dans les nouveaux modes de gouvernement des personnes. Parmi les explicationsinternes, les traits de personnalité (dans l’exemple cité ci-dessus : ambitieux, déterminé)seront préférés aux intentions (devenir Polytechnicien, appartenir à l’élite sociale).

On élucide un « idéal psychologique»126 de la société libérale dans laquelle nousévoluons, et qui joue aussi un rôle déterminant dans l’attribution de la valeur aux gens.Celui-ci tient non seulement au souhait des individus de voir en eux-mêmes l’origine dece qu’ils font, mais également à l’idée que leur comportement soit guidé par l’expressionlibre de leur individualité et de leur autosuffisance – même si je fais la même choseque mes confrères, mes raisons sont uniques, et je l’espère, meilleures. En effet, laliberté individuelle, l’autonomie, la responsabilité sont des valeurs clés du libéralisme. Or la« servitude libérale », pour Beauvois, repose en premier lieu sur cette attribution de libertéindividuelle comme vecteur d’acceptation par les individus de la soumission qu’ils n’ont purefuser.

(interne) ou situationnelle (externe), et il leur est demandé de répondre selon ce qui donnerait la meilleure image d’eux auprèsd’un évaluateur potentiel. Puis, dans un deuxième temps, on vérifie cette supposition du côté des évaluateurs potentiels (cadres,maîtres…) : il s’avère alors que ceux-ci expriment en effet une préférence pour les sujets « internes ».

126 Beauvois, op. cit., p 100-102

Conclusion

PICARD Hélène_2009 49

Conclusion

Le présent travail a été conduit avec l’ambition de prendre la mesure des enjeux deslogiques de la compétence, le modèle s’étant imposé comme nouveau modèle productif,sous l’angle de la gestion des hommes dans l’entreprise contemporaine. Plus précisément,il s’est agi d’explorer les réponses gestionnaires à ces nouveaux enjeux qui se posent entermes d’efficacité et de compétitivité pour l’entreprise et en termes d’employabilité et dereconnaissance de la valeur individuelle pour les salariés. Nous avons pris pour objet unepratique managériale, l’évaluation annuelle, et avons observé sa mise en œuvre dans unePME de services. Nous nous sommes posé la question des objectifs desservis, soulevantla relative contradiction entre une conception guidée par des intentions de rationalité etd’objectivité dans la mesure et la fixation des objectifs de performance, et une pratique quitendrait à en faire un rituel, un « passage obligé » au cœur d’une dynamique d’entreprisecompréhensive et valorisante des individualités.

Il apparait que :La rationalisation peut être une intention à double tranchant : difficile à réaliser car

elle suppose d’expliciter les fondements implicites de la relation salariale, elle est en mêmetemps dangereuse pour sa poursuite. Pourtant, cet objectif reste nécessaire à une certaineefficacité des systèmes d’évaluation en termes de pertinence des jugements, et d’autrepart, il est une clé de la légitimation des systèmes. Ceci s’entend notamment par rapportaux autres objectifs, qui non moins importants, pourraient s’ils étaient eux-mêmes explicitésoccasionner des dissonances cognitives graves : la confiance, et le contrôle.

La confiance est centrale, et le dispositif de l’entretien d’évaluation, en tant que vecteurdes valeurs implicites (de la communauté professionnelle, de la hiérarchie gestionnaire) aun rôle majeur dans la fondation du contrat psychologique de la confiance organisationnelle ;d’où la dimension de « rituel » que nous questionnions. On ajoute : avec la compétence,on a une individualisation de la relation employé-organisation. Cela s’entend dans lestermes de ce même contrat psychologique, parallèles à ceux de l’entretien : la confianceorganisationnelle se joue désormais principalement entre l’individu et l’organisation, et on lepense de manière plus profonde (à tout le moins renforcée par les nœuds de l’évaluation)à la confiance entre les salariés.

Le contrôle ne s’exerce plus directement, c’est la domination douce qui caractériseles organisations modernes. Ses caractéristiques : il s’exerce de manière plus continuepuisque l’informel, qui a toujours existé, impacte peut-être d’autant plus que l’on affirme latransparence totale ; et de manière plus diffuse, par le biais des normes implicites, et ausside l’internalisation.

A petite échelle, la dureté est probablement moins intense, puisque la proximité peutpermettre des stratégies d’équilibre – on n’en est pas encore à la « dépersonnalisation »

élucidée par Courpasson 127 . Néanmoins, la « culture de la précarité », l’impératif demobilité, la normalisation de comportements du ‘cadre idéal’ sont intégrées par tous etpar chacun, du simple fait des interdépendances croissantes entre membres et entre

127 Courpasson (2000) op. cit., p. 269

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

50 PICARD Hélène_2009

organisations, de l’intégration dans les réseaux professionnels… tout cela sert de vecteurde la domination douce et notre analyse en cela nous parait se justifier.

Loin de nous pourtant l’idée de faire du management moderne un nouveaumachiavélisme, mais la difficulté à donner de la cohérence aux injonctions contradictoiresdoit attirer la vigilance des acteurs. D’autre part, si le contrôle qui est euphémisé dansl’entretien est bien présent dans l’organisation, cela ne veut pas dire absence du don et dela reconnaissance immatérielle ; au contraire, on en a souligné le rôle en tant qu’implicitesde la relation de travail.

Du point de vue académique, ce travail peut être un point de départ à unapprofondissement des questions de GRH en PME – considérée comme relevantessentiellement du spontané, limitée aux rapports interpersonnels autorégulés, celle-ci faiten effet l’objet de très peu de littérature. Or, il semble y avoir entre les organisationsune tendance à la convergence des pratiques managériales ; nous nous interrogeonssur la transposition de la grande entreprise à la PME. Ceci mériterait donc une réflexionparticulière, car il nous semble que les contradictions observées à l’usage ont aussi àvoir avec la dimension de l’entreprise (notamment le « temps fort » de l’organisation –l’impact de l’idée de « partage » est d’autant plus intense que les équipes sont réduites).Malheureusement, donc, il y a un réel manque d’appuis théoriques.

Sur le plan personnel enfin, ce travail a été un vrai enrichissement, surement plusqu’on ne l’eût soupçonné en le débutant il y a neuf mois. D’abord, ce fut une premièrede se confronter à la méthodologie de recherche et aux difficultés qu’elle peut impliquer ;notamment pour le travail concerné, le temps a été un facteur plus déterminant – le notre,puisqu’il fallait la concilier avec une année d’études, mais aussi celui des professionnels,un élément clé dans la discipline qui est la nôtre. Surtout, c’est le sentiment qui nousrestera comme le plus enthousiasmant, il a été l’occasion de mener une réflexion critiquepoussée sur la gouvernance des organisations, ce qui fut particulièrement intéressanten tant qu’aboutissement d’un cursus à l’Institut d’Etudes Politiques avant de poursuivredans le champ des ressources humaines. En cela, ce travail, avec ses réflexions et saprogression que nous espérons assez aboutie, mais aussi avec ses difficultés et ses remisesen question, nous offre à l’arrivée un réel plaisir. Nous l’espérons communicatif.

Bibliographie

PICARD Hélène_2009 51

Bibliographie

Ouvrages

ARNAUD G., Psychanalyse et organisations, Paris, Armand Colin – Collection Cursus,2004

Beauvois J.-L., Traité de la servitude libérale, Paris, Dunod – Collection Société, 1994Bourdieu P., Le sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 1980BOURDIEU P., BOLTANSKI L., La Production de l’Idéologie dominante, Paris, Editions

Démopolis – Collection Raisons d’agir, 2008Cannac Y., La bataille de la compétence, Paris, Hommes et techniques, 1985CAVESTRO W., DURIEUX C., MONTCHARTRE S., Travail et reconnaissance des

compétences, Paris, Economica – collection Connaissance de la gestion, 2007Courpasson D., L’action contrainte : organisations libérales et domination, Paris,

Presses Universitaires de France, Collection Sciences sociales et sociétés, 2000Deming W.E., Out of the Crisis, Boston, MIT Press, 1986GADREY J., L’économie des services, Paris, La Découverte,1996GIDDENS A., Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994Herzberg F., The motivation to work, New BrunswickLondon: Transaction Publishers,

1993INGHAM M., Management stratégique et compétitivité, Bruxelles, De Boeck Université,

1995Jaspers K., Introduction à la philosophie, 10/18 - Collection « Bibliothèques », 2001Kalinowski I., La science, profession et vocation, Paris, Agone, 2005LE BOTERF G., De la compétence : Essai sur un attracteur étrange, Paris, Les Editions

d’Organisation, 1995Le GoffJ.-P., La barbarie douce, Paris, La Découverte, 1999LEVY-LEBOYER C., La gestion des compétences, Paris, Les Editions d’Organisation,

1996LEVY-LEBOYER C., Evaluation du personnel – Quels objectifs, quels méthodes ?,

Paris, Les Editions d’Organisation, 6e édition, 2007MAHE DE BOISLANDELLE H., Gestion des Ressources Humaines dans les PME,

Paris, Economica, Collection Techniques de Gestion, 2e édition, 1998

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

52 PICARD Hélène_2009

MARBACH V., Evaluer et rémunérer les compétences, Paris, Les Editionsd’Organisation, 1999

ZARIFIAN P., Objectif Compétence, Rueil-Malmaison, Editions Liaisons, 1999

ZARIFIAN P., Le modèle de la compétence, Rueil-Malmaison, Editions Liaisons, 2001

Articles de revues

Baudry B., Dubrion B. « Quels modèles d’évaluation du travail ? », Travail et Emploi, n°104, Octobre-décembre 2005, p. 7-18

Boutaud J.-J. et al., « Transparence et communication », MEI Médiation & information:revue internationale de communication, Paris, L’Harmattan, 2005, n°22

COLIN T., GRASSER B., « La gestion des compétences : un infléchissement limité dela relation salariale », Travail et Emploi, n°93, 2003, p. 61-73

COURPASSON D., « Les normalisations managériales entre l’individu et le modèleprofessionnel », Revue d’économie industrielle, n°75, 1996

deSwarte T., Trépo G., « L’entretien d’évaluation du personnel face à l’inconscientdans l’organisation : le cas Meganet », XIIIe journées nationales d’Etudes de l’InstitutPsychanalyse et management, ESC Pau, 5 et 6 juin 2003

Dumond J.-P., Trépo G., « Le stratégique et le relationnel en GRH : une illustration àpartir de l’évaluation des salariés », Congrès de l’AGRH, Nantes, 2002, p. 551-559

DUMOND J.-P. « L’appréciation des personnels : évaluer n’est pas expliciter » RevueFrançaise de Gestion, Mars 2006, n°162, p 21-33

EYMARD-DUVERNAY F., MARCHAL V., « Qui calcule trop finit par déraisonner : lesexperts du marché du travail », Sociologie du Travail, 2000, n°42, p 411-432

Ientile-Yalenios J., Roger A., « La qualité de la relation et l’appropriation du systèmed’appréciation du personnel », Congrès de l’AGRH, Dakar, novembre 2008

Levinson H. « Management by whose objectives? » Harvard Business Review, 1970

HELD D., « La gestion des compétences », Revue Economique et Sociale, Septembre1995

NEVEU, V. « La confiance organisationnelle, définition et mesure », Congrès del’AGRH, Montréal, 2004, Tome 2.

PARADEISE C., Lichtenberger Y. «Compétence, compétences », Sociologie du travail,n° 43, 2001, p. 33-48

VERNAC S., « L’évaluation des salariés en droit du travail », Recueil Le Dalloz-Sirey, n°14/7199, 7 avril 2005

Ressources en ligne

Bibliographie

PICARD Hélène_2009 53

BRUNEL V., CULTIAUX J., « Le développement de l'individu managérial »,WorkingPaper de l’UCL, Décembre 2002 – Url : <http://www.uclouvain.be/99576.html>

EC, Ordre des Experts Comptables, « Code de déontologie des experts comptables »,téléchargeable en ligne – Url : <www.experts-comptables.fr>, page consultée le 12mai 2009

INSEE, « Enquête REPONSE », rubrique « Définitions et méthodes » - Url : <http://www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?page=definitions/enq-reponse.htm>, pageconsultée le 25 juillet 2009

LAROUSSE, Dictionnaire français en ligne – Url : <http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/>, page consultée le 26 juillet 2009

LEGIFRANCE, Service Public de diffusion du droit, « Décret déontologiedes experts comptables » – Url : < http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=F1E75ED5691B747C7B32654C48520C0B.tpdjo17v_3?cidTexte=LEGITEXT000006057004&dateTexte=20090805 >, page consultée le12 mai 2009

ZARIFIAN P., « La logique compétence, un enjeu de société », extrait d’un débatorganisé par le CIBC de Nimes, animé par Joël JACOBI, journaliste et producteur àFrance 3 – Url : <http://pagesperso-orange.fr/philippe.zarifian/page14.htm >, pageconsultée le 5 février 2009

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

54 PICARD Hélène_2009

Annexes

Annexe 1 . Liste et définitions des sigles employésGPEC : Gestion Prévisionnelle de l’Emploi et des Compétences

GRH : Gestion des Ressources HumainesPME : Petites et Moyennes EntreprisesREPONSE : Enquête Relations professionnelles et Négociations d'entreprise de

l’INSEE. La dernière enquête REPONSE date de 2004-2005 (les précédentes ont eu lieurespectivement en 1998-1999 et 1992-1993). Ces enquêtes sont réalisées par la directionde l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère en chargede l'emploi.

Annexe 2 . Schéma : Une gestion descompétences au service de la stratégie et del’organisation

Annexes

PICARD Hélène_2009 55

Annexe 3 . Entretien avec Jean-Jacques Becouze,Président de la PME « β ».

Réalisé le 21 mars 2009 à son domicile – durée 46 minutes.

Ces entretiens sont à consulter sur place au Centre de DocumentationContemporaine de l'Institut d'Études Politiques de Lyon

Annexe 4 . Questionnaire : Le vécu de l’évaluationau sein d’une PME de services

Envoyé à l’ensemble des collaborateurs par courriel le 18 avril 2009QUESTIONNAIRENote : Ce questionnaire reste anonyme et confidentiel. L’utilisation des résultats est

circonscrite à l’usage de recherche sur lequel on s’est préalablement accordé, et lesrésultats ne seront ni manipulés ni communiqués dans aucun autre cadre.

Données quantitatives

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

56 PICARD Hélène_2009

Poste :Age :Sexe :Ancienneté :Date de la dernière évaluation :Questionnaire qualitatifEtes-vous satisfait de votre dispositif d’évaluation du personnel ? Si oui, qu’est-ce qui

en fait un bon instrument ? Sinon, comment améliorer son efficacité selon vous ?Aimez-vous être évalué ? Pourquoi ?Qu’est-ce qui vous a le plus marqué, en bien et/ou en mal, dans votre dernière

évaluation ?Avez-vous le sentiment que toutes les évaluations se passent de la même manière?Avez-vous le sentiment de bénéficier d’une appréciation suffisamment objective ?

Dans quelle mesure ?Diriez-vous que l’entretien d’appréciation est un moment de dialogue privilégié avec

le management ?La mise en cohérence de vos objectifs personnels avec ceux de l’entreprise nait-elle

selon vous de ces entretiens ?Si vous avez eu l’occasion d’être évalué dans une autre entreprise, quelles différences

majeures notez-vous ? Et / ou : si vous avez bénéficié d’un consultant extérieur, quel ena été votre vécu ? Quel dispositif (intervenant extérieur ou par le management) a votrepréférence ?

Annexe 5. Support d’évaluation de l’entreprise β

Annexe 6 . Fiche de synthèse de l’évaluation annuelleCabinet XX – Année 200X-200X

Evaluation annuelle- -Evaluation Juillet 200XTechnique ExpertiseTechnique AuditComportemental

Annexes

PICARD Hélène_2009 57

Objectifs généraux

Annexe 7. Schéma : L’entretien d’évaluation selon leconcept lacanien de métonymie

L’entretien annuel d’évaluation, entre rationnel et rituel : du contrôle dans l’entreprise moderne

58 PICARD Hélène_2009

Résumé / Abstract

L’objectif de ce mémoire est de prendre la mesure des enjeux des logiques de lacompétence, le modèle qui s’est imposé comme nouveau modèle productif depuis lesannées 1980, sous l’angle de la gestion des hommes dans l’entreprise contemporaine.Plus précisément, nous explorerons les réponses gestionnaires à ces nouveaux enjeuxqui se posent en termes d’efficacité et de compétitivité pour l’entreprise et en termesd’employabilité et de reconnaissance de la valeur individuelle pour les salariés. Nousprenons pour objet une pratique managériale, l’appréciation formalisée des personnels, eten observons la mise en œuvre dans une PME de services. Dans une perspective analytiqueet critique, nous interrogeons alors les fondements des méthodes du managementcontemporain et de l’exercice du contrôle dans l’entreprise moderne.

Mots clés : Evaluation, Compétence, Relation salariale, PME, Implicites,Confiance, Contrôle.