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Leo Strauss Sur l'Interprétation de la Genèse In: L'Homme, 1981, tome 21 n°1. pp. 21-36. Citer ce document / Cite this document : Strauss Leo. Sur l'Interprétation de la Genèse. In: L'Homme, 1981, tome 21 n°1. pp. 21-36. doi : 10.3406/hom.1981.368160 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1981_num_21_1_368160

Léo Strauss - Sur l'Interprétation de La Genèse

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Conférence prononcée par Léo Strauss le 25 janvier 1957.

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Leo Strauss

Sur l'Interprétation de la GenèseIn: L'Homme, 1981, tome 21 n°1. pp. 21-36.

Citer ce document / Cite this document :

Strauss Leo. Sur l'Interprétation de la Genèse. In: L'Homme, 1981, tome 21 n°1. pp. 21-36.

doi : 10.3406/hom.1981.368160

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1981_num_21_1_368160

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V J

SUR L'INTERPRÉTATION DE LA GENÈSE par Leo Strauss (1899-1973)

Traduit et présenté par Nicolas Ruwet

Cet article est le texte d'une conférence prononcée par Leo Strauss, le 25 janvier I957> dans le cadre d'une série d'exposés organisée par l'Université de Chicago (University College) et consacrée aux Works of the Mind (« Les Œuvres de l'Esprit y>) . Ce texte était resté jusqu'à présent inédit. Nous remercions M. Joseph Cropsey, professeur à l'Université de Chicago et exécuteur testamentaire de Leo Strauss, qui a bien voulu nous autoriser à le publier et qui m'a aidé à y apporter quelques modifications de forme.

Le lecteur ethnologue sera sans doute frappé par certaines ressemblances entre la démarche de Leo Strauss et celle de Claude Lévi-Strauss dans les travaux qu'il a consacrés à l'analyse des mythes — ressemblances d'autant plus frappantes que ce texte est à peu près contemporain des premiers travaux de Lévi-Strauss dans ce domaine. Il n'est pas question ici de discuter de ces ressemblances , ni de différences éventuelles. Leo Strauss est un philosophe (la première phrase du texte doit être prise, je crois, avec un grain de sel), et ses objectifs ultimes sont sans doute différents de ceux de Lévi-Strauss.

Voici quelques références bibliographiques susceptibles d'aider le lecteur français à situer ce texte dans le cadre général de l'œuvre de Leo Strauss. On trouvera une belle introduction à la pensée de Strauss dans : Allan Bloom, « Un Vrai philosophe », Commentaire, 1978, 1 : 91-105, et une présentation plus brève, avec des indications bibliographiques, dans: Leo Strauss, « La Persécution et l'art d'écrire », suivi de « Un Art d'écrire oublié », traduits et présentés par Nicolas Ruwet, Poétique, 1979, 38 : 229-253. Deux articles de Strauss complètent plus spécialement celui-ci : « Jerusalem and Athens. Some Preliminary Reflections », The City College Papers, 1967, 6 (City University of New York), publié aussi, en abrégé, dans Commentary, 196 y, 43 (6) : 45-57 ; et « The Mutual Influence of Theology and Philosophy », The Independent Journal of Philosophy, 1979, 3: 111-118 (il s'agit également d'une conférence donnée à Chicago dans les années 50. Signalons enfin qu'un ancien élève de Strauss, Robert Sacks, a commencé à publier un long commentaire du Livre de la Genèse, où il développe les suggestions de Strauss; cf. Robert Sacks, « The Lion and the Ass. A Commentary on the Book of Genesis », Interpretation, 1980, 8 : 29-101 (chap. 1-10 de la Genèse; à suivre) (Queens College, NY).

L'Homme, janv.-mars 1981, XXI (1), pp. 21-36.

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Pour commencer, permettez-moi de vous dire que je ne suis pas un spécialiste de la Bible ; mon domaine est la politique, et je suis spécialiste de théorie politique. On dit souvent que la théorie politique s'occupe des valeurs du monde occidental. Ces valeurs, on le sait, sont en partie d'origine biblique, en partie d'origine grecque. Le théoricien de la politique doit donc avoir une idée des points d'accord aussi bien que de désaccord entre l'héritage biblique et l'héritage grec. Quiconque travaille dans mon domaine doit, la plupart du temps, se fier à ce que les spécialistes de la Bible ou de l'Antiquité classique lui disent de la Bible d'une part et de la pensée grecque de l'autre. Mais il ne m'a pas semblé injustifié d'essayer de voir si je ne peux pas comprendre quelque chose à la Bible sans me reposer entièrement sur ce que me disent les autorités contemporaines ou traditionnelles. J'ai commencé par le commencement parce que ce choix me semble être le moins arbitraire. On m'a demandé de parler ici de la Genèse — ou plutôt du début de la Genèse. Le contexte — une série de conférences sur « Les Œuvres de l'Esprit » — soulève immédiatement une très grave question. Les œuvres de l'esprit sont les œuvres de l'esprit humain. La Bible est-elle une œuvre de l'esprit humain ? N'est-elle pas l'œuvre de Dieu ? L'œuvre de Dieu, de l'esprit divin ? Dans le passé, ce dernier point de vue était généralement accepté. Nous devons réfléchir à cet autre mode d'approche de la Bible, parce qu'il est décisif quant à la manière dont nous lirons la Bible. Si la Bible est une œuvre de l'esprit humain, on devra la lire comme n'importe quel autre livre — comme Homère, comme Platon, comme Shakespeare — avec respect, mais aussi en étant prêt à discuter avec l'auteur, à n'être pas d'accord avec lui, à le critiquer. Si la Bible est l'œuvre de Dieu, on doit la lire dans un esprit tout à fait différent de celui dans lequel nous devons lire les livres humains. La Bible doit être lue dans un esprit de soumission pieuse, d'écoute respectueuse. Selon ce point de vue, seul un homme croyant et pieux peut comprendre la Bible — la substance de la Bible. Selon le point de vue qui prévaut aujourd'hui, l'incroyant, pourvu qu'il ait l'expérience ou la sensibilité requises, peut comprendre la Bible tout aussi bien que le croyant. Cette différence entre les deux modes d'approche peut être décrite de la manière suivante. Dans le passé, la Bible était universellement lue comme le document de la révélation. Aujourd'hui elle est souvent lue comme un grand document de l'esprit humain parmi d'autres. La révélation est un miracle. Ceci veut donc dire que, avant même d'ouvrir la Bible, nous avons dû prendre parti : croyons-nous ou non en la possibilité des miracles ? De toute évidence, nous lirons le récit du buisson ardent ou celui du passage de la mer Rouge dans un esprit tout à fait différent selon ce que nous aurons décidé au préalable quant à la possibilité des miracles. Ou bien nous tenons les miracles pour impossibles, ou bien nous les tenons pour possibles, ou encore nous ne savons pas si les miracles sont possibles ou non. Ce dernier point de vue, au premier abord, se recommande comme étant le plus agréable à notre ignorance ou, ce qui revient au même, comme témoignant de la plus grande ouverture d'esprit.

Il faut que je m'explique brièvement. La question de savoir si les miracles sont possibles ou non dépend d'une question préliminaire : Dieu, en tant qu'être tout-puissant, existe-t-il ? Beaucoup de nos contemporains admettent tacitement

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ou même explicitement que Dieu, en tant qu'être tout-puissant, n'existe pas. Je crois qu'ils ont tort ; car comment pourraient-ils savoir que Dieu comme être tout-puissant n'existe pas ? Pas à partir de l'expérience. L'expérience ne peut faire plus que montrer qu'il n'est pas légitime de conclure, du monde, de son ordre manifeste et de son rythme manifeste, à un créateur tout-puissant. L'expérience peut tout au plus montrer que ce qu'affirme la foi biblique est improbable ; mais le caractère improbable de la croyance biblique est admis et même proclamé par la foi biblique elle-même. La foi serait sans mérite si elle n'avait pas à surmonter un très lourd handicap. L'étape suivante pour une critique de la foi biblique serait guidée par le seul principe de contradiction. Par exemple, certains diront que 1' omniscience divine — et il n'y a pas d'omnipotence sans omniscience — est incompatible avec la liberté humaine. Omniscience divine et liberté humaine se contredisent Tune l'autre. Mais toute critique de cette sorte présuppose qu'il y aurait moyen de parler de Dieu sans émettre d'affirmations contradictoires. Si Dieu est incompréhensible et pourtant pas inaccessible à la connaissance — et ceci est impliqué dans l'idée de la toute-puissance de Dieu — il est impossible de parler de Dieu sans émettre sur lui des affirmations contradictoires. Le Dieu compréhensible, le Dieu dont nous pouvons parler sans contradictions, c'est, pouvons-nous dire, le Dieu d'Aristote, et non le Dieu d'Abraham, d' Isaac et de Jacob. Il ne reste alors qu'une seule voie ouverte pour réfuter la croyance en la toute-puissance de Dieu : il faut montrer qu'il n'y a pas de mystère du tout, qu'en principe nous avons de tout un savoir clair et distinct, ou un savoir scientifique, que toutes les questions fondamentales ont été résolues d'une manière parfaitement satisfaisante, en d'autres termes qu'il existe ce qu'on peut appeler le système philosophique absolu et final. Selon ce système (un tel système a existé : son auteur fut Hegel), le Dieu d'abord caché, le Dieu d'abord incompréhensible, s'est maintenant parfaitement révélé, est devenu parfaitement compréhensible. Je tiens l'existence d'un tel système pour au moins aussi improbable que la vérité de la Bible. Mais, évidemment, l'improbabilité de la vérité de la Bible est affirmée par la Bible, tandis que l'improbabilité de la vérité du système philosophique parfait crée une sérieuse difficulté pour ce système. S'il est alors vrai que la raison humaine ne peut pas prouver la non-existence de Dieu comme être tout-puissant, il est, je crois, également vrai que la raison humaine ne peut pas établir l'existence de Dieu comme être tout-puissant. Il s'ensuit que, en notre capacité d'historiens, de philologues ou de savants, nous en sommes réduits à un état de doute concernant la question la plus importante. Nous n'avons pas d'autre choix que d'aborder la Bible dans cet état de doute, aussi longtemps que nous prétendons être des historiens ou des hommes de science. Et cependant cela n'est possible que sur un arrière-plan de savoir.

Que savons-nous donc ? Je laisse de côté les innombrables faits que nous connaissons, car la connaissance des faits bruts n'est pas un savoir, n'est pas un vrai savoir. Je laisse aussi de côté notre connaissance des lois scientifiques, car il est admis que ces lois peuvent toujours être révisées. Nous pourrions dire que ce que nous connaissons vraiment, ce n'est pas des réponses aux questions fon-

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damentales, mais seulement ces questions elles-mêmes, ces questions que nous impose, à nous êtres humains, notre situation d'êtres humains. Ceci présuppose qu'il existe une situation fondamentale de l'homme en tant qu'homme qui n'est affectée par aucun changement, par aucun changement dit historique en particulier. C'est la situation fondamentale de l'homme à l'intérieur du tout — à l'intérieur d'un tout qui est si peu sujet au changement historique qu'il est une condition de tout changement historique possible. Mais comment savons-nous qu'il y a ce tout ? Si nous savons cela, nous ne pouvons le savoir qu'en partant de ce que nous pouvons appeler le monde phénoménal, le tout donné, le tout qui est donné en permanence, comme le sont les êtres humains, le tout qui est maintenu ensemble et constitué par la voûte céleste et qui comprend le ciel et la terre et tout ce qui se trouve dans le ciel, sur la terre, et entre le ciel et la terre. Toute pensée humaine, voire toute pensée humaine ou divine qui veut être comprise par les êtres humains, commence bon gré mal gré avec ce tout, le tout donné en permanence que nous connaissons tous, et que les hommes ont toujours connu et connaîtront toujours. La Bible commence par une articulation du tout donné en permanence ; c'est là une articulation parmi beaucoup d'autres du tout donné en permanence. Voyons si nous pouvons comprendre cette articulation biblique du tout qui est donné.

La Bible commence au commencement. Elle dit quelque chose du commencement. Qui dit qu'au commencement Dieu créa le ciel et la terre ? On ne nous le dit pas ; donc nous ne le savons pas. Ce silence sur le locuteur au début de la Bible est-il dû au fait que peu importe qui parle ? Ce serait là une raison de philosophe. Est-ce aussi la raison biblique ? On ne nous le dit pas ; donc nous n'en savons rien. Selon la conception traditionnelle, c'est Dieu qui a parlé. Pourtant la Bible introduit les discours de Dieu par « et Dieu dit », et cela n'est pas dit au commencement. Nous pouvons donc croire que le premier chapitre de la Genèse est dit par un homme sans nom. Pourtant cet homme ne peut pas avoir été un témoin oculaire de ce qu'il raconte. Aucun homme n'a pu être un témoin oculaire de la création ; le seul témoin oculaire, ce fut Dieu. Ne doit-on donc pas attribuer ce récit à Dieu, comme le faisait la tradition ? Mais nous n'avons pas le droit d'affirmer cela d'une manière définitive. Le commencement de la Bible n'est pas immédiatement intelligible. Il est étrange. Mais la même remarque s'applique au contenu de ce qui est dit. « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ; et la terre était sans forme et vide ; et les ténèbres étaient sur la face de l'abîme ; et l'esprit de Dieu se mouvait sur la face des eaux. » On dirait, si nous prenons ceci littéralement, que la terre dans sa forme primordiale, sans forme et vide, n'a pas été créée, que la création a été formation plutôt que création à partir de rien. Et qu'est-ce que cela signifie, que l'esprit se mouvait sur la face des eaux ? Et que veut dire « l'abîme », qui est peut-être un résidu de certaines histoires babyloniennes ? De plus, si au commencement Dieu créa le ciel et la terre et toutes les autres choses en six jours, ces jours ne peuvent pas être des jours au sens ordinaire du terme, car les jours au sens ordinaire sont déterminés par les mouvements du soleil. Et cependant le soleil n'a été créé que le quatrième jour de la création. Bref, toutes ces difficultés, et nous pourrions en ajouter

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d'autres, donnent l'impression, qui est partagée aujourd'hui par beaucoup, que nous avons affaire ici à un récit soi-disant mythique. Ce qui revient à dire, ainsi que la plupart des gens l'entendent, que nous renonçons à essayer de comprendre.

Je crois que nous devons adopter une démarche un peu différente. Heureusement, tout n'est pas étrange dans ce récit. Certaines des choses mentionnées nous sont familières. Nous pourrions peut-être commencer par cette partie du premier chapitre de la Genèse que nous pouvons comprendre. Le mot hébreu pour la création, qui est ici utilisé, n'est appliqué dans la Bible qu'à Dieu. Cependant, ce terme, bara, est employé, au moins apparemment, comme synonyme du mot hébreu asah « faire ». Dans un cas, et en l'occurrence par deux fois, « faire » s'applique à quelque chose d'autre que Dieu : l'arbre à fruit faisant le fruit, pour traduire littéralement. Ainsi, nous avons ici un autre cas de création. Le mot bara ne s'applique qu'à Dieu. Ce que cela veut dire n'est pas expliqué dans la Bible. Mais il existe un synonyme (asah) pour « créer » — « faire » — qui s'applique aussi à d'autres êtres, aux arbres par exemple, pour ne rien dire des êtres humains. Essayons donc de voir ce que ce mot « faire » signifie dans les cas où il apparaît dans le premier chapitre de la Genèse. L'arbre à fruit faisant des fruits, de quel sorte de « faire » s'agit-il ? Le fruit est fait presque entièrement par l'arbre et, si l'on peut dire, dans l'arbre. Deuxièmement, le fruit ne ressemble pas à un arbre. Troisièmement, le fruit est un produit complet et fini. Enfin, le fruit peut être séparé de l'arbre. Peut-être la création a-t-elle une certaine parenté avec cette sorte de faire par opposition à d'autres; d'abord, faire quelque chose qui n'a pas complètement son origine dans celui qui fait : les produits manufacturés, qui exigent de l'argile, etc., en plus de celui qui fait ; deuxièmement, faire quelque chose qui ressemble à celui qui l'a fait, la génération des animaux ; troisièmement, faire quelque chose qui n'est pas complet mais a besoin d'un faire supplémentaire, les œufs ; et finalement, faire quelque chose qui ne peut être séparé de celui qui fait : par exemple, les actes, les actes humains, ne peuvent pas être séparés de celui qui les accomplit (« acte » et « faire » seraient le même mot en hébreu). Gardons seulement ceci à l'esprit : la création, semble-t-il, consiste à faire des choses séparables, tout comme les fruits sont séparables des arbres ; la création a, semble-t-il, quelque chose à voir avec la séparation. Le premier chapitre de la Genèse mentionne fréquemment la séparation — je veux dire le mot lui-même ; il est mentionné explicitement cinq fois, et dix fois implicitement dans des expressions telles que « selon son espèce », ce qui veut dire, bien sûr, la distinction ou la séparation d'une espèce de l'autre. La création consiste à faire des choses séparées, des espèces de plantes, d'animaux, etc. ; et la création, cela veut même dire faire des choses qui séparent — • le ciel sépare les eaux d'avec les eaux, les corps célestes séparent le jour de la nuit.

Considérons maintenant la difficulté la plus flagrante, celle due au fait que la Bible parle de jours antérieurement à la création du soleil. Le soleil n'a été créé que le quatrième jour de la création. Nous n'avons pas de difficulté à admettre que le soleil est venu à l'être si tard ; n'importe quel physicien le dirait aujourd'hui ; mais la Bible dit que le soleil a été créé après les plantes et les arbres, après

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le monde végétal. Le monde végétal fut créé le troisième jour et le soleil le quatrième jour. Là est la difficulté la plus massive du récit donné dans le premier chapitre de la Genèse. De quel point de vue est-il intelligible que le monde végétal précède le soleil ? Comment peut-on comprendre le monde végétal, d'une part, et le soleil, d'autre part, en sorte que cela ait un sens de dire du monde végétal qu'il précède le soleil ? La création du monde végétal a lieu le troisième jour, le jour même où la terre et la mer ont d'abord été créées. Il est dit explicitement que le monde végétal a été produit par la terre. Le monde végétal appartient à la terre. Aussi, la Bible ne mentionne aucun faire divin dans la création du monde végétal. Dieu dit à la terre de produire les plantes, et la terre les produit, tandis que Dieu a fait le monde du ciel, le soleil, la lune et les étoiles, et par-dessus tout Dieu ordonne à la terre de produire les animaux et c'est Dieu qui a fait les animaux. La terre ne les produit pas. Le monde végétal appartient à la terre. Il est, pourrait- on dire, la couverture de la terre, ou, si on veut, la peau de la terre, si la terre pouvait produire de la peau. Il n'est pas separable de la terre. Le monde végétal est créé le jour même où la terre et les mers sont créées ; le troisième jour est le jour de la création double. Dans la plupart des six cas, une seule chose ou un seul ensemble de choses est créé. C'est seulement le troisième et le sixième jour qu'il y a double création. Le sixième jour, les animaux terrestres et l'homme sont créés. Il semble y avoir ici une sorte de parallélisme dans le récit biblique. Il y a deux séries de créations, chacune de trois jours. La première commence avec la création de la lumière, la seconde avec celle du soleil. Les deux séries se terminent par une double création. La première moitié se termine sur le monde végétal, la seconde moitié se termine sur l'homme. Le monde végétal se caractérise par le fait qu'il n'est pas separable de la terre. La distinction entre le non-séparable et le separable serait-elle le principe sous-jacent à la division ? Ceci ne suffit pas. Les espèces de plantes sont séparables les unes des autres, quoiqu'elles ne soient pas séparables de la terre ; et la création dans son ensemble est une sorte de séparation. La création, c'est faire des choses séparées, des choses ou des groupes de choses qui sont séparés les uns des autres, distingués les uns des autres, qu'on peut distinguer, qu'on peut discerner. Mais ce qui permet de distinguer et de discerner, c'est la lumière. La première chose créée est donc la lumière. La lumière est le commencement, le principe de distinction et de séparation. La lumière est l'œuvre du premier jour. La lumière, nous la connaissons avant tout comme lumière du soleil. Le soleil est pour nous la plus importante source de lumière. Le soleil appartient au travail du quatrième jour. Il y a une parenté particulièrement étroite entre la lumière et le soleil. Cette parenté est exprimée par le fait que la lumière est le commencement de la première moitié de la création et le soleil le commencement de la seconde moitié de la création.

S'il en est ainsi, nous sommes contraints de nous poser cette question : la seconde moitié de la création aurait-elle un principe propre, un principe différent de la lumière ou de la séparation ou distinction ? Ceci doit être bien compris. Les séparations ou distinctions sont évidemment conservées dans la seconde moitié. Les hommes sont distingués des bêtes brutes, par exemple. Ainsi donc, un principe différent de la lumière ou de la séparation ou distinction devrait être

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un principe qui se base sur, ou qui présuppose, la séparation ou distinction, mais qui n'est pas réductible à la séparation ou distinction. Le soleil présuppose la lumière mais n'est pas la lumière. Jetons maintenant un coup d'œil sur les créations du quatrième au sixième jour — le quatrième jour, le soleil, la lune, et les étoiles ; le cinquième jour, les animaux aquatiques et les oiseaux ; le sixième jour, les animaux terrestres et l'homme. Qu'y a-t-il donc de commun aux créations de la seconde moitié ? Je dirai : le déplacement ou changement de lieu. Je suggérerai donc que le principe de la première moitié est la séparation ou distinction purement et simplement. Le principe de la seconde moitié, du quatrième au sixième jour, est le déplacement. C'est pour cette raison et pour cette très importante raison que le monde végétal précède le soleil ; le monde végétal est incapable de se déplacer. Le soleil est ce qu'il est par le fait qu'il se lève et se couche, qu'il va et vient, qu'il est capable de se déplacer. La difficulté dont je suis parti est résolue, ou presque résolue, une fois qu'on a compris que le récit de la création consiste en deux parties principales qui sont parallèles. La première partie commence par la lumière, la deuxième commence par le soleil. De même, il y a un parallélisme à la fin des deux parties. Ce n'est que le troisième et le sixième jour qu'il y a deux actes de création. Répétons : le troisième jour, la terre, les mers, et le monde végétal ; le sixième jour, les animaux terrestres et l'homme. J'ai dit que le principe de la première moitié de la création est la séparation ou distinction et que celui de la seconde moitié est le déplacement, mais de telle façon que le premier est conservé dans le second. En d'autres termes, le déplacement doit être compris comme une forme supérieure de séparation. Le déplacement est une séparation d'un ordre supérieur, parce qu'il ne signifie pas simplement qu'une chose est séparée d'autres choses ; un chêne est séparé ou distingué d'un pommier. Le déplacement est une séparation d'un ordre supérieur parce qu'il ne signifie pas simplement qu'une chose est séparée d'autres choses, mais qu'elle est capable de se séparer de sa place, de ressortir sur un arrière-plan qui apparaît comme tel en vertu du mouvement de la chose. La création des corps célestes le quatrième jour est immédiatement suivie par la création des animaux aquatiques et des oiseaux. Ces animaux sont les premières créatures qui soient bénies par Dieu, et il les bénit en s' adressant à eux : « Soyez féconds et multipliez-vous. » Ce sont les premières créatures auxquelles Dieu s'adresse, à la deuxième personne — ■ ce n'est pas comme la terre : « que la terre produise » ; Dieu s'adresse à la terre et à l'eau, mais pas à la deuxième personne. Les animaux aquatiques et les oiseaux appartiennent à la classe, ou au genre, des êtres vivants. (J'essaie de traduire le terme hébreu.) Qu'est-ce que cela veut donc dire que, le quatrième jour, nous ayons les premiers êtres capables de se déplacer, les corps célestes, et le cinquième, les animaux ? Le déplacement est suivi de la vie. La vie aussi doit être comprise comme une forme de séparation. En premier lieu la vie est ici caractérisée par la capacité à être interpelée, par l'ouïe, par la perception sensorielle. Il est de la plus haute importance que la Bible choisisse l'ouïe plutôt que la vue ou le toucher comme caractéristique de l'être vivant. Mais pour notre présent propos il importe plus de noter que, dans le contexte du chapitre, la vie animale apparaît comme représentant un degré encore plus haut de séparation

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que les corps célestes. Les animaux ne sont pas seulement capables de changer de place ; ils peuvent aussi changer leur cours. Le soleil, la lune, les étoiles, ne peuvent pas changer leur cours, sauf par miracle ; mais il suffit de voir un chien courir : il peut changer son cours ; en fait il n'a pas de cours propre. Les animaux ne sont pas limités au simple changement de place. Il s'ensuit que l'être créé en dernier, à savoir l'homme, est caractérisé par le fait qu'il est une créature séparée au plus haut degré ; l'homme est le seul être créé à l'image de Dieu. Si nous considérons le parallélisme entre les plantes et les hommes, et le fait que les plantes sont les seules créatures auxquelles le terme « faire » soit explicitement attribué, nous pouvons aussi reconnaître que l'homme est capable de faire, d'agir, au plus haut degré parmi toutes les créatures

II semble alors qu'on peut présenter comme suit la séquence des créations dans le premier chapitre de la Bible : du principe de séparation, la lumière ; en passant par quelque chose qui sépare, le ciel ; à quelque chose qui est séparé, la terre et la mer ; à des choses productives de choses séparées, les arbres par exemple ; ensuite des choses qui peuvent se séparer de leur place, les corps célestes ; puis des choses qui peuvent se séparer de leur cours, les bêtes brutes ; et enfin un être qui peut se séparer de sa voie, de la voie droite. Répétons : la clé du premier chapitre semble être le fait que le récit de la création se compose de deux parties. Ce qui implique que le monde créé est conçu comme étant caractérisé par un dualisme fondamental : entre des choses qui diffèrent les unes des autres sans être capables de se déplacer, et des choses qui, outre le fait qu'elles sont différentes les unes des autres, sont capables de se déplacer. Ce qui veut dire que le premier chapitre semble fondé sur la supposition que le dualisme fondamental est celui de la différence, de l'altérité comme dirait Platon, et du déplacement. Pour comprendre le caractère de ce dualisme, confrontons-le avec le seul autre dualisme fondamental mentionné dans le chapitre. Je cite le verset 26 : « et Dieu créa l'homme à son image, à son image, à l'image de Dieu, ainsi Dieu le créa, mâle et femelle il les créa ». C'est là une phrase très difficile. Le dualisme mâle /femelle pourrait très bien être utilisé pour l'articulation fondamentale du monde, et il a été employé de cette façon dans bien des cosmogonies — le genre masculin ou féminin des noms semble correspondre au genre mâle ou femelle de toutes choses, et cela pourrait mener à supposer deux principes, un principe mâle et un principe femelle, un dieu suprême et une déesse suprême. La Bible écarte cette possibilité en attribuant le dualisme mâle /femelle, si on peut dire, à Dieu lui-même, en localisant, si on peut dire, la racine de ce dualisme en Dieu. Dieu a créé l'homme à son image, et il l'a donc créé mâle et femelle. De plus, la Bible ne mentionne la distinction mâle-femelle que dans le cas de l'homme, comme pour dire que mâle et femelle ne sont pas des caractères universels. Il y a beaucoup de choses qui ne sont ni mâles ni femelles, mais toutes choses sont ce qu'elles sont parce qu'elles se distinguent les unes des autres ; et toutes choses sont soit fixées à une place, soit capables de se déplacer. C'est pourquoi le dualisme fondamental mâle /femelle est remplacé par le dualisme fondamental de la différence ou altérité et du déplacement. Ce dernier dualisme, différence /déplacement, ne se prête pas à la supposition qu'il y aurait deux dieux, un dieu séparateur et un

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dieu moteur, pourrait-on dire. De plus, ce dualisme exclut la possibilité de concevoir la venue à l'être du monde comme un acte de génération, les parents étant deux dieux, un dieu mâle et un dieu femelle ; ou encore, il écarte la possibilité de concevoir la venue à l'être du monde lui-même comme progéniture d'un dieu mâle et d'un dieu femelle. Le dualisme choisi par la Bible n'est pas sensuel mais intellectuel, noétique, et ceci peut nous aider à expliquer le paradoxe des plantes précédant le soleil. Un autre point que j'ai indiqué, dont j'aurai à faire usage : tous les êtres créés mentionnés dans la Bible sont des êtres non mythiques au sens vulgaire du mot ; je veux dire que tous sont des êtres que nous connaissons par la perception sensorielle quotidienne. Arrivés à ce point, considérons à nouveau l'ordre de la création : la première chose créée est la lumière, quelque chose qui n'a pas de place. Toutes les créatures ultérieures ont une place. Les choses qui ont une place, soit ne comportent pas de parties hétérogènes — le ciel, la terre, les mers ; soit consistent en parties hétérogènes, à savoir des espèces ou des individus. Ou, si on préfère, les choses qui ont une place, ou bien n'ont pas une place définie mais plutôt remplissent toute une région ou quelque chose à remplir — le ciel, la terre, les mers ; ou bien consistent en parties hétérogènes, en espèces et en individus, et ne remplissent pas toute une région, mais occupent une place à l'intérieur d'une région, dans la mer, dans le ciel, sur la terre. Les choses qui occupent une place à l'intérieur d'une région, ou bien ne peuvent pas se déplacer — les plantes ; ou bien peuvent se déplacer. Celles qui peuvent se déplacer, ou bien n'ont pas la vie — les corps célestes ; ou bien possèdent la vie. Les êtres vivants sont soit non terrestres — les animaux aquatiques et les oiseaux ; soit terrestres. Les êtres vivants terrestres, ou bien ne sont pas créés à l'image de Dieu — les bêtes brutes ; ou bien sont créés à l'image de Dieu — l'homme. Bref, le premier chapitre de la Genèse est fondé sur une division par deux, ou ce que Platon appelle la diairësis (division par deux).

Ces considérations montrent, me semble-t-il, combien il est peu raisonnable de parler du caractère mythique ou prélogique de la pensée biblique en tant que telle. La relation du monde donnée dans le premier chapitre de la Bible n'est pas fondamentalement différente des relations philosophiques ; elle est fondée sur des distinctions évidentes qui nous sont aussi accessibles qu'elles l'étaient à l'auteur biblique. Nous pouvons donc comprendre cette relation ; ces distinctions sont accessibles à l'homme en tant qu'homme. On peut aisément comprendre pourquoi on doit trouver quelque chose de ce genre dans la Bible. Une relation de la création du monde ou, plus généralement, une cosmogonie, présuppose nécessairement une articulation du monde, du monde achevé, du cosmos, c'est-à-dire une cosmologie. Le récit biblique de la création est fondé sur une cosmologie. Toutes les choses créées qui sont mentionnées dans la Bible sont accessibles à l'homme en tant qu'homme indépendamment de toute différence de climat, d'origine, de religion, ou autre. On pourrait nous dire, tout cela est fort bien, nous savons tous ce que sont le soleil, la lune et les étoiles, les fruits et les plantes, mais qu'en est-il de la lumière en tant que distincte du soleil ? Qui la connaît ? Mais ne connaissons-nous pas tous une lumière qui ne dérive pas du soleil, et cela empiriquement, ordinairement ? A mon avis oui, c'est l'éclair. Et peut-être

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y a-t-il une connexion entre ce que dit la Bible de la lumière et la compréhension biblique de l'éclair. La Bible part donc du monde tel que nous le connaissons et tel que les hommes l'ont toujours connu et le connaîtront toujours, antérieurement à toute explication, mythique ou scientifique. Je ferai seulement cette remarque sur le mot « monde ». Le mot « monde » n'apparaît pas dans la Bible. La Bible hébraïque dit « le ciel et la terre » là où nous dirions ordinairement « le monde ». Le mot hébreu qui est le plus souvent traduit par « monde » veut dire quelque chose de différent ; il veut dire, tout d'abord, le passé lointain, « une fois » au sens de « alors », les premiers temps ou depuis les premiers temps. En second lieu il veut dire « une fois » ou « alors » dans le futur. Et finalement, il veut dire « une fois pour toutes », pour tous les temps, qui ne cesse jamais, permanent. Il veut donc dire, cela qui est permanent. En d'autres termes donc, le mot hébreu pour « monde » signifie essentiellement quelque chose en connexion avec le temps, un caractère du temps plutôt que quelque chose que nous voyons. S'il existe d'autres êtres mentionnés dans d'autres cosmogonies où toutes sortes d'êtres dits mythiques sont mentionnés, par exemple, dans les histoires babyloniennes, nous devons, en tout cas, aller voir derrière ces dragons et choses semblables, en nous demandant si ces êtres existent. Et nous devons retourner à ces choses mentionnées dans le premier chapitre de la Bible, qui nous sont familières à nous maintenant et qui sont familières à tous les hommes de tous les temps. En ce sens également, la Bible commence réellement par le commencement.

Mais, direz-vous, et à juste titre, ce que j'ai discuté est la partie ou l'aspect le moins important du premier chapitre. La cosmologie utilisée par l'auteur biblique n'est pas le thème de l'auteur biblique. Cette cosmologie, cette articulation de l'univers visible est la présupposition non thématique de l'auteur biblique. Son thème est que le monde a été créé par Dieu en telles et telles étapes. Préparons notre réflexion sur ce thème en considérant un autre trait du récit, que nous avons laissé de côté jusqu'à présent. La Bible, dans ce premier chapitre, fait une distinction entre les choses qui sont nommées par Dieu et celles qui ne le sont pas, et une distinction entre les choses qui sont appelées bonnes par Dieu et celles qui ne sont pas appelées bonnes par Dieu. Les choses nommées par Dieu sont le jour, comme nom de la lumière, et la nuit, comme nom des ténèbres, et, de plus, le ciel, la terre, et les mers. Quant à toutes les autres choses, elles ne sont pas nommées par Dieu ; seules ces choses générales, qui manquent de particulari- sation, qui n'ont pas une place, à proprement parler, sont nommées par Dieu. La tâche de nommer le reste est laissée à l'homme. Presque toutes les choses sont appelées bonnes par Dieu ; les seules exceptions sont le ciel et l'homme. Mais on peut soutenir qu'il n'était pas nécessaire de dire l'homme bon, parce que l'homme est le seul être créé à l'image de Dieu et parce que l'homme est béni par Dieu. Quoi qu'il en soit, il est certain que la seule chose qui ne soit pas appelée bonne sans être rachetée, si on peut dire, en étant bénie par Dieu ou dite créée à l'image de Dieu, c'est le ciel. Nous pouvons dire que le souci de l'auteur de ce chapitre est de déprécier ou de rabaisser le ciel ; en accord avec ceci, la création apparaît être précédée d'une sorte de terre rudimentaire, « au commencement Dieu créa

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le ciel et la terre, et la terre... ». Il n'y a rien qui ressemble à un ciel rudimentaire, et les corps célestes, soleil, lune, étoiles, ne sont, d'après le premier chapitre, que des outils, des instruments destinés à donner de la lumière à la terre ; et, ce qui est plus important, ces corps célestes sont sans vie ; ce ne sont pas des dieux. Le ciel est déprécié en faveur de la terre, de la vie sur terre, de l'homme. Qu'est-ce que cela veut dire ? Pour la cosmologie, au sens strict du terme, la cosmologie grecque, le ciel est un thème plus important que la terre, que la vie sur terre. Le ciel, pour les penseurs grecs, signifie la même chose que le monde, le cosmos. Le ciel veut dire un tout, la voûte qui embrasse tout le reste. C'est la vie sur terre qui a besoin du ciel, de la pluie, et non l'inverse. Et si les cosmologues grecs les plus sophistiqués ont compris qu'on ne pouvait pas s'en tenir à la primauté du ciel, ils sont allés au delà du ciel, comme dit Platon, vers un lieu supra-céleste. La chose humaine est un terme dépréciatif dans la philosophie grecque.

Il y a donc une profonde opposition entre la Bible et la cosmologie au sens propre, et, puisque toute philosophie est en dernière analyse cosmologie, entre la Bible et la philosophie. La Bible proclame que la cosmologie est une implication non thématique de l'histoire de la création. S'il est nécessaire d'articuler l'univers visible et de comprendre son caractère, c'est uniquement pour dire que l'univers visible, le monde, a été créé par Dieu. La Bible se distingue de toute philosophie parce qu'elle affirme simplement que le monde est créé par Dieu. Il n'y a pas l'ombre d'un argument pour soutenir cette affirmation. Comment savons-nous que le monde a été créé ? La Bible déclare qu'il en est ainsi. Nous le savons en vertu d'une déclaration pure et simple, par la parole divine en dernière analyse. Aussi, tout savoir sur le caractère créé du monde diffère entièrement de celui que nous pouvons avoir sur sa structure ou son articulation. L'articulation du monde, la distinction essentielle entre les plantes, les bêtes brutes, etc., est accessible à l'homme en tant qu'homme ; mais notre savoir sur le caractère créé du monde n'est pas un savoir évident. Je vais vous lire quelques versets du Deuté- ronome, chapitre IV, versets 15 à 19 : « Prenez bien garde à vous-mêmes — puisque vous n'avez vu aucune image, le jour où le Seigneur vous a parlé, à Horeb, du milieu du feu — de peur que vous ne vous corrompiez et que vous ne vous fassiez une idole, une image de quoi que ce soit, une figure de mâle ou de femelle, une figure de quelque bête qui est sur la terre, une figure de quelque oiseau ailé qui vole dans les airs, une figure de quelque reptile qui rampe sur le sol, une figure de quelque poisson qui est dans les eaux au-dessous de la terre ! Et de peur que, quand tu lèves tes yeux vers les cieux, quand tu vois le soleil, la lune, les étoiles, même toute l'armée des cieux, tu ne sois entraîné, tu ne te prosternes devant eux et tu ne les serves, eux que le Seigneur, ton Dieu, a donnés en partage à toutes les nations sous tous les cieux », ce qui veut dire : eux que le Seigneur ton Dieu a assignés, attribués, à toutes les nations sous le ciel entier. Toutes les nations, tous les hommes en tant qu'hommes ne peuvent s'empêcher de se tourner vers cette religion cosmique, s'ils ne vont pas au delà des choses créées. « Mais vous, le Seigneur vous a pris et vous a fait sortir du creuset de fer, qui est l'Egypte, pour que vous deveniez sous lui un peuple qui soit son héritage, comme vous

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Têtes aujourd'hui. »x En d'autres termes, le fait que le monde a une certaine structure est connu de l'homme en tant qu'homme. Que le monde soit créé est connu par le fait que Dieu parle à Israël sur le Horeb ; c'est la raison pour laquelle Israël sait que le soleil et la lune et les étoiles ne méritent pas d'être adorés, que le ciel doit être déprécié en faveur de la vie humaine sur terre, et, finalement, que l'origine du monde, c'est la création divine. Il n'y a pas d'argument en faveur de la création, sinon Dieu parlant à Israël. Celui qui n'a pas entendu cette parole directement ou par tradition adorera les corps célestes ; il restera, en d'autres termes, à l'intérieur de l'horizon de la cosmologie.

Je voudrais dire quelques mots du second chapitre, parce qu'une grande difficulté du début de la Bible est qu'il y a une double relation de la création, une dans le premier chapitre, et une autre dans les chapitres deux et trois. Le premier chapitre de la Bible contient une cosmologie qui est enchâssée dans un récit de la création du monde, une cosmologie qui est intégrée à un récit de la création du monde. Cette intégration de la cosmologie dans un récit de la création implique une dépréciation du ciel. Le ciel n'est pas divin ; le ciel est d'un rang subordonné à la terre, à la vie sur terre. Mais cette cosmologie utilisée par la Bible, en tant qu'elle est distincte de l'affirmation concernant la création, je veux dire l'articulation du monde visible, cette cosmologie est fondée sur des données accessibles à l'homme en tant qu'homme, tandis que l'affirmation du caractère créé du monde n'est pas fondée sur de telles données. D'où la question : de quel droit l'horizon de la cosmologie, des choses que nous voyons, décrivons, comprenons, de quel droit cet horizon est-il transcendé ? En d'autres termes, qu'est-ce qui cloche dans la cosmologie ? Qu'est-ce qui cloche dans l'effort de l'homme d'essayer de s'y retrouver à la lumière de ce qui est évident pour l'homme en tant qu'homme ? Quel est le vrai caractère de la vie humaine ? Qu'est-ce que la vie droite pour l'homme ? Cette question est le point de départ du second récit de la création au deuxième chapitre. Le premier récit se termine sur l'homme ; le second commence par l'homme. Il semble qu'un récit qui se termine sur l'homme ne suffit pas. Pourquoi ? Dans le premier récit, l'homme est créé le même jour que les animaux terrestres, il est vu comme une partie du tout — même si c'est la plus haut placée. Dans cette perspective, la différence absolue entre l'homme et toutes les autres créatures n'est pas vue adéquatement. Il résulte du premier récit que l'homme est séparé au plus haut degré, qu'il peut bouger ou changer de place, même en un sens très métaphorique, au plus haut degré. Mais ce privilège, cette liberté, est aussi un grand danger. L'homme est la créature la plus ambiguë ; donc l'homme n'est pas appelé bon, tout juste comme le ciel n'était pas appelé bon. Il y a une connexion entre l'ambiguïté de l'homme, le danger auquel l'homme est essentiellement exposé, et le ciel, ce que le ciel représente, la tentative de s'y retrouver à la lumière de ce qui est évident pour l'homme

i. La traduction de ce passage est empruntée à Edouard Dhorme (s. dir.), La Bible, I : L'Ancien Testament, Paris, Gallimard, 1956 (« Bibliothèque de la Pléiade ») : 523-524 ; je l'ai parfois modifiée pour serrer de plus près le texte anglais utilisé par Leo Strauss (la King James' Bible) ; j'ai aussi consulté La Bible de Jérusalem (Desclée de Brouwer). (N. d. T.)

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en tant qu'homme, la tentative de posséder la connaissance du bien et du mal comme les dieux. Maintenant, si l'homme est la plus ambiguë des créatures, en fait la seule créature ambiguë, il nous faut un supplément à ce récit où l'homme apparaît aussi comme une partie du tout. Il nous faut un récit centré sur l'homme seul ; plus précisément, comme ambiguïté veut dire ambiguïté à l'égard du bien et du mal, il nous faut un récit où la place de l'homme est définie, non seulement comme elle l'était dans le premier récit par un commandement « Soyez féconds et multipliez » en général, mais par un commandement négatif, une prohibition. Car une prohibition énonce explicitement les limitations de l'homme — jusqu'à ce point et pas plus loin ! — la limite séparant le bien du mal. Le second chapitre répond, non à la question : comment le monde est-il venu à l'être ? — mais à la question : comment la vie humaine, la vie humaine telle que nous la connaissons, est-elle venue à l'être ? Tout juste comme la réponse à la question sur le monde en tant que tout exige une articulation du monde, de même la réponse à la question sur la vie humaine exige une articulation de la vie humaine. La vie humaine, la vie de la plupart des hommes, est une vie de travailleurs de la terre, ou en tout cas elle est basée sur cette vie. Si vous n'en croyez pas la Bible, vous pouvez en croire la Politique d'Aristote. C'est pourquoi, très évidemment, la vie humaine se caractérise par le besoin de pluie et le besoin de travailler dur. Mais cet état ne peut pas avoir été celui de la vie humaine au commencement ; car si l'homme a été dans le besoin dès le début, et cela essentiellement, il est contraint, ou en tout cas sérieusement tenté, de se montrer dur, sans charité, injuste ; à cause de son état de besoin, il n'est pas pleinement responsable de son absence de charité ou de justice. Mais, d'une manière ou d'une autre, nous savons que l'homme est responsable de son absence de charité ou de justice ; c'est pourquoi son état originel a dû être tel qu'il n'était pas forcé, ni sérieusement tenté, d'être sans charité ni justice. Donc, dans sa condition originelle, l'homme vivait dans un jardin entouré de rivières ; à l'origine l'homme n'avait besoin ni de pluie ni de travailler dur ; il vivait dans l'abondance et dans l'aisance. L'état présent de l'homme est dû à la faute de l'homme, à la transgression d'une prohibition qu'il aurait pu aisément observer. Mais l'homme a été créé à l'image de Dieu, d'une certaine façon semblable à Dieu. N'était-il donc pas congénitalement tenté de transgresser toute prohibition, toute limitation ? Cette ressemblance avec Dieu, n'était-ce pas une constante tentation d'être littéralement comme Lui ? Pour écarter cette difficulté, le second récit de la création distribue les accents autrement que le premier. Il est dit maintenant de l'homme qu'il a été créé, non à l'image de Dieu, mais de la poussière de la terre. De plus, dans le premier récit, l'homme est créé pour régner sur les bêtes brutes. Dans le second récit, les bêtes apparaissent plutôt comme des aides ou des compagnons. L'homme est créé dans une position humble ; donc, ni le besoin, ni une haute condition ne le poussaient à désobéir. De plus, dans le premier récit l'homme et la femme étaient créés en un acte unique. Dans le second, l'homme est créé d'abord, ensuite les bêtes brutes, et à la fin seulement la femme, d'une côte de l'homme. La femme, c'est ce qui est présupposé, est inférieure à l'homme. Et cette créature inférieure — je m'excuse — , la femme, inférieure même à l'homme, commence la trans-

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gression. La désobéissance est décidément mal fondée. Notons cependant que, en dépit de ces différences, le second récit prolonge fondamentalement le premier sur deux points. D'abord, on n'avait pas besoin de pluie au commencement, ce qui, une fois de plus, veut dire que le ciel, source de la pluie, est déprécié. En second lieu, le caractère dérivé de la femme implique à nouveau une dépréciation du dualisme mâle /femelle, cette dépréciation qui jouait un tel rôle dans la première partie. Un dernier mot sur ce second chapitre. Le péché originel, la transgression originelle, a consisté à manger du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal. Nous n'avons pas de raison de supposer, sur la base du récit biblique sinon d'explications ultérieures, que l'homme a été guidé par le désir d'acquérir la science du bien et du mal, car, pour avoir un tel désir, il aurait déjà dû avoir quelque idée de bien et du mal. Il est même difficile de dire que l'homme a désiré transgresser le commandement divin. La transgression arrive plutôt par accident. La transgression est un mystère, mais l'homme a transgressé, et il savait qu'il transgressait. L'homme a certainement choisi de désobéir. Il a donc choisi le principe de désobéissance. Ce principe est appelé la science du bien et du mal. Nous pouvons dire que la désobéissance, ça signifie la connaissance autonome du bien et du mal, une connaissance que l'homme possède par lui-même — ce qui implique que la vraie connaissance n'est pas autonome ; et, à la lumière des développements théologiques ultérieurs, on pourrait dire que la vraie science du bien et du mal n'est fournie que par la révélation.

Ce que je suggère, c'est ceci : la thèse centrale du premier chapitre, si nous l'abordons du point de vue de la pensée occidentale en général, c'est la dépréciation du ciel. Le ciel est un thème premier de la cosmologie et de la philosophie. Le second chapitre contient cette dépréciation explicite de la science du bien et du mal : ce n'est qu'un autre aspect de la pensée exprimée au premier chapitre. Car que veut dire : une science interdite du bien et du mal ? Cela veut dire, en dernière analyse, une science du bien et du mal qui est telle qu'elle est basée sur la compréhension de la nature des choses, comme diraient les philosophes ; mais cela revient à dire, en termes un peu plus simples, une science du bien et du mal qui est basée sur la contemplation du ciel. Autrement dit, le premier chapitre met en question le thème premier de la philosophie ; et le second chapitre met en question l'intention de la philosophie. Les auteurs bibliques, pour autant que nous le sachions, ne connaissaient rien de la philosophie, au sens strict du terme. Mais n'oublions pas qu'ils étaient probablement, qu'ils étaient même certainement, familiers avec certaines choses, à Babylone par exemple, qui étaient des formes primitives de la philosophie, la contemplation du ciel, et l'acquisition de la sagesse dans les conduites humaines par, et grâce à, la contemplation du ciel. L'idée fondamentale est la même que celle de la philosophie au sens originel. Les chapitres deux et trois de la Genèse sont animés du même esprit que le chapitre premier ; ce que la Bible présente, c'est l'alternative à la tentation, et cette tentation, nous pouvons l'appeler, à la lumière de certaines choses que nous nous trouvons savoir, la philosophie. C'est ainsi que la Bible nous confronte, plus clairement que n'importe quel autre livre, à cette alternative fondamentale : la vie en obéissance à la révélation, la vie dans l'obéissance, et la vie dans la liberté humaine,

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celle-ci étant représentée par les philosophes grecs. Cette alternative n'a jamais été surmontée, quoiqu'il y ait beaucoup de gens pour croire qu'une heureuse synthèse est possible, qui serait supérieure aux éléments isolés : la Bible d'une part, et la philosophie de l'autre. C'est là chose impossible. Les synthèses sacrifient toujours ce qui est décisif dans ce qu'affirme l'un ou l'autre des deux éléments. Et je serai heureux si nous revenons sur ce point dans la discussion.

Je ferai une seule remarque en guise de conclusion, parce que, si je comprends bien, dans ce groupe vous vous intéressez spécialement aux livres. Je voudrais donc dire quelque chose sur le problème des livres dans la mesure où il affecte la Bible d'un côté et la philosophie de l'autre. La conception philosophique grecque a pour base première cette simple notion, que la contemplation du ciel, la compréhension du ciel, est la fondation de ce qui nous mène à la conduite droite. La connaissance vraie, disaient les philosophes grecs, est la connaissance de ce qui est toujours. La connaissance des choses qui ne sont pas toujours, et spécialement la connaissance de ce qui est arrivé dans le passé, est une connaissance d'un caractère entièrement inférieur. Pour ce qui est de la connaissance du passé lointain, en particulier, elle en vient à être considérée comme particulièrement incertaine. Quand Hérodote parle du premier inventeur des différents arts, il ne dit pas, comme le fait la Bible, que X fut le premier inventeur de tel ou tel art. Hérodote dit qu'il fut le premier inventeur pour autant que nous le sachions. Eh bien, cette sorte de pensée, qui est sous-jacente à toute la pensée grecque, se crée pour véhicule le livre, au sens strict du terme, le livre comme œuvre d'art. Le livre en ce sens est une consciente imitation des êtres vivants. Il n'y a pas de partie du livre, aussi petite ou apparemment insignifiante soit-elle, qui ne soit nécessaire pour que le tout remplisse bien sa fonction. Que l'artisan ou l'artiste soit absent, ou même mort, le livre est, en un sens, vivant. Sa fonction est d'éveiller à la pensée, à la pensée indépendante, ceux qui en sont capables ; l'auteur du livre, en ce très haut sens du terme, est souverain. Il détermine ce que doivent être le début, et la fin, et le milieu. Il refuse l'accès à toute pensée, à toute image, à tout sentiment qui n'est pas manifestement nécessaire au propos ou à la fonction du livre. L'à-propos et l'élégance ne sont que les servantes de la sagesse. Le livre parfait est une image ou une imitation de ce savoir parfaitement évident et embrassant tout, ce savoir auquel on aspire mais qui ne peut pas être atteint. Le livre parfait agit ainsi comme un contrecharme au charme du désespoir qu'engendre nécessairement la quête jamais satisfaite du savoir parfait. C'est pour cette raison que la philosophie grecque est inséparable de la poésie grecque. Regardons maintenant, de l'autre côté, la Bible. La Bible rejette le principe du savoir autonome et tout ce qui l'accompagne. Le Dieu mystérieux est le thème dernier et le plus haut thème de la Bible. Étant donné la prémisse biblique, il ne peut pas y avoir de livre au sens grec du terme, car il ne peut pas y avoir d'auteurs humains qui décideraient souverainement ce que doivent être le début et la fin, qui refuseraient l'accès à tout ce qui ne serait pas manifestement nécessaire au propos du livre. En d'autres termes, le propos de la Bible, en tant que livre, participe du caractère mystérieux du propos divin. L'homme n'est pas maître de décider comment commencer ; avant qu'il ne commence à écrire, il est déjà confronté à des écrits,

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aux écrits sacrés, qui lui imposent leur loi. Il peut modifier ces écrits sacrés, compiler ces écrits sacrés, de manière à en faire un seul écrit, comme l'ont sans doute fait les compilateurs de l'Ancien Testament, mais il ne peut le faire que dans un esprit d'humilité et de révérence. Sa piété même peut l'amener à altérer les textes des écrits sacrés qui lui sont parvenus. Il peut le faire pour des raisons de piété parce que certains passages d'une source ancienne peuvent se prêter à des malentendus, ce qui est grave. Il peut donc apporter des changements, mais son principe sera toujours de changer aussi peu que possible. Il n'exclura pas tout ce qui n'est pas évidemment nécessaire pour un propos évident, mais seulement ce qui est évidemment incompatible avec un propos dont les fondations sont cachées. Le livre sacré, la Bible, peut alors abonder en contradictions et en répétitions qui ne sont pas voulues, tandis qu'un livre grec, le plus grand exemple étant le dialogue platonicien, reflète la parfaite évidence à laquelle aspire le philosophe ; il ne s'y trouve rien qui n'ait une base connaissable, parce que Platon avait une base. La Bible reflète dans sa forme littéraire l'insondable mystère des voies de Dieu qu'il serait impie même d'essayer de comprendre.

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