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Bloy, Léon (1846-1917). Léon Bloy. La Chevalière de la mort. 1896. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

LEON BLOY La chevalière de la mort

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Bloy, Léon (1846-1917). Léon Bloy. La Chevalière de la mort. 1896.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :  *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.  *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitsélaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :  *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sansl'autorisation préalable du titulaire des droits.  *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateurde vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

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LA GHEVALIÈRE^DE LA MORT

Page 4: LEON BLOY La chevalière de la mort

DUMÊMEAUTEUR:

LERÉVÉLATEURDUGLOBE(ChristopheColombet 6a Béatificationfuture),PréfacodeJ.Barbeyd'Aurevilly 1 vol.

PROPOSD'UNENTREPRENEURDEUÉUOLITIONS1 vol.LEPAL,pamphlethebdomadaire 4 ni,LKDÉSESPÉRÉ,roman(1) 1 vol.UsBRELAND'EXCOMMUNIÉS(J.Barbeyd'Au-

revilly,ErnestHello,PaulVerlaine).. . 1 vol,CHRISTOPHECOLOMBDEVANTLESTAUREAUX.1 .»<*,'I.KSALUTPARLESJUIFS 1VOL.SUEURDESANG(1870-1871).Troisdessins

originauxdeHenrideGroux.PortraitaumieldeLéonHloyparCharlesCain.... 1 vol.

IJÎOXIILOVDEVANTLESCOCHONS 1p]jq.HISTOIRESDÉSOBLIGEANTES 1 vol.ICIONASSASSINELESGRANDSHOMMES,avec

un portraitet un autographed'ErnestHello 1pltq.

(1)LeDésespéréétant,jusqu'àcejour,leplusconnudemeslivres,jecroisdevoirinformerleshonnesgensquimefontl'honneurdemelire,quel'éditionTresseetStock,publiéeen1893et antidatéedesixans.estapocryphe,défectueuseet absolumentdésavouéeparmol,—ayantétélivréeaupublicd'unemanièreclan-destine,4monpréjudiceetilmonInsu.-Jenereconnaispourmienquele textedel'édition

Soirat,publiéeréellementen1887etdevenue,aujour-d'hui,presquerare. LÉONBLOY.

. t

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JfiOX BLOY

LA CHEVALIÈRE

DU LA

M.OET

PARISSOCIÉTÉ DY MERCYRE DE FRANCE

XV,RVEDEL'ÉOHAVDÉ-SAINT-rïEBMAI.V,XV

MDCCCXGVI

Tousdroitsréservés.

Page 6: LEON BLOY La chevalière de la mort

II.AKTÉTIRÉHKCETOUVRAOR.•

Cinqexemplairessurjaponimpérialnumérotesi à 5,et dix-septexemplairessur

hollande,numérotésGà 22.

JUSTIFICATIONDUTIHAGE:

Droitsdetraductionetdereproductionréservéspourtouspays,ycomprisla SuèdeetlaNorwège.

Page 7: LEON BLOY La chevalière de la mort

A ma Soeur danoise

MARIE-THÉRÈSE MOLBEGII

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LA(CHEVALIÈRE DE LA MORT

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Page 11: LEON BLOY La chevalière de la mort

La Chevalière de la Mort est ma

première tentative littéraire. Elle futécrite entièrement en 1811, dans un

des bureaux de la Compagnie du

chemin de fer du Nord dont j'étais,en ce temps lointain, l'un des plus

exécrables employés.

Rien ne faisait prévoir encore que

je deviendrais un jour attentif à

désobliger mes contemporains. Caïn

Marchenoir croupissait dans son

innocence et ne savait pas son destin.

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10 NOTE

Les deux chapitres, d'une date très

postérieure, ajoutés à cette édition,

marquent nettement la différence des

deux époques et des deux postures.

Quelques maniaques, peut-être,seront curieux de vérifier.

Paris, le 25février1896.

LÉotf BLOY

P.-S. — La Chevalièrede ta Mort a étépubliéepour la premièrefois, en 1891,dansune revue extrêmementbelgft, lo MagasinLittérairede Gand,commanditée,assure-t-on,par un groupede millionnaires.

L'auteur ayant avoué son indigence, lesalaire exceptionnelde quarante francs;pour troismillelignes,lui fut accordé,après,unelongueet orageusedélibération.

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I

DIES 1HJE

Fuisscm quasi nonesscm,deutero trans-latus ad tumulum.

JOB.x, 19.

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Maric-Antoinclle naquit le Jour des

Morts. L'Eglise chantait lu Colère et

les assises épouvantables du juste Ju^e.Tous les sanctuaires catholiques reten-

tissaient des lamentations des vivants

priant pour les trépassés.Marie-Antoinette, la blonde Cheva-

lière d'une Mort plus effrayante et plusbelle que la symbolique faucheused'Albert Durer, Marie-Antoinette, ar-

chiduchesse du Saint Empire des SeptDouleurs, vint au jour dans ce deuil des

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14 LACHEVALIÈREDELAMORT

jours, se précipitant du sein maternelaux langes funèbres de sa destinée.

Ses premiers vagissements durent

paraître un écho de la Prose terrible et

cet écho dans sa pauvre âme n'eut

jamais de fin.Il grandit avec elle dans la pourpre

tragique des enfants de roi; s'établit enelle comme dans son palais souverain,voilé d'abord, vaguement intermittent,

presque muet et presque sourd dans

l'éclat brûlant des fêtes et la folie desacclamations d'un peuple amoureux,

plus distinct au déclin de ce bonheursi court; puis, tout à coup, immense,

dominateur, assourdissant comme un

tonnerre, à la nuit tombante des funé^

railles de la Monarchie.Le plus poignant des Cantiques de

la Liturgie se confondit avec son pre-mier soupir et couvrit de sa clameur

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I.AC11EVAL1ÈRKDELAMOHT 15

victorieuse les adorât ions cl les ou(ragesde ses trente-sept anniversaires.

La Trompette des suprêmes épou-vanteraents ajouta l'infini de son an-

goisse à la joie des carillons et des

vaincs canonnades de son baptême; la

cohue des Morts environna, telle qu'unocéan, les pieds fragiles de son berceau

où sommeillaient toutes lesmélancoliesde l'histoire; les Terreurs du dernier

Jugement planèrent, comme une voléede colombes noires, au-dessus de cetteinnocence que la plus innombrable etlaplus opulente des calomnie sn'a jamaisété capable de déconcerter.

Le Livre, le Trône, le Juge, la pré-caire sécurité des justes, la surhumaine

stupeur de la nature et de la mort, telfut le chant de la nativité et tel fut

l'épilhalaine exécuté sur un mode mi-neur fort triste, dans l'obscurité de la

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16 I.A.CIIKVÀMKRKDELAMORT

nuit nuptiale, par le choeur invisible descent trente-deux écrasés de la placeLouis XV.

Quand la Reine de France ira se faire

assassiner, elle pourra l'entendre unedernière fois et ce sera l'épithalame desnoces éternelles à son entrée dans lescieux.

Le jour sera alors véritablementvenu des larmes, du coeur brisé comme

cendre, de la séparation d'avec lesmaudits et de l'espérance dressée vers

Dieu, comme une tour solitaire, dansla flammeinextinguible de l'holocauste I

Quel extraordinaire destin et quelprodigieux honneur I Sans doute,d'autres grandes victimes avaient été

déjà posées sur le candélabre des

Expiations, et on sait epael'histoire de

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LACIIEVALIKREDELAMORT 17

chaque siècle est creusée à son centre,ainsi qu'un ravin, par le torrent du

sang des innocences égorgées pour la

rançon des coupables. Mais je ne crois

pas qu'une infortune, humainement

soufferte, ait jamais pu retenir autantde beauté clans des mains d'un albâtre

plus pur et plus stupidement brisé

par le maillet sanglant des mutilationsrévolutionnaires.

Marie-Antoinette monte dans l'apo-théose de son ignominie, couronne en

tôte,sceptre en main et les deux pieds surles trois cent mille fronts des specta-teurs de son supplice. L'ignoble coupe-ret apparaît comme un labarum et

change l'histoire. Tu vaincras par ce

signe, ô dix-neuvième siècle!

Jusqu'à ce jour, 16 octobre 1793, onavait bien vu des reines décapiter des

reines, on n'avait pas vu de reine guil-

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18 LACIIEVALIKREDELAMORT

lotinée juridiquement par la Canaille,cette goujate majesté des temps actuels.Un tel arrêt ne devait pas manquera la

jurisprudence des abolisseurs de Dieu.C'est l'inauguration d'une société

et la fin d'un inonde, dit-on. Moi,

j'y découvre la Fin de la Loi SAMQUEet c'est ce que n'a pas vu la grandioseimbécillité révolutionnaire.

Marie-Antoinette a fait comme saint

Denys. Elle a ramassé sa tôte coupéeet elle s'est mise à marcher et à régnertoute seule, cette tôte à la main. Règnedurable, celui-là, que ne pourrontdésormais abolir, ni les émeutes, niles échafauds, ni les fusillades, ni les

mitraillades, ni les incendies des capi-tales.

La Heine Guillotinée, première du

nom, régnera par-dessus tous les dia-dèmes des empereurs et des l'ois et

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LA.CHEVALIÈREDELA.MORT 19

par-dessus le tortil d'abjection de nos

burgraves parlementaires. Cela jus-

qu'à ce que s'éteigne en Europe le

dernier coeurdu dernier homme, la der-

nière pudeur de la dernière femme

et la suprême étincelle des chevale-

resques indignations de la conscience

chrétienne !

Je veux hasarder ici une assertion

qui ne pourra paraître irrévérencieuse

qu'aux anthropomorphistes les plus

intransigeants de la Légitimité.Marie-Antoinette n'est si profondé-

ment touchante, elle ne s'empare desâmes avec une si souveraine puissanced'émotion que parce qu'elle n'est pasune sainte.

Elle ne l'est pas, du moins, dans lesens où l'Eglise entend qu'on le soit

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20 LACHEVALIÈREDELAMOHT

et par conséquent, ses formidables tor,turcs de reine, d'épouse et de mère,'ne

peuvent être appelées proprement un

martyre.Si elle avait été véritablement une

sainte, en la manière de sainte Elisa-beth ou de sainte Radegonde et qu'à ses

angoisses terrestres se fût ajoutée la

surnaturelle agonie de la soif du ciel —

notre misère, à nous, se fût bientôt dé-tournée de cette Misère criftafiée dontla splendeur nous eût infailliblement

échappé.La raison moderne répugne au Sur-

naturel. Tout le monde sait cela, et les

Saints, avec leur envol perpétuel .au-sdessus du temps, offrent peu de prise ànos enthousiasmes de fantassins. Mais

heureusement pour la sensibilité de ce

crocodile joyeux qu'on nomme la pitiépublique, Marie-Antoinette ne fut pas

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LACHKVÀLIKHEI)KLAMOUT 21

une sainte et ses douleurs n'ont aucune

apparence de surnaturel.

Elles viennent à nous simplement du

fond de son trône solitaire et du fond

de son âme plus royale encore et plussolitaire. Elles sortent de toute sa vie,comme les ruisseaux de sang qui s'é-

chapperaientde tout le corps d'un vail-lant homme accablé qui se serait laisséhacher en pièces jusqu'à la mort.

Si l'auguste beauté des souffrancesde la Reine nous sépare d'elle infini-

ment, leur essence môme et leur naturenous la rendent prochaine connue une

soeur, presque familière et de plain-pied dans nos cceurs.

L'Insulte, la Calomnie, la Honte, la

Solitude, qui ne connaît cela? Qui n'a

pas été visité dans le bleu de ses plusbeauxjours par ces hanteuses éternellesdenotre poussière ?

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22 LACHEVALIÈREDELAMORT

La compagne de Louis XVI commen-

ça d'être frappée en haut de la France,étant assise au milieu des fleurs de lysd'or, parmi des adorateurs qui ressem-

blaient à des fleurs de lys de boue, sans

nombre...La hideuse brutalité de ce premier

coup la fit chanceler, saignante et pâle,sur la première marche et les adorations

impassibles n'interrompirent pas un

seul instant, pour cela, l'incandescencede leur perpétuelle extase.

Le second coup fut encore plus for-midable. La Reine fut précipitée jus-qu'en bas des trois mille échelons c|c

respect, de fidélité et de crainte, étagescomme les dalles de la grande Pyra-mide entre elle et la plus vile crapulede l'univers.

A ce moment, elle se trouva seule,face à face avec la Révolution qui la

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LACHEVALIÈREDELAMORT 23

prit dans ses bras rouges où l'ancien

génie de Moloch avait mis les vigueursde son renaissant enfer, et brisa dou-

cement la pauvre femme, lui faisantainsi savourer l'infini des désolationset des terreurs de son étonnante ago-nie.

Assurément, il n'y a pas là de beauté

proprement divine. La fleur mystiquene s'élance point, dans une soudaine

germination, de la ruisselante blessurede ce beau cox'ps, de môme qu'on levoit pour les saints Martyrs en lesnaïves représentations des antipho-naires anciens.

Mais la Beauté humaine, l'indigentebeauté humaine surabonde et crève de

compassion tous les coeurs. Les ten-dresses et les fidélités de la terre sla-

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LACIIEVAMKREDEI.AMOHT

tionnent en silence autour de ce pauvrecercueil lamentable dont aucune pompen'écartera les larmes expiatoires desvrais pauvres et des vrais lamentables

jusqu'à la dernière heure du inonde.Je n'ai certes pas le dessein do ra-

conter une fois de plus cette nistoire

mélancolique où s'accumulent tant de

larmes, tant d'effroi, tant d'innocence

glorieuse, en vue de restituer à ce

passé dont nous tressaillons encore,une ombre d'actualité qui ressuscitâtles indignations. L'époque révolution-naire est d'ailleurs si vomitivement dé-nuée de grandeur!

« Tout est dit », écrivait ce bavardde La Bruyère en commençant son livre.Je n'en crois rien. Je suis même per-suadé que tout est à dire et qu'ensomme, rien n'a été dit sur rien.

Le livre de MM.de Goncourt me pa-

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LACHEVALIEREDELAMORT

raît incontestablement définitif. Mais

ils n'ont pas tout dit, d'abord parce

qu'on ne peut pas tout dire, ensuite

parce qu'ils n'étaient pas chrétiens et

qu'ici, il faut l'être absolument.

Je sais que la vulgarité s'accommode

facilement du mot de La Bruyère. La

mémoirede Marie-Antoinette ne s'en ac-

commodepas. La calomnie a donné sur

elle sa légende, la légende à son tour a

nourri la calomnie et, certes, il n'y a

pas de place pour une rengaine de

plus.La peinture, la sculpture, la gravure

la poésie et le roman se sont rués sur

cette malheureuse avec l'acharnement

imbécile de la banalité triomphante.L'éternel cliché de la niaiserie senti-

mentale n'est pas près de faire grâce à

cette infortune. On débitera longtempsencore des Famille royale au Temple,

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62 LA.CHEVALIÈKEDKLAMOKT

des Louis XVI et des Marie-Antoinette

pilant pour leurs bourreaux et des cor-donniers Simon comme s'il enpleuvait.Tout cela conçu dans ce goût maréca-

geux de pleurnichage faux et exécrabledont l'imagerie dévote parait avoir lesecret et qui découragerait même du

vice, si d'aussi bêtes images en étaientmanufacturées.

Je pense donc qu'il y aurait encoreun beau livre à faire sur Marie-Antoi-

nette, s'il était possible aujourd'hui derencontrer un catholique ayant du gé-nie. Tout ce que je peux faire, c'est

d'appeler un tel oiseau bleu, en m'égo-sillant sans espoir.

A la lumière d'un concept nouveau,cet homme vraiment extraordinairenous la montrerait enfin telle qu'elle,'fut, cette pauvre créature sublime queses amis et ses ennemis se sont égale-

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I.ACHEVALIÈREDEI.AMORT 27

nient acharnés à déshonorer, les uns

par l'infamie, les autres par le ridi-

cule.Très pauvre et très sublime, en effet,

et si ressemblante à nous tous que les

rigides historiens de la Révolution vont

jusqu'à luipardonner d'avoir été assas-

sinée, d'avoir souffert plus que la mort,et qu'ils la font entrer dans le paradisde leur pitié, — pour sa récompenseduverre d'eau qu'elle laissa tomber surla langue altérée des imbéciles en nedevenant pas une de ces Saintes dont

l'Eglise romaine honore la vie et qu'elleplace, après leur mort, sur ses autels.

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II

££5 BUCOLIQUESDE MOLOCH

Pastorcs tuospascctventus.

JÉBÉMIE,XXII,22.

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Page 33: LEON BLOY La chevalière de la mort

S'il y eut jamais quelque chose de

petit, c'est le dix-huitième siècle. Il

fallait la jocrisserie héroïque du dix-

neuvième et la cuistrerie concave de

nos dpetrinaires pour le faire paraître

grand. La petitesse du dix-huitième

siècleest entièrement originale et n'ap-

partient qu'à lui.

Qu'on le prenne où on voudra, dans

ses moeurs ou dans ses arts, dans sa

politique ou dans sa philosophie, on

n'y trouvera pas le plus imperceptible

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32 I.ACHKYAI.lftllEDEI.AMORT

relief de beauté ou de force humaine.C'est un aplatissement universel des

âmes. C'est le l'entre à terre de touteune société devant Dieu, non pourl'adorer, mais pour qu'il passe sanstoucher personne, comme le tourbillon

de feu d'une batterie qu'il faut empor-ter d'un seul coup, quand elle ne ton-

nei'a plus.Seulement le sol était si détrempé où

cette société s'était couchée et le ventreavait tellement adhéré à la fange, queles trois ou quatre générations quiavaient pris cette attitude ne purent

jamais se relever.

Les canons et les cavaliers passèrentdessus et la victoire de Dieu s'en alla

plus loin chercher des poitrines. £.Le dix-huitième siècle eut un|

haine furibonde auprès de laquelle lefjhaines du dix-neuvième ressemblent

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IACHEVALIÈREDE1AMOUT 33

à de l'amour, la haine de l'Héroïsme.Cette haine atteignit des proportions

puniques et ce fut là, si on veut, samanière à lui d'être grand, son unique

grandeur.Ce fut une haine sauvage, une exé-

cration endémique et désespérée quimâchait les halles, empoisonnait les

fontaines, incendiait les campagnes,embuscadaitlespeuples et les rois et lesentassait comme des cloportes veni-

meux, dans les ravins, dans le fond des

bois, sur le rebord de tous les sentiersdu coeur humain.

On se mettait à cent mille contre unefemme ou contre un vieillard et onfaisait des encyclopédies pour enregis-trer la victoire. On avait des supplicespour tous les genres de noblesse etdes piloris pour toutes les manifesta-tions de la Beauté.

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34 LACIIEVALIÊHEDELAMORT

Le singe est la bète d'élection ed'affection du dix-huitième* siècle. Lj

remai'que est de MM. de Goncourt etc'est un trait de lumière (1). Ce singeremplace Notre Seigneur Jésus-Chrislet grimpe sur tous les autels.

Il est, sous le nom de Voltaire, l'a»vant-dernière incarnation de Moloch çtson dernier avatar, avant d'arriver à

Robespierre qui réalisera la définitive

splendeur de son intégrale résurreotion. En attendant qu'il boive le sang,il dévore les âmes et travaille son ap-;petit de démon.

Ce fut une époque merveilïeusemen

superficielle où il semble que toutmonde naissait avec le don de ne rieentendre aux choses supérieures.^ „

(1)LaFemmeau dix-huitièmesiècle.1869

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LA.CHEVAl.II-ItEPE LAMOIIT 35

L'éducation morale de l'enfance etde la jeunesse est proprement un as-

sassinat par l'intoxication des plusépouvantables dissolvants.

Une espèce de paganisme mollasse

secombine avec je ne sais quels détri-

tus infects de Port-Royal. Greuze tem-

père Lucrèce et le miel sauvage des

Gcorgiques,recueilli dans les flancs en-

trouverts des taurcauxd'Aristée, trans-

forméen une mélasse impure, découle

dubec jaune de Fontenelle sur la pa-letterose de Boucher ou de Fragonard.

Les hommes de ce temps grandissentdansune espèce de lumière lavée et

troubleà travers laquelle ils aperçoi-ventle ciel comme le frontispice tur-

quind'un poème encyclopédique, et la

nature comme une idylle à la Deshou-

lièrcs où à la Florian, pleine de petitsmoutonsblancs et de petits arbres bleus

4

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36 I.A.C1IEVA1.11HV.DKI.AMORT

découpés sur de petites aurores fleur-

de-pêcher et se prolongeant ainsi indé-finiment sous les horizons.

La vie entière devient une pastoraleou un madrigal pour ces mortels allé-

goriques auprès de qui les prostituésByzantins du quinzième siècle prennentdans l'imagination terrifiée, les propor-tions titanesques des prosopopées es-

chyliennes.Si parfois, l'âme humaine asphyxiée

dans ce fumier de fleurs et n'en pou-vant plus, s'élançait par un suprêmeeffort dans la direction des cieux, la

pitoyable débilité de cet élan la faisait

aussitôt retomber sur l'impur tréteaudu naturalisme critique des philosophesou clans le prochain cloaque du diabo-lisme humanitaire et mélancolique deRousseau. La conscience râlait sous lesdécombres de l'univers.

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LA.CHEVALIERSDELA.MORT 37

Il y avait bien aussi ce fameux planinclinéde la création dont les dînes sen-

timentales ont tant parlé. Mais c'était,à vrai dire, une pente effroyable quidescendait de Louis XIV et s'en allait,à travers trois règnes de boue, droit au

panier de la guillotine. On couchait lesfemmessur cette pente et elles dévalaientainsi jusqu'en bas, se retroussant de

plus en plus, et faisant éclater aux yeuxdes moins clairvoyants la splendeurmathématique des lois de leur chute...

Le dix-huitième siècle, ce fanatiquede petitesse, ne paraît pas s'être doutédu spectacle d'agonie qu'il offrait aumonde.

Quelques mots célèbres ne prouventrien, quelques prophéties tombées dela bouche oraculaire des demi-dieux

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38 l.A.CHEVAUCHEDEU MOUT

du jour, ne nous donnent pas le droitde supposer que les hommes deoctemps-là eurent plus de clairvoyance qued'autres sur leur propre dégringolade.

Le monde d'alors, allait, au contraire,avec la sécurité la plus inouïe, à la con-

quête philosophique du désespoir et

prenait, avec tout l'enthousiasme

possible, pour une délicieuse fleur de

puberté, le redoutable balbutiementobscène de la dernière enfance.

On croyait au retour d'Astrée, les té-nébreuses superstitions avaient fui, ba- -.

layées au loin par la victorieuse lumière

encyclopédique. L'esprit humain était Vaffranchi et l'économie politique, enfan- £telet nouveau de la sagesse des natiqns, j|apportait à la terre une inépuisablej§|corne de prospérités. :>

Hélas, à côté, au-dessous du déficit

palpable de l'Argent que toute la France

Page 41: LEON BLOY La chevalière de la mort

I.ACHEVAI.II':REDEI.AMORT 39

voyait plus ou moins de ses grands

yeux charnels prédestines au vertige,— il y avait, profond et inscrutable

comme la nuit de l'espace, l'incompa-rable déficit de la Raison humaine.

Substitution cartésienne du moi à

Dieu dans tous les ordres de faits poli-

tiques ou scientifiques, substitution du

papier à la loi d'obéissance, refonte

générale des constitutions, découverte

inespérée des Droits de l'Homme, sys-tème de la nature, système du crédit,

systèmes de l'athéisme et de la banque-route, abolition des privilèges de la

noblesse et inauguration des privilègesde la canaille, de cette sainte Canaille

qui finira par avoir ses poètes, en at-

tendant qu'elle ait sa chapelle silen-cieuse et son vitrail mystique dans la

cathédralede Michelct, le rédacteur ins-

piré des Pàralipomèncs de la Calomnie !

4.

Page 42: LEON BLOY La chevalière de la mort

40 I.ACIIEVAUKIU:DEl.AMOUT

Interminable serait la liste des songesenfantés dans cette nuit sans exemplede l'esprit français. On sait ce qui s'enest réalise. On sait combien furent

glorieuses à la France les découvertes

inouïes de cette génération de Pro-

niéthées et combien profitables les ré-

sultats !

A l'extrémité inférieure de toute dé-

cadence de nation se trouve ordinaire-ment la Rhétorique, cette interminable

queue de poisson de toute sirène révo-lutionnaire.

Je ne parle pas de cette rhétoriqueimmuable et indestructible, adhérenteà la muqueuse universitaire, qui baveses identiques formules sur trente sièclesde civilisation.

Celle-là n'a nul besoin de révolutions

Page 43: LEON BLOY La chevalière de la mort

I.A.CHKVAI.IKHEDEI.AMORT 41

pour éclater aux yeux des hommes

comme la fleur pourprée d'un pavot

académique. Tous les temps et tous les

milieux lui sont favorables. Elle est na-

turellement accommodée à.tous les évé-

nements imaginables et s'ajuste avec

une égale bénignité à tous les genres de

catastrophes ou à toutes les fantaisies

heureuses de la fortune.

Une coupole Mazarine ; un fauteuil

présidentiel ; une chaire métropolitaine ;une tribune parlementaire ; un banquetpolitique, hippophagique ou môme an-

thropophagique; le jour bleuâtre d'unestaminet électoral; le fond du puits de

l'astrologue inattentif ; le tréteau éclec-

tique d'un avocat désespéré ; le marbre

lacrymatoire d'un Mausole de l'épicerie;la cuisine de Locuste môme, dans le re-cueillement sacré de ses élucubrationset de ses mixtures ; tout est bon à la

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42 LACIIEVAMKHEDELAMORT

rabâcheuse éternelle, tout est capablede l'inspirer et de rendre sonore son

antique tambour.Je n'ai rien à dire à cette cantatrice

déplumée du morne théâtre de la Ren-

gaine. Mais il reste la rhétorique de

l'actualité, du fait immédiat, appropriéeet soudaine qui surgit, un beau matin,comme un cryptogame démesuré, aprèsune pluie d'été, au pied d'un vieil arbre

expirant.C'est la rhétorique spéciale des ar-

tificiers de la badauderic de tous lessiècles à leur déclin. C'est le reverscrasseux de cette défroque d'Arlequinqu'on est convenu d'appeler le style oule génie d'une époque, môme dans ledénûment total de tout style et de tout

génie.Ainsi le dix-huitième siècle avait pro-

duit la rhétorique du trumeau qui allait

Page 45: LEON BLOY La chevalière de la mort

I.A.CIIEVALIÈKEDEI,AMOKT 'i3

se combiner, dans un précipité sans

exemple, avec legongorisme méduséen

des sans-culottides de la fraternité.

Une rhétorique telle qu'on n'en avait

jamais vu chez aucun peuple, apparuten ces temps, connue un météore pro-

digieux, annonciateur désorbilé de la

débâcle universelle.

Pour concourir à l'enfantement de

cette rhétorique féconde en stupéfac-tions, toutes les rhétoriques connues

de tous les Ages avaient apporté leur

pollen le plus efficace à travers la nuit

du passé, malgré les tempêtes et les

ouragans d'un ridicule extermina-

teur.Le feu des bûchers de l'Inquisition,

les ténèbres du moyen-Age, le poisondes Borgia, le couteau de la Saint-Bar-

Page 46: LEON BLOY La chevalière de la mort

44 LACHEVALIÈREDELAMOHT

thélemy, le glaive d'Harmodius et d'A-

ristogiton, la chute des Trente Tyranset la draperie stoïque des deux Brutus,l'hiératisme franc-maçonnique de Weis-

haupt et le vicariat savoyard de l'évan-

géliste Jean-Jacques, la fédération des

peuples par-dessus les océans étonnéset l'apostolat transatlantique des insur-rections trois fois saintes ! etc. Le géniedéclamatoire de toutes les races sublu-naires concourut à l'agrégat surhumainde cette rhétorique miraculeuse quiinscrivit dans l'histoire la déclarationdes Droits de l'Homme.

Les roseaux pensants contemplèrentcette mascarade de vingt-cinq millionsde Spartacus ou de Scévolas armés de

piques et casqués debonnets phrygiens,qui donnaient l'idée d'un grand peuplenumismatique en rupture de médaille,

lit cependant, à travers celte immense

Page 47: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACHEVAUKKEDEI.A.MORT 45

Gourtille de tôtes coupées, dans la

poussière de tous les effondrements,

apparut, indigente et triste, la faible

nature de l'homme, plus dépouillée et

plus distincte qu'elle n'était jamais ap-

parue.Sous le masque sanglant d'une rhé-

torique transcendante poussée jusqu'à

regorgement et jusqu'à la terreur su-

prême, l'homme immuable, le misérable

Homme de la Chute, suait et haletaitdans son éternelle lamentation.

Queles historiens ou les dramaturgesimbécilesnous parlent à longs jours des

géants de Quatre-vingt-treize! Ces

Adamastors de la tempête se sont éva-

porés dans leurs propres songes et si

complètement évanouis dans l'espacequ'ils n'ont plus rien de grand aujour-d'hui que l'énorme silence de la Pitiésommeillante sur leur cercueil...

Page 48: LEON BLOY La chevalière de la mort

40 I.ACHEVALIÈRERELAMOUT

Le calendrier de l'histoire est ainsifait qu'il fallait ce carnaval de la Liberté

pour précéder la grande pénitence, le

grand Carême du Despotisme prêchépar Napoléon devant toute l'Europe,sur soixante champs de bataille et dansla fumée du sang de quatre millions demorts !

Quant à cette pauvre Marie-Antoinetteelle vint en France comme ce délicieuxarc-en-ciel du malin qui présage, dit-

on, le mauvais temps.Elle arriva juste au moment qu'il

fallait pour relier et fondre ensemble-les deux rhétoriques : la rhétorique dutrumeau et la rhétorique du couperet; .

et, de ces deux rhétoriques, celle qui luitrancha la tête fut assurément la plusmiséricordieuse. La simple mécanique

Page 49: LEON BLOY La chevalière de la mort

I.ACHEVALIEREDELAMOK'l' 47

de Guillotin lui fut moins cruelle, en

somme, que la mécanique compliquéede l'Eliquelte de Versailles et produisiten elle un moindre raccourcissement.

Cetle grande porpliyrogénèle fleur-

delysée dont le prince de Ligue a dit« qu'il ne lui avait jamais vu une journée

parfaitement heureuse », fut emprison-née, dés le premier jour, dans le céré-

monial de la Cour de France, comme

une libellule dans un tourbillon.

L'Etiquette portée naguère par Louis

XIV, en la manière que ce monarque

porta toutes choses, au sommet de sa

vaste perruque, sans qu'un seul poil en

fût dérangé ; l'Eliquelte non ensevelie

avec le grand roi, s'était appesantiecommeune bagatelle accablante sur ses

lamentables successeurs. Louis XIV

navaitpas été seulement le roi de France,il avait été lapins haute et laplusaccom-

Page 50: LEON BLOY La chevalière de la mort

48 LA.CHEVALIÈREDELAMORT

plie foi'mule de la Monarchie dans les

temps modernes. La formule royaleapparut incarnée en cet homme mé-

diocre, dans l'équilibre superbe d'untrès long règne, magnifiquement pondé-rée par toutes les formules subalternesde l'obéissance et du respect de douzesiècles accumulés en piédestal sous les

quatre pieds de son trône d'or.Il eut le rayonnement surnaturel de la

Fonction suprême et l'impassibilité qua-si-divine de l'Investiture de toutes lessouverainetés chrétiennes vassales de lui.

Le grand miracle de Louis XIV estd'avoir résisté à la mythologie de sa

prodigieuse situation. 11 demeura unhomme après tout, ce Salomon, parfoismême un homme humilié et Iremblaiildans sa gloire, et il mérite pour ce faitd'être regardé connue le thaumaturgede l'humilité impossible.

Page 51: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACHEVALIÈREDELAMORT 49

Quand Versailles, celte exorbitante

miniature de ses rêves, fut habité par

lui, un immense besoin d'uniformité

naquit dans le silence solennel de cet

horizon de bois et l'Etiquette, passa-blement lAche et facile dans les jourstroublés de la Fronde, devint celte

règle rigide, austère, difficile et inexo-

rable qui rappelle le renoncement mo-

nastique et dont Louis XIV fut le fonda-

teur ou tout au moins, le réformateur.

Il faut lire Saint-Simon et, surtout, les

Mémoiresdu marquis de Luynes, pouravoir une idée de cette Trappe royalede la Stricte Observance dont on s'est

moqué fort inconsidérément, car c'était

une chose réellement profonde et quine tendait à rien moins qu'à l'exclusionde tous les réfractaircs à l'obéissanceet de tous les ambitieux sans vocation.

Après Louis XIV, l'Etiquette devint

Page 52: LEON BLOY La chevalière de la mort

50 I,ACHEVAMÈKEDELAMORT

ce que devient ordinairement toute

grande Règle monastique après la mort

de son fondateur, une lettre majusculeen tête de tous les chapitres de la mé-

diocrité ; une rubrique dont l'esprits'efface, indéchiffrable à force d'être

surchargée.Le catafalque du grand Roi fut illu-

miné des tristes flambeaux de l'orgieprochaine que la Régence allait inau-

gurer pour soixante ans et la grandevoix de Massillon n'éteignit pas ces

effrayants luminaires. Ils brûlèrent,

inextingibles, jusqu'à la bobèche etconsumèrent la table môme du festin.

Le Mané, Thccel, Phares de la Mo-

narchie fut écrit par la môme main quiavait courbé l'Europe aux pieds de l'an*

'

cotre de Balthasar, et c'était justementla main de l'Etiquette. Il convenait,sans doute, que l'omnipotence des rois

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I.AGHKYAI.IKKKDKI.AMOUT 51

très chrétiens achoppât contre cette

poussière et trébuchât misérablement

dansson orgueil, commele colosse aux

pieds d'argile des quatre monarchies

du Prophète.Toujours est-il cpie de l'héritage de

Louis XIV il se trouva cpie c'était en-

core cela qui pesait le plus et que sa

descendanceen fut écrasée. Cequi avait

étéune cravachedisciplinaire aux mains

du bâtisseur de Versailles devint unfléau sur les épaules des démolisseurs

qui vinrent après lui.

Louis XV, lui-mômc, qui n'était

pourtant pas encombré de scrupules et

qui n'exigeait pas que le plaisir fût ex-

trêmement respectueux pour sa ma-

jesté sacrée, Louis XV régna toute sa

vie sous l'Etiquette et n'essaya mémo

jamais de s'en affranchir. 11ne se dé-

braillait pas devant la foule comme on

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52 LACHKVALlfcKEDKLA.MOKT

l'a tant fait croire aux engoulevents dela crédulité démocratique. Il était, au

contraire, le plus sanglé et le plus con-

signé monarque de son époque.Louis XIV ayant étiqueté l'adultère

comme tout le reste, les maîtresses deLouis XV appartinrent de toute néces-sité à l'une ou l'autre de ces deux caté-

gories : les surnuméraires et les fonc-

tionnaires. Les premières contraignaientle roi à des escapades que l'Etiquetterendait difficiles et malpropres ; les se-condes le faisaient passer sous les igno-minieuses fourches caudines de l'adul-

tère sty/ite de Louis XIV, adultère

prévu, légitimé, discipliné et rationné

par un cérémonial qui remplaçait Dieuet qui était le roi des rois.

Le pauvre Bien-Aimé n'était pas deforce à sortir jamais de ce cercle de

Popilius• un coup d'Ktat ou la vertu.

Page 55: LEON BLOY La chevalière de la mort

LA.CHKVAI.ll.RK1>KI.AMOUT 53

Il ne put accomplir ni l'une ni l'autre

et s'en alla, après un nombre déter-

miné de jours frivoles, dans un autre

royaume que le sien, dans un royaumebien étranger et dont l'Etiquette, parmalheur, lui était bien peu connue. Il

trépassa comme un vieux pilote sans

vigilance, léguant à ses petits enfants

une vieille boussole affolée, une nef

criblée et désemparée et les légendesen taille douce de Cylhère pour faire

faceà de prochaines dislocations.

Louis XVI n'eut pas de maîtresses

et c'est tout ce qu'on en peut dire. Il

interrompit en ce point la tradition et

fut ainsi le négociateur malheureux dela vertu sur le marché européen où

celte banale valeur était généralementdépréciée. Mais le inonde est ainsi fait

Page 56: LEON BLOY La chevalière de la mort

5'i I.ACIII;VAI.II:KKni: I.AMOÛT

qu'il se donne à ceux qui le méprisent,quand une force redoutable est derrièreleur mépris, et Louis XVI qui n'était

pas fort, ne méprisa jamais personne,Du moins, son mépris ne parut jamais.

Marie-Antoinette, au contraire, lais-sait volontiers percer le sien, malgréles plis et replis d'une Etiquette où le

cynisme le plus profond avait combinétoutes les exigences du respect humain,au point de réaliser une sorte- demorale entrouverte que la crapule élar-

gissait de jour en jour. C'était bien,

mais, encore une fois, il aurait fallu laforce et quelle force !La Reine entrepritd'opposer au cynisme du vice étiquetél'impertinence de lavertu sans étiquetteet, par là, elle accumula sur sa lôtc lescharbons ardents de l'exécration uni4

versellc,Elle voulait fermer la cour aux fem-

Page 57: LEON BLOY La chevalière de la mort

I.A.CHKVÀI.lf'.HKDKI.AMOUT i)5

mes île l'ancienne faveur île Louis XV,à ces femmes compromises dans le

triomphe de la Du Rarry, celle téné-breuse goujate, au nom providentiel,qui fit s'accroupir la Royauté des Lysdans le tonneau de Diogène.

Elle se refusa, disent MM. de Con-

court, à la présentation de M1110de Mo-

naco, en dépit de son nom et du nomde son amant, le Prince de Condé,déclarant t. .utement « ne point vouloirrecevoir les femmes séparées de leursmaris ».

Elle faisait dire par le Roi au ducd'Orléans dont l'insolence lui faisaithorreur et qui descendait à être rentre-

preneur de son Palais Royal : « Commevous allez avoir des boutiques, on ne

pourra guère espérer de vous voir queles dimanches. »

Lorsque toute la noblesse en délire

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5G I.AC1IEVAI.1ERKDEI.AMOKT

acclamait le Mariage de Figaro, commeelle aurait acclamé une représentationanticipée des autres Folles Journées quifurent le 21 janvier et le 16 octobre,Marie-Antoinette, désabusée la pre-mière et discernant à l'avance le cou-

peret triangulaire du dénouement,disait à son médecin qui lui parlait deBeaumarchais : « Vous avez beau le

purger, vousne lui ôterez pas ses vile-

nies, »

« Elle était convaincue que la grande

popularité des princes de la Maisond'Autriche venait du peu d'exigenced'étiquette de la cour de Vienne. D'ail-

leurs, quel besoin de conseils, de

raisonnements, de souvenirs d'enfance

pour faire détester à la jeune princesseune telle tyrannie? Quelle patience eûtrésisté à des tourments quotidienspareils à celui-ci :La femmede chambre,

Page 59: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACHKVA1.IKKKDEI.AMOUT 57

un joui*d'hiver, prôte à passer la che-

mise à la Reine, est obligée de la

remettre à la dame d'honneur qui entre

et ôle ses gants; la dame d'honneur est

obligée de la remettre à la duchesse

d'Orléans qui a gratté à la porte ; la

duchesse d'Orléans est obligée de la

remettre à la comtesse de Provence quivient d'entrer, pendant que la Heine

transie, tenant ses bras croisés sur sa

poitrine nue, laisse échapper : « C'est

odieuxl Quelle importunité ! » *.

Rien ne lui fut pardonné, ni sa vertu,ni son.esprit, ni son infortune, ni lesbienfaits qu'elle répandit sans cessesur les pauvres innombrables qu'ellesecourut à ses frais jusqu'au 0 août, où

1;MM.DEGoiNCOURT,Marie-Antoinette.

Page 60: LEON BLOY La chevalière de la mort

58 I.AciiKVAi.iini: in: I.AMOIIT

la Reine de France emprunte un assi-

gnat de deux cents livres pour faire

une aumône.

On lui fil un crime énorme de l'appa-rente dissipation de sa vie et de l'im-

mense besoin d'activité qui lui dévorait

le coeur au milieu d'une cour figée et

immobilisée dans des formules,

L'impopularité que lui faisait la plussavante et la plus infatigable de toutes

lés haines arrivait à un tel point qu'enaoût 1787, le portrait de la Reine,entourée de ses enfants, n'était pas

exposé aux premiers jours de l'expo-sition de peur des outi'ages de la

populace. On n'osait pas risquer cela,Enfin la calomnie universelle arriva,',

à son plus beau triomphe et réalisa son *,

plus parfait chef-d'oeuvredans la grandeaffaire,scandaleuse du Collier. .(.-

«Cette inénarrable affairé ducollier! » t\

Page 61: LEON BLOY La chevalière de la mort

LAC1IEVAI.I1KKI)i:l.AMOUT 5'J

dit Carlylc, le Jupin tonnant de l'cpi-thèteempoisonnée. «Le chapeau rouge,cardinal Louis de Rolian; le rat de

prison sicilien, Balsamo Cagliostro;la marchande de modes, dame de

Lamotte, «d'une figure assez piquante»;les plus hauts dignitaires de l'Eglise,valsant en danses échevelées, avec des

prophètes charlatans, des coupe-bour-ses et des fdles publiques; tout le

monde invisible de Satan mis au jouret s'évertuant sans relâche dans l'enfer

visible de la terre, tandis que monte

vers le ciel la fumée de ses tourments.« Le trône a été mis en scandaleuse

collision avec le bagne. L'Europeétonnée retentit de ces mystères pen-dantneuf mois, ne voit que le mensongesemultiplier par le mensonge; la cor-

ruptionparmi les grands et les humbles,la goinfrerie, la crédulité, l'imbécillité ;

G

Page 62: LEON BLOY La chevalière de la mort

60 I.A.CIIKVAMÎOllKDKLA.MORT

et la force nulle part, excepté dans la

faim.« Pleure, belle reine, verse tes pre-

mières larmes d'une douleur sans

mélange ! Ton beau nom a été terni parune haleine impure, terni sans remède,tant que durera ta vie. Jamais plus, il

n'y aura pour toi amour ou pitié dansdes coeurs vivants, jusqu'à ce quenaisse une nouvelle génération et queton propre coeur soit mort, guéri de

toutes ses douleurs. Les épigrammesdeviennent, désormais, non plus viveset amères, mais cruelles, atroces, sans

nom.« Le 31 mai 1786, un misérable car-,

dinal Rohan, grand aumônier, à sasortie de la Bastille, est escorté parles applaudissements de la multitude)ce n*est pas qu'il soit aimé ni digne de

l'être, mais c'est un homme important

Page 63: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACHI:VALII':HKm: LAMOKT 61

parce qu'il a pour ennemis la cour et la

Reine '. »

La cour et la Reine ! Non, Carlyle.LaReine seulement et le Roi peut-être,si ce pauvre homme est capable de

haine et s'il a compris l'énormité de

l'outrage.Quanta la cour, elle s'indigne médio-

crement et si elle s'écarte du cardinal,au fond, c'est bien plutôt parce qu'il a

vautré ses mains épiscopales dans de

malpropres complicités que par tout

autre motif, puisé à une source loyaleet généreuse.

Mille bras invisibles avaient portécethomme à cette totale infamie. Quandelle fut consommée, il se trouva seul,

quoique ignominieusement acquitté, etse fit reconduire triomphalement à sondomicile par une différente canaille.

I.TH.CARLÏLE,Hist.delà Révol.Franc.T.I.

Page 64: LEON BLOY La chevalière de la mort
Page 65: LEON BLOY La chevalière de la mort

III

LE RIENDESLYS

Yacua est animaojus...et animacjusvacua.

ISAIE,xxix, 8.

Page 66: LEON BLOY La chevalière de la mort
Page 67: LEON BLOY La chevalière de la mort

Louis XVI fut le roi constitutionneldes paveurs de Venfer. L'historien

découragé tâtonne dans le labyrinthe

minotaurique de ses bonnes intentions.

Adipeux et lymphatique Pichrocoled'une autorité perpétuellement tailléeen pièces, il attendit, dans une inalté-rable sérénité, le retour pronostiquédes Coquecigruesde l'obéissance volon-taire.

Appuyé sur le nuage fuyant des plusyaines espérances qui aient jamais.

Page 68: LEON BLOY La chevalière de la mort

CG 1ACHKVAI.IKKE1)KLAMOUT

habité la pulpe molle d'un cerveau

philanthropique, il put entendre sans

indignation les insolentes menaces desParlements et les protestations funam-

bulesques des deuxAssemblées,assisteren roi pacifique à regorgement de ses

plus fidèles serviteurs, présider entre

Talleyrand et Lafayette à la transcen-

dante bouffonnerie de la Fédération,

accepter d'un coeur attendri l'imbéciledénomination de Restaurateur de la

Liberté, se coiffer du bonnet rouge etne jamais désespérer du coeur des

Français.La guillotine dut lui paraître bien

inconcevable et bien amère au lende-îmain d'une si fougueuse rhétorique défraternité. « Je n'aurais jamais cru,,)},disent les niais. Louis XVI n'a jamais!cru eï par conséquent n'a jamais douté.j• Il avait l'esprit exactement fermé à

Page 69: LEON BLOY La chevalière de la mort

I.ACIlKVAI.IÎItKDKI.AMOUT 67

toute conviction positive ou négative

qui eût pu produire une effraction

quelconque dans les agenda vertueux

et débonnaires de son existence.Un des plus curieux furets anecdo-

tiquesde ce siècle, M. Louis Nicolardot,

publia naguère, sous le litre accablant

deMémoiresde Louis XVI, le plus éton-nant et le plus instructif de tous leslivrets de chasse.

Le mot RIEN, écrit sans pointd'admiration, de l'innocente main du

roi, sert à consigner le néant, pour lui

absolu, de toute journée que les exi-

gences de la fonction royale dérobaientau noble plaisir de la chasse.

Ce mot rien, incrusté dans certaines

dates, serait d'un prodigieux effet de

dandysme, s'il ne s'agissait pas deLouis XVI et si on ne savait pas que cemot était le cri môme de sa conscience.

Page 70: LEON BLOY La chevalière de la mort

68 LACHEVALIÈREDELAMORT

L'imagination est épouvantée del'incalculable quantité de « riens » quereprésente ce règne et surtout à partirdu moment où une énergique présencede quelque chose devint absolumentnécessaire.

Il fallut à ce Rien royal la sublime

procession du 21 janvier et l'éblouis-

sante ignominie de l'échafaud pour

émerger à l'existence et dater une bonne

fois son avènement.

On peut assez facilement se repré-senter Marie-Antoinette, jeune, vive,

spirituelle, enthousiaste de bonheur,l'absolu contraire du rien, tombant toutà coup sous la dépendance de ce Riendes Lys, perpétuellement stupéfait etimmobile sur son axe philanthropique.

Pour expliquer cette union navrante

Page 71: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACHEVALIÈREDELAMORT 69

et bizarre, il n'y a que le postulatumd'une providentielle expiation. Il fallait

un Louis XVI pour que la Révolution

fût possible et une Marie-Antoinette

pour que cette révolution ne ressemblât

à aucune autre.

Henriette-Marie de France, reine

d'Angleterre, fut, certes, une héroïne. Il

n'y a pas de physionomie de reine per-sécutée qui soit plus auguste. Mais elle

avait un mari à peu près digne d'elle,si tant est que ces sortes de femmesen puissent avoir. Charles Ier pouvaitassurément se mieux défendre, mais

enfin, il se défendit. L'histoire nousle montre à cheval, l'épce au poing.

Marie-Antoinette couchée vingtans en travers du coeur de Louis

XVI, comme le Prophète sur lecadavre de l'enfant mort, pour le res-

susciter, n'en put jamais obtenir cette

Page 72: LEON BLOY La chevalière de la mort

70 I.ACHEVALIÈREDELAMORT

palpitation de généreuse fureur quiaurait peut-être suffi pour dégonflerla vessie du bavardage révolutionnaire

et, dans tous les cas, aurait honoré, du

moins, sa pauvre mémoire.« La crainte d'un amoindrissement

du Roi est la crainte permanente deMarie-Antoinette et, parmi tant d'in-

quiétudes, celle de ses inquiétudes quine cesse de veiller. Son désir éclate à

chaque phrase que le Roi fasse quelquechose de grand '. »

Acharnement inutile d'une âme de

feu sur une âme tiède et incombustible

qui ne peut que s'évaporer dans l'es-

pace mobile des airs, au moment del'extrême incandescence! La fille de

Marie-Thérèse y usa sa vie et y brisa

son coeur. Que voulez-vous que la

société d'alors comprît à cela ?

1. MM.de Goncourt.

Page 73: LEON BLOY La chevalière de la mort

LA.CHEVALIÈREDELAMOUT 71

Gomment une femme, une reine, de

l'exemple de qui le vice eût tant aiméà se voir encouragé et fortifié; com-ment l'épouse irréprochable aurait-elle

pu se faire pardonner l'attachement de

plus en plus exalté qu'elle faisait

paraître pour l'honneur foulé aux piedsde son mari et de son roi ?

Le. mariage alors pendait fort bas,comme toutes choses, et une femme nes'avisait pas de supposer qu'une soli-darité morale quelconque pût existerentre elle et le mortel généralementlonganime dont elle sécularisait le(lambeau.

Un déroulement théologique de la

simple donnée du catéchisme sur le

mariageeût été capable de faire mourirde stupéfaction ce monde parfumé et

Page 74: LEON BLOY La chevalière de la mort

72 LACHEVALIÈREPELAMORT

impénitent. L'infinie portée morale etdivine du lien conjugal échappait com-

plètement à ce tourbillon des Stympha-lides de la France, à cette noire nuéed'oiseaux impudiques et consumés quiplanaient dans les hauteurs crépuscu-laires de la vieille aristocratie.

Une femme des plus irréprochablesdu temps, Mm<>de Choiseul, affirmaitavoir de l'estime pour M^e tlc Pompa-dour.

La double originalité d'un roi nonadultère et d'une reine amoureuse del'honneur de son époux, dut produireun scandale atroce dont les poisonssuffocants se répandirent sur la seuletête de la reine que Louis XVI occupéde chasses, de serrures et d'autres

importants objets, ne pensait nullementà protéger.

Ce règne étrange fut donc une lamen-

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LACHEVALIEREDELAMORT

table partie d'échecs où la reine pro-tégea sans cesse le roi qui laissait

imperturbablement tout massacrer ettout démolir autour de lui. Seulement,au contraire du jeu d'échecs, le roi fut

pris. Pris et tué avec des milliers, sansavoir frappé une seule fois pour sa

propre défense et pour la défense deceux que le Seigneur avait commis à sa

garde, en affublant d'une couronne samassive incapacité.

'(— Hector, un seul coup; ne frap-peras-tu pas un seul coup pour nous

qui mourons pour toi? » Vous souve-nez-vous de cette prière des quatorzefrères du lâche dans le sublime romandeWalter Scott?...

Quelle pitié! Tout était dans la mainde cet homme; les quarante mille Alle-mands fidèles de Bouille; la noblesseterrienne non corrompue qui se fût

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74 LACHEVALIÈREDELAMOHT

levée de toutes les provinces aux cris

du Suzerain menacé; à la frontière, une

Europe sympathique et d'ailleurs inté-

ressée au salut de ce trône, et à défaut

de tout cela, — la fuite.

La fuite dont les timides animaux

trouvent l'énergie et dont il fut inca-

pable! Il ne sut pas même fuir, l'ayant

entrepris, et se fit arrêter au dernier

moment, comme un malfaiteur évadé,

par une poignée de goujats!

Marie-Antoinette, avide d'action

héroïque, au point, si elle eût été seule,de sauver la monarchie, et perpétuelle-ment enchaînée à ce désespérant solé-cisme royal.et conjugal, éclatait parfoisen jugements indignés qui pèsent plusdurement sur la mémoire de Louis XVI

quel'ignQble sentence de ses assassins.

Page 77: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACHKVALlfeREDELAMORT 75

« Vous connaissez la personne à quij'ai affaire », écrivait-elle au comte de

Mercy d'Argenteau. «Au moment où onla croit persuadée, un mot, un raison-nement la fait changer sans qu'elle s'en

doute; c'est aussi pour cela que millechoses ne sont point à entreprendre.Croyez cependant que quel que soit lemalheur qui me poursuit, je peux céderaux circonstances, mais, jamais je neconsentirai à rien d'indigne de moi;c'est dans le malheurqu'on sent davan-

tage ce qu'on est. »

Son mari était fort capable, en effet,de le lui faire amèrement sentir. « En-chaînée par la faiblesse, mais jalousede l'autorité et d*ela dignité de la per-sonne royale, elle repoussait l'idée demontrer ce que peuvent une femme etun enfant à cheval. Elle refusait de rien

tenter, de rien oser par elle-même, de

7.

Page 78: LEON BLOY La chevalière de la mort

76 LACIIKVALIKIIEDELAMORT

peur de cacher le Roi, de le voiler, dele diminuer 1. »

Quant à ce qu'elle eût pu faire parelle-même, sa correspondance nousmontre assez clairement qu'il y ayaiten cette femme réputée légère, une

bien rare supériorité de bon sens et

une très froide vision des plus

effrayantes réalités.

Voici une lettre assez étonnante etassez belle pour être citée en entier.

Elle est adressée en Angleterre à la

date du 9 avril 1787, c'est-à-dire au

lendemain de l'assemblée des Notables

et à la veille de cette caractéristique

explosion de craintes qui empêcha

l'exposition publique de son portrait.« Où vous êtes, vous pouvez jouir

au moins de la douceur de ne pointentendre parler d'affaires. Quoique

1. MM.doGoncourt.

Page 79: LEON BLOY La chevalière de la mort

LA.CHEVALIÈREDELAMORT 77

dans le pays des Chambres haute et

basse, des oppositions et des motions,vous pouvez vous fermer les oreilles etlaisser dire. Mais icy, c'est un bruit

assourdissant, malgré que j'en aye. Cesmots d'opposition et de motion sontétablis comme au Parlement d'Angle-terre, avec cette différence que lors-

qu'on passe à Londres, dans le partide l'opposition, on commence par se

dépouiller des grâces du roi, au lieu

qu'icy, beaucoup s'opposent à toutesvues sages et bienfaisantes du plusvertueux des maîtres et gardent sesbienfaits. Gelaest peut-être plus habile,mais ce n'est pas si noble. Le tempsdes illusions est passé et nous faisonsdes expériences bien cruelles. Nous

payons cher aujourd'hui notre engoue-ment et notre enthousiasme pour la

guerre d'Amérique. La voix des hon-

Page 80: LEON BLOY La chevalière de la mort

78 LACHEVALIÈREDELAMOKT

notes gens est étouffée par le nombre

et la cabale. On abandonne le fond des

choses pour s'attacher à dés mots et

multiplier la guerre des personnes.Les séditieux entraîneront l'État dans

sa perte plutôt que de renoncer à leurs

intrigues. »

EJle écrit deux ans après à Mmede

Polignac : « Nous périrons plutôt parla faiblesse et les fautes de nos amis

que par les combinaisons des mé-

chants. »

Dans son fameux Mémoire, adressé

à l'Empereur, son frère, et daté du

3 septembre 1791, il y a des choses

qu'on croirait écrites de la main augu-rai e de Burke, précisément dans sa

1

manière et dans son style. Exemple i

« Gomment peut-on connaître ce qui

peut convenir à l'état d'une nation

dont la plus faible partie commande

Page 81: LEON BLOY La chevalière de la mort

LA.CHEVALIÈREDELA.MORT 79

dans le délire et que la peur a subju-guée tout entière! — Il n'y a pointd'opinion publique et réelle dans unenation qui n'a pas un sentiment, etc. »

Appuyée sur une notion supérieurede l'Autorité royale, la pensée d'une

guerre civile ne la faisait pas plustrembler que la sublime femme deCharles Ier. Elle pensait avec raison

que ce qui peut s'appeler droit sur la

terre est droit toujours et que le plussacré de tous les devoirs, comme disaitlé fantoche de l'Indépendance, ne peutjamais avoir force de prescription,parce qu'il n'appartient qu'à Dieu debriser les Dynasties et de rejeter les

Races.Elle jugeait que le droit de se faire

obéir est solidaire du droit divin de

régner, tout aussi bien que le droit de

punir est inséparable du droit de faire

Page 82: LEON BLOY La chevalière de la mort

80 LA.CHEVALIÈREDELAMOKT

grâce ; tous droits incompatibles avecl'essence de la souveraineté populairetoujours subordonnée à une loiécrite.

Pensées infiniment éloignées dudébile cerveau de Louis XVI qui,pareil aux monarques abdicateurs dudix-neuvième siècle, ne croyait guère àson Droit divin et souffrait très bien

qu'on y taillât de petites royautés popu-lacièrcs de quatre jours, comme ontail-lerait des casaques d'argousins dans la

défroque d'un magistrat.

Auprès d'un tel homme, les remon-

trances héroïques de la Reine étaientaussi parfaitement vaines que les vîo-

lents.conseils de MmeElisabeth, la plusadmirable figure de cette époque etd'une telle sublimité que Marie-Antoi*

Page 83: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACHEVALIÈREDELAMORT 81

nette elle-même semble médiocre et

pâle en comparaison.Cette princesse, il est vrai, était

véritablement une sainte et ventre parlà dans la catégorie des personnages

historiques soigneusement obnubilés

par l'histoire contemporaine.MmeElisabeth qui fut une héroïne et

qui mourut comme telle, « l'hommedes

Tuileries », disent MM. de Goncourt

qui font d'elle un très beau et liés

grand portrait, cette chrétienne douce

et violente, comme il faut l'être, selon

l'Evangile, pour ravir à la fois le ciel

et la terre et qui n'opposait aux abjectes

injures du Temple que ce seul mot :« Bonté divine! » tandis que la Heine

frémissante et indomptée repoussait

l'outrage — cette Jeanne d'Arc sans

mission d'une royauté qui voulait périr,déclarait en un style porte-glaive qui

Page 84: LEON BLOY La chevalière de la mort

82 LACHEVALIÈREDELAMORT

rappelle celui de la grande Mademoi-

selle, cousine germaine de Louis XIV :« Je regarde la guerre civile comme

nécessaire. Premièrement, je crois

qu'elle existe, parce que toutes les fois

qu'un royaumeestdiviséendeuxpartis,toutes les fois que le parti le plusfaible n'obtient la vie sauve qu'en selaissant dépouiller, il est impossible dene pas appeler cela la guerre civile. De

plus, l'anarchie ne pourra jamais finirsans cela; plus on retardera, plus il

y aura de sang répandu. Voilà mon

principe. Si j'étais roi, il serait mon

guide. »

Untellangagen'estpaspourplaireaudix-neuvième siècle, lequel se glorifie detoutes les compromissions et de to utesles ca[>itulations, — siècle cunctatord'une félicité parfaite qui rate perpé-tuellement et d'une conciliation univer-

Page 85: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACHEVALIÈREDELAMORT 83

selle qui aboutit toujours aux égorge-ments.

Or, Louis XVI était essentiellementun roi du dix-neuvième siècle. Il eut

une minute de grandeur, pas plus, et

ce fut, hélas ! sa dernière minute.La Révolution, en pieuse fille qu'elle

était, ensevelit son Progéniteur incons-cient et mutilé dans une nécropole plusvaste que la crypte traditionnelle desrois de France, obituaire immense sans

inscriptions fastueuses ni lampes funé-

raires, où descendirent silencieuse-

ment, tôte coupée, les Intentions in-

nombrables, bonnes ou mauvaises, quis'étaient agitées, sous forme humaine,dans ce crépuscule vespéral de l'Auto-

rité.Marie-Antoinette et MmoElisabeth y

descendirent à leur tour, quoiqu'il yeût en elles tout autre chose que des

Page 86: LEON BLOY La chevalière de la mort

£4 LACHEVALIÈREDELAMORT

intentions. Ces pauvres femmes accom-

plirent ainsi leur destin. Façonnées

pour de grandes choses, l'une et l'autre,et brisées impitoyablement avec leura

amphores voilées de Suppliantes de laMonarchie contre l'argile grossière du

plus inerte des rois,— elles disparurent

après lui dans les enfoncements de l'é-

ternité, laissant derrière elles une voielactée de larmes brillantes et le ressen-

timent immortel du plus impérissablede tous les griefs de la Justice.

Page 87: LEON BLOY La chevalière de la mort

IV

LÀLIONNEAV PEUPLEI

EcceJudex antejanuam.asslstit.SAINTJACQUES,V,9.

Page 88: LEON BLOY La chevalière de la mort
Page 89: LEON BLOY La chevalière de la mort

Le lundi 14 octobre 1793, une causeest pendante devant la nouvelle cour

révolutionnaire; cause telle que jamaisces vieux murs n'en virent une sem-blable.

C'est le jugement de Marie-Antoi-nette.

L'impatience du sans-culollismc ré-

gnant avait besoin d'un nouveau spec-tacle tragique pareil à celui du 21 jan-vier et le réclamait de partout avec une

puissante et unanime clameur.

8.

Page 90: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACHEVALIÈREDELAMORT

Sans doute, le 21 janvier avait été"une belle chose, mais on pensait avecraison que le nouveau drame serait unebien plus belle chose encore et le géné-reux sans-culottisme s'en pourléchaità l'avance.

On avait vu guillotiner le fils desoixante rois, roi lui-même autant qu'ilpouvait et, ma foi, on avait éprouvéquelque déception. De môme que cin-

quante chiens étant lancés sur un

unique marcassin, on ne peut raison-nablement pronostiquera chacun d'eux

qu'une fort médiocre curée, — demême cent mille haines de sans-cu-lottes autour de l'échafaud d'un pauvreroi ne peuvent pas prétendre indivi-duellement aune bien large portion deson agonie.

On avait si longtemps attendu ce

spectacle !L'Orgueil, la Haine, l'Envie,

Page 91: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACHEVALIEREDELAMORT

la Colère, les Etats Généraux de toutes

les passions basses l'avaient si éper-dumentappelépendaiit de longs siècles,— et ce n'était que cela!

Pour Marie-Antoinette, on savait

que ce ne serait que cela aussi, mais,du moins, c'était une femme et le syba-ritisme de la vengeance populaire

pourrait se vautrer à l'aise dans unebien plus parfaite ignominie.

Sentir qu'on a dans la main le coeur

d'une reine, fille de rois, soeurde roi,mère d'un prince royal; sentir que ce

coeurqui battait, il y a quelques jours,au-dessus de tous les coeurs, est là,maintenant, dans le creux d'une mainde goujat et qu'il palpite contredes artères de goujat; savoir qu'onpourra le faire saigner et l'humiliertant qu!on voudra, avec la certitude

parfaite que personne, ni aristocrate,

Page 92: LEON BLOY La chevalière de la mort

90 LACHEVALIÈREDELA.MORT

ni prince, ni Dieu, ni aucune forée duciol ou de l'enfer ne pourra s'y oppo-ser et ne surgira pour sa défense j —

quelle inexprimable volupté I

Allons ! Reine abandonnée, pense àton sang, pense à ta gloire, pense à tabeauté. Repasse dans ta mémoire toustes enivrements passés. Rappelle-toiMarie-Thérèse, rappelle-toi les fêtesde ton mariage et le bonheur que tu en

attendais; souviens-toi de Versailleset de Trianon. Ressuscite, si tu le

peux, ces choses évanouies pour tou-

jours, jusqu'à ce que tu en aies unevision qui te fasse pleurer des lak-mesde désespoir.

Ah! tu pensais, pauvre porphyrogé-nete décolorée, que tes vertus te se-raient comptées pour quelque chose I

Page 93: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACHEVALIÈREDELAMORT 91

que le peuple français se souviendrait

avecattendrissement de la grande pitié*

que tu ressentis pour sa misère du fond

de tes splendeurs et qu'à défaut d'un

fantôme de respect, il te serait du

moins accordé un simulacre de com-

passion dans ton incomparable dé-

tresse !

C'est que tu ne connais pas ce peupleet quant à la Révolution lu ne la com-

prends guère. Ecoute. Nous sommes

plusieurs millions de misérables venus

du fin fond de l'abîme social. Pendant

des siècles, nous n'étions rien, nous

n'existions sur la terre que pour l'ar-

roser de nos sueurs et pour la creuser

de nos os. Tant qu'une espérance chré-

tienne nous fut enseignée, nous nous

résignâmes silencieusement à la per-pétuelle pénitence.

Depuis que les philosophes et les

Page 94: LEON BLOY La chevalière de la mort

92 LACHEVALIÈREDELAMORT-

ruffians ont détruit cette espérance,nous avons cessé de nous résigner.Voilà tout.

Nous ne voulons plus obéir qu'à ce

qui mérita le mépris et nous préten-dons commander à tout ce qui fut jugédigne de nous fouler aux pieds. Nousdécrétons la victoire universelle de

notre abjection et nous ne promène-rons jamais assez d'immondices sur

les hauteurs immaculées de l'innocence

humaine.

Marie-Antoinette, ci-devant archi-

duchesse, ci-devant reine, nos irrémis-sibles griefs sont ta beauté, ta vertu,ce grand air souverain que n'avait paston mari et par-dessus tout, ton incom- ',

parable infortune.Les mendiants que tu as nourris se

désolent de l'impossibilité de te faire

souffrir davantage et ils exulteront

Page 95: LEON BLOY La chevalière de la mort

UKCHEVALIÈREDEI.A.MORT 93

comme les montagnes du psalmiste à

ton dernier supplice.

Lorsque tu étais au Temple, nous ac-

corderas-tu que notre haine fut assez

savante, assez ignoblement inventive

pour te torturer? Souviens-toi de l'al-léedes marronniers dans la cour, quandtu étais forcée d'y descendre pour

échapper à l'asphyxie de ton infecte

prison et qu'il te fallait passer au mi-

lieu des ricanements et des obscénités !

Souviens-toi des charbonnages el des

inscriptions sur les murs! et par-des-sus tout, ô Reine des Lys d'or, n'ou-blie pas cette garde robe qu'il te fallut

partager, toute une année, avec les mu-

nicipaux et les soldats I...

Maintenant, tout sera bientôt fini.

Marie-Antoinette est à la Conciergerie.

Page 96: LEON BLOY La chevalière de la mort

94 LACIIEVALIÈKKDELAMORT

La Révolution étend sa main pleine de

sang vers cette tête auguste nimbée detous les deuils endurablesà notre faible

nature. La corne d'abondance des hu-

miliations, retournée sur le coeurde la

Reine, est décidément épuisée.On ne l'a pas battue; c'est la seule

infamie que la magnanimité populacièrelui ait épargnée. Tout le reste est alléà un point tel qu'il faut absolument

s'arrêter, car il ne reste plus que lamort. « Sans phrases »ou avec phrases,mais en plein soleil et devant tout le

peuple qui demande qu'on le fortifie du

spectacle de cette fête expiatoire. Ex-

pedit VNAMmori pro populo.Le peuple souverain est assis dans

l'amphithéâtre immense et vocifère à

pleine gueule pour que la lionne luisoit amenée. Car ce n'est plus, à cette

heure, de « chrétiens aux lions » qu'il

Page 97: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACHEVALIEREDELAMORT 95

s'agit, mais de lions et de lionnes auxlils renégats des anciens chrétiens.

Parfois, on lui jette aussi un croco-

dile, un Danton énorme ou quelqueautre monstre sanguinolent et phra-seur. Il y donne un coup de sa dent

superhe, mais il est insatiable surtout

de lions et, malheureusement, l'espèceen est rare.

Fouquicr-Tinville, le belluairc de

l'innocence, y pourvoit de son mieux.Mais il n'a pas eu, jusqu'à celte heure,un aussi grandiose combat à offrir à

son maître sans-culotte, à son César

vermineux et omnipotent, aux aboie-

ments innombrables : le combat de la

Reine et de la Mort! de la Reine plusforte que l'extrême infortune et de la

Mort plus faible que l'Amour, dit le

Saint Livre.

Je l'écrivais en commençant. Gela ne

Page 98: LEON BLOY La chevalière de la mort

î'6 I.ACIIKVALIKREDELAMORT

s'était pas vu depuis l'origine des mo-narchies chrétiennes et le reluit de la

crapule allait enfinpouvoir chanter son-YM/ICclimitlis!

Par malheur, l'absence imprévue de

preuves écrites contre la Heine retar-

dait encore la « grande joie du pèreDuehéne de voir que la louve autri-chienne va'être enfin raccourcie ».

Le diligent Tinville avait beau cher-

cher, il ne trouvait pas. La reine avaitbrûlé tous ses papiers. Et cependant il

fallait trouver quelque chose...

La Providence ne voulait pas queMarie-Antoinette fûtprécisément assas-

sinée. L'assassinat pur et simple est

une sorte d'anoblissement expéditif et

à la bonne franquette, une savonnette à

vilain bonne pour les héros crasseuxde la démocratie dont elle fait des mar-

tyrs, ou pour les gladiateurs de la po-

Page 99: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACIlEVAI.lfIlEDELAMOKT ï'7

litic|ii<; parlementaire dont l'auréole

peut illuminer les assemblées. Mais

l'assassinat pompeusement juridique,avec son appareil d'éeliafaml et sa pro-cession d'ignominie, c'est une cou-

ronne réservée, un diadème impérialdont les pointes fleuronnécs crèvent la

voûte du ciel et qui ne peut convenir

qu'à des âmes d'élection et rares parmiles rares.

Le mot célèbre de l'abbé Edgeworlhau pied de l'échafaud de Louis XVI est

vrai dans tous les sens et paraît avoir

été une inspiration surnaturelle; mais

ce mot avait besoin d'être dit. A la guil-lotine de la Reine, c'est inutile : car

Marie-Antoinette pour son amertume

et sa consolation infinies, sait une chose

que Louis XVI n'a jamais comprise.Elle sait qu'elle est la,Reine émissaire

de tous l'çs péchés de la Race de Saint

Page 100: LEON BLOY La chevalière de la mort

98 LA.CHEVALIÈREDELAMORT

Louis et que sur la bascule infâme, elle

enfante à la gloii"e du Paradis les an-

cêtres de son époux.

Du 2 août au 10 octobre, la Reine deFrance vécut donc à la Conciergerie,si cela s'appelle vivre, en attendant

qu'on lui fît la grâce de la juger et dela faire mourir.

Cette chose est suffisamment connue.Tout ce qui tient un tronçon de plumeen a parlé. Les humiliations infinies,les tortures honteuses, les économiesde la République sur le linge de la

malheureuse femme, ses deux pauvres :,

robes, blanche et noire, toutes deux

pourries et impossibles à remplacer, à

cause des embarras financiers où M.Pitt

plong'e la France, — tout cela a été in-finiment raconté et ne peut plus l'être.

Page 101: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACHEVALIÈREDELAMOIIT 99

Mais l'amc de Mavie-Antoinctle, cette

âme unique et abandonnée comme ja-mais, peut-être, une Amene le fut, voilà

ce qu'on voudrait voir, si quelqu'un

pouvait le montrer.

Brutalement séparée de MmeElisa-

beth et de ses enfants, dépouillée des

derniers objets de poche, des derniers

souvenirs et portraits qu'elle possédât;installée dans des lieux inconnus, si-

nistres, ayant pour éternelle compa-

gnie, depuis la dernière tentative d'en-

lèvement du baron de Batz, deux gen-darmes veillant jour et nuit presquedans sa chambre; — quelles penséesdurent s'élever en elle dans ce nouveau

Versailles de quelques pieds carrés,Versailles ou Trianon de l'ignominieparfaite et qui ne peut plus être aggra-vée? Car Mairie-Antoinette est toujoursreine de France, aucun goujatismesub-

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100 l.A<:i)K.YAI.IÎ:I«EDKI.AMOUT

lunaire ne pouvant faire qu'elle ne le

soit plus.« Longs jours, longs mois,,les jours

et les mois qui s'écoulèrent entre l'en-

Irée de la reine à la Conciergerie et

son procès ; attente douloureuse où lareine hors de la vie, toute à la mort,ne se reposait pas encore dans la mort!Elle priait, elle lisait. Elle tenait son

courage prêt. Elle occupait ""m imagi-nation. Elle demandait à Dieu de ne

pas la faire attendre, aux livres de lafaire patienter. Mais quel livre dont la

fable ne soit petite et l'intérêt médiocre

auprès du roman de ses infortunes?

Quelles lectures pourront, à forced'hor-

reur, arracher un moment à son pré-sent, la Reine de France à la Concier-

gerie? « Les aventures les plus épou-vantables», c'est l'expression même de

Marie-Antoinette, lorsque, par Ri-

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i.\ cin:vAi.ii:ni:DKI..VMOHT 101

chard, elle demande des livres à Mont-

joie; et rien n'est capable de distraire

son agonie que l'histoire de Cook, les

voyages, les naufrages, les horreursde l'inconnu, les tragédies de l'immen-

sité, les batailles poignantes de la meret de l'homme. »'

Les aventures les plus épouvan-tables! Pauvre âme abandonnée! Les

cannibales de Cook sont, après tout,des utilitaires primitifs qui tirent partide leurs prisonniers, lis les mangentsimplement, sans aucun raffinement dehaine. On peut môme dire qu'ils lesaiment de cette façon. Mais ce sauvageacharnement de tout un peuple contreune femme mourante, cette ignoblevengeance de domestique? révoltés quitriomphent de l'abaissement de leurs

maîtres, c'est à déconcerter les naïves

1. MM.DKGONCOURT.Marie-Antoinette.

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102 LACHEVALIÈREDKLAMORT

et simples abominations de tous les

Polynésiens du Pacifique.D'ailleurs, môme au point de vue

pur et simple du cannibalisme pratique,le Paris de 93 n'a rien à envier aux

anthropophages.« A Meudon, dit Montgaillard avec

beaucoup de calme, il y avait une tan-nerie de peaux humaines. De celle des

guillotinés qui valaient la peine d'être

écorchés, on faisait d'excellente peaupour des culottes et autres us3ges. La

peau des hommes, fait-il remarquer,était supérieure en consistance et en

qualité à celle du chamois; celle desfemmes n'était presque bonne à rien,*étant d'un tissu trop tendre... » (1)

L'histoire, en se reportant aux rela-tions des Pèlerins de Purchas et à toutesles relations anciennes ou modernes,

1. MONTGAILLARD.T. IV,p. 290.

Page 105: LEON BLOY La chevalière de la mort

I.ACHEVALIÈREDELAMORT 103

ne trouvera rien d'aussi effroyable quece cannibalisme industriel, paisible,

presque élégant. Il parait que l'extrême

civilisation détachée de la foi chré-

tienne donne cela. La malheureuse

Reine dut le sentir profondément et se

lasser de ses lectures.

Je l'ai dit plus haut. Je ne crois pasà la sainteté de Marie-Antoinette. Les

grandes lignes manquent et le surnatu-rel n'apparaît pas.

Cependant, il reste ceci raconté parMontjoie. A la Conciergerie môme,l'audacieux baron de Batz se vit sur le

point de la faire évader. Mais il fallaittuer les deux gendarmes. Elle refusa,bien qu'on puisse dire que jamais ledroit de légitime défense ne futplus net-

tement,plus lumineusement caractérisé.

Page 106: LEON BLOY La chevalière de la mort

10'» I..VCIIKVAI.IÈKEDKLA.MOIIT

Le 21 janvier, elle eut sa dernière

révolte, lorsqu'elle cria aux argousinsde la guillotine qui entraînaient Louis

XVI : « Vous êtes tous des scélérats ! »

Lorsqu'on lui arracha son fils, elle

le défendit comme une lionne qu'elleétait, s'offrant à tous les coups. Il fal-

lut qu'on la menaçât de tuer le pauvreenfant.

A partir de ce moment, tout se dé-

tendit en elle, toutes ses résistances

s'éteignirent et s'abolirent dans une

immense désolation silencieuse et rési-

gnée, où le pardon recommandé parNotre Seigneur Jésus-Christ se levait

enfin, commeun pâle soleil sur la mer,au lendemain d'une tempête qui a tout

détruit.Le jour de sa sortie du Temple ayant

oublié de se baisser, elle se frappa la

tête au guichet de la tour. On lui de-

Page 107: LEON BLOY La chevalière de la mort

I.ACIII:YAI,IÎ.KI:ni i..vMOUT 105

manda si olle s'était fait du mal. « Oh!

iimi, dit-elle, rien à présent ne peut

plus nie faire de mal. «

Kilo ne se plaignit plus, se lit toute

petite devant la Justice mystérieuse de

son Dieu, et s'enfonça doucement dans

les tortures.

Que se passa-t-il entre cette âme

séquestrée et le Consolateur des es-

clavesou des reines humiliées <piil'ap-

pellent à deux genoux?De Maistre a dit qu'il put y avoir

dans le cccui'rde Louis XVI mourant

telle acceptation capable de sau r la

France. Combien plus justement pour-rait-on le dire de la Reine, de cette

Véronique découronnée qui n'aurait

pas eu même un mouchoir pour es-

suyer le visage sanglant de son Maître

s'il avait passé dans sa prison, — niais

quieût pu le rafraîchir des plus grandes

Page 108: LEON BLOY La chevalière de la mort

10G LA.CHEVAUCHEI)KI.AMOUT

larmes qui aient été pleurées depuisMadeleine et qui se serait étendue surles dalles rigoureuses pour lui faire detout son corps un royal tapis de pied!

« Le coeur vous manque-t-il? » luidemandait-on un jour, vers la fin decette interminable agonie. « Il ne me

manque jamais, » dit-elle. 11 lui eût

peut-être manqué quelques années plustôt, lorsqu'elle n'en était encore qu'àson premier glaive. Quand les septcouteaux furent bien enfoncés, inarra-

chables, elle se trouva tout à fait forteet il fut temps que le diligent expédi-teur des âmes, Fouquier-Tinville, l'as-

signât à comparaître à son abattoir.

Elle comparut le 14. On trouve peude choses imprimées aussi tragiques et

môme aussi étonnantes -que ces pages

Page 109: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACIIKVAI.lf.REDELAMOUT 107

sèches du Bulletin du Tribunal révolu-tionnaire qui ont pour titre : Jugementde la VeuveCapet.

La veille, elle avait eu à subir unodieux interrogatoire secret par lequelon espérait tirer de celte malheureuse

épuisée de tourments, quelque aveu,

quelque contradiction palpable qui la

compromît sans ressources. Attaquée à

l'improviste, sans conseil, elle ne s'étaitni livrée, ni abaissée."

Fouquier, désespéré de ne trouveraucune arme contre elle, avait pris le

parti de passer outre et de poursuivrel'instruction sans aucunes pièces, àmoins qu'il ne fût possible de considé-rer comme telles les monstruositésécrites qu'Hébert était allé arracherdans la tour du Temple à un enfantcontre sa mère.

On peut imaginer le délire de curio-

10

Page 110: LEON BLOY La chevalière de la mort

108 l.ACIIEVALIKHEDETAMOUT

site enragée qui dut posséder les ba-dauds sanglants du sans-culottismc, aumatin du J/i octobre. Une foule im-mense assiégeait le Palais, la Halle

emplissait les tribunes, un immonde

grouillement d'assassins et de prosti-tuées rendait l'air irrespirable autour

de la pauvre Reine exposée à tous ces

regards infamants.

Après les sacrilèges serments des

jurés et l'inepte bouffonnerie des inter-

rogations préalables, une larve de

greffier donna lecture du chef-d'oeuvre

de Fouquier-Tinville, l'acte d'accusa-

tion.

Ce réquisitoire célèbre où la calom-

nie la plus basse et la plus sanguinai-rement hyperbolique est multipliée parla plus exorbitante sottise, ne mérite-

rait certes pas d'être dragué dans son

abîme d'excréments humains et d'être

Page 111: LEON BLOY La chevalière de la mort

I.A.CMKV.U.lIltF.I)i:l.\ MOHÏ 10'J

tiré à la lumière de noire soleil, s'il ne

contenait une sorte de révélation du

véritable génie révolutionnaire que de

Maistre a déclaré satanit/ae.

L'épithète se trouve ici justifiée parl'identité mômedu procédé sempiternel

qui consiste à renverser l'homme sous

la femme et à lui écraser le coeur sous

lespieds tremblantsdecettevictoriense.

Les femmestiennent uneplaceétrangedans la Révolution. Ce furent ellesqui,les premières, osèrent porter la main

sur la chose réservée, sur la Royauté,Insurrection du Goctobre) commeEve

toucha au fruit défendu. Une histoire

profondedel?.Révolution, qui s'attache-

rait k relever toutes les influences mo-

rales qui déterminèrent cette immense

explosion d'orgueil, serait, je crois, du

mômecoup, une étonnante monographiede la femmedans les temps modernes.

Page 112: LEON BLOY La chevalière de la mort

110 LA.CHEVALIÈREDELA.MORT

Saint Augustin,il yabiendes siècles,établissant la généalogie de la Luxure,montrait l'Orgueil au tronc même decet épouvantable mancenillier. Legranddocteur pensait, après Saint Paul, quela Luxure est le châtiment de l'Orgueil,et l'on sait que, par un juste retour,

l'anthropomorphisme absolu de la bêtehumaine et l'extrême férocité de s,esmoeurs, sont les suites ordinaires del'incontinence charnelle.

La longue bucolique mélibéenne aux

pieds roses qui avait été le dix-huitième

siècle, devait finir par le Çà ira des Tri*cotcuses de la guillotine et cette con*

clusion n'était pas plus évitable quetoute autre conclusion tirée de l'invin»

cible nature des choses.

Quelle que fût la brute en Fouquier-

Page 113: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACHEVALIÈREDELAMORT 111

Tinville, il ne pouvait pas ne pas voir

que Marie-Antoinette lui faisant le pro-digieux honneur de comparaître en cri-minelle devant lui, il s'accomplissait,

pour l'édification du monde, une extra-

ordinaire démonstration de quelque loi

mystérieuse.L'excès incroyable de sa rage qui

rappelle celle de Gaïphe, donne à penser

que cet idiot sinistre entrevit l'énor-

mité de cette confrontation.

Il n'y allait de rien moins, au fond,

que de l'honneur de toutes les femmes

et de toutes les mères représentées là

par Celle qui n'avait pas cessé, aprèstout, d'être leur Tête lumineuse et la

vivante effigie de leur dignité.A cet instant, le dernier supplice de

la Heine allait être exactement la déca-

pitation morale de tout son sexe.Le coryphée des Droits de l'Homme,

10.

Page 114: LEON BLOY La chevalière de la mort

112 LACHEVALIÈREDELAMORT

Fouquier-Tinville, y répugnait d'autantmoins que la Révolution, qui gratifiaitles filles-mères, ne tenait pas essentiel-lement à l'honneur de la Femme, et quetout le monde voyait ou croyait voirdans la condamnation de Marie-Antoi-

nette un avantage delà plus incalculable

portée, c'est-à-dire l'extermination ef-fective et irrévocable de la Monarchiedont elle paraissait être le principevital.

Les Stuarts avaient repoussé dansle sang de Charles 1er, la tête de Louis

pouvait repousser sur d'autres épaulesbourbonniennes, mais on supposait,dans cette ancienne patrie des chevale-

resques adorations de la Femme, queles tôtes de Reines ne repoussaient pas,quand on les avait une bonne foiscoupéesau ras du coeur, après avoir broyé lecoeur.

Page 115: LEON BLOY La chevalière de la mort

I.A.CIIKVALUHEni: L.V.MORT 113

. On aurait eu raison peut-être, s'il selût agi de Messaline, comme on disait,maisla pureté de Marie-Antoinette étaitungouffre translucide au-dessus de ces

puérils expérimentateurs delà destruc-tion et tout ce qu'ils y lançaient devaitretomber en foudre sur leurs crânes

ignobles.En somme, le réquisitoire de Fou-

quier a la valeur exacte d'une antiphrasehistorique et peut servir à mesurer la

grandeur morale de la veuve de LouisXVI par la grandiose inanité de l'elfortlente pour la déshonorer.

La tête tranchée de la Heine ne roula

pas dans 1Escalier des Géants de la

calomnie, comme la tôte d'une dogaressecriminelle dont le supplice éterniserait1infamie. Elle resta fixée, au contraire,;iinsi qu'une estampe d'immortelle pro-piliation, au frontispice couleurde sang

Page 116: LEON BLOY La chevalière de la mort

114 LA.CHEVALIÈREDELAMORT

des lamentables épopées de la Terreur.Telle est la beauté morale de Marie-

Antoinette. Beauté humaine et non pasdivine, autant qu'il est possible de le

conjecturer, mais à cause de cela, plus

puissante sur nous, gens du dix-neu-

vième siècle, qui ne comprenons rien àcette Folie de la Croix pour laquelle se

résigner est si facile, — puisqu'elledonne aux âmes l'inextinguible aviditédes tourments divins, en mettant à la

place des épouvantes de la chair le

sybaritisme enivré de la Douleur!

Page 117: LEON BLOY La chevalière de la mort

Y

UNDERNIERSPECTRE

Dimittcnobisdébitanostrasicut et nosdimittimusdebi-toribusnostris,

ORAISONDOMINICALE.

Page 118: LEON BLOY La chevalière de la mort
Page 119: LEON BLOY La chevalière de la mort

Le mardi, 15 octobre 1793, à minuit,leprésident du tribunal révolutionnairedit aux défenseurs nommés d'office,

Chauveau-Lagarde et Tronson du Cou-

dray que, « sous un quart d'heure, lesdébats finiraient et qu'ils préparassentleur défense ».

Un quart d'heure! Les Juifs eussentaccordé davantage!... Un quart d'heure

pour se préparer à répondre à cetleaccusation compliquée comme une mo-

saïque schismatique, surchargée et

Page 120: LEON BLOY La chevalière de la mort

118 LACHF.VALIKHKDELAMORT

enchevêtrée comme un palimpseste

byzantin, aux ineffacés caractères, oùsoixante mensonges historiques super-posés reparaîtraient à la fois 1 pourrenverser sur sa pointe une pyramidede fauxtémoignages échafaudés par un

peuple de calomniateurs impossibles à

confondre, à cause de leur multitudeet de leur impénétrable stupidité ! Gela,

après une séance qui a déjà duré vingtheures, au hasard de sa propre vie si on

plaide avec trop de chaleur pour cetteReine condamnée d'avance, et devant

un auditoire accouru uniquement pourentendre la lecture du dispositif de mort

et pour observer le front delà victime!Les défenseurs qui n'étaient pas des

gens supérieurs ni des héros, murmu-rèrent on ne sait quoi. L'histoire quienregistre peu deplaidoyers, et qui fait

bien, n'a pas conservé celui-là, dont le

Page 121: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACHEVALIÈREDELAMORT 119

peuple n'a certes pas gardé la mémoire.

D'ailleurs, une telle défense vissée au

poteau du préjugé public et narguée parunehaine universelle, démoniaque,,étaità décourager Mirabeau lui-môme, si

Dieu lui avait faitla grâce de vivre pourcetteavocasserie sublimequi eût rachetétoutes les autres.

Rien nlétait possible. Le sublime estsans foi'cesur la meute révolutionnaire,il n'a pas le ragoût du sang et puis, à

quel foyer de pathétique l'âme humaineeût-elle été le prendre après Malcs-

herbes, après leplaidoyer inouïdu vieux

Malesherbes, apparaissant à la barre

pour défendre son pauvre Roi, ne disantrien et éclatant en larmes sous ses che-veux blancs?...

Je me trompe. Quelque chose était

possible encore. Un homme pour qui lavie n'eût été rien, qui eût eu le senti-

11

Page 122: LEON BLOY La chevalière de la mort

120 LACHKVALIKKKDKLAMORT

.ment profond de la fantasmagorie répu-blicaine et l'horreur glacée de la rhéto-

rique du temps, qui eût froidementconsidéré cette audience comme uneassemblée de vampires botes à fairerentrer dans leurs cercueils; celui-làeût pu, non pas sauver la tête dévouéede laReine, mais, au moins, venger sur

place la conscience humaine et casser

les reins aupédantisme sanguinaire de

la Révolution.Il aurait fallu restituer à la défense la

vivacité française qui avait manqué aux

débats et déconcerter par une improvi-sation sqcrilègcmcntironique, la pesantesolennité de cet aréopage de Trasybulesen carmagnole. Le cardinal Maury avaitainsi sauvé sa médiocre peau dans une

bousculade patriotique et, d'un mot,avait effacé l'exergue enragée du sans-culottisme.

Page 123: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACHEVALIÈREDELAMOUT 121

Quel étonnant plaidoyer à la lanterne

pouvait être prononcé en ce jour du

jugement de Marie-Antoinette! Quel

persiflage terrible d'une telle victime

disant à son assassin : « Ton bonnet

rouge n'est qu'une enseigne de cabaret,et ta liberté n'est qu'un vieux thème

banal à quatre pattes bourré de solé-

cismes et voué à de prochaines indiges-tions ». Quel scandale! Quel tonnerre!

L'imagination nous le fait entendre.

Qu'on se représente cette vaste salle

du Palais où siégeait le ci-devant tribu-

nal de cassation, pleine à crever d'une

massenauséabonde de sans-culottes tré-

pignant, mangeant, applaudissant; le

rétiaîre de l'innocence, Fouquier-Tin-»ville avec sa bande sur son tréteau;

quelques lampes rayant de leur sale

lumière l'obscurité de cette humide nuit

d'octobre, et faisant paraître plus

Page 124: LEON BLOY La chevalière de la mort

122 LACHEVALIÈREDELAMOKT

livides les abjectes physionomies de cerassemblement d'assassins privés de

sommeil; au banc des accusés, sous le

raj'on d'une des lampes, Marie-Antoi-»nette de Lorraine d'Autriche, Reine de

France, pâle comme les lys effeuillésde sa couronne, dans sa pauvre robenoire. Ses adorés cheveux blonds sontdevenus des cheveux blancs, elle a

perdu un oeil à la Conciergerie, sabeauté est détruite et, pour en retrouver

quelque vestige, il faut la -regarder de

profil. Alors le camée de Lorraine

apparaît vaguement dans cette ombre,tel qu'une effigie douloureuse sur unmétal impur..». 11est temps que la mort arrive, car

il n'y a pa3 de reine au monde qui soit

capable d'endurer un jour de plus de

telles tortures. Dans le cours de ces in-

terminables débats, lepeuple a demandé

Page 125: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACIIEVAI.IKIUÎDELAMOUT 123

vingt fois qu'elle se levât du tabouret

pour mieux la voir. «Le peuple sera-t-il

bicntôtlas de me?faligues ?»murmurait-

elle, épuisée. Un moment, agonisante,à bout de souffrance, elle laissa tomber

de ses lèvres, comme une lamentation:« J'ai soif! » et nul n'osait lui porter à

boire.

Tout à coup un spectre se lève et dit:

« Citoyens jurés, vous avez juré et

promis d'examiner, avec l'attention la

plus scrupuleuse, les charges portéescontre Marie-Antoinette, veuve deLouis

Capet; de ne communiquer avec per-sonnejusqu'après votre déclaration; de

n'écouter ni la haine, ni la méchanceté,ni la crainte, ni l'affection; de vous

déciderd'après les charges et les moyensde défense, suivant votre conscience et

votre intime conviction, avec l'impar-n.

Page 126: LEON BLOY La chevalière de la mort

124 I.ACUKVAl.IKKi:DKI.AMOKT

tialité et la fermeté qui conviennent àdes hommes libres.

« Ma cliente, puissamment récon-

fortéeparcettepromesse, apu entendre,non sans dégoût, mais avec le calme quiconvient à une accusée sans espérance,les monstrueux et ridicules témoignagesportés contre elle au cours de cesdébats.

« Moi, son défenseur, j'ai décidé de

n'y pas répondre. L'infaillible équitédu peuple n'ayant pu m'accorder plusde quinze minutes pour l'étude de lacause et l'élaboration de la défense, etvotre inaltérable patriotisme commen-

çant à ressentir la visible influence des

pavots du Dieu du sommeil, je n'acca-blerai pas vos esprits d'une indigesteréfutatibn de ce que le ci-devantlangagedes tyrans aurait appelé d'ineptesCalomnies. Pour les réduire à leur

Page 127: LEON BLOY La chevalière de la mort

I.ACIIK\AI.IÎ:IU:ni: i.\ MOÛT 125

valeur, je sais qui vous êtes. J'estime

comme il convient cet incomparablehonneur de parler en votre présence etd'aider en quelque manière à la parturi-tion sacrée de votre intime conviction...

« Je considère donc que mon devoirest beaucoup moins de vous apporter

présomptueusement de la lumière, qued'étaler sous vos yeux incorruptibles le

lamentable délaissement de cette ci-

devant princesse infortunée, vous con-

jurant, patriotes citoyens jurés, devouloir bien tempérer votre justice parvotre miséricorde et de ne pas produireun trop rigoureux verdict qui briseraitle coeur de nos juges en les contrai-

gnant à la moins fraternelle applicationde la loi...

« 0 Puissances éternelles de lanature! Un irrésistible enthousiasme

Page 128: LEON BLOY La chevalière de la mort

126 LACHEVAI.IKHKDKLA.MOUT

révolutionnaire s'empare de moi en cetinstant! On ne glorifiera jamais asseznotre immortelle Révolution. Les répu-bliques anciennes bondissaient au soleil

splendide de la liberté, moins allègre-ment que nous et avec moins de virilité.Il manquait à ces démocraties nourri-cières des droits sacrés du genrehumain, la formule trois fois vénérable

qu'aucune législation républicaine n'a-

vaitinscrite avant nous, surles frontons

élevés des temples, ou sur les rostres

victorieux de la tribune populaire,Je veux parler de notre sublime Foivmule de FRATERNITÉ. La terre et-;les cieux nous contemplent, à cause d^cela, dans un sentiment unanime de">

terreur sacrée. .. . ....,,•« Les Tépublicains enfants de l'anti-

quité, ont connu la liberté, quelquejfoi^*

même une sorte d'égalité relative quj

Page 129: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACHEVALIÈREDELAMOUT 127

ne sortait pas de l'agora ou du forum,mais ils retinrent l'esclavage et ne

connurent pas la fraternité.« Nous sommes les premiers véri-

tables frères que l'astre du jour aitéclairés de ses rayons fertilisateurs !

« Qu'il s'avance, le criminel suppôtde la tyrannie qui ose prétendre que le

sentiment fraternel n'existe parmi nous

qu'à l'état de vain concept, et ne flambe

pas dans nos entrailles!«Où donc est le labeur fraternel que

des bras d'homme puissent accomplir,et que nous n'ayons pas accompli?Avons-nous une seule fois reculé devant

les conséquences imaginables de ce

principe régénérateur?« Depuis le jour à jamais glorieux de

notre Fédération, où le monde chargéde fers contempla, dans une inexpri-mablestupéfaction, le spectacle nouveau

Page 130: LEON BLOY La chevalière de la mort

128 LACIIKVAL1KHEDELAMOIIT

de toute une nation affranchie, s'entre-

laçant avec des larmes de tendresse,

pour l'extermination des tyrans, surl'autel sacré de la patrie, quelle pro-fonde unité de sentiment fraternel n'a-t-on pas vue dans tous nos coeurs! Et,

malgré l'inexpiable défection de quel-ques traîtres que la justice du peuple a

frappés, qui pourrait nous reprocher den'être plus les mêmes humains et d'avoir

manqué à notre serment?« Dans les sévèi'es journées de Sep-

tembre, la Prusse esclave étant à nos

portes, lorsque la coupable démencedes ennemis intérieurs de la nation dut-être punie sans délai, ne vit-on pas se

produire immédiatement, dans cette

grande cité, une nouvelle fédération de*

coeursiyaillants, unis pour la vengeancede leur mère et le châtiment des scélé-rats ?

Page 131: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACIIKVAI.IKKEDEI.AMOKT 129

« Patriotes au coeur inébranlable quine connûtes ni la bestiale horreur du

sang versé, ni l'attendrissement cri-minel d'une servile pitié, et dont nullelamentation d'aristocrate ne fut capabled'arrêter le bras vengeur; patriotes aucoeur sublime, s'il s'en trouve ici quel-ques-uns, qu'ils parlent et qu'ils mesoient en témoignage qu'il n'y eut

jamais sur la terre un si touchant

exemple de fraternité !« De tous les points du territoire, les

tyrans qui nous guettent voient montervers le ciel la sanglante fumée de nosholocaustes fraternels ! Quiconque re-fuse d'être un de nos frères est assuréde mourir, car nous n'entendons pasqu'on puisse être autre chose et nousavons exterminé la clémence pourépouvanter les rois qui voudraient

abolir la fraternité !

Page 132: LEON BLOY La chevalière de la mort

130 LACHEVALIÈREDELAMORT

« La ci-devant Reine de France, ici

présente, offre à vos yeux la plus in-contestable démonstration vivante denotre solidarité fraternelle. Désabuséeenfin de la coupable majesté d'un trôned'où l'équité populaire la força de des-

cendre, comblée des bienfaits sansnombre d'une Républicpje maternelledont l'inépuisable sollicitude n'a pas unseul instant cessé de veiller sur ses

jours et d'économiser son bonheur, —

de quelle gratitude immense ne doit-elle

pas sentir son âme pénétrée pour vous!« Non contents de pourvoir à totis,

ses besoins avec une libéralité lacédé-'

môniennc, après avoir inondé son espritdes lumineux enseignements du patWo*tisme, après avoir affranchi son cobiitde la tyrannie d'un époux barbare etdes exigences anticiviques d'un pré-

Page 133: LEON BLOY La chevalière de la mort

LA.CllF.VALlf.KEDELAMORT 131

tcndulienci-devantsacréjnepoussâtcs-vous pas jusqu'au dernier excès ledésintéressement fraternel, en vous

chargeant de l'éducation de son jeunefils confié par vous aux soins vigilantsd'un patriote et d'un sage qui saura lui

communiquer, en môme temps que la

pratique d'un utile métier, l'horreur

précoce de tous les tyrans ?« Aujourd'hui, cette citoyenne com-

paraît devant vous pour ôtrej..gée. Detoutes les charges que l'accusation fait

peser sur elle etdont l'absurdité palpablea dû vous étonner, je ne veux en exa-miner qu'une seule qui résume, à ce

qu'il me semble, toute la pensée du

ministère public, quoique le vertueux

citoyen accusateur n'ait pas jugé op-portun de la formuler et qu'elle demeureainsi cauteleusement à l'état de vagueprésomption. Je veux direY ingratitude.

12

Page 134: LEON BLOY La chevalière de la mort

132 LA.CHEVALIÈREDELAMORT

« Citoyens jurés, la faible yoix de ladéfense oppose une énergique fin de

non-rccevoir à cette épouvantableincri-mination. Que ma cliente, accoutuméeaux disgrâces, ait pu, sans indignation,s'entendre accuser de divers crimes,tels que d'avoir correspondu avec

l'homme qualifié de roi de Bohême etde Hongrie qu'elle ne craint pas de

nommer son frère, alors que d'innom-

bi'ables sans-culottes doivent se con-tenter d'être appelés ses sujets ;

« D'avoir dilapidé les finances de la

nation, fruit des sueurs du peuple,;dans les ténébreuses machinations de

l'aumône par laquelle l'infâme aristo-cratie a si souvent déshonoré l'indigence

patriotique;« D'avoir souffert que ses satellites

Page 135: LEON BLOY La chevalière de la mort

I,A.C1IEVAMÈRE1)KI.AMORT 133

donnassent des banquets où le peuplen'était pas convié et portassent, avec la

cocai'de blanche, divers toasts libcrti-

cides à la prospérité des tyrans;«D'avoir elle-même encouragé, par

saprésence,ces inexprimables attentats;« D'avoir cherché dans la fuite un

moyen de se soustraire à la tendresse

éclairée d'un peuple libre;« D'avoir formé dans son habitation

des conciliabules tendant à anéantir les

Droits de l'Homme et à faire rentrer les

Français sous lejoug tyrannique où ils

n'ont langui que trop de siècles;«D'avoir mâché des balles quand le

peuple manquait de pain;« D'avoir favorisé cette horde de

prêtres fanatiques et réfractaires ré-

pandus dans toute la France, encoura-

geant et approuvant ainsi le sacrilègevetodu ci-devant roi;

Page 136: LEON BLOY La chevalière de la mort

13'i LACHEVALIÈREDELAMORT

« Enfin, d'avoir, à diverses reprises,dans le cours de son existence, témoi-

gné une sympathie exécrable à l'auteurde tous nos maux, à Louis Gapet, sousle prétexte spécieux qu'elle était son

épouse;« Je le répète, que Marie-Antoinette,

ci-devant Reine de France, ait pu, sans

manifester trop d'horreur, entendre

proférer contre elle d'aussi énormes

accusations, il n'y a pas là de quoi s'é-tonner!

« Patriotes jurés, hommes vertueux,de la Plaine ou de la Montagne, je Vous

conjure de n'en être pas étonnés.« L'éducation monarchique avait '

égaré le coeur naturellement libéral ;de ma cliente et ne l'avait pas disposéeà la stoïque morale des amis de la>'.liberté, Avertie maintenant de gonv

erreur, profondément désabusée des {

Page 137: LEON BLOY La chevalière de la mort

I..VCllEVAl.lÈHEDE1AMOKT 135

illusions de son enfance, ses yeuxs'ouvrent à la lumière et son Ameestinondée d'allégresse à la pensée del'affranchissement définitif que votre

couperet fraternel va bientôt lui pro-curer.

« Mais, quant au forfait d'ingrati-tude, y pensez-vous, citoyens incor-

ruptibles? Ce dernier de tous lescrinies enfantés dans les ténèbres dela superstition et de l'oppression, cette

épouvantable pei'versité du coeur dontles animaux privés de raison sontestimé3 incapables : qui pourrait, quioserait en faire planer le soupçon surma cliente infortunée?

« Dans quel abîme de scélératessene faudrait-il pas la supposer descen-due pour croire un seul instant possi-ble cette suprême, cette totale indi-

gnité !

Page 138: LEON BLOY La chevalière de la mort

136 l.ACHEVALIÈREDELAMOKT

« Non, citoyens, élevez vos regardset considérez attentivement les cir-constances multipliées de cette grandecause. Tout bien examiné, ce n'est

point une reine que vous avez à juger.Ce n'est pas même une ci-devant reine,une ombre de reine. Laissons là cetitre odieux. C'est une faible femmenourrie naguère dans le giron mauditdes superstitions de la tyrannie et quevotre patriotisme est en train d'éclairersur le néant de la majesté des empires.

a C'est une citoyenne comme vousr

et moi, une citoyenne désespérée d'à-;

voir porté la couronne et qui ne la

ramasserait peut-être pas aujourd'hui \dans les ruisseaux.*« De plus, c'est une femme abandon-

née, sans amis sur la terre, depuis les

Page 139: LEON BLOY La chevalière de la mort

l.ACIIEVAMÈKKDKl.AMORT 137

dernières conquêtes de l'esprit humain,et qui n'a pas chance d'en rencon-

trer beaucoup à cette heure dans les

avenues affreuses de la mort que votre

galante fraternité lui prépare.« La plus élémentaire pitié vous

ordonne d'épargner cette tête. J'ajoute

que la dignité majestueuse du sans-culottisme n'y perdrait rien. Loin de

moi,' cependant, la coupable penséed'arrêter le bras immaculé de nos sa-crificateurs ! Je sais que tout doit céderau besoin qui nous consume d'assurersur la terre le règne universel de lafraternité et qu'en Yue d'obtenir cet

inestimable résultat, notre devoir de

républicains incorruptibles nous pres-crit d'être inexorables, fallût-il guillo-tiner le genre humain! Périssent, s'il

le faut, nos noms et nos mémoires,nous ne permettrons pas qu'un lâche

Page 140: LEON BLOY La chevalière de la mort

138 l.A.C11KVAI.IKKKDELAMORT

attendrissement trouve accès dans nosâmes régénérées et retarde d'une seule,minute l'accomplissement universel duchef-d'oeuvre de notre amour?

« Je le déclarais en commençant, jene suis point armé pour renverserl'accusation et mon coeur est en même

temps combattu par mon propre patrio»tisme et par votre incorruptibilité. Unemultitude de citoyens généreux de-mandent qu'on fasse mourir la ci-devant Reine. Le patriote Hébert,boulevard inexpugnable du sans-culot-,tisme en sentinelle, ne cesse de de-mander sa tête dans un langage antique,dont la dignité sévère honore la cons-cience humaine; l'héroïque représen-tant Garrau, du fond des Pyrénées oùil s'exténue pour la patrie, ne man-

Page 141: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACHEVALIÈREDELAMORT 139

dait-il pas, ces jours-ci, à la Conven-

tion, son indignation de voir Marie-

Antoinette vivre encore? et l'intègreDrouet lui-même, qu'aucune couronne

civique ne peut plus grandir, n'ap-

puyait-il pas de son éloquence inspiréecette motion virile de tout un peupleaffranchi?

« L'histoire des hommes n'a rien de

plus beau que cette unanimité de stoï-

cisme vengeur! D'un côté, une mal-

heureuse femme sans défense, accabléede toutes les disgrâces et de toutes lesdouleurs que l'âme humaine puisseendurer sans mourir, capable d'inspi-rer la pitié, môme à des brutes; de

l'autre, la plus grande nation de l'uni-

vers. Eh bien ! c'est cette grande nation

qui remportera la victoire I« Spectacle à jamais sublime ! Si les

cinq cent mille patriotes qu'enferme

Page 142: LEON BLOY La chevalière de la mort

VlO l.ACIIEVAMKRKDELAMOKT

Paris pouvaient être vaincus par la pi-tié, — ce qui ne peut être supposé sans

une sorte de blasphème, — des mil-

lions d'autres à leur tour se lèveraient

pour combattre et, d'un bout de la

France à l'autre, on n'entendrait pasune seule voix pour la défense de la

malheureuse! Citoyens antiques, hom-

mes de Plutarque, votre mission est

belle et vingt-cinq millions de Français

régénérés vous contemplent I« Je viens de vous donner la preuve

de mon immense vénération pour la

République sans tache dont nous som-

mes les trop heureux fils. Je me suis

eflorcé de remplir le plus difficile de

tous les mandats en élevant la voix

pour l'infortune devant un tribunal

dont, l'inflexible équité n'est pas moins

redoutable aux innocents qu'aux cri-

minels.

Page 143: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACHEVALIÈREDELAMOKT 141

« J'espère avoir assez fortement

exprimé le respect de ma cliente etmon propre respect pour les saintes etsacrées formules révolutionnaires parlesquelles l'esprit humain, après tantde siècles d'oppression, s'est généreu-sement affranchi des superstitions dé-

gradantes de l'esclavage. Liberté, Ega-lité, Fraternité... ou la mort! Voilà

notre labarum, citoyens. Par lui, nous

vaincrons tous les tyrans et nous relé-

guerons dans la plus impénétrableobscurité les scélérates traditions de

respect, de pitié, de modération etd'honneur qui formèrent si longtempsla base de la ci-devant société chré-

tienne appuyée sur un ci-devant Dieu

que notre invincible raison vient d'a-bolir à jamais.

« C'est au nom de ces sublimes vic-toires que je vous conjure, magnani-

Page 144: LEON BLOY La chevalière de la mort

142 LA.CHEVALIÈREDELAMORT

mes patriotes jurés, de considérerattentivement l'extraordinaire impor-tance de votre décision sans appel.L'histoire a les yeux sur vous et laterre fait silence autour du sanctuairede votre infaillible justice I

« Je n'ai plus rien à vous dire. Jedemande seulement qu'il me soit per-mis d'adresser à ma cliente, en votre

présence et devant le peuple, quelquesparoles dictées par le plus pur pa-triotisme.

« Je sollicite instamment de n'être

pas interrompu. Ce qui me reste à direà la ci-devant reine fait partie de nos

moyens de défense sur lesquels vous

avez juré de déterminer voire convic-tion et de baser votre verdict. Je ré-clame donc, au nom de la Justice, le

plus profond silence pour quelquesinstants :

Page 145: LEON BLOY La chevalière de la mort

LACHEVALIÈREDELAMORT 143

« Madame et ma Souveraine.

« Lorsque j'ai sollicité l'honneur de

défendre Votre Majesté, il n'entra pasdans ma pensée qu'une parole humaine,si grande qu'elle fût, aurait le pouvoirde sauver une Reine condamnée d'a-

vance.« Cet appareil qui nous environne

n'est qu'une pompeuse représentation

•juridique, simulacre ténébreux d'un

Jugement plus redoutable qui viendra,à la fin des fins, quand tous les juges,fidèles ou prévaricateurs, seront appe-lés à leur tour.

« Je savais avec certitude l'inutilité

parfaite de la défense et l'excessivetémérité d'une semblable entreprise.Je savais qu'en ces temps de fraternité

13

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144 LACHEVALIÈREDELAMORT

et de liberté, l'innocence des accusésest la plus audacieuse des présomptionset que la défense n'est rien qu'un souffledans l'oreille impénétrable du Grime.

« Je n'ai donc pas parlé dans l'espé-rance de la justice, mais pour sauverl'honneur du nom français. Je n'ai pasvoulu qu'on écrivît dans l'histoire lahonte ineffaçable du silence de tous vos

sujets. Je n'ai pas voulu qu'on pût direun jour : « Les Français furent si lâches

qu'aucun d'eux ne voulut s'exposerpour celle reine abandonnée ! »

« Je suis venu porter ici mon indi-

gnée clameur et ma tôte. La prenne quivoudra, je ne la défendrai pas mieux

que je n'ai défendu la lele auguste deMarie-Antoinette de France, m'estimantsuffisamment payé de mes paroles si

.j'obtiens l'honneur- de partager sonéchafaud.

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LACHEVALIÈREDELAMORT 145

« Mais, avant que l'heure où je puisparler encore se soit évanouie sans

retour, daignez souffrir, ô ma Souve-

raine, que j'ose vous défendre contrele seul ennemi vraiment formidable

que vous ayez à redouter dans cetteenceinte. Je veux dire contre Vous-

môme, contre votre propre grandeur.« Nous avons encore besoin de votre

pilié dans notre lâcheté et dans notreavilissement incomparables. Kteignez,s'il se peut, les flammes de votre légi-time ressentiment, pardonnez aux Fran-

çais comme le Roi, votre époux, leur

a pardonné...« Que votre résignation nous pro-

tège et que votre Ame douloureuse

devienne le dernier refuge des assas-sins qui l'auront brisée I

« Vous régnerez ainsi plus parfai-tement et avec plus de liberté qu'a

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146 LACHEVALIÈREDELAMORT

Versailles même, au sein des magnifi-cences et des esclavages du pouvoirsuprême. Vous serez puissante au fonddu cercueil.

« 0 Reine persécutée ! si toutes leslarmes réunies des coeurs font un grandfleuve dont l'estuaire est dans les

cieux, Votre Majesté, portée sur ces

ondes, n'a pas sujet de redouter unbien long voyage, car ce fleuve de dou-leur est devenu comme un torrent dansces jours terribles!

« O Mère outragée, comme jamaisune mère ne le fut depuis Celle dontles larmes renouvelèrent le déluge et

que les siècles ont appelée Doulou-

reuse, je vous demande, par le Dieudes Miséricordes, la grâce et le pardonde ce pauvre peuple.

« Environ lejour de votre naissance,la terre se mit à trembler et détruisit

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LACHEVALIKKEDELAMORT 147

dans son tremblement l'une des gran-des villes de cemonde. De quelle catas-

trophe sans nom votre mort ne va-t-elle

pas être accompagnée si notre effroya-ble misère n'a pas le droit de comptersur l'intercession de votre supplice !

« Voilà ce que j'avais à dire à votre

royale Douleur. Puisse votre âme fière

en être réconfortée pour cequi vasuivre.« Pour moi, je vais disparaître

comme un flambeau vulgaire portécontre le souffle de la tempête. QueVotre Majesté me pardonne enfin à

moi-même d'avoir ajouté l'intempé-rance de mes discours à l'extraordi-

naire longueur de ces débats accablants

et qu'Elle se souvienne de son im-

puissant serviteur dans le prochainRoyaume où l'attendent les Princes fi-

dèles,les infortunés sans consolation ter-

restre et la phalange des saints Martyrs! »

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Page 151: LEON BLOY La chevalière de la mort

VI

DIESNATALIS

In momentu,Inictu oculi,in novissimatuba.

SAINTPAUL.I COR.XV,52

Page 152: LEON BLOY La chevalière de la mort
Page 153: LEON BLOY La chevalière de la mort

A la curée, sans-culottes ! Marie-

Antoinette est condamnée. Cela veut

dire qu'on lui coupera la tête, car il

n'existe plus d'autres peines pour quel-

que délit que ce soit.Admirable célérité de la justice ré-

volutionnaire! « La procédure, dit un

témoin oculaire, fut terminée à quatreheures et demie du matin par ce juge-ment du Tribunal qui la condamnait à

la peine de mort... A midi un quartprécis, sa tôte tomba sous le fer ven-

geur des lois. »

Page 154: LEON BLOY La chevalière de la mort

152 l,KCHKVAMKREDELAMOKT

Le Père Duchénc ressentit alors « la

plus grande de toutes ses joies, ayantvu de ses pi'opres yeux la tête du Vetofemelle séparée de son foutu col de

grue » (1).La Reine, je l'ai dit plus haut, ne

possédait que deux robes, l'une noire,l'autre blanche. Elle parut au jugementdans sa robe noire et prit la blanche

pour l'échafaud.Son deuil était fini, parce que tout

deuil est de ce monde, rien que de ce

monde, et la couleur noire est réputéetrop mélancolique pour les épouséesdu cercueil.

Je me rappelle en ce moment unehistoire très douce et très triste. Lacélèbre visionnaire Anne-CatherineEmmerich étant dans sa onzième an-

née, l'infortunée Marie-Antoinette lui

(1)P. Diichine,n" 290.

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LACHEVALIKHKRELAMOKT 153

fut montrée dans sa prison, du fond dela Westphalie, afin qu'elle priât pourelle, en gardant son troupeau.

Pauvre femme ! Il devait être facilede prier pour elle. Mais ce que durentêtre les prières de cette innocente aumilieu des bois, Dieu le sait et le ré-serve pour ses Bienheureux!...

Si, comme on l'a dit avec éloquence,« la couronne de laurier est un signede douleur », on peut dire aussi que lacouronne de douleur est un signe de

royauté et convient beaucoup mieux à

la vraie grandeur, que toute autrecoi. mne qui se ramasse dans la

terre.11est dit au commencement de cette

étude que le règne de Marie-Antoinetten'aura pas de fin dans le coeur des

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154 LACHEVALIÈREPE LAMORT

hommes. C'est que ce coeur est éter-nellement identique et que la Douleurest précisément le seul de ses despotesqu'il n'essaie jamais de déposer.

Le bondissant troupeau des onagresapocalyptiques de la Libre pensée etdu Matérialisme aura beau faire. On ne

change pas la nature des choses etl'homme sera toujours l'esclave pas-sionné de la Douleur. Il en fera tou-

jours sa beauté, sa force et sa gloire.Il se recommander?, d'elle, toujours,quand il lui faudra produire un atomede sa liberté, comme les prisonniersse recommandent de leurs chaînes pourenfoncer les portes de leur prison. .

La Douleur est un diamant de Gol-conde surabondant jusqu'à la plusextravagante profusion. Nous en pa-vons nos cités et nos routes et jusqu'ànos solitaires chemins vicinaux dans

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LACIIKVAMËKKDEl.AMOUT 155

les campagnes les plus reculées. Nousen bâtissons nos maisons et nos palais.La colonne de la place Vendôme estun monolithe de cet inestimable miné-ral humain. C'est une chose tellement

pi'écieuse qu'il est impossible de s'en

passer et tellement vulgaire qu'il fautavoir du génie pour s'apercevoir de ce

qu'elle vaut. Lorsqu'un grand homme

apparaît, demandez d'abord où est sadouleur. Quelquefois, on ne la voit pasdu premier coup, quand elle plane trèshaut dans le ciel; mais c'est l'oiseau de

proie le plus attentif et le plus rapideet c'est sur lui que portent les sandalesde Jupiter.

Mais quand la parfaite ignominievient s'ajouter à la suprême douleur;

quand le mépris universel, sous sa

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156 l.ACI1EVA1.1KRKDEI.AMOKT

forme la plus affreuse, vient déshono-rer le supplice; le sublime humain se

transfigure et s'élance dans un empyréenouveau.

La Poésie du sang et des larmes semanifeste alors, sans rhétorique ni

voiles, découronnée de son terriblebandeau. C'est la poésie surnaturellede la Passion du Sauveur.

Qu'elle le veuille ou non, la douleurd'un homme doit passer par là pourmériter qu'on l'aperçoive dans l'Océansans rivages des douleurs souffertes.La*passion de Marie-Antoinette seraitoubliée sans cela et je n'en aurais pastant parlé.

Tout le monde connaît ses derniersmoments. Il serait puéril de les ra-conter. Qu'est-ce que la mort de Marie

Stuart,tpar exemple, de Marie Stuart,traitée en reine jusqu'à la fin, outragée

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I.A.CIIF.VAMI':HEm: I.AMOÛT 157

et décapitée en reine, par des bour-reaux respectueux, auprès de la hi-deuse exécution de la veuve Gapet?

On raconte que, pendant le trajet,l'effroyable charette étant en face de

l'Oratoire, un enfant soulevé par samère envoya de sa petite main unbaiser à la Reine.

C'est, je crois, tout ce qu'il y eut de

miséricorde et de consolation humaines

pour la malheureuse, en ce triste jour.Qui était cet enfant? Il devint, peut-

être, un misérable homme du dix-neu-

vième siècle, mais il eut l'honneur de

représenter la pitié dans cette voie dou-

loureuse où les pierres même criaient

l'outrage à leur manière et la plus

grande histoire doit s'en souvenir.

Il appert du mémoire du fossoyeur

Page 160: LEON BLOY La chevalière de la mort

158 I.XCHEVALIÈREDEI.A.MORT

Joly, reproduit par MM. de Concourt,

que la République eut à payer 6 livres

pour la bière de la veuve Gapet et

25 livres pour la fosse et les fossoyeurs.C'est là que vinrent aboutir les splen-deurs de Versailles et les enivrements

de cette cour brillante. Le sauvageonde la science du bien et du mal de

quatorze siècles donna à la fin ce fruit,cet unique fruit de poussièi*e sur ses

rameaux desséchés.

On rêve Bossuet devant cette bière

royale de Glivres !J'imagine qu'il aurait

eu à dire des choses plus grandes quedans l'Oraison funèbre deMadameHen-

riette. Peut-être aussi n'aurait-il rien

dit et se fût-il contenté de sangloterdans le silence de son génie, comme le

jour où il lui fut reproché de ne pascroire à la. Présence réelle, en pleineAssemblée de 1682

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LACIIEVAI.IKKEDELAMOUT 159

Les plus beaux yeux du monde,d'ailleurs, ont pleuré sur Marie-Antoi-nette et il n'y a pas d'oraison funèbre

qui vaille de telles larmes. L'histoirede la pauvre Reine n'a que quatre lignesdevant Dieu. Elle naquit le jour des

larmes, elle vécut une partie de sa viedans les larmes dévorées, ses derniers

jours dans les larmes répandues en

pluie, en torrents, et, enGn, sa mort,

sujet de tant d'autres larmes, fut leDies iree de l'ensevelissement d'une

Tradition, d'une Aristocratie, d'unTrône et d'un Monde.

Page 162: LEON BLOY La chevalière de la mort
Page 163: LEON BLOY La chevalière de la mort

LE FUMIER DES LYS

Page 164: LEON BLOY La chevalière de la mort

NOTE

L'opusculesuivant,publiéle 1" mai 1890,par une petiterevue littéraire devenueau-jourd'hui un papier de commerce,fut écrità l'occasionde la retentissantoaventuredece très jeuneduc d'Orléans emprisonnéàGlairvnuxet miséricordieusementreconduità la frontièrequelquetempsaprès.

Léon Bloy,profondémentinforméde ladéchéanceabsolueet irrémédiabledes Bour-bons, a voulunotifierà sa manière,en cetteoccasion,l'acte de décès de cette Dynastiefameuse, décapitée,lui semble-t-il, en lapersonnedeLouisXVIet rejetéesans espoirdepuis l'effroyableexécutiondu 16 octobre,caractériséeplus haut : « La Fin de la LoiSALIQUE».

Page 165: LEON BLOY La chevalière de la mort

Aun très ancienroi vu ensonge:

—Que fnisiez-vous,pen-dant tant de siècle»?

—J'étais toutseul,dansunendroit,avec ma couronne.

ANONYME.

I

C'est l'atrophie et le croupissement

àjamais d'une des choses lesplus hautes

et les plus augustes que les hommes

aient respectées sous la coupole des

constellations.

Vous savez bien, ces fameux Lys,ces a lys croissants qui ne travaillent

ni ne filent et qui sont pourtant mieux

Page 166: LEON BLOY La chevalière de la mort

lG'i I.ACIIKVA1.1KKKDKLAMORT

vêtus, dit l'Evangile, que Salomondans sa gloire », — ces lys d'or dansl'azur profond, ces immarccscibles lysdu royal ëcusson du France, sur les-

quels avait ruisselé, pendant mille ans,le sang des batailles de la Monarchie et

qui furent les insignes très sacrés dela « Lieutenance de Dieu », ainsi que ledisait la grande Pucelle qui parlaitcomme les Séraphins.

Il n'existe peut-être pas cent per-sonnes, en dehors d'un certain monde,

qui sachent, aujoui'd'hui, ce qu'est de-

venue, en réalité, cette « herbe des

champs », dont le mystérieux symbo-lisme a l'air si parfaitement, si défini-tivement effacé.

C'est en Hollande qu'il réside, pourl'instant) ce simulacre diffamé que j'aicru voir,"il y a deux ans, dans l'un des

plus sales ruisseaux de Courbevoie,

Page 167: LEON BLOY La chevalière de la mort

I.EFUMIERDKSI.TS 1C5

devant le seuil d'une maison de passed'où le patron l'avait balayé comme

une excédante ordure.

Ah! juste Seigneur! je m'en souvien-

drai longtemps de ce soir-là et de l'ef-

froyable pluie glacée qui mecoupait lafi-

gure sur cechiendeboulevard perdu dont

la lumière en détresse de quelques becs

degaznavrésamplifiaitladésolation!On m'avait dit de chercher, en cet

endroit voisin de je ne sais quelle ca-

serne, un café unique autant que sus-

pect que je reconnaîtrais à ce signe

qu'il me serait impossible d'en trouverun autre. Je finis par découvrir une

petite façade livide et comminatoire, à

la devanture hermétiquement close,

qui me parut être le lieu de délices dontla renommée singulière m'avait faitvenir de Paris à dix heures du soir et

par un tel temps.

Page 168: LEON BLOY La chevalière de la mort

166 LA.CHEVALIÈREDELAMORT

Gommeje cherchais le moyen d'en-

trer, j'aperçus au flanc de l'édifice un

mastroquet lugubre devant communi-

quer, d'après mes conjectures, avec

l'antre inhospitalier. Je poussai donc

la porte, et, m'adrcssant au maître pré-sumé du lieu, — une espèce de vivan-

dier à la vaste barbe noire, — je dé-

clarai mon désir de savourer un apéritif,dans la salle voisine, si, d'aventure,on pouvait y pénétrer sans obstacle.

J'eus la satisfaction profonde d'être

instantanément exaucé. L'hôte que

j'essayai vainement de faire causer et

qui me prit, sans aucun doute, pour un

mouchard en activité de service, me

laissa seul avec une lumière et retourna

vers son comptoir d'où m'arrivèrent

bientôt des chuchotements.

J'avais enfin trouvé ce que je cher-

chais, l'Àlhambra ou le Sans-Souci du

Page 169: LEON BLOY La chevalière de la mort

LEFUMIEHDESM'S 167

dernier des Rois Très-Chrétiens, l'es-

taminet de Charles XI, filsdeLouis XVIIet titulaire certain de la vieille Cou-ronne de France.

II

Pas moins que cela, je vous le dis, en

vérité, sans nul-dessein de railler. Ilexiste réellement un homme qui est le

petit-fils de Louis XVI d'une manière

tellement probable que cela revient à

l'authenticité absolue, et cet homme

extraordinaire qui porte l'hérédité detoutes les grandeurs et de toutes les

iniquités royales d'une dizaine de

siècles paraît être un goujat sans aucun

mélange.L'histoire de celte agonie de la Race

Capétienne est, à coup sûr, le poèmele plus inouï et le plus troublant

15

Page 170: LEON BLOY La chevalière de la mort

168 LACHEVALIÈREDELAMORT

que l'imagination puisse concevoir.

Voici, en peu de mots, ce qui s'est'

passé. On me permettra d'emprunterquelques lignes à mon très cher ami lecomte de Villiers de l'Isle-Àdam, mort

depuis si peu de temps, hélas! et l'undes plus grands artistes contemporains,qui écrivit, un jour, une chose d'intui-tion profonde sur ce sujet étonnant.

« Autrefois, il y a de longues an-

nées, un malheureux d'une origineinconnue, expulsé d'une petite ville dela Prusse Saxonne, était apparu, uncertain jour, en 1833, dans Paris.

« Là, s'exprimant à peine en notre

langue, exténué, délabré, sans asile ni

ressources, il avait osé déclarer n'êtreautre que le fils de Celui... dont latôte auguste était tombée le 21 janvier1793, place de la Concorde, sous lahache du peuple français.

Page 171: LEON BLOY La chevalière de la mort

LEFUMIERDESI.YS 169

« A la faveur, disait-il, d'un acte de

décès quelconque, d'une obscure subs-

titution, d'une rançon inconnue, le

Dauphin de France, grâce au dévoue-ment de deux gentilshommes, s'était

positivement échappé des murs du

Temple, et l'évadé royal... c'était lui!« Après mille traverses et mille mi-

sères, il était revenu justifier de son

identité. N'ayant trouvé, dans sa capi-

tale,-qu'un grabat de charité, cet homme

que nul n'accusa de démence, mais de

mensonge, parlait du Trône de Franceen héritier légitime. Accablé sous la

presque universelle persuasion d'une

imposture, ce personnage inécouté, re-

poussé de tous les territoires, s'en étaitallé tristement mourir, l'an 1845, dansla ville de Delft, en Hollande.

« On eut dit, en voyant cette face

morte, que le Destin s'était écrié : —

Page 172: LEON BLOY La chevalière de la mort

170 !.\ CHEVALIÈREDELAMORT

Toi, je te frapperai de mespoings au vi-

sage jusqu'à ce que ta mère ne te recon-

naisse plus I« Et voici que, chose plus surpre*

nante encore, les Etats-Génér^jx de la

Hollande, de l'assentiment des chancel-

leries et du roi Guillaume II, avaient

accorde1, tout à coup, à cet énigmatique

passant, les funérailles d'honneur d'un

Prince et avaient approuvé, officielle-

ment, que sur sa pierre tombale fut

inscrite cette épitaplie :

« Git-gît Charles-Louis de Bourbon,duc de Normandie, fils du roi Louis

XVI et de Marie-Antoinette d'Autriche,XVIIe du nom, Roi DB FRANCE.»

« Que signifiait ceci?... Ce sépulcre,— démenti donné au monde entier, à

l'histoire, aux convictions les plus as-

surées, —:se dressait, là-bas, en Hol-

lande, comme une chose de rêve à la-

Page 173: LEON BLOY La chevalière de la mort

I.EFUMIERDESLYS 171

quelle on nevoulaîtpastroppenser. » (')Le fait est qu'il n'y a pas d'exemple

d'un aussi peu croyable destin que ce-lui de ce lamentable NaundorfF,—pourle désigner du nom de douleur dont ilne put jamais se débarrasser. Il paraîtimpossible qu'un homme sans passionpolitique ne se rende pas à l'évidencedes preuves terribles de l'identité de ceDémétrius errant, accumulées par ses

historiographes ou ses défenseurs. Jules

Favre, dans une plaidoirie fameuse, lesa soulignées, ces preuves, jusqu'à faire

jaillir les consciences et les coeurs des

juges. Mais il y perdit ses peines,parce que son client appartenait au

Mystère, comme on appartient à une

patrie, et qu'une sentence de réintégra-

(1). LeDroitdu Passé,dans le volumodenouvellesintitulé : L'Amoursuprême.Paris,Urunhoff,1880.

15.

Page 174: LEON BLOY La chevalière de la mort

172 LACHEVALIÈREDELAMORT

tion l'eût consigné misérablement auseuil de son Louvre de supplices.

Il fallait aussi, sans doute, pour quele Galice du Souffre-douleur de droitdivin fut infini, qu'il eût le temps d'en-

gendrer et de voir grandir un horrible

fils, prédestiné, visiblement, à éteindretout à fait le vieux sang des rois dansles fanges intimes de son coeur.

III

Je vis cela clairement, le soir de mon

pèlerinage au sinistre café de Courbe-voie. Il était désert, alors, et en faillite,

je le savais d'avance, et la clientèle mo-

narchique avait décampé.Mais je ne savais pas que ce fut, à ce

point, ignoble et lamentable. Bon Dieu!

c'était donc là que le dernier descen-dant de Louis XIV était venu traîner

Page 175: LEON BLOY La chevalière de la mort

l.EFC.MIEKDESI.YS 173

son allégorique soleil \ C'était clans ce

taudion vénéneux et mal famé que le

survivant héritier des anciens Lys d'or,enfanté dans l'amertume des exils, te-

nait ses assises royales et donnait au-

dience à ses serviteurs fidèles !

Car il parait que ce va-nu-pieds, dont

le duc d'Aumale et le Comte de Paris

ne devraient être que les jweigneurs,

régnait authentiquement dans ce mau-

vais lieu. On l'y traitait de sire ou de

majesté entre l'absinthe et l'amer picon,et le fils de Saint-Louis distribuait vo-

lontiers, ses grâces et rendait la justicede son bon plaisir sous hc/idne problé-

matique de ce comptoir de banlieue.

On m'avait môme narré l'histoire

d'une Montespan qui trônait habituelle-

ment derrière les soucoupes et les ca-

rafons, non sans quelque gloire, ayantété anoblie par le Prince qui n'enten-

Page 176: LEON BLOY La chevalière de la mort

174 l.ACIIEVAMKHKDEl.AMORT

dait pas que ses amours de potentat

pussent être exposées à s'encanailler.

Le comptoir avait disparu, hélas! et

sa place était marquée par un rectangled'inamovibles ordures. Le papier pen-dait des murs, vaincu par le nître et

rouillé de coulées jaunâtres. Sur des

tables de zinc à faire pleurer, traînait

encore, en paquets, le poussiéreuxbouillon du défunt journal delà Cause

qui dut se tirer, cinq ou six semaines,à soixante-quinze exemplaires, avec

l'argent de quelque client ébloui, et quicreva sans avoir passionné le monde.

Par la porte vitrée d'un retrait obscur,

j'aperçus encore un billard d'aspectsénile, habitacle probable des scolo-

pendres et des cafards...Je mesouvins alors, commeenun rêve,

de ce pèj'e du Naundorff actuel, persé-cuté sans relâche, depuis la journée du

Page 177: LEON BLOY La chevalière de la mort

LEFUMIEKDESI,YS 175

10 août jusqu'à sa mort ; constamment

renié par la Duchesse d'Angoulème son

impitoyable soeur ; en butte à l'exécra-

tion des rois de l'Europe, ses cousins-

germains ou ses propres frères, divisés

entre eux, mais solidaires de la même

raison d'Etat implacable et qui entre-

prirent trois ou quatre fois de 1assas-

siner; chassé tour à tour d'Allemagne,de France, d'Angleterre, comme unGaïn .que tous les peuples auraientvomi j enfin, répandant partout la con-

tagion de sa prodigieuse infortune etcausant la mort tragique de tous ceux

qui voulurent qu'on le reconnût pource qu'il était, — depuis les généraux

Pichegru, Hoche, Frotté et le duc d'Ën-

ghien jusqu'à l'impératrice Joséphine

empoisonnée tct jusqu'au duc de Berrylui-même, vraisemblablementpoignardépar la volonté formelle de Louis XVIII,

Page 178: LEON BLOY La chevalière de la mort

17G LACIIEVALIÈHEDKLAMORT

en châtiment d'avoir plaidé pour cet

effrayant Orphelin I

IV

Quand j'eus quitté le triste lieu sous

l'oeil défiant de l'homme à barbe et de

ses femelles à soldats, je me pris à

songer à l'imbécillité presque fatidiquedes gens vertueux-qui représentent au-

jourd'hui le catholicisme et le royalismedans notre patrie.

On se doute assez peu, parmi les pro-fanes, du nombre incroyable des amisde ce grotesque héritier du prétendant,

qu'onpourraiteroire, n'est-ce-pas?couléet lessivé comme un torchon, — lessivéd'avance et pour toute la durée dessiècles. L'étrange vérité, c'est qu'iln'en est tien et que beaucoup de légiti-mistes détraqués par la mort du léthar*

Page 179: LEON BLOY La chevalière de la mort

LEFVMIKUDKSLYS 177

giquc* suzerain de Frohsdorff, mais

écoeurés par le répugnant fretin de laMaison d'Orléans, se sont jetés, —

comme des insectes sur la verdure, —

à ce miraculeux rédempteur qui leur

paraissait directement envoyé du ciel.On lui a donc donné du pain et des

jeux, en attendant qu'il répande surtoutes les têtes, indistinctement, les in-

calculables bienfaits de son pouvoird'élu du Très-Haut. Car il ne s'agit pasdu tout pour lui de régner plcutrementen France, il est marqué par les pro-phéties pour dompter la race deshommeset pour gouverner l'univers. Ilest le Grand Roi, divulgué par cin-

quante révélations, qui doit paître laterre entière, concurremment avec leGrand Pape.

11y a quinze ans, ces deux person.nages clarissimes devaient être muni-

Page 180: LEON BLOY La chevalière de la mort

178 LACHEVALIÈREDELAMORT

festement Pie IX et le comte de Charn-bord. Aujourd'hui, c'est Charles XI etLéon XIII ou son successeur, et l'ac-

complissement ne saurait tarder. La

plus récente prédiction que je connaisseest celle de la voyante Mathilde M...,dévote réfractaire à toutes les censures

épiscopales, qui annonçait, l'hiver der-,

nier, à Loigny, dans l'Eure-et-Loir,

que Charles XI devait monter sur le

trône de France, le 25 mars suivant,sans plus de délai.

Les autres légitimistes, aussi bétes,mais un peu moins intéressants pourl'observateur, lancent tout simplementdes paquets d'ordures au visage de

ceux de leurs frères qui n'adorent pasle crâne en étui de Philippe VII.

Ceux-là sont les habiles et les riches,

quelque chose comme les tories du lé-

gitimisme. Ils s'expriment ordinaire-

Page 181: LEON BLOY La chevalière de la mort

LEFUMIERDESLYS 179

ment par la plume d'un certain petitPierre Yeuillot, neveu présumé du

grand polémiste, qui bave parfois, à'YUnivers,de petits anathèmes contre les

partisans de l'Imposteur, dans unetoute petite littérature de foetus avortésur lequel une sage-femme éperdue seserait assise.

Ce qui est tout de même confondant,c'est l'impossibilité absolue de ren-

contrer dans le compartiment catho-

lique, Naundorffiste ou Philippiste, un

seul être capable de respecter assez sonDieu pour lui supposer le pouvoir d'a-

gir à sa volonté, d'en finir avec uneRace qui paraît avoir indigné la terreet les cieux, de se passer, une bonne

fois, des traditions qui tombent sous lelaminoir de l'entendement humain et decréer des choses NOUVELLES,s'il lui

plait ainsi.

Page 182: LEON BLOY La chevalière de la mort

180 LA.CIIKYAMÈRKDELAMORT

Allez donc leur î^eprésenter qu'il se

pourrait bien, — malgré tous les équi-

voques oracles de leurs fauxprophètes,— que cette famille des Bourbons,cent fois apostate, cent fois relapse et

cent fois salope, eût tellement dégoûtéle Seigneur et en eût été si souveraine-

ment rejetée, qu'il faudrait bénir le Pré-

tendant extraordinaire qui s'est chargélui-même de nous en instruire, — en

abîmant, de sa main, les fleurs de lys dé-

sormais flétries, dans les insondables

égouts de l'escroquerie et du putanat I

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LE PRINCE NOIR

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11y n des gensqu'onren-contre, qu'on voit tous lesjours, donton serre la main,avecqui onmange,avecquion couche,avecqui on dort,et qui sontdesmorts.

L. II.

I

C'est dans cet état qu'il fut ramenéen Angleterre, le malheureux Prince

de France, après les quatre mois de

son aventure de mort.Il revint tout noir, comme les sau-

vages qui l'avaient égorgé, et si farou-

chement anonyme dans le cloaque de

son cercueil, qu'on ne sut pas môme

16.

Page 186: LEON BLOY La chevalière de la mort

184 l.ACIIICVAM&RKDEl.A.MOKT

très bien si cette eharogni; lamentable

était, en vérité, le cadavre du dernierdes Napoléon.

Les obsèques fux'ent grandissimes,ainsi qu'il fallait pour congédier éter-nellement la descendance de ce Cen-turion des rois qui avait failli bouclerla narine de Léviathan.

L'univers, autrefois dompté, setourna quelques jours, anxieusement,vers l'Ile tragique d'où ne reviennent

jamais les aigles assez imprudentspour atterrir sur ses promontoires.

II y eut d'autres princes venus de

partout, et des journalistes à foison etdes panaches et des drapeaux et dessalves d'artillerie.

Il y eut aussi une Mère inexplicable-ment désespérée qui semblait, en

somme, avoir voulu la mort de ce fils,et les effroyables serviteurs en larmes

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LKPRI.NCRXOIR 185

qui l'avaient, — depuis tant de mois!— ambidextrement préparée...

Les patients requins, dit-on, atten-dent les morts dans le sillage des vais-seaux transatlantiques. Ils se chargentobséquieusement de leur sépulture cl,d'un hémisphère à l'autre, ils sont lessuiveurs funèbres à l'infatigable aile-ron.

L'-Angleterre a fait ainsi pour l'héri-tier du Nom magnifique. Sa dévorantesollicitude l'a suivi d'escale en escale,de Southampton à Natal et de Natal à

Portsea, sans le quitter un seul jour,pleinement assurée de la fidélité du

sombre destin qui avait promis à sa

gueule ce régal des cieux.

La couleur noire, après tout, n'était

pas pour lui faire horreur. L'effroyabledébris humain qui se serait appeléNapoléon IV, s'il avait pu vivre quel-

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186 LA.CHEVALIÈREDELAMORT

que temps encore, ne renouvelait-il

pas pour elle, en cette occasion, l'an-cien orgueil victorieux de son historiquePrince Noir? — et son Prince Rouged'aujourd'hui, patriarche tout puissantdes clandestines affiliations dont sa

pourpre symbolis e lesattentats, n'était-il pas vivant et debout, dans la pourri-ture de son âme anglaise, pour entéri-ner le triomphe sur l'exécrable cercueil

anglais du pauvre enfant?

Tout l'exigible effort de la contrition

britannique ne fut-il pas, d'ailleurs»

augustement signifié par la demi-dou-zaine de pleurs soutirés des malpropresyeux de la vieille soularde prostituée

qui n'avait pas désiré, sans doute,

qu'un aussi sobre jeune homme devînt

un pasteur d'empire?

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LEPRINCENOIR 187

II

Mais qui pourra dire les infinies et

méticuleuses précautions que ses par-tisans élaborèrent pour qu'il ne ledevînt jamais? Les enfants de Césarsn'ont pas la vie longue, les Césarseux-mêmes durant assez peu, et la

médiocre humanité ne tolère pas aisé-ment les orphelins des Titans qui l'ontfait trembler.

11y a aussi la fameuse Raison d'Etat

que nul Pindare ne saurait dignementchanter sur la lyre ou le tympanon.

Cette égorgeuse est impénétrableainsi que l'enfer et singeressc autant

que lui des procédés indicibles de laProvidence. Son voile est « de la nuittissue », comme disait le vieil Hugo,parlant des Bénédictines. Il s'en

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188 LACHEVALIÈREDKLAMORT

échappe des lueurs très pâles, de

froides aiguilles de lumière qui font

parfois supposer la complicité redou-table de l'Infini.

Aussitôt qu'un brave homme esttouché par elle, il devient une téné-breuse et sanguinaire canaille. Les

mensonges les plus atroces paraissentfaciles et la norme des sentiments s'a-

bolit dans les homicides suggestionsd'une politique h tête de mort qui chu-chote que le genre humain doit élre

gouverné du fond des abîmes.Ah! si la justice et la vérité sainte

pouvaient triompher un jour, il fau-drait que les puissants de la terre s'enallassent tous nus par les chemins, des

poissons pourris pendus à leur cou et

qu'on criât sur leur passage : Voicil'abomination de Dieu?...

Il est effrayant de penser qu'on ne

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LEPRINCENOIR 189

sait absolument rien de l'histoire, sinonles plus tangibles catastrophes, et quela légende ainsi dénommée n'est autre

chose, en réalité, que le graphiquesanguinolent des têtes coupées et descoeurs meurtris dont l'immolation nesera jamais éclaircie.

J'ai raconté, déjà, l'effarant martyrede cet autre prince déshérité, indubi-table survivancier des vieux Lys de

France, qu'on avait cru mort depuissi longtemps et qui ne put jamais,qu'en épitaphe, obtenir son identité.

L'infaillible Raison d'Etat ne voulut

point, apparemment, qu'on le massa-

crât,— celui-là III importait, sans doute,

que, décapité de son Nom, cet orphelindes Lieutenants séculiers du Christ fûtroulé du pied, comme' une épave sans

valeur, par tous les goujats littérairesou diplomatiques de l'Occident.

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190 LA.CtJEVALIEKEDELA.MORT

Mais la Pptentate mystérieuse exigeal'extermination de tous les témoins,sans exception, qui eussent pu valable-ment déposer contre elle. Et ce fut un

carnage, une marée de sang effroyable.La puissance même de Napoléon ne

put endiguer cette cataracte. Les fossésde Vincennes n'étaient pas assez pro-fonds pour cela et le duc de Berry nedevait pas être plus épargné que lePrince de Gondé ou l'ImpératriceJoséphine.

Poison ou poignard, fusillades ou

échafaud, embuscades militaires oufaux suicides, c'est bien toujours l'oc-culte système dont les affidés sontinnombrables et qui sut atteindre auZoulouland le Prince Impérial.

Il faut ignorer profondément cemonde infernal pour croire, par exem-

ple, aux deux suicides retentissants du

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LEPRINCENOIR 101

roi de Bavière Louis II et de l'Archi-duc Rodolphe... Les temps modernessont remplis de ces sinistres aventuresoù ne pénètre jamais aucune investiga-tion juridique. Le consolant trépas de

notre Vitellius cadurcien démontre

surabondamment, je suppose, l'immu-

nité d'une certaine catégorie d'assas-

sins, monarchistes ou francs-maçons,

qui vengent, très heureusement par-fois, sur un des leurs, — comme il est

permis de le conjecturer en ce dernier

cas, — les innocentes victimes d'une

politique d'imbécillité et de damnation.

III

La foudroyante nouvelle de la fin

tragique de Napoléon IV se répanditdans Paris, vers trois heures de l'après-midi, le 21 juin 1879, trois jours après

17

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192 LACHEVALIÈREDELAMORT• ' *

le soixante-quatrième anniversaire de

Waterloo.

Je me souviendrai toute ma vie de

cet instant. J'étais précisément à la

Chapelle provisoire du Sacré-Coeur deMontmartre où beaucoup d'âmes fer-

ventes priaient sans mystère pour lePrince absent qui leur, semblait être

l'unique espoir de la France.Tout à coup, un prêtre paraît en

chaire, pâle, dévasté, sanglotant, et

d'une voix à peine distincte, d'une voix

impossible que j'entends encore, lançasur nous ce tonnerre : « Mes frères,le Prince Impérial est mort ! »

Pendant une minute, le silence fut

épouvantable. On laissait passer le

cortège des menaces de l'Apocalypse.Puis, les pleurs, les gémissementsénormeséclatèrent. Quelques femmes,

je crois, n'évanouirent. La Douleur

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LEPRINCENOIR 193

monta sur la plus effrénée de ses ca-

vales et galopa furieusement sur le

niarlroy de tous ces coeurs.

J'eus alorsla sensation très profonde,très particulière que la Providence

venait d'accomplir un geste inouï et

que la France vidée, cette fois, de son

suprême expédient, — puisque les

Bourbons actuels ne comptaient pas

plus que des fantômes, — était humai-

nement, raisonnablement défunte, con-

damnée, damnée comme une sorcière

de joie qui aurait séduit l'univers et

qui ne mériterait aucun pardon;— à

moins, pourtant, que l'excès de son op-

probre n'eût été précisément calculé

pour la souterraine germination de

quelque Sauveur INCONNUdont l'avène-

ment ne serait possible qu'en l'absence

absolue des compétitions.Saturé d'une mélancolie presque

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l'Jl I.A<:iii:vAi.ti':ni-:DIÎI.A.MOHT

sui'liuii)aine, je redescendis dans coParis désormais étrange qui n'avait

plus rien à espérer. Ainsi qu'en un

rêve, il me sembla que ce vaste coeurde la Civilisation et du Péché ne bat-tait presque plus.

Les outrages de la crapule et del'idiotie qui déjà salissaient les murs,dans l'ignoble voeu de profaner le plusinexprimable des deuils, me parurentcomme les vestiges sigillaires ou chi-

rographaires des larves horribles quicolonisent aussitôt les demeures aban-données.

Et depuis cette heure terrible, jeregarde progresser la putréfaction na-tionale en nie disant qu'après tout, ellene peut pas être infinie et qu'il faudrabien qu'une Fleur nouvelle, préfiguréeseulement parles anciens Lys, s'élanceun jour de ce compost surnaturel où,

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i.i: i'iUN<:i:NOIII 10ô

depuis l'Aréopagitc, ont si lentement

fermenté les vouloirs de Dieu!

IV

Le Prince fut lue ou, pour mieux

dire, haché en pièces sur les bords du

Blood-RU'cr, la RIYIKKËni; SANC.Il

serait intéressant de connaître le nom

Cafre de celte rivière désormais fa-

meuse qui fut créée sans doute pour

que les Anglais lui donnassent, un

jour, cette appellation fatidique et

pour que le dernier Prince de France

y fût investi de la seule pourpre quelui réservât son destin. Car le hasard

n'est rien de plus qu'un vocable très

imbécile.

Jusqu'à ce mot de destin lui devait

être funeste, puisque c'était le prodi-

gieux nom du cheval anglais qu'il17.

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19'î l.ACI1EVAI.IKRKDELAMORT

montait le jour de sa mort et qui luifut infidèle autant que les hommes.« Such is fatc », écrivait en apprenantson départ, un jubilant polygraphesaxon qui ne pouvait évidemment passoupçonner l'étonnante prophétie quelui soufflait son instinct.

On recueille volontiers, je le sais

bien, de telles remarques au lendemaindes catastrophes, quand elles ont assezretenti pour crever tous les tympans etranimer toutes les mémoires. Ici,

pourtant, c'est un peu plus qu'ordinaire.Ce qu'on voulut nommer le hasard

paraît avoir été quelque chose commeun tissu fort savant d'imperceptiblesconjonctures qui, rapprochées et con-frontées attentivement, deviennent aus-

sitôt, contre un grand nombre d'indi-vidus clarissimes, le plus accablantensemble de témoignages.

Page 199: LEON BLOY La chevalière de la mort

l.Kl'HIXCENOIK lit"

Si l'on tient, par exemple, à consi-

dérer — isolément — cette menue cir-constance que la selle, de fabrication

française, retrouvée sur le cheval duPrince Impérial, détermina sa chute etsa mort en se déchirant à l'endroit

même où il l'avait fait modifieren Angle-terre, un peu avant de prendre la mer,— .il est évident que toute induction

capitale tirée de ce simple fait doit être

écartée comme illégitime.Mais si on se rappelle en môme

temps que Napoléon III n'aurait jamaisdéclaré la guerre à l'Allemagne si

l'Impératrice n'avait pas exigé qu'onlui cachât l'énorme gravité de la mala-

die qui paralysa, dès le premier jour,son commandement; — si l'on apprendensuite que le même Napoléon III

mourut empoisonné par inadvertance

pour avoir cédé aux homicides suppli-

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198 l.AC1IKVALIKRKI)KI.A.MOUT

cations de là môme Impératrice; et

que, six ans plus tard, le Prince Im-

périal, odieusement dépouillé par sa

mère, excédé, jusqu'au désespoir, d'unetutelle illégale et profondément humi-

liante qui l'atteignait dans son néces-

saire prestige d'Empereur futur, ne sedécidait à partir que dans l'espoir de

lui échapper; — si l'on vient à savoir

enfin, que le gouvernement, anglais, sur

les instances probables de cette espa-

gnole enragée qui détestait la France

jusque dans son propre enfant, ne lui

permit pas dese faire accompagner d'un

seul Français-, — les détails qui, tout

d'abord, avaient paru négligeables,

prennent subitement un panique as-

pect et on se demande avec tremble-ment si quelque rêve dix fois insen-sé d'une impossible domination soli-taire n'a pas existé dans.le misérable

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I.F.PIUNCKNOIK 109

cerveau de cette Clytcmncslre infanti-cide.

V

Elle s'imaginait, sans doute, comme

tant d'autres mères plus ou moins

infâmes, que cet enfant lui appartenait.On aurait pu croire, n'est-il pas

vrai? que le sang des innombrables

victimes de sa guerre devait avoir

étanché pour jusqu'à sa mort, sa fri-

vole soif des égorgements.Elle aurait bien dû nous laisser ce

malheureux Prince. On aurait tout par-donné, tout oublié. Les cimetières et

les champs de bataille seraient devenus

silencieux, dans l'allégresse généraled'un avènement réconciliateur.

Elle pouvait tout empocher en abdi-

quant ses prétentions d'imbécile or-

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200 LA.nilKVAI.IKHEDEI.AMOKT

gucil, en confiant audacieusement son

fils et son Empereur à la très sûre gé-nérosité des quarante millions de

Français que nous sommes.Elle devait et pouvait assurément,

comme une lionne, le défendre et le

protéger contre les funèbres ambitions

de son entourage. Cette mère effrayantene voulut pas. Elle aima mieux le

livrer bassement, hideusement, chien-

nement, aux sales ténèbres de sa poli-tique, d'abord, et aux assassins ensuite.

Car enfin, le doute, après dix ans,sur ce dernier point, serait un enfantil-

lage. La veuve de Napoléon III ne

pouvait pas ignorer que des ennemis à

peu près sans nombre et tout à fait

implacables menaçaient l'héritier du

second empire. A défaut môme detoute expérience, les coulisses révéléesde la Commune l'avertissaient ample-

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I.KPIUXCI:NOIK 201

ment de certaines solidarités diabo-

liques et l'attitude, les amitiés beau-

coup plus qu'étranges du Prince

Tibère, par exemple, n'étaient pas évi-demment pour la rassurer.

M. le comte d'Hérisson dont le ré-cent livre (1), suggestif d'horreur, estl'occasion de celte étude, divulgue,sans trop s'émouvoir, un assez grandnombre de particularités inconnues quel'Impératrice n'avait pas le droit de ne

pas savoir et qui sont contre elle des

présomptions effroyables.Tout lui criait que se séparer du

Prince Impérial, c'était l'envoyer à la

mort, et les sombres chenapans de laSociale ou de l'Internationale durentexulter en apprenant que leur victime,exilée du coeur de sa mère, charriéecomme un arbre déjà mort sur cet

(1)LePrinceImpérial— Ollondorn.

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202 I.ACHEVAI.lftKEDKI.AMORT

Atlantique dont les naufrageurs anglaissont les souverains, s'en venait enfin

devers eux dans laThébaïde réprouvéed'où la clameur du sang d'Abel ne

pouvait pas être entendue.

VI

A la distance de dix ans, toute cette

abomination fait l'effet d'un rêve. Il ne

reste plus aujourd'hui du drame affreux

que l'immortelle mélancolie d'une pitié

qui fut déchirante.

Le sang des Napoléon s'est épuisé

pour grossir les ondes auparavant

ignorées d'une petite rivière de l'Afri-

que méridionale, de même que la race

fleurdelysée des anciens Bourbonss'était éteinte en la personne errante et

phantasmatique'de Louis XVII.

Après ceux-là, silence et ténèbres.

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LEPRINCENOIR 203

C'est fini de la Tradition. La table estrase et la place est nette pour Celui

qui doit venir à la façon d'un nocturne

spoliateur, quand l'ineffable Trinité

l'appellera par son nom.

Jusqu'à ce jour plus ou moins pro-chain, la France est décapitée cl pro-bablement damnée. L'Eglise, néan-moins , continue de prier pourelle...• On sait que la terrible doctrine

catholique sur l'enfer entraîne cette

conséquence raisonnable que le déses-

poir sans fin des maudits fera partie de

la joie sans fin des élus de Dieu quicomtempleront là, sa justice, corollaire

insupportable à notre moderne incré-dulité et tellement effrayant que les

plus ardents mystiques ont à peine oséen parler! Que dire alors de cetteAînée du vieil Occident qui porte en

18

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20'i LACIIÇVAMKPEDELAMOHT

elle, semble-t-il, toutes les contradic-

tions de l'abîme ?

Les obsécrations de la Mère Eglisene lui sont-elles pas comme les prièresdes vivants pour les défunts réprouvés,un redoublement de suffocation et de

terreurs qui les fait quelquefois appa-raître sur la terre pour annoncer àleurs amis et à leurs proches qu'ilssont perdus et qu'ils ne faut plus prier

pour leurs âmes ?

La pauvre France déchevelée par les

démons apparaît, depuis dix ans, à

l'Église en pleurs qui ne peut pas, quine doit pas comprendre ses muettes et

horribles supplications.Lafin du siècle, d'ailleurs, estproche.

Les écluses des nouveaux destins vont

s'ouvrir. Toutes les expériences ont

été faites, les futailles de la vieille sa-

gesse humaine sont irréparablement

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I.El'KINCENOIR 205

défoncées, on agonise de soif et de

nostalgie sous le cadenas des législa-tions sans merci qui n'ont jamais fait

grâce à personne et tous les êtres ca-

pables de volonté ou d'adoration implo-rent à deux genoux l'élargissementdivin.

Si la France désignée par tant d'o-racles anciens doit rompre enfin les

entraves de l'humanité, c'est évidem-

ment qu'il faut un Orphée du ciel pourla délivrer elle-même de son prostibuleinfernal, — et l'infortuné Prince Noir,insuffisamment armé pour cette aven-ture miraculeuse, ne paraît, en somme,avoir subsisté quelques tristes joursque pour shgnî$ë.r lamentablement auPassé rirre^$cabïe' Deleatur.

Bagst>sera,'près\de.Copenhague,5 mars1891.

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TABLE

18.

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NOTE 9

LACHEVALIÈREDELAMORT 11

NOTE • . . . 1G2

LEFUMIERDESLYS 103

LEPRINCENOIR 183

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ACHEVÉD'IMPRIMER

levingtmalmilhuitcentquairc-vingt-seizoPAU

L'IMPRIMERIEV» ALBOUY

POURLB

MERGYRE

DE

FRANCE

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NOTELA CHEVALIERE DE LA MORTNOTELE FUMIER DES LYSLE PRINCE NOIR