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Le cartable de Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire GDH n o 6 2006 C li o

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Lecartablede

Revue romande et tessinoise

sur les didactiques de l’histoire

GDH

no 6 2006

Clio

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Cette revue est publiée sous la responsabilité éditoriale et scientifique du Groupe d’étude des didac-tiques de l’histoire de la Suisse romande et du Tessin (GDH), constitué dans le cadre du Centresuisse de formation continue des professeurs de l’enseignement secondaire (CPS) de Lucerne.

Elle comprend sept rubriques :• L’éditorial• L’actualité de l’histoire• Les usages publics de l’histoire• Les didactiques de l’histoire• La citoyenneté à l’école• L’histoire de l’enseignement• Les annonces, comptes rendus et notes de lecture

Comité de rédaction :• FRANÇOIS AUDIGIER, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

• PIERRE-PHILIPPE BUGNARD, UNIVERSITÉ DE FRIBOURG

• CHARLES HEIMBERG, INSTITUT DE FORMATION DES MAÎTRES (IFMES) ET UNIVERSITÉ DE GENÈVE

• PATRICK DE LEONARDIS, GYMNASE DE LA CITÉ, LAUSANNE

Coordinateur :• CHARLES HEIMBERG

Réseau international de correspondants :• MARIE-CHRISTINE BAQUÈS, CLERMONT-FERRAND

• ANTONIO BRUSA, BARI

• LUIGI CAJANI, ROME

• LANA MARA DE CASTRO SIMAN, BELO HORIZONTE

• ISSA CISSÉ, OUAGADOUGOU

• COLETTE CRÉMIEUX, PARIS

• MOSTAFA HASSANI IDRISSI, RABAT

• CHRISTIAN LAVILLE, QUÉBEC

• CLAUDINE LELEUX, BRUXELLES

• ROBERT MARTINEAU, MONTRÉAL

• IVO MATTOZZI, BOLOGNE

• HENRI MONIOT, PARIS

• JOAN PAGÈS, BARCELONE

• NICOLE TUTIAUX-GUILLON, LILLE

• RAFAEL VALLS MONTÉS, VALENCIA

• KAAT WILS, LOUVAIN

Maquette et mise en pages : MACGRAPH, YVES GABIOUD, PUIDOUX

Couverture : FRANÇOISE BRIDEL, GENÈVE

© Loisirs et Pédagogie, Lausanne, 2006ISBN 2-606-00286-5EAN 978-2-606-00286-2LEP 920026A1I 1006

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TABLE DES MATIÈRES N° 6, 2006

L’éditorial | ...................................................................................................................................... 7

Les échelles de l’histoire |Comment a évolué l’histoire de la Grande Guerre, par ANTOINE PROST .................................................. 11

Tirez l’échelle !, par FRANÇOIS AUDIGIER................................................................................................... 22

Les trois échelles mobiles de l’histoire qui s’enseigne, entre temps, espaces et sociétés,par CHARLES HEIMBERG ............................................................................................................................ 38

Les temporalités de la civilisation arabo-musulmane. L’intériorisation de l’échelle ternaire au Maroc,par MOSTAFA HASSANI IDRISSI ................................................................................................................... 51

Entre cycles et durées, le temps spécifique du Moyen Âge, par ROLAND PILLONEL-WYRSCH ..................... 66

Une proposition conceptuelle pour la recherche et l’enseignement du temps historique,par ANTONI SANTISTEBAN FERNANDEZ....................................................................................................... 77

Quelques observations sur un parcours d’histoire mondiale (sur deux ans), LYCÉE L. ARIOSTO

DE FERRARE, DÉPARTEMENT D’HISTOIRE...................................................................................................... 91

L’actualité de l’histoire |L’invention de la tradition ou l’anamorphose de l’histoire au XIXe siècle, par PATRICK DE LEONARDIS.... 101

Les usages publics de l’histoire |Les musées : une construction identitaire entre histoire et mémoire, par ISABELLE BENOIT ...................... 113

Mémoire de la Shoah, un enseignement sous pression, par SOPHIE ERNST ............................................... 122

La démocratie, les usages publics de l’histoire et les lois mémorielles, par CHARLES HEIMBERG................ 134

Les didactiques de l’histoire |La saveur des savoirs : un colloque à Rouen sur les savoirs et les acteurs de la formation......................... 141

L’exemple de la Première Guerre mondiale, introduction de LA RÉDACTION DU CARTABLE DE CLIO ........ 145

L’intégration des nouveaux savoirs dans les manuels d’histoire français : le cas de la Première Guerre mondiale au lycée, par YANNICK LE MAREC.............................................................................................. 147

Comment les soldats de la Grande Guerre ont-ils tenu ? Un débat d'histoire dans la classe,par YANNICK LE MAREC et ANNE VÉZIER................................................................................................... 160

Récit historique et construction du savoir en classe d’histoire au lycée, par DIDIER CARIOU .................... 174

Un bilan du débat sur l’enseignement de l’histoire au Québec, introduction de LA RÉDACTION.............. 185

Amener les élèves à construire leur identité collective ? Le grand défi québécois de la classe d’histoire, par CHANTAL PROVOST ............................................................................................................. 190

Les manuels scolaires peuvent-ils aider les maîtres à enseigner l’histoire à l’école élémentaire ?,par ANGÉLINA OGIER-CESARI .................................................................................................................... 201

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Les fonctions des images dans le manuel d’histoire – Viele Wege – eine Welt (Beaucoup de chemins – un seul monde), par PETER GAUTSCHI et ALEXANDRA BINNENKADE ......................................................... 212

L’utilisation didactique du jeu dans le cadre de l’histoire enseignée, par ELENA MUSCI ........................... 226

Nuovi itinerari storici per le scuole : il percorso didattico del sito archeologico di S. Maurizio a Bioggio in Ticino, da SABRINA STEFANINI AIRAGHI ................................................................................................. 237

Il cantiere della cattedrale di Notre-Dame di Parigi : un´esperienza didattica in seconda media,da GIULIA SÖRE ......................................................................................................................................... 247

La citoyenneté à l’école |L’éducation à la citoyenneté dans quelques curriculums européens, par FRANÇOIS AUDIGIER.................. 255

L’histoire de l’enseignement |Pour une épistémologie de l’histoire des idées pédagogiques, par LOÏC CHALMEL ..................................... 277

Le XVIIe siècle a scellé une révolution qu’il est grand temps de dépasser : celle des notes et de la classe !,par PIERRE-PHILIPPE BUGNARD................................................................................................................... 289

Les annonces, comptes rendus et notes de lecture |E. Hobsbawm, Franc-tireur, par PATRICK DE LEONARDIS ......................................................................... 311F. Rousseau, La Grande Guerre en tant qu’expériences sociales, par CHARLES HEIMBERG ....................... 312J. Fontanabona et J.-F. Thémines (dir.), Innovation et histoire-géographie dans l’enseignement secondaire

Analyses didactiques, par CHARLES HEIMBERG.................................................................................... 313R. Valls (dir.), Los processos independentistas iberoamericanos en los manuales de Historia,

par CHARLES HEIMBERG...................................................................................................................... 315M. Carretero, A. Rosa et M. F. González (dir.), Enseñanza de la historia y memoria colectiva,

par CHARLES HEIMBERG...................................................................................................................... 315Le cartable de Clio signale ........................................................................................................................ 316atis, l’Associazione ticinese degli insegnanti di storia, par MAURIZIO BINAGHI ..................................... 317Quelques impressions d’étudiants après le cours de 2006 du GDH sur Les échelles de l’histoire......... 319Synthèse d’un atelier sur Les échelles de l’histoire ................................................................................... 322Annonce du cours GDH/CPS 2007 Cinéma et enseignement de l’histoire............................................. 325

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L’éditorial

Le cartable de Clio

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Le cartable de Clio, n° 6 – L’éditorial – 7 7

ÉDITORIAL

Cette sixième livraison du Cartable de Clioconsacre son dossier thématique aux échellesde l’histoire, dans le temps, l’espace ou lasociété. Elle s’ouvre par un texte d’AntoineProst sur l’évolution de l’histoire de laGrande Guerre, et de ses périodisations, quireprend sa conférence donnée à Fribourg enmai 2006 dans le cadre du cours annuel duGroupe d’étude des Didactiques de l’Histoire(GDH).

Deux idées fortes traversent les différentescontributions de ce dossier. La première, c’estque l’inscription de l’apprentissage de l’his-toire dans une échelle donnée n’est jamaisanodine et mérite d’être toujours explicitéeet problématisée afin qu’elle ne passe paspour quelque chose qui irait de soi. Laseconde, c’est le fait qu’en variant les échellestemporelles, spatiales et sociales de ses obser-vations, l’histoire enseignée peut donneraccès à davantage de sens, de compréhensionet de perception de la complexité des sociétés.

Dans une perspective voisine, le conceptd’« invention de la tradition», cher à l’histo-rien britannique Eric J. Hobsbawm, nousinvite également à interroger nombre desreprésentations du passé que nous transmet-tons aux élèves. L’anachronisme peut en effetsurgir paradoxalement d’une trop grande

insistance à suivre l’histoire comme une ins-cription linéaire de causes et d’effets.

La rubrique sur les didactiques de l’histoireprolonge ces réflexions, et en suggère d’autres,en rendant compte par exemple d’enquêtes deterrain et de propositions de dispositifs péda-gogiques. Quant à la question de la mémoire,toujours très présente dans l’espace public,elle donne lieu à des contributions sur lesmusées d’histoire et sur les pressions mémo-rielles identifiables dans la société.

Une fois de plus, Le cartable de Clio souhaitefavoriser un large débat autour de ces ques-tions et engager chacun à y participer. Lesréponses à ces questions n’émergeront que sinous croisons et confrontons nos expé-riences en dépassant la seule échelle locale,au-delà de nos horizons familiers. C’estpourquoi les articles réunis dans ce numéro,comme les précédents, proviennent d’histo-riens, de chercheurs et d’enseignants appar-tenant à différents espaces linguistiques etnationaux : la Romandie, le Tessin, la Suissealémanique, la France, l’Italie, l’Espagne, leMaroc, le Québec.

La rédaction du Cartable de Clio

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Les échelles de l’histoire

Le cartable de Clio

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Le cartable de Clio, n° 6 – Comment a évolué l’histoire de la Grande Guerre – 11-21 11

COMMENT A ÉVOLUÉ L’HISTOIRE DE LA GRANDE GUERRE

ANTOINE PROST, UNIVERSITÉ PARIS I PANTHÉON-SORBONNE

L’histoire qui s’écrit n’est pas en dehors del’histoire. Je me propose d’illustrer cette évi-dence en prenant pour exemple l’histoire dela Grande Guerre. À un premier niveau, ils’agira de dégager une périodisation de l’his-toriographie : les regards que les historiensont portés sur cette guerre, les interpréta-tions qu’ils en ont données ont évolué depuisprès d’un siècle, et l’on peut organiser cetteévolution en trois « configurations » succes-sives. J’emploie ce terme pour souligner lelien qui unit, au cours de chaque période, lesquestions des historiens – qui sont aussicelles de leurs lecteurs –, les sources qu’ilsont exploitées et les paradigmes qu’ils ontmis en œuvre, leurs schémas d’analyse etd’explication. À un second niveau, je m’in-terrogerai sur les périodisations de la guerrepropres à chaque configuration. Ceci peutsembler paradoxal, car la périodisationsemble inscrite dans la définition même de la« guerre de 1914-1918 ». Pourtant, il n’est pascertain que l’histoire militaire et diploma-tique recoure aux mêmes découpages chro-nologiques que l’histoire sociale ou l’histoireculturelle.

1. LA PREMIÈRE CONFIGURATION :MILITAIRE ET DIPLOMATIQUE

On n’a pas attendu la fin de la guerre pour enécrire l’histoire : la première histoire de labataille de la Marne est publiée au début de

1915. La question est de savoir qui l’a gagnée;c’est celle du rôle des acteurs, de leur respon-sabilité. Et bien vite, l’interrogation majeureporte sur les origines de la catastrophe: qui adéclenché la guerre ? Pour les alliés, aucundoute, l’Allemagne est responsable, ils l’affir-ment dans l’article 231 du traité de paix. Maisles Allemands n’acceptent pas ce « diktat »qu’ils estiment profondément injuste : ilsn’ont fait que se défendre contre des puis-sances hostiles qui les encerclaient.

Outre ses enjeux moraux, ce débat fondamen-tal commande la politique internationale etfonde les réparations imposées aux Alle-mands. Aussi intéresse-t-il au premier chef lesgouvernements. Dès la négociation du traité, àlaquelle il n’a pas été invité, le gouvernementallemand présente un mémorandum rédigépar trois universitaires, dont Max Weber, pourréfuter la thèse de la responsabilité de l’Alle-magne. Le ministère des Affaires étrangèrescrée un bureau spécial chargé de la question dela Kriegsschuldfrage, la responsabilité de laguerre. Son objectif est de prouver au mondeentier la justesse de la cause allemande. Il aideles historiens étrangers favorables à ses thèsesen facilitant l’édition ou la traduction de leurslivres; il lance très vite la publication des docu-ments diplomatiques allemands, quarantevolumes apparemment établis selon les règlesde la critique historique; il publie une revueintitulée précisément Die Kriegsschuldfrage.

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Son directeur, un officier, von Wegerer,deviendra pour l’opinion allemande le grandhistorien de la guerre. En France, le gouver-nement charge d’une mission analogue labibliothèque-musée de la guerre, dont des-cend l’actuelle Bibliothèque de documenta-tion internationale contemporaine (BDIC).Mais c’est une institution plus scientifique :placée sous la tutelle du ministère de l’Ins-truction publique, dirigée par un archiviste,elle recrute comme conservateur un jeunehistorien, mutilé de guerre, Pierre Renouvinet publie tous les trimestres la Revue d’his-toire de la guerre mondiale (aujourd’huiGuerres mondiales et conflits contemporains).Renouvin est chargé de la publication desdocuments diplomatiques français.

En dehors de ces entreprises plus ou moinsofficielles, auxquelles il faudrait ajouter leshistoires militaires que les états-majors met-tent en chantier, les historiens peinent à sefaire entendre. Ils sont peu nombreux, carl’Université est encore un cénacle restreint,sans beaucoup d’étudiants. En France, il estvrai, l’histoire s’enseigne dans les lycées et dès1920, Jules Isaac ajoute une centaine de pagessur la Grande Guerre au manuel de Malet quidevient le célèbre Malet et Isaac 1. Mais on necompte à la Sorbonne qu’un seul professeurd’histoire politique moderne et contempo-raine, Seignobos. Renouvin, chargé d’abordd’un cours sur la Grande Guerre, ne sera éluprofesseur qu’en 1932 et son livre majeur surla guerre paraîtra en 1934 seulement. Sur-tout, la voix des historiens est couverte parcelle des grands chefs militaires et politiquesqui mettent en valeur leurs actions et dont leslivres sont riches de leur expérience, de leurs

souvenirs, mais aussi des documents qu’ilsont conservés. Poincaré, Painlevé, Churchill,Joffre, Pétain, Foch, Hindenburg, Luden-dorff, Falkenhayn, Haig et bien d’autres pren-nent la plume. Ces livres ne sont pas de l’his-toire, mais ils en contiennent, et ilspassionnent l’opinion. On pourrait y ajouter– mais je les laisse ici de côté – les 134volumes édités par la Dotation Carnegiepour la paix internationale, où des hautsfonctionnaires, voire des ministres, impliquésdans la conduite de la guerre 2 exposent augrand public, en techniciens, les problèmesqu’ils ont résolus.

Ouvrons ces ouvrages. Nous n’y rencontronsque des généraux, des ministres, des diplo-mates, des «décideurs» comme on dit aujour-d’hui. Chaque trimestre, la Revue d’histoire dela Guerre mondiale publie deux articles etdeux témoignages : il s’agit uniquement, àparts égales, de la conduite des opérations etde la diplomatie. L’armée, ici, ce sont lesgrandes unités : armées, corps d’armées, divi-sions. On cherche en vain les soldats ; ils n’in-téressent pas cette histoire. Les poilus ne peu-vent s’y retrouver. D’où leur frustration, etl’effort d’un John Norton Cru pour faire deleurs témoignages le matériau possible d’unehistoire en les soumettant à la même impi-toyable critique que les dépêches des diplo-mates. Mais Renouvin l’écarte au motif queles vues des combattants sont trop partiellespour comprendre le champ de bataille. L’ar-mée, c’est celle des plans de bataille de Napo-léon : les rectangles qu’on déplace sur lescartes et dont on indique la manœuvre pardes flèches. La tranchée est traitée comme une

1 Pour alléger l’exposé, nous donnons en annexe les réfé-rences des principaux ouvrages cités.

2 Ainsi Beveridge, responsable de la main-d’œuvre puisdu ravitaillement, le ministre du Commerce Clémentel, legouverneur de la banque d’Autriche-Hongrie Popovitch,etc.

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seuls juges de leurs intérêts vitaux et de lameilleure façon de les défendre, ce qui consti-tue leur définition même selon R. Aron. Laguerre de 1914, qui débouche sur la créationde la SDN à Versailles, marque alors la prise deconscience des limites de l’État-Nation et de lanécessité de le dépasser par une organisationsupra-nationale.

L’explication narrative, qui est le paradigmemême de cette histoire, implique en outre unepériodisation serrée. Une bonne partie del’argumentation repose en effet sur une chro-nologie rigoureuse. Ici, les jours comptent.On tire argument de la date de l’ultimatumautrichien à la Serbie, le 23 juillet, alors quePoincaré et Viviani viennent de quitter St-Petersbourg pour revenir en France et ne peu-vent être joints, ou de celle de la déclarationde guerre de l’Autriche à la Serbie le 28 juillet,alors que les troupes autrichiennes ne peu-vent entrer en action que le 12 août, pouraffirmer la volonté de Vienne de créer l’irré-parable. Pour soutenir que l’Allemagne a dûse défendre, on fait valoir que sa mobilisationgénérale suit celle des Russes, le 30 juillet. Et lavolonté pacifique de la Grande-Bretagnesemble attestée par son entrée en guerre datéedu 4 août, alors que la violation de la neutra-lité belge par l’Allemagne date du 2. Quandon prend un peu de recul par rapport à cettechronologie fine, celle de Renouvin dans Lesorigines immédiates de la guerre, la guerre estscandée par le déroulement de la campagneou l’évolution des alliances. D’où la périodisa-tion souvent utilisée qui distingue d’une partune guerre de mouvement, marquée par labataille de la Marne et la course à la mer, puisune longue période d’enlisement, et la reprisede la guerre de mouvement au printemps de1918, d’autre part une guerre qui change deface au printemps de 1917 avec la défection

organisation défensive, et non comme le lieuoù vivent, souffrent et meurent des hommes.Les civils, quand ils apparaissent, sont l’objetde l’action des gouvernements et des admi-nistrations qui tentent de satisfaire leursbesoins, de remédier aux pénuries de charbonou de blé. Mais on ne voit pas les usines.L’économie de guerre est au mieux traitée enquelques pages.

Cette histoire militaire et diplomatique estéminemment politique : pour elle, commepour Clausewitz, la guerre est la politiquecontinuée par d’autres moyens. Ses méthodessont donc celles de l’histoire politique événe-mentielle, puisqu’il s’agit d’expliquer des évé-nements : défaites, victoires, alliances, choixstratégiques ou politiques. Son paradigme estl’explication narrative : elle montre commentles informations des acteurs, leurs intentions,leurs jugements, les conduisent à des déci-sions, qui s’enchaînent les unes aux autres.C’est le paradigme même de l’histoire tel quel’analyse dans sa thèse de 1938, Introduction àla philosophie de l’histoire, le jeune RaymondAron qui, d’ailleurs, prend précisément pourexemple de la recherche des causes en histoirel’origine d’une autre guerre, avec la dépêched’Ems.

Ce paradigme entraîne une périodisation spé-cifique. C’est d’abord une périodisationcourte : celle de l’événement-guerre propre-ment dit, de Sarajevo à Rethondes, voire à Ver-sailles. Quand l’on adopte une périodisationplus longue, comme pour la publication desdocuments diplomatiques qui remonte à1870, on inscrit la guerre de 1914-18 dans lacontinuité du problème des nationalités auXIXe siècle. C’est une revanche de la guerre de1870, pour les Français du moins; c’est sur-tout l’apogée cataclysmique des États-Nations,

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redoutée de l’allié russe et l’entrée en guerredes États-Unis. Périodisation robuste, et quiconserve une sorte d’évidence.

2. LA SECONDE CONFIGURATION :SOCIALE

La Seconde Guerre mondiale marque unerupture. Plus longue, plus horrible, plustotale avec les massacres de populationsciviles sous de multiples formes, des bombar-dements aériens au génocide, sans compterHiroshima et Nagazaki, cette guerre totalerepousse la Première au second plan. L’évi-dence s’impose de leur continuité : 1939-45est comme la seconde mi-temps d’une partiecommencée en 1914. Mais, dans ce que deGaulle appelle en 1941 une «nouvelle guerrede trente ans », c’est le dernier épisode quiintéresse. L’histoire de la Grande Guerreconnaît un long sommeil dont elle ne sortqu’à la fin des années 1950.

En Allemagne, la publication marquante esten 1961 celle de Fritz Fischer, Griff nach derWeltmacht. C’est de l’histoire politique clas-sique, comme celle de l’entre-deux-guerresen France ; mais l’historiographie allemandeavait un retard à combler, le nazisme ayantrendu impossible tout travail proprementhistorique sur un tel sujet. D’autre part, ilétait impossible après Hitler d’étudier laGrande Guerre comme si celui-ci n’avait pasexisté. En soutenant que Bethmann-Hollwegvisait déjà la domination de l’Europe par laconstruction d’une vaste Mitteleuropa,Fischer place Hitler dans la suite du IIe Reich,ce qui déclenche une controverse majeureentre les historiens allemands.

En France, le réveil historiographique date dela publication en 1959 du livre de Ducasse,

Meyer et Perreux, Vie et mort des Français.L’éditeur, Hachette, pensait qu’il n’intéresse-rait pas le public et il exigea pour le publierune préface signée d’un grand nom. Lesauteurs sollicitèrent leur camarade de la rued’Ulm, Maurice Genevoix, qui venait d’êtreélu secrétaire perpétuel de l’Académie fran-çaise. Le succès fut tel que Hachette com-manda aussitôt à deux des auteurs des Viequotidienne, d’une part des soldats, d’autrepart des civils. D’autres éditeurs publient desbest-sellers de la même inspiration, commeceux de Roger Boutefeu ou de René-GustaveNobécourt.

Ces succès de librairie, dont l’histoire illus-trée de l’historien d’Oxford, Alan J.P. Taylor(1964) est un équivalent britannique(250 000 exemplaires vendus), s’expliquentpar un renouvellement du public. Celui desétudiants et des universitaires commence às’élargir. Surtout, les anciens combattantsarrivent à l’âge de la retraite : ce sont eux quiassurent les succès de librairie. Mais ils ne secontentent pas de lire : ils imposent leur pointde vue, celui d’une histoire par en bas, atten-tive au sort qui fut le leur. On le voit bien avecla longue série sur la Grande Guerre com-mandée en 1964 par la BBC à Barnett, Ter-raine et Liddle Hart, qui l’avaient conçue enspécialistes d’histoire militaire. Mais lesvisages de soldats qu’ils montraient racon-taient une histoire bien différente. La BBCreçut une avalanche de lettres d’anciens com-battants indignés de ce qu’ils percevaientcomme la perpétuation de mensonges offi-ciels. La même année, la télévision françaisecommanda à Marc Ferro un film sur laguerre qui ne suscita pas de protestation, caril ne racontait pas la guerre des ministres etdes généraux : c’était une autre histoire,comme le souligne Annie Kriegel dans les

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Les échelles de l’histoire 15

Annales : «La guerre, c’étaient les femmes tra-vaillant dans les usines […], c’était le ration-nement des civils. […] Le spectateur «voit» lit-téralement surgir de la guerre la révolution» 3.

S’intéresser aux civils, à leur vie, à leurs réac-tions, conduit inévitablement, en effet, à s’in-terroger sur le lien entre guerre et révolution.Le contexte de la guerre froide y incite alors :l’URSS est issue de la Grande Guerre. Pourles historiens, les grèves qui éclatent partout àpartir de 1917, l’aspiration révolutionnairequi triomphe en Russie, soulève l’Allemagneet radicalise ailleurs le mouvement ouvrier,prennent alors le statut de faits majeurs àpartir desquels revisiter la guerre. À vrai dire,cette question avait déjà été posée par ÉlieHalévy avec beaucoup d’acuité dans trois lec-tures données à Oxford en 1930, mais iln’avait guère rencontré d’écho: étranger pourles Britanniques, c’était un philosophe pourles historiens français.

Cette histoire sociale pense la guerre commel’affrontement de sociétés elles-mêmes tra-vaillées par des conflits : des sociétés de classe.Du coup, les lieux changent : aux bureaux desadministrations et des états-majors, succè-dent les ports, les usines, les champs et leursrécoltes, les océans sillonnés par des convois.Une perspective large, qui fait la nouveautéde la synthèse de Marc Ferro en 1969. Denouveaux acteurs entrent en scène, desacteurs collectifs : les ouvriers, les femmesdans les usines ou dans les queues devant lesmagasins vides. Les soldats cessent d’être lessymboles qu’on déplace sur des cartes, pourdevenir des groupes capables d’initiative ;l’ouverture des archives permet à Guy

Pedroncini d’étudier les mutineries. Laguerre attire des historiens venus de l’histoireouvrière. Jay Winter met ainsi en évidence laparadoxale réduction de la mortalité infantileen Grande-Bretagne pendant la guerre poursouligner l’efficacité sociale des mesures deravitaillement. Jean-Jacques Becker s’inté-resse à la mobilisation, à la façon dont lesfrançais sont entrés en guerre pour conclureà leur résignation plus qu’à leur enthou-siasme. Moi-même, je me suis attaché auxsoldats redevenus civils, aux anciens combat-tants, pour découvrir leur profond pacifisme.D’autres historiens, plus ambitieux, ontexpliqué comment la guerre a transforméune société nationale dans son ensemble,modifiant les équilibres entre les classessociales. Jürgen Kocka accorde ainsi uneplace centrale dans l’évolution allemande à larelative prolétarisation du Mittelstand, laclasse moyenne de fonctionnaires et d’em-ployés, tandis que Bernard Waites, après avoirétabli que les écarts entre classes socialess’étaient réduits pendant la guerre enGrande-Bretagne, cherche à comprendrepourquoi la conscience de ces écarts est aucontraire devenue plus aiguë.

Les paradigmes de cette histoire sociale nesont plus ceux de l’histoire militaire et diplo-matique. L’interrogation sur les intentions etles motivations cède la place à la recherchedes contraintes. On passe des acteurs indivi-duels aux acteurs collectifs et leurs intentionspèsent moins que la force des choses, les rai-sons subjectives moins que les causes objec-tives. L’historien met en évidence la logiquedes situations : les choses étant ce qu’ellesétaient, l’issue ne pouvait être différente. Ceparadigme, qui va volontiers de l’écono-mique au social et du social au politique, estsouvent qualifié de marxiste, ce qui suffit

3 Annie Kriegel, Marc Ferro & Alain Besançon, «Histoireet cinéma: l’expérience de la Grande Guerre», AnnalesESC, 1965-2, pp. 327-336.

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aujourd’hui à le discréditer, par effet de modeet soumission au «politiquement correct». Ilest pourtant aussi ancien que l’histoiresociale elle-même: Guizot parlait de classessociales et de lutte des classes. Ce paradigmetraditionnel, dans la continuité des Annales,avec l’enchaînement : économies, sociétés,civilisations, conserve pourtant une grandeforce explicative. Sans doute pourrait-ilconduire à une sorte de déterminisme; il s’enpréserve par son attention à la pluralité et àl’enchevêtrement des causalités.

Il conduit à une périodisation plus large quecelle de l’histoire politique. Pour l’histoiresociale, impossible de comprendre la guerre sion l’enferme entre 1914 et 1918. Il faut partirde plus loin, au moins de 1905 et de l’affron-tement des impérialismes coloniaux. Surtout,il faut s’arrêter plus tard, et aller au moins jus-qu’en 1920, pour prendre en compte non seu-lement le triomphe des Bolcheviks, mais aussila révolution allemande et les grandes grèvesbritanniques et françaises de 1919-1920. À lascansion ternaire – guerre de mouvement /guerre de tranchées / reprise de la guerre demouvement – succède une scansion binaire,où 1917 est la charnière, moins en raison dunouveau panorama stratégique créé par lacrise russe et l’entrée en guerre des États-Unis,que parce que le consensus autour de laguerre se délite alors dans tous les pays, avec laradicalisation des minoritaires socialistes, lesgrèves, les mutineries en France et, partout,une interrogation sur les buts d’une guerredont nul ne voit la fin.

La périodisation de cette histoire sociale n’estpas serrée. Pour elle, la datation importemoins que la pesée : volontiers quantitative,elle est très attentive aux rapports de forcedont elle fait l’un de ses principes d’explica-

tion. En revanche, elle ne connaît pas d’évé-nement proprement décisif puisqu’elle choi-sit de se placer du côté des mouvementslongs, des changements progressifs, des forcesprofondes. Ici, les dates jalonnent des évolu-tions ; ce sont des points de repère qui signa-lent un renforcement ou une hésitation, maisrarement de vrais tournants.

3. LA TROISIÈME CONFIGURATION :CULTURELLE

De la première à la seconde configuration, lepassage avait été marqué par une coupure,une longue décennie de désintérêt. De laseconde à la troisième, il est au contraireextrêmement rapide. C’est qu’il s’agit d’unetransition souple, dans la continuité, plus qued’une rupture ; d’une évolution plus qued’une mutation. Jean-Jacques Becker et Sté-phane Audoin-Rouzeau, qui avaient organiséen 1988 le colloque sur les sociétés euro-péennes et la guerre, tiennent, pour l’inaugu-ration de l’Historial de Péronne en 1992, unnouveau colloque qu’ils intitulent «Guerre etcultures ». Ils passent facilement de l’une àl’autre parce que le culturel était déjà présentdans l’histoire sociale sous le nom d’idéolo-gies ou de mentalités. Ce qui change est laplace du culturel : au lieu de couronner l’édi-fice, il devient central ; il n’a plus à être expli-qué : c’est le principe d’explication.

L’irruption de l’histoire culturelle est un phé-nomène général, et l’histoire de la GrandeGuerre n’échappe pas à ce mouvement. Onpeut noter d’ailleurs qu’il est plus précoce làoù le marxisme n’avait pas largement pénétré,comme aux États-Unis. L’ouvrage pionnier dePaul Fussell, qui n’a pas été traduit en français,date de 1975. En France, c’est l’implosion desdémocraties populaires et la chute du mur de

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Berlin qui discréditent radicalement le para-digme de l’histoire sociale. L’heure n’est plusaux grandes fresques: la micro-storia commel’Altagsgeschichte manifestent la fécondité heu-ristique d’approches restreintes, de monogra-phies peu soucieuses de représentativité, maisqui permettent d’analyser finement des pra-tiques et des représentations. La société toutentière participe à la valorisation des indivi-dus. Les récits de vie d’humbles, de modestes,d’inconnus, trouvent éditeurs, publics et suc-cès. Significatif de ce nouveau cours de l’his-toire, on voit Alain Corbin présenter comme labiographie d’un inconnu, Louis-FrançoisPinagot, une monographie classique d’histoiresociale. Par un retournement du collectif àl’individuel, toute vie devient digne d’intérêtet mérite attention. Les héritiers des poilus de14-18 découvrent dans des greniers des cor-respondances ou des carnets de guerre qu’ilsentreprennent de publier. À défaut, ils les dif-fusent sur Internet, parfois résumés, parfoisenrichis de photographies.

D’autres facteurs militent dans le mêmesens. L’invention du devoir de mémoire mul-tiplie les commémorations : nous nousdevons de ne pas oublier les victimes del’histoire, et les poilus sont désormais perçuscomme des victimes ; non plus une troupeen manœuvre (première configuration) ouun groupe soudé par des solidarités (secondeconfiguration), mais une sorte de « grandtroupeau » – pour reprendre un titre deGiono – mené à l’abattoir par les généraux etles gouvernants. Le mouvement de patrimo-nialisation, à l’œuvre dans toute la société,trouve ici un terrain privilégié. Des musées,dont l’Historial est le modèle inégalé,recueillent le témoignage des objets les plusdivers, bijoux de tranchée, cannes, couteaux,comme celui des photos, des cartes postales,

des correspondances. À l’histoire de la guerrecomme système de représentations vécuessur le moment par les acteurs s’ajoute celledes représentations construites, décons-truites et reconstruites au fil des années parles témoins, les romanciers, les cinéastes,sans oublier les historiens.

Dès lors, la guerre de 1914-1918 n’apparaîtplus comme le point final du siècle desnationalités, mais comme l’ouverture d’unsiècle tragique, hanté par la mort de masse.C’est l’historien américain George Mosse quia mis ce thème à l’honneur dans un livreintitulé Fallen soldiers, traduit en françaissous le titre La Brutalisation des sociétés occi-dentales. Les tranchées de la Grande Guerresont réinterprétées à l’ombre d’Auschwitzdont le génocide arménien, absent des pre-mières configurations, devient comme unepréfiguration.

Les questions antérieures n’intéressent plusles historiens de cette troisième configura-tion, ni leurs lecteurs. Celle de la révolutionsemble anachronique, et celle des responsa-bilités, futile. Les intentions des acteurs, leursdécisions, sont réinterprétées à la lumièredes représentations qui les sous-tendent. Leshistoriens exploitent ici des pistes ouvertesen 1968 par James Joll dans sa leçon inaugu-rale à la London School of Economics sur lesunspoken assumptions, plus importantespour comprendre le comportement desacteurs que les raisons avouées. TheodorMommsen montre ainsi comment l’opinionallemande s’est persuadée du caractère inévi-table de l’affrontement entre les races slave etgermanique et comment elle l’a légitimé parune sorte de darwinisme social. John Horneet Alan Kramer expliquent les atrocités alle-mandes d’août 1914 en Belgique par les

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légendes de francs-tireurs héritées de laguerre de 1870. Mais le meilleur exemple decette inflexion des problématiques est sansdoute l’étude des mutineries. Guy Pedron-cini étudiait la sociologie des mutins. AvecLen Smith, la perspective devient anthropo-logique. En étudiant une seule division surtoute la durée de la guerre, il montre com-ment se met en place dès la Marne une sortede négociation cachée entre le commande-ment et la troupe : par-delà la chaîne for-melle de commandement, s’établit un sys-tème de proportionnalité entre effortsdemandés et résultats probables, où les sol-dats se comportent en citoyens qu’ils n’ontpas cessé d’être en endossant l’uniforme.

On touche ici la grande question qui dominecette troisième configuration : pourquoi lessoldats ont-ils tenu ? Elle renvoie à l’analysede la violence qu’ils ont subie, parmi d’autresvictimes jusqu’alors négligées : les civils, lesprisonniers, les familles et leur deuil, ce quiconduit à déborder de beaucoup la guerrepour en suivre les cicatrices. Jay Winter s’at-tache ainsi aux conduites de deuil et à leursformes qui empruntent bien peu au post-modernisme né pourtant de la guerre elle-même. La reconstruction mémorielle de laguerre par la littérature, le cinéma, lesmusées, devient part intégrante de son his-toire. Mais la fascination de la violenceconduit aussi à s’intéresser à ceux qui l’exer-cent. Il faut dire que tuer est l’acte central dela guerre, et Joanna Bourke s’interroge sur leplaisir de tuer face à face. La guerre apparaîtalors comme une « culture » de la violenceextrême.

Dans cette histoire, les enchaînements s’in-versent. La culture de guerre n’est pas laconséquence de la guerre : elle l’explique. La

guerre a procédé de la culture de guerre, etnon l’inverse. Stéphane Audoin-Rouzeau etAnnette Becker en font un corpus de repré-sentations cristallisé en un véritable système,« indissociable d’une spectaculaire prégnancede la haine à l’égard de l’adversaire » (p. 122).Ils récusent une historiographie antérieure,trop marquée, à leur avis, par le pacifisme del’entre-deux-guerres, trop prompte à « asep-tiser » les témoignages, à édulcorer la vio-lence. Les grands acteurs, individuels ou col-lectifs, les dirigeants, les généraux, lessyndicalistes, les industriels quittent la scènecomme les institutions : ils ne sont plusnécessaires à l’explication car leur prise estfaible sur l’expérience de guerre qu’il fautdésormais expliquer. Même la propagandecesse d’être l’œuvre de la presse et du gou-vernement pour devenir «une grande pousséevenue d’en-bas » (p. 131).

Cette nouvelle configuration met en œuvreun paradigme humaniste, centré sur la com-préhension du vécu, de l’intime, où touteexpérience individuelle mérite prise encompte, comme l’attestent les nombreusespublications de carnets et de correspon-dances. Du coup, le cadre national lui-mêmeperd sa pertinence. Il devient possible desous-titrer un ouvrage « Une histoire descombattants européens», comme si leur expé-rience était entièrement commune. On voitmême les instructions officielles pour l’en-seignement de l’histoire dans le second degréparler de « guerre civile européenne », commesi la guerre était compréhensible abstractionfaite du phénomène national. Le retourne-ment par rapport à la première configura-tion est spectaculaire.

Quant à la périodisation, elle est beaucoupplus floue. En un sens, l’histoire de la guerre

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n’est pas terminée, puisque c’est « l’histoirede la façon dont chacun comprenait la guerreet ses conséquences » 4. La mise en forme n’estjamais achevée. On le voit bien avec lesétudes sur la mise en forme par Erich Wit-kop des lettres de soldats allemands mortssur le front, republiées avec des sélectionsqui éliminent par exemple sous le régimenazi les lettres de soldats juifs. Plus profon-dément, si l’on suit Paul Fussell, la «mémoiremoderne » qui émerge de la Grande Guerreest la syntaxe et la grammaire de notre com-préhension du monde violent dans lequelnous vivons. Impossible dans ces conditionsde fixer une date pour la fin de la guerre.Impossible aussi d’en fixer une pour sondébut, puisqu’elle ne se comprend que par lalente émergence du système de représenta-tions qui l’a rendue possible.

À l’intérieur même des limites de 1914-1918,la périodisation devient tout aussi vague. Lanotion de culture de guerre a précisémentpour fonction d’unifier la guerre : elle unifiel’avant et l’arrière dans une haine communede l’adversaire, et la violence qui la caractérisene cesse qu’avec la fin des combats, et encorepas vraiment, puisqu’elle débouche sur labrutalisation des sociétés occidentales. Desétudes plus fines montrent pourtant et que lahaine des ennemis a fluctué suivant lesmoments, et que la brutalisation n’a pasaffecté l’ensemble des sociétés occidentales,parce qu’elle jouait sur des cultures politiquestrès différentes. Mais ces analyses perdentleur pertinence au sein du paradigme huma-niste compréhensif. Aussi, quand l’histoireculturelle périodise, reprend-elle les cadreschronologiques de l’histoire événementielle.

C’est en fait une histoire au second degré : ellesuppose connue et assimilée l’historiographieclassique qu’elle renouvelle.

CONCLUSION

Au terme de ce parcours historiographie, ilest clair que derrière le terme unique de« guerre », les historiens ont en fait abordéune pluralité de sujets. L’objet historique« guerre de 1914-1918 » a changé de défini-tion ; ce n’est pas le même entre les deuxguerres, dans les années soixante et aujour-d’hui. Les historiens peuvent toujours écrirede nouveaux livres sans se répéter, car ils neparlent pas de la même chose. De ce fait,leurs discours successifs sont tous vrais, oudu moins vérifiables, puisqu’ils ne traitentpas les mêmes questions et n’abordent pas lamême réalité sous le même angle. Une pho-tographie de profil n’est pas plus vraiequ’une photographie de face. Mais ce constatne doit pas conduire au relativisme, carchaque histoire, dans son ordre, dans saperspective, peut également être vraiepourvu qu’elle soit conduite avec rigueur.

Ces différentes visions de la guerre sont-ellescumulables ? Une synthèse est-elle possible,une histoire totale qui ferait à chacune saplace ? À cette question, il est tentant derépondre par l’affirmative. On voit bien, eneffet, que ces histoires sont complémen-taires, qu’elles s’emboîtent en quelque sorteles unes dans les autres. C’est au demeurantla tâche à laquelle sont conviés les profes-seurs pour leurs cours, et si l’on peut tirer dece survol une conclusion pédagogique, il estclair que la périodisation événementielle estirremplaçable, parce qu’elle a mis en place lecadre chronologique sur lequel s’est appuyée

4 Jay Winter & Blaine Baggett, 14-18 : le grand boulever-sement, Paris, Presses de la Cité, 1997, [1re édition : NewYork, Penguin studio, 1996], p. 11.

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l’histoire sociale, et dont l’histoire culturellefait l’économie précisément parce qu’elle lesuppose déjà assimilé.

Au vrai, le véritable obstacle à une histoiretotale de la guerre ne réside pas dans la plu-ralité des historiographies, mais dans le lienfondamental de la guerre à la nation. Il estpossible de marier l’histoire politique, l’his-toire sociale et l’histoire culturelle ; enrevanche, je ne vois pas comment unifierl’histoire française, allemande et britan-nique. Les historiens des divers pays partenten effet de pré-supposés, de cadres pré-for-més, antérieurs à toute histoire et plus pro-fonds que des différences de méthodes. Lelinguistic turn nous a rendus attentifs à cespréfigurations. Un historien britanniqueouvre son livre en écrivant : « For later gene-rations, the First World War has seemed beforeelse to exemplify futility » 5. Cette façon devoir la guerre est culturellement très mar-quée : pour les Britanniques, qui n’avaient enjeu aucun intérêt vital et qui voient dans laguerre la ruine de leur hégémonie financière,la guerre a été à la fois inutile et absurde. Letitre de Niall Ferguson, The Pity of the war,ne traduit aucune compassion : ce fut unepitié de faire la guerre. Pour les Allemands, laguerre est une défaite, une humiliation. Pourles Français, une victoire dont ils ne se sontpas relevés. Je ne vois pas comment l’on peutfaire l’histoire à la fois d’une victoire, d’unedéfaite et d’une futility.

5 David Stevenson, French war aims in the First WorldWar, 1914-1919, Oxford, Clarendon press, 1982, p. 5.

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TIREZ L’ÉCHELLE !

FRANÇOIS AUDIGIER, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

« La seule chose qui soit certaine, c’estl’avenir, puisque le passé changeconstamment »

Aphorisme yougoslave, cité parImmanuel Wallerstein, Sortir dumonde états-unien, 2004, p. 88.

Ce titre, au-delà du jeu de mots qu’il suggère,appelle en premier lieu quelques précisions.Pour cela je me livrerai à l’épreuve du dic-tionnaire 1. Si nous commençons par le verbe‘tirer’, je retiens de cette épreuve trois sensqui lui sont associés, plus exactement asso-ciés à la racine qu’il représente pourconstruire d’autres verbes. Si nous conti-nuons notre exploration, j’y repère deuxautres associations et significations : « é-tirer= déployer dans diverses directions » ainsi quetout simplement « tirer = tirer le vin, extra-ire ». Ces deux dernières significations nousinvitent donc à déplier l’échelle aux quatrepoints cardinaux et à examiner cette imagepour analyser en quoi elle peut nous aider àmieux connaître, comprendre, construire, del’histoire, des histoires, nos histoires.

Quant au terme d’échelle, il appelle lui aussidiverses significations. Une fois la définitionde l’objet matériel posé, le même diction-naire énonce :

« 2. (XVIIIe) FIG. Suite continue ou progres-sive. => hiérarchie, série, succession, suite.[…]3. (XVIIe) Ligne graduée, divisée en partieségales, indiquant le rapport des dimensions oudistances marquées sur un plan avec lesdimensions des distances réelles […] FIG […]selon un ordre de grandeur. »

Nous y trouvons bien des termes qui ren-voient à des opérations et à des concepts quisont liés à l’histoire et aux temps des histo-riens ainsi qu’à la société. Nous y trouvonsaussi la suggestion de ces représentationsgraphiques que tout enseignant connaît etqui abondent dans de nombreux manuels.

Muni de ces quelques précisions, la réflexionproposée ici s’organise en deux temps :– un premier temps comporte quelques

rappels et précisions autour de cettenotion d’échelle en lui donnant une signi-fication plus large que celle que l’on ren-contre souvent associée à l’histoire, àsavoir les échelles du temps ;

– dans un second temps, plus bref car lessources sont malheureusement peu nom-breuses, je m’appuie sur le point de vueselon lequel il n’y a pas de didactique nid’interrogation didactique sans référenceà l’enseignement, aux élèves et auxapprentissages. Dans cette perspective, jeme suis efforcé de glaner dans diverses

1 J’utilise ici, très simplement, le Petit Robert dans sonédition de 2003.

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recherches en didactique des informa-tions, des résultats, susceptibles de nouspermettre d’approcher la place que tien-nent les échelles dans les relations que lesélèves construisent avec l’histoire scolaire.

1. LES ÉCHELLES DE L’HISTOIRE :UNE ÉVIDENCE CONNUE

Même si la première connotation du termed’échelle appelle la géographie, les historiensl’associent depuis longtemps au temps,notamment depuis que Braudel a formaliséle temps de l’histoire en trois temporalitésselon des durées différentes. De nombreuxsuccesseurs ont élargi ce ‘moteur à troistemps’ pour faire place à une pluralité detemporalités, construisant et maniant deséchelles de temps selon les questionnements,les objets, les problématiques. Ainsi, ils mul-tiplient, alignent, superposent… depuis fortlongtemps des échelles différentes. Parexemple, les travaux sur les mentalités mon-trent que celles-ci n’évoluent pas au mêmerythme que ce qui relève du politique ou del’économique, appelant alors le maniementde temporalités différentes pour à la fois lesdistinguer et les mettre en relation. Ouencore, le projet de situer un événementdans une série plus longue tel que l’historienHans Ulrich Jost replaçant « L’État fédéral de1848 dans le contexte du « long » XIXe siècle » ;ou de manière plus triviale, la nécessité dereplacer le débarquement du 6 juin 1944dans la continuité de la guerre, etc.

Les exemples sont légions et connus. Ils fontaujourd’hui partie de la culture commune detout enseignant d’histoire. Nous pourrionsaussi entrer plus précisément dans l’histoirescolaire. Une simple page de n’importe quel

manuel scolaire illustre clairement cettemobilisation de temps différents.

Mais le sens de l’expression «échelles de l’his-toire» ne saurait se réduire aux seuls aspectstemporels. Il importe de penser de manièreplus vaste ce terme d’échelle, simplementparce que l’objet de l’histoire n’est pas letemps en tant que tel 2. Tout objet d’histoire,toute expérience humaine s’exprime danstrois dimensions :

Sociale Temporelle Spatiale

Cela implique d’élargir d’emblée la compré-hension du terme échelle à chacune de cestrois dimensions. Certes, elles ne sont pas surle même plan et leur analyse demanderaitbien des précisions. Je ne fais donc qu’es-quisser quelques pistes en associant l’échelleet les découpages. L’image de l’échelle et deses barreaux contient ces découpages ;chaque barreau est à la fois une séparation etun trait d’union.

1.1. Construire de l’histoire est aussi,d’abord, une affaire de découpage

Toute construction historienne, commetoute construction scientifique en sciencessociales, découpe son objet selon les troisdimensions signalées précédemment : quoi ?où ? comment ? Toute réalité humaine estsituée dans un temps, un espace, unesociété 3. Je les examine brièvement de façon

2 Contrairement à ce que présentent à tort un certainnombre de plans d’études et de coutumes didactiques,notamment à l’école élémentaire.3 Sans ignorer les débats dont le concept de société estaujourd’hui l’objet, je l’emploie ici dans son acception laplus simple et la plus courante.

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séparée, étant entendu qu’elles fonctionnentensemble.

1.1.1. Échelles d’espaceLe sens commun associe d’abord la notiond’échelle à la géographie. Il importe doncd’aller voir du côté des géographes ce qu’ilsen disent. En première analyse, ceux-ci ontcoutume de distinguer l’échelle cartogra-phique qui est un rapport numérique entrel’espace de référence et sa représentation, etl’échelle géographique qui désigne un niveauspatial pertinent pour l’analyse de tel ou telphénomène. Depuis fort longtemps les géo-graphes mettent en évidence le fait que lechangement de niveau produit des change-ments de signification. Par exemple, l’inter-prétation du vote négatif relatif à l’entrée dela Suisse dans l’Espace Économique Euro-péen en 1992 varie selon l’échelle choisie. Legéographe Jean-Bernard Racine a publié,dans le numéro 3 de l’année 1997 de la revueMappemonde, deux cartes concernant cettevotation. Sur la carte par canton, le lecteurvoit une opposition Suisse romande – Suissealémanique ; sur la carte par commune, lemême lecteur lit plutôt une différenciationville/campagne.

Traditionnellement, l’échelle va de pair avecla délimitation d’un territoire, très souventun espace construit selon les divisions admi-nistratives et politiques, régions, cantons,communes, États, etc. Une raison majeureest la construction et la disponibilité desinformations, notamment statistiques. Lemodèle de réalité qui accompagne cette divi-sion peut-être qualifié de « puzzle » (Grata-loup & Margolin, 1987). Le monde, uncontinent, un État, une région… se présen-tent comme des juxtapositions de territoiresplus ou moins homogènes. Cette conception

a nourri de nombreuses études géogra-phiques. Nos manuels scolaires sont encoretrès majoritairement organisés selon cedécoupage et donc, selon sa significationpolitique. Il a aussi nourri de très nom-breuses études historiques. Un exempleconnu est celui des thèses dites « régionales »sur l’Ancien Régime en France. L’étude de laFrance de cette période était découpée enétudes régionales, autant de thèses dont cer-taines sont devenues très célèbres (parexemple celle de Goubert, 1960) ; la sommedes thèses régionales formant le tout. Autre-ment dit, le tout est la somme des parties.Depuis plusieurs décennies la géographie achangé. Étudiant le monde actuel, elle aintroduit dans ses modèles d’analyse de nou-velles approches, dont une des plus répan-dues et une des plus efficaces s’appuie sur leconcept de réseau 4. Analyser l’espace d’unesociété selon la problématique des réseauxjoue encore sur les échelles, puisque leconcept lui-même ne préjuge pas de l’échelled’analyse mais cette problématique renou-velle considérablement la conception de l’es-pace social. Des historiens ont emprunté auxgéographes ce modèle, plus largement lesoutils d’analyse spatiale construits et forma-lisés par ces derniers. L’un des exemples lesplus aboutis des recherches correspondantesest la thèse de Bernard Lepetit (1988), Lesvilles dans la France moderne (1740-1840).L’auteur reste dans un espace étatique prédé-coupé ; les contraintes des données statis-tiques légitiment ce choix autant que la réa-lité même de la dynamique urbaine dans cesiècle qui entoure la Révolution française.Mais, il ne différencie plus cet espace sous

4 On le voit aisément, aucun concept n’appartient enpropre à telle ou telle science sociale. Sur le concept deréseau, une référence obligée est la somme des troisouvrages de Castell (1996-1998).

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forme de puzzle, une France qui serait l’ad-dition de provinces, de pays, de régions, maisune France où s’organisent des réseaux devilles autour de places centrales et de péri-phéries établissant une organisation de l’es-pace autour de ces places centrales, en fonc-tion de leur attraction, de leur dynamisme,de leur localisation 5.

Le modèle spatial « puzzle » est ainsi large-ment complété, sinon dépassé, par le modèleréticulaire. Ce dernier appelle plus fortementl’usage de concepts d’analyse spatiale.

D’une autre manière l’analyse et la concep-tualisation du « système monde » par Waller-stein (1980-1985) à la suite de Braudel(1979), mais aussi par Dollfus (1997) en géo-graphie, témoignent de ce déplacement desusages de l’échelle spatiale. Le tout n’est plusla somme des parties.

Les enjeux d’apprentissages sont ici lesconcepts et les modèles d’analyse spatiale, lamise en relation de questionnements àéchelles plurielles et le travail sur les objetsdifférents qui sont ainsi étudiés et leurssignifications.

1.1.2. Échelles de tempsJe ne reviens pas sur ce qui est admis aujour-d’hui : les historiens sont depuis longtempsdes pratiquants de la pluralité des échelles detemps. Peut-être ne l’avaient-ils pas toujoursformalisé, mais cette pluralité est souvent

devenue aujourd’hui un outil manié explici-tement. Toujours sur cet objet, le temps, saconstruction et sa compréhension impliquentusages et maîtrises de ses principaux «attri-buts» que sont les durées, successions, simul-tanéités, périodes… Les dates et la mesure dutemps sont ici des outils indispensables pourdire ces attributs et les construire.

Ces découpages ne sont en aucun cas réduc-tibles à une quelconque technicité. Ilsconstruisent et disent du sens. À titred’exemple, je ne citerai pas un historien, maisun littéraire, qui en maniant ce découpageouvre un autre sens au premier XXe siècle :«Reste-t-il quelque chose à dire sur les motifs etles aspects de la débâcle de l’ordre européen aucours de la «guerre de Trente Ans» de 1915 à1945?» (Steiner, 1973, p. 39). Découper ainsice siècle, c’est aussi ouvrir vers des interpréta-tions développées par des historiens tels queMosse (1999) sur la «brutalisation du monde».

Bien d’autres objets, longtemps tenus fortéloignés de l’histoire, tel que le climat, ontaussi fait l’objet d’approches maniant destemporalités différentes, la longue duréemais aussi la moyenne voire la courte durée,cycles et accidents climatiques intervenantdans l’histoire des humains. Si Leroy-Ladu-rie fit ici office de pionnier (1983), d’autresobjets de même type ont été explorés depuislors, tels que les catastrophes naturelles(Favier & Granet-Abisset, 2005).

Les enjeux d’apprentissage sont ici : la durée,la succession, la simultanéité… la périodisa-tion, le découpage du temps, et donc aussides concepts comme celui d’événement…,autant d’outils pour penser les échelles detemps. Tous ces outils, comme ceux notés àpropos de l’espace n’ont de sens que lors-

5 Remarquons qu’il appuie une partie de sa démonstra-tion sur des études publiées dans l’Encyclopédie nouvelleautour des années 1840, sous la plume de Jean Reynaud.Ces études font largement appel aux concepts de placecentrale et de réseau et développent, cent ans avantChristaller, un modèle hexagonal d’organisation du territoire.

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qu’ils sont croisés avec des « objets », des réa-lités sociales singulières. C’est ici que leséchelles du social interviennent.

1.1.3. Échelles du socialSous ce terme général de «social», je range icice qui relève de la vie humaine en société, ycompris dans ses rapports avec la nature,comme le suggère la référence faite précé-demment à l’histoire du climat. Toute sciencequi étudie la société la découpe en objets plusou moins homogènes, plus ou moins vastes,plus ou moins stables… les catégories utili-sées varient et emportent avec elles des inter-prétations, des significations ; par exemple,les débats sur l’Ancien Régime, sociétéd’ordre ou société de classe. Comme le tempset l’espace, pour étudier le social, le com-prendre, le décrire, l’analyser… nous ledécoupons. Découpages du sens commun,découpages scientifiques, la société ne se pré-sente pas à nous comme quelque chose de« global ». Les historiens ou les enseignantsd’histoire ne la construisent ni ne l’ensei-gnent comme telle. Nous construisons descatégories, des groupes, des ensembles pourdésigner des acteurs, des actions, des institu-tions, des facteurs, des dimensions…

L’histoire, c’est d’abord du social, avec descouples tels que changement/permanence etcontinuité/discontinuité qui sont au cœur deses questionnements. L’affirmation selonlaquelle les transformations sociales sont aucœur de la discipline histoire vient de loin.Ainsi Chateaubriand, qui lui-même ne futcertainement pas le premier : « Avant laRévolution, on n’interrogeait les manuscritsque relativement aux prêtres, aux nobles etaux rois. Nous, nous ne nous enquérons que dece qui regarde les peuples et les transforma-tions sociales… » (1832, p. 36).

Le social, ce sont des individus, de GuillaumeTell à la Mère Royaume, du général Guisan àPaul Grüninger. Ce sont aussi des paysans,eux-mêmes segmentables en riches etpauvres, paysans du Moyen Pays, paysans desvallées ou des montagnes, etc., personnagesindividuels, personnages collectifs, quasi-personnages selon la terminologie deRicœur que sont aussi l’État, l’église, la jus-tice ou l’armée, etc. Lisons nos manuels oules ouvrages des historiens, écoutons noscours, les propos se promènent sans cesse del’un à l’autre comme des évidences, commedes catégories quasiment spontanées. Or cesont bien des différenciations d’échelle quiles séparent et pas seulement des différencia-tions de fonction, de rôle social. Ces groupes,nation, classe, ordre… paysans, nobles,bourgeois, employés, militaires… sont aussià étudier selon une dialectique homogé-néité/hétérogénéité des « groupes sociaux »,de la même manière qu’en entrant dans unequestion d’histoire selon un point de vue« micro » ou « macro » – on ne construit pasle même « social ». Il n’y a pas de continuitéentre ces différents niveaux d’échelle.

L’analyse du social ce sont aussi les scriptsd’action, séquences de sens qu’il convient demaîtriser pour donner du sens à un texte, untexte principalement narratif : « déclarer uneguerre » ou « monter à l’assaut ». Cette der-nière formule, ce script d’action appelle de lapart de l’auditeur ou du lecteur l’identifica-tion d’une situation avec des acteurs, uncontexte, un décor, des enjeux, une suited’actes, de comportements… et ce mêmescript d’action n’a pas le même contenu ni lemême sens si ce sont les armées alliées lorsdu débarquement du 6 juin 44, les légions deCésar devant Alésia ou les poilus de tel ou telrégiment à Verdun, ou encore tel poilu qui

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en écrit le récit à sa famille… L’analyse dusocial, ce sont encore des mises en relation,notamment des relations causales qui ellesaussi manient des échelles différentes. Cer-tains outils nous sont depuis longtempsfamiliers comme les causes proches, causeslointaines, etc.

Ces catégories n’ont ni autonomie, ni « stabi-lité », au sens où elles permettraient de dis-tinguer des réalités séparées les unes desautres et où leur configuration serait sem-blable d’une société à une autre, d’unmoment à un autre. Nous avons appris aussique la conceptualisation en sciences socialesne relevait pas d’un mouvement ascendant, àpartir d’un exemple que l’on pourrait géné-raliser mais qu’elle relève d’un mouvementplus descendant, plus exactement queconceptualiser consiste à ranger une multi-tude de situations sous un même terme et àrevenir sur le concept et ses variations.

Les enjeux d’apprentissage sont ici encoreplus nombreux et complexes. Ces pratiquesde découpages, de rangements, de manie-ments nous sont devenus tellement familiersque nous avons tendance à oublier qu’ilsn’ont rien de spontané pour les élèves, que cesont des constructions et que, comme telles,nous avons à en faire des objets de travailexplicite. Une des difficultés dans ces manie-ments, aussi bien d’un point de vue scienti-fique que d’un point de vue didactique, aussibien du point de vue de celui qui écrit del’histoire que de celui qui la lit, vient du faitque tous utilisent la langue naturelle et que latendance spontanée est de rabattre le sensscientifique sur le sens commun. Il est doncnécessaire de bien prendre la mesure de cequi différencie l’histoire dans sa versionscientifique et l’histoire au sens de récit de

fiction comme de récit de vie 6. Ici aussi lesréférences sont nombreuses. Toujours à titred’exemple, je citerai Ricœur (1994) pour quila construction scientifique de l’histoire s’ap-puie sur un triple procès 7 :

« La forme explicative se rend autonome endevenant l’enjeu distinct d’un procès d’au-thentification et de justification ; y contri-buent, d’une part,– l’énorme travail de conceptualisation appli-

quée aux universaux que l’histoire construit(servage, révolution industrielle, etc.) ;

– d’autre part, la décomposition d’unetranche de passé en niveaux (économique,social, politique, intellectuel, etc.), qu’ils’agit ensuite de recomposer sous l’idée-limite d’histoire totale ;

– enfin, la pluralisation des temps de l’histo-rien, dont la distinction braudélienne entredurée brève, longue durée et temps géogra-phique quasi immobile, est l’une desmeilleures illustrations.

De toutes ces façons, un écart est institué entrele niveau naïvement narratif des histoiresracontées (stories) et le niveau critique de l’ex-plication compréhensive des historiens demétier. »

1.2. Choisir les échelles et les combiner :une affaire théorique et méthodologique,une affaire de sens

Ainsi, l’historien comme l’enseignant d’his-toire sont aux prises avec le choix deséchelles qu’ils vont utiliser. Mais les condi-tions, les raisons et les usages de ces choix

6 Comme nous avons souvent du mal à prendre lamesure de ce qui distingue l’histoire dite savante del’histoire scolaire.7 La présentation en paragraphes est notre fait.

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sont très différents. Le premier a pour inten-tion de produire un savoir nouveau qui serasoumis à la discussion publique entre pairs.Le second a pour intention de mettre lesélèves en situation de construire des savoirs,des compétences. De plus, les conditions ins-titutionnelles dans lesquelles chacun tra-vaille sont différentes. Il s’agit de choix quisont affaire, d’une part de point de vue théo-rique et méthodologique, d’autre part desens et de projet.

1.2.1. Une affaire théorique et méthodo-logiqueParmi les problématiques qui sont largementdébattues en sciences sociales, je me réfèred’abord à deux positions extrêmes :– soit il y une hiérarchie des niveaux de

l’analyse qu’il s’agit ensuite de combiner,– soit nous sommes face à une indépen-

dance de ces différents niveaux.

La première position donne elle-même lieu àune nouvelle division avec le privilègeaccordé soit au macro avec ses normes quiorganisent et construisent la société, soit aumicro en insistant sur les interactions socialesqui organisent et construisent la société.Entre ces deux extrêmes se glissent aussitoutes les formules intermédiaires. Je melimite à nouveau à un auteur largement citépar les tenants de la micro-storia, FrederikBarth, qui défend l’idée de deux mondesautonomes entre ce qui fait agir les acteurssinguliers et les conceptions du mondequ’ont ces mêmes acteurs : « Il y a d’ordinaireune différence profonde et systématique entrela manière dont les individus effectuent desgénéralisations sur les caractéristiques macro-scopiques de leur monde et de leur société, etcelle dont ils conceptualisent leur environne-ment social et physique en tant qu’ensemble

d’occasions pour l’action”.» (Barth, 1981, p. 5)8.Barth plaide ainsi pour la nécessité de consi-dérer de façon distincte deux échelles deconceptualisation de la réalité, de l’expé-rience. Cette distinction sépare également cequi relève d’une pensée générale sur lemonde et ce qui relève de l’action. Nous voilàavertis d’une question tout à fait essentiellepour nos réflexions sur les finalités, le sens etles usages de l’histoire, notamment de l’his-toire scolaire.

Je reviens à Bernard Lepetit (1996) qui nousservira de guide pendant quelques instants.Cet historien défend la complémentarité despoints de vue et surtout le fait que l’on neconstruit pas le même objet ni la mêmeintelligibilité de l’histoire selon l’échelle rete-nue. Si je résume de manière outrancière sonpropos autour de quelques formules : chan-ger de focale n’est pas une erreur, l’échellechoisie n’est pas un critère de vérité. Il y aune « discontinuité des principes explicatifs ».Ce ne sont pas des « connaissances partielles »que l’on pourrait aisément ajuster les unesaux autres pour reconstruire une figured’ensemble tel un mécano et « […]la naturedes phénomènes, les rapports de causalité et lesméthodes d’observation varient selon la taille,temporelle et spatiale, des objets considérés ».S’appuyant sur une analogie cartographique,il écrit : « […] les conclusions des historiens[…] Elles donnent de la réalité des explicationsdifférentes qui ne sont exclusives, et partantopposables l’une à l’autre, que lorsqu’on croitqu’elles valent à la même échelle » (pp. 87-91).Nous voilà loin de cette compréhension glo-bale, de cette vue d’ensemble de l’histoire del’humanité qui nous est si souvent proposée,

8 Traduction dans Jacques Revel (dir.), Jeu d’échelles,1996, Gallimard, p. 144, note 9.

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et qui est aussi présentée comme un des butsde son enseignement. Il va de soi égalementque, si les exigences méthodologiques restentles mêmes, les sources traitées, les question-nements et les mises en œuvre diffèrent selonles échelles temporelles, spatiales et socialeschoisies.

1.2.2. Une affaire de sens et de projetLe choix des échelles est aussi une affaire desens car le discours de l’historien et donc lesdécoupages sociaux, spatiaux et temporelsqu’il adopte construit la réalité dont il traiteet dans le même mouvement l’intelligibilitéqu’il produit de cette réalité ainsi recons-truite. Une affaire de projet car cetteconstruction historienne est d’abord réponseà une question, un projet de connaissance.

Le premier constat est que ce projet et le sensque l’on cherche à construire sont totale-ment dépendants du sujet qui le construit etdonc de l’époque dans lequel il vit. À nou-veau, ce qui est souvent présenté commerelativement récent ne doit pas nous faireoublier quelques grands « anciens », parexemple Chateaubriand, que je cite à nou-veau : « Mais l’histoire, sans se corrompre,change de caractère avec les âges, parce qu’ellese compose des faits acquis et des vérités trou-vées, parce qu’elle réforme ses jugements parses expériences, parce qu’étant le reflet desmœurs et des opinions de l’homme, elle est sus-ceptible du perfectionnement même de l’espècehumaine. … les historiens du dix-neuvièmesiècle n’ont rien créé ; seulement ils ont unmonde nouveau sous les yeux, et ce mondenouveau leur sert d’échelle rectifiée pour mesu-rer l’ancien monde » (1832, p. 35). Noussommes déjà avertis, Marrou et bien d’autresont poursuivi ces réflexions : l’historien estde son temps.

C’est à partir de ce point de vue largementconnu et partagé que j’évoque deux grandestendances de l’histoire qui me semblent en échoavec deux grandes évolutions de notre monde:mondialisation et individualisation. Loin des’opposer, elles se renforcent l’une l’autre.

Sous le terme d’histoire mondiale ou d’unehistoire qui prenne en compte l’échelle ditemondiale, plusieurs objets différents deman-dent à être distingués. Il y a prise en comptedu monde au sens de l’espace planétairelorsque l’on étudie les Grandes découvertes(celles faites par les Européens) ou la coloni-sation entre le XVIe et le XIXe siècle. Ce n’estpas la même chose que d’étudier la révolutionnéolithique ou la révolution industrielle, phé-nomènes mondiaux au sens où ils se produi-sent sinon sur l’ensemble de la planète, dumoins l’affectent, mais à des rythmes diffé-rents. L’étude plus ou moins exhaustive desprincipaux territoires identifiés dans le passé àla surface du globe est aussi une autreapproche de la dimension mondiale, même sielle reste dans la vision du puzzle. L’étude desgrandes civilisations introduites par Braudeldans les classes terminales en France en est unexemple scolaire. C’est encore une autreapproche que de mettre en valeur les métis-sages et les contacts entre humains et civilisa-tions comme le fait, par exemple, Serge Gru-zinski (1999 et 2004). On peut aussi lire undéplacement du regard qui correspond à uneintention proprement politique, celle quiconsiste à interroger le passé selon nos préoc-cupations actuelles. Construire un mondeplanétaire commun invite à regarder le passénon pas tant comme des temps de luttes entrecommunautés humaines que des temps derelations, d’échanges, de mélanges 9. L’Europe

9 Je renvoie à des livraisons antérieures du Cartable deClio, notamment le numéro 2.

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des nations, pour ne prendre qu’elle, est pas-sée de l’affrontement au commerce.

À l’autre bout de l’échelle, la micro-histoirepeut aisément être associée au mouvementévoqué plus haut et qui concerne toutes lessciences sociales, mouvement que résumebien la formule de Touraine sur le retour del’acteur. Le monde n’est pas (principale-ment) construit à partir des institutions,notamment des institutions mises en placeet contrôlées par les États mais par les inter-actions que les acteurs individuels et collec-tifs produisent constamment entre eux,interactions qui sont la source et le supportdes réseaux qui l’organisent. Les réseaux desgrandes entreprises mondiales, les fluxfinanciers, les circulations des informations,etc., deviennent les producteurs principauxde notre monde. Je ne réduis évidemmentpas la micro-histoire à cette vision du mondemais l’associe à cette conception de la pro-duction du social.

Ce double mouvement par le mondial et le« macro » ou par le local et le « micro », lesdeux termes chaque fois ne se confondantpas, est aussi la marque d’un phénomèneconnu qui est le déclin de l’échelle dite natio-nale, plus précisément de l’échelle adminis-trative et politique représentée par les États.Le maniement des échelles n’est donc passeulement un produit de la science quirenouvelle ses points et ses interprétations,mais bien un choix qui relève du politique ausens de la conception que l’on défend de cequi constitue, a constitué et constituera lelien social.

2. PENSER LES ÉCHELLES :DU CÔTÉ DES CURRICULUMS ET DU CÔTÉ DES ÉLÈVES

Il est temps d’entrer plus avant dans l’his-toire scolaire. Je l’aborde de deux manières :dans un premier temps en portant un trèsbref regard sur les curriculums officiels etcertains de leurs effets, dans un secondtemps sur les élèves. Les quelques résultatsde recherches que j’invite ici prennent à leurmanière la suite des « enjeux d’apprentis-sage » énoncés à la fin des paragraphes quitraitaient des différentes échelles. Mais ils secomposent différemment autour des curri-culums d’abord puis des élèves. Pour ceux-ciqui constituent la préoccupation essentiellede ces développements, j’ai retenu quelquesobjets qui nous informent de leur rapportaux échelles, en particulier les conceptionsde l’événement, et ce que j’appelle les «confi-gurations de sens » en relation avec les inté-rêts différents portés aux périodes histo-riques qui impliquent chacune à leurmanière une certaine échelle de temps.

2.1. Du côté des curriculums

2.1.1. Une affaire politique ; des choixJe l’ai déjà suggéré, nous sommes dans uneaffaire résolument politique car tout pro-gramme est un choix pour l’avenir qui engagela communauté des citoyens responsable del’école publique. Choisir ce qu’il est bien, juste,vrai, utile…, d’enseigner est une réponse queles personnes en charge de ces choix donnentau projet de formation, pour l’école, le projetde formation de tous les jeunes d’une classed’âge, sur environ 9 années d’école obligatoire.Je cite à nouveau un «ancien»: «Un principede pédagogie que devraient surtout avoir devant

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les yeux les hommes qui font les plans d’éduca-tion, c’est qu’on ne doit pas élever les enfantsd’après l’état présent de l’espèce humaine, maisd’après un état meilleur, possible dans l’avenir,c’est-à-dire d’après l’idée de l’humanité et de sonentière destination» (Kant, Traité de pédagogie,traduction Hachette Classiques, 1981, p. 40).Ce propos de Kant nous rappelle sans ambi-guïté combien l’idée de neutralité est illusoire,combien tout projet de formation est antici-pation de l’avenir, combien tout projet de for-mation est choix. Quel avenir une société sin-gulière, en l’occurrence la nôtre, a pour projetde construire ? Quelle contribution l’Écolepeut-elle apporter à cette construction?

Si l’histoire savante, dans sa diversité, peutreconstruire des passés dans une grandeliberté, au moins supposée, l’histoire scolairedans ses finalités de construction d’une cul-ture commune est alors déstabilisée. Laréflexion est à poursuivre, voire à reprendreà nouveaux frais.

2.1.2. Des conséquences didactiquesSi l’on fait retour à notre question des échellestemporelles notamment, on observe dans laquasi-totalité des curriculums des orientationstrès partagées. J’en retiens quelques-unes àtitre d’exemples. Par exemple, l’ordre dutemps reste l’ordre canonique 10. Présentécomme une évidence, cet ordre du temps nesignifie aucunement une sorte de proportion-nalité du temps de l’histoire et du temps del’enseignement. Au contraire, la Préhistoire etl’Antiquité, périodes les plus longues de notredécoupage européen, donnent lieu aux ensei-gnements les plus ramassés. Il n’est pas rare devoir les quelque 3000 ans d’histoire de l’Égypte

ancienne devenir quelques petites heuresd’enseignement, les dizaines voire centaines demilliers d’années de la Préhistoire faire demême. Le Moyen Âge est souvent une sorte debloc qui est présenté comme si la vie au Ve, Xe

ou XIVe siècle n’avait pas changé. En fait, pluson approche du temps présent, plus l’échelledu temps devient étalée. Il serait intéressant deprolonger cette observation par une analysedes objets d’histoire selon l’échelle temporelleprise en compte: de la journée au millénaire,quelles relations entre les objets et les échellesde temps? Le deuxième exemple a trait tou-jours à l’ordre du temps qui est présentécomme une obligation due à la nécessité de lacohérence et la continuité. Observons simple-ment que cet ordre n’est de fait pas respecté. Lalogique territoriale, qui est aussi logiqued’études historiques selon les ensembles poli-tiques, commande une autre succession qui secombine à celle du temps. L’Égypte avant laGrèce, la Grèce avant Rome, etc. La simulta-néité pour les derniers siècles avant notre èreest impossible à exprimer dans la contraintede la succession de l’écriture, de l’enseigne-ment, de la vie elle-même. Cette dernièreremarque nous fait entrer directement dans lemonde des élèves.

2.2. Du côté des élèves

Pour ce dernier développement, je retienstrois exemples plus ou moins développés.

2.2.1. Ordre du tempsL’ordre d’enseignement devient un ordre del’histoire. C’est-à-dire que puisque la Grèceest le plus souvent enseignée «avant» Rome,cela signifie que la civilisation grecque a existéavant celle de Rome. C’est en partie exact.Mais la possible simultanéité reste difficile à

10 Sur l’ordre du temps, voir notamment ma contribu-tion dans le numéro 1 du Cartable de Clio.

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penser. Les images que les enseignants propo-sent, notamment avec des frises qui montrentles simultanéités ne résolvent pas toujours ladifficulté.

2.2.2. Élèves et événementLes échelles en histoire posent évidemment laquestion du changement et de l’événement.Dès que l’on ne limite pas les barreaux del’échelle à la seule succession du tempsmesuré, l’événement vient comme autremanière de construire et de placer ces bar-reaux. L’événement est une donnée essentiellepour la compréhension de l’histoire. Ceciposé, l’idée même d’événement ne contientpas en elle-même une échelle précise. Il y ades événements de longue durée comme il y ades événements de courte durée. Du côté desélèves, Nicole Lautier (p. 136) observe bienque «la représentation de l’histoire… s’organiseautour de la notion d’événement ». Celle-cis’établit selon un double mouvement : « ondéfinit l’histoire par les événements et inverse-ment les événements sont perçus comme des élé-ments dignes d’être retenus par l’histoire ».Contre l’idée commune selon laquelle l’évé-nement serait quelque chose de bref, l’en-quête qu’elle a menée montre que les critèressont divers et surtout qu’ils ne sont pas stric-tement liés à la durée. L’idée de brièveté«quelque chose de bref» ne recueille que 12%d’assentiment, «quelque chose de violent» estretenu par 36% des élèves, les garçons plusque les filles. La personnalisation recueilleplus d’adhésion, l’événement est lié à « ungrand personnage» pour 60% des élèves, cequi introduit une autre dimension scalaire,celle du social et de l’humain et non pas seu-lement le temps et la durée.

Le critère le plus important est la capacité del’événement à entraîner un changement,

toujours ou souvent pour 81 % des élèves, aulycée plus qu’au collège. Pour ces élèves fran-çais, interrogés de manière ouverte sur lesquatre premiers événements qui leur vien-nent à l’esprit, les réponses se concentrentautour de trois événements : Révolutionfrançaise, Deuxième Guerre mondiale, Pre-mière Guerre mondiale. Si l’événement, et àtravers lui l’histoire, sont ainsi liés au chan-gement. Les exemples donnés montrent uneforte attraction pour des événementsrécents. On peut y voir un effet des pro-grammes scolaires, le choix d’événementsqui ont joué un rôle particulièrementimportant pour la communauté politiqued’appartenance. On peut y voir aussi un effetde « proximité » avec le monde actuel.

Dans une enquête ultérieure auprès d’élèvesde lycées professionnels et techniques enFrance (Audigier & Panouillé, 1999), unequestion portant sur l’intérêt de différentsthèmes en histoire montre très clairement leprivilège accordé par ces élèves au XXe siècle.Cette attraction est sans doute accentuée pardes effets médiatiques au sens où seule l’his-toire depuis un peu plus d’un siècle bénéficied’archives visuelles, image-mouvement puisimage-son-mouvement, pour reprendre laformule de Gilles Deleuze sur le cinéma. Lapossibilité de penser des temps longs, dessociétés dans la dynamique changement /continuité sur une certaine durée ne dépendpas seulement des enseignements scolairesformels.

2.2.3. Élèves et configuration de sensJe range les derniers exemples sous le termede configuration de sens en désignant par làla manière dont les élèves attribuent une/dessignification/s à l’histoire elle-même, qu’ellesoit collective ou individuelle, notamment

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selon l’échelle de temps et l’échelle humainequi sont considérées. Plusieurs enquêtes nousapportent quelques données sur ce thème.Ainsi, Lautier propose aux élèves de direcomment ils voient le déroulement de l’his-toire. Ceux-ci accompagnent souvent leurspropos d’un geste qui mime une direction etune pente. Elle commente ainsi les résultatsobtenus : « Le fond commun, largement par-tagé, d’une évolution synonyme de progrèsorganise la trame de l’histoire : les progrèsscientifiques et techniques sont bien sûr les pluscités, mais on rencontre aussi une sorte delogique du progrès liée à une logique de lacontinuité et que, même la guerre, pourtantdénoncée sur le plan éthique, peut justifier »(p. 145). Dans le cadre d’une enquête auprèsd’environ mille élèves de 14-15 ans (Tutiaux-Guillon & Mousseau, 1996) en France, lequestionnaire s’inspire des figurations pré-cédentes pour proposer aux élèves de choisirleur conception du développement histo-rique selon différentes représentations dutemps de l’histoire ; ces représentations leursont proposées sous forme de cinq lignes,toutes un peu cahotantes, mais qui se distin-guent par leur pente générale : ascendante« En général, les choses s’améliorent », hori-zontale « En général, les choses ne changentpas vraiment », descendante « En général, leschoses empirent », avec une série de boucles« En général, les choses se répètent », avec unesuccession de montées et descentes « Engénéral, les choses passent d’un extrême àl’autre ». Ces chercheures recueillent desréponses assez diversifiées, pour 20 % desélèves les choses s’améliorent mais pour33 %, elles passent d’un extrême à l’autre etpour 25, elles se répètent. Quant aux élèvesdu Cycle d’orientation de Genève, plusjeunes que ceux de l’enquête précédente,auprès desquels nous avons enquêté avec la

même question 11 en 2002-2003, ils sont unpeu plus «optimistes», puisque 33% d’entreeux choisissent l’amélioration. Mais ils sontaussi nombreux, 31 %, à choisir le passaged’un extrême à l’autre. Audigier et Panouillé,avec des élèves de l’enseignement techniqueet professionnel post-obligatoire en France(17-18 ans) et avec des questions posées sousune forme différente, obtiennent eux aussiune très forte adhésion à l’idée de progrès. Encomplément de ces approches de ce que l’onpourrait aussi appeler le « sens de l’histoire»,l’enquête de Tutiaux-Guillon et Mousseaumontre une dissociation très forte entre l’in-dividuel et le collectif. Interrogés sur lamanière dont ils conçoivent leur avenir etcelui de leur pays dans 40 ans, 52% des élèvespensent probable ou très probable d’avoir untravail intéressant et 40% le pensent possible,57% auront probablement ou très probable-ment de bons amis et 61 % la liberté poli-tique. Quant à avoir de hauts revenus, la pro-babilité n’est plus que de 26% tandis que celareste possible pour 60 % d’entre eux. Maisdans également 40 ans, il est improbable outrès improbable que la France soit un payspaisible pour 46% d’entre eux, possible pour32%, ce qui met la probabilité pour qu’elle lesoit à 21%. Un pays pollué, cela est probableou très probable pour 78%, déchiré par lesconflits entre riches et pauvres, 46% de pro-babilité et 31% de possibilité, déchiré par lesconflits entre groupes ethniques, probable ettrès probable pour 31%, possible pour 35%.Rappelons que cette dernière enquête a plusde dix ans.

Au-delà des chiffres précis, ces différentsrésultats qui mériteraient d’être examinés de

11 Voir le rapport sur le site de l’équipe de rechercheÉRDESS :www.unige.ch/fapse/didactsciensoc/recherches.htm

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plus près, montrent l’importance à la foisd’une conception générale du déroulementhistorique, du sens de l’histoire et la sépara-tion entre ce qui relève du collectif, de sacommunauté d’appartenance et de ce quirelève de l’individuel. Collectif, individuel,longue durée, durée d’une vie, échelle d’unesociété, échelle de l’individu et de sa famille,nous avons là de nombreux ingrédients quinous invitent à prendre en compte ces dis-continuités. Pour prolonger dans cette direc-tion, j’emprunte un dernier exemple à desentretiens menés autour des années 1990avec des élèves du secondaire, de 14 à 17 ans(Audigier 1993, 1996). À la suite de cesentretiens, j’ai identifié trois grandes confi-gurations de sens qui se présentent différem-ment selon l’échelle considérée :« à l’échelle des actions humaines : le temps desacteurs où l’on cherche une relation entrel’éternité des comportements humains et laspécificité des circonstances et des événements ;à l’échelle du temps de l’histoire : donner unsens avec le progrès, l’évolution et le rapportprésent/passé ;en dehors du temps : l’éternité des grandescomposantes et oppositions dans une société,riches/pauvres…, des relations entre l’hommeet la nature, déterminisme, impuissance… »

Ces configurations de sens, s’accompagnentde jugements, d’appréciations variablesselon différents objets d’histoire. Ainsi, lesobjets repoussés sont plutôt :« les périodes de longue durée, Préhistoire etMoyen Âge lorsqu’ils n’en retiennent ou n’enimaginent que la permanence et non le chan-gement ; il ne se « passe » rien ;l’absence de possibles projections imaginaireset donc, en partie, de significations ; l’étrangetéproclamée ne rejoint rien dans l’imaginaire ;un rapport présent/passé trop lointain, qui

n’arrive à se nouer sur aucun des deux grandsaxes de signification : l’imaginaire ou la conti-nuité explicative ;des périodes ou des actes jugés négativement etqui sont donc repoussés parce que repoussables ;des objets trop complexes; l’étude en détail d’unepériode a priori intéressante, peut avoir un effetpervers; ce n’est pas le temps passé qui lasse maisle sens qui s’échappe et l’intérêt avec lui.»

Quant aux objets attirants, ce sont plutôtceux :« qui «nous concernent» principalement parcequ’ils aident à comprendre le temps présent,l’actualité ; le retour en arrière leur donne unevraie signification ;qui rapprochent des « gens » ; l’attrait est fortpour tout ce qui est humain et touche la vie desindividus, qu’ils soient puissants et fascinentpar leur pouvoir ou qu’ils soient humbles ;ceux-ci généralement considérés collective-ment, intéressent pour mesurer l’écart avecaujourd’hui, et donc le progrès, ou dire l’éter-nité de la dure condition humaine avec unecertaine fatalité ;qui sont investis d’exotisme, d’aventure,d’imaginaire ; la situation précise dans letemps n’a aucune utilité pour la compréhen-sion ; l’histoire se fait fiction, fiction vraie sansdoute, cela n’a guère d’importance ;dont l’étude fait largement appel au récit ; lanarration a une forte puissance évocatrice. Ellene s’oppose nullement à l’explication, aucontraire. »

Il y a bien chaque fois un entremêlementétroit entre les objets, les échelles humaineset temporelles dans et avec lesquelles ils sontconstruits.

Pour clore ces quelques exemples de façonsans doute très banale mais en nous invitant

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à développer enquêtes et recherches, ilstémoignent d’abord de l’imbrication destrois types d’échelles que j’ai distingués etintroduits au début de ce texte. Entreéchelles de temps et échelles d’espaces, cesont les échelles du social ou de l’humain quidominent et font sens. Autrement dit, ce quiest en jeu est bien la capacité du sujet élève àreconnaître dans l’histoire qu’il étudie uneexpérience humaine individuelle ou collec-tive qui lui dit quelque chose de son histoirepersonnelle, qui situe son histoire person-nelle dans une histoire collective. Ce quipouvait apparaître comme « naturel » il y atrente, cinquante ou cent ans, en relationnotamment avec le sentiment d’une conti-nuité de nos communautés d’appartenancene s’impose plus comme tel aujourd’hui.Cette évidence «naturelle», évidemment his-toriquement, socialement et culturellementconstruite, s’échappe par tous les orificesqu’ouvre de façon béante dans nos commu-nautés d’appartenance le double mouve-ment de mondialisation/individualisation.Le rôle de la formation historienne dans laconstruction des identités individuelles etcollectives en est autant affecté que nos choixet nos dispositifs didactiques.

3. CONSTRUIRE, CHOISIR,COMBINER… LES ÉCHELLES :RÉPONSES POLITIQUES, RÉPONSESDIDACTIQUES

Pour conclure sur le déploiement deséchelles et ce que l’on peut en extraire, jerappelle l’imbrication très forte entre deuxtypes de réponses. La première nous appar-tient comme citoyen, mais comme citoyennous en partageons la construction avecd’autres. La seconde porte directement sur

notre métier d’enseignant et sur nos possibi-lités d’initiative.

3.1. Réponses politiques

De quelles histoires, de quels récits avons-nousbesoin? Pour quels usages? Nous émergeonsd’un moment où le récit de nos communautéspolitiques d’appartenance 12 organisait nosprogrammes scolaires. Cette orientation, cettepriorité est loin d’être révolue. Il n’est que deconsulter les curriculums d’histoire de la plu-part des systèmes éducatifs. Même ceux quisont très ouverts aux autres, qui diversifient leséchelles notamment spatiales, accordentencore pour la plupart leur priorité à l’histoirede la communauté politique d’appartenance.Si dans certains États européens la place del’Europe dans les programmes scolaires, enparticulier en histoire, comme niveaud’échelle ou comme espace à considérer, estdébattue, force est de constater qu’elle est sou-vent peu claire ou plus simplement secon-daire. Lorsque, dans le National curriculumanglais, l’Union européenne est un niveaud’échelle au même titre que le Common-wealth, il s’agit bien d’un choix politique quin’a pas grand-chose à voir avec les derniersdéveloppements de la science historique et quitraduit une certaine conception de l’identitécollective.

12 J’emploie volontairement cette formule plutôt que celled’histoire «nationale» afin d’une part de laisser de côté depossibles réactions négatives voire d’hostilité que ce terme«national» suggère, d’autre part de faire place à des com-munautés politiques d’appartenance qui ne sont pas«nationales» stricto sensu. Enfin, communauté politiquerenvoie à la communauté des citoyens au sens développépar Dominique Schnapper (2000). J’utilise plutôt le termede communauté politique car celui de citoyen renvoie,dans nos imaginaires européens, à l’idée de démocratie; ortoute communauté politique n’est pas nécessairementdémocratique.

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Ce choix des récits, des histoires dont nousavons besoin se joue sur les manières dontnous pensons les relations entre je/nous/lesautres, entre identité et altérité, entre un des-tin commun et les solidarités que j’ai appe-lées verticales et/ou horizontales. Autant dethèmes sur lesquels le travail doit se pour-suivre.

3.2. Réponses didactiques

Du côté des réponses didactiques, la premièreorientation est évidemment de prendre lamesure des réponses politiques qui délimitentaux enseignants le cadre dans lequel ils exer-cent leur liberté et leurs responsabilités. Laseconde, plus directement liée à l’enseigne-ment, est de rendre explicites nos manipula-tions, aussi bien les manipulations desconcepts que celles des échelles et de leursrelations. Nous retrouvons là une préoccupa-tion bien connue autour des compétencesmétacognitives. Il n’est évidemment pas ques-tion de transformer l’enseignement de l’his-toire en une suite de séquences «méta», maisd’introduire de temps à autre des momentsde retour, d’explicitation des choix des diffé-rents niveaux d’analyse, des concepts, descatégories avec lesquelles nous découpons etdécrivons le monde, etc. Cette préoccupationrencontre aussi celle de la nécessaire diversifi-cation des situations. Cela nous appelle à faireencore plus de place à la comparaison et à lacombinaison des échelles afin d’aborder desobjets proches à des échelles différentescomme autant de points de vue qui construi-sent nos intelligences du monde.

Je termine par un appel pour des travaux etdes recherches à développer sur différentsthèmes abordés dans cet article. J’y ajoute,

les deux termes de correspondance et decohérence. La correspondance renvoie auxrelations entre d’un côté les récits d’histoire,comme produits du travail historien, del’autre les questions, les problématiques etsurtout les sources étudiées et utilisées pourconstruire ces récits. La cohérence concernel’interne des récits eux-mêmes, à l’intensitédes relations qu’entretiennent les différentsénoncés entre eux. Entre correspondance etcohérence, il reste l’espoir, le rêve, l’illu-sion… de récits qui combinent l’une etl’autre. Par prudence, nous pourrions utile-ment introduire dans notre réflexion l’idéed’« îlots de rationalité » (Fourez, 1997), idéequi nous invite à une certaine prudence et àune certaine modestie. Mais alors, où doncet comment donc, devant cette diversitéd’approches et de points de vue, de niveauxd’analyse et de combinaisons d’objets, detemps et d’espace, se construisent, s’énon-cent, se diffusent, ces visions d’ensemble, cesWeltanschauungen dont nous continuonsd’avoir besoin pour vivre ensemble et pré-parer l’avenir ?

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La problématique des échelles intéresse l’his-toire enseignée dans ses trois dimensions dis-tinctes et complémentaires, celles du temps,de l’espace et de la société. La connaissance dupassé, et notamment d’un événement parti-culier, est ainsi affinée par une prise encompte et une variation de ces différenteséchelles. Quant à la programmation didac-tique d’un enseignement d’histoire, elle estcaractérisée par la nécessité de solidariser leséchelles les plus extrêmes dans la mesure où ilvaut par exemple la peine d’associer aussiétroitement que possible le « micro » et le« macro », l’échelle locale à l’histoire mon-diale, les différentes strates d’une société, etc.

1. DE QUELLE HISTOIRE IL S’AGIT

Pour percevoir l’intérêt de faire varier nosfocales d’observation, sur différentes échelles,dans la pratique de l’histoire, on peut partirde sept questions qui sont notamment poséesà l’histoire et à son enseignement :• la nature des savoirs historiques à trans-

mettre : sont-ils inscrits dans un récitlinéaire dans lequel tous les faits s’enchaî-nent chronologiquement dans des rap-ports de cause à effet ou sont-ils présentéspar unités thématiques et problématisées ?S’agit-il seulement de faire apprendre aux

élèves des faits et des notions, sans qu’ilsprennent de sens particulier, ou aucontraire de leur permettre d’entrer dansles modes de pensée de l’histoire ?

• La manière d’appréhender les faits dupassé : sont-ils étudiés pour eux-mêmes ousont-ils comparés et mis en perspectiveavec d’autres faits, en d’autres temps et end’autres lieux? Sont-ils inscrits dans unedynamique des temporalités qui permettede reconstruire les présents du passé, avectoute leur incertitude quant à l’avenir ?Interroge-t-on le rôle des acteurs, dans cesprésents du passé, en examinant ce qu’ilsfont de leur espace d’initiative, de leurmarge de manœuvre, situés entre leurschamps d’expérience, le passé, et leurshorizons d’attente, l’avenir?

• Les échelles temporelle, spatiale et socialedans lesquelles cette histoire est considé-rée : relèvent-elles d’une identité particu-lière ou concernent-elles l’humanité toutentière et sa coprésence? Sont-elles au ser-vice de la construction de mémoires spéci-fiques ou permettent-elles de développerun regard dense sur les sociétés sensibles àla dimension d’altérité? Dans quelle pério-disation cette histoire est-elle interrogée?

• Les questions que l’histoire pose aux socié-tés du passé en amont de toutes ses narra-tions : à propos de la vie et de la mort, de

LES TROIS ÉCHELLES MOBILES DE L’HISTOIRE QUI S’ENSEIGNE, ENTRE TEMPS, ESPACES ET SOCIÉTÉS

CHARLES HEIMBERG, IFMES & UNIVERSITÉ DE GENÈVE

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l’amitié et de l’inimitié, de l’inclusion et del’exclusion, des rapports entre les sexes etde la descendance, de toutes les formes dedomination juridique ou sociale.

• La prise en considération du point de vuedes dominés, des vaincus et des «sans His-toire » à travers les questions posées aupassé : dans quelle mesure est-elle effec-tuée? S’agit-il, pour chaque situation his-torique, de mettre en évidence la diversitédes expériences et des points de vue pos-sibles ? Et qu’en est-il alors des usagespublics et politiques du passé?

• Les conceptions de l’apprentissage de l’his-toire : doit-il se centrer davantage sur desréponses ou sur des questions? S’adresse-t-il à tous les élèves ou à ceux d’entre eux quiréussissent le mieux ? Sa progressiondépend-elle de la nature des thèmes étu-diés ou de la manière de les étudier? Est-elle de nature cumulative ou spiralaire? Àquel niveau de complexité doit-on se situerpour faire entrer les élèves dans les ques-tionnements de l’histoire sur le monde ?

• Les traces que cet enseignement est censélaisser au niveau des élèves pour leur per-mettre d’exercer une mise à distanceréflexive et de prendre conscience de cequ’ils ont tiré de leurs activités en histoire:s’agit-il d’un matériel ayant fait l’objet d’uneconstruction progressive et personnelle, parexemple sous la forme d’un portfolio ras-semblant tous les travaux réalisés par lesélèves, ou d’une ressource scolaire, manuelsscolaires d’histoire ou cahiers de l’élève,comprenant à la fois des données factuelles,des exercices et des récapitulations? Qu’enest-il de l’évaluation des élèves ? Quelsbuts poursuit-elle dans les faits ?

Une histoire enseignée qui se nourrisse avecprofit d’une variation de ses focales d’observa-

tion est donc traversée par toutes ces questionsqui sont autant de critères pouvant intervenirpour sa thématisation et sa programmation.

Mais voyons maintenant ces trois échelles uneà une.

2. RYTHMES DU CHANGEMENT ETDURÉES : L’ÉCHELLE DU TEMPS

Les trois étages de la périodisation de Braudelcorrespondent à autant de durées et d’essaisd’explication historique d’un même objet. Ilsportent tour à tour sur l’histoire quasi-immo-bile de la nature, sur l’histoire lentement ryth-mée des structures sociales et sur l’histoireévénementielle, plus immédiate et plus tradi-tionnelle.

Un bon exemple d’application de cette pério-disation concerne les grèves françaises de1936 telles qu’elles sont décrites dans unouvrage d’Antoine Prost sur le Front popu-laire 1. Trois durées distinctes y sont recensées :• en juin 1936, c’est le temps court de l’eu-

phorie de la victoire populaire, de l’affir-mation de la dignité ouvrière; c’est le Frontpopulaire ;

• Entre 1929 et 1939, c’est le temps moyende la crise économique et de ses effets surles ouvriers (pression sur les salaires, pres-sion sur l’emploi) ;

• Entre 1906 et 1939, c’est le temps plus longde la taylorisation, de l’intensification descadences, de la rationalisation du travail,de la perte de maîtrise des ouvriers sur laproduction, etc.

1 Antoine Prost, Autour du Front populaire. Aspects dumouvement social au XXe siècle, Paris, Seuil, 2006.

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Précisons toutefois qu’il ne s’agit pas là de latrilogie braudélienne en ce sens que l’on ytrouve plutôt deux durées médianes, cetexemple n’ayant pas donné lieu à la mise enévidence d’observations de très longue durée,qui relèveraient d’un temps quasi immobile.

Une transposition de cette réflexion est biensûr possible à propos d’une autre grève, lagrève générale suisse de 1918. Dans ce cas, onpourrait par exemple retrouver deux tempsmédians, l’un se déployant en amont, l’autre,plus long, en aval des événements eux-mêmes:• novembre 1918, ce sont les trois jours de

grève eux-mêmes, le temps court de larupture et de l’affirmation ouvrière ;

• 1914-1919, au cours des années de guerre,c’est la période de privation et de perte depouvoir d’achat des populations ouvrièresqui débouche en Suisse sur cette agitationet sur une contre-révolution masquée;

• 1918-années 70, c’est la plus longue duréequi couvre, en aval, la période des effets decette contre-révolution en même tempsque la lente conquête des revendicationsdu Comité d’Olten (symbolisée par lesdroits politiques des femmes obtenus en1971), ainsi que la réappropriation d’unemémoire de cette rupture et de cette affir-mation de la dignité ouvrière.

Pour rester dans l’histoire sociale, nous pou-vons prendre brièvement un autre exemplerelatif à un crime industriel et à un dramesocial. La question des effets de l’amiantepour des travailleurs qui ont été exposés à sespoussières se pose en des termes significatifsdu point de vue des temporalités. Les tra-vailleurs malades de l’amiante développentdes cancers du poumon ou de la plèvre aprèsun temps de latence de plusieurs décennies

qui les détache manifestement des rythmesusuels du travail ; d’où leurs immenses diffi-cultés à faire reconnaître après coup la res-ponsabilité des entreprises dont ils sont fina-lement, et cruellement, les victimes 2.

3. ENTRE PROCHE ET LOINTAIN :L’ÉCHELLE SPATIALE

Le renouvellement de l’histoire enseignéenécessite à la fois une dimension d’histoirelocale, susceptible de permettre des pratiquesde terrain et des accès directs à des sourcesauthentiques, et une perspective d’histoiremondiale, une histoire de tous, qui nousaffranchisse des récits nationaux inventésdont nous avons hérité, tout en permettant àchaque élève, au sein de nos sociétés multi-culturelles, d’y inscrire son propre itinéraire et ses propres identités.

Cette association forte du local et du mondial,qu’il s’agit de convoquer en amont de tousnos récits historiques, incite également à pra-tiquer la comparaison et à mettre ces diffé-rentes échelles spatiales en interaction.

La pluralité des échelles spatiales peut être à lasource du phénomène de la mémoire divisée.Par exemple, le 29 juin 1944, des troupesnazies ont massacré plus de 200 civils dans leshameaux de la commune toscane de CivitellaVal di Chiana. Quelques jours auparavant, lespartisans y avaient attaqué un officier alle-mand dans une auberge.

2 Voir par exemple Odette Hardy-Hémery, Eternit etl’amiante. 1922-2000. Aux sources du profit, une industriedu risque, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires duSeptentrion, 2005.

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Après la guerre, une partie significative de lacommunauté de Civitella Val di Chiana n’ap-préciera guère les commémorations républi-caines. Ainsi, à l’échelle locale, on considéraitque s’il n’y avait pas eu cette attaque de laRésistance, le territoire de Civitella auraitpeut-être été épargné. Au contraire, à l’échellerégionale, ou nationale, on commémoraitcette tragédie et ses victimes en rendant hom-mage à l’héroïsme de la Résistance. On s’entenait à un récit de bourreaux et de victimes.L’historien Leonardo Paggi, lui-même survi-vant du massacre, a décrit cette mémoire divi-sée en s’efforçant d’écouter les récits de cettecommunauté 3.

Une autre affaire significative de la probléma-tique des échelles spatiales s’est déroulée àYverdon au début du XIXe siècle 4. Après quele chevalier de Troytorrens soit rentré au paysavec deux esclaves, dont une femme, celle-cimit un enfant au monde après la mort de sonmaître. Sa veuve et une sœur de celle-ci s’en-gagèrent alors «à prendre soin de cet enfant età lui faire doner [sic] à nos frais une éducationconvenable, avec promesse de lui acheter uneBourgeoisie dans la païs, s’il plaît à leurs Excel-lences nos Souverains Seigneurs, qui en sont trèshumblement requis, de le permettre, en accor-dant la naturalisation à cet enfant».

En 1791, les autorités bernoises refusèrent lanaturalisation de Samuel. Et plusieursdécennies plus tard, alors que le jeune Noir

vivait toujours sans papier, un procès opposal’héritier Troytorrens et la Municipalitéd’Yverdon qui refusaient tous de payer lesfrais de naturalisation.

L’argument du neveu Troytorrens consistait àconsidérer que la mère était une domestiqueordinaire, avec des droits ordinaires. Et qu’iln’y avait pas pu avoir d’esclaves dans cecontexte. Celui de la Municipalité stipulait aucontraire que c’était le propriétaire de cette«négresse», ou son héritier, qui devait régula-riser la situation. Il en répondait.

Samuel Buisson est mort à 42 ans sans avoir éténaturalisé. Mais il est intéressant de relire l’ar-gumentaire de la Municipalité, qui ne manqueni de préjugés, ni de stéréotypes: «En expor-tant, d’un climat brûlant, une jeune africaine,Monsieur de Troytorrens devait bien supposerqu’on lui imposerait fort difficilement les vertusdu climat; il l’a laissée dans sa maison […] encommunication avec les hommes qui en faisaientpartie. Cette négresse, excitée par un sang ardentqu’aucune éducation ne lui avait apprise à tem-pérer, a cédé à ses désirs. […] En un mot, c’estune matière inflammable que Monsieur de Troy-torrens a apportée de Saint-Domingue; elle acausé du mal, c’est à lui ou à son héritier à leréparer.» (Municipalité d’Yverdon, 1826)

4. AU PLUS PROFOND DE LA SOCIÉTÉ :L’ÉCHELLE SOCIALE

La troisième échelle de l’histoire, l’échellesociale, est celle qui a inspiré Walter Benjaminlorsqu’il nous a incités à brosser l’histoire àcontre-poil. Dans tout récit historique, danstoute monographie, il serait ainsi utile de sedemander de qui est exactement l’histoire quiest en train de se construire.

3 Leonardo Paggi (dir.), La memoria del nazismo nell’Eu-ropa di oggi, Scandicci (Florence), La Nuova Italia, 1997.Sur le concept de mémoire divisée, voir notre article«Usages publics de l’histoire, mémoire divisée et subjecti-vité: les réflexions récentes des historiens italiens», dansLe cartable de Clio, n° 1, pp. 39-51.4 Cette affaire est évoquée dans Thomas David, BoudaEtemad & Janick Marina Schaufelbuehl, La Suisse et l’es-clavage des noirs, Lausanne, Antipodes, 2005, pp. 100-104.

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Parmi d’autres auteurs, Michelle Perrotincarne parfaitement ceux qui ont fait le choixintellectuel de sonder les zones d’ombre oud’oubli :«Avant de travailler sur la prison qui est vrai-ment une zone d’ombre et d’oubli, avant de tra-vailler sur les femmes, un domaine qui com-porte, très différemment, d’immenses zonesd’oubli, j’ai travaillé sur le monde ouvrier.J’avais choisi la grève. Pourquoi ? Parce quepour moi, de façon très claire, la grève était unmoyen d’entendre ceux qu’on n’entend jamais,puisque justement ce jour-là ils arrêtent de tra-vailler. Quand on travaille, on ne parle pas ;avec la grève, les ouvriers sortent des usines.J’avais d’ailleurs appelé la grève l’“échappéebelle”, c’était quelque chose qui les sortait de lagrisaille quotidienne, il se créait d’un seul coupun espace de parole.» 5

Mais l’échelle sociale concerne aussi l’interac-tion entre espaces public et privé. Comme l’aécrit Virginia Woolf, «il n’y a qu’un monde,qu’une vie ; les cadavres, les maisons en ruineprouvent à quel point il est essentiel d’accomplircette unité. Car telle sera notre ruine si dansl’immense espace abstrait de votre vie publique,vous oubliez l’image intime ; ou si nousoublions, dans l’immensité de nos émotionsintimes, le monde extérieur et public. Nos deuxmaisons seront détruites, l’édifice public et lademeure privée, la matérielle et la spirituelle,car elles sont inséparablement liées.» 6

Le regard dense exercé par un auteurcomme Gianni Bosio 7, qui fut un historien

du mouvement ouvrier en Italie, intéresséplus particulièrement aux chansons popu-laires, permet de mettre à jour des aspectstrès cachés de la réalité d’une société. C’estun regard crucial qui sort de l’oubli des pansentiers de la vie sociale, des richessesenfouies qui n’avaient pas été produites pourlaisser les bonnes traces leur assurant unevisibilité suffisante dans l’espace public.

5. «MICRO», «MACRO», EXEMPLARITÉ,UNIVERSALITÉ : AVOIR DU SENS,VALOIR POUR TOUT

Un exemple d’une histoire qui vaut pourtoutes concerne Walerjan Wróbel 8. Pris denostalgie alors qu’il avait été recruté quelquesjours auparavant dans une ferme allemande,cet ouvrier agricole de 16 ans s’enfuit pourretourner chez lui. Rattrapé, et ramené à laferme, il mit encore, un peu plus tard, le feu àla grange. Le feu put être éteint. Mais le jeunehomme fut arrêté par les autorités alle-mandes. Il devait être exécuté le 25 août 1942.Wròbel a été l’un des sept millions de Polonaisqui sont allés, de gré ou de force, travaillerpour l’Allemagne national-socialiste. L’histoireexemplaire de ce jeune Polonais est avant toutcelle d’un téléscopage entre la micro-échelled’un adolescent et la macro-échelle d’un sys-tème criminel de destruction humaine.

« Je m’étais promis de parler uniquement deChristoph et de Walerjan Wróbel, a écrit NutoRevelli dans une très belle préface à cet

5 Tiré en avril 2006 du sitehttp://prison.rezo.net/index.php3 (prison.eu.org).6 Tiré de Virginia Woolf, Trois Guinées, Paris, 10-18, 2002(1938).7 Gianni Bosio (1923-1971), L’intellettuale rovesciato.Interventi e ricerche sulla emergenza d’interesse vero leforme di espressione e di organizzazione «spontanee» nel

mondo popolare e proletario (gennaio 1963 – agosto 1971),Cesare Bermani (dir.), Milan, Editoriale Jaca Book/Isti-tuto Ernesto de Martino, 2e édition augmentée, 1998 (la1re édition remontait à 1975).8 Christoph U. Schminck-Gustavus, Mal di casa. Unragazzo davanti ai giudici. 1941-1942, Turin, BollatiBoringhieri, 1994 (édition originale 1986).

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ouvrage, mais mes souvenirs ont eu le dessus.C’est ce qui arrive quand une «petite histoire»les résume toutes, et devient grande, immense.»Mais selon quels critères peut-on affirmerqu’une histoire particulière vaudrait pourtoutes les autres?

Il y a deux manières pour un fait historiqued’être significatif. Il peut l’être sur le planquantitatif parce qu’il s’est régulièrementrépété dans un cursus donné. Il peut l’être surle plan qualitatif par la force évocatrice de sasingularité ou parce que sa mise à jour peutêtre considérée comme particulièrement heu-reuse dans la mesure où l’existence présuméede nombreux autres cas analogues est occul-tée par des sources lacunaires ou disparues.Cependant, la pratique de la généralisation,certes très courante dans l’enseignement del’histoire qui ne cesse de recourir à des situa-tions dites exemplaires, gagnerait sans doute àêtre mieux pensée et mise à distance.

Il nous faut en effet prendre en considérationles abus qui sont toujours possibles lorsqu’onmet un cas dans le général, lorsqu’on déduitun constat d’ensemble à partir d’un ou deuxexemples particuliers. L’histoire culturelle, ouintellectuelle, notamment, ne manque pasd’exemples en la matière. C’est le cas parexemple de Pierre-André Taguieff, un auteura priori rigoureux, décrypteur du préjugéracial, du délire identitaire répandu dans l’ex-trême-droite et du mensonge organisé, enparticulier celui de l’odieux Protocole des sagesde Sion, lorsqu’il associe fortement l’histoiredu préjugé antisémite à celle du mouvementouvrier et de la gauche 9.

L’antisémitisme est une notion contempo-raine qui remonte à la fin du XIXe siècle. Àjuste titre, Taguieff montre que ce phéno-mène n’avait pas épargné la gauche et les pro-gressistes. Il cite ce Wilhelm Marr (1819-1904) qui inventa le terme en 1879 et était unsocialiste. Tout comme l’était, à sa manière,un Eugen Karl Dühring (1833-1921), piètrethéoricien d’une définition raciale prétendu-ment scientifique du préjugé antijuif. Ilévoque aussi Mathieu Golovinski, le faussairedes Protocoles, devenu ensuite un notablebolchévique. Mais l’antisémitisme a-t-il étépour autant, et d’abord, une caractéristiquede la gauche? Que peuvent nous dire les pro-pos isolés de tel ou tel penseur plus ou moinsconnu de ce qui se passait sur le terrain, auniveau des masses ? À cette échelle, l’antisé-mitisme le plus fondamental, de natureraciale, provenait bien sûr de l’extrême-droite. Et l’affaire Dreyfus a plus clairementdélimité les camps dans ce domaine. Il y avaitbien un antisémitisme de gauche qui senourrissait de préjugés de classe stéréotypésplutôt que de théories raciales. Mais il esterroné d’en faire le phénomène le plus essen-tiel. Et dans ce cas, c’est l’interaction dumicro et du macro, celle des cas singuliers etdes mobilisations de masse, qui nous permetde situer et de distinguer les aires les plussignificatives des manifestations de l’anti-sémitisme.

Un autre problème d’échelles nous est encoreposé autour de l’universalité des Lumières etdes valeurs démocratiques qu’elles ont susci-tées. Dans un récent essai, Tzvetan Todorov amontré que les Lumières reposaient sur troispiliers, l’autonomie, la finalité humaine denos actes et l’universalité 10. Cette notion

9 Voir Pierre-André Taguieff, Prêcheurs de haine: Traverséede la judéophobie planétaire, Paris, Mille et une nuits,2004. 10 Tzvetan Todorov, L’esprit des Lumières, Paris, Laffont, 2006.

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d’universalité est fondamentale parce qu’elleporte d’abord, et surtout, sur les droitshumains tels qu’ils ne devraient être niés àpersonne, en tout lieu et toute culture de laplanète. À l’origine, elle a d’ailleurs mené lesprécurseurs de la modernité démocratique àcondamner toute forme d’esclavagisme.

Au cours du XIXe siècle, renonçant à cettequête d’universalité, les sociétés modernes sesont structurées en États-nation, autourd’identités intermédiaires qu’elles ont sou-vent exagérées ou inventées. Ainsi se sontérigées des frontières au sein desquelles desdroits et des protections n’ont plus concernéque les seuls ressortissants des États. Aucours de la même époque se sont aussi déve-loppées des théories raciales et identitairesqui ont constitué un véritable terreau idéo-logique pour les crimes de masse du sièclesuivant. Ainsi peut-on observer une véritablegénéalogie européenne de ces préjugés, enparticulier de l’antisémitisme 11.

La Destruction des Juifs d’Europe s’est ainsidéroulée en plein XXe siècle, au cœur de l’Eu-rope, c’est-à-dire au cœur du territoire qui avu naître les Lumières. Elle a été à la fois unesorte de produit de la technologie indus-trielle, par l’efficacité de ses mécanismes demise à mort à une échelle de masse, maisaussi, et en même temps, l’expression la plusextrême du refus des Lumières et de ses prin-cipes humanistes 12.

L’ampleur et le caractère radical du processusde destruction que le national-socialisme aenclenché avec la Shoah justifient largement

le caractère universel de sa mémoire. Ilsincarnent ce que l’homme peut faire àl’homme et, dans ce sens, concernent toutel’humanité. Ils nous interpellent particulière-ment non pas au nom d’une quelconque hié-rarchisation des souffrances ou des victimes,mais plutôt par le fait d’avoir eu lieu au cœurd’une civilisation occidentale qui ne les a pasrendus impossibles. Ce caractère universeln’a pourtant de sens que dans la perspectivede l’universalité des droits humains, que dansune posture attentive à toutes les violationsde ces droits, quelles qu’en soient les victimeset leurs souffrances.

Un autre problème est ainsi posé à l’univer-salité des Lumières, en fonction des atteintesles plus graves à leurs principes les plus fon-damentaux, c’est le fait que bien des pays quiles ont vus naître ont aussi développé, dansleurs colonies, des pratiques criminelles tour-nant profondément le dos à l’idée que lesdroits humains vaudraient pour tous 13. Lespromesses des Lumières ont donc été trèsefficacement combattues par les forces obs-cures des anti-Lumières ; et leur image en adès lors pris un coup sur la planète. Aujour-d’hui, c’est donc bien aussi une questiond’échelles qui interroge leur crédibilité et lapossibilité de leur donner du sens. Les pro-messes des Lumières et la mémoire de laShoah n’ont ainsi de raison d’être que dansune perspective comparatiste, c’est-à-dire enaffirmant sans ambiguïté que les droitshumains valent pour tous, dans le mondeentier. Bel enjeu d’échelles ! De macro-échelle !

11 Enzo Traverso, La violence nazie. Une généalogie euro-péenne, Paris, La Fabrique-éditions, 2002.12 Zeev Sternhell, Les anti-Lumières. Du XVIIIe siècle à laguerre froide, Paris, Fayard, 2006.

13 Voir par exemple Yves Benot, Massacres coloniaux :1944-1950. La IVe République et la mise au pas des coloniesfrançaises, Paris, La Découverte, 2005.

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Dans Les mots de l’historien 14, la notice qui estconsacrée aux échelles de l’histoire évoque àjuste titre les propos de Jacques Revel sur l’in-térêt de faire varier nos focales d’observation.Mais il s’agit ici plutôt de la micro-échelle !Ainsi le regard de la micro-histoire neconsiste-t-il pas seulement à examiner d’infi-nis détails, mais à donner également accès àdes significations cachées auxquelles un regardtrop global ne peut pas accéder. De son côté,Paul Ricœur a insisté sur le fait que cettedimension «micro» était associée à l’idée d’in-détermination dans la mesure où les acteursne comprenaient pas les systèmes dans les-quels ils évoluaient 15. Cela nous ramènecependant à ce qui est leur espace d’initiative,à la marge de manœuvre, petite ou grande,dont ils disposent dans les présents du passé.Mais aussi à l’intérêt de faire en sorte que lacritique historique puisse associer, dans une

synthèse qui reste à construire, le «macro» etle « micro », le déterminé et l’indéterminé,pour mieux nous donner accès à la complexitédes sociétés.

6. LES ÉCHELLES D’ANALYSE D’UN DOCUMENT

La question des échelles de l’histoire, dans letemps, l’espace et la société, peut aussi êtreposée à partir d’un document. Prenonsl’exemple d’une photographie.

Cette image de soldats au front 16 peut susciterla réflexion sur les trois échelles :• celle du temps, en se demandant par

exemple quelle durée de l’attente cetteimage immobile nous suggère ;

14 Nicolas Offenstadt (dir.), Les mots de l’historien, Tou-louse, Presses Universitaires du Mirail, 2004. Voir enannexe.15 Voir en annexe.

16 « Soldats français devant une carrière des environs deSoissons, coll. part. », tiré de Rémy Cazals, EmmanuellePicard & Denis Rolland (dir.), La Grande Guerre. Pra-tiques et expériences, Toulouse, Privat, 2005, pagesd’illustrations centrales.

Soldats français devant une carrière des environs de Soissons, coll. part.

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• celle de l’espace, autour de la question desavoir si la nationalité de ces soldats estimportante ;

• celle du social, enfin, en s’interrogeant enparticulier sur le concept de masculinité etsur les rapports de genre.

Ces soldats ne font rien; l’un fume, un autresemble terminer un repas. Ils n’ont pas beau-coup de conversation. Ils ne sont pas au com-bat, mais ils sont au front et ils attendent. Leurposture peut nous faire réfléchir à l’immensedécalage temporel qui se profile quant aurythme de ce qui arrive entre cette attente,longue, sans doute représentative de ce quel’on a fait réellement pendant ces 52 mois deguerre, et la brièveté de certains combats, del’irruption de la mort individuelle et demasse. La notion de durée paraît donc ici cen-trale pour bien comprendre ce qu’a été l’expé-rience de la guerre.

Est-il important de prendre en considérationle fait qu’il s’agisse là de soldats français ?Peut-on faire une histoire de la guerre quisoit transversale et ne s’enferme pas dans lesidentités nationales ? Il y a sans doute danscette image quelque chose qui vaut pour tousles combattants. Mais le changementd’échelle impliquerait ici un travail compara-tif qui consisterait d’abord à examinerd’autres documents et à se demander dansquelle mesure on y retrouve des élémentsplus ou moins semblables. L’établissement deconstats globaux, qui passe donc par l’étudecroisée de documents inscrits dans leurscontextes nationaux, est toutefois un objectifpertinent pour mieux comprendre cetteguerre.

Enfin, sur cette photo ne figurent que deshommes. Ce qui illustre parfaitement l’expé-

rience de masculinité, de très longue promis-cuité masculine, qu’a été la participation àcette guerre. Il s’agit d’un groupe d’hommesqui savent que leur propre vie est en danger,mais qui ne savent pas combien de temps celava durer. Sans doute pensent-ils en particu-lier aux absentes, à leurs femmes, et par là àleur vie habituelle, probablement à leur viedans le monde agricole pour la plupartd’entre eux. La prise en compte des effets decette expérience de masculinité, et donc desrapports de genre, implique un double chan-gement d’échelle, au niveau de la société,mais aussi au niveau du temps pour prendreen compte, de ce point de vue, un avant et unaprès la Grande Guerre.

À partir d’un tel document photographique,en faisant varier les échelles de l’histoire, il estdonc possible d’interroger la Grande Guerredans tous ses aspects les plus récemment prisen compte par l’historiographie ; souffrancedes soldats, rapports de genre, comparatisme,etc. Ce serait donc un élément déclencheurpertinent pour une démarche pédagogiqueallant dans ce sens.

7. CONCLUSION : VARIER AUSSI LES ÉCHELLES DE L’HISTOIREENSEIGNÉE

Les quelques exemples susmentionnés ontmontré combien ces trois échelles, du temps,de l’espace et du social, pouvaient enrichirnotre compréhension de l’histoire si l’on savaitles faire varier dans nos regards sur les sociétésdu passé. Il serait donc intéressant que cettepluralité des focales d’observation soit aussi aucœur de la conception et de la programma-tion de l’enseignement de l’histoire.

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Des activités pédagogiques seraient donc àdévelopper qui permettraient à des groupesd’élèves d’examiner un même fait ou un mêmeproblème à des échelles différentes de temps,d’espace ou de société, pour voir dans quellemesure cela transforme leur signification.

La prise en compte de la diversité des échellesserait aussi à prévoir au niveau des pro-grammes d’apprentissage. Sa pertinenceconstitue d’ailleurs un argument de poidspour éviter d’enfermer l’histoire scolaire dansla seule échelle nationale, ou européenne.

Elle rendrait plus facile le travail d’histoire etde mémoire, autour de la pluralité des identi-tés et de l’ouverture à l’autre, qu’il soit procheou lointain, dominant ou subalterne. Ainsipourrait être mise en évidence, et en pratique,cette double fonction de l’histoire : approfon-dir son regard sur les sociétés en exerçant unregard dense ; susciter l’ouverture et desformes de décentration en élargissant sesperspectives et ses horizons par la pratique dela comparaison.

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Extrait d’un entretien de Paul Ricœur avec Sorin Antohi

«On peut dire que le témoin est un faux témoin, un menteur, un imposteur. En ce sens,l’histoire ne commence véritablement qu’avec la confrontation des témoignages et, en par-ticulier, des témoignages réduits au silence par la mise en archive. […] Parce que – je reviensun peu en arrière – la mémoire, dans le récit que je me fais à moi-même et aux autres, estorale, tandis que tout commence en histoire par des écritures. Et la réduction en écriture dutémoignage marque le basculement de la mémoire à l’histoire, qui accumule son architec-ture de méthodologies, avec ses usages variés de l’idée de causalité, depuis les causalitéstoutes proches de la causalité dans les sciences physiques à la causalité intentionnelle, celledes reasons for, comme on dit en anglais, des raisons d’agir. Et, entre ces deux usagesextrêmes de la causalité, les usages variés du «parce que». La grammaire du «parce que» estimmense. Et alors, il y a l’usage, on peut dire méthodologique, du «parce que» en histoire.J’ajoute à ceci une catégorie que j’ai en commun avec mon ami Jacques Revel, lui-même unami des micro-historiens italiens…

Sorin Antohi : … et leur promoteur en France…

Paul Ricœur : Oui. À savoir, l’idée d’échelle : le fait que les historiens peuvent travailler à deséchelles hiérarchisées, ce que la mémoire ne peut pas faire. À la différence de la mémoire,l’histoire peut manipuler, on peut dire, le choix de la durée. Cela avait commencé d’ailleurspar Braudel, l’avocat de la longue durée. Son grand livre sur La Méditerranée et le mondeméditerranéen à l’époque de Philippe II est à trois étages. Il y a l’étage d’un temps qu’on peutdire quasiment immobile, qui est la Méditerranée elle-même, avec ses populations, lesTurcs et les Espagnols ; et puis vient le temps des institutions, le moyen terme; enfin, l’évé-nement ; pour lui, l’événement est la bataille de Lepante, mais c’est aussi la mort de PhilippeII. Si bien qu’il y a deux morts dans ce livre : une mort événementielle de Philippe II, et puisune mort, on peut dire, structurelle, de longue durée, la mort de la Méditerranée commecentre du monde, au profit de l’Atlantique – aujourd’hui, nous dirions du Pacifique. Vousme permettez d’ajouter quelque chose sur l’échelle. On ne voit pas les mêmes choses à deséchelles différentes : ce qu’on voit à grande échelle ce sont des forces en développement.Mais ce qu’on voit à petite échelle, c’est ça l’enseignement de la micro-histoire, ce sont dessituations d’incertitude dans lesquelles tentent de s’orienter les individus, dont le fameuxmeunier Menocchio, qui ont un horizon fermé et un problème de survie à l’égard des ins-titutions qu’ils ne comprennent pas et qui seront en gros perçues comme perfides et dan-gereuses. Et donc, lorsque vous faites de la macro-histoire, vous avez plus de chance de tra-vailler avec des déterminismes, tandis que lorsque vous travaillez avec des micro-histoiresvous avez à faire à des indécisions, c’est-à-dire de l’indéterminisme. On veut quelquefoism’enfermer dans la discussion purement théorique et abstraite : «Êtes-vous déterministe ou

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indéterministe ?» Je dis, eh bien, travaillons à des échelles différentes de l’histoire humaine,et vous aurez les deux réponses.

Sorin Antohi : Mais comment est-ce qu’on peut lier les échelles ? La micro-histoire ne nousa pas enseigné tellement comment travailler avec les échelles, comment trouver ou «dumoins» penser le passage d’une échelle à l’autre. Qu’est-ce qui se perd, qu’est-ce qui seretient ? Si l’on prend le problème de la mémoire, de l’oubli, ou bien le problème du par-don: qu’est-ce qu’on gagne et qu’est-ce qu’on perd au moment où l’on passe de l’échelleindividuelle à l’échelle médiane des institutions, et enfin à l’échelle macro?

Paul Ricœur : Je crois que c’est une capacité nouvelle que l’historien a acquise : apprendreà se mouvoir entre les échelles. Parce que l’échelle n’est pas une notion statique, mais unparcours. […] Quant à moi, n’étant pas historien de métier, mon problème est celui del’épistémologie de l’histoire ; je dis que ce qui fait la grandeur de l’épistémologie de l’histoirec’est de pouvoir disposer d’une variation d’échelles. Il y a ainsi des cas où l’historienenseigne le philosophe, en l’aidant à traiter le problème du déterminisme et de l’indéter-minisme.»

Tiré de www.pasts.ceu.hu/fileadmin/template/www.pasts.ceu.hu/files/m5s0s0.html en mai 2006.

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Échelle

«Coutumière de l’optique, de la cartographie et de l’architecture, la notion d’échelle renvoieà l’idée d’un ordre de grandeur. Au regard de la géographie, habituée à faire un usage heu-ristique de cet instrument d’observation qu’est l’échelle, la discipline historique a, quant àelle, beaucoup tardé à savoir jouer de la variation des échelles d’analyse. […]

[…] Les démarches d’historiens tels que Carlo Ginzburg ou Giovanni Levi ont imposé lapertinence du niveau micro-historique en démontrant que, en s’intéressant au sort d’unindividu ou en suivant la destinée d’une petite communauté, la construction du social sedonnait à voir autrement. Comme l’écrit Paul Ricœur, « L’histoire, elle aussi, fonctionnecomme une loupe, voire comme un microscope, ou un télescope» (La mémoire, l’histoire, l’ou-bli, 2000). Le changement d’échelle du regard historien modifie le contenu de l’analyse enrendant visibles des relations restées insaisissables à l’échelle macro-historique et produitainsi des effets de connaissance indéniables : «faire varier la focale de l’objectif, ce n’est pas seu-lement faire grandir (ou diminuer) la taille de l’objet dans le viseur, c’est en modifier la formeou la trame » (J. Revel, ibid.). En d’autres termes, la réalité sociale observée varie selonl’échelle d’observation.

La micro-histoire a ainsi fort bien révélé toute la fécondité d’un changement d’échelle duregard historien, rendant possible la construction d’objets complexes et permettant la priseen compte de la «structure feuilletée du social» (J. Revel). Derrière elle, se cache aussi lavolonté de prendre les acteurs au sérieux, de se situer au plus près de leurs expériences singu-lières, en prenant soin de considérer les moindres détails et indices comme des vecteurs sus-ceptibles de donner accès à des logiques sociales et à des systèmes symboliques propres augroupe tout entier. Au final, devant la pertinence épistémologique égale des échelles d’ana-lyse, le regard de l’historien a gagné en mobilité et en liberté puisque le choix de l’échelle estdésormais laissé à la discrétion du chercheur. […]»

Les mots de l’historien, sous la direction de Nicolas Offenstadt,Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2004, pp. 38-39.

A N N E X E 2

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Tout observateur étranger serait étonné deconstater que dans les pays arabo-musulmansen général, et dans les pays du Maghreb enparticulier, la périodisation ternaire ou mêmequaternaire, introduite à l’époque colonialedans l’enseignement de l’histoire, loin de s’es-tomper après les indépendances, a, malgré lesmultiples critiques exprimées à son encontre,notamment dans le sillage du mouvement de« décolonisation de l’histoire », trouvé, dansl’intériorité nationale en histoire, un ancrageque je me propose de décrire ici.

Que signifient l’Antiquité, le Moyen Âge, lesTemps Modernes pour un Marocain lorsqu’ilappréhende l’histoire de son pays ou de sarégion (le Maghreb) et de son aire de civilisa-tion (l’aire arabo-musulmane) ? L’approchesavante diffère-t-elle fondamentalement del’approche scolaire ? Si les origines euro-péennes de cette périodisation ternaireremontent au XVIIe siècle, à un moment où lapensée historienne protestante développait lacritique de la vision catholique de l’histoire 1,héritée du Moyen Âge, quelle idéologiemotive aujourd’hui l’intériorisation de cetteéchelle ternaire dans un pays arabo-musul-man comme le Maroc?

L’intériorisation de chacune de ces troisgrandes périodes sera appréhendée à partir dedeux échelles (arabo-islamique et maghré-bine) tant au niveau du discours savant qu’auniveau du discours scolaire.

I. L’INTÉRIORISATION DE L’ANTIQUITÉ

A. Au niveau du discours savant

1. L’histoire arabe ancienneIl n’est pas fréquent pour un historien maro-cain d’écrire ou de réfléchir sur une histoireautre que celle de son propre pays. C’est pour-quoi, pour la périodisation de l’histoire decette aire arabo-musulmane, en général, et desa partie antique, en particulier, les écrits sontrares.

Ceux d’entre les historiens marocains,comme Abdallah Laroui, qui abordent laquestion de l’historiographie musulmane 2, nemanquent pas de relever que, traditionnelle-ment, les historiens musulmans abordentcette période antique sous deux angles :

• Un angle religieux qui s’attache à passer enrevue les chroniques des prophètes, ens’appuyant sur le Coran et la Torah, et les

LES TEMPORALITÉS DE LA CIVILISATION ARABO-MUSULMANEL’INTÉRIORISATION DE L’ÉCHELLE TERNAIRE AU MAROC

MOSTAFA HASSANI IDRISSI, UNIVERSITÉ MOHAMMED V, RABAT

1 Critique déjà entamée, en termes d’histoire littéraire,par l’Humanisme, et poursuivie au XVIe siècle par FlaciusIllyricus.

2 Abdallah Laroui, Le concept d’histoire, Beyrouth, AlMarkaz Attakafi Al Arabi, 1992 (en arabe), pp. 278-281.

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chroniques des peuples qui ont eu desrelations avec les Israélites comme lesChaldéens, les Assyriens et autres.

• Un angle politique qui se préoccupe derelater les chroniques des rois, c’est-à-direles événements des anciens empires, per-san, grec et romain, ainsi que le récit deshauts faits (Ayyam) des Arabes ancestraux.

L’analogie que fait Abdallah Laroui entre lesdeux historiographies, et surtout entre lesdeux périodisations (musulmane et occiden-tale), implique-t-elle, pour le monde arabo-musulman et pour l’Europe, une même per-ception de l’Antiquité?

C’est loin d’être le cas, souligne MohamedHouach 3. L’Antiquité, qui est l’âge d’or de lacivilisation européenne marquée par la civili-sation gréco-romaine, représente pour lemonde arabe une période aux significationsdifférentes. Il s’agit, selon l’auteur, d’unepériode pendant laquelle les Arabes étaientorganisés en tribus, souvent en conflit, ou enÉtats de faible importance, évoluant dans leszones d’influence de Rome, de la Perse et del’Éthiopie, à la différence des Européens,regroupés dans de vastes unités politiquescomme les États hellénistiques et l’Empireromain. D’autre part, si l’on n’intègre pas lesArabes dans le cadre des grandes civilisationssémites que l’Orient ancien a connues enMésopotamie et en Égypte, on ne peut queconstater la supériorité de leurs voisins sur lesplans juridique et administratif. Bref, il s’agitd’une histoire confuse, sur laquelle il y a peu

de sources écrites et les travaux archéolo-giques sont récents ; d’une histoire qui perdde son éclat avec l’ampleur du changementdans la vie des Arabes après l’avènement del’islam.

2. L’histoire ancienne du MaghrebUn des rares historiens marocains à s’interro-ger sur la globalité de l’histoire du Maghrebest incontestablement Abdallah Laroui 4. Dès1970, critiquant « le mythe ternaire», il pro-pose, « en attendant qu’une historiographieéconomique et sociale se développe, […] deprendre la périodisation de l’historiographiepolitique comme moyen d’ordonner l’histoireelle-même et de l’exposer» 5 et définit ainsi unepremière et longue période allant jusqu’aumilieu du VIIIe siècle ap. J.-C. «durant laquellele Maghreb, pur objet, ne peut être vu que parles yeux de ses conquérants étrangers» 6. Il fautpréciser ici que l’historiographie maghrébine,des origines au XIXe siècle, avec des nomsaussi illustres que Ibn Idhari ou Ibn Khal-doun, prenait systématiquement l’avènementde l’islam comme point de départ de sonrécit.

Lors d’une récente table ronde organisée surle thème de La périodisation dans l’écriture del’histoire du Maghreb 7, Mohamed Almouba-ker 8 a dénoncé le fait que très peu de cher-cheurs, notamment parmi les antiquisants,

3 Mohamed Houach, « Observations et interprétationssur la question de la périodisation de l’histoire arabe» (enarabe) in Périodization: Tradition, Rupture and Process,Rabat, Publications of the Faculty of Letters and HumanSciences, 1997, pp. 103-104.

4 Abdallah Laroui, L’histoire du Maghreb, un essai de syn-thèse, Paris, Maspero, 1970.5 Ibid., p. 17.6 Ibid., p. 15.7 La périodisation dans l’écriture de l’histoire du Maghreb,Tables rondes coordonnées par Abdelhamid Hénia, encollaboration avec Abderrahmane El Moudden et Abder-rahim Benhadda, 1re Table ronde, Marrakech, 26-29 mai2005, 2e Table ronde, Tunis, 21-23 novembre 2005.8 Mohamed Almoubaker, «La fin de l’Antiquité au Magh-reb ou le Maghreb à la croisée des chemins», in La pério-disation dans l’écriture de l’histoire du Maghreb, op. cit., p. 7.

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s’interrogent sur la globalité de l’histoire duMaghreb: «Tout se passe donc chez nos histo-riens comme si chacun a sa petite idée derrièrela tête, mais en fait rarement étalage, considé-rant que la périodisation de l’histoire maghré-bine est plutôt l’affaire d’un ouvrage de synthèseou même d’un ouvrage de vulgarisation, voired’un discours idéologique». Et il ne manquepas de remarquer que les antiquisants dutemps colonial n’ont jamais posé sérieuse-ment la question de la périodisation de l’en-semble de l’histoire du Maghreb. Ils envisa-geaient seulement deux grandes périodesséparées par l’avènement de l’islam. «C’est àeux que l’on doit cette fameuse vision de l’anti-quité nord-africaine comme étant une succes-sion de colonisation et de dominations exté-rieures : Phéniciens et Puniques, Vandales etByzantins». Ils étaient «comme les autres his-toriens du Maghreb, enclins à ne voir dans lapériode islamique qu’une seconde série d’inva-sions, à commencer par « l’invasion arabe »,puis turque et ibérique, et enfin franco-espa-gnole».

Pour Mohamed Almoubaker, cette vision del’histoire maghrébine est à la fois externistedans ses sous-périodes (le critère périodolo-gique étant ici politico-militaire) et internistedans sa vision essentiellement binaire (le cri-tère étant ici d’ordre culturel : l’islam).

Avec le temps, souligne Mohamed Almouba-ker, «la périodisation de l’histoire du Maghrebs’est enrichie à la fois en aval et en amont de lacésure symbolisée par l’avènement de l’islam.En amont […] l’Antiquité maghrébine s’estenrichie de sous-périodes de mieux en mieuxdélimitées grâce notamment à l’archéologie.Mais les principales dénominations sont restéesles mêmes, c’est-à-dire liées aux dénominationsétrangères. […] Beaucoup plus important est le

fait indiscutable que des progrès ont été faitsdans la vision globale de l’Antiquité maghré-bine, avec l’émergence même des périodes phé-nicienne et punique ou maurétanienne (auMaroc) en champs disciplinaires distincts,autrefois mis entre parenthèses par des auteursavant tout romanisants.»

Mohamed Almoubaker termine son analyseen notant que ces progrès n’ont pas toujoursété fructifiés au niveau des synthèses, etencore moins au niveau didactique ou de vul-garisation. Il évoque avec regret le fait que l’oncontinue dans certaines synthèses à insisterencore trop sur la période romaine qualifiéed’«apogée de la Tunisie antique» et appréciepar contre la synthèse de François Decret etMhamed Fanfar, L’Afrique du Nord dans l’An-tiquité, qui «reflète une plus grande actualisa-tion des recherches, et surtout une vision plusinterniste de la périodisation. Les royaumes ber-bères occupent une place plus importante, et lapériode romaine elle-même est traitée autantque possible thématiquement, en accordant unebonne place aux révoltes et aux schismes locaux,et en insistant sur la continuité et non point surles épisodes». Elle se veut par-là non seulementune synthèse, mais une histoire «profonde»,« vue de l’intérieur », et non pas de Rome.Mais, s’interroge-t-il avec scepticisme, « lapériodisation elle-même est-elle pour autantfondamentalement mise en cause?»

B. Au niveau du discours scolaire

1. L’histoire arabe ancienneEn Irak, comme en Syrie, l’histoire anciennedes Arabes est exaltée et les fastes des peuplessémites sont annexés à l’arabisme. En 1939,un responsable de l’éducation en Irak disait àun séminaire de professeurs : « Vous voyezcomment l’histoire est faite selon les besoins du

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moment ; c’est une histoire en formation. » Enapplication de ce principe, il expliqua que :« L’histoire arabe compte des milliers d’annéesd’existence ; c’est par négligence qu’on la faitcommencer au message du Prophète… Toutnous invite à lever fièrement le visage quandnous considérons l’histoire des empires sémi-tiques formés dans le Croissant fertile. LaChaldée, l’Assyrie, l’Égypte, l’Afrique [sic],l’Égypte des Pharaons ou Carthage ; tout celadoit nous persuader que la civilisation dumonde actuel repose sur les fondations jetéespar nos ancêtres. Ces empires et les territoiresqui en dépendent sont tous notre propriété ; ilsnous appartiennent et ils existent pour nous ;nous avons le droit de nous glorifier à leur sujetet de rendre hommage à leurs hauts faits, exac-tement comme nous avons le droit d’aimer etd’exalter la gloire de Nabuchodonosor, Ham-mourabi, Sargon, Ramsès, Tout-ank-Amon,de la même manière que nous tirons gloire etorgueil de ‘Abd ar-Rahmân ad-Dâkhil, ‘Abdal-Malik b. Marwân, Hârûn ar-Rashîd et al-Ma ‘mûn. » 9

Cette volonté d’arabiser l’histoire sémite,qu’on trouve particulièrement chez lesSyriens et les Irakiens, ne se rencontre pasdans les manuels d’histoire marocains. On yobserve cependant, et de façon constante, ungrand intérêt accordé à l’histoire de l’Orientantique et même parfois un souci de mettreen valeur les liens qui ont pu exister entre « lepays des Arabes » et ces civilisations orien-tales, susceptibles de légitimer chez l’élèvemarocain un sentiment de fierté : « LesSémites parlent des langues voisines et sont ori-ginaires de la Péninsule arabe » ; « Depuis ledébut du IVe millénaire avant J.-C., des

groupes de peuples sémites ont commencé àquitter leur pays d’origine, poussés vers le nordde la Péninsule arabe à cause des vagues desécheresse successives que celle-ci a connues.Ainsi, les Akkadiens et les Chaldéens se sontdirigés vers le Tigre et l’Euphrate, tandis que lesCananéens, et particulièrement les Phéniciens,se sont dirigés vers l’Assyrie ; ces peuples se sontadaptés aux conditions des nouvelles régions etont édifié des états puissants et des civilisationsévoluées avant d’autres nations. Le pays desArabes fut, de nouveau, au cours du VIIe siècle,le point de départ d’une mission de civilisationsupérieure : l’islam.» 10

2. L’histoire ancienne du MaghrebL’introduction de l’histoire du Maghrebantique dans l’enseignement est une innova-tion qui date de l’époque coloniale : ellemarque une rupture très nette avec laconception traditionnelle qui faisait com-mencer l’histoire du Maroc avec l’avènementde l’islam et rejetait l’époque qui lui est anté-rieure dans une obscurité quasi-totale. Aprèsl’indépendance, le réaménagement des pro-grammes et la réécriture de l’histoire scolaire,guidés par une volonté de retrouver samémoire, ont maintenu l’histoire du Magh-reb/Maroc dans une continuité plus longueen intégrant au patrimoine national aussibien les résistances amazighs que l’œuvre desCarthaginois et des Romains. Cette histoireantique permet, en outre, de marquer ladimension amazighe des Maghrébins et ledébut d’une histoire commune et solidaireoù la personnalité de chacun des pays estencore en gestation mais que les péripéties del’histoire mettront en évidence au travers descontradictions et des solidarités.

9 Cité in Gustav E. Von Grunebaum, L’identité culturellede l’Islam, Paris, Gallimard, 1973, p. 91.

10 L’histoire ancienne, 2e Année Secondaire, Casablanca,Dar at-Takafa et Dar al-Kitab, 2e édition, 1972, p. 255.

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Cette histoire antique, tant pour le Maghrebque pour l’ensemble de La Méditerranée, a étésupprimée de l’enseignement fondamental(primaire et collège) entre 1991 et 2002, à unmoment où l’enseignement religieux, accom-pagnant une politique hâtive d’arabisation, apris le dessus sur des disciplines profanescomme la philosophie ou l’histoire 11. Toute-fois, avec l’avènement du Roi Mohammed VI,une réforme éducative a vu le jour, et pourque l’enseignement de l’histoire ne soit pasdéphasé par rapport à la nouvelle politique enfaveur de la culture amazighe 12, la période del’Antiquité a réintégré les programmes d’his-toire, tant au niveau de l’enseignement pri-maire qu’à celui de l’enseignement secondaire(cycle préparatoire), avec une mise en valeurdes «royaumes amazigh et leur lutte contre lesRomains» 13.

II. L’INTÉRIORISATION DU MOYEN ÂGE

A. Au niveau du discours savant

1. « Le Moyen Âge » arabo-musulmanDans sa démarche analogique, entre les pério-disations occidentale et islamique, AbdallahLaroui considère que les historiens arabo-

musulmans «traitent de l’histoire médiévale»quand, traditionnellement, « ils racontentl’histoire des Arabes après l’avènement de l’Is-lam et ils rattachent à cette histoire ce qu’ilssavent sur les Romains, les Francs, les Rois del’Inde et autres » et quand « ils font la chro-nique de peuples non arabes comme les Turcsou les Berbères, etc.» 14.

Et c’est dans le cadre de cette «correspondanceimplicite» entre les deux périodisations tradi-tionnelles, islamique et occidentale, queAbdallah Laroui présente la périodisation del’histoire islamique proposée par l’historienaméricain Marshall G. S. Hodgson 15. Ce der-nier, dans sa tentative d’intégrer l’histoire isla-mique dans l’histoire mondiale, distinguecinq grandes périodes dont les trois premièresconcernent le «Moyen Âge» :

• Une période de genèse constituée des troispremiers siècles depuis environ l’an 700jusqu’à environ l’an 1000 et que Hodgsonnomme la période de la civilisation abbas-side classique (bien que, précise-t-il, audébut et à la fin de la période, après 945, cene furent pas les Abbassides qui gouver-naient), avec comme pôle culturel Bagdad.

• La période s’étendant de la chute du pou-voir abbasside, au Xe siècle, à l’instaurationdu pouvoir mongol, au XIIIe siècle, corres-pond à peu près, selon Hodgson, à cequ’on appelle en Europe « le haut MoyenÂge ». Elle a vu naître Ferdawsi, Ghazâli,Saladin, Ibn ‘Arabî, et Saadi.

11 À l’époque, je m’étais soulevé contre une telle politiqueen soulignant «que l’histoire scolaire est un enjeu impor-tant qui engage notre esprit et notre identité, et que son sortne peut relever d’un quelconque pouvoir pédagogico-admi-nistratif travaillant dans le secret. Que pense le corps sociald’une telle mutilation dans sa mémoire? Qu’en pensent noshistoriens et nos éducateurs ? Hier, c’était la philosophie.Aujourd’hui, c’est l’Antiquité. Pour quelle valeur culturellesonnera le glas demain?» : Mostafa Hassani Idrissi, «Lesmalheurs de Clio au Maroc», Al Bayane, 5 mai 1993.12 La création en 2002 de l’Institut Royal de la CultureAmazighe en est un signe fort.13 Fadae Al Ijtimaiyyat, 1reAnnée du Secondaire, Cycle pré-paratoire, Rabat, Imprimerie El Maarif, 2004, pp. 27-31.

14 Abdallah Laroui, Le concept d’histoire, op. cit.15 Des textes de cet auteur ont été réunis, traduits del’américain et préfacés par un historien marocain, Abdes-selam Cheddadi, L’Islam dans l’histoire mondiale, Paris,Sindbad, 1998.

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• Après « le haut Moyen Âge» succède unetroisième période que G. S. Hodgson situeentre 1250 et 1500 et qu’il qualifie de« Moyen Âge tardif », étant donné qu’ellecontinue de façon moins brillante la plu-part des courants culturels développés aucours de la période précédente. C’est lapériode pendant laquelle les pays isla-miques apprirent à vivre sous une autoriténon musulmane 16.

Pour Abdallah Laroui, cette proposition depériodisation n’est pas en contradiction avecla périodisation traditionnelle courante chezla majorité des musulmans. Sa seule consé-quence en est la modification du sens. LeHaut Moyen Âge, qui désigne pour les Occi-dentaux une période d’éclatement politique,de déclin culturel et de repli économique,devient, dans la périodisation de G. S. Hodg-son, une période d’expansion, de prospérité etde création. Le découpage temporel a été vidéde tout sens et est devenu une articulationformelle. Abdallah Laroui en arrive à résumerle problème périodologique de la façon sui-vante : ou bien nous utilisons la périodecomme une durée vide de sens et on luidonne, selon les cas, un sens particulier(déclin, continuité ou progrès) et la compa-raison devient impossible ; ou bien nous don-nons à chaque période un sens précis et, à cemoment-là, elle n’occupera plus la mêmeposition sur l’échelle du temps pour chaquenation et chaque société. Dans ce dernier cas,la comparaison devient possible entre deuxpériodes analogues mais décalées dans letemps.

C’est justement cette question de sens quesoulève Mohamed Houach. Scandalisé par lefait que l’expression «Moyen Âge» couvre à lafois l’histoire européenne et l’histoire arabe, ilmet en avant les différences de sens que véhi-culent ces deux périodes chez les uns (lesArabes) et chez les autres (les Européens), ens’interrogeant, interloqué: «de quel droit colle-t-on à cette période de prospérité la dénomina-tion de Moyen Âge qui signifie sous-développe-ment et ignorance ? Quelle signification, ousens, retient l’étudiant, ou l’homme ordinaire,lorsqu’il recourt à cette terminologie utilisée fré-quemment pour signifier stagnation, sous déve-loppement? […] Et pourquoi ne pas la nommerpériode de rayonnement et la faire débuteravec l’année de l’hégire en 622 ap. J.-C., et nonpas avec la chute de Rome?» 17

2. « Le Moyen Âge » maghrébinPour Abdallah Laroui, cette période, qui com-mence par l’arrivée de l’islam et s’étend jus-qu’au XIVe siècle, est d’une extrême impor-tance dans l’histoire du Maghreb, puisqu’ellemarque le passage du «Maghreb dominé» à«l’autonomie conquise» : il s’agit du «Maghrebimpérial» qui «va échapper à sa situation d’ob-jet, en se reconnaissant dans un mouvementidéologique à caractère religieux, qui va donnernaissance à des villes-États, à des principautés,et enfin à des empires. L’histoire du Maghrebsera confondue avec celle de ces mouvementsidéologiques.» 18

Mohammed Fatha, qui a pris part à la tableronde sur La périodisation dans l’écriture del’histoire du Maghreb, citée plus haut, nemanque pas de relever les différences entre leMoyen Âge européen et le Moyen Âge magh-rébin, et de critiquer l’usage fait de la périodi-

16 La quatrième période se situe entre 1500 et 1800,quand le contrôle commercial de l’Océan Indien passades mains des musulmans à celles des Européens. La cin-quième, à partir de 1800, quand fut établie l’hégémonieoccidentale mondiale, op. cit., pp. 175-226.

17 Ibid., pp. 104-106.18 Ibid., p. 15.

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sation ternaire en général et du Moyen Âge enparticulier, comme armature des programmesd’histoire dans l’enseignement supérieur19 etcomme cadre de recherche universitaire auMaroc.

Toutefois, dans la dernière partie de son inter-vention, consacrée au Moyen Âge dans larecherche universitaire au Maroc, Moham-med Fatha termine par quoi il aurait pu com-mencer, à savoir se demander si l’expressionmétaphorique de Moyen Âge correspond ounon à la réalité de l’histoire du Maroc. Saréponse, argumentée, est assez nuancée. Eneffet, à travers la comparaison des parcourshistoriques des deux rives de la Méditerranée,il montre que le Moyen Âge n’a pas eu lesmêmes manifestations dans l’Occident chré-tien et dans l’Occident musulman (Maghrebet Andalousie). Certes, les deux espaces ontconnu des invasions pendant cette période,mais ni en même temps, ni avec la mêmedurée, ni surtout avec les mêmes consé-quences. Ici et là, on a ressenti la nécessitéd’une unification territoriale, mais alors qu’enOccident musulman les fondements tribauxet religieux ont assuré à des entités politiquesnationales la prééminence jusqu’au XIe siècle,

dans l’Occident chrétien des facteurs de chan-gement se sont mis à l’œuvre pour le sortirdu déclin dans lequel il était plongé depuis lemilieu du Ve siècle. Enfin, alors que la périodedu Moyen Âge se termine en catastrophepour le Maghreb, avec notamment l’occupa-tion ibérique des côtes du Maghreb qui vaplonger dans une crise qui débouchera surl’occupation coloniale, elle a une issue plusheureuse pour l’Occident chrétien, la Renais-sance, l’initiative en Méditerranée et la maî-trise de la navigation dans l’Atlantique.

Que faut-il en conclure? Suffit-il de dire quele Moyen Âge a des manifestations différentesdans les deux espaces considérés, pour endéduire que l’usage de la catégorie est inadé-quat pour l’histoire du Maghreb?

Selon Mohammed Fatha, les relations deguerre et de paix, les relations commercialesqui reliaient les deux rives de la Méditerranéeet l’installation de commerçants européensdans certaines villes du Maghreb et de com-merçants maghrébins dans certaines villesd’Europe, malgré les barrières religieuses depart et d’autre, peuvent être tenus comme élé-ments qui rendent possible le recours à cetteunité temporelle du fait de la contempora-néité, de l’échange et de la coexistence, maisen tenant compte des rythmes spécifiques àchacune des deux parties.

Mais pour le Moyen Âge, comme pour lesTemps modernes, au Maghreb comme dans lereste du monde arabo-musulman, «le bornagede l’historiographie dynastique » continued’être le cadre chronologique de nombreusesétudes 20. D’autres, au contraire, ont privilégié

19 Mohammed Fatha évoque deux problèmes essentielsliés à l’enseignement du Moyen Âge dans les universitésmarocaines : 1/ Il s’agit d’un Moyen Âge court, qui, pourdes raisons idéologiques ou scientifiques, n’aborde pascette période qui s’étend du milieu du Ve siècle jusqu’auxconquêtes musulmanes, occultant ainsi la présencebyzantine, les mouvements religieux et sociaux, le khari-jisme et les Barghwata… 2/ Il s’agit d’un enseignementoù prédominent le politique et l’événementiel et qui restedonc peu imprégné par les nouvelles orientations de larecherche qui adoptent l’approche problématisante cen-trée sur des questions historiques précises. La réforme encours, celle des filières, n’a pu se soustraire que dans derares cas au quadripartisme historique et à la périodisa-tion dynastique: «L’enseignement de l’histoire médiévaleet la question de périodisation» (en arabe), in La périodi-sation dans l’écriture de l’histoire du Maghreb, op. cit.

20 Un exemple : Mohamed Hajji, L’activité intellectuelle auMaroc à l’époque Sa’dide, Rabat, Publications de Dar ElMaghrib, 1976, 2 vol.

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« le cheminement insensible du social » dansleur périodisation 21.

B. Au niveau du discours scolaire

1. « Le Moyen Âge » arabo-musulmanLe « Moyen Âge » arabo-musulman com-mence, dans les manuels scolaires marocains,avec l’avènement de l’Islam en 610 ap. J.-C.(l’année de l’hégire correspondant à 622) ets’achève avec la chute de Grenade en 1492. Lesauteurs marocains des programmes et desmanuels d’histoire ont toujours qualifié cettepériode de « médiévale » sauf entre 1990et 2002, années pendant lesquelles, sous l’effetd’une traditionalisation de l’enseignement del’histoire, l’histoire de l’Antiquité a disparu del’enseignement fondamental et l’histoiremédiévale, devenant le début de l’histoire, y aoccupé une place prépondérante avec undécoupage spécifique qui distinguait, dansl’histoire islamique, une période arabe allantjusqu’à la destruction de Bagdad en 1258 etune période ottomane allant jusqu’à couvrirtout le XVIe siècle. Il s’agissait en sommed’une conception moins arabiste de l’histoireislamique mais portant pour l’essentiel surl’aire sunnite dont le Maroc fait partie. Lesnouveaux programmes et manuels d’histoiresont revenus, depuis 2002, à une périodisa-tion « plus classique » et à une place plusmodérée pour le Moyen Âge 22, du fait de la

réhabilitation de l’Antiquité et d’une percéedu temps présent dans l’histoire scolaire.

Mais, par-delà ces variations périodolo-giques, il est permis d’avancer que le souci dese définir par rapport à l’autre et d’exalter sonpropre passé est une constante dans lesmanuels du Maroc indépendant. L’histoiredu Moyen Âge est l’occasion de mettre envaleur l’apport de la civilisation arabo-musulmane à l’Occident chrétien. L’histoirequi est, pour les époques moderne etcontemporaine, interrogée pour identifier unmauvais génie responsable du déclin et du«retard» pris sur l’Europe, cette histoire est,pour l’époque médiévale, visitée pour luifaire livrer les prestiges d’un passé susceptiblede rassurer les enfants d’un peuple dont oncherche à diminuer les complexes vis-à-vis del’Occident et à le conforter dans son proprehéritage. Cette assurance et ce confort nevisent pas à dresser une barrière face auxvaleurs occidentales ; au contraire, ils créentune prédisposition psychologique facilitantl’accueil de ces valeurs. «C’est une tendancecaractéristique dans la communauté d’accueild’interpréter le changement venu de l’extérieur(d’ordinaire éprouvé comme une conquête ouun progrès) comme autochtone. En règle géné-rale, les obstacles psychologiques inhérents àl’acceptation d’un changement sont d’autantplus vite abaissés que ce changement est com-pris comme autochtone. […] Un élémentd’emprunt est assimilé avec le plus de sûretéquand son origine étrangère a été oubliée […]La tendance est de donner à ce qui vient dudehors l’apparence d’un produit autochtone,chaque fois que c’est possible. Un emprunt estvu comme le recouvrement d’un cadeau fait àl’Occident bien des siècles auparavant.» 23

21 Un exemple : Mohamed Kably, Société, pouvoir et reli-gion au Maroc à la fin du Moyen Âge, Paris, Maisonneuveet Larose, 1986.22 Cette période médiévale se répartit sur les deux pre-mières classes du secondaire préparatoire (collège). En 1re

année, sous le titre «Le rayonnement de l’islam au MoyenÂge», elle s’étend de l’avènement de l’islam aux Croisadeset en 2e année, sous le titre «L’État marocain au MoyenÂge et à l’époque moderne», elle s’étend jusqu’à la prisede Ceuta en 1415 et la chute de Grenade en 1492. 23 Gustav E. Von Grunebaum, op. cit., pp. 2 et 16.

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2. « Le Moyen Âge » maghrébinLes ruptures qui délimitent le Moyen Âgemaghrébin sont : au départ la conquêtemusulmane (milieu du VIIe siècle) et à l’arri-vée la chute de Grenade en 1492, annoncéepar le désastre almohade en 1212 à Las Navasde Tolosa. Les sous-périodes adoptées sont lesrègnes et les dynasties qui véhiculent, selonFatma Ben Slimane, «une vision stato-cen-trée attachée à l’existence d’une continuité del’histoire qui, d’une part, estompe le change-ment et les ruptures, et d’autre part, demeureaveugle aux temporalités multiples qui peuventcoexister ou se recouper. Cette vision de l’his-toire […] valorise le fait politique et met enavant l’histoire de l’ État .» 24

Alors que le Moyen Âge, au Maroc, était ins-trumentalisé, jusqu’à une date récente, pourdévelopper une conscience historique magh-rébine, il semble aujourd’hui se replier sur undiscours plus nationaliste.

En effet, l’époque médiévale était lue commeune histoire solidaire mettant en exergue lesprincipaux événements qui ont touché toutle Maghreb : conquêtes arabes et résistances àces conquêtes, kharijisme éclatant à unextrême et se répercutant à l’autre extrêmedu Maghreb, tentative d’unité venue de l’Estpar les Fatimides et une autre, effective maisde courte durée, venue de l’Ouest par lesAlmohades et agressions ibériques s’en pre-nant aux côtes méditerranéennes et atlan-tiques du Maghreb. Diverses entités poli-tiques maghrébines constituaient la trame dece récit historique : le tripartisme du Magh-reb était mis en valeur aghlabide ou hafside

(Tunisie), rustumide ou abdelwadide (Algé-rie) et idrisside ou mérinide (Maroc) 25.

Aujourd’hui, par contre, l’échelle maghrébineavec ses diverses composantes a été abandon-née au profit d’une «histoire de l’État maro-cain»26. L’histoire du reste du Maghreb et del’Andalousie n’entre en ligne de compte quelorsqu’elle s’insère dans l’histoire du Maroc etde ses dynasties idrisside, almoravide, almo-hade ou mérinide. Le renoncement à l’échellemaghrébine n’est pas sans relation avec les pro-blèmes algéro-marocains à propos du Saharaoccidental et leurs retombées négatives sur leprojet d’édification du Grand Maghreb arabe.

III. L’INTÉRIORISATION DES TEMPSMODERNES

A. Au niveau du discours savant

1. Les « Temps Modernes » arabo-musulmansCette période, située généralement entre laprise de Constantinople en 1453 et l’Expédi-tion napoléonienne d’Égypte en 1798, peut-elle être qualifiée de moderne?

La réponse de Mohamed Houach est ici,comme pour les deux périodes précédentes(antique et médiévale), négative. Il argumentesa réponse en procédant à une comparaisonentre l’histoire de l’Europe, occidentale plusprécisément, et l’histoire arabe au cours de cessiècles.

En effet, selon l’auteur, si l’histoire modernesignifie pour l’Europe sortir des «temps obs-

24 Fatma Ben Slimane, «L’historiographie de la Tunisie«moderne» entre héritage et questionnements», in Lapériodisation dans l’écriture de l’histoire du Maghreb, Tablesrondes coordonnées par Abdelhamid Hénia, op. cit., p. 4.

25 L’histoire de l’époque médiévale, 3e Année Secondaire,Casablanca, Dar an-Nachr al-Maghribiyya, 2e édition,1972, pp. 248-250.26 Fadae Al Ijtimaiyyat, 2eAnnée du Secondaire, Cycle pré-paratoire, Rabat, Imprimerie El Maarif, 2004, pp. 6-21.

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curs» du Moyen Âge et entrer dans l’ère de laRenaissance et de la modernité dans différentsdomaines, elle marque l’arrêt de toute innova-tion pour le monde arabe et le début d’unretard que l’Europe mettra à profit pourimposer ses vues impérialistes «civilisation-nelles ». Pour Mohamed Houach, le mondearabe entrait à son tour dans une périodemoyenâgeuse obscure; sa situation était mêmedevenue pire que celle de l’Europe : celle-ciavait su préserver l’essentiel de son intégritéterritoriale et ses défaites militaires n’ont pasentraîné pour autant des défaites civilisation-nelles ; le monde arabe, par contre, occupé debout en bout, perdra confiance en son projetsous la pression du progrès européen27.

Cette vision « tranchée » de l’histoire quialterne le clair et l’obscur d’une période àl’autre entre l’Europe et le monde arabo-musulman est atypique. Elle pêche par excèstant pour le Moyen Âge européen que pourl’époque moderne arabo-musulmane 28.

Abderrahman El Moudden considère, quant

à lui, que les Ottomans étaient dans une cer-taine mesure des «passeurs de modernité» : eneffet, «par sa position géopolitique, son impli-cation directe dans les affaires européennes, sesmultiples relations avec la plupart des payseuropéens et le caractère précoce de ses rela-tions, l’Empire ottoman se situait à une lon-gueur d’avance par rapport à d’autres régionsou pays arabo-musulmans pour ce qui est de ladécouverte des réalités modernes de l’Europe,ce qui par conséquent en faisait le creusetpotentiel où les ressortissants de ces régions oupays venaient s’informer et/ou se familiariseravec ces réalités» 29.

2. Les « Temps Modernes » maghrébinsAbdallah Laroui place cette période entre celledu «Maghreb impérial», qui s’étend jusqu’au

27 Mohamed Houach, op. cit., pp. 106-107.28 Pour Fernand Braudel, par exemple, il faut attendre leXVIIIe siècle pour que le monde arabo-musulmanmontre des signes de déclin. «Avec le XVIe siècle, l’Islamtire profit à nouveau de sa situation intermédiaire entreOuest et Est. La grandeur turque durera jusqu’à l’ époquedes tulipes , jusqu’au XVIIIe siècle. […] Cette machine sedétraque, à la longue, mais pas avant le XVIIe siècle finis-sant. […] Quoi qu’il en soit, l’Empire turc n’est pas, d’en-trée de jeu, cet homme malade qu’allait, sans vergogne,maltraiter la diplomatie des grandes puissances auXIXe siècle. L’Islam turc a fait longtemps grande, trèsbrillante, redoutable figure […] De même la Perse des Séfé-vides […]. De même le Grand Mogol […]. À Istanbul, leXVIIIe siècle est l’ époque des tulipes , les véritables et lesstylisées, reconnaissables entre mille : sur les faïences, sur lesminiatures, sur les broderies, le motif revient inlassable-ment. L’ époque des tulipes , un beau nom pour uneépoque qui n’a été ni sans grâces ni sans force», Grammairedes civilisations, Paris, Flammarion, 1993, pp. 121-124.

Marshall G. S. Hodgson, qui soutient que la Modernité doit être considérée, entre le XVIe et XVIIIe siècle, commeun processus global touchant toutes les parties dumonde, souligne que « les deux siècles qui vont de 1500à 1700 furent à tout prendre une époque d’institutions rela-tivement solides, d’une vie intellectuelle empreinte deconfiance, et surtout, d’une création esthétique imposante.Vers 1700, la structure sociale et institutionnelle de chacundes trois empires [ottoman, séfévide et mogol] était affai-blie, et peu après 1700, tous les trois montraient des signesde déclin», op. cit., p. 222.29 Abderrahman El Moudden, in «Les Ottomans, passeursde modernité», in Abderrhamon El Moudden & al. (dir),Les Ottomans et le monde méditerranéen : nouvellesapproches, Robet, Faculté des Lettres et des Scienceshumaines, 2003, p. 20. C’est dans ce sens que vont égale-ment les propos de Fatma Ben Slimane: «Modernité ne secontredit pas avec ottomanité. La Régence de Tunis a connusur le plan territorial des formes et des techniques de contrôleterritorial qui se distinguent nettement des périodes anté-rieures, hafsides ou autre. Il y a réellement, quand on prenden considération les stratégies développées par le pouvoir àTunis, une véritable rupture par rapport à la période pré-ottomane: quadrillage territorial, liste fiscale de plus en pluscomplexe qui permet au pouvoir d’avoir une représentation,même embryonnaire, de son territoire, personnel adminis-tratif représentant le pouvoir sur l’ensemble de l’espace de larégence… autant d’attributs de la modernité politiqueconçue comme un fait universalisable», op. cit., p. 12.

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XIVe siècle, et celle du Maghreb colonial quicommence à partir du XIXe siècle et luidonne ce titre assez ambigu: «L’équilibre de ladécadence». Fatima ben Slimane relève cetteambiguïté : «Que signifie décadence? Et s’il y avraiment décadence par rapport à qui ou àquoi ? » ; en répondant à cette question, ellesouligne les limites de la proposition d’Ab-dallah Laroui pour cette période : «Il est clairque pour l’auteur, ce déclin est à mettre en rap-port avec l’Europe, puisque, nous dit-il, « aumoment […] où les pays méditerranéens occi-dentaux connaissent la Renaissance, lesgrandes découvertes, l’expansion coloniale, parune sorte de concomitance négative, les paysmaghrébins entrent dans une sorte de moyenâge pendant lequel le commerce tarit, l’agricul-ture recule, le pouvoir s’éparpille». Ce constatqui reste valable, pour le XVIe siècle, l’est moinspour les siècles suivants» 30.

Dans son introduction à l’époque moderne,dans un ouvrage collectif sur l’histoire duMaroc, Brahim Boutaleb s’interroge: «Les his-toriens marocains peuvent-ils de leur côté défi-nir une «époque moderne» dans l’histoire duMaroc? […] Il s’agit de savoir si à la fin du XVe

et au début du XVIe siècle, des éléments nou-veaux sont intervenus dans le courant de notrehistoire qui en ont bouleversé le sens et modifiél’orientation».

Sa réponse, dans un premier temps, est qu’iln’y a pas dans l’histoire du Maroc «d’époquemoderne» au sens européen: «On est frappéde voir qu’une coupe longitudinale reproduitfidèlement le schéma d’Ibn Khaldoun. Commeles Mérinides aguerris avaient naguère succédéaux Almohades affaiblis, les Saadiens ont auXVIe siècle pris la place des Mérinides. Par

conséquent, point de révolution mais seulementdes révoltes qui élèvent au pouvoir une familleou une tribu lorsque la famille ou la tribu ontparcouru le cycle de l’ascension, de la «citadini-sation» et de la décadence. Or point de révolu-tion, point « d’époque moderne » ! […] LeXVIe siècle n’est pas non plus marqué par degrands bouleversements sociaux. Notre sociétéau Moyen Âge, comme toutes les sociétés médié-vales, était féodale. Après le XVIe siècle, a-t-elleévolué? Or nulle trace dans cette société d’uneclasse ou d’une catégorie comparable à la bour-geoisie européenne, qui eût pu servir de véhiculeà des idéaux révolutionnaires».

Dans un deuxième temps, la réponse est queles quatre derniers siècles, de l’histoire duMaroc, se distinguent nettement de la périodemédiévale : «Une observation de détail servirade première illustration. Notre pays au MoyenÂge était connu sous le nom de «Maghreb», ausens très large et très imprécis du mot. Certesaucun pays au Moyen Âge n’a eu de vraies fron-tières. Mais notre mouvance politique s’étendaitvers le Nord aussi bien que vers le Sud, de mêmeque vers l’Est, comme indifféremment.

Le Mot «Maroc», au contraire, apparaît avecles Saadiens. Il résulte, on le sait, de la contrac-tion de Marrakech, capitale principale ; soit lapartie pour le tout, mais un tout fortementréduit. La contraction par elle-même devientrévélatrice : nos limites géopolitiques imprécisespar excès pendant le Moyen Âge sont devenuesimprécises par défaut depuis le XVIe siècle.

C’est dire qu’entre-temps nous sommes passésde la position offensive à celle moins confortablede la défensive. De sorte que l’année 1492 estaussi significative pour nous que pour les paysd’Europe, par la chute de Grenade comme parle voyage de Christophe Colomb. La chute de30 Fatma Ben Slimane, op. cit., p. 7.

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Grenade sonne le glas de l’Andalousie sousmouvance maghrébine. La découverte des Amé-riques consacre l’expansion européenne ; dèslors notre seul souci est de la contenir.» 31

B. Au niveau du discours scolaire

1. Les « Temps Modernes » arabo-musulmansLes « Temps Modernes » arabo-musulmanscommencent, dans les manuels scolairesmarocains, soit avec la prise de Constanti-nople par les Ottomans en 1453 soit avec lachute de Grenade en 1492, et s’achèvent avecl’Expédition napoléonienne d’Égypte en1798. Comme pour l’Antiquité ou le MoyenÂge, les manuels, anciens ou actuels, ne jugentpas utile de faire réfléchir les élèves sur le sensde cette période. Une exception à cette règle :un des nouveaux manuels se fixe au départd’initier les élèves au concept de «périodisa-tion historique ». L’objet d’étude étant « Lestransformations générales du monde médi-terranéen et la construction de la modernitédu XVe au XVIIIe siècle», le manuel en ques-tion propose à partir de deux lignes du tempsdeux périodisations :

• une périodisation européenne où figure leMoyen Âge de la chute de Rome, en 476, àla découverte de l’Amérique en 1492. Entreles deux dates, une césure imprécise sesituant au milieu du XIe siècle pour séparerla période féodale, une période de repli, dela période d’éveil de l’Europe occidentale.Figure également la période moderne(celle de la marche de l’Europe vers lamodernité) jusqu’en 1789 et jusqu’à lapériode contemporaine (celle de la domi-nation du monde par l’Europe) ;

• une périodisation islamique constituée desmêmes périodes, mais avec des bornes dif-férentes et des sous-périodes aux sens diffé-rents. Le Moyen Âge débute avec l’hégire en622 et s’étend jusqu’à la chute de Grenadeen 1492. La fin du XIe siècle, correspondantau début des Croisades, est définie commeune césure entre une période d’expansionet de prospérité de la civilisation islamiqueet une période où commence le repli dumonde islamique. La période modernes’étend jusqu’à l’expédition napoléonienneen Égypte en 1798. Cette période est égale-ment subdivisée à partir d’un XVIe sièclecaractérisé à la fois par l’expansion otto-mane et les débuts de l’intervention euro-péenne. La période contemporaine voitainsi la soumission du monde islamique àl’impérialisme européen.

À partir de ces deux périodisations, l’élève estconvié, entre autres activités, à localiser lapériode à étudier et à décrire le sens de l’évo-lution historique qui caractérise l’Europeoccidentale d’une part et le monde islamiqued’autre part. L’objectif étant de dégager deuxétapes majeures dans les rapports entre lesdeux rives de la Méditerranée : l’équilibre,puis le déséquilibre.

Hier comme aujourd’hui, les manuels d’his-toire interrogent cette période pour identi-fier un mauvais génie responsable du déclinet du « retard » pris sur l’Europe. À l’instarde Bernard Lewis, les auteurs marocainssemblent se demander « Que s’est-il passé ? »Dans l’un des anciens manuels qui traitentde cette période, une comparaison est établieentre pays européens et pays musulmans.L’élève est convié à saisir l’écart qui s’étaitcreusé dans les domaines économique, poli-tique et scientifique, entre les pays européens

31 Brahim Boutaleb, « Les réactions face à l’expansioneuropéenne», in Jean Brignon & al., Histoire du Maroc,Casablanca, Hatier, 1967, pp. 180-182.

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qui se « hâtaient dans la voie du progrès scien-tifique et économique» et les pays musulmansoù « la mentalité d’ankylose et de conserva-tisme empêchait tout changement et touteinnovation » :

• «Dans le domaine économique, il n’y a eu,depuis Ibn Khaldoun, aucune innovationdans la pensée économique et l’horizon despréoccupations de l’État resta limité à l’agri-culture et aux impôts alors que les Étatseuropéens passaient du régime féodal aucapitalisme commercial et à la révolutionindustrielle.

• Dans le domaine politique, les structuresmédiévales héritées du califat abbasside pré-dominaient et il n’y a eu aucune innovationdans la pensée politique et les institutionspubliques alors que les États européens sefrayaient un chemin vers la démocratie et lesrégimes constitutionnels.

• Dans le domaine scientifique, il y a eu unarrêt de la recherche et de l’Ijtihad chez lesMusulmans alors que l’Europe s’était lancéedans les découvertes scientifiques à côté desgrandes découvertes géographiques.» 32

Dans une société où la tradition et le moder-nisme constituent l’un pour l’autre un freinet un concurrent, le sens de ce type de dis-cours est clair. Tendu vers l’avenir, il necherche pas à reproduire la tradition qu’il cri-tique mais à modifier la société, lui fixant desidéaux qui s’appellent : industrialisation,démocratie constitutionnelle et culturerationnelle. Dans la critique de la mentalitéd’ankylose et de conservatisme, un idéal est

fixé : effectuer la transition d’une société tra-ditionnelle à une société moderne 33.

2. Les « Temps Modernes » maghrébinsLes ruptures qui délimitent les « TempsModernes » maghrébins dans les manuelsd’histoire marocains sont imprécises etvariables : au départ, il y a la chute de Grenadeen 1492, mais la prise de Ceuta en 1415 estégalement soulignée comme une césure dansl’histoire du Maroc et même de l’Occidentmusulman; à l’arrivée, il y a l’occupation del’Algérie en 1830 qui marque un tournantpour l’ensemble du Maghreb, mais il y a pourle Maroc d’autres dates importantes : 1822qui, avec la disparition de Moulay Slimane,symbolise la fin d’une politique de repli et ledébut d’une histoire plus que jamais détermi-née par des facteurs extérieurs et 1844, avec labataille d’Isly lors de laquelle le Maroc connaîtsa première grande défaite depuis sa victoire àla bataille de Oued el Makhazine (dite desTrois Rois) en 1578.

L’époque moderne permet aux auteurs desmanuels d’histoire de présenter un Maroc quis’est distingué du reste du Maghreb par unsursaut national qui lui a permis de repoussernon seulement les Ibériques mais égalementles Ottomans, et ce, contrairement à l’Algérieet à la Tunisie qui ont dû payer le soutien des

32 L’histoire du Monde moderne, 4e année secondaire,Casablanca, Dar an-Nachr al-Maghribiyya, 5e édition,1976, pp. 87-88.

33 «Dans le monde islamo-arabe, notamment, l’histoire dessociétés n’est pas censée aller dans le sens du progrès définipar la démocratie, la constitution des États-Nations ou lesocialisme, mais bien l’accomplissement de l’Islam; ne sonthistoriques que les faits et événements qui y contribuent»,Marc Ferro, «Visions de l’histoire et périodisation, unetypologie», in Périodes. La construction du temps histo-rique, Paris, Éditions ÉHÉSS, 1991, p. 100. Marc Ferro araison s’il parle d’une histoire théologique, mais dans cecas ce n’est pas singulier à l’Islam. Par contre, s’il parle del’histoire savante ou scolaire, ou même du simple senscommun, il se trompe lourdement.

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Turcs par leur inféodation à l’État ottoman:«Le Maghreb extrême a pu, sous la directiondes Saâdiens, récupérer la plupart de ses terri-toires et jouir d’une totale indépendance ; demême les Maghreb central et oriental ont béné-ficié de la solidarité musulmane qui a amenél’État ottoman à les secourir face aux convoitisescoloniales.» 34

L’idée d’une conscience nationale précocechez les Marocains transparaît dans un autrepassage du même manuel : « Les Marocains,perdant confiance dans les Wattassides, se sontmobilisés derrière les zaouïas pour défendreleur patrie. La famille des Chérifs saâdienss’est distinguée à la tête des combattants et s’estemparée du pouvoir avec comme objectif :chasser les occupants étrangers du Maroc. Dèslors commence une période de plus de deuxsiècles de lutte nationale. » 35 L’avènement duchérifisme et la naissance d’un sentimentnational sont ainsi associés pour marquer lasingularité des Temps Modernes pour leMaroc.

Quelques réponses aux questions de départ

1. Lorsqu’il appréhende l’histoire de son paysou de sa région (le Maghreb) et de son airede civilisation (l’aire arabo-musulmane),un Marocain, à l’évidence, n’a pas de l’An-tiquité, du Moyen Âge, des TempsModernes ou de l’époque contemporaine,que je n’ai pu aborder ici, la même percep-tion qu’un Européen a de ces périodescanoniques lorsqu’il aborde l’histoire euro-péenne. Et si, malgré les critiques, cette

périodisation est aujourd’hui encoremaintenue grâce à un effort d’adaptationou d’intériorisation, c’est qu’elle semblepermettre d’intégrer l’histoire islamiquedans la trame de l’histoire mondiale ou dumoins méditerranéenne. L’histoire isla-mique et l’histoire européenne sont si liéesque les ruptures adoptées dans la périodi-sation de part et d’autre de la Méditerranéerestent assez proches. Mais l’abandon, iciet là dans le monde, du paradigme euro-centrique, rend le quadripartisme histo-rique obsolète 36. Des périodisations del’histoire mondiale, combinées avec despériodisations à échelle macrorégionale seprésentent aujourd’hui comme des alter-natives à adopter. Dans le débat sur lapériodisation dans l’écriture de l’histoire duMaghreb, les historiens maghrébins sem-blent avoir été plus soucieux de décrire oude décrier une situation que de faire despropositions innovantes.

2. L’histoire savante et l’histoire scolaire prati-quent régulièrement la périodisation.Cependant, il y a lieu de distinguer «entre lapériodisation comme acte de production et lapériode comme produit de cet acte, entre lespériodes préconstruites qui sont souvent un

34 L’histoire du Monde moderne, 4e Année Secondaire,op. cit., p. 36.35 Ibid., p. 28.

36 Fatma Ben Slimane a souligné dans son intervention,citée plus haut, que les critiques sur la périodisation «àtrois temps» portent sur plusieurs points :• questionnement concernant les dates retenues comme

limites aux ères historiques (pourquoi telle date faitsens et pas une autre) ;

• remise en cause du contenu attribué à chaque période.Ainsi le Moyen Âge, longtemps perçu par les historienscomme une période marquée par l’obscurantisme et lastagnation, retrouve, sous la plume de Jacques Le Goff,dynamisme et créativité. L’historien prolonge la duréede cet «autre Moyen Âge» jusqu’à la fin du XVIIIe siècle,soit jusqu’à la Révolution française;

• remise en cause de son inadéquation avec des aires etdes civilisations non européennes.

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obstacle au développement de l’intelligencehistorienne et l’art de construire la périodisa-tion qui est une façon d’apprendre à gérer ladurée sociale» 37.

L’histoire scolaire au Maroc reste marquéepar les périodes préconstruites 38. Maiscelles-ci sont-elles suffisamment remisesen question par l’histoire savante auMaroc? À l’évidence oui. Mais est-ce queles historiens marocains pratiquent assez lapériodisation comme acte de productionpour libérer l’histoire du Maroc de lapériodisation canonique ou dynastique ?Aucun travail de synthèse n’a été réalisé àce jour pour intégrer les acquis de près dequarante ans de recherches sur l’histoiredu Maroc et refléter ainsi le renouvelle-ment en matière de périodisation 39.

3. La périodisation globale 40, à quelqueéchelle que ce soit (nationale, macrorégio-nale ou mondiale)41, requiert une clairevision du déroulement des faits histo-riques. Mais inversement, la périodisationglobale s’impose pour l’intelligibilité desfaits, elle est un outil d’investigation jouant

le rôle d’hypothèse ou de modèle. Pareil aunavire construit, nous dit Fernand Brau-del, l’intérêt du modèle «est de le mettre àl’eau et de voir s’il flotte, puis de lui fairemonter ou descendre […] les eaux du temps.Le naufrage est toujours le moment le plussignificatif» 42. La remise en question de lapériodisation canonique et dynastique, necorrespond-t-elle pas aujourd’hui à uneprise de conscience historique accompa-gnant la transition démocratique auMaroc?

37 André, Ségal, «Périodisation et didactique: le «MoyenÂge » comme obstacle à l’intelligence des origines del’Occident», in Périodes. La construction du temps histo-rique, op. cit., p. 109.38 Mostafa Hassani Idrissi, Pensée historienne et apprentis-sage de l’histoire, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 180.39 L’Institut Royal pour la Recherche sur l’Histoire duMaroc, créé récemment, se donne comme objectif priori-taire la réalisation d’une telle synthèse.40 J’entends par périodisation globale un découpage dutemps, des origines à nos jours, en grandes périodes. Cedécoupage ne se manifeste que dans des synthèses. Lespériodisations particulières de telle ou telle recherches’insèrent dans cette périodisation globale en la renfor-çant ou en la remettant en cause.41 J’ai développé ailleurs cette question d’échelle d’obser-vation en histoire (locale, nationale, macrorégionale etmondiale), Mostafa Hassani Idrissi, op. cit., pp. 53-62.

42 Fernand Braudel, Écrits sur l’histoire, Paris, Flamma-rion, 1969, pp. 71-72.

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ENTRE CYCLES ET DURÉES, LE TEMPS SPÉCIFIQUE DU MOYEN ÂGE

ROLAND-PIERRE PILLONEL-WYRSCH, UNIVERSITÉ DE FRIBOURG

1. INTRODUCTION

Avant d’examiner la conception du tempsdurant la période classiquement nomméeMoyen Âge 1 pour dégager ses spécificités etses similitudes avec notre conception actuelle,il importe de préciser le cadre de cette présen-tation par cinq remarques liminaires.

Tout d’abord la période traitée commenceenviron en 400 ap. J.-C. et dure jusqu’à laréforme grégorienne. On peut en résuméainsi les événements marquant du point devue de la chronologie.

1. Augustin d’Hippone (347-430) donne lesidées, qui vont être le fondement de laconception du temps durant toute lapériode en question.

2. Durant les siècles qui suivent on assiste àune période de discussions passionnées.Les idées d’Augustin sont diffusées, maisles clercs subissent aussi d’autresinfluences, comme celles de Jérôme, d’Am-broise de Milan, d’Isidore de Séville, deVictor d’Aquitaine, … Il y a des interpréta-tions différentes, voire contradictoires. Les

disputes concernent surtout la durée del’univers et la date de Pâques, et elles ont laplupart du temps les îles britanniquescomme théâtre.

3. Le concile de Whitby à la fin du VIIe siècleet en 725 l’écriture du De TemporumRatione par Bède le Vénérable calment lesesprits dans les îles britanniques.

4. En 782, Alcuin, disciple de Bède, prend latête de l’école palatine d’Aix-la-Chapelle etdiffuse les idées de son maître sur le conti-nent. Les monastères multiplient lescopies, avec pas ou peu d’adaptation.Citons celles de Hraban Maur en 828 oules cinq premières copies du monastère deSaint-Gall. Par la suite les idées de Bèdeseront enseignées pratiquement sansmodification majeure jusqu’au début duXVe siècle, mais dans le sens d’une descrip-tion toujours plus technique de la chrono-logie adoptée et en omettant toujours plusle pourquoi des « parti pris ». Ainsi lesconceptions sembleront toujours plusfigées.

5. Lorsque l’absence d’explications des fon-dements devient trop importante, desastronomes, des mathématiciens, des pen-seurs comme Nicolas de Cues (1401-1464), se reposent la question du pourquoiet remettent en cause les acquis.

1 On trouvera une bibliographie complète dans Roland-Pierre Pillonel-Wyrsch, Le calcul de la date de Pâques auMoyen Âge. Analyse et commentaires sur “De TemporumRatione” de Bède (thèse de l’Université de Fribourg),Fribourg Academic Press, 2004.

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6. Cette nouvelle réflexion aboutira, entreautres, à la Réforme du calendrier par Gré-goire XIII en 1582.

Ma deuxième remarque liminaire concerne ceque l’on entend par «temps». Si aujourd’huinous sommes confrontés à des thèses don-nant différentes étymologies au mot « tem-pus », au Moyen Âge, on ne doute pas quec’est le verbe «temperare» (ordonner, régler)qui est à l’origine de «tempus», soit parce quele temps EST RÉGLÉ, soit parce que le tempsRÈGLE notre vie. Dans les deux cas, le rap-port de la divinité au temps est très fort, soitparce que c’est elle qui a réglé le temps, soitc’est elle qui règle la vie par l’intermédiaire dutemps. Mais pour tous les érudits de cetteépoque, la divinité utilise régulièrement deuxmoyens différents pour ordonner le tempslui-même, ou nos vies à l’aide du temps: ellele fait soit par l’entremise de la nature, soit parcelle des textes sacrés.

Image 1 : Grégoire XIII, l’auteur de la réforme ducalendrier. (Anonyme, Collège St-Michel, Fribourg,fin du XVIIe siècle)

Nous allons traiter ce qui se passe dans la chré-tienté, mais précisons que cette deuxièmeremarque est valable pour le monde musulmanaussi, puisque le calendrier lunaire de 12 moislunaires y est fixé par Mahomet lui-même.

On peut lire, par exemple :

1. Confirmant le rôle des textes sacrés : «Lenombre de mois, auprès d’Allah, est de douze[mois], dans la prescription d’Allah, le jouroù Il créa les cieux et la terre. Quatre d’entreeux sont sacrés : telle est la religion droite.»(Sourate 9 – verset 36).

2. Confirmant le rôle de la nature : «C’est Luiqui a fait du soleil une clarté et de la luneune lumière, et Il en a déterminé les phasesafin que vous sachiez le nombre des années etle calcul (du temps). Allah n’a créé cela qu’entoute vérité. Il expose les signes pour les gensdoués de savoir.» (Sourate 10 – verset 5).

Avant cela, le monde arabe possédait uncalendrier luni-solaire.

Ma troisième remarque liminaire concerne lesinévitables apports extérieurs à la religionchrétienne, et ils sont très nombreux; mais ilssont réutilisés et organisés par l’Église (ausens très large du mot, et non au sens centra-lisé d’aujourd’hui). Les apports païens sontrepris essentiellement des «résumés» donnéspar les Histoires naturelles de Pline l’Ancien(23-79) et les Saturnales de Macrobe (fin IVe /début Ve siècle) 2.

Dans un autre contexte, la quatrième remarqueporterait sans doute le nom de théorème, tantelle est importante: si les idées de Saint Augus-tin sont déterminantes pour la conception dela nature du temps durant la période considé-rée, il faut en rappeler l’élément clé. Avantd’être converti au christianisme, le futur

2 Une version française très accessible est disponible :Macrobius, Les Saturnales, Livres I-III, introduction, tra-duction et notes par Charles Guittard, Paris, Collectiondes Universités de France, 1997.

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évêque d’Hippone professait le manichéisme,et il le faisait en grande partie car il récusait leslivres antérieurs à l’évangile, principalement laGenèse ou Josué. Ainsi qu’il le dit lui-même, cequi le décide à se convertir au christianisme,c’est d’entendre un maître apporter une nou-velle vision de ces livres : « En l’entendantmaintes fois donner une explication symboliquede tels et tels passages de l’Ancien Testamentdont le sens littéral où je les prenais me tuait»(cf. livre V, XIV-24). C’est donc bien le symbo-lisme qui est décisif pour toute l’interprétationdes textes sacrés et, par conséquent pour toutce qui concerne le temps et sa mesure; ce seraparticulièrement vrai pour toute l’interpréta-tion de la semaine de la création du monde.On ne comprendra pas le sens donné au mottemps – tempus et à sa mesure entre 400 et1400, si l’on n’y recherche pas les symboles. Etceci est vrai pour les deux types de « livresécrits par la divinité», à savoir la nature et leslivres prophétiques.

Enfin, une dernière remarque concerne lestrois aspects que peuvent prendre les discoursde cette période sur le temps:

1. Le «STATUS»: l’aspect statique, ou plutôtcyclique, répétitif, qui donne un « goûtd’éternité».

2. Le «CURSUS»: le temps qui a un début etune fin, au sens hébraïque du terme.

3. La «FINIS»: la fin du temps, l’éternité ausens propre, dont tout ce que l’on sait estqu’il sera très différent du «cursus» ; parcontre il y a dispute entre ceux qui pensentque l’on peut prévoir son arrivée et ceuxqui le refusent. L’exemple le plus connu enest la controverse à propos de la fin dumonde en l’an 1000.

Nous allons traiter en partie et séparément lesdeux premiers aspects, «status» et «cursus»,qui marquent une ambivalence forte dans laperception du temps. Certes, cette ambiva-lence est largement antérieure à la périodeconsidérée dans cet exposé et elle nousinfluence encore fortement aujourd’hui.Mais, cela dit, c’est au Moyen Âge qu’elle s’estexprimée véritablement et qu’elle a été portéedans sa plus forte signification, notamment àpropos des fêtes religieuses. Pour prendre unexemple dans le «status», la Passion et Pâquesne doivent pas seulement être l’objet d’unsouvenir, mais véritablement être « vécus »une nouvelle fois chaque année.

2. STATUS : QUELQUES EXEMPLES DE SYMBOLISME

Comme premier exemple, prenons la répéti-tion du cycle des heures, qui est bien a prioriune division purement humaine. Dans l’Em-pire romain, on divise en 12 parties égales letemps qui sépare le lever du coucher du Soleil.L’heure d’hiver est donc beaucoup plus courteque l’heure d’été. Les cadrans solaires sont

Image 2 : Saint Augustin d’Hippone, à l’origine dela conception du temps qui s’imposera durantprès de dix siècles. (Anonyme, Collège Saint-Michel,Fribourg, fin du XVIIe siècle)

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établis à cet effet ; les clepsydres fonctionnentavec des dispositifs de réglage qui permettentde modifier la durée d’une heure en fonctionde la saison. Au Moyen Âge, les 12 heures dujour apparaissent désormais comme unimpératif divin, lié au verset de Jean XI, 9 :Jésus répondit : «N’y a-t-il pas douze heures dejour ? Si quelqu’un marche le jour, il ne butepas, parce qu’il voit la lumière de ce monde».En fait, il ne s’agit pas d’un ordre explicite,mais changer le nombre d’heures du jour ren-drait ce verset incompréhensible, ce qui estcontraire à l’impératif d’annoncer la bonnenouvelle.

Par contre, il ne semble plus nécessaire d’in-troduire des heures variables. L’argument est lesuivant: le monde n’a pu être créé que parfaitet ne dégénérer qu’ensuite. Cette perfectionsuppose l’égalité de la durée du jour et de cellede la nuit, c’est-à-dire la situation de l’équi-noxe. L’heure utilisée doit donc être la divisionen 12 de la durée du jour à l’équinoxe. Bèdeinsiste déjà pour que cette heure soit adoptée.Elle mettra encore quelque temps avant des’imposer, mais c’est surtout à cause dumanque de précision des instruments de

mesure de l’époque. Mais ce changement deconception a des conséquences sur les instru-ments en question. Ainsi, comme on ne voitplus l’utilité de diviser précisément la durée dela lumière du jour, les cadrans solaires sontsimplifiés par rapport à ceux de l’Antiquité.

Un deuxième exemple nous est donné par lamanière de fixer le début du jour. Le problèmeest le même que pour fixer un «premier jourde l’année»: comme il s’agit de cycles, on nepeut fixer un «début» que ce soit selon unehabitude ou selon un ordre divin. Ainsi lesPerses faisaient débuter le jour au lever duSoleil, les premiers Athéniens à midi, les Égyp-tiens au coucher du Soleil, et les Romains àminuit. Les premiers chrétiens, en sujets del’Empire, ont initialement adopté la manièrede faire des Romains. Mais dès le début de lapériode considérée, cette manière de procéderest le sujet d’une remise en cause, due à Augus-tin d’Hippone, du fait de l’origine hébraïquedu christianisme.

Quand les Hébreux ont-ils fixé le début dujour ? Le verset biblique « Dieu appela lalumière « jour» et la ténèbre il l’appela «nuit».Il y eut un soir, il y eut un matin: premier jour»laisse une certaine ambiguïté quant aumoment où doit débuter le jour. On sait quele sabbat devait commencer avec le coucherdu Soleil, mais au début du Moyen Âge, sur labase de différents écrits comme les Saturnalesde Macrobe, les clercs considèrent que lesHébreux faisaient débuter le jour au lever duSoleil, comme les Perses et les Babyloniens.Faut-il alors faire débuter le jour au lever duSoleil, selon l’ordre de la Genèse? Non, répon-dent les Pères de l’Église, et particulièrementAugustin, car ceci n’était valable qu’avant laRésurrection du Christ : avant celle-ci, il étaitnormal que les Ténèbres suivent la Lumière ;

Image 3: Comme instrument de mesure, le cadransolaire a défié le temps, mais sa précision n’a pastoujours été la même. (Cadran solaire plein sud,Collège Saint-Michel, Fribourg, fin du XIXe siècle)

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c’était le symbole du fait que ce monde deténèbres succédait au paradis perdu. Le Christressuscité, nous savons que la Lumière succé-dera à ce monde de ténèbres. Le jour doitdonc désormais commencer au coucher duSoleil. On le voit encore une fois : la symbo-lique est déterminante.

L’aurait-elle été sans un autre argument desPères de l’Église, argument repris par Bède etqui servira de base à l’enseignement médié-val : le signe de Jonas. En effet, on peut lire[Matthieu XII, 40] : «De même que Jonas futdans le ventre du monstre marin durant troisjours et trois nuits, de même le Fils de l’Hommesera dans le sein de la Terre trois jours et troisnuits.» Or, si l’on s’en tient à considérer lesdurées, de la mort du Christ à sa Résurrec-tion, il se passe au plus un jour et quelques

heures et deux nuits. Il faut déjà corriger cetteimpression en rappelant que dans l’Empireromain, chaque jour ou chaque nuit entaméecomptait pour pleine. On remarque que,même ainsi, en faisant débuter le jour au leverdu soleil, il n’y a que deux jours entamés entrele mort et la Résurrection (cf. tableau 1). Parcontre, en adoptant le système de Bède,consistant à dire qu’il y a eu changementquant à la manière de placer l’origine du jourau moment de la Résurrection du Christ, onobtient les 3 jours.

Depuis, on en est revenu à la manièreromaine du jour commençant à minuit. Saufpour ce qui est de l’habitude de fêter Noël le24 décembre au soir, ainsi que pour la réin-troduction de la validité de la messe dusamedi soir avec Vatican II. Mais le droit

CHANGEMENT DE DATE À MINUIT (Solution actuelle)

CHANGEMENT DE DATE AU LEVER DU SOLEIL (Solution pré-patristique)

MODIFICATION DU CHANGEMENT DE DATE À LA RÉSURRECTION (Solution prônée par Bède)

VENDREDI LEVER VENDREDI LEVER VENDREDI LEVER

VENDREDI MIDI VENDREDI MIDI VENDREDI MIDI

VENDREDI COUCHER VENDREDI COUCHER VENDREDI COUCHER

SAMEDI MINUIT VENDREDI MINUIT VENDREDI MINUIT

SAMEDI LEVER SAMEDI LEVER SAMEDI LEVER

SAMEDI MIDI SAMEDI MIDI SAMEDI MIDI

SAMEDI COUCHER SAMEDI COUCHER DIMANCHE COUCHER

DIMANCHE MINUIT SAMEDI MINUIT DIMANCHE MINUIT

DIMANCHE LEVER DIMANCHE LEVER DIMANCHE LEVER

Tableau 1 : Les différentes manières de compter le début du jour durant la semaine sainte.

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canon dans sa version de 1983 précise bien:«Can. 202: § 1. Par jour, on entend en droit ladurée qui comprend 24 heures à compter defaçon continue depuis minuit, sauf autre dispo-sition expresse». Cette façon de faire perd lasymbolique de la lumière qui doit succéderaux ténèbres, mais conserve le signe deJonas… en tenant compte d’un ajout : leChrist est ressuscité au plus tôt à minuit, cequi est effectivement désormais canonique.

Un exemple de tentative vaine de remplacerune habitude païenne nous est fourni par lasemaine. Celle-ci doit être constituée de 6 jours et d’un septième de repos. Plus quel’ordre de la Genèse, les Pères de l’Église l’ontexpliqué par la perfection du nombre 6 etnon celle du nombre 7. 6 est en effet avec 1 leseul nombre constitué de la somme de sesdiviseurs entiers. À cette perfection de laCréation doit succéder le repos éternel, sanssoir, le septième jour.

Mais, cette explication ne masque pas (et defait les Pères de l’Église n’ont pas cherché à lemasquer) le fait que la semaine de 7 jours estinspirée de la semaine babylonienne, baséesur la dédicace de chaque jour de la semaine àune «planète» connue (cf. tableau 2). Le sep-tième jour de repos tient même au fait que«Saturne» est la plus lente des planètes. Ensubstituant l’argument de la perfection à celuides planètes, les Pères voulaient transformeren ordre divin une habitude jugée païenne.Pour les mêmes raisons, les clercs n’ont pasménagé leurs efforts pour tenter de changerles noms des jours. Le premier jour, celui de laRésurrection, doit devenir le « jour du Sei-gneur» et les autres devenir des jours de fêtenumérotés, lundi = secunda feria, mardi = ter-tia feria, et ainsi de suite. On connaît l’absencede succès de cette manière de faire. À la

notable exception de la langue portugaise quia adopté la segunda-feira, etc., les langueseuropéennes ont conservé l’usage des nomsde planètes. C’est un cas d’échec de la symbo-lisation chrétienne des repères temporels.

3. STATUS : LES FÊTES RELIGIEUSES

À l’adoption du calendrier julien, le25 décembre est le jour du solstice. En 321, aumoment du concile de Nicée, les équinoxes etsolstices sont fixés au 21 des mois concernés,mais évidemment la fête païenne du «soleilinvaincu » est maintenue au 25. Le papeLibère, en 354, aurait fixé cette date pour Noëlafin de concurrencer cette fête païenne. Maistrès vite, les Pères de l’Église et les érudits duHaut Moyen Âge vont donner une interpréta-tion symbolique à cette date. Ainsi la Concep-tion du Christ doit être envisagée à l’équi-noxe vernale : c’est la date de la perfectiondivine propre à la semaine de la création dumonde. Dès lors, la naissance du Christ nepeut qu’intervenir au solstice d’hiver. Cecinous amène un nouveau symbole : le Christ

Soleil

Etoiles

MarsVénus

Mercure

Terre

Lune

Saturne

Jupiter

Tableau 2 : L’univers babylonien, à l’origine desnoms de nos jours de semaine.

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naît au milieu de l’obscurité et il va faire gran-dir la lumière! Mais curieusement, si tout lemonde utilise ce symbole, personne ne songeà déplacer la date de Noël au 21 décembre, enconformité avec le concile de Nicée!

Si l’on en vient à l’enseignement qui va êtredonné dans la période considérée, on constateque, lorsque Bède présente les questions liéesau solstice et à l’équinoxe, il discute les auteursqui affirment que l’équinoxe vernal a lieu le21 ou le 25 mars, pour trancher en faveur despremiers, sans se soucier des dates auxquellesles uns ou les autres ont écrit, sans admettreque les dates aient pu changer entre-temps etdonc que les deux aient pu avoir raison. De làva découler une mentalité propre à ne pasremettre en question l’éternité du cycle, dumoins jusqu’à ce que d’autres enseignements,comme celui de Nicolas de Cues, ne voient lejour. Mais il faut ajouter que Bède présenteles quatre dates clés d’une manière person-nelle : il insiste pour dire que le 21 mars est ladate sûre de l’équinoxe vernale et non le 25 ;le 25 juin pour le solstice d’été : c’est troptard ; le 25 septembre pour l’équinoxe d’au-tomne : c’est peut-être un peu trop tard ; le25 décembre : il est possible que la vraie datesoit un peu plus tôt. On voit donc qu’il n’estpas question de remettre en cause la date deNoël.

On notera, pour terminer sur ce sujet, que lasymbolique des quatre dates clés de l’annéeest poussée encore plus loin si l’on considèrele cas de Jean Baptiste. Le héraut de la péni-tence doit avoir été engendré à l’équinoxed’automne, quand la lumière décroît, et il naîtau solstice d’été, au maximum de lumière, carsa lumière à lui est destinée à décroître, selonses paroles dans Jean III, 30: «Il faut que luigrandisse et que moi je décroisse».

Mais de toutes les controverses auxquelles j’aifait allusion pour la période allant d’environ400 à 800, celle qui concerne la date dePâques est sans doute la plus importante. Lanécessité de trouver un mode commun àtoute la chrétienté pour que Pâques soit fêtéle même jour partout a très vite fait l’unani-mité, en une époque où les médias ne pou-vaient pas annoncer à toute l’Europe lemoment de changer l’heure d’été. Mais lemode de déterminer ce jour a donné lieu àdes débats passionnés opposant principale-ment trois types de comput : le comput celte,le comput romain et le comput égyptien. Cedernier s’est finalement assuré l’avantageaprès au moins trois siècles de dispute. Certesil fallut que cela ne remette pas en cause laprimauté romaine, et pour ce faire de nom-breux papes ont rappelé que saint Marc,évêque d’Alexandrie, était en quelque sorte leporte-parole de Pierre (notamment par l’in-termédiaire de l’évangile) et qu’il n’est doncpas étonnant que l’Égypte soit le porte-parolede Rome en matière scientifique et donc decomput.

Commençons par voir ce sur quoi tout lemonde était d’accord, du moins dans la chré-tienté officielle (je ne présente pas ici le mani-chéisme et les sectes gnostiques) :

1. La résurrection ayant eu lieu un dimanche,Pâques doit être fêté un dimanche.

2. Pâques doit dans une certaine mesure cor-respondre à la Pâque juive, puisque tel estl’ordre de l’Ancien Testament, en particu-lier l’Exode. Or, elle est fêtée à proximité del’équinoxe vernal lors d’une pleine lune(lune en âge 14), et elle est suivie d’unesemaine de fêtes des Azymes (lune en âge15 à 21).

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Voyons maintenant en quoi les avis divergent(celtes, romains et égyptiens sont à prendreau sens de «tenant de tel ou tel comput», etnon au sens ethnique).

1. Pour les Celtes, il faut prendre la pleine lunela plus proche de l’équinoxe vernal, quel’on soit avant ou après celle-ci ; pour lesRomains et les Égyptiens, il est impératifque Pâques ait lieu après l’équinoxe vernal.

2. Pour les Celtes, il faut prendre la date dePâques le dimanche quand la Lune est enâge allant de 14 à 20; pour les Romains de16 à 22 et pour les Égyptiens de 15 à 21.

3. Pour les Celtes et les Romains, en aucuncas Pâques ne doit dépasser le 21 avril (siaucune date ne convient, on prend lamoins mauvaise) ; pour les Égyptiens, onpeut aller jusqu’au 25 avril.

De fait, si le comput égyptien a fini partriompher, cela tient au fait que c’est celui quia le mieux su asseoir sa symbolique. Voyonscomment. Tout d’abord, si l’équinoxe vernalsymbolise la perfection divine, la Lune, astrenon lumineux par lui-même, symbolise l’É-glise qui a besoin de la lumière de la grâce duSauveur. Or, il est exclu d’admettre que l’Église atteigne sa plénitude avant que ne soitmanifestée la perfection divine. Affirmer lecontraire serait adhérer à l’hérésie péla-gienne, du nom d’un moine celte qu’a com-battu Augustin d’Hippone et qui affirmaitque l’homme peut obtenir son salut par saseule force de volonté. Le comput celte quiprend en compte la pleine lune précédantl’équinoxe vernal est donc en faute. Cela dit,rien n’indique qu’il y ait une connivenceentre les pélagiens et les tenants de ce com-put, quand bien même Pélage était irlandais.

Par ailleurs, en choisissant, les âges de lune 14à 20, les Celtes ne fêteront jamais le 21e jour dela Lune, alors que ceci est prescrit par l’Exode.Plus grave, à cet égard est la situation desRomains, car ils peuvent fêter le 22e jour, quin’est absolument pas fêté selon l’Exode.Aucun ordre divin, ni surtout aucune symbo-lique ne peuvent être rattachés au fait de nejamais dépasser le 21 avril comme date dePâques. Par contre, en prenant pour règle defêter Pâques le premier dimanche après quesoit apparue la première pleine lune qui suitl’équinoxe vernal, les âges possibles de la lunesont de 15 à 21, soit exactement ce qui estdemandé dans l’Exode.

Mais alors et l’âge 14 de la Lune? Celui quicorrespond à la Pâque proprement dite ?D’abord, il faut relever que c’est une fêted’une autre nature que celle des Azymes. Defait, les Hébreux y commémorent le jour oùles premiers nés Égyptiens ont été frappés demorts, contrairement aux enfants desHébreux, dont les portes étaient marquées dusang d’un agneau sacrifié. Pour les Chrétiens,l’Agneau sacrifié est le Christ, les enfants mar-qués de son sang sont les baptisés. On prati-quera donc le baptême dans la nuit qui pré-cède Pâques, et donc périodiquement l’âge 14de la Lune sera fêté par une cérémonie quicorrespond symboliquement à celle desHébreux.

Par cet exemple, on voit que décidément, lesymbole représente l’argument décisif detoute querelle importante en matière detemps.

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4. CURSUS : LES SEPT ÂGES DU MONDE

En traitant le cursus, on va voir, à l’aide d’unexemple, que là encore le symbole joue lespremiers rôles. Si la semaine de la création dumonde, ainsi que la décrit la Genèse, est àprendre littéralement selon Ambroise deMilan, pour Augustin d’Hippone, elle est

avant tout une description allégorique del’histoire de l’humanité et de son salut : àchaque jour va correspondre un âge. L’ensei-gnement qui en découlera va concilier lesinterprétations littérales et allégoriques. Letableau ci-dessous présente un résumé de l’interprétation allégorique.

1re semaine

1er jourDieu crée la lumière.

Dieu sépare l’obscurité de la lumière.

Le soir vient.

2e jourUn firmament est suspendu au milieudes eaux.

Le soir vient.

3e jourLes eaux sont rassemblées, la terresèche est ornée d’herbes et d’arbresfruitiers.

Le soir vient.

1er âgeL’homme est placé au milieu desbeautés du paradis.

Les enfants de Dieu sont séparés de leursemence.

Peu après la naissance des « géants »(Genèse VI, 1 à 4), la Terre estcorrompue, Dieu regrette son œuvre etveut détruire la Terre par uneinondation.

2e âgeL’arche de Noé est suspendue au milieudes eaux, entre l’inondation et la pluiedu ciel.

Les hommes conspirent pour faire latour de Babel ; ils sont punis par laséparation des langues.

3e âgeTandis que les nations sont enracinéesdans le culte des démons, Abrahamquitte son pays et est porteur des fruitsdont la graine sera les saints.

Assaillis par les méchants, les Hébreuxdemandent un roi, contre la volonté deDieu. Mais le nouveau roi massacre lesprêtres et les prophètes et tout son clanest tué par les ennemis.

Selon les premières chroniques, cettepériode dure 2242 ans.

Pour Bède, cette période dure 1656 ans.

Il n’est pas possible de donner unedurée selon la chronologie actuelle,puisque l’on n’admet pas le délugecomme événement historique.

Selon les premières chroniques, cettepériode dure 1072 ans.

Pour Bède, cette période dure 292 ans.

Même s’il est difficile de daterprécisément l’apparition de l’homme,on peut néanmoins dire que la duréedes deux premiers « âges » se chiffre enmillions d’années

Selon les premières chroniques, cettepériode dure 942 ans.

Pour Bède, cette période dure 942 ans.

La chronologie admet environ 850 ansentre la migration d’Abraham et laprise de Jérusalem par David.

Âges du monde Remarques

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4e jourLe ciel est orné des deux sources delumière.

Le soir vient.

5e jourDieu crée les poissons et les oiseaux,qui se multiplient.

Le soir vient.

6e jourLa Terre est remplie de créaturesvivantes et l’homme est créé à l’imagede Dieu.

La femme est façonnée à partir d’unecôte de l’homme pendant son sommeil.

Le soir vient.

7e jourLe travail est fini. Dieu se repose etbénit ce jour, désormais le Sabbat.Il ne lui associe aucun soir.

4e âgeLe peuple de Dieu est renouvelé dans lafoi en glorifiant David et Salomon ;grâce à la splendeur de son temple, levoilà réputé dans le monde.

Le peuple est de nouveau dans le péché;comme conséquence, il est déporté àBabylone et le temple est détruit.

5e âgeIsraël se multiplie en Chaldée. Unepartie du peuple vole vers les plaisirscélestes en soutenant Jérusalem ; l’autrepartie souffre entre les fleuves deBabylone sans pouvoir s’enfuir.

Alors que la venue du Sauveur estimminente, le peuple juif est tributairedes Romains et opprimé par des roisétrangers, à cause de ses mauvaisesactions.

6e âgeLe Sauveur apparaît pour recréerl’homme à l’image de Dieu.

Pendant qu’il « dort » sur la croix, l’eauet le sang coule du flanc du Christ,donnant naissance à l’Église qui lui estconsacrée.

Le temps des persécutions del’Antéchrist sera venu.

7e âgeQuand les Justes auront achevé leursvies célestes, leurs Âmes se reposerontdans une autre vie qui ne sera jamaisentachée de peine, et qui culmineraavec la Résurrection.

Selon les premières chroniques, cettepériode dure 485 ans.

Pour Bède, cette période dure 473 ans.

Actuellement, on admet que cettepériode va d’environ 1010 à 587, etdure donc un peu plus de 400 ans.

Cet âge est celui des livres de l’AncienTestament postérieurs à II Par.

Pour Bède, cette période dure 589 ans.

Elle dure 581 ans selon la chronologiecontemporaine.

Cet âge est à celui du NouveauTestament et de ce que nous appelonsl’«ère chrétienne» ou «notre ère», miseà part une discussion sur l’année de lanaissance du Christ.

Contrairement à certains de sescontemporains, Bède refuse de fixerune date, même approximative, pour lafin des temps. Il ne peut donc donnerune durée pour cette période.

Cet âge n’est pas à situer dans la suitechronologique du 6e, car en fait il a déjàcommencé dans le 1er âge, à savoir dansGenèse IV, 8.

1re semaine Âges du monde Remarques

Tableau 3 : L’interprétation allégorique de la semaine de la Création, telle qu’enseignée à la suite d’Augustin d’Hippone.

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Selon les durées que l’on attribue aux diffé-rents âges, on arrive à la conclusion que lescinq premiers âges durent cinq mille ans envi-ron. De là à affirmer que le sixième âge, com-mençant avec la naissance du Christ et quidoit s’achever avec son retour et le JugementDernier, dure environ mille ans, il n’y a qu’unpas, aisément franchi par de nombreux clercs,mais fortement récusé par d’autres : le débatsur la fin du monde de l’an mil prend ainsinaissance par l’interprétation symbolique dela première semaine de l’humanité.

CONCLUSION

Durant ce bref survol de la conception ditemédiévale du temps, j’ai surtout insisté surson originalité. Certains auteurs sont frappéspar le fait que pour les clercs du Moyen Âge, letemps n’existe que s’il est mesurable ; d’autresdisent le contraire et trouvent qu’il est difficilede transformer en unités de mesure lesrepères temporels adoptés à l’époque. Lesdeux positions me paraissent égalementcontestables. L’idée selon laquelle il n’y a«temps» que s’il y a «mesure du temps» estcertes clairement exprimée par Bède, parexemple à propos de la création du Soleil et dela Lune; mais cette idée est également expri-mée par Einstein, personnage décidément trèspeu médiéval. Au contraire, c’est plutôt l’exis-tence d’un temps indépendant de sa mesurequi est une caractéristique de l’époque allantde Galilée au début du XXe siècle. Quant à ladifficulté d’utiliser les repères temporels decette époque, ce n’est guère qu’une questiond’habitude perdue, comme l’usage descalendes, des nones et des ides.

Par contre le temps et sa mesure sont perçusdurant cette époque sous l’angle d’une fonc-tion de lien avec la divinité, non pas au sens deprophétie astrologique, mais de demandes decomportement et de rappels des ordres divins:les consignes imposées par les rythmes de lanature sont données à l’homme au même titreque les écrits sacrés, mais l’homme est libre ounon de les respecter.

Image 4: Saint Ambroise de Milan, dont l’interpré-tation littérale de la Genèse ne sera scientifique-ment pas contredite avant Darwin, mais qui devracoexister longtemps avec l’interprétation allégo-rique de Saint Augustin d’Hippone. (Anonyme,Collège Saint-Michel, Fribourg)

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Le cartable de Clio, n° 6 – Une proposition pour la recherche et l’enseignement du temps historique – 77-90 77

L’un des problèmes importants posés parl’enseignement du temps historique est lié aumanque de modèle conceptuel. Cette ques-tion intéresse aussi la recherche puisque l’onne peut pas étudier les représentations del’apprenant à propos du temps historiquesans un modèle conceptuel permettant unecomparaison avec ses connaissances. Cepen-dant, l’historiographie n’a pas élaboré demodèle du temps. On pourrait dire aussi qu’ily a une certaine dispersion dans les conceptstemporels du fait que le temps est sujetd’étude dans divers domaines du savoir, de laphilosophie aux sciences sociales jusqu’à lasociologie ou l’anthropologie. Le manque demodèle conceptuel peut expliquer la persis-tance d’un enseignement obsolète où la ques-tion de la temporalité reste associée à la seulechronologie.

Avant de proposer un modèle conceptuel dutemps historique, il nous faut réviser lesrecherches portant sur la construction de latemporalité, en nous référant notamment à lapsychologie, et tenir compte de l’innovationdans l’enseignement du temps historique.Notre proposition s’appuie sur les apports dela philosophie et autres sciences sociales, enparticulier le rôle du temps dans l’historio-graphie et la réflexion critique actuelle deshistoriens à propos du temps historique.Nous prendrons appui sur la didactique pourune amélioration de l’enseignement-appren-

tissage du temps historique. Ce modèleconceptuel répond au besoin de rénovationde l’enseignement de l’histoire (Pagès & Santisteban, 1999). La réflexion didactiquepermet aussi, dans une première étape, derechercher les représentations du temps histo-rique des maîtres en formation et d’améliorerla formation initiale (Santisteban, 2006).

1. LA RECHERCHE SUR LA CONSTRUC-TION DE LA TEMPORALITÉ

Les premiers grands travaux portant sur laperception du temps et la construction denotions temporelles sont dus à Jean Piaget(1978). Il a organisé pour la première fois unethéorie globale du développement du conceptde temps au cours de l’apprentissage humain.Ses apports ont marqué la recherche sur l’en-seignement de l’histoire. Actuellement, savision constructiviste de l’histoire est reprised’une manière critique compte tenu d’un cer-tain mécanicisme dans l’acquisition de latemporalité à un âge donné. Paul Fraisse(1967) a suivi les travaux de Piaget et apportéune vision plus complète sur la constructiondu concept de temps. Il a introduit les facteursqui ont une influence dans la perception dutemps : souhaiter que le temps passe, s’en-nuyer, attendre ou être pressé sont des fac-teurs clés de notre perception du temps, denotre «sentiment du temps».

UNE PROPOSITION CONCEPTUELLE POUR LA RECHERCHE ET L’ENSEIGNEMENT DU TEMPS HISTORIQUE

ANTONI SANTISTEBAN FERNÁNDEZ, UNIVERSITÉ ROVIRA I VIRGILI, TARRAGONE, ESPAGNE

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Les critiques faites aux théories de Jean Pia-get et à ses disciples sont diverses. En pre-mier lieu, il faut tenir compte de l’impor-tance du langage dans la construction d’unenarration temporelle afin qu’en facilitantd’autres types de communication, on puissedémontrer qu’il est possible d’améliorer l’ac-quisition des notions temporelles et d’enavancer l’âge de l’apprentissage. Il estdémontré qu’à l’aide de matériaux narratifsbien structurés, les enfants reconnaissentplus facilement une structure temporellelogique1. En fait, les possibilités qu’offrel’œuvre de Piaget n’ont pas été totalementexploitées. Dans l’enseignement de l’histoire,les théories évolutives ont été appliquées defaçon mécanique (Calvani, 1988).

D’autres travaux réfutent ceux de Piaget,notamment en ce qui concerne la vitessecomme élément non fondamental dans laformation de la notion de temps (Monta-gero, 1984). La temporalité s’acquiert à partirde la compréhension progressive de sa struc-ture conceptuelle (Friedman, 1982). Mais laplupart des recherches en didactique et psy-chologie restent discrètes dans ce domaine.Bon nombre de travaux sont centrés sur l’âgede l’acquisition de la chronologie ; cepen-dant, on sait peu de chose des relations entreles expériences en temporalité et l’apprentis-sage du temps historique. De la mêmemanière que l’on a besoin de l’acquisition dela latéralité corporelle pour s’orienter dansl’espace, on a pourtant probablement besoin

d’une compréhension du temps vécu pourl’apprentissage du temps historique.

Certains travaux ont montré que les enfantsde sept ans maîtrisent quelques catégoriestemporelles telles que l’ordre de séquence desâges de leur famille (Thornton & Vukelich,1988). D’autres recherches présentent descontradictions évidentes ; en effet, les ensei-gnants voient la chronologie comme unaspect fondamental de l’enseignement ;cependant, l’enfant ne la maîtrise pas à la finde sa scolarité (Pagès, 1999). Les enseignantsconsidèrent que la chronologie est difficile àappréhender ; et pourtant, des recherches ontmontré que les enfants sont capables d’identi-fier et d’expliquer les changements, ce qui estpour le moins contradictoire (Lautier, 1997).

2. PROPOSITIONS DIDACTIQUES ET INNOVATION DANSL’ENSEIGNEMENT DU TEMPSHISTORIQUE

Parmi les travaux portant sur l’enseignementdu temps historique, nous retiendrons ceuxd’Ivo Mattozzi (1988) et d’Antonio Calvani(1988). Le premier situe l’éducation tempo-relle au centre de la formation historique etpose ainsi la question de l’interaction entre lesconcepts historiques et les concepts temporels(Mattozzi, 1988, p. 74). Il considère que lesconcepts temporels jouent le rôle d’organisa-teurs cognitifs aussi bien pour les événementsquotidiens que dans le processus de compré-hension de l’histoire.

Dans les écoles, la réalité est encore loin d’unerénovation de l’enseignement du temps histo-rique. À la fin de la scolarité, les apprentis-sages effectués à propos du temps historique

1 Voir les travaux de Brown, Amy L. (1975) : « Recogni-tion, Reconstruction and Recall of Narrative Sequencesby Preoperational Children », Child Development, 46,pp. 156-166. Et ceux de Stein, Nancy L. et Glenn, Chris-tine G. (1982) : « Children’s Concept of Time : TheDevelopment of a Story Schema», in Friedman, WilliamJ. (ed.), The Developmental Psychology of Time, NewYork, Academic Press, pp. 255-282.

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rassemblent une série d’éléments isolés, defaits, de personnages et de dates, quelquesidées préconçues sur des concepts tels que larévolution, la crise ou le progrès. L’histoiren’est pas là pour que l’apprenant mette enrapport passé et présent, et encore moinspour qu’il se fasse des représentations del’avenir. L’enseignement de l’histoire ne com-prend pas l’idée d’avenir ; c’est une histoire demusées qui représente le temps historiquecomme une accumulation de données et dedates. L’enseignement de l’histoire et de latemporalité doit partir du présent et des pro-blèmes de l’apprenant.

L’histoire doit stimuler la réflexion critiquesur la société dans le but de contribuer à laformation des valeurs démocratiques (Evans,1996). La perspective critique doit être tra-vaillée et il faut rompre la structure chronolo-gique à partir d’une série de thèmes en vue del’intervention sociale, comme par exemplel’idée de race et d’ethnicité, de classes sociales,de genre, de sexualité et de pouvoir. Il fautremettre en question les catégories tempo-relles que l’on présente comme des catégoriesnaturelles alors qu’elles ne sont que desconstructions sociales. Il faut déconstruire leconcept de périodisation utilisé actuellement(Ferro, 1991). La périodisation est présentedans les manuels et les programmes, mais onn’enseigne pas à périodiser.

Dans un autre travail, Ivo Mattozzi (2002)considère que la pensée temporelle est forméed’un réseau de rapports dont font partie lesfaits personnels ou historiques d’une manièreplus ou moins structurée. L’enseignement dela chronologie doit être repris, mais à partird’une série de concepts temporels fondamen-taux tels que le changement, la durée, la suc-cession, les rythmes temporels ou les qualités

du temps historique (Stow & Haydn, 2000).Hilary Cooper (2002), pour l’éducationmaternelle et les premières années de l’éduca-tion primaire, propose d’affronter la compré-hension des changements dans le temps àpartir des différents aspects de la temporalitéou des concepts temporels : a) la mesure dutemps qui passe ; b) les séquences chronolo-giques ; c) la durée ; d) les causes et les consé-quences des changements ; e) les différenceset les similitudes entre le passé et le présent ;f) le langage du temps; g) et enfin, la construc-tion du concept de temps chez les enfants.

Les rapports entre passé, présent et avenirsont fondamentaux pour un bon apprentis-sage de la temporalité. La formation à lacitoyenneté est fondamentale pour un bonapprentissage de la temporalité. La formationà la citoyenneté demande de situer les expé-riences personnelles dans une dimensiontemporelle, de contextualiser les actions dechacun et de construire les concepts tempo-rels afin d’expliquer l’histoire et la réalité pré-sente (Audigier, 2003). La conscience histo-rique est une conscience temporelle. Tous lesêtres humains, dont l’apprenant, existent dansle temps historique, sont liés au passé, et,peut-être, participeront à la construction del’identité (Tutiaux-Guillon, 2003).

3. ÉPISTÉMOLOGIE ETDÉCONSTRUCTION DU TEMPSHISTORIQUE

La revue Scientific American a publié unvolume consacré à l’étude du temps selon uneperspective interdisciplinaire. On y retrouvela physique, la biologie ou la neurologie, laphilosophie et les sciences sociales. Dans unarticle portant sur la philosophie du temps,

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on pose la question suivante : «Est-ce que lesphilosophes peuvent aider à expliquer le tempsqui échappe aux physiciens?» (Musser, 2002,p. 14). D’autres travaux adoptent aussi uneperspective interdisciplinaire ; la physique, lalittérature, l’anthropologie, et même la géné-tique. Le temps philosophique ou psycholo-gique ne semble pas différent ; la différenceréside dans le fait qu’il existe un conceptunique du temps observé à partir de diffé-rentes perspectives (Ramos, 1992).

Le temps de la philosophie, de la psychologie,les études de la sociologie et de l’anthropolo-gie sur le temps 2, dépend d’une épistémologiedu temps depuis des perspectives d’étudesdifférentes, mais complémentaires. Pour l’his-toire, la plupart des travaux qui font référenceau temps historique sont centrés sur la cri-tique du temps linéaire de l’historicisme, laréinterprétation d’auteurs comme Braudel(1984) ou la description de l’évolution histo-rique du concept dans le débat philoso-phique. Le travail sur l’histoire conceptuellede Reinhart Koselleck (1993) est une excep-tion, mais ses apports sur l’existence d’unemultiplicité de temps dans l’histoire n’ont pasune application généralisée.

L’analyse du temps historique est l’un des élé-ments qui peut aider à redéfinir le rôle del’histoire et des historiens. Elle implique uneréflexion sur les instruments de l’histoire elle-même en mobilisant des concepts de pre-mière importance relevant de la penséemétahistorique. Dans ce processus de rénova-tion, les apports d’autres sciences sociales sont

également fondamentaux. L’histoire concep-tuelle nous rapproche ainsi de la compréhen-sion historique. Sa relation avec l’histoiresociale peut par ailleurs nous suggérer unchangement conceptuel (Koselleck, 1993) ;sans parler d’autres perspectives encore repré-sentées par l’histoire culturelle, l’histoire desmentalités ou l’étude historique de la culturepopulaire. C’est dans le contraste entre diffé-rentes cultures et différents modèles linguis-tiques et de conceptualisation du temps quel’on appréhende toute la pluralité de sens duconcept de temporalité (Gurevitch, 1979,p. 260).

Chaque culture a sa propre représentation dutemps et chaque période de l’histoire a connudes mécanismes de prédominance des sys-tèmes de mesure de la gestion du temps. Onpeut aussi comparer la conception du temps àdes époques différentes. Chaque sociétérépond à des besoins concrets quant autemps. Actuellement, par exemple, la révolu-tion scientifique de l’informatique imposeune priorité du temps de la mémoire artifi-cielle afin d’accumuler de l’information et d’yavoir accès. La représentation du temps à dif-férentes époques historiques, au Moyen Âgeou pendant l’industrialisation (par exempleThompson, 1979) constitue un indice d’atti-tudes sociales ou de relations avec le pouvoirparticulières.

Norbert Elias (1989) a fait une critique dutemps historique utilisé dans la recherche his-torique prédominante. Il a prétendu que l’his-toire n’aidait pas à comprendre un présent oùles citoyens des sociétés industrielles (postin-dustrielles) souffraient de « la pression dutemps sans la comprendre» (p. 217). D’un autrecôté, les tentatives visant à appliquer les idéesoccidentales sur le temps historique à des

2 Que nous avons analysées dans un autre travail : Santis-teban, Antoni, (2005) : Les representacions i l’ensenya-ment del temps històric. Estudis de cas en formació inicialde mestres de primària en Didàctica de les Ciències Socials,Thèse de doctorat, Université Autonome de Barcelone.

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cultures différentes ne facilitent pas la compré-hension de la réalité de ces cultures. L’histoireest en train de réaliser un processus de décons-truction du temps aux références multiples, àcommencer par la sociologie ou l’anthropolo-gie, voire la physique et la philosophie. Les ori-gines de la représentation dominante du tempssont à rechercher au XIXe siècle, à la suite de lascience newtonienne et, en parallèle, grâce à laprofessionnalisation de l’histoire. Le temps his-torique a ainsi permis d’établir les niveaux dedéveloppement de chaque nation (Appleby,Hunt & Jacob, 1998).

Une nouvelle conception du temps historiquepartant de l’histoire requiert des stratégiesinterdisciplinaires. Les théories d’Einstein ontmarqué toute la science, y compris l’histoire.La conception newtonienne d’un tempsunique a laissé place à la multiplicité desrythmes et des temporalités, ce qui a enrichil’étude de la société. C’est pour cette raisonque l’imposition d’un temps particulier (celuide l’Occident) n’a guère de sens. Notre cul-ture est en effet figée dans une vision linéairedu cours de l’histoire qui interprète constam-ment les changements comme des améliora-tions et des progrès.

L’historiographie revendique une nouvelleconception du temps historique et a décou-vert l’importance de la temporalité dans laconstruction de l’histoire : «Essayer de prévoirl’avenir en interprétant le passé est quelquechose que les gens ne peuvent pas éviter. Ils ontbesoin de le faire» (Hobsbawm, 1998, p. 53).Pour l’histoire, le nouveau modèle de tempsdoit être construit depuis l’interdisciplinarité.C’est en cela que l’histoire coïncide avec laphilosophie, la psychologie ou d’autressciences sociales où le temps s’entend commestructure conceptuelle complexe qui aide à

comprendre le sens et les relations de la tem-poralité humaine. La didactique des sciencessociales peut élaborer un modèle conceptueldu temps, une synthèse des divers apportsentendu comme un véritable besoin.

4. UNE PROPOSITION DE STRUCTURECONCEPTUELLE DU TEMPSHISTORIQUE DANS UNEPERSPECTIVE CRITIQUE

Cette proposition est présentée sous la formed’une structure conceptuelle pour les raisonssuivantes : a) le temps est un métaconcept ; b)le temps s’explique comme une structureconceptuelle complexe (Friedman, 1982 ;Montagero, 1984) ; c) les concepts temporelssont des opérateurs cognitifs (Mattozzi,1988); d) un modèle conceptuel est nécessairepour la déconstruction et la reconstructiondu temps historique. La perspective critiquepour l’enseignement de l’histoire joue ici unrôle important. Le modèle prend particulière-ment en compte le changement social commeobjectif fondamental de l’étude de l’histoire.Les rapports entre le passé, le présent et l’ave-nir dans l’analyse de la temporalité humainesont prioritaires. La mesure du temps est prisecomme une forme de pouvoir de même quela prédominance du temps de la narrationhistorique. Enfin, la perspective critiqueapparaît aussi dans la gestion et le contrôle dutemps lui-même, ainsi que dans la représenta-tion de l’avenir en tant que constructionhumaine de l’intervention sociale.

Cinq blocs de concepts temporels forment lastructure générale de cette proposition, repré-sentée sous forme de schémas conceptuelscorrespondant chacun aux différents conceptsde son sous-système.

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Passons maintenant à une analyse desconcepts des deux blocs de la proposition : latemporalité humaine et le changement et lacontinuité.

4.1. Les trois catégories de la temporalitéhumaine: passé, présent et avenir

Les trois catégories de la temporalitéhumaine sont le passé, le présent et l’avenir.L’interaction entre ces catégories a eu unegrande importance dans la création de larevue Annales en 1929, et a inspiré la revue

anglaise Past and Present dont le premiernuméro de 1952 déclarait que « l’histoire nepeut pas logiquement séparer l’étude du passéde l’étude du présent et de l’avenir ». L’histoiren’est pas une science du passé et les autressciences ne sont pas non plus des sciences duprésent ; aucune n’a d’exclusivité en cedomaine. Toutes les sciences sociales s’élabo-rent depuis le présent ; elles ont toutes uneperspective historique ; et toutes apportentleur perspective de la représentation de l’ave-nir. Notre présent est médiatisé par le passéet par nos perspectives d’avenir. Ainsi,oublier l’une des trois catégories temporelles

1) Les qualités du temps. a) Irréversibilité ; b) Indissolubilité par rapport à l’espace ;c) Relativité ; d) Multiplicité.

2) Les délimitations du temps. 2.1. Selon le domaine d’application: a) Croyances : tempsreligieux ; b) Science : temps physique ou biologique ; c) Expérience : temps social oupersonnel. 2.2. Selon l’origine ou la nature : a) Portée : temps fini ou infini ; b) Direc-tionnalité : temps linéaire ou cyclique ; c) Pensée : temps objectif ou subjectif.

3) La temporalité humaine. 3.1. Passé : mémoire et souvenir. 3.2. Présent : instant,événement. 3.3. Avenir : a) Croyances : eschatologie, vision apocalyptique, milléna-risme, entre autres aspects ; b) Idéologies : utopie ; c) Science : prospective.

4) Le changement et la continuité. 4.1. Concepts pour évaluer les qualités du change-ment : a) Selon l’angle d’observation : de courte ou longue durée ; b) Selon le degréd’incidence : conjoncture, structure ; c) Le rythme : cycles, crises. 4.2. Concepts pourévaluer la concrétisation des changements : a) Selon les critères de vitesse-accéléra-tion : évolution, révolution ; b) Quantification : croissance, développement ; c) Matu-rité : transition, transformation. 4.3. Evaluation du processus (ordre ou désordre) :a) Tendances négatives : décadence ; b) Tendances positives : modernité et progrès.

5) Prédominance et gestion du temps en tant que connaissance et pouvoir.5.1. Mesure physique du temps : a) Instruments de mesure : calendrier, horloges ;b) Chronologie : succession, simultanéité. 5.2. Classification et explication des faits :a) Classification temporelle : périodisation ; b) Explication historique : causale etintentionnelle. 5.3. Contrôle et pouvoir sur le temps : a) Distribution du temps :temps de travail et loisir ; b) Restructuration du temps : contrôle du temps personnel ;c) Construction de l’avenir : intervention sociale.

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dans l’enseignement reviendrait à condi-tionner la reconstruction du temps chezl’apprenant.

4.1.1. Le passéDans le concept de passé, la philosophie et lapsychologie font la différence entre lamémoire et le souvenir. La mémoire est l’ins-trument de la reconstruction ou de la repré-sentation du passé ; c’est la capacité de réten-tion de l’information. Le souvenir est le fruitou le résultat de la mémoire. Et l’oubli est unprocessus de sélection des souvenirs que lamémoire ne peut éviter3. Actuellement, lesétudes psychologiques et anthropologiquesnous aident à saisir le concept de mémoiredans toute sa dimension. La mnémotech-nique n’est plus analysée en tant que systèmeplus ou moins mécanique de conservation

des traces mnésiques et a fait place à uneinterprétation en rapport avec les formesexplicatives du passé. On distingue ainsi lamémoire spécifique (biologique), la mémoireethnique (historique) et la mémoire artifi-cielle, ainsi qu’une mémoire individuelle etune mémoire collective. On étudie le passé àpartir du présent, et partant, c’est dans lepassé que s’élabore notre conception dumonde et de l’histoire.

Ces deniers temps, l’historiographie a reven-diqué la récupération de la mémoire depuisune nouvelle conception du passé et de l’oubli(Ricœur, 2003). Le passé est une interpréta-tion, mais il est aussi présent dans nos repré-sentations de l’avenir (Lowenthal, 1998). Onrevendique ainsi l’importance de laconscience historique pour comprendre leprésent, ainsi que le rôle qu’elle pourrait jouerdans de possibles changements sociaux(Todorov, 2000).

3 Il y a de nombreux travaux en psychologie ou anthro-pologie. À titre d’exemple, Marc Augé, Les formes del’oubli, Paris, Payot, 1998.

Schéma conceptuel du bloc 3 de la proposition La temporalité humaine : passé, présent et avenir.

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4.1.2. Le présentLe concept de présent est en rapport avec leconcept d’instant, décrit par la philosophie, etd’événement dans l’histoire. Pour la sciencephysique, le présent est un point d’intersec-tion entre le passé et l’avenir comme s’ils’agissait d’un sablier. Il faut tenir compte dufait que dans l’histoire, l’historien élabore sesjugements à partir du présent. De là, il estimportant de connaître le présent pour analy-ser le passé.

L’existence de l’histoire récente, proche que l’onappelle aussi l’histoire du temps présent, adonné lieu à une autre vision de cette catégo-rie temporelle. Cette vision renforce le carac-tère dynamique de l’histoire et permet uneperception différente de l’histoire acadé-mique. La disparition du présent de la sciencehistorique a été une conséquence de la mythi-fication de l’événement de l’histoire positi-viste (Nora, 1998, p. 532). Dans l’histoire dutemps présent, l’historien n’est pas un jour-naliste du fait que la différence se situe moinsdans la thématique que dans la méthodologie.

Cette perspective d’histoire renferme ungrand potentiel pour l’enseignement, surtoutquand l’histoire proche prend la forme del’histoire personnelle ou de l’histoire familiale.Ce genre d’étude favorise l’apprentissage deconcepts temporels comme la périodisation(de l’histoire même), la simultanéité (de faitspersonnels et sociaux) ou le changement(expérience).

4.1.3. L’avenirL’avenir a toujours été très important danstoutes les cultures et toutes les civilisations (LeGoff, 1991). L’étude de l’avenir peut se faire àpartir de trois domaines: les croyances (escha-tologie), les idéologies (utopies) et la science

(prospective). Pour la religion, l’eschatologiedésigne les croyances relatives au destin der-nier des personnes et de l’univers. En rapportavec elle, on retrouve toute une série deconcepts voisins tels que les visions apocalyp-tiques ou le millénarisme. Récemment, parexemple, le passage vers le second millénaire adonné lieu à une avalanche de publications etd’informations dans les médias. Le messia-nisme est ainsi l’espoir dans un sauveur; d’unecertaine façon, dans les cultures ou les reli-gions, il est en quelque sorte à l’origine desmythes fondateurs ou de fin du monde.

Pour les idéologies, l’avenir nous conduit versles utopies qui correspondent quelques foisaux sentiments nostalgiques que l’on a dupassé ou à des processus inachevés, religieuxou nationalistes (Hobsbawm, 1998, p. 32).L’histoire devrait apprendre des utopies,notamment parce qu’à la fin du siècle, lemonde était plein de penseurs défaits etd’utopies abandonnées (Hobsbwam, 1998,p. 241). Mais il n’en est pas moins évident quel’on a besoin d’utopies pour imaginer l’avenir.

Pour la science, l’avenir nous conduit vers leconcept de prospective qui signifie prévoirl’avenir individuel ou collectif. Cette activitéde prédiction, à partir de l’histoire ou à par-tir de n’importe quelle autre science sociale,est inévitable. À partir d’une conceptionnouvelle de l’histoire, il s’agit d’analyser lepassé en vue de rechercher des pistes pourinterpréter l’avenir. La société actuelleréclame cette prédiction pour lutter contre ladésorientation temporelle produite par larapidité des changements. Il existe ainsi uneincertitude envers l’avenir due à la perte deconfiance dans la science et dans la technolo-gie, dans l’ordre socio-économique et dansl’organisation politique (Heilbroner, 1996,

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p. 129). La nouvelle prospective demande auxsciences sociales et en particulier à l’histoirede jouer un rôle différent.

4.2. Le changement et la continuité

Le concept de changement est inséparable decelui de continuité (ou de permanence),concept uni à la pensée humaine depuis lespremières civilisations. Le changement estpeut-être le concept le plus important del’étude de l’histoire. L’analyse du changementpermet la construction d’une rationalité dansl’étude du passé, ce qui ne serait pas possiblesans une différentiation des sociétés dans letemps. Sans changement, il n’y aurait pas detemps. Le changement social marque la pério-disation historique; et autour de lui tournentl’interprétation, l’explication historique, lacausalité et l’intentionnalité des arguments.La complexité du changement et les méca-nismes qui y interviennent doivent êtredécrits. Dans cette proposition, nous considé-

rons qu’une approche du concept de change-ment doit prendre en compte: a) les qualitésdu changement ; b) la concrétisation deschangements ; c) et enfin, le processus.

4.2.1. La qualité des changements historiquesLa prise en compte de la qualité des change-ments historiques doit se faire, d’abord, àpartir de l’observation, notamment de lacourte et de la longue durée. Le temps court serapproche d’une certaine manière du conceptphilosophique d’instant que l’histoire inter-prète comme un fait ponctuel dans le temps.L’histoire du temps court est celle qui prédo-mine chez les positivistes, mais pour certainsauteurs, ce n’est pas de l’histoire. Pour Fer-nand Braudel (1984), la courte durée a un rap-port avec le temps de la vie quotidienne. Maiss’impose aussi une histoire basée sur la longuedurée qui met en interaction différents plansd’analyse, qu’ils soient économiques, poli-tiques, démographiques, chacun suivant sonpropre rythme.

Schéma conceptuel du bloc 4 de la proposition Changement et continuité.

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La prise en compte de la qualité des change-ments doit se faire aussi à partir de l’incidencequ’ils ont dans la société, qu’il s’agisse de sastructure profonde ou de sa conjoncture plussuperficielle. Ces deux concepts ont une ori-gine mathématique et économique que l’his-toire a réinterprétée (Pomian, 1988). En fonc-tion de la prise en compte des rythmes ou desintermittences apparaissent les concepts decycles et de crises, l’interprétation à partir desrégularités ou des interruptions. Le conceptde cycle s’emploie pour désigner des périodesqui ont des caractéristiques sociales ou cultu-relles semblables. Le concept de crise signifieune interruption des attentes, un freinage, etmême un changement de direction. Lesconcepts de cycle et de crise ont un rapportavec le temps de courte durée, par exemple,«un cycle de prix» ou une «crise agricole»(Vilar, 1982).

4.2.2. La concrétisation des changementsLa concrétisation des changements est uneconséquence logique du travail de l’histo-rien. À partir des critères de vitesse ou d’ac-célération, les changements peuvent seconcrétiser sous la forme de concepts telsque l’évolution ou la révolution. Le conceptde révolution est fondé sur l’accélération dutemps historique, toujours en contraste avecun mouvement contre-révolutionnaire, laperspective d’un avenir accessible et inévi-table, ainsi que l’espoir en un passage de larévolution politique à la révolution sociale(Koselleck, 1993).

Si l’attention est focalisée sur des critèresquantitatifs, les changements se concrétisentalors sous la forme de concepts comme lacroissance ou le développement. Les sciencessociales utilisent ces concepts de différentesmanières en fonction du sens qu’ils prennent

aux plans économiques, culturels, géogra-phiques, etc. L’économie politique, en parti-culier, analyse le présent et les perspectivesd’avenir des régions et des pays à partir deleurs progrès et de leurs retards, comme c’estle cas en ce qui concerne le Tiers-Monde.L’histoire devient ainsi un instrument fonda-mental pour cette analyse à partir de la cri-tique de l’ethnocentrisme et du progrèslinéaire.

Si la prise en compte des changements se faità partir de critères comme la maturité duprocessus, on utilise des concepts tels que latransition ou la transformation. Les proces-sus de transition sont un objet d’étude del’anthropologie du fait qu’ils permettentd’expliquer les changements qu’ont vécusdes groupes sociaux ou culturels tout aulong du temps. Un exemple de ces analysesnous est fourni par le long débat des histo-riens sur la transition du féodalisme au capi-talisme. Les transitions ont d’ailleurs été l’undes thèmes les plus débattus entre les histo-riens, les économistes et les anthropologues.

4.2.3. Le processus de changementLa dernière perspective est celle qui analysele processus de changement, jugé positifou négatif en fonction des paramètresd’ordre/désordre. La science actuelle consi-dère qu’il y a une tendance intrinsèque de lanature et de la société vers la stabilité ou lechaos. À partir de ces théories, on com-prend que le monde soit de plus en pluscomplexe et les perspectives d’analyse deplus en plus diverses. Le temps historiquene s’explique pas par périodes de progrèsou de modernité, ou par périodes de déca-dence, mais plutôt par la coexistence desociétés diverses et par tout type de situa-tion à l’intérieur de chaque société. Ainsi,

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par exemple, on parle de progrès moral oude décadence économique.

Si le processus de changement suit une ten-dance positive vers un meilleur ordre social, leprocessus historique est qualifié de progrès oude modernité. L’idée de progrès naît d’uneconception du temps historique qui sert à jus-tifier la supériorité d’une époque sur uneautre, d’une culture donnée sur une autre,d’une civilisation sur une autre. Le progrèsqu’ont connu les pays européens a été consi-déré comme un modèle de progrès et a étédéfini comme la modernité de l’histoire. Cettevision nie l’existence de rythmes inégaux dansune même société et ne tient pas compte desconséquences du progrès sur les pays duTiers-Monde.

Si on considère par contre que le processus dechangement a eu une tendance négative etqu’il a débouché sur un désordre social, onutilise le concept de décadence. On met sou-vent en rapport la décadence avec l’impossi-bilité de retourner vers le passé : « La déca-dence fait partie de notre perception du temps»(Chaunu, 1983, p. 24). En partie, la décadenceest une croyance négative concernant l’ave-nir et les possibilités d’une transformationsociale. L’histoire considère qu’il n’y a pas unseul type de décadences, mais plutôt desinterprétations différentes. La décadenceaurait, par exemple, marqué le passage del’Antiquité au Haut Moyen Âge ; mais on nequalifie pas de décadence le processus de dis-parition, en trois générations, de 90% de lapopulation d’un continent (Chaunu, 1983,p. 182). Les concepts de décadence et de pro-grès sont par contre inséparables, toujoursl’objet d’un dialogue continu, toujours enrapport avec les avancées et les retards de nosidéaux.

5. L’APPLICATION DE LA PROPOSITIONDANS LE CADRE D’UNE RECHERCHE

Cette proposition de conceptualisation dutemps a été utilisée comme instrument d’ana-lyse dans une recherche sur les représenta-tions que des enseignants en formation sefont du temps historique (Santisteban, 2006).Il s’agit d’une recherche qualitative fondée surdes études de cas. La recherche s’est faite endeux phases. Dans un premier temps, destypologies d’étudiants ont été établies. Dansune seconde phase, leurs représentations ontété comparées avec leurs aptitudes pratiquespour l’enseignement du temps historique.

5.1. Première phase de la recherche:protagonistes du temps et aveuglés parl’avenir

La première phase a consisté à rechercher lesreprésentations des enseignants en formationà partir de divers instruments : un question-naire, des entrevues et l’histoire personnelle.Il s’agissait d’étudiants de troisième année deformation des maîtres du primaire. Troistypes d’étudiants ont ainsi été décrits enfonction de leurs représentations du tempshistorique.

Un premier groupe pourrait être appelé pen-seur critique et constructeur d’avenir. Il s’agitd’analystes qui évaluent leur propre expé-rience de manière critique. Le penseur cri-tique considère l’histoire comme une sciencesociale. C’est une personne ayant consciencedu temps, capable de transformer le savoirvulgaire sur le temps historique en savoirintellectuel. Il est le protagoniste du temps etle constructeur de l’avenir ; il se rapprocheainsi de la critique du scientifique socialexpert.

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Un second groupe correspond à l’observateurindifférent et au narrateur du présent. Ce sontdes observateurs de leur propre expérience,mais qui ont du mal à l’évaluer. Ils sont nar-rateurs de faits, des historiens débutants, quicréent et diffusent des topiques. Ils acceptentsans conditions les mises en relation, parexemple, entre le temps social et le temps reli-gieux. Ils sont des spectateurs du temps quiconsidèrent que le présent offre un échan-tillon évident de l’avenir. Le membre de cegroupe est un narrateur du présent, sansinterprétation; c’est un positiviste.

Le troisième groupe est formé par le penseurdéterministe et aveuglé par l’avenir. Il n’a pasde capacité pour évaluer ses propres expé-riences scolaires négatives. Il ne peut pas com-prendre la complexité du travail de l’histo-rien, ni celle du temps en tant que conceptsocial. Personnaliste, intimiste, il a du mal àgénéraliser les aspects sociaux. C’est un passa-ger dans le temps ou dans l’objet du temps; ila une pensée de type déterministe. Il admirel’avenir et considère que le passé s’accumulede manière ordonnée; mais il n’établit pas derelations argumentées avec le présent.

5.2. Seconde phase : changementsconceptuels

Pour cette seconde phase, neuf étudiants ontété sélectionnés pour une étude de cas, troispour chacun des types établis lors de la pre-mière phase. Une observation de chaque étu-diant pendant deux séances a été effectuée.Pour cette analyse, nous avons aussi utilisé laproposition conceptuelle présentée dans cetarticle à partir des représentations du tempshistorique dans les séquences didactiques pré-parées par les étudiants, ainsi qu’en utilisantl’analyse des concepts temporels qu’ils mobi-

lisaient dans la classe et pendant les séancesobservées par le chercheur. La recherche amontré qu’il y avait une certaine coïncidenceentre des bonnes représentations du tempshistorique et des bonnes pratiques, mais aussiquelques cas contradictoires ou non attendus.

• La plupart des étudiants transfèrent leursreprésentations du temps historique dansla pratique. Ainsi, ceux qui ont exprimé lesplus riches représentations ont aussidémontré les meilleures pratiques ensei-gnantes ; par contre, les représentations lesplus pauvres ont produit les plus mau-vaises pratiques enseignantes du tempshistorique.

• Deux étudiants ont fait exception. Un étu-diant du premier groupe a ainsi oublié lesaspects les plus importants de la tempora-lité dans sa pratique pédagogique. Uneautre étudiante du troisième groupe a parcontre mobilisé des pratiques de classe surl’histoire de son village qui étaient bien éla-borées et bien nuancées. On a pu observerdans son travail une grande richesse parrapport aux temporalités et aux liens entrele passé et le présent dans le traitement duchangement et de la continuité, commedans celui de la conscience historique. Laséquence didactique proposée contenaitnotamment un processus parallèle de for-mation pour compenser les lacunes del’étudiante puisqu’elle a pris contact, parexemple, avec un historien local.

• Chez deux des neuf étudiants des étudesde cas, le processus attendu n’a pas étésuivi, ce qui démontre que les pratiquesscolaires dans la formation initiale peuventêtre très importantes dans certaines condi-tions en vue de l’enseignement du temps

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historique. Ces contraintes sont très com-plexes. Quelques fois, ce sont des optionspersonnelles ou professionnelles ; celadépend aussi de la prédisposition, parexemple, quant au travail ou au savoir(temps historique). Il faut également tenircompte de l’expérience personnelle del’étudiant avec les enfants ou de saconnaissance plus ou moins profonde del’environnement social. Un autre facteurimportant (bien que non décisif) est le rôledu maître référent de l’école où s’observentces expériences, ainsi que les rapports del’école avec l’université.

6. REMARQUES POUR CONCLURE

Il ressort de cette recherche qu’une concep-tualisation du temps est un instrument utilepour la recherche des représentations dutemps historique chez des enseignants en for-mation. Les résultats de l’enquête indiquentqu’il faut connaître les représentations desfuturs professeurs pour pouvoir déconstruireet reconstruire leurs propres structuresconceptuelles. Il semble qu’il conviendraitd’inclure dans le programme de formationdes maîtres un modèle de structure concep-tuelle du temps comme celui que nous avonsprésenté (ou, peut-être, un autre). Il convientaussi de reconnaître l’importance de la pra-tique de l’enseignement de l’histoire et, dansce cas, de l’enseignement du temps historique.

Il s’agit encore de lancer un débat sur la stra-tégie d’enseignement du temps historique àl’école qui devrait comprendre un modèle desavoir scientifique et scolaire sur le temps.L’une des questions que nous devrions nousposer tient alors au fait que les recherches par-viennent mal à être prises en compte dans

l’enseignement de l’histoire (Wilson, 2001). Ilest pourtant évident que la recherche sur letemps historique devrait avoir des retombéessur la pratique de l’enseignement de l’histoireà l’école ; ce qui, d’ailleurs, doit être notreobjectif.

Il faut donc ouvrir de nouvelles perspectives derecherche à l’école et poser de nouvelles ques-tions. Par exemple, que devrions-nous ensei-gner à propos du temps à chaque niveau deformation? Quelles relations peut-on observerentre la construction du temps à partir de lascience et celle de la temporalité humaine? Sil’on suit les recherches centrées sur l’apprentis-sage du temps historique dans une perspectivegénérale, il faudrait aussi définir le savoir àenseigner, par exemple autour des qualitésdu temps, de la continuité temporelle, duchangement, du temps comme pouvoir, del’importance des représentations de l’avenirou de la question de savoir si la consciencehistorique est une conscience temporelle. Ilreste ainsi, heureusement, de nombreusesquestions sans réponses.

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Le cartable de Clio, n° 6 – Quelques observations sur un parcours d’histoire mondiale – 91-97 91

PRÉAMBULE

Un groupe d’enseignants (Paola Cazzola, Sil-vana Fattori, Laura Fenoglio, Chiara Ferraresi,avec la collaboration du professeur Gian LuigiOrsoni) s’est réuni en juillet 2004 et 2005, à lademande du groupe de recherche sur l’his-toire mondiale, pour élaborer une brèveréflexion sur son expérience relative à un par-cours d’histoire mondiale, avec principale-ment deux objectifs :• remettre en ordre le travail accompli

jusque-là ;• offrir des éléments d’introduction à ceux

qui voudraient entreprendre un tel par-cours.

Précisons que ce projet s’inscrivait dans laproposition d’organisation quinquennale ducurriculum élaborée par le départementd’histoire du Lycée L. Ariosto. Il privilégie uneapproche historiographique surtout attentiveà l’histoire des civilisations humaines et à l’en-chevêtrement, dans les différents modèles, desphénomènes économiques, sociaux, culturelset institutionnels avec une référence constanteà leur position spatiale et temporelle.

D’une manière générale, l’option de l’histoiremondiale est justifiée par des arguments épis-témologiques (considérer le monde comme

sujet de l’action historique), didactiques (lanécessité de récupérer le savoir géographiquedans un curriculum qui a éliminé la géogra-phie) ou en rapport avec la réalité actuelle(l’importance de la dimension mondiale dansla société et la culture contemporaines).

L’histoire mondiale a la particularité deconsidérer le monde comme une dimension deréférence ; c’est pourquoi les enseignants quiont adhéré au projet ont adopté l’Atlante Sto-rico Geo Mondadori qui s’est révélé un indis-pensable instrument de travail dans lamesure où il n’adopte pas une perspectiveeuropéocentrée, mais distingue bien une par-tie à l’échelle mondiale d’autres parties àl’échelle régionale, dédiées aux grandes airesdu monde.

Ces «conseils pour l’utilisation» se proposentde souligner l’importance de l’approcheméthodologique présupposée de ce parcours,et d’offrir en même temps des indicationsconcrètes, issues de la pratique didactique.

1. UNITÉ DIDACTIVE INTRODUCTIVE

• Dans l’unité introductive, l’Atlante Storico(l’analyse peut aller jusqu’aux pages 14-17non comprises) est présenté aux élèves.

QUELQUES OBSERVATIONS SUR UN PARCOURS D’HISTOIRE MONDIALE(SUR DEUX ANS)

LYCÉE L. ARIOSTO, DÉPARTEMENT D’HISTOIRE, FERRARE, ITALIE

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• Il peut être aussi utile, pour introduire l’ac-tivité, de lire un texte d’Edgar Morin,«Enseigner l’identité terrestre» (dans Lessept savoirs de l’éducation nécessaires àl’éducation du futur, Paris, Seuil, 2000).

• On introduit également des dimensionsessentielles de l’étude historique commel’espace, le temps et les indicateurs : rap-port à l’environnement, économie, société,culture, politique.

2. LA PRÉHISTOIRE : LE PEUPLEMENTDE LA TERRE ET LES SOCIÉTÉSPRIMITIVES

Il s’agit d’abord de clarifier les aspects quicaractérisent la nouvelle perspective :

• Pour cette thématique qui est traditionnel-lement considérée comme introductive(pré-histoire), notre programme consacredeux unités : la première, sur Le paléoli-thique, diffusion de l’espèce humaine et peu-plement de la planète par l’Homo sapiens ; laseconde, sur La Révolution néolithique et sadiffusion, sociétés simples. Pour cettepériode de très longue durée, les caractèresde notre espèce se structurent en relationavec l’environnement et des formes d’or-ganisation sociale et culturelle s’introdui-sent de manière persistante. Les premièresformes d’organisation sociale, lesditessociétés simples, sont ainsi examinées, ense référant aux sociétés villageoises.

• Le rapport entre groupes humains et envi-ronnement prend toute son importanceavec l’introduction de mots-clés commeniche écologique / migration humaine /échange (Antonio Brusa, Le storie del

mondo, Milan, Bruno Mondadori, pp. 34-37 ; Dizionario di Biologia, Turin, UTETpour «niche écologique» et «migrationshumaines»).

• Il est par ailleurs fondamental de fairecomprendre le concept d’échelle tempo-relle, en référence avec l’ample développe-ment temporel de la préhistoire. Il est sug-géré de travailler sur la ligne du temps à lapage 12 de l’Atlante Storico ou avec desexercices graphiques.

• On attribue enfin une importance particu-lière au processus de néolithisation propre-ment dit, que l’on peut considérer, avec larévolution industrielle, comme un élémentessentiel de toute macropériodisation.

La néolithisation introduit en fait quelquesconcepts de base :– En relation avec le rapport homme /

environnement : la domestication deplantes et d’animaux (agriculture et éle-vage) qui est à l’origine de l’économie deproduction et de la division du travail.

– En relation avec la société : l’organisa-tion du village et la sédentarisation quioppose nomades et sédentaires en pré-supposant des phases de progression(semi-nomades, semi-sédentaires) sou-lignent le problème des relations entregroupes sociaux (échanges / conflit /intégration/mélange).

– Le processus concerne autant la dimen-sion temporelle que spatiale, ce qui rela-tivise la périodisation traditionnelle.

• Au cours de l’unité didactique, on introduitdivers systèmes d’organisation économiqueque l’on peut ramener à trois types fonda-mentaux: celui des chasseurs/cueilleurs,

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remontant au Paléolithique et persistant ;celui des agriculteurs sédentaires et celuides éleveurs.

– Consulter les cartes des pages 18-21 del’Atlante Storico qui décrivent la diffu-sion du processus de néolithisation etconsidèrent les produits des différentesaires géographiques en introduisant lethème de l’échange (Antonio Brusa, op.cit., les chapitres sur la civilisation dublé, du riz, du maïs).

– Consulter les cartes des pages 22-23 del’Atlante Storico pour situer dans l’es-pace-monde les formes d’organisationessentielles qui ont été mises en évidence.

3. LES SOCIÉTÉS COMPLEXES :DES CITÉS-ÉTATS AUX EMPIRES

Cet ample module est conçu en prenant lasociété comme critère organisateur : il s’agitde suivre le processus d’organisation desgroupes humains dans des sociétés structu-rées d’une manière toujours plus complexe ethiérarchisée.

3.1. Des sociétés simples aux sociétéscomplexes : organisation urbaine etempires

• Cette unité didactique affronte un tournantfondamental dans l’histoire humaine :«L’un des tournants les plus significatifs aucours de l’histoire humaine est sans douteconstitué par la phase de transition transfor-mant la société de type préhistorique ensociété de type historique au sens plein. Latransmission a été et reste diversement iden-tifiée comme: une «révolution urbaine», par

ceux qui considèrent d’abord ce qui concernel’habitat ; une émergence de l’« Étatarchaïque» par ceux qui mettent l’accent surles aspects socio-politiques ; l’«origine de lacomplexité » par ceux qui privilégient lastructure socio-économique (stratificationsociale, spécialisation du travail) ; et encore le«début de l’histoire» tout court par ceux quimettent en évidence les débuts de l’écriturecomme l’issue significative de tout le proces-sus et un inégalable instrument de connais-sance des sociétés du passé. Sans négligerl’importance des implications idéologiques ethistoriographiques dans le choix de l’une oul’autre de ces définitions, il est évident qu’ils’agit là de différentes manières de désignerun même processus, aux multiples facettes ettrès envahissant, qui change de fond encomble l’organisation des sociétés humaines»(Mario Liverani, Uruk, la prima città,Roma-Bari, Laterza, 1998).

Dans la perspective didactique que nousavons choisie, tous ces aspects devraient êtrepris en considération.

• Mais qu’entend-on par cité ? Nous nousréférons à la définition de Mario Liverani(L’origine delle città, Rome, Editori Riuniti,1986) : «Les caractères particuliers de la citésont principalement la complexité de l’orga-nisation et sa concentration spatiale ». Cequi nous permet de clarifier la nature de lacité antique en évitant de lui attribuer desimages et des concepts du présent.

Sur le plan de la description des phénomènes,il est utile de comparer les cartes de l’AtlanteStorico qui portent sur le Néolithique et sur laRévolution urbaine. On peut ainsi observerque ce dernier phénomène démarre dans deszones où le Néolithique est avancé : il s’agit

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importance dans l’étape historique sui-vante, il est important de clarifier cettenotion d’État de manière approfondie, enrelation avec ces divers exemples et lesmodes d’organisation qui les caractérisent.

• Un dernier aspect important concerne lesrapports entre nomades et sédentaires,qui connaissent un nouveau développe-ment lors de cette phase. Il ne s’agit pastant d’en donner une vision systématique,d’autant plus que les catégories tradition-nelles, comme celle des Indoeuropéens,sont en discussion, mais plutôt de releverla présence significative des nomades surdes espaces bien plus étendus et desexemples de sédentarisation de peuplesnomades (Hittites, Hébreux, Doriens…).

Ces observations, rendues possibles par lesinformations de l’Atlante Storico, nous per-mettent d’éviter la tradition des manuels quiprésente les migrations / invasions commeun phénomène isolé et brutal.

3.2. La diffusion du modèle urbain en Méditerranée (du XIIe au IVe siècle av. J.-C.) : les cités-états phéniciennes,étrusques et les polis grecques.Le processus de colonisation

• Le titre met en évidence la perspectivechoisie. Il s’agit surtout de souligner com-bien le phénomène urbain s’étend progres-sivement des côtes de la Méditerranéeorientale verse les côtes occidentales. Onintroduit ainsi la dimension régionale dela Méditerranée, ses caractéristiques natu-relles et économiques axées sur leséchanges. Dans cette unité didactique, ondevra considérer les analogies et les diffé-

d’espaces réduits dans une bande à climatchaud tempéré, au Nord du Tropique duCancer, dont le centre est représenté par lacivilisation dite du Croissant fertile ; unedeuxième aire est représentée par la vallée del’Indus, où se développe la cité urbaine deHarappa, qui s’interrompt à la fin du IIe mil-lénaire (Atlante Storico, p. 240) ; une troisièmeaire est la chinoise, qui connaît un processusd’urbanisation plus lent à partir de 1800avant J.-C. L’enquête peut être étendue enconsidérant aussi la zone méso-américaine etandine (à partir du Xe siècle), ainsi quel’Afrique subsaharienne.

Dans les autres zones du monde, les formesd’organisation précédentes demeurent ; lanéolithisation s’étend dans l’aire européenne(Atlante Storico, pp. 26-27).

• En ce qui concerne le rapport entre sociétéet environnement, on peut souligner quela révolution urbaine correspond enquelque sorte à la diffusion de « civilisa-tions hydrauliques» qui présupposent uneorganisation complexe et une anthropo-morphisation toujours plus marquée duterritoire.

• Dans cette unité didactique sont introduitsdes mots-clés relatifs aux institutions: parexemple, l’État, décliné sous les formes decité-état, d’empire, ce dernier étant définipar des institutions monarchiques, de l’ex-pansion territoriale, une pluralité ethnique,et surtout par le problème de maintenir deséléments très divers et tendanciellementcentrifuges dans une organisation unitaire.Quelques exemples comme les empiresakkadien, babylonien, assyrien, perse, peu-vent être ainsi décrits et comparés en seréférant aux indicateurs habituels. Vu son

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rences sociales, économiques, institution-nelles et culturelles des cités phéniciennes,grecques et étrusques par rapport aumodèle oriental.

• Dans ce cas, en suivant la programmationtraditionnelle, on donnera de l’espace àl’expérience de la polis grecque dont onmettra toutefois en évidence la brièveté etl’exceptionnalité, comme le montre histo-riquement l’affirmation de l’Empired’Alexandre à la fin du IVe siècle av. J.-C.

3.3. Les Empires macédonien, romain, chinois

Cette unité développe les exemples d’empiresdéjà introduits précédemment et, par le biaisde l’Atlante Storico, situe les Empires macédo-nien, romain et chinois dans l’espace euroa-siatique en considérant les échanges entreempires, le rapport nomades / sédentaires, ycompris en relation avec les différents modesd’occupation et d’organisation du territoire(espaces urbains, cultivés, forêts, steppes, etc.).

• L’Empire macédonien : de cet empire debrève durée, on peut mettre surtout en évi-dence l’importance économique et cultu-relle: elle crée les prémisses de la constitu-tion d’une vaste aire d’échanges et derencontres de cultures (orientale, grecque etindienne) qui perdurera à travers lesmonarchies hellénistiques (Peter N. Stearns,Atlante delle culture in movimento, Milan,Bruno Mondadori, 2005) et ultérieurementdans l’Empire des Parthes (Atlante Storico,pp. 38-39 et 40-41).

• L’Empire romain : dans la perspective del’histoire mondiale, l’histoire romaine seconcentre, pour cette unité didactique, sur

la phase de l’Empire (Ier et IIe siècles). Quel-ques aspects fondamentaux sont mis enévidence:– l’expansion territoriale soutenue par la

classe dirigeante et la « machine mili-taire» romaine (Atlante Storico, pp. 178-180) ;

– un système impérial centralisé, fondésur le droit (voir la question de lacitoyenneté), avec une bureaucratie peuimportante et une forte présence desclasses dirigeantes provinciales à qui estconfiée l’administration locale et donton admet la cooptation dans l’adminis-tration centrale ; défense active et pas-sive des confins (armée et limes) ;

– la dimension régionale méditerra-néenne, dans laquelle se développe unsystème économique intégré, fondéesur un réseau d’échanges urbains dontRome constitue le centre (possibilitééventuelle d’approfondissement dumodèle urbain impérial) ; développe-ment d’échanges internationaux :importations de biens dans lesquelsdominent les produits de luxe orientaux(Empire chinois) et les produits del’Afrique et de Nord (Atlante Storico,pp. 44-45) ;

– une société caractérisée par de fortes dif-férences (libres /esclaves ; honestiores /humiliores) et une mobilité significative;

– culture hellénistique; syncrétisme reli-gieux, ouvert aux cultes à mystères et leplus souvent tolérant à l’égard des reli-gions monothéistes qui se diffusent del’Orient (Atlante Storico, p. 48).

• L’Empire chinois (IIe siècle av. J.-C. – IIe siècle,dynasties Qin et Han) : il a été choisi deconsidérer quelques aspects de l’histoire decet Empire compte tenu de son importance

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tion avec les déplacements des nomades), lesrefondations.

Dans cette unité didactique, comme l’a sug-géré Teresa Rabitti, l’apport de l’Atlante Sto-rico peut être particulièrement efficace parcequ’il permet des opérations de comparaisonentre des cartes qui reproduisent desmoments successifs, ce qui aide à reproduirele processus de transformation politique.

Pour l’Europe, on peut se référer auxpages 46-47 et 180 (situation initiale) ; 58-59et 184 (situation finale) ; 50-53 et 182 (situa-tions intermédiaires) de l’Atlante Storico.

Pour cette unité didactique, il est en outreintéressant d’utiliser l’Atlas historique de l’Hu-manité, sous la direction de Jacques Bertin,Paris, la Martinière, 2004, dont les cartes (enparticulier aux pages 120-121, de l’an 200 àl’an 600), mettent en relief des aspects quirelient des processus observés en Orientcomme en Occident, confirmant ainsi l’op-portunité de la comparaison déjà engagéeprécédemment entre les Empires chinois etromain.

• Migrations de nomades ; les Empires romain et chinois entre crise et restructurations :– dimension eurasiatique des mouve-

ments migratoires des IIIe et Ve siècles àtravers les cartes de l’Atlante Storico.Leurs conséquences pour les deuxEmpires : la division politique et laconstitution de royaumes «barbares».la crise économique et institutionnelle ;

– les tentatives de réorganisation del’Empire romain entre la fin du IIIe etle IVe siècle ; la tétrarchie de Dioclé-tien ; l’Empire chrétien et « oriental »

et de sa durée dans l’histoire asiatique, ainsique de ses relations, dans la période consi-dérée, avec l’Empire romain. L’objectifpoursuivi consiste à inscrire la perspectivedans une dimension plus vaste (AtlanteStorico, pp. 259-261 pour la partie spéci-fique ; pp. 42-45 pour les rapports avecRome). On se concentrera sur les aspectssuivants:– dimension régionale : environnement et

mode de production; économie auto-suffisante avec des exportations versl’Empire romain, surtout à travers laroute de la soie ;

– une société fortement différenciée et unsystème institutionnel centralisé avecune bureaucratie très importante, classeprivilégiée dans la société. Défenseactive et passive des confins (armée etGrande Muraille). Politique fiscaleaccentuée ;

– le confucianisme comme religion impé-riale ; la diffusion d’une nouvelle reli-gion, par la route de la soie, en prove-nance de l’Inde: le bouddhisme (AtlanteStorico, p. 49) ;

– les espaces des nomades : les populationsau-delà des frontières des empires dansles hauts plateaux asiatiques: environne-ment, organisation sociale, culture,déplacements (Atlante Storico,pp.46-47).

4. LES EMPIRES ENTRE CRISES ET RESTRUCTURATIONS (IIIe-XIe SIÈCLE)

Ce module, qui se complétera en troisièmeannée en s’étendant jusqu’au XVe siècle, metencore une fois au centre de l’attention l’orga-nisation des empires, dont on observe lescrises, les restructurations (y compris en rela-

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de Constantin et Théodose ; la divisiondéfinitive de l’Empire ;

– la recomposition provisoire de l’Empirepar Justinien et la réunification contem-poraine de l’Empire chinois par l’actiondes dynasties Sui, puis Tang.

• La constitution de l’Empire islamique del’Océan Atlantique à l’Océan Indien (VIIe-Xe siècles) (Atlante Storico, pp. 44-45 pourl’Arabie pré-islamique; 54-57 et 226-227pour l’époque suivante) :– le Jihad et l’expansion territoriale. L’as-

pect institutionnel : le califat héréditaireet les dynasties Omeyyade et Abbasside.L’organisation interne. La fragmenta-tion politique du Xe siècle ;

– le système économique: modes de pro-duction et commerce international ;

– la culture : le caractère central de la reli-gion.

• L’Europe occidentale : la fragmentation poli-tique et le Saint-Empire romain (AtlanteStorico, pp. 58-59 ; 184-185). On mettraalors différents aspects en évidence:– la marginalité économique et géopoli-

tique de l’Europe occidentale ;– le caractère central du rôle de l’Église

catholique et la force de son organisa-tion (épiscopat, monachisme, etc.) ; ledéveloppement du pouvoir temporel ;

– l’origine du système féodal et la consti-tution du Saint-Empire carolingien etgermanique, dont les caractéristiquesde fragilité et de brève durée sont misesen évidence;

– les nouvelles ondes migratoires despeuples du Nord et de l’Est ; l’émer-gence d’un monde fortifié.

Traduction: Charles Heimberg

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L’actualité de l’histoire

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L’INVENTION DE LA TRADITION OU L’ANAMORPHOSE DE L’HISTOIRE AU XIXe SIÈCLE

PATRICK DE LEONARDIS, GYMNASE DE LA CITÉ, LAUSANNE

INVENTION DE LA TRADITION VERSUSLIEUX DE MÉMOIRE

La nation – dans son acception libérale, c’est-à-dire politique, et non pas ethnique – est unphénomène historique récent, tout au plusdate-t-il de deux siècles. L’historiographie quis’est attachée à en comprendre l’extensions’est considérablement étoffée il y a environvingt-cinq ans, et elle continue à susciter ledébat à l’heure où la mondialisation de l’éco-nomie, la chute des blocs antagonistes,l’émergence de nouveaux nationalismes néssur les décombres de l’empire soviétique oules affres du fondamentalisme religieux rem-plissent l’actualité internationale d’inquié-tantes perspectives. Sans même mentionnerl’impossible question israélo-palestinienne.

Au cours des années quatre-vingt, deux publi-cations, l’une britannique, l’autre française,ont marqué la communauté des historiens enproposant un renouvellement conceptuelradical : L’invention de la tradition et Les lieuxde mémoire.

L’invention de la tradition est un recueil d’ar-ticles publié par Eric Hobsbawm 1 et l’africa-niste Terence Ranger en 1983, suite à un sémi-naire organisé quelques années auparavant

par la revue d’histoire Past and Present.Contrairement à la plupart des actes de col-loque, dont l’impact se limite aux participantset à un public de lecteurs initiés, L’invention dela tradition rencontre un intérêt phénoménal,au point qu’il connaît non seulement unedouzaine de réimpressions en vingt ans, maisdes traductions dans bon nombre de langues,… sauf en français, jusqu’à cette année, où unpetit éditeur parisien, les Éditions Amsterdam,a enfin comblé cette lacune 2. S’il fallait trou-ver une explication à cette omission, on pour-rait avancer que l’historiographie françaiseétait justement focalisée, à l’époque, sur laparution des premières livraisons des Lieux demémoire, le grand œuvre de Pierre Nora 3 :sept volumes parus entre 1984 et 1992, prèsde cinq mille pages, une centaine de collabo-rateurs, cent trente-trois articles établissantune sorte d’inventaire patrimonial des lieuxsymboliques où s’incarne la mémoire collec-tive française (l’hymne national, le drapeautricolore, le nom des rues, le manuel scolaire,etc.) 4. Entreprise intéressante puisqu’elle a

Le cartable de Clio, n° 6 – L’invention de la tradition ou l’anamorphose de l’histoire au XIXe siècle – 101-110

1 Voir le compte rendu de sa captivante autobiographieà la fin du présent volume du Cartable de Clio.

2 Eric Hobsbawm & Terence Ranger (dir.), L’invention dela tradition, Paris, Éditions Amsterdam, 2006, 370 p.3 Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Galli-mard, 3 t., 7 vol., 1984-1992 ; réédité en 3 vol. dans lacollection Quarto du même éditeur en 1997.4 À l’instar du monde académique, la concurrence et lesenjeux de pouvoir existent aussi dans le champ historio-graphique. Pour mémoire, on rappellera la polémiqueentre Nora et Hobsbawm sur l’opportunité de traduireAges of Extremes : The Short Twentieth Century, 1914-1991, de l’historien britannique, paru en Angleterre en

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établi avec brio comment les mécanismesmémoriels se distinguent de l’épistémologiedes sciences historiques.

Bien que l’objectif semble voisin de celui de la«tradition inventée», l’approche, franco-cen-trée à l’envi, elle, a conduit inéluctablement àl’érection d’un monument historiographiquetout à la gloire du génie français. Aujourd’huiencore on discute la possibilité effective detransposer à d’autres situations nationalesl’apport des « lieux de mémoire». Ce qui n’estpas le cas du paradigme, étonnamment uni-versel, proposé par les historiens anglais dansL’invention de la tradition, dont la portée inva-lide précisément ce jeu de passe-passe entrehistoire et mémoire, quelle que soit la nature,symbolique, matérielle, fonctionnelle, du«lieu» où le binôme opère sa substitution; etdont la traduction plus de vingt ans aprèsl’édition originale prouve, avec le recul, qu’ilcorrespond à un concept opératoire pertinentet non à un bricolage théorique éphémère.

UNE CONTRIBUTION MAJEURE DEL’HISTORIOGRAPHIE BRITANNIQUE

Que désigne le concept de «tradition inven-tée»? Dans sa brève introduction, Hobsbawml’esquisse sans jargon ni métalangage: toutesles pratiques qui cherchent, rituellement ou

symboliquement, à établir une continuité avecle passé pour inculquer certaines valeurs ounormes de comportement, et dont la référencehistorique est en grande partie construite detoutes pièces, fictive, «inventée». C’est ce quicaractérise le «long XIXe siècle», marqué par lecontraste entre, d’une part, la modernité issuede nouveaux modes de production, des boule-versements sociaux, des révolutions poli-tiques, autrement dit par un changement desociété, et, d’autre part, les tentatives des élitesnationales de structurer certains aspects de lavie sociale en recréant une continuité avec unpassé, parfois révolu, ou tout au moins avec lalongue durée.

La problématique identitaire n’est pas au cœurdes préoccupations d’un chercheur qui reven-dique son cosmopolitisme. Hobsbawm voitdans le développement du capitalisme descontradictions riches de sens sur l’avenir ducapitalisme lui-même: sa capacité à intégrerdes éléments de tradition, alors que sa dyna-mique intrinsèque le contraint à les dépasser.Il postule qu’au XIXe siècle l’idéologie libérale,si novatrice et pourfendeuse des us et cou-tumes de l’Ancien Régime soit-elle, n’auraitpas réussi à établir des liens sociaux et d’auto-rité aussi efficients qu’elle l’aurait souhaité, lacontraignant ainsi à combler vides et hiatuspar l’invention de pratiques et de représenta-tions. Il catégorise ces traditions inventées entrois types se recoupant: celles qui établiraientou symboliseraient la cohésion sociale ou l’ap-partenance à des groupes ; celles qui établi-raient ou légitimeraient des institutions ou desrelations d’autorité et, enfin, celles qui servi-raient à inculquer des croyances, des valeurs,des codes de conduite sociabilisants 5.

1994 et considéré idéologiquement incorrect par l’histo-rien français et directeur de collection chez Gallimard.Rapidement traduit en 37 langues, dont le chinois, lejaponais, l’arabe, le russe, ce succès éditorial inouï devraattendre cinq ans avant que Le Monde Diplomatique etfinalement un éditeur belge, les Éditions Complexe, neproposent aux lecteurs francophones les quelque huitcents pages de L’Âge des extrêmes : le court XXe siècle,1914-1991, salué par la communauté des historiens et lacritique internationale comme un chef-d’œuvre de syn-thèse historique sur le « terrible » siècle, tout marxistequ’en soit l’appareil méthodologique.

5 Eric Hobsbawm, « Inventer des traditions », in EricHobsbawm & Terence Ranger (dir.), L’invention de latradition, op. cit., p. 20.

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Les différentes études de cas réunies dans cerecueil traitent essentiellement de réalités his-toriques anglo-saxonnes du XIXe siècle enmétropole, comme le progressif déploiementdes cérémonials royaux de la couronne bri-tannique, dans un contexte de concurrencenationaliste aiguë, et dans l’empire, avec l’ins-tauration de traditions coloniales réifiées enAfrique et en Inde. S’y trouvent égalementdeux articles aussi savoureux qu’érudits : l’unrévélant l’invention rocambolesque, dans lesHighlands, de la tradition du kilt aux tartansclaniques 6, avec la participation de Sir WalterScott et de sympathiques faussaires ; l’autreexposant comment la recréation de la tradi-tion du barde à la harpe triple dans un Pays deGalles souffrant du méthodisme britanniquea permis aux autochtones de réaffirmer, grâceaux étranges inflexions d’un idiome localcrypté pour les oreilles d’un non Gallois, leuridentité de joyeux lurons. Un chapitre conclu-sif substantiel, «Production de masse des tra-ditions et traditions productrices de masses :Europe, 1870-1914», laisse entrevoir combienle concept de «tradition inventée» est fécond etouvre des champs d’investigation riches etvariés à l’histoire contemporaine. Hobsbawm yexplore différents territoires culturels etsociaux marqués par le même phénomène :l’émergence des sports populaires, la statuairemonumentale des capitales, le mouvementouvrier et le 1er Mai, pour ne citer que quelquesproblématiques évoquées par l’auteur.

Dans d’autres contextes, on sait commentNapoléon III a élevé le personnage de Vercin-gétorix au rang de mythe national et com-ment l’école de Jules Ferry a fait ânonner à desgénérations d’élèves, même des colonies, le

célèbre «nos ancêtres les Gaulois», commentles découvertes de l’archéologie allemande enGrèce ont dopé chez le baron de Coubertinl’idée d’exhumer de l’Antiquité des Jeux olym-piques dits de «l’ère moderne», comment la«civilisation lacustre» a participé de l’imagi-naire régional pendant cent cinquante ans 7,comment le courant romantique a fabriquéun peu partout en Europe l’image gothique dusombre et brutal Moyen Âge. Cette liste,ouverte et déroutante, interpelle nécessaire-ment l’assurance de nos savoirs académiques8.

L’INVENTION DE LA TRADITION DANSL’HISTORIOGRAPHIE SUISSE

L’histoire de la Suisse n’échappe pas à l’inven-tion de la tradition, comme celle de tous lesÉtats nationaux qui ont trouvé leur formemoderne au XIXe siècle, quel que soit lerégime adopté d’ailleurs : monarchie, répu-blique centralisée ou État fédératif. Hobs-bawm aborde le cas helvétique en s’appuyantsur un historien suisse-alémanique, RudolfBraun, dont les travaux pionniers d’histoiresocio-économique avaient traité notamment,dans les années soixante déjà, l’instrumentali-saton patriotique du folklore et des traditionspopulaires (chant, lutte, tir, etc.)9. Braun estresté peu connu en terres romandes, jusqu’àce qu’un autre historien suisse-alémanique,mais enseignant l’histoire contemporaine à

6 Il s’agit de l’étoffe de laine à grands carreaux dediverses couleurs dont le dessin caractériserait un clanécossais particulier.

7 Marc-Antoine Kaeser, « Le « mythe lacustre » et laconstruction de la Suisse au XIXe siècle. Les archéo-logues et l’historiographie », Le cartable de Clio, n° 1,2001, pp. 21-27.8 Voir à ce propos l’article d’Antonio Brusa, « Un recueilde stéréotypes autour du Moyen Âge », Le cartable deClio, n° 4, 2004, pp. 119-129.9 Rudolf Braun, Sozialer und kultureller Wandel in einemländlichen Industriegebiet im 19. und 20. Jahrhundert,Zurich, Chronos Verlag, 1999 (1re éd. 1965), 368 p.

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l’Université de Lausanne, Hans Ulrich Jost, neprenne l’initiative de faire traduire l’un de sesouvrages 10. Cette filiation historiographiquecontingente entre Hobsbawm et Jost est déli-bérée. Les deux historiens partagent uneméthode qui embrasse les sujets à étudierdans des durées structurantes longues, et pra-tiquent la comparaison en jouant avec leséchelles temporelles et spatiales ; les deux croi-sent les ressources interdisciplinaires enconstruisant une histoire où les donnéessociales et matérielles éclairent l’histoire cul-turelle et politique ; les deux enfin sont deshistoriens engagés, au-delà d’une quelconqueappartenance, de près ou de loin, à un cou-rant historiographique marxisant, pour qui lacompréhension d’un présent toujours carac-térisé par les inégalités et la lutte des classes estbien l’enjeu de l’étude du passé.

La notoriété de Hans Ulrich Jost repose prin-cipalement sur ses contributions à l’historio-graphie de la Suisse pendant les années deguerre, et particulièrement sur les pagesimplacables qu’il a rédigées dans la Nouvellehistoire de la Suisse et des Suisses, où sonapproche innovante a entraîné une remise enquestion de la mythologie entourant la poli-tique de neutralité des autorités de l’époqueou celle du Réduit national 11 ; mais il fait aussipartie des quelques chercheurs de ce pays àavoir analysé, dès les années quatre-vingt, soiten parfaite synchronie avec les travauxd’Hobsbawm en la matière, le discours cultu-rel et esthétisant dont se pare l’État radicalvers la fin du XIXe siècle.

À l’occasion de son départ à la retraite l’annéedernière, un ouvrage 12 rassemblant une tren-taine de ses articles, la démarche est originale,lui a été dédié ; et leur (re)lecture tombe àpoint nommé pour illustrer la validité duconcept d’invention de la tradition dans l’his-toire contemporaine de la Suisse, même si Jostne s’y réfère pas explicitement. Dans ce flori-lège décapant l’orthodoxie officielle, relevons« Expositions nationales et autoreprésenta-tion de la nation », « L’État fédéral de 1848dans le contexte du long XIXe siècle», «Cri-tique historique du consensus helvétique »,«L’avenir à reculons. Les mythes éculés ont lavie dure», ou encore «Pour une histoire euro-péenne de la Suisse», dans lequel il démontrecombien un changement d’échelle de l’his-toire suisse est primordial pour quitter un dis-cours historiographique stéréotypé, « repré-sentatif d’une interprétation qui favorise uneobservation et un point de vue privilégiant lededans. Ainsi les mythes du Grütli et du Réduitnational ont investi l’histoire nationale, créantune grille de lecture fortement étriquée et sou-vent en contradiction profonde avec les analysesqui en font abstraction. Et si ces références, ditestraditionnelles, semblent inscrites depuis dessiècles dans l’histoire helvétique, il faut cepen-dant préciser qu’elles sont en grande partieissues de constructions propres aux XIXe etXXe siècles» 13.

Fondée sur une recherche documentaireconséquente et un examen rigoureux desdonnées contextuelles, l’activité profession-nelle de Jost ne s’est pas confinée aux seulsauditoires universitaires. Les médias audio-

10 Rudolf Braun, Le déclin de l’Ancien Régime en Suisse :un tableau de l’histoire économique et sociale au 18e siècle,Lausanne, Éditions d’en bas ; Paris, Éditions de la Mai-son des sciences de l’homme, 1988, 284 p.11 Hans Ulrich Jost, «Menace et repliement, 1914-1945»,in Jean-Claude Favez (dir.), Nouvelle histoire de la Suisseet des Suisses, Lausanne, Payot, t. 3, 1983, pp. 91-178.

12 À tire d’ailes. Contributions de Hans Ulrich Jost à unehistoire critique de la Suisse, Lausanne, Antipodes, 2005,611 p.13 Hans Ulrich Jost, « Pour une histoire européenne de laSuisse » in À tire d’ailes, op. cit., p. 514.

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visuels et la presse écrite n’ont pas cessé defaire appel à son expertise pour discuter nonseulement de l’actualité de l’histoire, maiségalement de celle du moment. Il ne s’agitdonc pas, ou plus, d’une historiographie «deniche », marginalisée par un establishmentpolitico-éditorial prompt à peindre en rougetoute tentative de penser différemment l’his-toire nationale. Et ils sont nombreux dansl’espace public ceux qui se sont chargés d’ali-menter la réflexion sur l’histoire suisse, enprolongeant ces perspectives, ou en s’inspi-rant tout au moins de la Nouvelle histoire de laSuisse et des Suisses.

L’INVENTION DE LA TRADITION DANSL’ACTUALITÉ ÉDITORIALE ROMANDE

Deux publications, probablement plus facilesd’accès que l’impressionnant volume formantle bilan historiographique du professeur lau-sannois, viennent de sortir de presse pour enattester l’influence.

* * *

Commençons par l’essai discutable, au sens de«qui mérite d’être discuté», d’un jeune polito-logue neuchâtelois, Antoine Chollet, La Suisse,nation fêlée 14, qui rappelle quelque part letableau sans complaisance du modèle helvé-tique qu’une sociologie politique incisive avaitbrossé pendant les années soixante-dix15. À ladifférence près que la démonstration privilégie

ici une réflexion indispensable sur la construc-tion historiographique de l’histoire nationale,qu’on ne suivra peut-être pas forcément danstous ses détours argumentaires. Réfutant l’idéed’une histoire suisse en constitution avant1848, l’auteur tire parfois des enseignementsrésolument sujets à caution, ne serait-ce quepour des raisons liées à l’établissement de laconnaissance historique: «La Suisse n’est pas«un miracle», comme le pensait par exempleDenis de Rougemont, mais une succession dehasards » 16, et introduit des distinctions, ànotre avis purement formelles et rhétoriques,n’apportant que peu de valeur ajoutée à laqualité indéniable de ses considérations:«Plutôt que d’«histoire suisse», il faudrait par-ler de trajectoire historique, afin de récuser laprétendue cohérence d’une histoire limitée pardes frontières territoriales précises, et fixéesrétrospectivement.L’« histoire suisse » n’existe pas, elle ne peutconstituer valablement une discipline, mais laconstitution de cette «histoire suisse» forme enrevanche, elle, un fort bel objet d’étude histo-rique. Il faudra donc évoquer la constructiond’une histoire nationale à partir du milieu duXVIIIe siècle, avec ses attributs habituels cher-chant à naturaliser le développement historiqueparticulier de ces communautés qui formentdepuis cent cinquante ans la Suisse» 17.

Mais laissons de côté ces quelques divergencesrelevant davantage de la philosophie de l’his-toire que d’un désaccord sur le diagnostic.Chollet expose avec clairvoyance qu’il n’y aaucune continuité politique dans l’histoiresuisse de ces sept derniers siècles. L’agrégatque constituent les territoires de l’ancienCorps helvétique connaît jusqu’en 1848 une

14 Antoine Chollet, La Suisse, nation fêlée. Essai sur lenationalisme helvétique, Sainte-Croix/Pontarlier, LesPresses du Belvédère, 2006, 179 p.15 Nous faisons allusion aux ouvrages de Jean Ziegler,Une Suisse au-dessus de tout soupçon et de François Mas-nata et Claire Rubattel, Le Pouvoir suisse, séductiondémocratique et répression suave, parus respectivementen 1975 et 1978.

16 Antoine Chollet, La Suisse, une nation fêlée, op. cit.,p. 96.17 Ibid., p. 86.

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histoire chaotique, marquée par de multiplesruptures et beaucoup de violence, dont l’exis-tence est conditionnée non seulement parl’étranger, mais également par des évolutionssociales et économiques que l’on ne peutappréhender qu’en changeant d’échelle ; c’est-à-dire en quittant une approche strictementspécifique et exclusive de l’histoire suisse, eten envisageant celle-ci à l’échelle continentaleet dans des durées structurantes plus com-plexes. Que les classes dirigeantes duXIXe siècle aient choisi de fonder l’histoirenationale à partir d’un pacte auquel plus per-sonne n’a fait référence du Bas Moyen Âge auXVIIIe siècle, en y associant une légende,Guillaume Tell, et la mythologie du Grütli,puis en ordonnant tout un fatras d’épisodesplus ou moins glorieux, de Sempach et Mor-garten à Marignan, agrémenté de figures plusmagnifiques les unes que les autres, commeWinkelried ou Nicolas de Flue, tout cela relèvedu cortège continu de traditions inventéespropre à l’histoire que les États-nationsmodernes se sont aménagés afin de légitimerleur existence dans la durée.

Ouvrons une parenthèse farfelue et posonsune hypothèse : si ce magnifique pacte datédu début du mois d’août 1291, redécouvert àStans au milieu du XVIIIe siècle, avait subi lesvicissitudes du temps, à savoir, comme bonnombre de manuscrits médiévaux, lesoutrages de l’humidité, des rats ou de l’in-cendie, au point de rendre le texte difficile-ment lisible dans son entier, lui aurait-onaccordé autant d’importance historiogra-phique? L’état de conservation exceptionneldu document, la plastique de l’objet, n’a-t-ilpas surdéterminé le contenu et induit lechoix d’entériner une première fête nationalele 1er août 1891 ? Refermons prestement laparenthèse : la dynamique créative de l’inven-

tion de la tradition n’a que faire du hasard etdes contingences de l’archivistique.

Plus sérieusement, la critique des mythes fon-dateurs à laquelle s’emploie l’auteur de LaSuisse, une nation fêlée n’a pas l’ambition derenouveler une analyse effectuée depuisquelques décennies déjà par différents histo-riens, parmi lesquels d’ailleurs figure CharlesHeimberg 18, le coordinateur du Cartable deClio. Elle a en revanche le mérite de rappelerque le discours nationaliste suisse du débutdu XXIe siècle se nourrit toujours de la mêmefiction.

* * *

La Suisse à contre-poil, du journaliste et his-torien Gérard Delaloye, a également retenunotre attention ; il reprend les meilleursbillets livrés pendant une dizaine d’années àtrois périodiques romands, Le NouveauQuotidien, Le Temps et L’Hebdo 19. Ces dia-tribes corrosives sur l’histoire nationale,publiées entre 1994 et 2003, sont bien sûr tri-butaires de l’actualité de l’époque, qu’ellesoit éditoriale ou politique ; le lecteur estainsi replongé dans le contexte de l’affairedes fonds en déshérence, des commémora-tions de 1998 ou de l’Acte de Médiation.Contrairement à l’historien qui a besoin detemps pour élaborer sa réflexion, l’écriturejournalistique est soumise à l’urgence desdélais d’impression, à l’espace rédactionnelcalibré, à l’humeur du jour ; ce qui expliquele côté inégal et fatalement peu abouti decertains articles. Mais là n’est pas la question.

18 Charles Heimberg, Un étrange anniversaire ou le cen-tenaire du premier août, Genève, Éditions Que faire ?,1990, 109 p.19 Gérard Delaloye, La Suisse à contre-poil, Lausanne,Antipodes, 2006, 174 p.

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En multipliant les commentaires éclairantssur les mythes tenaces de l’histoire suissecontemporaine 20, en se faisant le porte-voixde recherches difficilement accessibles auxprofanes, Delaloye a aidé les lecteurs de lapresse à grand tirage à se faire une opinionsur des thématiques historiques d’impor-tance, comme les circonstances de la créationde l’État fédéral, l’attitude des autorités hel-vétiques ou des banques pendant la périodenazie, les pratiques de neutralité à géométrievariable, mais également sur des sujets d’his-toire cantonale, beaucoup moins anecdo-tiques qu’il n’y paraît, comme « Le baroudd’honneur des Ormonans attachés à la vieilleSuisse » ou « Le mystère Davel et les Vau-dois », qui évoque l’équipée avortée d’unséditieux solitaire d’Ancien Régime, élevépar les élites vaudoises du XIXe siècle au rangde Che Guevara local. Un cas d’école d’in-vention de la tradition.

Le titre frondeur de ce livre, La Suisse à contre-poil, rend compte de la dose nécessaire depolémique qui sied à tout bon éditorialiste ;mais il ne doit pas occulter l’immense travaild’information qu’il atteste. Il serait en outretout aussi absurde de disqualifier cesapproches parce qu’on les associe à un cou-rant, prétendument idéologique, dit « cri-tique» de l’historiographie. L’histoire, le pré-ciser est une tautologie, est a fortiori«critique», sinon elle perdrait la place prédo-minante qu’elle occupe au sein des scienceshumaines, pour tomber dans le travers de lachronique des temps anciens, le pendant litté-raire de l’étude de la chronologie.

ET L’INVENTION DE LA TRADITIONDANS L’HISTOIRE SCOLAIRE ?

Si l’historiographie universitaire et la pressegénéraliste n’ont pas manqué d’interrogerl’histoire moderne et contemporaine par lebiais de « l’invention de la tradition », qu’enest-il des pratiques d’enseignement de l’his-toire à l’école, ce lieu privilégié de transmis-sion et de partage de la connaissance dupassé dans l’espace public ? Dans quellemesure sommes-nous des agents ou despourfendeurs de la tradition inventée ?Autrement dit, quelle est notre part de res-ponsabilité face aux mécanismes d’inventionde la tradition ? Selon Hobsbawm, « tous leshistoriens, quels que soient leurs objectifs, sontaussi engagés dans ce processus dès lors qu’ilscontribuent, consciemment ou non, à la créa-tion, au démantèlement et à la reconstructiond’images du passé qui n’appartiennent pas seu-lement à l’univers de l’investigation spécialiséemais aussi à la sphère publique de l’homme entant qu’être politique. Ils devraient être égale-ment conscients de cette dimension de leuractivité» 21.

L’histoire scolaire est directement interpelléepar cette observation. L’enseignant n’entre-tient généralement pas un contact étroit avecla recherche scientifique; les programmes etles moyens d’enseignement sont du ressortdes autorités politiques ; la représentationsociale du passé sourd derrière chaque parentd’élève. Toutes les conditions semblentréunies pour que ces contraintes agissent enferment de la tradition et empêchent lesmieux disposés d’entre nous d’oser l’innova-tion, qu’elle soit pédagogique, didactique ou

20 Cf. notamment un article remarquable de synthèseparu dans L’Hebdo du 14 août 2003 : « Inventer l’his-toire », in La Suisse à contre-poil, op. cit. pp. 141-145.

21 Eric Hobsbawm, « Inventer des traditions », in EricHobsbawm & Terence Ranger (dir.), L’invention de latradition, op. cit., p. 24.

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simplement une adaptation à l’évolution duchamp des sciences humaines.

Pourtant il n’est qu’à ouvrir pêle-mêle les der-niers plans d’études cantonaux en date et exa-miner les intentions des programmes d’his-toire genevois, vaudois, le futur plan d’étudescadre romand (PECARO), ou encore le pland’études cadre pour les écoles de maturité(PEC-MAT); on y déduira aisément que lesfondements de l’histoire enseignée et les com-pétences que celle-ci est censée développernous invitent à explorer les arcanes des tradi-tions inventées : analyse critique des docu-ments, diversité des échelles temporelles,identification des mythes de l’histoire, dis-tinction entre histoire, mémoire et leursusages publics, etc. Alors?

L’empêchement est autre; l’orientation chro-nologique des programmes conditionne lesenseignants et les élèves à faire défiler le tempsdans une logique linéaire et inévitablementcausale ; en outre, elle fige l’ordonnance dessujets et des thèmes à aborder, faisant fi desquestions vives des élèves, de l’actualité poli-tique et de la société ou de n’importe quel pro-jet qui pourrait conférer du sens aux activitésdes leçons d’histoire. Il n’y a aucune justifica-tion, si ce n’est celle de confiner l’histoire sco-laire à n’esquisser qu’un grand panorama glo-bal et chronologique, pour cantonner l’étudedu Moyen Âge aux élèves de 12 ou 13 ans, lesRévolutions nationales l’année suivante et lesguerres du XXe siècle en fin de scolarité. Àmoins qu’il ne s’agisse d’un obstacle concep-tuel, le sens commun qui soutient l’objectivitéd’un temps liquide, s’écoulant dans une seuledirection, avec parfois quelques accélérations,inexorablement. Les manuels d’histoire géné-rale ne sont que l’entrave supplémentaire ren-forçant cette perception de linéarité.

La construction des objets historiques et leurinteraction avec notre maintenant d’individusocial devraient nous amener cependant àchanger en permanence d’échelle temporelleet à effectuer des va-et-vient continuels entrele passé et le présent, sans quoi l’histoireenseignée risque l’inertie, en rendant statiqueaussi bien l’événementiel que le contextuel, lesruptures que les permanences 22, avec le corol-laire de conduire à une impasse, celle de per-pétuer, à notre insu, le processus d’« inventionde la tradition».

Certes, nous ne sommes probablement plus àune époque où les élèves apprennent commeun véritable catéchisme les exploits héroïquesde « nos ancêtres les Waldstätten », mais lavulgate d’une histoire vieille de sept siècles,frappée du sceau providentiel de l’indépen-dance armée et de la neutralité, reste malgrétout prégnante. Il suffit de sonder, en fin deformation scolaire, les représentations de nosélèves sur leur rapport à l’histoire suisse pourconstater qu’ils connaissent mieux les événe-ments médiévaux que ce qui a entouré lacréation de l’État moderne au XIXe siècle, lepacte de 1291 que la première Constitutionde 1848, Winkelried et Tell que Druey, Sem-pach et Morgarten que le Sonderbund.Quant à la neutralité, elle prend la premièreplace au hit-parade des raisons qui ont per-mis à la Suisse de ne pas subir l’invasionnazie.

Qu’on ne se méprenne pas sur nos propos : ilsn’impliquent pas de remplacer complaisam-

22 Le dossier de ce numéro du Cartable de Clio réunit denombreuses contributions autour de la problématiquedes échelles de l’histoire et des temporalités multiples.Nous renvoyons donc le lecteur aux développementsproposés notamment par François Audigier, CharlesHeimberg et Antoni Santisteban Fernandez.

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ment une version dite « traditionnelle » del’histoire par une nouvelle variante, plus enphase avec l’actualité historiographique ou lecontexte socio-politique du moment, maisbien de donner aux élèves les moyens de com-prendre hic et nunc le pays dans lequel ilsvivent et les enjeux de son histoire nationale.Ainsi reste-t-il tout à fait légitime d’aborderl’histoire des origines lointaines de la Confé-dération, avec ses paramètres usuels, leGothard, le droit d’immédiateté, les diversesalliances contractées, etc. Mais il est tout aussiimportant d’induire par là-même deux ques-tions afférentes au concept d’invention de latradition: depuis quand tel pacte est-il consi-déré comme l’élément fondateur de la Confé-dération, et pourquoi. Il n’en va pas différem-ment avec les débats touchant à l’histoire de laneutralité ou de la Suisse pendant la SecondeGuerre mondiale.

On ne peut en conséquence que s’inquiéterdes pressions persistantes que l’histoire sco-laire subit chaque fois qu’apparaît une timidetentative d’ouvrir les élèves aux débats del’historiographie actuelle. À témoin le tollégénéral qu’a provoqué, dans les milieux poli-tiques et éditoriaux de la droite nationalistealémanique, la récente publication par le can-ton de Zurich d’un ouvrage, facultatif (!), des-tiné à l’enseignement gymnasial : Regarder etquestionner. La Suisse à l’époque du national-socialisme à la lumière des questions actuelles 23.Son tort? Présenter des éléments documentéspar le Rapport Bergier. Le manuel, très clas-sique dans sa conception, ne ressemble enrien pourtant à un réquisitoire. Mais il est vraiqu’il n’évacue pas la controverse publique que

suscite, depuis vingt-cinq ans, l’histoire de laSuisse pendant la Deuxième Guerre mon-diale, soit depuis la parution de la Nouvellehistoire de la Suisse et des Suisses.

Il serait toutefois naïf de croire que seule cettepériode de l’histoire du pays reste taboue auxyeux des thuriféraires du passé glorieux etimmaculé de la Suisse. Parmi les censeurs lesplus virulents du manuel, l’historien etConseiller national UDC Christoph Mörgeli,un des principaux idéologues du parti, reven-dique sans sourcilier la version mythologiqueet légendaire de l’histoire suisse, celle qu’ilconvient, selon lui, de répandre par le biais del’école, tout en spécifiant, ne chinoisons passur les paradoxes, sa nature doctrinaire :« Bien sûr, il existe un mythe étatique de laSuisse. Mais il est très fertile. Nous avonsquelques-uns des meilleurs mythes du monde.Par exemple Guillaume Tell, le meurtrier destyrans, le solitaire, qui se fait embarquer contresa volonté dans des questions politiques. Oubien le serment du Grütli, le symbole d’un actede solidarité de régions de la Suisse primitivequi s’engagent à ne pas vivre au crochet desautres. Il ne faut pas affirmer que tout s’estpassé comme on le raconte dans la légende.Mais je pense qu’il y a souvent plus de véritédans une vieille légende que dans L’Hebdo de lasemaine précédente.» 24

Les élites nationales qui ont inventé la tradi-tion de 1291 au XIXe siècle n’auraient pas ditmieux et, en ce début du XXIe siècle, les gar-diens du temple de la tradition inventéeveillent au grain.

23 Barbara Bonhage, Peter Gautschi & al., Hinschauenund Nachfragen. Die Schweiz und die Zeit des National-sozialismus im Licht aktueller Fragen, Zurich, Lehrmittel-verlag des Kantons Zürich, 2006, 152 p.

24 Cf. l’interview de Christoph Mörgeli parue sous letitre de «La Suisse a besoin de ses mythes» dans L’Hebdon° 30 du 27 juillet 2006, disponible en ligne sur le siteInternet du journal.

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Hobsbawm donne l’antidote au vertige decette histoire sanctuaire. Si le conceptd’« invention de la tradition » permet de sepencher de manière très stimulante sur lesconformations des sociétés nationalesmodernes depuis leur essor au cours des révo-lutions industrielles et politiques du « longXIXe siècle», il engage également à examinerla relation que nous entretenons avec le passé,puisque l’invention de toute tradition sup-pose une utilisation par défaut de l’histoirecomme instance légitimatrice, au serviced’une philosophie, d’une idéologie ou d’undiscours politique.

En nous rendant attentifs à cette sorte d’ana-morphose de l’histoire nationale que leXIXe siècle a opérée, L’invention de la traditionnous invite à comprendre le jeu du miroirdéformant, afin d’identifier le modèle altéré ets’interroger sur la forme originale plausible.Et la démarche ne coule pas de source. Com-bien de nos conceptions historiques restentencore et toujours tributaires du prisme dix-neuviémiste ? Combien de nos dispositifsdidactiques ne reposent que sur la transposi-tion de traditions inventées? Combien de nospratiques pédagogiques dérivent en définitived’une réflexion historiographique et épisté-mologique? À chacun d’y répondre.

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Cet article est issu d’une recherche sur lesmusées d’histoire 1 et d’une intervention dansle groupe de réflexion sur la création d’uneMaison de la Mémoire à Genève 2. Un tel pro-jet, soutenu par des professionnels de l’his-toire, revient à mettre en forme une certainemémoire dans l’espace public et mérite d’en-gager une réflexion plus large sur ses enjeux.La première question qui surgit consiste à sedemander pourquoi, dans ce contexte, faut-ilutiliser les notions de mémoire et d’histoire?De quel instrument théorique dispose-t-onafin d’articuler les rapports entre passé et pré-sent? Cet instrument permet-il vraiment dedécrypter les constructions mémorielles lesplus complexes tels les musées historiques ?

1. MÉMOIRE ET HISTOIRE:ENTRE PASSION ET RAISON

Pour comprendre les liens entre histoire etmémoire, il convient de se pencher sur les dif-férentes acceptions dont elles font l’objet, ainsique sur les relations complexes qu’elles entre-tiennent. En histoire et en sciences sociales, les

approches sur la mémoire sont désormaisnombreuses et foisonnantes. Toutefois, depuisun siècle, on peut considérer que ce champd’étude s’est progressivement structuré autourde trois vagues de pensée successives.

Une première étape dans la construction de cechamp se situe dans la première moitié duXXe siècle et mobilise de manière concomi-tante des sociologues et des historiens. Defaçon inattendue, les travaux fondateurs sontle fait de sociologues qui tentent de différen-cier le collectif de l’individuel 3. De leur côté,les historiens s’évertuent à fixer la différenceentre histoire et mémoire 4. La notion n’appa-raît finalement que lorsque l’idée d’unescience historique fait son chemin et qu’il vafalloir la définir en l’opposant. L’histoire posi-tiviste, pour construire une science, devait sedémarquer de la mémoire d’abord en l’igno-rant, puis en la distinguant.

Dans un second temps, la mémoire, d’abordconsidérée comme suspecte, semble prendre le

LES MUSÉES : UNE CONSTRUCTION IDENTITAIRE ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE

ISABELLE BENOIT, TEMPORA – CONCEPTEUR MUSÉE DE L’EUROPE, BRUXELLES

Le cartable de Clio, n° 6 – Les musées : une construction identitaire entre histoire et mémoire – 113-121

1 Isabelle Benoit, Politique de mémoire : les musées d’his-toire français et allemands 1945-1995, thèse de doctorat,Institut Universitaire Européen de Florence, 2001 et Ins-titut d’Etudes Politiques de Grenoble, 2002, sous ladirection de Michael G. Müller & Olivier Ihl, 1021 p.+ annexes.2 Présentation devant le groupe de réflexion sur le projetle 30 avril 2006.

1 Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire,Paris, PUF, 1952. Voir également, du même, La mémoirecollective, Paris, PUF, 1950.4 Pierre Nora, «Histoire et mémoire», in Roger Chartier &Jacques Le Goff (dir.), La nouvelle Histoire, Paris, Retz-CEPL, 1978, pp. 398-401. Pierre Nora, « Introduction.Entre histoire et mémoire», in Les lieux de mémoire, pré-sentation du volume La République, Paris, Gallimard, 1984.Jacques Revel, «La mémoire collective», in Histoire de laFrance, Paris, Seuil, tome IV, 1993.

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pas sur la science. Certains auteurs poussentle trait jusqu’à ne plus considérer autre choseque la mémoire 5 : l’histoire ne serait finale-ment qu’une mémoire savante autant dépen-dante de la mémoire collective que les autresvecteurs de transmission. «Il n’y a pas de faitspassés dont la connaissance – comme le souve-nir – ne soit déterminée par le présent, par lefutur, en un mot par le projet de l’individu oudu groupe. La critique du positivisme en his-toire aboutit ainsi à une forme de perspecti-visme et à la conscience que tout discours sur lepassé est interprétation de celui-ci » 6. Cettevision extrême est susceptible de choquernombre d’historiens qui ne seraient finale-ment que les acteurs savants de la mémoire.Cela signifierait que les recherches historiquesne sont que des interprétations liées auxconditions présentes de l’historien qui lesproduit et au projet identitaire du groupedont il est issu. Elles seraient donc périssableset inutilisables par les générations futures.Pour illustrer cette approche, il est possible dese livrer à un exercice simple : relire lesouvrages historiques d’une époque antérieureen se demandant s’ils apportent les réponsesaux questions de nos contemporains. Un livred’histoire de la fin du XIXe siècle est-il aujour-d’hui d’une si grande aide pour comprendre,

par exemple, le Moyen Âge? À la lecture, untel ouvrage paraîtra très rapidement désuet etsera finalement parcouru avec condescen-dance ou même une certaine ironie. Il restealors deux choses fondamentales : un certainsocle de connaissances permettant au savoirde progresser et la fameuse méthode histo-rique consistant à croiser et vérifier les don-nées. Pourtant, ce qui compte pour l’historiend’aujourd’hui c’est finalement de connaîtrel’interprétation de son homologue d’antanafin qu’il puisse s’en démarquer. Penser l’his-toire comme dimension académique de lamémoire présente toutefois un double risque.D’une part, cette vision ébranle le socle théo-rique risquant de rendre impossible tout dis-cours historique. À force de déconstruire,l’historien est en position de ne plus rienconstruire. La perspective d’une sociétédépourvue d’historien serait encore pluseffrayante. D’autre part, le risque est grand denégliger « le devoir d’histoire» et même si laméthode scientifique a considérablementévolué en un siècle, elle demeure un cadre etun principe. En revanche, l’avantage d’unetelle approche est une mise à distance extrêmede l’historien avec son objet.

Finalement, la troisième vague, dans laquellenous nous trouvons aujourd’hui, entend trou-ver un compromis entre le tout-histoire de lapériode positiviste et le tout-mémoire desannées quatre-vingt-dix. La définition d’uneligne alternative consiste à construire lamémoire comme objet permanent de réflexionet d’histoire.

Cette approche implique une double exi-gence. La première est de maintenir une diffé-rence de principe entre histoire et mémoire.Cette différence porte d’abord sur l’intention.En effet, comme le rappelle David Lowenthal,

5 Henry Rousso, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours,Paris, Seuil, 1987 et 1990. Voir la poursuite de la réflexiondans Éric Conan & Henry Rousso, Vichy, un passé qui nepasse pas, Paris, Fayard, 1994. Patrick H. Hutton, History asan Art of Memory, Hanovre & Londres, University Press ofNew England. Pour Philippe Dujardin, également, l’étudedu fait mémoire «relève d’un ordre de réalités spécifiques quiéchappe à la stricte historicité» : Jean Davallon, PhilippeDujardin & Gérard Sabatier, Politique de la mémoire. Com-mémorer la Révolution, Lyon, Presses universitaires deLyon, 1993.6 Marie-Claire Lavabre, «Entre histoire et mémoire: à larecherche d’une méthode», in Jean-Clément Martin (dir.),La guerre civile entre Histoire et mémoire, Nantes, OuestEdition, 1995, p. 42.

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«l’histoire cherche à convaincre par la vérité etsuccombe au mensonge. L’héritage exagère etomet, invente avec sincérité, oublie franchementet prospère grâce à l’ignorance et à l’erreur» 7.Pourtant, il ne s’agit pas d’une dichotomieentre vérité et mensonge, mais d’une autreambition. « Non pas parce qu’histoire etmémoire différeraient comme le « vrai » du«faux», mais parce que la première est portéepar un intérêt qui relève de la connaissance tan-dis que l’autre est motivée par la volonté poli-tique où le souci de l’identité renvoie àl’exemple, aux « leçons d’histoire» ou à la thé-matique des origines» 8. La différence d’inten-tion est largement partagée par Mona Ozoufqui montre combien « la mémoire est large-ment indifférente au déroulement linéaire, lecalendrier n’est pas sa religion. Elle trie à songré dans la matière historique, se donne le droitd’isoler tel épisode révélateur, de s’attarder à desnœuds temporels, d’ignorer en revanche de trèslongues séquences. Elle fait varier aussi lanotion que nous avons du proche et du lointain.Pour la mémoire, tous les contenus sont actuels,les Gaulois nous sont aussi proches que les cour-tisans de Louis XIV. Cela ne veut naturellementpas dire que la mémoire n’affecte pas les conte-nus d’une date, mais celle-ci n’a nullementbesoin d’être exacte : […] la mémoire peut don-ner la patine de l’immémorial à une inventionrelativement récente » 9. La mémoire est là

pour convaincre « non comme vero, maiscomme ben trovato» 10. Toutefois, dans la pra-tique, le plus grand problème réside dans lanotion de recherche de vérité. Le cas classiqueest l’opposition entre plusieurs individus ougroupes convaincus d’avoir recherché et fina-lement trouvé « la vérité».

D’autre part, cette différence porte sur l’objet.Selon Kristof Pomian, «l’entrée de la mémoiresur la scène politique et médiatique a exercéainsi une influence sur la pratique de l’histoire,en modifiant le questionnaire des historiens eten leur fournissant un nouvel objet d’étude»11.Cette approche a guidé les chercheurs desannées quatre-vingt-dix. Ainsi, dans son étudesur la mémoire des années quarante enFrance, Henry Rousso découvre qu’«en faisantdu présent la source du passé, les diverses repré-sentations et interprétations suscitées par Vichyconstituent l’objet historique au même titre queles «faits» eux-mêmes» 12. Les représentationsont une autonomie suffisante sans qu’il failleles comparer avec les vérités historiques.Marie-Claire Lavabre démontre, avec sonétude sur la mémoire des militants du particommuniste français, qu’il n’est pas forcémentnécessaire de s’intéresser aux événements

7 David Lowenthal, «Fabricating heritage», History andMemory, 1998, n° 1, pp. 5-24. Le texte original date de1995: Inaugural Heritage Lecture, St Mary’s University Col-lege, Strawberry Hill, Twickenham, England, 7 déc. 1995.Les références de la version française proviennent de«Fabrication de l’héritage», in D. Poulot, Patrimoine etmodernité, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 110.8 Marie-Claire Lavabre, Le fil rouge. Sociologie de la mémoirecommuniste, Paris, Presses de la Fondation nationale dessciences politiques, 1994, p. 41.9 Mona Ozouf, « Le passé recomposé », Le Magazine Lit-téraire, n° 307, 1993, p. 23. Propos recueillis par Jean-François Chanet.

10 David Lowenthal, 1998, op. cit., p. 122.11 Kristof Pomian, «La mémoire, une autorité?», Inter-vention aux Rencontres internationales de Genève, 2005,p. 9.12 Cependant il est contesté par Marie-Claire Lavabre,non sur ce principe, mais dans sa pratique : selon elle,Henry Rousso affirme traiter une mémoire englobantealors que tout au long de sa démonstration, il ferait sur lamémoire de Vichy un travail sur la différence entre lareprésentation et la vérité de l’événement. Une discussiontrès intéressante sur ce point a opposé Henry Rousso etMarie-Claire Lavabre, retranscrite dans Les cahiers del’IHTP, juin 1991, n° 10. Henry Rousso, «Pour une his-toire de la mémoire collective : l’après-Vichy», pp. 163-176. Marie-Claire Lavabre, « Du poids et du choix dupassé : lecture critique du «syndrome de Vichy»», ibid.,pp. 177-185.

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passés pour travailler sur la mémoire13. Ainsi,«la sélectivité de la mémoire n’est plus un attri-but négatif; les mémoires officielles, collectives ouindividuelles ne visent pas une connaissance dupassé, la compréhension du présent ou la maî-trise du devenir, mais justifient les pratiques, lesreprésentations et les espoirs du présent » 14.Ainsi, chaque projet de mémoire est l’expres-sion de ces espoirs. La mémoire est en perpé-tuelle redéfinition selon les problèmes du pré-sent de sorte que «la mémoire a plus à voir avecla réalité du présent qu’avec la réalité dupassé»15. Les mémoires sont malléables à l’in-fini, atteignant des formes parfaitement inat-tendues et incompréhensibles dans la seuleperspective du passé mais explicables par rap-port au présent. Finalement, «remodeler estaussi vital que préserver»16. Il ne s’agit plus derécits historiques au sens de Jörn Rüsen17, maisd’identités narratives au sens de Paul Ricœur18.

La seconde exigence de l’approche actuelleest de re-définir les liens entre l’individuel etle collectif. Ainsi, le témoignage ne peut plusêtre considéré comme absolument vrai, cequi était le cas dans l’histoire positiviste, sicelui-ci était déposé par les grands hommeset consigné dans des archives. Il ne peut êtrenon plus considéré comme forcément fauxs’il vient d’une personne anonyme. «Les allé-gations de la mémoire, quelle qu’elle soit et quelqu’en soit le porteur, individuel ou collectif, nepeuvent être reconnues recevables qu’après

avoir été corroborées par l’histoire ou, dumoins, après qu’il a été dûment établi qu’ellesn’entrent pas en contradiction avec les constatsde celle-ci. Dans ces deux cas, cependant, lamémoire n’est plus une autorité ; elle n’estqu’une source d’histoire parmi d’autres, sou-mise avec elles à la critique et donc à laconfrontation avec des sources d’une autrenature, sans bénéficier par rapport à elles d’unquelconque privilège» 19. Ainsi, cela permet deconsidérer toute trace – écrit, objets, archives,témoignages – comme un élément utile à lareconstitution, une pierre à l’édifice pourautant qu’elle fasse l’objet d’une comparai-son, d’une confrontation ou d’un croise-ment. C’est à cette condition que l’on peutenvisager la notion de mémoire juste.

Au terme de cette évolution, un phénomèneapparaît clairement. Contrairement à une idéetrès répandue même chez certains historiens,la période contemporaine n’est pas marquéepar l’invention ou le retour de la mémoire. Lessociétés traditionnelles vivaient et se fondaientprincipalement sur la mémoire. Comme lerappelle Kristof Pomian, « des millénairesdurant, les sociétés humaines ont vécu sous lerégime exclusif de la mémoire. Seule la mémoiredes générations vivantes fournissait alors les ren-seignements sur le passé proche et des clés de lec-ture des évocateurs qu’il avait laissés » 20. Enrevanche, on assiste bien à une évolution quiconsiste à identifier, délimiter puis autonomi-ser l’objet mémoire. Elle n’est plus le fait d’in-dividus isolés ou même d’historiens, mais ellese situe au cœur de processus politiques. L’in-dividu se trouve face à un phénomène com-plexe nécessitant une nouvelle articulation desrapports entre passé et présent.

13 Marie-Claire Lavabre, 1995, op. cit.14 Marie-Claire Lavabre, 1995, op. cit., p. 35.15 Ibid., p. 43.16 David Lowenthal, 1998, op. cit., p. 127.17 Jörn Rüsen distingue quatre types de récits : le récit tra-dition, le récit exemple, le récit critique et le récit genèse :«Die vier Typen des historischen Erzählens», in Zeit undSinn. Strategien des historischen Denkens, Francfort,Fischer, 1990, pp. 39-61.18 Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Le Seuil, 1983.

19 Kristof Pomian, 2005, op. cit, p. 9.20 Ibid.

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2. LA POLITIQUE DE MÉMOIRE :UN INSTRUMENT THÉORIQUE

Afin de clarifier les relations entre histoire etmémoire, il convient de définir un instrumentthéorique prenant en compte les multiplesdimensions évoquées précédemment. Nousproposons une approche en terme de poli-tique de mémoire. Les rapports entre passé etprésent ne relèvent pas de phénomènes indivi-duels ou isolés mais véritablement collectifs etimbriqués: ils ne peuvent s’appréhender qu’enterme de politique au sens large. Par ailleurs, ilne s’agit ni d’une «politique de l’histoire» 21 quirenvoie à la science, ni d’une « politique dupassé » qui renvoie aux temps révolus. Lamémoire se situe, d’une part, dans le mondedes représentations et se trouve, d’autre part,précisément à l’interface du passé et dufutur 22. Ainsi, la politique de mémoire peutêtre définie comme la manière dont un groupesocial utilise le passé pour se définir dans leprésent et se projeter dans l’avenir.

La politique de mémoire n’est pas toujoursune politique publique identifiable avec sonadministration, ses références et ses acteurs,bref une action publique organisée et cohé-rente 23. Il n’y a par exemple pas un ministère

de la mémoire comme dans 1984 de GeorgesOrwell. Elle est souvent une politique fictivequi appartient au domaine du symbolique. Ilfaut la traquer dans des univers différents :politiques culturelles, d’éducation, du patri-moine, de propagande. Elle peut être élaboréeau niveau national ou local. Pour autant lapolitique de mémoire existe. Concrètement,elle est le fait d’acteurs – individuels ou col-lectifs – qui mettent en forme un discours his-torique afin de l’inscrire dans l’espace public.Ces acteurs sont politiques ou institutionnels(par exemple la puissance publique, qu’ils’agisse directement de l’État ou d’autres col-lectivités), professionnels (historiens, conser-vateurs, architectes) et sociaux ou civils (asso-ciations, collectionneurs). La participationdes citoyens à l’écriture muséographique sefait par le biais des associations dans les paysdémocratiques ou d’organisations de massedans les régimes totalitaires. Enfin, il convientde considérer un quatrième groupe, les visi-teurs ou le public amené à fréquenter le lieuou à utiliser l’objet. Celui-ci est un acteur quioccupe souvent une place imaginaire ; il est leprétexte à toutes les constructions mémo-rielles. Sa définition ainsi que le rôle qui lui estattribué par les acteurs politiques et profes-sionnels sont fondamentalement différentsmais essentiels à la compréhension desalliances et des stratégies politiques. Ils s’op-posent ou établissent des alliances pour pré-senter au public une mémoire qu’ils postulentcomme collective. Ces groupes peuvent êtrede nature très différente ; ils ont en communle fait qu’un jour ils aient décidé d’inscrireleur vision du passé et du futur.

21 Rudolf Speth & Edgar Wolfrum (dir.), PolitischeMythen und Geschichtspolitik Konstruktion, Inszenie-rung, Mobilisierung, Les Travaux du Centre Marc Bloch,Berlin, 1996. Voir également Edgar Wolfrum, « Ges-chichte als Politikum – Geschichtspolitik : Internatio-nale Forschungen zum 19. und 20. Jahrhundert », Neuepolitische Literatur, 41, 1996. pp. 376-411.22 David Lowenthal & Peter Gathercole, The Politics of thePast, Londres, Unwin Hyman, 1990. L’ouvrage traite desusages politiques et identitaires de l’archéologie dans lemonde avec une orientation particulière sur l’eurocen-trisme.23 La notion a été utilisée en France depuis les annéesquatre-vingts, notamment par le ministère des AnciensCombattants et des Victimes de Guerre. La notion de«politique de l’histoire» a été employée dans deux discours

d’Helmut Kohl au cours desquels il a proposé la créationdes deux musées historiques de Bonn et Berlin. (Dis-cours du Chancelier devant le Bundestag, le 13 octobre1982 ainsi que le 4 mai 1983).

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Pour aboutir, ces acteurs doivent s’accordersur deux dimensions essentielles. D’une part,ils définissent les formes prises par la poli-tique de mémoire. Ensemble ils doivent choi-sir le support de médiation qui convient àleur projet. Ils disposent aujourd’hui d’unlarge éventail issu de l’histoire moderne etcontemporaine. Celui-ci pourra être parexemple un monument, un hymne, un muséeou une œuvre littéraire. D’autre part, mais demanière concomitante, les acteurs travaillentsur le fond de la construction mémorielle : lechoix des événements fondateurs. Ils choisis-sent consciemment ou non les éléments dupassé qui leur permettent de définir le groupeau moment de leur réflexion/action.

La politique de mémoire a deux volets. Il y ad’un côté une politique créatrice d’institu-tions nouvelles et de l’autre la politique,moins voyante mais tout aussi importante, deconservation et de restructuration des institu-tions existantes.

Le résultat des politiques de mémoire est unensemble d’institutions (les archives, biblio-thèques, musées), de manifestations (les com-mémorations et les cérémonies), de marquagesphysiques (les plaques, les monuments) oumentales (l’éducation). Ensemble, ces mar-quages constituent une sorte de dispositifsymbolique du groupe. Cet instrument théo-rique permet de décrypter une certaine réa-lité rendue opaque par un foisonnement desphénomènes de mémoire.

3. LE MUSÉE HISTORIQUE COMMEUN PROJET IDENTITAIRE

Afin de rendre cette théorie de la politique demémoire plus concrète, nous proposons deprendre l’exemple du musée.

Le musée est une institution européennemajeure existant sous la forme publiquedepuis plus de deux siècles. Au départ il s’agis-sait de collections artistiques privées qui sontdevenues publiques et se sont ensuite étoffées.Le nombre de musées a considérablementaugmenté. Selon les comptages, on recensepar exemple pour la Suisse, plus de 900 éta-blissements, et plusieurs milliers par payseuropéens de grande taille comme la Franceet l’Allemagne. Ce modèle a largement atteintl’Amérique du Nord et les anciens pays colo-nisés d’Amérique du Sud, d’Afrique et d’Asie.En outre la palette des institutions s’estincroyablement élargie de sorte qu’il y aaujourd’hui des musées relevant quasimentde toutes les disciplines et portant sur de trèsnombreux sujets.

La définition actuelle du musée du Conseilinternational des Musées est précise et fonc-tionnelle 24. Toutefois, elle ne fait pas réfé-rence à la dimension mémorielle et identi-taire de l’institution. Ainsi, nous proposonsune autre lecture de l’institution. Le muséeest l’inscription dans l’espace public d’unprojet identitaire construit à un momentdonné par un groupe d’acteurs. Il est laforme la plus aboutie de la politique demémoire. Dans le domaine qui nous inté-resse, le musée historique retient particuliè-rement l’attention. De tous les vecteurs demémoire, le musée historique est le pluscomplet, complexe et périlleux.

24 «Institution permanente sans but lucratif au service de lasociété et de son développement, ouverte au public et qui faitdes recherches concernant les témoins matériels de l’hommeet de son environnement, acquiert ceux-là, les conserve, lescommunique et notamment les expose à des fins d’études,d’éducation, et de délectation», Statut de l’ICOM (Inter-national Council for Museums), article 2, paragraphe 1.

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Il est le plus complexe car il fait entrer en jeuplus d’acteurs que pour écrire un livre d’his-toire. De tous les musées, il est même celui quigrandit le plus loin de la discipline acadé-mique. Au XIXe siècle, «l’invention du musées’accompagne de celle d’une nouvelle discipline:l’histoire de l’art» 25. Au XXe siècle, les muséesd’ethnologie se sont construits eux aussi enétroite relation avec les disciplines. Le muséed’histoire est postérieur à l’invention de la dis-cipline et il va croître loin des lieux consacrésde la recherche scientifique où les historienstravaillent selon la règle écrite. Malgré sonapparence scientifique, il est le fruit de mul-tiples représentations. Le musée fait partie desdispositifs de l’usage public de l’histoire. Il estle résultat de rencontres entre diverses expé-riences : la passion du collectionneur, l’expé-rience politique des décideurs, le savoir-fairedes professionnels, les stratégies des groupesimpliqués dans sa fondation, la douleur destémoins de l’événement. Dans chaque projetse profile une dynamique sociale et politique,celle d’une mémoire mythique qui arbitreentre tradition, histoire et expérience. Il n’estpas un objet impersonnel et froid, mais unlieu éminemment subjectif, conjonction desexpériences.

Le musée historique est le plus complet car, ilest un espace construit faisant appel à l’écrit,au sonore, au visuel, à l’esthétique. Il reprendune bonne partie des autres éléments du dis-positif symbolique: il est un lieu insolite où secroisent les hymnes et les drapeaux, lesemblèmes et les monuments, les écrits et lesvoix. Tous ces objets y sont détournés de leursens originel. Lorsque le musée paraît, les

politiques de mémoire semblent avoir déjàaccompli de grandes œuvres.

Enfin, de toutes les constructions symboliques,il est le plus périlleux. Le musée historique nese situe pas dans le passé. Il est «le rivet quiassemble des souvenirs isolés et des attentes trèsprécises. Ils sont pour moitié souvenir d’un évé-nement passé et pour moitié aspiration à unechose à venir» 26. Alors que la commémorations’évapore, mais se répète; alors que le monu-ment demeure, mais s’endort après les fastesde l’inauguration, le musée historique s’inscritquant à lui à la fois dans la durée et la rupture.La solidité de ses murs, la fixation des objets etla cohérence de son discours lui confèrent uneimpression d’éternité. Son discours et samuséographie ont force de loi parce qu’ils sontexposés au public. Pourtant, son discours estéminemment périssable. Comme les monu-ments du XIXe siècle, les musées du XXe siècleobéissent à une même logique: «Il s’agit d’uneréalité invoquée, désirée et non d’une réalité fac-tuelle. L’édifice monumental devient monumentdans la mesure où il montre une réalité couron-née de l’aura du «pourvu que»: pourvu que laréalité et surtout la réalité à venir réponde auxaspirations qu’il formule. C’est pourquoi chaqueédifice repose sur un socle de non-vraisem-blance. Si les aspirations qu’il incarne étaientsatisfaites, il n’y aurait pas d’édifice monumen-tal. Un tel édifice est un texte doté d’efficacité ; ildissimule, où qu’il soit, un décalage entre ce quiest et ce qui doit être» 27. L’exposition histo-rique peut être revue à loisir : c’est sa force quipermet de maintenir l’institution, c’est l’aveude sa faiblesse et d’un lien irréductible avec lamémoire. Le rapport entre la mouvance de la

25 Roland Recht, La lettre de Humboldt. Du jardin paysa-ger au daguerréotype, Paris, Christian Bourgeois éditeur,1984. Voir le chapitre «Le regard sur l’histoire de l’art :l’invention du musée», p. 97.

26 Aleida Assmann, La construction de la mémoire natio-nale : Une brève histoire de l’idée de Bildung, Paris, Maisondes Sciences de l’Homme, 1994, pp. 51-52.27 Ibid., p. 49.

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mémoire et la fixation du musée produit unetension.

Le musée historique est voulu, construit etdisputé 28. Il n’est pas un lieu de science maisde pouvoir. Le musée d’histoire est donc unemémoire largement soumise aux exigencesdu présent. Son classement chronologiqueenvoie des signaux politiques forts. Le visiteurattentif n’entend donc pas les murmures desdiscussions, la virulence des débats, l’âpretédes réponses, les sanglots des déceptions ; àpeine accède-t-il aux discours satisfaits d’uneinauguration. Le visiteur est impassible alorsqu’il se trouve devant un champ de bataille,certes recouvert, nettoyé mais où la bataille aeu lieu.

Le travail sur les acteurs entend débrouillerles liens entre mémoire collective et indivi-duelle. Tout projet est un lieu d’interactionentre mémoire collective et individuelle. Il estun cadre social de la mémoire qui agit dansles deux sens : du fondateur vers le public etdu public vers le musée pour désigner lesobjets à qui l’on donne une seconde vie. Alorsque sa constitution est le fait d’individus oude groupes restreints, le résultat se voudraitcollectif et devrait être réapproprié indivi-duellement. Idéalement ce serait une boucle.L’exposition impose comme collectif ce quecertains individus ou groupes ont vécu oumaîtrisé. «On peut bien parler d’une volontéd’organiser la mémoire, voire d’une mémoireofficielle mais rien ne permet d’affirmer qu’ilexiste une mémoire collective partagée » 29.C’est éclairer d’un jour nouveau les relationsentre ce que les fondateurs postulent comme

collectif et la réalité de leurs mémoires indi-viduelles. Les historiens consignent leursdécouvertes sur les vérités historiques, alorsque les musées construisent puis démontentles discours. Pour se repérer, il faut distinguerle rôle de l’historien dans les musées, en prin-cipe motivé par la connaissance, et celui desautres groupes qui sont motivés par uneexpérience ou un savoir-faire. Même si l’his-torien est de plus en plus appelé à participerà la vie de la Cité, que son travail est certes liéau monde qui l’entoure, il écrit, se prononcemais rarement se confronte à des vivants. Lemusée ou tout projet de mémoire publiquefait précisément intervenir simultanémentsur un objet commun l’historien et les autresacteurs. Il n’y a pas de supériorité de l’un surl’autre, de l’historien sur le témoin, mais unensemble d’acteurs travaillant pour un usagepublic de la mémoire.

Ainsi, cette argumentation conduit à unedouble constatation : premièrement, pourcomprendre ces lieux complexes qui recou-vrent aujourd’hui les territoires européens, ilconvient de revenir toujours sur la généalogiedes projets afin de recomposer la politique demémoire. Chaque institution correspond àun projet identitaire spécifique, à un momentoù un groupe postule comme collectif unepréoccupation. Ainsi, les sociétés occidentalesactuelles ont hérité de multiples institutionset dispositifs des générations précédentes.Chaque espace est marqué par un paysagemuséographique, trace des projets identitairesantérieurs. Deuxièmement, et surtout, cettegrille d’analyse peut être fort utile pour fon-der de nouvelles institutions de mémoire. Parexemple, à Genève, la Maison de la Mémoiren’est pas un projet de musée historique, maisil s’agit bien d’un projet de mémoire quin’échappe pas à certaines logiques.

28 Trois termes qui résument bien le débat et qui sontempruntés au sujet de la mémoire révolutionnaire : JeanDavallon & al., 1993, op. cit.29 Marie-Claire Lavabre, 1994, op. cit., p. 319.

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CONCLUSION

Au terme de cette analyse, il ressort donc trèsclairement qu’il convient d’utiliser les notionsd’histoire et de mémoire parce qu’elles sontabsolument indissociables. Il s’agit d’uncouple dont les liens se renforcent ou s’étio-lent, mais qui n’a de sens qu’avec l’autre. L’his-toire en serait la raison, la mémoire en seraitla passion. L’équilibre actuellement atteint aquelque chose de sain et de rassurant. Toute-fois, une prochaine vague de pensée viendraremettre en cause plus vite qu’on l’imagine ceconfortable compromis.

C’est précisément cette situation qui a permisde créer des instruments d’articulation commela politique de mémoire. Cette notion est cellede son temps. Elle a l’avantage d’une certaineefficacité: elle structure le champ, combine demultiples acteurs et dimensions, semble rendrela réalité plus lisible. Elle nous aura permis demieux comprendre les musées historiques etde les analyser non comme lieu de science maiscomme projet identitaire. En outre, la politiquede mémoire est opérationnelle lors de l’émer-gence d’un projet et peut tout au long de sondéveloppement servir de grille d’analyse afinde prendre une certaine distance. En revanche,la politique de mémoire risque de laisseréchapper des phénomènes émergents, diffusou transversaux qui n’entrent pas dans soncadre. La force des concepteurs d’un nouveauprojet est alors de forger ou de trouver de nou-veaux outils adaptés à leur besoin. Ainsi, àGenève, la Maison de la Mémoire30, dont on nemaîtrise actuellement pas encore toutes lesdimensions, pourrait proposer une nouvelleforme d’articulation entre passé et présent.

30 Voir l’Appel pour la création de cette Maison de laMémoire sur le site www.didactique-histoire.net.

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MESURER LE CHEMIN ACCOMPLI

En ce début de XXe siècle, après le passage dedeux à trois générations, la mémoire de laShoah est portée par un militantisme consen-suel. Cette unanimité est nouvelle ; il vaut lapeine de mesurer le chemin accompli par lesautorités politiques et par l’ensemble de l’opi-nion publique depuis une trentaine d’années.Je ne parlerai que du contexte national fran-çais que je connais directement, même si ladimension internationale de la mémoire estimportante. En effet, chaque pays a une pro-blématique particulière de refus, de déni, dedemi-vérité, d’acceptation progressive sousl’effet de scandales internes ou d’accusationsvenant de l’étranger, mais tous les pays euro-péens de l’Ouest et un certain nombre desanciens pays communistes, à des rythmesdivers et jamais sans douloureuses remises encause, ont fortement évolué. Il y a une décli-naison particulière d’un phénomène général,car aucune évolution ne s’est faite de façonsimple et linéaire.

Dans les phénomènes de mémoire, il est pro-bable que les changements doivent au moinsautant, sinon plus, à la discontinuité du pas-sage des générations et au complet remanie-

ment des sensibilités, qu’au travail demémoire accompli par une génération. Il y arenouvellement des problématiques au fur età mesure qu’accèdent à l’expression et doncau pouvoir symbolique des générations nou-velles : elles saisissent le monde, le présent et lepassé, avec d’autres postulats, d’autres évi-dences, d’autres ignorances, d’autres soucis etd’autres aspirations.

C’est ce qui fait de la mémoire ce phénomènesi mouvant et toujours vivant, impossible ànormer et à figer.

Mais ce qui peut apparaître comme un succèsdes politiques de mémoire, et qui de fait estun succès engendrant de l’envie et du mimé-tisme, recèle de nouveaux dangers. Noussommes tenus de réfléchir pour faire face àdes difficultés inédites, celles qui tiennent auxcomplications de la communication demasse. C’est pourquoi je souhaite exprimerquelques réflexions empreintes de doute, etalerter sur les paradoxes de cette commémora-tion négative : la référence si obsédante audevoir de mémoire se leurre, me semble-t-il,sur l’extrême difficulté qu’il y a pour unesociété à commémorer un effondrement deses propres valeurs et à assumer une véritéhistorique qui dégrade l’idée qu’elle se faitd’elle-même, au point de pulvériser toute

MÉMOIRE DE LA SHOAH: UN ENSEIGNEMENT SOUS PRESSION

SOPHIE ERNST, INRP (INSTITUT NATIONAL RECHERCHE PÉDAGOGIQUE) 1

1 [email protected]

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confiance en soi. Contrairement aux craintesque l’on pouvait avoir alors, ce n’est ni l’oubli,ni la banalisation, pas plus que le négation-nisme qui ont gagné du terrain – c’est aucontraire le sentiment quelque peu écrasantqu’une faute majeure a été commise dansnotre civilisation, qui en mine les fonde-ments, et que nous sommes tous dépositairesde cette mémoire effrayante.

Nous en sommes là.

Transférer cette obligation de mémoire sur lesjeunes et les enseignants, en la lestant de l’in-jonction «plus jamais ça», n’est pas de natureà simplifier le problème. Passer de la problé-matique de la mémoire à celle de l’enseigne-ment, c’est changer de registre, c’est se sou-mettre à des normes de rationalité et accepterde se régler sur les besoins spécifiques à unecertaine immaturité.

C’est cette limite nécessaire qui rend problé-matique la tendance à télescoper «devoir demémoire», impératif de mobilisation morale,appel à la vigilance politique et obligationd’enseignement. Il n’est pas sain de transfor-mer tout objet de pensée ou tout impératifd’action en objet de transmission scolaire : cequi peut ou doit être objet de débat, deréflexion dans la société des adultes devraitexcéder ce qui peut s’enseigner dans un cadrescolaire, forcément réducteur, réducteur parceque protecteur, ne serait-ce qu’à cause de l’im-maturité des jeunes, de leur manque d’expé-rience et de culture. Et, dans ce cas, singuliè-rement, on ne peut oublier l’importance qu’ily a à transmettre un minimum de confiancedans l’avenir ; il serait absurde que l’exhorta-tion « plus jamais ça » se fasse d’une façontelle, en créant un tel désespoir et un tel pessi-misme, que leur capacité à vivre et à agir en

soit affaiblie. Or, une transmission vraie del’histoire de cette période a peu à offrir quinourrisse l’optimisme et la confiance dans lanature humaine, surtout si l’on reste au plusprès de l’entreprise d’extermination.

À rabattre la vie de l’esprit sur les pro-grammes scolaires et les sujets d’examen, onla rétrécit singulièrement. Il faut assurémentveiller à ce que l’histoire vraie de ces événe-ments singuliers soit enseignée. Mais nous nedevrions pas dire qu’« il faut transmettre »pour nous éviter de réfléchir.

D’abord, il faudrait laisser un peu d’espacepour que résonne quelque chose en soi. Cesavoir, avant de se dépêcher de le transmettre,encore faudrait-il en prendre la mesure, ensonder les implications. En parler entre nous,adultes. Il n’est pas possible de passer directe-ment du silence et de refoulement, à unetransmission scolaire, dans ce qu’implique ladidactisation d’un savoir, sa mise en formeréglée et standardisée, évaluable selon desprocédures codifiées. Il faut aussi, d’abord etsurtout, une réflexion adulte qui élabore cetteprise de conscience. Je ne dis pas que ce savoirest impossible à enseigner : seulement qu’il y aquelque paradoxe à proclamer qu’il s’agit làd’un scandale incompréhensible, d’une hor-reur indicible, on ne sait plus quel motemployer pour désigner le passage à la limite,pour immédiatement charger les enseignantsde la responsabilité d’enseigner cet incompré-hensible. La tâche est non pas impossible maisdifficile. Elle exige, préalablement à tout effortd’enseignement, une réflexion de la part de lasociété adulte, en tant que telle.

Il ne fait pas de doute que nous devions enfinir avec le silence, qui est un mensonge; dansla mesure où de l’histoire s’enseigne dans une

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éducation nationale, où cet enseignementd’histoire est supposé munir les jeunes géné-rations des clés qui permettent de comprendrequi nous sommes et d’où nous procédons,pour éclairer notre présent, il est impensableque le génocide ne soit pas enseigné. Reste quecet enseignement est à la limite de ce que lesprofesseurs savent et peuvent faire dans lecours ordinaire des rituels scolaires ; l’intérêtnouveau ou renouvelé pour cet événement silourd à penser ne résout pas en lui-mêmetoutes les difficultés, et même il en créed’autres, inédites, qui doivent être réfléchies.

La tendance à traiter ce passage en termes dequantité (toujours plus de lycéens mobilisésdans des voyages à Auschwitz…) en évitantl’examen critique, c’est manquer de sagesse…Il est bien difficile d’enseigner ce que la sociéténe sait pas regarder en face, et de former à unemorale certes absolue, assurément péremp-toire, mais indéterminée quant à ses choixdéfinis, incertaine quant à ses priorités, etdivisée quant à ses mots d’ordre.

Bref, c’est un enseignement qui recèle toutessortes de difficultés, indépendamment del’écriture de l’histoire : difficultés d’ordremoral et philosophique, d’ordre didactique,d’ordre pédagogique. Mais notre métierconsiste à déjouer les difficultés et c’est ce quile rend intéressant. Je voudrais simplementindiquer quelques éléments de scepticisme,pour permettre de contrebalancer un consen-sus trop peu sujet au doute. Car si les pro-grammes, les prescriptions, les outils, les res-sources culturelles, les aides désormais nemanquent pas, si l’information de qualitéexiste, néanmoins l’important devient de sedonner des repères critiques, de pouvoir réflé-chir et de questionner les possibles en touteliberté d’esprit, sans se laisser intimider. L’en-

jeu est de faire des choix judicieux dans uneoffre pléthorique, pas toujours adaptée,même quand elle est de qualité, de garder latête froide devant des injonctions morales quine sont pas toutes judicieuses, et se garder dela liberté face à des conformismes qui ne sontpas tous raisonnables.

L’INDICIBLE, L’OBSCÈNE

Mais de cette période initiale, d’études rares,de témoignages difficiles, de silence officiel,parfois d’occultation, d’obstruction de la jus-tice, est né le sentiment d’une grande fragilitéde la transmission, qui nécessite tout notreeffort (d’où cette expression de devoir demémoire, qui n’était pas absurde au débutdans un contexte rétif, mais qui l’est devenueà force d’être prescrite et de retentir commeun slogan). C’est aussi que la transmission,qui ne disposait pas de l’importante quantitéde films, livres d’histoire, récits, qui donnentpour nous une telle consistance à la mémoire,dépendait en grande partie du recueil destémoignages des rescapés, qui avaient eux-mêmes le sentiment de dire d’une voix fragiledes choses inouïes et incroyables. On ne serend plus tout à fait compte, désormais, que laconnaissance est devenue massive, ordinaire,que ses images sont familières, de ce qu’a été lerégime de conscience de cette vérité. On res-sasse le terme d’« indicible», mais on a oublié,justement parce qu’on est passé à un régimetout autre de représentation, ce qu’a été la dif-ficulté d’accueil de cet inaudible. Il ne faut pasque les mots ressassés, les images toutes faites,la saturation d’émotions et de déclarationsmorales convenues nous fassent oublier ceque cette connaissance a eu d’extrêmementdéstabilisant dans son étrangeté initiale, dansun temps qui n’en avait pas encore de repré-

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sentation mentale imagée. Par-delà les mau-vaises raisons d’occultation politique, il yavait aussi dans le silence de la difficulté àentendre, du refus d’entendre, du noncroyable, de l’inassimilable, pour de fortes rai-sons psychologiques dont nous devons noussouvenir au moment d’enseigner.

S’agissant du génocide, nous n’en sommesplus à la phase du refoulement – du refus oude l’impossibilité d’entendre. Reste que cesavoir demeure, même si désormais nous noussommes habitués à le nommer et à l’explorer,à le figurer, quelque chose de profondémentob-scène, au sens littéral de ce qui se joue surune autre scène, avec toutes les connotationspsychologiques que l’on voudra.

Lorsqu’on parle de transmission et demémoire, on s’illusionne sur la difficulté dutravail à accomplir par notre temps : nousn’avons pas à transmettre quelque chose quiserait déjà là et que nous aurions reçu dupassé. Nous avons la responsabilité d’élaborerce sens, de construire quelque chose quipourra peut-être être transmis. L’on s’égarelorsqu’on croit que le problème est celui destémoins directs du drame ; que les anciensdéportés soient là ou pas pour témoigner nechangera pas les données du problème essen-tiel : que s’agit-il de transmettre? Dans quellesformes, qui soient adéquates au sens?

Les livres d’histoire, les essais, les films nemanquent pas : les pionniers ont fait le princi-pal. Reste que c’est à notre génération qu’iléchoit quelque chose de nouveau, qui est d’as-sumer collectivement ce passé, et d’intégrercette histoire à la conscience commune. Or cepassage à l’échelle de la connaissance de masseet de la conscience commune est tout saufsimple.

Le retournement actuel, du silence au ressas-sement de propos convenus et stéréotypés, neme paraît pas véritablement opérer cette éla-boration nécessaire. Propos convenus: ce cli-ché du «devoir de mémoire», «pour que çane recommence plus jamais». Qui pourraitvouloir que «ça» recommence? De la mêmefaçon, à quoi sert de dire qu’il s’agit d’éduquercontre le mal, contre le racisme, contre Ausch-witz? Toute la difficulté est d’éduquer aprèsAuschwitz. Qui tient la clé de la prévention?Qu’est ce qui a fait advenir l’inimaginable,pourtant advenu? Sur quoi agir pour en assé-cher les sources? Le mystère est immense etquestionne tout ce que nous savons oucroyons savoir des hommes, de leur nature etde leur histoire. En tout cas, il est douteux quela seule connaissance exorbitée du drame soità elle seule un vaccin suffisant pour éviter unrecommencement de l’horreur, sachant deplus que la catastrophe prochaine nous pren-dra forcément à revers autrement, et ailleursque là où nous pourrions l’attendre. La géné-ration qui a assisté à la montée des périls dansles années trente était on ne peut plus atten-tive à ne jamais laisser se reproduire l’horreurde la guerre de 14-18. À ne retenir d’ailleurs,en fait de leçon, que l’obsession de la dernièreen date des catastrophes, on n’a jamais faitque de se tromper de péril et d’ennemi. Leshistoriens savent bien que la première leçonde l’histoire, c’est que les hommes ne tirentpas vraiment de leçons de l’histoire.

Cela ne veut pas dire qu’il est vain de raconter,de transmettre ou d’enseigner l’histoire. Maisil faut savoir prendre de la distance par rap-port aux clichés, qui figent la pensée. Il y a àtransmettre quelque chose qui ne nous a pasété transmis et dont le sens est encore large-ment à explorer, il y a à agir pour éviter lespolitiques inhumaines, mais ce n’est pas du

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même ordre, et il n’y a pas de lien obligé entreles deux. Se contenter de dire qu’« il fauttransmettre pour que plus jamais cela n’ar-rive», sans faire grand effort pour penser cequ’il y aurait à transmettre, c’est reprendre defaçon irréfléchie un cliché. Une phrase auto-matique endort la réflexion, et commence parévacuer la vigilance que pourtant elle prescrit.

C’est si difficile de comprendre ce qui s’estpassé, de réaliser comment des gens qui nousressemblaient se sont rendus coupables d’uncrime aussi énorme. Nous sommes confron-tés à la dimension démente de nos sociétésrationnelles, à l’inhumanité non pas bestiale,mais perverse, dans les formes d’une fonc-tionnalité moderne et bien organisée : aucunélément de ce qui s’est alors mis en phase dansune configuration délirante et terrifiante, quine fasse partie de nos réalités présentes oupotentielles.

La folie du crime de bureau est une forme defolie plus inquiétante que la folie de la bestia-lité déchaînée, une forme d’immoralité moinsfacile à cerner que la férocité du mal tel qu’ilest perçu dans la tradition. La cupidité capta-trice et dégradante, la cruauté perverse ou lahaine meurtrière, nous les admettons depuistoujours comme des figures du mal, contrelesquelles se battent les systèmes de moraledepuis des temps immémoriaux. La forme dumal qui nous stupéfie, c’est celle qui met lesformes familières de la société moderne bienhuilée, l’efficacité de son organisation indus-trielle et de son administration rationnelle, lesprogrès de l’instruction et de la productiond’idées, au service d’un projet monstrueux auregard de toutes les convictions qui lui étaientaccoutumées. Le délire est fait du même sub-strat que celui de notre existence quotidienne.Il y a dans la rationalité corrompue un bascu-

lement du normal au monstrueux sans qu’il yait discontinuité : dans le clivage mental etmoral des hauts fonctionnaires de l’adminis-tration qui organisaient l’industrie de mort,des juristes qui faisaient fonctionner le droitpour produire du racisme bien codifié, desmédecins qui prétendaient servir le progrès etl’assainissement de la société en éliminant desvies humaines.

Ce qui a été solution devient problème.

Nous sommes dans une conjoncture tout àfait particulière, où nous sommes encore agispar des réflexes enracinés dans les temps delutte contre le silence, pour l’établissementd’une vérité mal acceptée ou méconnue,contre des gens qui s’acharnaient à la nier, ouà la contourner. Cela fait bien dix ans, auxalentours de 1995 et du cinquantième anni-versaire de la libération d’Auschwitz, qu’onpouvait commencer à sentir l’inflexion detendance, du silence au martèlement ; le ren-versement n’est devenu manifeste qu’aumoment du soixantième anniversaire. Il enva ainsi et c’est sans doute une fatalité denotre condition historique, que les solutionsà un problème deviennent rapidement lasource de problèmes nouveaux, sans que lespremiers aient été complètement maîtrisés,ce qui oblige à lutter sur des fronts multipleset à se garder de maux contraires. C’est queles militances sont entraînées par l’inertie deleur propre dynamique, lancées sur leurs tra-jectoires initiales, et prennent rarement àtemps la mesure des changements accomplisgrâce à leur action même. Les dispositifs lut-tent contre le silence et l’oubli, veulent gagnerla bataille de la masse. Des problèmes appa-raissent alors, au croisement entre le pro-blème de fond de cette transmission et lesartefacts produits par les excès de cette même

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transmission : entre la charge d’angoissequ’elle peut, qu’elle devrait engendrer et lesformes de culture de masse qu’on lui donnedans cette volonté de diffuser le plus possible,le plus fort possible.

Si nous nous souvenons de quelques-uns desproblèmes auxquels les combats des années60-70 se sont attelés, avec de vrais succès,nous pouvons mesurer, en regard, combienles difficultés se sont déplacées, au point des’inverser.

OUBLI, SATURATION, SIDÉRATION

On craignait l’oubli ; on est au contraire prisdans le risque d’une saturation, d’une obses-sion envahissante, d’une sidération. Enten-dons-nous. C’est très tôt qu’on a parlé desaturation – en fait, dès le début de la guerrefroide : «on ne va pas traîner ce passé fâcheuxalors que des enjeux majeurs imposent leururgence», disaient tous ceux qui avaient inté-rêt à tourner la page! Alors, le discours sur lasaturation a toujours paru un peu suspect…En Allemagne, ça passe très mal et ça créeimmanquablement un scandale.

C’est pourquoi lorsque certains ont com-mencé à alerter en disant qu’on en faisaitnon pas trop, mais trop dans des formes malajustées, ils ont généralement été mal com-pris. C’est que nous avons tous été pris àrevers, tant il avait fallu lutter contre lesilence officiel. Mais justement, grâce à cettelutte, et parce que le temps a accompli sonœuvre de mise en perspective, nous sommesdans une tout autre conjoncture. Où la caco-phonie bruyante risque de jouer d’aussimauvais tours que le refoulement et lesilence. Le problème n’est pas trop ou pas

assez, il est celui de la justesse, il est devenuqualitatif.

Il faut regarder les faits en face : les élèvesreçoivent un message massif et surtout répéti-tif sur Auschwitz, à travers l’école, la télévi-sion, le cinéma, les références dans le discourspublic. Et ils peuvent exprimer une lassitude,voire un rejet. La saturation vient de la répéti-tion sans subtilité et sans approfondissement.Le rejet se produit dans ce contexte, et il suffitalors soit d’une maladresse pédagogique, soitd’un sentiment d’injustice dû à toutes sortesd’interférences, dont évidemment celle duconflit israélo-palestinien, pour que les espritsse ferment.

BANALISATION, SACRALISATION

On craignait la banalisation; c’est ce qui a faitabandonner le terme de «génocide» parce quele vocable avait tendance à s’utiliser au sens demassacre, lui préférant le terme de Shoah, qui,par son étrangeté, place le phénomène endehors des temps et des lieux. Mais en fait ona eu une surenchère dans la sacralisation, c’est-à-dire la banalisation d’un registre sacralisant,étalé sans modération et dépourvu de finesse.Les mots se dérobent sans cesse; du coup onles multiplie sans sobriété et, d’une euphémi-sation et d’une minimisation qui étaient inac-ceptables, on est passé à une sacralisationconvenue. Les mots semblant trop faibles, onpasse aux images, à la fois traumatisantes etbanalisées. Comment faire avec une telle situa-tion? Que peut produire cette rencontre para-doxale? Il me semble inévitable qu’une telleconjonction produise, notamment chez lesadolescents, des réactions de mise à distance:de l’ironie, du jeu, des plaisanteries, qui jouentavec le poncif, et qui en font un motif gro-

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tesque. C’est ainsi qu’il faut interpréter lesréactions de ces jeunes qui crient « auxdouches » devant un comédien jouant undéporté dans une pièce de théâtre de qualitémédiocre, dans un contexte à la fois solennel,tendu et de mauvais goût; des images de char-nier étaient projetées à des adolescents, quiprenaient en pleine figure, et dans l’impudeurd’un partage collectif, des images de corps-matière propres à les déstabiliser. C’est setromper de problème de voir dans ces réac-tions, typiques des groupes d’adolescents, unproblème d’antisémitisme. On peut travailleravec les jeunes sur ces réactions effectivementinappropriées, les aider à prendre de la dis-tance, à comprendre la complexité des émo-tions qu’ils mobilisent dans leurs quolibets ; lamaladresse consiste souvent à s’indigner et àcontre-attaquer en rajoutant une couche depropos sacralisants et convenus.

On sent à la fois l’intérêt des élèves, et le risquede saturation, du fait de cette banalisation-sacralisation. Pourtant, loin des effets de sidé-ration par les images-chocs, il y a certaine-ment de quoi occuper longtemps et sansépuiser le sujet, si l’on approfondit toutel’énigme de l’enrôlement des hommes ordi-naires dans un crime de masse, et l’impuis-sance de toute une société moderne, instruite,éduquée selon de hautes exigences morales, àrésister à une folie suicidaire autant quemeurtrière. Mais l’approfondissement exigedes analyses précises, la sobriété d’investiga-tions sans emphase ni moralisme.

UNICITÉ ET CONCURRENCE DES VICTIMES

Il a fallu longtemps pour que soit reconnue laplace singulière du génocide dans les crimes

du nazisme et sa spécificité au regard d’autresactions meurtrières de masse. Jean-MichelChaumont a bien montré que c’est de cettedifficulté et de ce long retard que vient l’insis-tance sur le caractère unique du génocide, quis’exprime dans l’expression « unicité de laShoah» 2. Mais l’insistance n’est pas dénuée demaladresse et suscite l’indignation irritée detous les groupes qui entendent par là le dénide leurs propres souffrances. On est doncpassé d’un plaidoyer difficile, qui luttaitcontre une banalisation, contre une sous-esti-mation de l’événement à un dispositif pro-fondément malsain : un dispositif mémorielexceptionnel proclame l’unicité de la Shoah,semble attaché à défendre une sorte de privi-lège dans la souffrance et une suprématiedans l’ordre des victimes, au nom de cetteexceptionnalité. La « réussite » politique dudispositif mémoriel fait des émules, suscite del’envie, du ressentiment, du mimétisme 3. Ceque résume l’expression « concurrence desvictimes», si bien trouvée.

À mon sens, il y a bien une unicité de laShoah, mais qu’on n’arrivera pas à expliqueren partant des victimes (les six millions demorts, la radicalité meurtrière de l’antisémi-tisme). Considérés du point de vue des vic-times, tous les crimes sont des catastrophesabsolues et ce n’est pas la quantité des morts,la durée ou l’atrocité des supplices qui feront

2 Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes.Génocides, identité, reconnaissance, Paris, La Décou-verte-poche, 1997.3 Sur les développements récents de cette concurrence etsur les conflits de mémoire, je me permets de renvoyer àun article personnel et à une table ronde :http://www.communautarisme.net/Table-ronde-les-lois-de-memoire-contestations,-justifications-Argu-ments-pour-un-debat-de-fond-_a670.htmlhttp://www.communautarisme.net/Le-fait-colonial,-les-lois-de-memoire-et-l-enseignement_a681.html

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la différence dans une comptabilité macabre.On comprend, face à ces défenses dérisoires,que soient ulcérés des descendants d’autresvictimes, qui ont l’impression de s’entendredire que leurs morts à eux ne sont pas des vic-times aussi intéressantes du point de vue del’histoire de l’humanité. Ainsi de l’esclavage. Àmon sens, l’unicité se situe ailleurs, et la spéci-ficité nous sollicite autrement, du côté des res-ponsabilités et non pas du côté des victimes.

VICTIMES ET FASCINATION

C’est en sortant de la centration sur les vic-times qu’on pourra approfondir l’énigme desquestions posées par cette mémoire angois-sante. La plupart des problèmes décrits plushaut sont très liés à l’excessive centration surles victimes, certes nécessaire dans un premiertemps, mais qui ne peut pas faire le tout d’uneétude. On est passé d’un déni (qui s’exprimaitpar exemple dans le refus de considérer lecaractère juif de certaines des victimes, et dereconnaître la différence de traitement entreeux) à une obsession judéocentrée, avec unefascination pour la victime juive qui tient par-fois de l’inversion de l’antisémitisme en philo-sémitisme.

Il a fallu beaucoup de temps pour faireadmettre la spécificité de ce qui avait été subipar les Juifs, qu’il y avait déporté et déporté,que le génocide relevait d’une autre logiqueque celles de la terreur politique, de la répres-sion et de la guerre. Les distinctions sontdésormais bien passées chez les enseignants,qui font la différence entre camps de concen-tration et camps d’extermination. De ce pointde vue, on ne peut qu’être admiratif devant letravail de formation accompli. De même, on apris conscience avec finesse qu’il fallait indivi-

dualiser les personnes détruites, leur redonnervie, nom, singularité dans le récit qui relateleur histoire, pour les sortir de l’anonymatdépersonnalisant qui était l’œuvre du systèmed’encadrement menant à l’extermination.

Mais à trop commémorer sans beaucoup étu-dier, on tend à produire une fascination àl’égard des victimes visant à susciter l’identifi-cation, la compassion, l’horreur, le refus dumal. Il y a une expérience suffisammentimportante pour qu’on puisse faire la diffé-rence entre prise en compte sensible et parti-cularisante des victimes et victimisme com-plaisant, dolorisme paresseux assez indifférenten fin de compte aux processus concrets, auxréalités humaines diverses. Un lieu comme leMémorial d’Izieu est tout entier construit surla présence des victimes et tout y est subtil,émouvant, sobre. Mais le dispositif d’accueilrebondit sur l’émotion pour proposer toutessortes d’études qui approfondissent la com-préhension dans toutes les directions, permet-tant toutes sortes de développements.

Il y a une mesure subtile à trouver ; le dolo-risme est toujours un risque dans une cultureà fond chrétien, fascinée par la souffrance, quidonne le sentiment de conférer de l’autorité àla souffrance. Le risque est de ne percevoir lesgens que comme victimes innocentes oubourreaux, d’écraser les différences, de s’entenir à une perception irrationnelle de cettehistoire. C’est peut-être dû à la pression de laproblématique morale, prémunir les jeunesdu mal raciste et antisémite, cette préventionétant elle-même conçue comme la contem-plation de la souffrance subie par la victime,jusqu’à l’identification. Il y a là une sorte depostulat implicite jamais totalement avouécomme tel, mais agissant. Le problème d’unetelle identification, c’est qu’elle produit des

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effets des plus incertains, car le psychismehumain n’est pas une mécanique.

Une des grosses difficultés dans cette clôturedu récit sur Auschwitz, les victimes, leur souf-france, c’est qu’elle rend très mal compte de laraison profonde pour laquelle nous sommesobnubilés par cette histoire, et cela alimenteles ressentiments dans les phénomènes deconcurrence de victimes. Pourquoi pleurez-vous sur ces morts-ci, en restant indifférents àces morts-là, les nôtres ? On ne trouverajamais la raison du statut exceptionnel de laShoah dans la conscience contemporaine enscrutant ce qu’ont enduré les victimes, en lesdécomptant ou en détaillant l’étendue deleurs souffrances. Du point de vue des vic-times et de leurs descendants, tous les mas-sacres sont équivalents, et le pire est celui quitouche la personne qui vous est proche. Si l’onveut comprendre pourquoi c’est ce fantôme-ci qui nous hante, il faut aller voir du côté desresponsables, exécuteurs et témoins, desconfigurations de pouvoir et d’idéologie, brefdu côté de la politique.

Il faut évidemment, ce qu’on a longtempsomis, s’intéresser aux victimes – à la spécifi-cité du génocide des Juifs, mais aussi auxdiverses catégories visées par l’eugénismenazi. Reste que la question majeure posée parla Shoah, ce n’est pas celle de l’être juif et dessouffrances juives, c’est celle de nos sociétés,de leur imaginaire et de leurs fonctionne-ments, dès lors que nous avons expérimenté,de la pire manière qui soit, que la civilisationn’empêchait pas la barbarie, mais en permet-tait des formes nouvelles et redoutables. Créa-tivité moderne et perverse, contre laquellenous n’avons pas créé de formule sûre de pro-tection. C’est là l’énigme qui requiert notreeffort d’élucidation rationnelle ; nous devons

nous attacher à scruter les processus qui ontenrôlé toute une population, allemande, maisaussi européenne, comme « exécuteurs ettémoins». Le livre de Primo Levi a presqueacquis le statut de classique; j’ai été aussi trèsmarquée par deux récits du côté de la sociétéallemande, le journal de Victor Klemperer 4 etle récit de Sebastian Haffner 5.

Bien sûr qu’un mal irréparable a été subi par lesJuifs et il faut en tenir compte si l’on veut com-prendre ce qui est arrivé par la suite, notam-ment avec la création de l’État d’Israël; mais sic’est le message principal qui passe, on nepourra pas empêcher les jeunes originaires depopulations qui ont été elles aussi malmenéesde croire que tout ce dispositif mémoriel est dela propagande officielle, au service des intérêtssionistes. Un certain nombre de professeurs nesont pas loin de le penser! On perd ses forces àles blâmer. Il est urgent d’établir toutes lesmises au point nécessaires, mais en se méfiantaussi de la logique de cette centration exclusivesur les victimes. Dans ce contexte, en rajoutanttoujours plus de victimisme à la contestationde la suprématie des victimes de la Shoah, àsurtout viser une forme de choc moral, en s’ef-forçant avant tout de transmettre de l’indigna-tion horrifiée, on risque le retournement de lasidération en rejet.

On peut se demander, de ce point de vue,pourquoi une pratique aussi évidemment ris-quée que le voyage de classe à Auschwitz, auxeffets si peu maîtrisables, a pu s’imposercomme la norme de ce qu’il faut faire pourlutter contre l’antisémitisme. La conviction

4 Victor Klemperer, Journal, Tome 1. Mes Soldats depapier 1933-1941. Tome 2. Je veux témoigner jusqu’aubout 1942-1945, Paris, Seuil, 2000.5 Sébastian Haffner, Histoire d’un Allemand, traduit del’allemand par Brigitte Hébert, Paris, Actes Sud, 2002.

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s’est imposée en dehors de toute délibérationque la bonne façon de lutter contre le racismeest de produire un choc moral en mettantsous les yeux de tous l’horreur des campsd’extermination. Comment ce voyage en lui-même si peu porteur de contenu cognitifautre qu’un choc de l’imagination, en formede pèlerinage de masse, a-t-il pu s’imposercomme suprêmement formateur pour dejeunes élèves? Pratiqué comme une excursionà Lourdes, organisé comme une journée-express en charter, il pose un défi au bon senset au rationalisme dont notre système d’en-seignement est supposé faire partager lesvaleurs et les méthodes. Espère-t-on vraimentque voir ces bâtisses et ces traces macabres, selaisser pénétrer par l’esprit du lieu, provo-quera une sorte de grâce antiraciste?

J’admets que quelques voyages exceptionnel-lement motivés et préparés peuvent être l’oc-casion d’un travail remarquable, et c’est pour-quoi un tel voyage peut se justifier.Exceptionnellement, pas comme une pratiquede masse. Pour la plupart des classes, il y abeaucoup plus simple et plus fécond dansd’autres lieux de mémoire plus accessibles,notamment tous ces musées de la résistance etde la déportation qui soutiennent les actionsde leur compétence pédagogique et peuventalimenter une réflexion sur la durée. Et mêmedans ce cas, d’une motivation remarquable,capable de s’investir dans un projet bien pré-paré, pour un voyage d’étude approfondi, jesuis convaincue qu’alors, infiniment plusadapté aux fins de l’école que la visite d’Au-schwitz, serait le voyage à Berlin, cette villeextraordinaire de musées, de chantiers, delieux de mémoire, où se lisent toutes les cica-trices du siècle 6. L’Office franco-allemand

pour la jeunesse a soutenu des projets remar-quables, qui impliquaient aussi de jeunes Alle-mands. Rien que le musée juif, qui permet dedécouvrir les sociétés juives ashkénazesenglouties, mérite le déplacement, car la fasci-nation pour les victimes pousse rarement l’ef-fort jusqu’à faire connaissance avec les vies desvictimes, leurs sociétés, leurs activités, leurscultures. À tous points de vue, un tel voyageserait plus instructif, plus éducatif, plus fécondque ces voyages-pélerinages; pas moins émou-vant, mais plus politique, plus au contactd’une société réelle.

La lutte contre l’antisémitisme est ardue, la cléd’une éducation qui prémunirait du racismeest encore à trouver. Mais les formes actuellesde sensibilisation, où l’on joue avec les jeunesdes ressources de l’émotion et de l’identifica-tion, ne sont peut-être pas de nature à favori-ser les attitudes requises. Il semble, c’est unehypothèse qui vient de discussions avec desresponsables de programmes pédagogiquesdans les musées, que les visites sont mieuxsupportées, la découverte des faits les pluschoquants mieux tolérée, lorsqu’une porte desortie en termes d’action réparatrice est don-née, qui permette une identification à desfigures de résistants, juifs ou non-juifs, parexemple. Cela ouvre la palette des personnesimpliquées et des positions, des comporte-ments et des actions ; et en pratique, cela éviteles positionnements en termes identitairesdans un contexte de tension.

UN ANTISÉMITISME DEVENU TRÈSCOMPLEXE

En tout état de cause, tout se passe actuelle-ment comme si le victimisme sacralisant dansla transmission de la Shoah entrait en mélange

6 Régine Robin, Berlin chantiers, Essai sur les passés fra-giles, Paris, Stock, 2001.

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détonnant avec les images des violences exercées dans les territoires palestiniens à unepopulation civile démunie. Il ne faut pasrabattre la situation présente sur le passé, etles professeurs ont besoin de toute leur ratio-nalité pour distinguer les temps et leslogiques qui s’enchaînent dans une situationd’une tragique complexité, et de tout leur artpédagogique pour déjouer les préjugés. Maisils travaillent dans un contexte d’actualité oùil est impossible que l’imagination ne fassepas des surimpressions indues, qui favoriseun antisémitisme d’un genre nouveau.

Du fait de ces surimpressions entre présentet passé, du fait de la réussite des politiquesmémorielles et de l’envie qu’elle suscite, onse retrouve dans un dispositif dangereux.Les Juifs sont l’objet d’une fascination réver-sible, parce qu’ils suscitent dans l’indistinc-tion d’une unité factice (les Juifs) toutessortes de sentiments violents : pitié, effroi,sentiment de honte, culpabilité, du côté dela mémoire de la Shoah, envie, admiration,rage, sentiment d’injustice, colère, du côtédes événements contemporains. Qui n’a pasentendu que « les victimes d’hier sont deve-nues les bourreaux d’aujourd’hui ? » C’estbien sûr idiot, ne serait-ce que parce que cene sont pas les mêmes personnes ; ce n’estpas non plus du tout la même situation,même si on la juge scandaleuse ; mais c’estune mise en forme inévitable de ce qui esttransmis, dans des visions de l’histoire pha-gocytées par le moralisme, où n’existent plusque des figures de victimes innocentes, debourreaux cruels, de justes courageux…

La mémoire de la Shoah se voulait la piècemaîtresse d’une lutte contre l’antisémitismeet contre tous les racismes. Elle devient de cepoint de vue très ambivalente.

DU MYTHE RÉSISTANTIALISTE À L’OUBLI DE LA RÉSISTANCE

Le victimisme qui s’est épanoui ces dernièresannées a eu tendance à minorer la place de laRésistance dans l’enseignement et c’est trèsdommageable d’un point de vue pédago-gique, aussi bien que d’un point de vue devérité.

Il faut éviter de se laisser capter par la sidéra-tion, la fascination à l’égard des victimes. S’im-pose l’image d’une réalité morale hors dutemps, où s’affrontent face à face le bourreausanguinaire et la victime exsangue, gommanttoute la zone grise et faisant croire qu’à cetteépoque, les jeux étaient clairs, les choix évi-dents (contrairement à aujourd’hui, où toutest confus). Dans un scénario comme celui-cichacun peut aisément s’imaginer résistantdans un élan scandalisé. C’est une visionmythique de ce temps-là, qui nous dispense dereconnaître en quoi les forces et les processusd’alors ont leurs équivalents aujourd’hui. Cedont il convient de se garder et qui nousmenace, c’est d’une transmission qui fige despersonnages de mélodrame et qui essentialisedes figures : des bons, des méchants, desbrutes, des profiteurs, des victimes innocentes,des héros, des salauds… De ce point de vue, jetrouve une grande vertu pédagogique à unlivre de Tzvetan Todorov 7 qui décortique lesauvetage des Juifs bulgares, parce qu’il restituela pluralité d’actes divers, par toutes sortesd’acteurs, chacun à sa place, agissant dans l’in-certitude, dans des logiques multiples, et quientrent en phase dans un processus vertueux,à l’inverse du processus catastrophique.

7 Tzvetan Todorov (textes réunis et commentés par), Lafragilité du bien : le sauvetage des Juifs bulgares, traduit dubulgare par Marie Vrinat et Irène Kristeva, Paris, Albin-Michel, 1999.

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Dans la mesure même où l’on assigne à cetenseignement des finalités de formationmorale, et c’est de toute façon impossible àéluder, la Résistance est essentielle, très au-delà de l’importance réelle qu’elle a eue dansla Libération. Certes, il a fallu dépasser lemoment du mythe résistantialiste, qui enFrance a tellement fait pour sauvegarder unecertaine estime de soi au moment de lareconstruction de l’après-guerre. Il nous afallu également dépasser le moment du mytheinverse, d’une France collaborationniste. Letemps serait bien venu de remettre la Résis-tance à l’honneur, sans oublier les résistancesjuives et les résistances allemandes, sansmythe, sans exagération, peut-être d’unefaçon plus problématisée, plus centrée sur lesactes, les logiques de choix, les contraintes desituation, et moins sur les figures héroïquessupposées bonnes ou les figures mauvaises.Nous ferons des analyses plus subtiles aussibien des fautes que des héroïsmes, en nousreplaçant au point de réflexion sur lequel j’aiplusieurs fois insisté, du côté d’une sociétéd’hommes ordinaires, pris dans des situationspeu claires, et devant qui s’ouvrent chaquejour des possibles ambigus, des choix d’actionparfois étroitement définis, des conflits deloyauté et des conflits de valeur. C’est tout unchamp qui devrait s’ouvrir à la réflexionpédagogique, pour une éducation moraleassumée comme telle, et pour une transmis-sion d’histoire qui soit porteuse d’avenir enmême temps que vraie.

N’est-ce pas de toute façon ce que nous visonslorsque nous répétons : «plus jamais ça»?

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En France, la loi du 23 février 2005 «portantreconnaissance de la Nation et contributionnationale en faveur des Français rapatriés» afait l’unanimité des historiens et des cher-cheurs contre elle. Il faut dire que sonarticle 4 stipulait que « les programmes derecherche universitaire accordent à l’histoire dela présence française outre-mer, notamment enAfrique du Nord, la place qu’elle mérite», maissurtout, ce qui était encore plus grave, que« les programmes scolaires reconnaissent enparticulier le rôle positif de la présence fran-çaise outre-mer, notamment en Afrique duNord, et accordent à l’histoire et aux sacrificesdes combattants de l’armée française issus deces territoires la place éminente à laquelle ilsont droit.»

Un tel article, dont le président Chirac a heu-reusement demandé l’abrogation quelquesmois plus tard sous la pression de nom-breuses protestations, posait vraiment pro-blème dans une démocratie digne de ce nomen attribuant au législateur le pouvoir d’éta-blir une interprétation et de porter ainsi unjugement définitif sur un fait d’histoire. Il n’adonc pas manqué de susciter des réactions.

La première est venue d’historiens commeClaude Liauzu ou Gérard Noiriel qui ontalarmé leurs collègues et la société civile surune loi inique dont l’adoption, il faut bien ledire, était passée un peu inaperçue.

«Il faut abroger d’urgence cette loi, déclaraient-ils 1,• parce qu’elle impose une histoire officielle,

contraire à la neutralité scolaire et au respectde la liberté de pensée qui sont au cœur de lalaïcité,

• parce que, en ne retenant que le « rôle posi-tif » de la colonisation, elle impose un men-songe officiel sur des crimes, sur des mas-sacres allant parfois jusqu’au génocide, surl’esclavage, sur le racisme hérité de ce passé,

• parce qu’elle légalise un communautarismenationaliste suscitant en réaction le commu-nautarisme de groupes ainsi interdits de toutpassé.

Les historiens ont une responsabilité particu-lière pour promouvoir des recherches et unenseignement :• qui confèrent à la colonisation et à l’immi-

gration, à la pluralité qui en résulte, touteleur place,

• qui, par un travail en commun, par uneconfrontation entre les historiens des sociétésimpliquées rendent compte de la complexitéde ces phénomènes,

• qui s’assignent pour tâche l’explication desprocessus tendant vers un monde à la fois deplus en plus unifié et divisé.»

LA DÉMOCRATIE, LES USAGES PUBLICS DE L’HISTOIRE ET LES LOIS MÉMORIELLES

CHARLES HEIMBERG, IFMES & UNIVERSITÉ DE GENÈVE

1 Voir Le Monde du 13 avril 2005.

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Quelques mois plus tard, après que l’Assem-blée nationale eut confirmé cette décision etque l’inquiétude des historiens eut encore étérenforcée par un procès intenté à leur collègueOlivier Pétré-Grenouilleau 2, de nouvellespétitions sont apparues.

Tout d’abord, une pétition Liberté pour l’his-toire ! a été lancée début décembre 2005 pardix-neuf historiens parmi lesquels PierreVidal-Naquet, Antoire Prost, Jean-Pierre Ver-nant, mais aussi Pierre Nora, Jean-JacquesBecker, Alain Decaux, Françoise Chanderna-gor, etc. Constatant que «des articles de loissuccessives notamment lois du 13 juillet 1990,du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001, du23 février 2005 ont restreint la liberté de l’histo-rien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’ildoit chercher et ce qu’il doit trouver, lui ontprescrit des méthodes et posé des limites», ilsont exigé l’abrogation de toutes ces lois.

Quelles sont ces lois ? La loi Gayssot du13 juillet 1990 introduit à propos de la pressele principe selon lequel « seront punis despeines prévues par le sixième alinéa del’article 24 ceux qui auront contesté, par un desmoyens énoncés à l’article 23, l’existence d’unou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ilssont définis par l’article 6 du statut du tribunalmilitaire international annexé à l’accord deLondres du 8 août 1945 ». Elle vise donc lenégationnisme et son expression dans l’espacepublic. La loi du 29 janvier 2001 «reconnaît

publiquement le Génocide arménien de 1915».Celle du 21 mai de la même année, la loi Tau-bira, «reconnaît que la traite négrière transat-lantique ainsi que la traite dans l’océan Indiend’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrésà partir du XVe siècle, aux Amériques et auxCaraïbes, dans l’océan Indien et en Europecontre les populations africaines, amérin-diennes, malgaches et indiennes constituent uncrime contre l’humanité». Elle précise que «lesprogrammes scolaires et les programmes derecherche en histoire et en sciences humainesaccorderont à la traite négrière et à l’esclavage laplace conséquente qu’ils méritent».

Fallait-il mettre toutes ces lois sur le mêmeplan? Au cours du même mois de décembre,une contre-pétition d’historiens, emmenéspar Yves Ternon, a été lancée pour faire la dif-férence entre la loi discutable de février 2005et les autres, qui n’empêchent nullement larecherche, se réfèrent au droit international etne prescrivent pas des opinions. L’associationClionautes, des enseignants d’histoire intéres-sés à l’utilisation des ressources d’Internet, apublié une autre pétition dans laquelle il estconstaté que «comme enseignants d’histoire,nous savons trop quels sont les régimes qui ontvoulu encadrer ou faire taire notre discipline.Dans une démocratie, l’histoire ne s’écrit ni nes’enseigne dans les tribunaux ou au Parlement.L’historien doit pouvoir chercher librement, leprofesseur d’histoire enseigner librement, àl’abri de toute pression». Ces pétitions ont biensûr exigé l’abrogation de l’article 4 de la loi defévrier 2005, mais pas celle des autres lois.Dans Le Monde du 24 décembre, Henri Roussoa lui aussi insisté sur le caractère spécifique dunégationnisme, s’étonnant que l’on puissemettre la question de l’esclavagisme sur lemême plan que les autres compte tenu du faitqu’elle était beaucoup plus ancienne. Par

2 Il a été assigné devant le Tribunal de grande instance deParis par le collectif des Antillais-Guyanais-Réunionnaispour une interview au Journal du dimanche du 12 juin2005 où il a nié le «caractère génocidaire» de l’esclava-gisme, le but des esclavagistes ayant été a priori de trans-porter la main-d’œuvre servile, non de l’éliminer. Sonanalyse de l’esclavage comme un «phénomène global»incluant traites atlantique, arabe et africaine, a égalementété contestée. La plainte a finalement été retirée.

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contre, ce même 24 décembre, Marianne apublié une autre pétition d’intellectuels, dontPaul Thibaud, Edgar Morin ou KrzystofPomian, qui ont exigé eux aussi l’abrogationde toutes les lois mémorielles. «L’incitation aucrime relève des tribunaux, ont-ils affirmé, iln’en va pas de même des opinions aberrantes.Celles-ci on les réfute ou on les dénonce. Quandon ne fait pas confiance à la liberté de débattre,le mot de république perd tout sens. C’est pour-quoi nous demandons l’abrogation de toutes leslois (Gayssot, Taubira, Accoyer…) qui ont pourobjet de limiter la liberté d’expression ou dequalifier des événements historiques».

Une autre réflexion plus nuancée, et finale-ment plus critique, est ensuite venue d’un«Collectif de vigilance face aux usages publicsde l’histoire» 3, le même qui avait déjà adoptéun Manifeste le 17 juin 2005 soulignant lanécessité de réfléchir et d’agir dans deuxdomaines prioritaires :

«1. L’enseignement de l’histoire. Le débat actuelsur l’histoire coloniale illustre un malaisebeaucoup plus général concernant l’ensei-gnement de notre discipline, et l’énormedécalage qui existe entre les avancées de larecherche et le contenu des programmes. Ilfaudrait commencer par établir un état deslieux, pour réduire le fossé entre recherche etenseignement, réfléchir à une élaborationplus démocratique et transparente des pro-grammes, pour que les différents courants dela recherche historique soient traités de façonéquitable.

2. Les usages de l’histoire dans l’espace public.Il va de soi que notre rôle n’est pas de régen-ter la mémoire. Nous ne nous considérons

pas comme des experts qui détiendraient laVérité sur le passé. Notre but est simplementde faire en sorte que les connaissances et lesquestionnements que nous produisons soientmis à la disposition de tous. Pour cela il fautouvrir une vaste réflexion sur les usagespublics de l’histoire, et proposer des solutionsqui permettront de résister plus efficacementaux tentatives d’instrumentalisation dupassé.»

Ce Collectif a lancé sa propre pétition, endécembre 2005, contre la loi de février. Unephrase en résume l’essentiel: «nous n’applique-rons pas cette loi scélérate». Il s’est par contreopposé à l’abrogation des autres lois, dévelop-pant à ce propos un point de vue original: «Sila représentation nationale est en droit de se pro-noncer pour éviter les dérives négationnistes ourendre compte d’une prise de conscience, certestardive, des méfaits de l’esclavage ou de la colo-nisation au nom de la Nation, de l’Empire oud’une République exclusive, il ne lui appar-tient pas de se prononcer sur la recherche etl’enseignement de l’histoire » 4. En outre, uneréflexion collective sur les usages publics del’histoire lui est parue indispensable.

Ces différents points de vue sont intéressants.Il est indéniable que l’histoire ne doit pas êtreécrite par les tribunaux. Et il est vrai quetoutes ces lois peuvent déboucher sur desabus dans ce sens. En outre, un Pierre Vidal-Naquet, récemment disparu, était bien sûrcrédible lorsqu’il affirmait que le négation-nisme devait être combattu par la critique etl’établissement de la vérité. La regrettéeMadeleine Rebérioux avait aussi pris une

3 Voir son site http://cvuh.free.fr/index.html

4 L’Humanité, 21 décembre 2005. Texte signé par GérardNoiriel, Michel Giraud, Nicolas Offenstatt et MichèleRiot-Sarcey.

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position similaire contre l’idée de confier «à laloi ce qui est de l’ordre du normatif et au jugechargé de son application la charge de dire lavérité en histoire alors que l’idée de vérité histo-rique récuse toute autorité officielle » 5. « Uneseule solution, connaître et faire connaître »,s’exclamait-elle. Mais un autre ancien prési-dent de la Ligue des droits de l’homme, HenriLeclerc, qui s’était opposé à l’époque de leuradoption à ces lois mémorielles, s’est parcontre récemment exprimé contre leur abro-gation dans le contexte actuel, à l’exceptionbien sûr de la loi de 2005. S’agissant de la loiGayssot, il constate par exemple que «main-tenant, ce texte est dans la loi, et nous ne pou-vons refuser de l’utiliser contre les personnages– qui ne sont d’ailleurs pas des historiens – quiproclament des mensonges à des fins politiquesévidentes» 6.

De tels engagements pétitionnaires voientparfois s’associer des personnalités très diffé-rentes. Ainsi, les défenseurs de l’abrogation del’ensemble de ces lois mémorielles le font-ilsvraiment tous dans la même perspective ?Qu’en est-il, par exemple, d’un académicien,Pierre Nora, la personnalité la plus médiatiséede cette revendication abrogative, alors qu’ilest à ce point préoccupé par le devenir duroman national qu’il s’est offusqué de la non-commémoration par la France de la victoired’Austerlitz7 ? Une telle célébration est-ellevraiment susceptible de préserver le respectde la prise en compte de la réalité des crimesde l’histoire humaine et de ce qu’ont véculeurs victimes? Par ailleurs, le négationnisme,qui n’est pas une opinion, mais une manifes-tation de l’antisémitisme le plus virulent, est-

il si anodin qu’il puisse être sous-estimé? Uneremise en cause de la loi Gayssot serait-ellevraiment pertinente, sur le plan symbolique,dans la conjoncture actuelle? Enfin, les histo-riens peuvent-ils se confiner dans la tourd’ivoire de leurs recherches?

En réalité, ces lois mémorielles ne sont pastoutes de même nature compte tenu de cequ’elles demandent. Ainsi, assurer une cer-taine place à la traite négrière dans les pro-grammes scolaires n’est pas une injonctionanalogue au fait de devoir reconnaître l’aspectpositif de la présence française outre-mer.Dans un cas, l’on dit de quoi parler, dansl’autre comment en parler.

Pour toutes ces raisons, les positions du «Col-lectif de vigilance face aux usages publics del’histoire» présentent l’intérêt de bien poser leproblème des fonctions sociales de l’histoire.Et de la responsabilité des historiens. Suite àune journée d’études et de débat organiséedébut mars 2006, il apparaît en plus que cettequerelle des lois mémorielles ne saurait seclore sur la seule abolition de l’article 4 de laloi de février 2005. Il subsiste en effet danscette loi des dispositions qui font problème.Notamment un article 3 qui instaure une Fon-dation pour la mémoire de la guerre d’Algérieet des combats du Maroc et de Tunisie. Iciencore, il s’agit de satisfaire les pressions d’uncamp, celui des associations de rapatriés et depieds-noirs, en instaurant une recherche et despratiques commémoratives conditionnées pardes a priori idéologiques, centrées sur uneseule catégorie de victimes8. Par ailleurs, lesquestions qui ont émergé dans l’espace publicà l’occasion de ce foisonnement pétitionnaire

5 Le Monde, 21 mai 1996.6 Claude Liauzu & Gilles Manceron (dir.), La colonisa-tion, la loi et l’histoire, Paris, Syllepse, 2006, p. 7.7 Le Monde, 13 décembre 2005.

8 Voir la prise de position de l’historienne Sylvie Thé-nault in Claude Liauzu & Gilles Manceron (dir.), op. cit.,pp. 48-49.

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continueront de se poser dans d’autres cir-constances, sur ces objets et sur d’autres, mon-trant la nécessité d’un véritable débat sur lestatut et les usages de l’histoire dans l’espacepublic.

Mais en quoi cette querelle franco-françaisedevrait-elle intéresser les historiens et lesenseignants d’histoire de la Suisse voisine ?Parce que certains rêvent ici aussi de mettrel’enseignement de l’histoire et la recherchesous la tutelle de leurs obsessions idéolo-giques. Comme nous l’avons déjà soulignédans la livraison précédente du Cartable deClio 9, une quarantaine de conseillers natio-naux de l’Union démocratique du centreavaient déposé, fin 2004, une interpellation auConseil fédéral pour exiger «qu’un enseigne-ment adéquat soit dispensé aux élèves leurtransmettant une image positive de la Suisse, deses cultures, de ses valeurs et de ses traditions».Pour sa part, l’UDC zurichoise a aussi tentéen 2006 de faire interdire la diffusion d’unmanuel scolaire consacré à la Suisse au tempsde la Seconde Guerre mondiale 10. Ces cen-seurs voudraient empêcher les enseignantsd’aborder avec leurs élèves des problèmescomme les renvois de réfugiés ou les relationséconomiques avec l’Allemagne national-socialiste. Pour l’instant, heureusement, leurspressions et leurs diktats ne prévalent pas.Mais ces menaces nous montrent combien laliberté de la recherche et de l’enseignementdans le domaine de l’histoire est un droitdémocratique auquel il nous faut réfléchir etqui doit absolument être défendu.

9 Le cartable de Clio, n° 5, 2005, pp. 209-212.10 Voir L’Hebdo, 9 mars 2006. L’ouvrage en question est dûà Barbara Bonhage, Peter Gautschi, Jan Hodel & GregorSpuhler, Hinschauen und Nachfragen. Die Schweiz und dieZeit des Nazionalsozialismus im Licht aktueller Fragen,Zurich, Lehrmittelverlag des Kantons Zurich, 2006.

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Les didactiques de l’histoire

Le cartable de Clio

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141Le cartable de Clio, n° 6 – La saveur des savoirs – 141-144

Organisé par le laboratoire CIVIIC de Rouen,un colloque a été consacré en mai 2006 authème du savoir et des acteurs de la forma-tion. Loin d’une déploration récurrente surdes disciplines scolaires paraissant « commedes enfermements qui [s’opposeraient] audynamisme d’une pensée conquérante », ils’agissait de rappeler qu’il n’y avait «pas depensée sans concepts, ni même d’observationsans théorie. Chaque discipline est une façond’ouvrir notre esprit à de nouveaux «mondes»(au sens que Karl Popper donnait à ce mot)».Dès lors, il vaut la peine de chercher à donnerà voir, et à construire, une « saveur » « desavoirs opératoires et vivants», de savoirs quisoient « extra-ordinaires » en ce sens qu’ilsrompent avec le sens commun.

L’atelier consacré aux savoirs et aux didac-tiques a porté, de manière croisée, sur diffé-rentes disciplines, mais en partant chaque foisde leur apport spécifique et de la manièredont leur apprentissage pouvait permettreaux élèves de sortir du sens commun. En effet,comme divers exemples l’ont montré (des-cription littéraire, classification des êtresvivants, périodisation de l’histoire humaine,etc.), la forme et les pratiques scolaires n’ontpas de propension naturelle à problématiserles savoirs et à rompre avec le sens commun. Ils’agit donc à la fois d’interroger la manièredont les savoirs scolaires se réfèrent auxrecherches scientifiques les plus récentes et la

faculté des méthodes d’apprentissage qui sontmobilisées de faire en sorte que les élèvesdeviennent les acteurs, mais aussi les auteurs,de leurs apprentissages.

Savoirs qui soient mis à jour, mais aussisavoirs susceptibles de faire construire dusens ; savoirs ouverts à la pluralité des pos-sibles, mais aussi et surtout à la possibilitéd’un questionnement supplémentaire : com-ment retrouver et mieux alimenter cettesaveur à l’école? Il faudrait d’abord parvenir àdépasser le fameux modèle dit « des 4R »,décrit par François Audigier, à propos d’uneposture pédagogique très dominante qui pré-tend enseigner des Résultats et la Réalité àpartir d’un Référent consensuel Refusanttoute dimension politique. Ce modèle asser-tatoire est particulièrement présent dans l’en-seignement de l’histoire où l’on ne tient guèrecompte de la diversité des configurations his-toriographiques. Quant à la prise en comptede savoirs aussi savants que savoureux, etinversement, peut-être serait-elle plus effec-tive en partant du concept de questions socia-lement vives, qui peuvent l’être pour la disci-pline étudiée, pour la société ou pour lesélèves. Mais pour cela, il faudrait mieux savoird’où les élèves partent avant de nous centreren priorité sur la forme scolaire.

Charles Heimberg

LA SAVEUR DES SAVOIRS : UN COLLOQUE À ROUEN SUR LES SAVOIRSET LES ACTEURS DE LA FORMATION

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TROIS QUESTIONS À JEAN-PIERREASTOLFI, professeur à l’Université deRouen et initiateur de ce colloque

En quoi l’accès des publics scolaires à la«saveur» des savoirs est-il aujourd’hui unenjeu de premier plan dans le champ desdidactiques?

L’un des principaux acquis de la didactique,c’est la remise en question de la « forme sco-laire» que prennent souvent les savoirs (GuyVincent). Celle-ci est devenue légitime par laforce d’une tradition qui l’a normalisée, etsurtout naturalisée. Le résultat c’est que lesdisciplines scolaires proposent des gammesd’activités, d’exercices, de problèmes, qui nesont sans doute pas dépourvues de valeur for-mative, mais auxquelles manque l’essentiel.Elles dispensent des savoirs qui sont simple-ment « propositionnels », selon le terme dePaul Delbos et Geneviève Jorion, c’est-à-direqui, à défaut d’être ni théoriques ni pratiques,se contentent d’énoncer des contenus sous laforme de propositions qui sont juxtaposéesplutôt que logiquement connectées. Commele dit si bien Georges Didi-Huberman, celarevient à «supprimer l’univers des questions auprofit de la mise en avant, optimiste jusqu’à latyrannie, d’un bataillon de réponses ». Ducoup, disparaît le caractère construit des dis-ciplines. Les élèves s’imaginent (et souventaussi hélas leurs professeurs), que celles-ci nefont que décrire la réalité objective, avec justece qu’il faut de vocabulaire spécialisé. Alorsqu’elles développent des concepts dont lafonction est de rompre avec le sens commun,de renouveler le regard porté sur le monde, delui conférer une nouvelle «saveur».

Les didactiques cherchent à restaurer la valeuropératoire des savoirs scolaires, quand toutes

les enquêtes montrent à quel point les élèvesles vivent d’une façon plus lunaire que solaire.Car le pouvoir interrogateur des disciplines,leur capacité à étonner, leur lot de surprises,permet de stimuler l’engagement dans lestâches didactiques avec plus d’efficacité quel’appel permanent mais désespéré à uneintrouvable «motivation».

La dimension disciplinaire de l’accès auxsavoirs et de leur appropriation par les élèvesest parfois présentée par les tenants de latransversalité comme une sorte de cloisonne-ment qui pourrait aller jusqu’à restreindrela fonction émancipatrice des apprentis-sages ; qu’en est-il en réalité?

C’est une vraie question, mais qui est souventmal posée. Elle est vraie puisque la finalité del’école ne relève pas d’un dressage visant lareproduction à l’identique des situationsd’apprentissage, mais bel et bien d’une«intention de mobilisation», comme dit Vin-cent Carette, afin que les savoirs et compé-tences puissent être réinvestis dans des situa-tions nouvelles. Mais l’illusion est de croirerésoudre ce difficile problème grâce à unetransversalité qui fasse l’économie des disci-plines, en permettant l’accès direct à des outilsde pensée généraux, transférables quels quesoient les contextes.

Bernard Rey a montré à quel point il s’agit làd’une conception naïve, et finalement erronéedu transfert. Celui-ci n’a rien de naturel, maissuppose au contraire ce qu’il appelle un«regard instruit» sur les choses. La fonctionpremière d’une discipline, c’est – au senspropre – de «discipliner» notre esprit, en luifournissant de nouveaux outils, en luiouvrant de nouveaux cheminements. Et lacondition pour cela, c’est de renoncer à la

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« tunique sans couture » de la connaissancedont rêvait Georges Gusdorf, pour accepterson caractère «régional». En fait, il n’y a pasvéritablement de «cloisons» entre les disci-plines, puisque chacune fonctionne commeun « îlot » de connaissance irréductible auxautres, en raison des concepts spécifiques quechacune élabore pour son propre compte. EtIsabelle Stengers nous a avertis : rien n’est pluspérilleux que les «concepts nomades». Maisnous recherchons malgré tout la synthèseparce qu’elle procure du bonheur, quandl’analyse nous plonge dans la douleur… !C’est pourquoi Gaston Bachelard disait quela «connaissance générale» est le premier desobstacles épistémologiques.

Chaque discipline, par ses exigences et sarigueur, nous transporte coûteusement dansun «nouveau monde». Elle est, certes, por-teuse d’une violence symbolique incontes-table, d’où des réticences compréhensibles.Mais si les médiations nécessaires fonction-nent, elle ouvre sur la «joie à l’école» chère àGeorges Snyders. De là vient la « fonctionémancipatrice» des savoirs que vous évoquez.Bien sûr, le risque existe de fermeture discipli-naire, et même d’autisme (!), mais ce n’est làqu’une dérive à combattre. Tout autant que ladérive opposée qui conçoit une transversalitémolle sans disciplines. Car justement, une dis-cipline c’est d’abord un regard roboratif surles choses jamais vues jusque-là de cette façon,faute de posséder les concepts adéquats.

N’y a-t-il pas lieu de redéfinir et de repenserles relations entre la sphère de la productionscientifique des savoirs et celle de leur trans-mission, le champ scolaire en particulier ?

On a longtemps vécu sur l’illusion que lescontenus enseignés étaient fidèles aux disci-

plines académiques dont ils se réclament,moyennant d’inévitables adaptations liées àl’âge des apprenants comme aux contraintestemporelles. Mais le concept de transpositiondidactique (Yves Chevallard) a clairementdémenti cette idée, par la mise en évidenced’une véritable rupture théorique entresavoirs savants et savoirs scolaires. Cette situa-tion est pour une part inévitable dans lamesure où elle est structurelle et systémique.Mais on ne peut pourtant en prendre com-plètement son parti, car le risque avéré estcelui d’une réification des savoirs scolaires.

La question me paraît être de savoir de quellefaçon on envisage le concept de transpositiondidactique. Celui-ci est souvent pensé d’unefaçon normative, dès lors qu’il décrirait les« lois» auxquelles doivent inévitablement seplier les contenus d’enseignement. Exit, dansce cas, la saveur des savoirs… puisqu’il nereste que des « grammaires des pratiques »définissant platement de l’« enseignable »(André Chervel). On retrouve ici la questioninitiale de la « forme scolaire». Je préfère voirfonctionner la transposition didactiquecomme un concept descriptif, qui alerte sanscontraindre, et qui permet de réguler la réno-vation des contenus d’une façon aussi exi-geante que lucide. Elle autorise alors la restau-ration d’une certaine « saveur des savoirs »(c’est l’exigence), tout en maintenant la vigi-lance critique face à la tendance dogmatiquelourde du système (c’est la lucidité).

C’est alors un lourd travail didactique fonda-mental de recomposition des savoirs qui estencore devant nous, pour chaque disciplineenseignée. Je suivrai ici Yves Chevallard lors-qu’il appelle à un «pacte d’instruction mobi-lisateur », nécessitant un immense travailtranspositif, selon une «didactique libérée du

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rapport rituel-fétichiste à des œuvres mori-bondes». On retrouve ici la problématique del’«élémentation» des savoirs, qui remonte àla Révolution, mais n’a guère avancé depuisdeux siècles, comme vient de le montrer lathèse magistrale d’Alain Trouvé. Mais pourCondorcet et Lakanal, les éléments ne sontpas les rudiments, l’élémentaire n’est pasl’abrégé. L’élémentation est une sorte de miseen bouche, une invite à accéder au fondementdes choses, même transposées, pas forcémentcompliquées, mais en se posant les «bonnesquestions » qui ne sont jamais les plus évi-dentes. L’abréviation relève plutôt du coupe-faim, puisqu’elle se contente d’un «smic deconnaissances» ou d’un «kit de survie», et lesrécents débats autour du « socle commun »ont montré à quel point l’on peine à sortir dessavoirs abrégés. Il reste à concevoir des conte-nus d’enseignement qui ouvrent l’intelligenceplutôt qu’ils ne résument le savoir. Bachelard(encore lui) ne disait-il pas que l’enseigne-ment des résultats de la science n’est pas unenseignement scientifique ? Voilà un pro-gramme de recherche à peine ébauché, enforme de défi à relever pour tous les contenusd’enseignement.

Propos recueillis par Charles Heimberg

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Le cartable de Clio, n° 4 – L’exemple de la Première Guerre mondiale – 145-146 145

Nul n’est besoin de rappeler le rôle des disci-plines scolaires, de l’histoire en particulier,dans la construction des connaissances et dusens critique. Mais pour qu’elles permettentl’accès à cette fameuse «saveur des savoirs»évoquée dans les pages précédentes, il estimportant qu’elles soient appréhendées dansleurs dimensions d’ouverture et de dépasse-ment du sens commun, en lien étroit etconstant avec l’évolution récente de larecherche académique et de ses constats.

Dans son «Recueil de stéréotypes autour duMoyen Âge», publié dans Le cartable de Clio de2004, Antonio Brusa avait fort justement misen évidence l’ampleur du décalage entre lescontenus d’histoire stéréotypés qui sont le plussouvent enseignés et les développementsrécents des études historiques sur le MoyenÂge. Il avait surtout introduit la notion de «sté-réotypes savants» en montrant que les conte-nus qui étaient majoritairement enseignés dansles écoles pouvaient reprendre sans autre desconceptions dépassées, bien qu’elles-mêmesforgées dans les universités au XIXe siècle.

La question du lien entre l’actualité de larecherche en histoire et les contenus de sonenseignement scolaire est donc posée ; elle faitpartir des préoccupations de notre revue.

Un exemple particulièrement intéressantnous est fourni par le thème de la Première

Guerre mondiale. Nous avons rendu comptel’an passé d’un colloque qui s’est déroulé àCraonne et Soissons et qui a proposé un pointde vue critique sur l’évolution dominante del’historiographie de cet événement. FrédéricRousseau, dans Le cartable de Clio de 2004,avait évoqué à ce propos la figure de Jean Nor-ton Cru et l’irruption des témoins dans laconstruction de l’histoire contemporaine. Enouverture du présent numéro, Antoine Prostprésente les trois configurations historiogra-phiques auxquelles a donné lieu la GrandeGuerre.

Mais dans quelle mesure est-il tenu comptede ces débats et de ces différents points de vuedans les pratiques scolaires? Et lorsque c’est lecas, sont-ils proposés aux élèves pour ce qu’ilssont, des débats et des points de vue, ou secontente-t-on de leur présenter l’un de ceux-ci comme un fait historique, une manière dedécrire la réalité du passé?

Nous publions ci-dessous deux contributionsde collègues de l’IUFM et de l’Université deNantes. Yannick Le Marec a enquêté sur lescontenus récents des manuels. Le mêmeauteur et Anne Vézier ont travaillé par ailleurssur les pratiques pédagogiques d’enseignantsde lycées. Ils ont cherché à savoir si desconcepts dans l’air du temps, à propos de laGrande Guerre, comme la «culture de guerre»ou la «brutalisation», étaient présentés aux

L’EXEMPLE DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE

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élèves de Première (17-18 ans) et faisaientl’objet d’un débat à caractère scientifique enclasse.

Une histoire scolaire qui entend permettreaux élèves de sortir du sens commun peut-elle rester en retrait de l’évolution récente dela recherche historienne ? L’objet d’unecontroverse parmi les chercheurs et les pro-fessionnels de l’histoire doit-il ou ne doit-ilpas être présenté comme un fait bien établien situation scolaire ? Ces questions pour-ront bien sûr être traitées autour d’autresthématiques de l’histoire humaine dans lesprochains numéros de notre revue.

La rédaction

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Le cartable de Clio, n° 6 – L’intégration des nouveaux savoirs dans les manuels d’histoire français – 147-159 147

Ce travail 1 se situe dans le cadre d’une inter-rogation plus générale sur les relations entrehistoriographie et écriture des manuels. Plu-sieurs études ont ouvert la voie d’une compa-raison entre ces deux domaines et notreobjectif est d’envisager les manuels à traversles contraintes des procédures d’écriture querencontrent leurs auteurs et que les textes pro-duits permettent de comprendre. Nous fai-sons en effet l’hypothèse que le mode detransposition qui régit les textes scolaires doitêtre pensé à travers les dispositifs qui permet-tent de comprendre l’inscription des savoirsdans les textes en général et qu’il faut pourcela s’intéresser aux travaux d’épistémologiede l’histoire qui peuvent nous fournir lesoutils d’analyse.

L’étude présente est faite à partir d’un corpusde huit manuels d’histoire français pour laclasse de Première (fin du secondaire). Ellecherche à comprendre les différentes modali-tés d’intégration d’éléments de savoirs histo-riques sur la Grande Guerre, cet événementmajeur de l’histoire mondiale. Dans le systèmescolaire français, les manuels constituent eneffet des propositions d’interprétation du pro-gramme et, même s’ils respectent un modèle

général de livre, ils disposent d’une libertéimportante dans la construction du texte, lechoix des documents, le questionnement.

Sur cette question de la Grande Guerre, l’his-toriographie récente a généré un débat dontnous avons essayé de cerner les prolongationsdans les manuels. De quelle manière lesmanuels de Première de 2003 ont-ils intégrédes notions comme celles de «brutalisation»,de «culture de guerre» ou encore de «consen-tement patriotique»? Il se trouve qu’insérerces notions dans les manuels scolaires, ce n’estpas seulement participer à une mise à jour dusavoir historique, c’est aussi prendre partidans un débat historiographique dont les élé-ments sont connus depuis 2000 et 2001.

Face à des notions qui n’apparaissent pas dansles programmes, les auteurs de manuel ontréagi de manière différente et leurs proposi-tions constituent une gamme d’intégration deces «nouveaux savoirs» et d’engagement plusou moins rigoureux dans ce débat.

L’article rendra d’abord compte du cadrethéorique utilisé pour soulever cette question,et donc lui donner sens, mais aussi pour sedoter d’outils de lecture et d’analyse desmanuels, notamment avec les notions de «tra-dition» et d’« innovation». Dans un second

L’INTÉGRATION DES NOUVEAUX SAVOIRS DANS LES MANUELS D’HISTOIRE FRANÇAIS : LE CAS DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE AU LYCÉE

YANNICK LE MAREC, MAÎTRE DE CONFÉRENCES EN HISTOIRE CONTEMPORAINE, CENTRE DE

RECHERCHE EN ÉDUCATION DE NANTES (CREN – UNIVERSITÉ DE NANTES), IUFM DE NANTES

1 Qui a d’abord été présenté au colloque international«Le manuel scolaire d’ici et d’ailleurs ; d’hier à demain»,Bibliothèque nationale du Québec, avril 2006.

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temps, il proposera une analyse des manuelsde Première autour des notions controverséesdu débat historiographique et, dans un troi-sième temps, il mettra en évidence quelquesproblèmes dans le traitement proposé par cer-tains manuels, notamment en termes decontradiction entre tradition et innovation.

1. LE CADRE THÉORIQUE DE LA RECHERCHE SUR L’ANALYSE DES MANUELS

Quels peuvent être les points d’appui pourconduire une analyse des manuels scolaires?Il est important de les préciser lorsqu’on saitla multiplicité des perspectives critiques dansce domaine. Celle qui est choisie ici est histo-riographique puisqu’il s’agit de comprendrel’origine et le sens des propositions formuléespar les manuels. Elle est aussi épistémolo-gique car il faut réfléchir à la nature dessavoirs proposés et aux conceptions de la dis-cipline qu’ils véhiculent. C’est ce que nousvoulons faire d’abord avec une revue desacquis de la didactique puis en construisantun cadre conceptuel.

1.1. Quelle analyse des manuels d’histoire ?

Depuis des décennies, en France, les manuelsscolaires font l’objet d’analyses les plusvariées, de la critique idéologique et à l’ana-lyse de contenu jusqu’aux recherches sur lesusages dans la classe 2. Un premier constatnous oblige à noter les différences entre le

livre de l’historien et le manuel scolaire. Letexte du manuel est formellement différent dutexte du livre d’histoire : pas de fragments, decitations directes et de notes infra-paginales.Cependant, il inclut des renvois aux docu-ments de la double page, les met le plus sou-vent en regard du texte de la leçon. À leurtour, les questions permettent de revenir autexte. Henri Moniot 3 a bien constaté la circu-larité possible de la lecture dans les manuelsscolaires d’histoire. Seulement possible parceque la diversité des usages autorisés par lemanuel, comme l’ignorance du texte de laleçon, peut générer des cheminements mul-tiples, plus ou moins heureux et performantsdu point de vue des apprentissages scolaires.

En 1994, Leduc, Marco-Alvarez et Le Pellecinterrogent les manuels de Quatrième et deSeconde sur leur «écriture d’un objet historiquetel que la journée du 14 juillet 1789 » poursavoir s’ils le font de la même manière que leshistoriens, tout en partant de l’observationque les historiens pratiquent eux-mêmes uneécriture différente. Ils concluent que l’écrituredes manuels scolaires relève d’une conceptionméthodique de l’histoire (au sens de l’Écoleméthodique française à la fin du XIXe et audébut du XXe siècle). On pourrait évoqueraussi ce savoir comme un «savoir proposition-nel», c’est-à-dire qui se contente d’énoncer descontenus, sous forme de propositions logique-ment connectées, ou encore, un savoir qui aeffacé les lignes de construction qui ont per-mis de l’élaborer, en bref, un savoir transposédans une forme scolaire.

Poursuivons la présentation des recherches surl’écriture des manuels avec l’étude de Brigitte2 Voir deux ouvrages récents: Éric Bruillard (dir.), Manuels

scolaires, regards croisés, Caen, CRDP Basse-Normandie,2005; et Monique Lebrun (dir.), Le manuel scolaire. Unoutil à multiples facettes, Montréal, Presses de l’Universitéde Québec, 2006.

3 Henri Moniot, Didactique de l’histoire, Paris, Nathan,1993.

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Gaïti concernant la fabrication d’une histoirepolitique de la 4e république 4. Elle constatequ’il existe au moins deux régimes d’écrituredes manuels scolaires qui correspondent à dessituations historiographiques différentes.Dans un premier cas, le champ historiogra-phique est balisé. Des savoirs scientifiquessont construits et discutés. Débats et contro-verses animent le champ et « les auteurs demanuels peuvent s’appuyer sur ces travaux,mettre en scène le débat historique pour échap-per à la critique» (p. 59). C’est la situation laplus courante mais Brigitte Gaïti observe qu’ilexiste aussi une autre situation où, parce queles programmes l’exigent, les auteurs demanuels doivent «occuper des terrains histo-riques peu discutés par les historiens, où domi-nent la parole de témoins «privilégiés», les sou-venirs des acteurs politiques dominants et lesrécits de journalistes » (p. 59). Pour BrigitteGaïti, la Quatrième République, inscrite auprogramme de Terminale, a longtempsconstitué la période d’une «histoire refroidie,terne, globalement consensuelle, une histoiredévaluée ». Elle repère dans les manuels de1998 une conception largement téléologiquede l’histoire, perméable à la demande socialequi se traduit par une impossibilité de com-prendre les pratiques parlementaires de cettepériode et se manifeste par une légitimationde son futur, la Cinquième République. C’estpourquoi, Gaïti parle d’une « histoire sousinfluence du futur» (p. 72).

L’exemple qui nous intéresse ici est un mixtede ces deux cas. La Grande Guerre constitueencore une période historiographiquechaude. La production de la recherche estcolossale et les débats nombreux et, pour cer-

tains, vigoureux 5. Pour autant, c’est une ques-tion fortement marquée par la mémoire, unemémoire sensible avec des exigences fortesdans le domaine de la commémoration, deslieux de mémoire, de l’histoire et de la littéra-ture. Autrement dit, sur ce terrain, l’histoireest fortement concurrencée par une mémoireinstallée. Au moment où disparaissent les der-niers témoins de ce conflit, il n’est pas sûr quel’histoire soit encore (ou déjà) en mesure dedonner le ton, de proposer des schèmes d’in-telligence du conflit sur lesquels puisse s’éta-blir un nouveau consensus social. Néan-moins, les débats historiographiques sur laGrande Guerre semblent séparer les histo-riens à la manière dont la question de l’inter-prétation de la Révolution française a pu lefaire. Dans les deux cas, des systèmes explica-tifs s’opposent et les débats s’organisentautour de quelques notions phares, embléma-tiques des choix opérés par les uns, ciblesd’une critique radicale pour les autres.

Étudiant la présentation de la Terreur, Marie-Christine Baquès a repéré les problèmes poséspar le choix des systèmes explicatifs dans lesmanuels de Seconde. Dans sa comparaisondes manuels d’histoire de 1987, 1993 et 1995puis ceux de 20016, elle s’interroge sur la cohé-rence interprétative des manuels notammententre texte et corpus documentaire. Elleconstate le plus souvent cette cohérence etparle même de redondance quand, alors que lejeu texte et documents pouvait le permettre, il

4 Brigitte Gaïti, «Les manuels scolaires et la fabricationd’une histoire politique. L’exemple de la IVe République»,Genèses, n° 44, septembre 2001, pp. 50-75.

5 Jean Birnbaum, «1914-1918, guerre de tranchées entrehistoriens», Le Monde, 11 mars 2006.6 Marie-Christine Baquès, «Mise en intrigue des manuelset évolution récente», in Marie-Christine Baquès, AnnieBruter & Nicole Tutiaux-Guillon, Pistes didactiques et chemins d’historiens, L’Harmattan, 2003, pp. 87-106; et« L’écriture des manuels d’histoire. L’exemple de la Première République », Le cartable de Clio, n° 3, 2003,pp. 179-189.

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n’y a pas d’ouverture sur une lecture pluriellede l’histoire. Mais, selon nous, son apport leplus important concerne l’analyse de l’appari-tion et de l’évolution d’un modèle interpréta-tif (ici la théorie des circonstances de la Révo-lution). Baquès montre que son entrée se faitprogressivement mais qu’en 1995 et surtouten 2001, la théorie des circonstances, élaboréedans un système explicatif de justification dela Terreur, rencontre l’importation d’une«doxa hostile à la violence de la révolution».L’incohérence s’installe quand il s’agit de jux-taposer des éléments aussi contradictoires. Àbien des égards, l’évolution de l’histoire de laGrande Guerre a généré des problèmes decette nature. Il s’agit donc de réfléchir à desoutils d’analyse de la situation.

1.2. Mise en intrigue, tradition et mise en livre

Pour Paul Ricœur 7, tout récit historique estcaractérisé par l’existence d’une mise enintrigue qu’il définit comme une configura-tion d’éléments hétérogènes (des person-nages, leurs actions, leurs raisonnementsmais aussi les circonstances, le contexte et lesrésultats de leurs actions). La mise en intriguepermet de faire entrer des morceaux de l’his-toire, des événements, des « incidents indivi-duels» dans l’histoire prise comme un tout.Elle en permet la synthèse. La mise enintrigue est la marque de fabrication d’unehistoire. Comme le dit Antoine Prost, au sujetde la Grande Guerre, «on ne construira pas lamême intrigue, si l’on prend en compte l’ar-rière, les femmes, les vieux, les enfants, ou sil’on se limite aux soldats. De même l’intrigue

des généraux n’est pas celle des simples soldats.Et l’histoire prendra un sens un peu différent sil’on décide de visiter les hôpitaux et les cime-tières ou si l’on se limite aux tranchées et auxministères» 8.

On peut se demander toutefois si cetteréflexion sur l’objet d’étude est suffisantepour penser la mise en intrigue. Non pasqu’en suivant les différentes propositions deProst, on ne construirait pas des intriguessuffisantes, mais parce qu’en amont, pourenvisager de changer ces objets, d’en penserl’intégration de nouveaux, il a bien fallu àl’historien se poser des questions, souvent enrupture avec la tradition, en opposition auxsavoirs précédents. Stéphane Audouin-Rou-zeau et Annette Becker expliquent plusieursfois dans leur ouvrage commun la nécessitéqu’ils ont eu de rompre avec la tradition his-toriographique française pour penser la vio-lence de guerre 9. Prost d’ailleurs parle del’existence d’un univers comme condition depossibilité d’une histoire. « Pour pouvoircommencer à écrire, l’historien doit s’êtredonné un univers dans lequel son histoire estpossible et intelligible » 10. Aussi, plus large-ment que la mise en intrigue, ce qui consti-tue les facteurs d’évolution d’une pensée his-torienne doit se comprendre en termes desystème explicatif qui est une combinaisondes références historiographiques de l’histo-rien, et particulièrement de la manière dontil se situe dans les débats sur la question qu’iltraite, de ses conceptions épistémologiques,car « il n’y a pas de récit ou d’explication dupassé qui ne véhicule les cadres conceptuels de

8 Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil,1996, p. 246.9 Stéphane Audouin-Rouzeau & Annette Becker, 14-18,retrouver la guerre, Paris, Seuil, 2000, réédition 2003.10 Antoine Prost, op. cit, p. 261.

7 Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, 1983, tome 1,pp. 127-128.

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l’historien » 11, et de ses valeurs qui, en der-nière analyse, constituent la boussole de sesinterprétations. Même si ce système n’est pascomplètement objectivé (peut-il l’être ?), iln’en existe pas moins car il est indispensable.

Une seconde caractéristique du texte histo-rique nous est fournie par Michel de Certeau12

et l’idée de la structure feuilletée du texte del’historien. Le texte historique est celui qui«comprend son autre – la chronique, l’archive,le document – c’est-à-dire celui qui s’organise entexte feuilleté dont une moitié, continue, s’ap-puie sur l’autre». De Certeau fait référence auxsources documentaires, à l’archive mais onpeut aussi étendre cette approche à la réfé-rence historiographique, au caractère intertex-tuel de l’écrit scientifique. De la sorte, le savoirnouveau se construit dans une relation inter-textuelle au savoir plus ancien, qu’avec Ricœuril est possible de nommer la tradition. Cettenotion de tradition, reposant « sur le jeu del’innovation et de la sédimentation » 13, estimportante parce qu’elle nous permet deprendre en compte l’historicité des savoirs.L’historien ne construit pas des savoirs quiseraient seulement en concurrence avec lamémoire, ou les mémoires. Le savoir nouveau,ou l’innovation si l’on préfère, se mesure aussià la tradition historiographique. La traditionconstitue ce lien déjà existant avec le passé et saconstitution sédimentée témoigne des apportssuccessifs de l’historiographie. Cette traditionqui signifie, ainsi que le note Bertrand Müller,«que la distance temporelle qui nous sépare dupassé n’est pas un intervalle mort, mais une

transmission génératrice de sens, un échangeentre un passé interprété et un présent interpré-tant » 14. Mais il n’y aura innovation qu’à lacondition que cet écart temporel s’accom-pagne d’une modification du point de vue etdu système explicatif. Dans ce cas, l’innova-tion est marquée d’une dimension critique quipose le savoir nouveau dans la concurrence dela tradition15.

Le texte de l’historien cherche à mettre en évi-dence une partie de son système explicatifdans le jeu des références données en notesinfra-paginales ou en bibliographie. Il n’enrésulte pas pour autant une fermeture com-plète du sens mais seulement la possibilité,pour le lecteur, de comprendre au mieux laconstruction du point de vue de l’auteur.Alors la question reste entière : comment fixerle sens du texte au plus près de celui que l’au-teur a voulu donner? C’est tout le problèmedes dispositifs textuels dont Roger Chartiermontre bien qu’ils ne se limitent pas à leursaspects linguistiques mais qu’ils doiventprendre en compte la matérialité du texte.«Les consignes de mise en texte reposent sur unedouble stratégie d’écriture : inscrire dans le texteles conventions, sociales ou littéraires, qui enpermettront le repérage, le classement, la com-préhension; mettre en œuvre toute une pano-plie de techniques, narratives ou poétiques, qui,comme une machinerie, devront produire deseffets obligés, garantissant la bonne lecture…Mais ces premières instructions sont croisées par

11 Jean Leduc, Violette Marcos-Alvarez & Jacqueline LePellec, Construire l’histoire, Bertrand-Lacoste – CRDPMidi-Pyrénées, collection Didactiques, 1994, p. 126.12 Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Galli-mard, 1975, réédition Folio, 2002.13 Paul Ricœur, op. cit., p. 133.

14 Bertrand Müller, «L’opération historiographique chezPaul Ricœur ou le statut de l’histoire dans l’épistémolo-gie», in Bertrand Müller (dir.), L’histoire entre mémoire etépistémologie. Autour de Paul Ricœur, Lausanne, Payot,2005, p. 194.15 Yannick Le Marec, « Pour une autre conception dusavoir en histoire : historicité, dimension critique etouverture », communication au colloque Savoirs etacteurs de la formation, Rouen, mai 2006.

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d’autres, portées par les formes typographiqueselles-mêmes : la disposition et le découpage dutexte, sa typographie, son illustration. Ces pro-cédures de mise en livre peuvent suggérer deslectures différentes d’un même texte, une nou-velle lisibilité mais aussi un nouvel horizon deréception» 16. Chartier pose ainsi les limites del’esthétique de la réception parce qu’elleignore les effets produits par les dispositifs demise en livre dans la réception des textes, étu-diés notamment par McKenzie dans ses tra-vaux de bibliographie et de sociologie destextes.

Ainsi, nous pensons que des concepts commeceux de mise en intrigue, puis de tradition etd’innovation et enfin de mise en livre peuventnous permettre de comprendre les évolutionsde savoirs à l’intérieur des manuels scolaires.

2. LES NOUVEAUX SAVOIRS SUR LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE

Dans cette partie, nous souhaitons cernerrapidement les savoirs en jeu dans les manuelsde 2003 en mettant d’abord en relation l’évo-lution de la recherche et le programme d’en-seignement en Première puis en observant lavariété des choix formulés par les auteurs.

2.1. L’évolution de la recherche et le programme

Une synthèse historiographique récente meten évidence des strates, ce que les auteursnomment des « configurations historiogra-phiques», dont les tracés rendent compte de la

complexité de l’émergence de nouveauxsavoirs et de leur cohabitation avec desconnaissances plus anciennes. «La notion deconfiguration historiographique ne renvoie nul-lement à la domination exclusive d’une formed’histoire… Tous les types d’histoire sont pré-sents au sein de chaque configuration» 17. Dansle cas de la Grande Guerre, les auteurs distin-guent ainsi trois configurations historiogra-phiques. Dès les lendemains du conflit, unehistoire de la guerre sans les combattants, écri-vent Prost et Winter, où prédominent les ques-tions diplomatiques, les manœuvres mili-taires, les aspects économiques. Puis, dans lesannées 60 et 70, une histoire qui vise l’intégra-tion des combattants par l’étude de la mobili-sation et de l’opinion publique, les manièresde faire la guerre, les anciens combattants.Enfin, depuis les années 90, une histoire quimet l’accent sur «l’expérience de la guerre»,celle des soldats comme celle des civils, lanotion de « violence de guerre » et celle de«brutalisation» des hommes, qui porte aussisur la mémoire et la commémoration.

Dans la dernière configuration, l’année 2000est un moment important avec la publicationd’un ouvrage qui sera ensuite très discuté.14-18, retrouver la guerre propose une autrelecture de la guerre. Balayant la tradition, lesauteurs considèrent qu’il ne s’agit plus « desavoir qui porte les responsabilités de la guerreni comment se sont déroulées les opérations»,idées qui renvoient surtout à ce que Prost etWinter ont nommé ensuite la première confi-guration historiographique de la GrandeGuerre. «Il convient désormais d’explorer uneculture de la violence, d’analyser un nationa-lisme de croisade, de mesurer la profondeur

16 Roger Chartier, «Du livre au lire», in Roger Chartier(dir.), Pratiques de la lecture, Éditions Payot & Rivages,2003, p. 104.

17 Antoine Prost et Jay Winter, Penser la Grande Guerre.Un essai d’historiographie, Paris, Seuil, 2004, p. 49.

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d’un deuil peut-être inachevé». Le programmeest celui d’une histoire culturelle de la guerreet même, selon Stéphane Audouin-Rouzeau,dans les années qui suivent, le débat porteessentiellement sur l’idée d’un « consente-ment patriotique» à la guerre, la notion de«culture de guerre» et celle de brutalisationdes hommes et des sociétés européennes.

Très vite la littérature scientifique sur cesquestions devient abondante. La controversestimule les recherches et les publications.Dans le domaine scolaire, dès 2001, quelquessites Internet des académies proposent descomptes rendus et des éléments de compré-hension de cette histoire. Mais c’est la discus-sion et la publication du programme de Pre-mière en 2002 qui rendent nécessaires lesmises au point et les propositions de cours.L’année suivante, la question posée auconcours du CAPES et de l’agrégation 18 rendencore plus visible cette question historiogra-phique.

Le programme de Première des séries L et ESdemande de «présenter brièvement les grandesphases du conflit », puis « d’insister sur soncaractère de guerre totale», ce qui revient à s’entenir aux apports des deux premières configu-rations historiographiques. Celui de la série Spropose d’étudier les «manières dont les Fran-çais vivent le conflit, en insistant sur le fait quela société dans sa quasi-totalité est touchée parle deuil». On note ici l’approche culturelle enterme de deuil, élaborée dans les années 80,mais les notions de «culture de guerre» et de«brutalisation» sont absentes.

Les documents d’accompagnement des pro-grammes qui paraissent en juillet 2003 sont

signés par une équipe d’enseignants et dirigéspar deux inspecteurs pédagogiques. Celamarque déjà, institutionnellement, une diffé-rence avec les programmes mais nul ne peutleur dénier un caractère officiel. Ils fournissentdes problématiques et des bibliographies surchaque thème. Les ouvrages de Jean-JacquesBecker19 et celui de Stéphane Audouin-Rou-zeau et Annette Becker 20 constituent la base deleurs propositions sur cette partie du pro-gramme. Les textes, surtout celui concernantla série S, sont marqués par leurs apports.Ainsi la réponse à la «question difficile» de «larésistance à l’inhumanité quotidienne » estréglée par l’affirmation «du consentement et del’acceptation de la violence, donnée et subie».Pas un mot sur le débat historiographique, surles positions d’historiens qui nuancent oucontestent cette vision de la guerre et sur larupture prônée par ce savoir.

Les manuels sont parus au printemps 2003. Apriori leurs seules indications ont été consti-tuées par le programme. Ils révèlent pourtantune grande disparité de traitement sur cettequestion.

2.2. Les variations de la mise en livre

Marie-Christine Baquès avait déjà repéré 4 modèles dans les combinaisons possiblesdans la structuration des manuels de Seconde.Cependant, les modèles étaient interrogés surleur cohérence entre texte et documents, dupoint de vue de la mise en intrigue. La conclu-sion de l’auteure se faisait sur l’idée qu’unchoix interprétatif très net constituait «un fac-teur déterminant de cohérence globale dans le

18 «Les sociétés, la guerre et la paix, 1911-1946».

19 Jean-Jacques Becker, La France en guerre, 1914-1918, lagrande mutation, Bruxelles, Complexe, 1996.20 Stéphane Audouin-Rouzeau & Annette Becker, op. cit.

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contenu du manuel». Plus encore, la cohérenceétait finalement indépendante de la structura-tion du manuel 21. Ces idées sont à tester icimais notre volonté est aussi de questionner lesmanuels dans leur relation innovation/tradi-tion dans le contenu et dans la forme, dans lamise en livre comme le dit Chartier.

Nous avons donc présenté dans le tableau ci-dessus le traitement du chapitre sur la GrandeGuerre par la série de manuels parus en 2003(en gras, un titre de dossier ou de leçon, enitalique un sous-titre. Entre guillemets, desmots ou expressions du texte).

Le tableau montre que les auteurs ont fait deschoix différents, donnant une importancevariable aux notions qui nous intéressent.

Manuels Présentation sous la forme de dossier Titres ou légendes de documents

Titres et contenusdans le texte de la leçon

Bertrand-Lacoste Les historiens et la 1re GMConsentement ou obéissance?Extraits de Audouin-Rouzeau et Becker etde Cazals et Rousseau p. 159

Hachette La guerre des tranchéesUne réflexion d’historien: comment ont-ilstenu?Extrait de Cabanes p. 187

«croisade»p. 183

Magnard Une guerre d’un type nouveauExtrait de G. Mosse p. 206«la violence de guerre» p. 207La culture de guerre«La culture de guerre repose sur l’unionde la nation» J.J. Becker

Hatier Soldats et civils dans la guerre«une culture de guerre» p. 184

«Brutalisation desesprits»p. 184

Des sociétés plongées dans la violence p. 186«Culture de guerre partagée par tous»«Brutalisation»«Ensauvagement»

Bordas Pourquoi se battre ? p. 210«Les soldats ont-ils été forcés ou le plussouvent consentants?»Extrait de Prost «contrainte ouconsentement» p. 211

Du consensus patriotique aux contestationsde 1917«culture de guerre» p. 206

Bréal «Société brutaliséepar la guerre»p. 189

«brutalité inouïe»«brutalisation de la guerre» p. 199

Belin La culture de guerre p. 188- La haine de l’autre- La «brutalisation» des comportements- La guerre vécue comme une croisade

Nathan La brutalisation des hommes«La mort subie et donnée parfois avecplaisir» p. 179

21 Marie-Christine Baquès, 2003, «L’écriture des manuelsd’histoire…», op. cit., p. 189.

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Leçons ou dossiers n’engagent pas les auteursde la même manière. Le dossier est une petiteforme dans le manuel pour traiter un sujetparticulier, répondre à une question. Troismanuels utilisent exclusivement cetteméthode pour introduire des notions comme«culture de guerre» ou le débat «consente-ment/obéissance».

• Magnard 22 fait référence à l’historienGeorge L. Mosse pour évoquer la «brutali-sation» (mais sans utiliser le mot) et intro-duit la notion de «culture de guerre» dansun dossier qui mélange expérience et bilanhumain de la guerre.

• Hachette et Bertrand-Lacoste traitent ledébat «consentement/obéissance» en pro-posant la lecture de textes d’historiens (unseul pour Hachette, deux textes contradic-toires des initiateurs du débat pour Ber-trand-Lacoste). Dans ce dernier manuel, laformule du dossier permet d’introduirel’innovation historiographique sans modi-fier le texte de la leçon, largement fondéesur la tradition des deux premières confi-gurations historiographiques. La confron-tation des textes souligne le caractèreouvert du débat que l’introduction situebien comme enjeu d’une autre histoire« écrite au plus près de l’expérience de sesprincipaux acteurs».

• Quatre manuels introduisent ces notionsdans les textes de leurs leçons, parfois aussidans les titres et légendes des documents.Dans cette manière de faire qui engagedavantage les auteurs et leurs lecteurs, ilexiste aussi des gradations.

• Bréal introduit la «brutalisation» dans unparagraphe traditionnel sur «Des hommesen enfer» en expliquant que «c’est pour cesraisons que l’on a pu parler de «brutalisa-tion» de la guerre» (p. 199). C’est un col-lage de l’innovation, sans aucune cohé-rence. Il renvoie en plus à un dossier quitraite de l’enfer et de l’horreur de la guerre.

• Bordas, Hatier et Nathan introduisent lesnotions de «brutalisation» et de «culturede guerre» dans des paragraphes particu-liers. Dans une partie intitulée « Uneguerre d’un autre type», Nathan développetrois paragraphes : «une guerre mondiale»,«une guerre totale», « la brutalisation deshommes». Ces paragraphes correspondentà peu près aux trois configurations histo-riographiques repérées par Prost et Win-ter. Ici, on peut parler de complément sousforme de collage de l’innovation.

• Belin constitue un autre exemple de miseen intrigue et de mise en livre de l’innova-tion, dans un jeu plus subtil qui mérite uneattention particulière.

Au total, on observe un traitement très diversde l’innovation. Mais pour comprendre lesproblèmes ou les avantages de ces méthodes,il est nécessaire d’entrer dans le détail de larelation innovation/tradition.

3. LES CONTRADICTIONS ENTRETRADITION ET INNOVATION DANS LES MANUELS

À la lecture critique des manuels de 2003, desquestions peuvent être posées: faut-il évoquerdes débats de la communauté historienne? Et,si oui, comment les intégrer dans les manuels?

22 Les auteurs des chapitres de manuel sont très rarementidentifiés. Nous utilisons donc le nom de l’éditeur.

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Depuis plusieurs années, la crise des savoirs, etnotamment celles des savoirs historiques sco-laires qui ne peuvent plus être adossés augrand récit de la construction nationale, au«roman national», a légitimé la réflexion surl’épistémologie de ces savoirs. Proposer unediversité de points de vue sur les questionschaudes, aider les élèves à comprendre uneperspective critique, sont des objectifs quiprennent place dans une didactique ouverte,centrée sur la compréhension des élèves. Maisque se passe-t-il quand la variété des points devue dans le débat est niée? Quand l’existencemême d’un débat est ignorée ou laissée dansl’ombre ? Quand les savoirs s’empilent sansqu’aucune question ne vienne interroger lalégitimité de cet empilement? Alors la ques-tion de la cohérence historiographique desmanuels est essentielle. Pour repérer cettecohérence, nous proposons de le faire à partirdes notions de tradition et d’innovation vuesprécédemment.

3.1. La contradiction liée à l’usage dessources documentaires

Intégrer les concepts de «la culture de guerre»et de «la brutalisation» nécessite de se situerpar rapport à la valeur donnée aux sourcesdocumentaires, aux témoignages, aux récitsde guerres, aux œuvres de fiction, tous lesécrits postérieurs à la guerre et qui rendentcompte de la Grande Guerre.

Sur ce point, la position de Audouin-Rouzeauet Becker est nette : «Retrouver les représenta-tions des hommes et des femmes qui ont vécu latragédie de 1914-1918 consiste d’abord à isolerces dernières des reconstructions des acteurseux-mêmes et de celles de leurs enfants »(p. 252). «Littérature, témoignages, cinéma ont

créé un écran conceptuel» (p. 219). En effet, ceshistoriens constatent un refus de la guerreavant et après mais pas pendant le conflit. Ilsparlent donc d’un «consentement à la guerre»dont il faut construire la temporalité et lesaléas, dans « l’œil de la guerre ». Dans cetteperspective, comment procèdent les manuelsqui ont adopté le point de vue de la culture deguerre?

1er exemple : le «bourrage de crâne»Le manuel Hatier évoque «la mobilisation deshommes et des esprits» et fait de «l’État propa-gandiste» le vecteur du patriotisme. En docu-ment, il fournit quelques exemples d’aberra-tions extraites des journaux publiésentre 1914 et 1917, comme illustrations du«bourrage de crâne».

Or, pour Stéphane Audouin-Rouzeau etAnnette Becker, la propagande est un argu-ment «d’autant plus commode que la guerremondiale voit la première affirmation à grandeéchelle des moyens d’encadrement de masse» 23.Ici aussi, selon eux, les propagandes des totali-tarismes du XXe siècle «interposent un écranqui déforme notre lecture de ce que fut la propa-gande du premier conflit mondial». Les auteursexpliquent notamment que les objets et lesimages patriotiques furent le fait d’une pro-duction et d’une consommation de masse.Cela interdit de réduire la propagande àl’œuvre de l’État et de considérer que la mobi-lisation des opinions fut liée «à la contrainte, àla censure, à l’imposition autoritaire de schémasd’interprétation» (Hatier, p. 156) et donc de seservir de ces propos aberrants pour justifier«l’État propagandiste». Dans cet exemple, laposition traditionnelle sur le « bourrage de

23 Stéphane Audouin-Rouzeau & Annette Becker, op. cit.,pp. 153-154.

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crâne» est en contradiction avec l’innovation.Que vaut cette idée d’une «culture de guerreacceptée par tous», comme dit le Hatier, si c’estpour montrer ensuite que c’est l’État qui amanœuvré habilement?

2e exemple : les mutineriesPage 186 du manuel Hatier, la leçon présentele paragraphe 2 intitulé « 1917, l’annéetrouble». Face aux «offensives meurtrières peuefficaces», le Hatier indique que les mutine-ries se multiplient. Entre 30 000 et 40 000hommes sont concernés. La répression dePétain est modérée. Mais le manuel fournitcomme document pour illustrer cette affaire,la lettre d’un soldat qui se réclame de la« révolte » russe. Ce document laisse penserque les mutineries sont le fait de la propa-gande révolutionnaire. Or, pour les historiensdu consentement patriotique, c’est inexact.Les mutineries manifestent le refus des perteseffroyables et inutiles et le refus des mauvaischefs. «La parfaite acceptation par la trouped’une offensive couronnée de succès comme cellede la Malmaison en octobre 1917 – mais menéecette fois par Pétain, un chef en qui on avaitconfiance – montre que la notion même demutinerie mérite d’être questionnée de près» 24.

Ici, c’est un manque de cohérence entre letexte et la documentation qui ne permet pasde comprendre le sens de l’interprétation pro-posée. On peut penser que cette question desmutineries a gêné l’auteur. Quelle place peut-on lui donner quand la thèse de l’ouvrage estde montrer «la culture de guerre partagée partous», « la brutalisation (qui) touche d’abordles combattants » et « l’ensauvagement (qui)atteint les esprits» (Hatier, p. 186, §1)? Com-ment gérer une vision traditionnelle des

mutineries avec une historiographie qui pro-pose de reconsidérer jusqu’à «la notion mêmede mutinerie»?

3.2. La contradiction dans la considérationdes soldats comme victimes de la guerre

Cette question renvoie à la seconde configura-tion historiographique, car la réintégrationdes soldats dans la guerre se fait en les présen-tant comme les victimes du conflit, longtempsles seules, avec l’oubli des civils. Dans lesmanuels de 2003, les soldats sont toujours lesvictimes, et c’est évidemment légitime commeen témoigne le bilan meurtrier de 1918. Lechamp sémantique déployé sur cette questionsouligne encore en 2003 la permanence decette considération. Il en est ainsi du Bordasévoquant «la guerre des tranchées» : pénible,meurtrière, la défense héroïque, la boucherie,sanglante et inutile, l’hémorragie. Ou encore leNathan, qui ajoute la peur d’agoniser et quiprésente «l’effroyable boucherie» à travers lescomptes des morts et des blessés des trois plusgrandes batailles de la guerre25.

Or, quelques paragraphes plus loin, le manuelNathan rompt le pacte compassionnel en écri-vant d’une formule, mais en gras dans le texte,«la mort subie et donnée, parfois avec plaisir,produit des traumatismes psychiques irrémé-diables». L’auteur souhaite exprimer la bruta-lisation des soldats qui ne peuvent plus êtrevus seulement comme des victimes. Pourtant,dans Retrouver la guerre, Audouin-Rouzeau etBecker avaient précisé que «seule une minoritéinfime a osé faire part de la forme de plaisirqu’elle pouvait occasionner » 26. Pourquoi en

24 Id., p. 152.

25 Nathan, p. 177.26 Stéphane Audouin-Rouzeau & Annette Becker, op. cit.,p. 66.

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parler alors? Sans doute pour rompre avec «labrutalité anonyme, aveugle, qui est mise enavant, c’est-à-dire une violence sans responsabi-lité identifiée, et, par là même, disculpatrice» 27.Pour paraphraser ces historiens, dans lesanciens manuels, à la guerre on était tué, maison ne tuait pas! On ne s’étendra pas ici sur lescritiques importantes de cette vision de laGrande Guerre puisque notre propos est seu-lement de considérer le texte des manuels quiont fait le choix de la thèse des historiens de«l’école de Péronne». Force est de constaterque cet aspect de l’expérience de la guerre et dela brutalisation en particulier est difficile àmettre en texte.

Le Hatier utilise le discours de Brana (qui datede 1936), un des rares témoignages à évoquerle «plaisir à tuer», tout en ayant noté précé-demment que les corps à corps étaient restésexceptionnels. Pour le Bréal, les conditions dela guerre sont telles que « l’homme finit parperdre ses repères», mais cela ne va pas plusloin. Il est en effet difficile d’affronter lamémoire de la Grande Guerre sur ce terrain.«Un discours nuancé et non «victimisant» estcomplètement inaudible» explique l’historienBruno Cabanes ; et il ajoute : «Chez certainsjeunes, il y a une identification spectaculaireavec les soldats de la Grande Guerre» 28. Celaexplique sans doute la force de cette mémoire,sa sensibilité encore – et peut-être même deplus en plus – exacerbée, et la difficulté de lacontredire frontalement dans les manuelsscolaires de Première.

3.3. Concilier tradition et innovation : le tissage

En 2003, l’éditeur Belin présente un manuel quine semble pas, à première vue, bouleverser latradition. L’équipe est cependant nouvelle.L’ancienne comprenait quelques universitaireschevronnés et notamment Jean-Jacques Beckerpour l’écriture de cette partie. Celle dirigéepar le moderniste Laurent Bourquin est com-posée d’un maître de conférences et de troisagrégés dont deux sont devenus depuis ensei-gnant-chercheur. Le chapitre est organisé defaçon attendue: un développement chrono-logique, avec des arrêts sur des aspects impor-tants traités soit dans la leçon, soit sous laforme d’un dossier :• 1 – 1914, l’entrée en guerre• 2 – Guerre mondiale, guerre totale• 3 – 1915-1916, la guerre enlisée• Dossier sur les tranchées• 4 – La culture de guerre• Dossier sur le front intérieur : le rôle des

femmes et des enfants• 5 – 1917, l’année terrible• 6 – La révolution russe• Dossier sur le pouvoir bolchévique• 7 – 1918, finir la guerre• 8 – Un difficile retour à la paix• Dossier sur le traumatisme de la guerre• Dossier sur les monuments aux morts• 4 pages méthodologiques

À l’intérieur de cette structure qui prend appuisur la tradition, le parti pris est de donner del’importance à la troisième configuration his-toriographique. L’approche culturelle de laguerre occupe une large place dans le chapitre.Une double page est consacrée à la «culture deguerre», mais l’ensemble des dossiers reflèteaussi ce choix, y compris celui sur le pouvoirbolchévique qui est introduit par la «concep-

27 Ibid., p. 64.28 Jean Birnbaum, op. cit.

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tion bolchévique du monde et de l’histoire», «laculture révolutionnaire marxiste-léniniste» et la«formation d’une véritable culture de guerre».

La double page sur « la culture de guerre »reprend sans trop de nuances les grandesidées de Retrouver la guerre : « la haine del’autre », « la brutalisation » des comporte-ments», «la guerre vécue comme une croisade»,autant de titres de paragraphes qui marquentfortement le choix historiographique de« l’expérience de la guerre». Plus surprenantsans doute, le chapitre «1915-1916, la guerreenlisée», dont on s’attend qu’il soit construitsur les changements de la manœuvre militaireet la souffrance des soldats (acquis des deuxpremières configurations), reprend bien cesthèmes, mais revisités par «l’expérience de laguerre», donc la «brutalisation» (notion utili-sée deux fois dans la même page), le senti-ment patriotique et la «société de guerre».

En fait, et c’est sans doute l’originalité du trai-tement, sans que cela soit systématique, letexte entremêle souvent des aspects attendusde la Grande Guerre, la tradition donc, avecles propositions historiographiques de l’Écolede Péronne qui constituent ici l’innovation.Les introductions des dossiers sontconstruites de cette manière, comme un tis-sage de la tradition et de l’innovation, pourreprendre l’idée de Régine Robin qui évoquaitla nécessité d’un tissage des mémoires 29. Cetteméthode n’est pas seulement habile, elle estindispensable dans la perspective de sédimen-ter l’innovation que constitue «l’expérience dela guerre » d’un point de vue historiogra-phique. Évidemment, pour plus de rigueurscientifique, il eut été utile de mettre en évi-dence ces apports nouveaux, à travers une

présentation particulière pour permettre unelecture compréhensive du manuel. Et surtout,comme le débat n’est pas clos, ce qui n’a puéchapper à des universitaires, il eut été utile(indispensable?) de présenter, dans un docu-ment et en bibliographie, des éléments decontradiction, puisqu’ils existaient et qu’ilsétaient bien visibles dans le champ de larecherche historique.

CONCLUSION

Si notre propos s’attardait sur le cas de laGrande Guerre, il nous semble que laméthode d’analyse peut être étendue àd’autres sujets, d’autres chapitres de manuels.Il existe cependant plusieurs conditions pourpouvoir faire la part de la tradition et de l’in-novation, puis de mesurer le degré de cohé-rence des énoncés produits. D’abord, celanécessite l’existence d’une historiographieconstruite, c’est-à-dire problématisée, àl’image du travail de Prost et Winter. Ensuite,il importe de ne pas prendre toute innovationpour une vérité absolue. Méfions-nous desmises à jour des connaissances, simples accu-mulations de nouveautés sur le marché édito-rial de l’histoire. Il faut donc, et c’est une autrecondition, être attentif aux débats historio-graphiques. La réflexion sur leurs enjeuxconceptuels et les problèmes d’histoire qu’ilsposent sont aussi à terme des enjeux et desproblèmes pour l’histoire scolaire.

29 Régine Robin, La mémoire saturée, Paris, Stock, 2005.

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Nous souhaitons aborder dans cet article ledébat dans la classe du point de vue de ladidactique de l’histoire. Nous excluons donctout ce qui peut concerner le débat citoyen, ledébat pour «construire un rapport critique à lacitoyenneté » 1, même s’il ne peut exister dedébat dans la classe sans que cette dimensionsoit présente. Le débat dont il s’agit ici n’a rienà voir avec les spectacles médiatiques. S’il estpossible de le définir par l’analyse contradic-toire d’une question, c’est aussi un débat poursavoir. À la différence de ceux qui débattentdans les médias, les élèves ne savent pas. Ilspeuvent avoir des réponses aux questionsqu’on leur pose dans le cadre d’une penséecommune, mais fondamentalement, les dis-cussions qui se mènent dans la classe consti-tuent des moments d’apprentissage et doncd’accession à un raisonnement historique. Cetype de débat est proche de celui qui est menépar les savants. Notre projet est d’ailleurs detravailler sur les relations entre les pratiquesscientifiques et les pratiques scolaires. Il est deréfléchir au sens et à l’intérêt d’une transposi-tion de la pratique du débat en histoire avecl’intention de permettre aux élèves de conce-voir autrement la discipline. L’histoire n’estpas constituée seulement d’une suite de véri-

tés établies. Certains énoncés sont discutés,parfois longuement dans la communautéscientifique. Notre intention est de montrerque les difficultés rencontrées par les histo-riens intéressent les didacticiens.

Le débat introduit une perturbation dans laforme scolaire traditionnelle. Que se passe-t-il en effet quand on demande à des élèves leuravis sur les réponses contradictoires des histo-riens ? Quels vont être les moyens mis enœuvre pour sortir de l’incertitude et produireune réponse acceptable scolairement ? Onverra que notre choix est d’observer la recons-truction d’une textualité du savoir.

La volonté de travailler sur la Première Guerremondiale n’est pas anodine. Elle correspond àl’existence d’un débat historiographiqueimportant depuis plusieurs années et à la per-sistance d’une mémoire forte2 marquée par leshorreurs de la guerre des tranchées. Il semblaitintéressant, dans ce contexte, de confronter lesélèves au débat scientifique, du moins à unepartie de ce débat, de les faire discuter et for-muler des réponses écrites. Cependant, qu’ils’agisse du cadre théorique pour construire lasituation et analyser les résultats, ou de l’éva-luation des savoirs et des compétences

COMMENT LES SOLDATS DE LA GRANDE GUERRE ONT-ILS TENU?UN DÉBAT D’HISTOIRE DANS LA CLASSE

YANNICK LE MAREC, CREN (UNIVERSITÉ DE NANTES), IUFM DES PAYS DE LA LOIRE

ANNE VÉZIER, CRHIA (UNIVERSITÉ DE NANTES), IUFM DES PAYS DE LA LOIRE

1 Charles Heimberg, «Discuter en classe pour construireun rapport critique à la citoyenneté», Le cartable de Clio,n° 3, 2003, pp. 254-264.

2 Sur la notion de mémoire forte, voir Enzo Traverso, Lepassé, modes d’emploi, Paris, La Fabrique, 2005, pp. 54-65.

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construits à travers une seule séquenceannuelle, le bilan de cette recherche laisseémerger surtout des questions et invite à pour-suivre la recherche dans ce domaine3.

1. LE DÉBAT, UNE PRATIQUEESSENTIELLE DE LA COMMUNAUTÉSCIENTIFIQUE

On pense d’abord aux grandes questions del’historiographie, celles qui ont fait l’objet delongues controverses, et notamment au cas dela Révolution française qui constitue «une desrares questions vraiment ouvertes, au sens oùaucune explication n’a obtenu définitivementgain de cause, que les acquis d’une école ont étéremis en cause dans l’opinion, dans les pro-grammes et dans les classes» 4. On peut évoqueraussi les débats sur la notion de révolutionindustrielle, le débat entre Michel Foucault etles historiens à l’occasion de la sortie de sonlivre Surveiller et punir, ou encore l’Histori-kerstreit, la « querelle des historiens » alle-mands. Ces grands moments de l’historiogra-phie ont pu susciter des avancées scientifiqueset des clarifications épistémologiques, elles ontcomme point commun d’avoir dépassé leslimites des spécialistes de la question dans la

communauté scientifique des historiens. C’estun des caractères de certaines questions histo-riographiques que de trouver des prolonge-ments dans l’espace public et de courir lerisque, à ce moment-là, de mettre les objets dudébat en tension entre les dimensions scienti-fiques, sociales et politiques.

Il existe cependant bien d’autres échelles dudébat historien qui permettent de le circons-crire dans des lieux spécifiques. C’est la naturedes colloques que de constituer des lieux dedébat formalisés où il s’agit de confronter despoints de vue, d’exercer un sens critique et dequestionner sur la méthodologie. D’autreslieux sont cependant aussi importants, les jurysde thèses, les comités de lecture des revues spé-cialisées, les réunions et les congrès d’associa-tions de spécialistes, les séminaires derecherche. Nous n’avons pas la place pourdévelopper ici les spécificités de ces lieux dudébat historien mais leur caractère essentielle-ment oral ne doit pas rendre négligeable leurrôle dans la construction du savoir historique.Parlant des séminaires de recherche, nous nousrapprochons davantage des lieux où se discuteet se construit le geste historien, dans l’atten-tion portée au travail de l’expert ou aucontraire, dans le souci de faire progresser l’ap-prenti-chercheur. Mais encore, cette échelle nerend pas compte des interactions qui interpel-lent, orientent, corrigent et permettent finale-ment l’écriture d’énoncés nouveaux. La «vie delaboratoire » de l’historien, que peu d’entreeux, même professionnels connaissent au sensque peuvent lui donner les chercheurs des«sciences dures», est un espace flou et mou-vant, entre bibliothèques et archives, voyages,bureaux, courriers électroniques, mais quiconstitue pourtant le terrain sur lequel, dansla multiplicité des interactions verbales, sedébattent les problèmes de l’histoire.

3 Une description précise de la recherche a été produitelors de deux communications : Yannick Le Marec &Anne Vézier, «Débat des historiens et débat d’histoiredans la classe : questions sur la transformation dusavoir», communication au colloque Didactiques : quellesréférences épistémologiques ?, Bordeaux, mai 2005 et id.,«Refus du débat collectif et engagement à l’écrit», com-munication au colloque Adolescences, entre défiance etconfiance, Roubaix, avril 2006.4 Jean-Clément Martin, « Dimensions épistémologiquesd’un débat historiographique. Le cas de la révolutionfrançaise », in Alain Boureau & al., L’histoire entre épisté-mologie et demande sociale, Actes de l’Université d’été deBlois, septembre 1993, IUFM de Créteil, Toulouse &Versailles, 1994, p. 140.

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De fait, la notion de débat historiographiqueexiste bien dans la littérature historienne maiselle est circonscrite à la mise en évidence desarguments des protagonistes et de l’avancéedes connaissances sur les questions débat-tues 5. Les travaux savants sur le débat en his-toire relèvent donc davantage d’une histoiredes idées que d’une réflexion sur les pratiques.Même Michel de Certeau, pourtant attentifaux dimensions sociale et pratique de l’opéra-tion historiographique, n’insiste pas sur lanotion de débat et sur la communauté scien-tifique comme espace de débat et donc denégociation, de co-construction des énoncéshistoriques. L’écriture de l’histoire est pour-tant aussi le résultat des débats. Michel deCerteau a mis en évidence le caractèrefeuilleté de l’écriture historique. Selon lui, «sepose comme historiographique le discours qui« comprend » son autre – la chronique, l’ar-chive, le document»6. Mais le régime de scien-tificité de l’histoire oblige aussi à mettre envaleur les emprunts à la communauté scienti-fique du chercheur. Citations et référencesbibliographiques en notes de bas de pagesconstituent l’autre composante du textefeuilleté. Dans ce cas, il n’est plus seulementl’introduction d’un effet du réel, il est aussi lespoints d’accroche, qu’il faut entendre commepoints d’appui et comme points de débat. La«recomposition textuelle» de l’écriture histo-rienne ne peut effacer le caractère polypho-nique du discours. Il appartient alors au bonlecteur, au « lecteur modèle» d’Umberto Eco,de retrouver les éléments du ou des débats de

référence, ceux dans lesquels le texte s’insère,leur répond ou les prolonge. On trouveraitun exemple abouti de cette démarche dans letravail de Carlo Ginzburg, Le fromage et lesvers. Non seulement l’introduction pose lelivre dans l’espace du débat historiogra-phique des dix années précédentes sur lanotion de «culture populaire», mais le texteest construit comme une discussion perma-nente entre les catégories des inquisiteurs,celles construites par les historiens avec les-quels Ginzburg débat, et celle qu’il faut trou-ver pour comprendre vraiment Menocchio.On peut relire avec attention le para-graphe 15 du livre pour voir une écriturepleinement réflexive, écartant une à une leshypothèses du chercheur, répondant àRobert Mandrou, à Geneviève Bollème, àMichel Foucault, pour finalement proposerune ouverture originale 7. Avec cette écritureouverte sur le débat historiographique – ainsique sur la problématisation en histoire – onest bien dans le dialogisme, au sens bakhti-nien du terme, quand « les textes se parlententre eux» 8.

2. INTRODUIRE LE DÉBAT DANS LA CLASSE

Cette conception de l’histoire est aujourd’huifortement éloignée de celle qui a cours dansles classes françaises. Mais, sans prendrecomme référence des écritures aussi élaboréesque celle de Ginzburg, plusieurs études ren-dent compte de l’écart entre une pensée his-torienne, dont le discours « tend certes à lavérité, mais ne l’atteint pas, et souligne la part

5 Deux exemples : Raya Cohen (Université de Tel-Aviv),« Le débat historiographique en Israël autour de laShoah : le cas du leadership juif », Bulletin de l’IHTP,n° 72, 2002 et Vincent Duclert (EHESS), «Les historienset la destruction des Arméniens», Vingtième Siècle, Revued’histoire, n° 81, janvier-mars 2004.6 Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Galli-mard (Folio), 2002 (1975), p. 130.

7 Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers, Paris, Aubier,2002 (1980), pp. 69-708 Umberto Eco, De la littérature, Paris, Grasset, 2002,p. 269.

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d’interprétation inhérente à toute mise en dis-cours, et à toute construction des faits» 9, et uneécole qui «construit chez les élèves une concep-tion du savoir comme vérité établie» 10. L’intro-duction de débats d’histoire dans la classe estd’abord une nécessité pour permettre auxélèves de mettre en œuvre une autre concep-tion du savoir.

Depuis la fin des années quatre-vingt, ladidactique des sciences travaille sur la ques-tion du débat. La notion de débat scientifique,introduite par Johsua et Dupin en 1989,constitue une référence explicite au travail duchercheur 11. Elle insiste en particulier surl’importance des discussions dans le fonc-tionnement de l’activité scientifique, sur l’idéeque la formation de la pensée scientifique nepeut se réduire à l’expérimental. On ne peutaussi confiner le débat scientifique à l’exposi-tion des arguments et des conceptions diffé-rentes 12. Le débat doit chercher à construireune réponse qui permet aux élèves de s’af-franchir de la pensée commune et d’accéder àla pensée scientifique.

Pour Christian Orange, cette construction nepeut s’opérer qu’en portant une grande atten-tion au processus de problématisation. Selon

lui, la problématisation est l’exploration et ladélimitation du champ des possibles. Celapeut se réaliser par la construction de sché-mas, souvent sous la forme d’affiches collec-tives, qui permettent aux élèves de faire despropositions raisonnées à la classe. Le débatdevient alors un moment de confrontation deces propositions et de construction des néces-sités scientifiques. Ces nécessités ou condi-tions de possibilités des solutions proposéessont les marques de la démarche scientifique.De ce fait, dans le cadre de la problématisa-tion, les « solutions » ne constituent pasl’aboutissement de la démarche mais ce sontles «raisons» qui permettent de comprendreles points de vue en présence. Cette perspec-tive épistémologique propose de quitter uneconception assertorique du savoir pour uneconception apodictique 13.

En français aussi, l’attention aux pratiqueslangagières a permis de donner du sens audébat. C’est le cas du débat interprétatif sur letexte littéraire à l’intérieur duquel chaque lec-teur – débatteur est autorisé à donner sapropre compréhension du texte. L’objectif estd’abord d’aider l’élève à percevoir et exprimerson cheminement interprétatif car sa lectureest nourrie de sa culture personnelle, «elle-même façonnée tout au long de son histoire,donc métissée et encore brassée dans les profon-deurs de son inconscient» 14. Il est ensuite, nond’imposer un cadre de lecture, mais de per-mettre « un passage vers une interprétationautre, moins autoréférencée, décentrée, et doncintersubjective» 15.

9 Nicole Tutiaux-Guillon, «L’histoire scolaire en France.Un modèle résistant aux débats et aux controverses», inPistes didactiques et chemins d’historiens. Textes offerts àHenri Moniot, L’Harmattan, 2003, p. 269.10 François Audigier, «Les enseignements d’histoire et degéographie aux prises avec la forme scolaire», in OlivierMaulini & Cléopâtre Montandon (dir.), Les formes del’éducation : variété et variation, Bruxelles, De Boeck,2005, p. 112.11 Samuel Johsua & Jean-Jacques Dupin, Représentationset modélisations : le «débat scientifique» dans la classe etl’apprentissage de la physique, Berne, Peter Lang, 1989.12 Christian Orange & al., «Écrits de travail, débats scien-tifiques et problématisation à l’école élémentaire »,ASTER, n° 33, 2001, p. 113.

13 Christian Orange, «Problématisation et conceptualisa-tion en sciences et dans les apprentissages scientifiques»,Les Sciences de l’éducation – Pour l’Ère nouvelle, vol. 38,n° 3, 2005, pp. 69-93.14 Anne Jorro, Le lecteur interprète, Paris, PUF, 1999,p. 119.15 Ibid, p. 120.

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C’est aussi le cas de l’élève écrivant pour lequelles activités écrites et orales lui permettent dedevenir «auteur de sa parole» 16. «Est auteurcelui qui fait siens la culture, les savoirs, les dis-cours entendus et qui les réorganise, les traduit,les réinvente à partir de sa propre expérienceintellectuelle, émotionnelle et sociale» 17. Dansce cadre, le débat permet de frotter les inter-prétations, de penser l’autre, de construire despositions par la négociation, les ajustementsintersubjectifs. Dominique Bucheton utilise leconcept bakhtinien de dialogisme pour mon-trer que c’est l’auteur qui réorganise, « quiréorchestre la polyphonie des voix», tout en leurdonnant une unité de ton et de sens. Le débatest pour elle une activité «réflexive» qu’elledéfinit comme « l’entrelacement de différentsplans : cognitifs, socio-affectifs, linguistiques,etc., entrelacement dynamique et créatif sur leplan verbal par lequel le sujet sémiotise sonexpérience, la culture rencontrée, les discoursentendus» 18.

3. QU’EST-CE QU’UN DÉBATD’HISTOIRE ?

Le rôle du débat en histoire n’est sans doutepas identique à celui que les didacticiens dessciences (dans le cadre théorique de la «pro-blématisation») et des lettres (dans le cadrede « l’élève auteur») peuvent lui donner. Il estcependant possible de réfléchir aux questionsposées par ces propositions. En quoi peut

consister l’exploration du champ des pos-sibles dans la perspective de comprendre unévénement ? Quel est le point d’appui desélèves pour engager un tel processus cognitifdont Nicole Lautier a montré à la fois l’im-portance et la difficulté 19 ?

La notion de distance est sans doute un outil àcondition de considérer qu’il s’agit bien deproduire de la distance, c’est-à-dire de refuserl’illusion d’une compréhension immédiate.Carlo Ginzburg insiste beaucoup sur le besoinde distance, et l’importance de différer la com-préhension. Il évoque même «la fécondité del’ignorance» et sa mise en œuvre dans ce qu’ilnomme la pratique de «l’estrangement» quiconsiste à regarder les choses comme si ellesétaient parfaitement dénuées de sens et dont ilétablit une genèse historique du processusdans le premier chapitre de À distance 20. Decette manière et en éliminant soigneusementplusieurs possibilités de compréhension de« l’étrange vision du monde» de Menocchio,Ginzburg établit ainsi comme une nécessité lefait que sa grille de lecture du monde renvoyaità une culture différente de celle qui s’expri-mait dans la page écrite. Menocchio lisait«d’une façon qui n’était pas programmée» etfaisait «du livre un usage à rebrousse-poil» 21.On mesure toute la difficulté et, en mêmetemps, la richesse d’une telle perspective pourla classe. Pour comprendre les choix et lesactions des hommes, il faut d’abord installerdans la classe une distance et un refus de com-prendre immédiatement. Le débat peut être le

16 Dominique Bucheton, «Devenir l’auteur de sa parole»,Eduscol, janvier 2002.17 Dominique Bucheton, «Peut-on évaluer la capacité àdevenir auteur de son texte?», in Luc Collès & al. (dir.),Didactique des langues romanes, Bruxelles, De BoeckDuculot, 2001.18 Dominique Bucheton & Jean-Charles Chabanne, Parleret écrire pour penser apprendre et se construire. L’écrit etl’oral réflexif, Paris, PUF, 2002, p. 42.

19 Nicole Lautier, À la rencontre de l’histoire. Villeneuved’Ascq, Septentrion, 1997.20 Carlo Ginzburg, À distance, Paris, Gallimard, 1998.Voiraussi « Carlo Ginzburg, “l’historien et l’avocat dudiable”», entretien avec Charles Illouz et Laurent Vidal,Genèses, n° 53, décembre 2003, pp. 113-138.21 Carlo Ginzburg, « De près, de loin », Vacarme, jan-vier 2002.

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moment de sa construction, utilisant demanière heuristique les possibilités de l’imagi-nation collective pour explorer les possibles,discuter de leur pertinence dans le contexteconsidéré, et finalement établir ce que Rein-hart Koselleck a appelé le champ d’expérienceet l’horizon d’attente des acteurs de l’histoire.

Penser le débat du côté de « l’élève auteur »requiert d’autres exigences. Du côté de l’his-toire, cela oblige à penser d’abord la capacitédes élèves à produire et donc à écrire de l’his-toire. Ici, les difficultés proviennent toutautant de la forme scolaire qui contraint le tra-vail des élèves, on y reviendra, que des concep-tions des enseignants qui considèrent d’abordle caractère normé des productions scolaires.Cela exige aussi de considérer la classe commeun «lieu social», au sens de Michel de Certeau,un lieu dont il ne s’agit pas de gommer lescaractéristiques mais, au contraire, de tirerparti pour faire de cette écriture la productiondu lieu. Expériences et vécus, mémoiressociales et culturelles, la production du lieu nepeut s’affranchir de ces réalités, de mêmequ’elle doit travailler dans la tension entredéveloppement individuel et recherche d’unréférent commun. C’est dans ce cadre com-plexe et dans le respect des vérités établies quela construction d’une interprétation devient laperspective du groupe. Le débat est alors lemoment pendant lequel chacun doit trouverles ressources pour inscrire son point de vuedans la construction commune.

Quand, en 2003, nous avons entrepris cetterecherche sur le débat d’histoire, notreapproche était plus empirique et c’est d’abordla situation de départ à créer qui a retenunotre attention. Alors que le débat en sciencesavait surtout pour objet des problèmesaujourd’hui scientifiquement solutionnés,

quand le débat littéraire permettait aux élèvesd’élargir leur capacité d’interprétation, notrechoix s’est porté sur un débat actuel parmi leshistoriens. Que pouvait-il se passer dans laclasse si on proposait aux élèves deuxréponses à un problème historique?

4. LE DÉBAT DES HISTORIENS SUR LA GRANDE GUERRE

Dès 1988, dans la revue L’Histoire, StéphaneAudouin-Rouzeau expliquait que le senti-ment national avait servi «d’armure moralechez la majorité des combattants» de la GrandeGuerre. En 1998, il évoquait le consentementdes soldats à la violence. En 2000, 14-18,retrouver la guerre 22 insiste sur la «culture de laviolence», le «nationalisme de croisade» et la«profondeur du deuil». Les thèses des auteursne sont pas nouvelles 23, mais la systématisa-tion, et notamment la notion de «culture deguerre » au singulier, donne à l’ouvrage uncaractère essentiel. Leur perspective est cellede l’histoire culturelle et le point de départ estradical : la Grande Guerre « a acquis unedimension incompréhensible dans la mesure oùrien de ce qu’ont éprouvé les contemporains duconflit dans l’ordre du patriotisme, du sens de laguerre et de la mort à la guerre, ne peut plus êtrecompris, ni même approché » 24. La consé-quence de cette approche fondamentale estpour les auteurs la nécessité de reprendre ànouveaux frais la question des témoignages.

22 Stéphane Audouin-Rouzeau & Annette Becker, 14-18,retrouver la guerre, Paris, Seuil, collection Folio, 2003(2000).23 «Violence et consentement : la “culture de guerre” dupremier conflit mondial», in Jean-Pierre Rioux & Jean-François Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris,Seuil, 1997, pp. 251-271.24 14-18, retrouver la guerre, op. cit., p. 23.

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L’historiographie a « aseptisé » la violencecombattante. Les historiens ont subi «une cer-taine forme de dictature du témoignage». Laresponsabilité de Jean-Norton Cru dans ceprocessus est importante.

En 2001, 14-18, le cri d’une génération 25 seprésente comme une réponse à l’ouvrage deshistoriens de Péronne. C’est d’abord unedéfense du travail de Jean-Norton Cru; maisRémy Cazals et Frédéric Rousseau récusentaussi la «thèse du consentement patriotique»parce qu’elle «s’accompagne d’une occultationsystématique des contraintes imposées auxcombattants». Par opposition à la notion deculture de guerre, ils développent celle d’uneculture de l’obéissance. Leur critique est aussivigoureuse quant à l’usage des témoignagespar Stéphane Audouin-Rouzeau et AnnetteBecker.

On constate que cette controverse scientifiquea généré plusieurs types de débats autour de lacontrainte et du consentement :

• Antoine Prost met l’accent sur ce débat en2002, même s’il tente d’en nier l’intérêt,comme il reprochera ensuite à ces auteursde durcir leurs positions. C’est pourtantProst qui introduit les expressions d’«écolede la contrainte» et d’«école du consente-ment» 26.

• Plus largement, le débat historiographiquese centre sur des concepts comme celui de«culture de guerre» et celui de «brutalisa-tion». Cette nouvelle dimension du débata l’avantage de dépasser le cadre des histo-

riens de la Grande Guerre parce que laviolence de guerre est un champ forte-ment travaillé par les historiens de laSeconde Guerre mondiale, et finalementpar ceux qui s’intéressent à la violence duXXe siècle 27.

• La question des témoignages est posée dèsLe cri d’une génération, mais elle rebonditavec l’article, puis l’ouvrage de ChristopheProchasson qui discutent la méthode cri-tique de Jean-Norton Cru.

• Une dernière dimension nous sembleessentielle. Elle concerne la manière dont sedéroule un débat dans une communautéscientifique. Or, celui-ci se mène à plusieursniveaux: une forte réactivité, pour ne pasdire combativité, des historiens, de plus enplus nombreux, autour de Cazals et deRousseau, un quasi-refus du débat de lapart des historiens de Péronne, doubléd’une forme à peine voilée d’ostracisme 28.

Heureusement, à partir de 2003, plusieursouvrages permettent de prendre la véritablemesure du renouveau historiographique dela Grande Guerre. C’est surtout le cas du livrede Jay Winter et Antoine Prost. Le débatconsentement ou contrainte y est fortement

25 Rémy Cazals & Frédéric Rousseau, 14-18, le cri d’unegénération, Toulouse, Privat, 2001.26 Antoine Prost, «La guerre de 1914 n’est pas perdue», LeMouvement Social, n° 199, avril-juin 2002, pp. 95-102.

27 Voir notamment Christian Ingrao, « La violence deguerre. Approches comparées des deux conflits mon-diaux. Essai de bibliographie introductive», Bulletin del’IHTP, n° 73, mai 1999, pp. 129-138 et Stéphae Audouin-Rouzeau, Annette Becker, Christian Ingrao & Henry.Rousso (dir.), La violence de guerre, 1914-1945, Bruxelles,Complexe, Histoire du temps présent, 2002.28 L’absence d’article répondant aux critiques de Cazals etRousseau par les premiers acteurs du débat est surpre-nante. Voir aussi les remarques de Rémy Cazals sur labibliographie du CAPES et de l’agrégation d’histoirepubliée par Historiens et Géographes en 2003:www.univ-t lse2. fr/histoire/mirehc/MIREHC-7/Textes/BiblioConcours.pdf

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relativisé : «cette question n’est pas vraimentcentrale pour les historiens anglo-saxons »,écrivent-ils. En revanche, dans le débat fran-çais des années 2000, elle tient une place enva-hissante» 29. Si le livre ne cherche pas à expli-quer ce paradoxe et consacre à peine deuxpages aux différents aspects d’un « débatenvahissant», il permet tout au moins de lemettre en perspective avec la notion de confi-guration historiographique 30.

5. LE CHOIX DE « CONTRAINTE ET CONSENTEMENT »

En septembre 2003, nous choisissons de pré-parer un travail de recherche en didactiquesur ce débat historiographique et nous déci-dons de le centrer sur la question du consen-tement et de la contrainte. Trois ans plus tard,ce choix peut apparaître réducteur. Pourtant,au moment où nous prenons la décision, il estjustifié par la manière dont les nouveauxmanuels de Première abordent la question etpar la documentation accessible aux lycéenset à la plupart des enseignants.

Les nouveaux manuels de Première paraissentau printemps 2003 et leur examen ne laisseaucun doute : les nouveaux savoirs sur laGrande Guerre sont présentés de manièrehétérogène. Certains relativisent la questionen la plaçant dans un dossier, parfois sous laforme d’une interrogation: «Comment ont-ilstenu?» (Hachette), «Les soldats ont-ils été forcésou le plus souvent consentants ? » (Bordas).

Parmi ceux-ci, seul le Bertrand-Lacoste pré-sente un dossier avec les deux points de vuehistoriographiques («Les historiens et la Pre-mière Guerre Mondiale: consentement ou obéis-sance?»). D’autres reprennent sans discussionle concept de «brutalisation» (Hatier, Bréal,Nathan), mais sans modifier leur point de vuetraditionnel et sans souci des contradictions,notamment dans la considération des soldatscomme victimes de la guerre. Finalement, lemanuel Belin est le seul à reconstruire entière-ment son chapitre du point de vue de l’his-toire culturelle. Il introduit donc le concept de«culture de guerre», parle de «la brutalisationdes comportements», de «la haine de l’autre» etde «la guerre vécue comme une croisade». Lepoint de vue est homogène mais, manifeste-ment, alors que ces auteurs-là sont bien infor-més, on aurait pu attendre de leur part davan-tage de prudence et d’objectivité pourenseigner et éduquer des lycéens31.

Dans le même ordre d’idée, alors que le pro-gramme d’histoire des classes de Première,publié en 2002, ne dit rien, les documentsd’accompagnement publiés en juillet 2003pour la série S prennent parti, parlent du« consentement et de l’acceptation de la vio-lence donnée et subie » et proposent unebibliographie constituée d’ouvrages des his-toriens de Péronne. Dans les mois et lesannées qui suivent, les ressources en ligne,principalement sur les sites académiques,offrent heureusement une présentation plusnuancée de la question et abordent le débathistoriographique de manière plus sérieuse 32.

29 Antoine Prost & Jay Winter, Penser la Grande Guerre.Un essai d’historiographie, Paris, Seuil, 2003, p. 140.30 Notion bien différente de celle de «paradigme» parcequ’elle permet de montrer que, dans une même période,plusieurs conceptions de l’histoire peuvent se juxtaposeret contribuer à la production de connaissances.

31 Voir l’article de Yannick Le Marec publié dans le présentvolume, « L’intégration des nouveaux savoirs dans lesmanuels d’histoire français : le cas de la Première Guerremondiale».32 Voir le travail bibliographique du CRDP de Reims :www.crdp-reims.fr/memoire/ressources/memoire1gm_revues.htm

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Dans cette situation marquée par la difficulté àcomprendre les enjeux, voire l’existence, dudébat historiographique, il semblait importantde proposer une situation permettant auxlycéens de construire une autre conception del’histoire. Dans notre perspective, il fallait leurpermettre d’établir les faits, première étapedans la production d’un discours de vérité, etles mettre face à un problème d’interprétationen introduisant les termes du débat. Deuxpositions argumentées se détachaient et nouspouvions laisser de côté les autres aspects dudébat, personnels, professionnels et géogra-phiques33. L’important était de montrer que ledébat permettait d’apercevoir les positionshistoriographiques. En effet, tout débat pola-rise le champ historiographique et le dévoile.Il l’ouvre.

6. UNE SITUATION OUVERTE

Nous proposons de définir une situationouverte en histoire par deux critères : l’incerti-tude de son résultat et la diversité des formes,procédures et démarches possibles. L’incerti-tude existe pour l’enseignant qui est le garantdu caractère scientifique du savoir. Elle existeaussi pour la classe qui doit renoncer auconfort du «métier d’élève». Nous ne nousattarderons pourtant pas ici sur les difficultésde régulation d’une situation ouverte. À pro-pos de l’analyse d’une discussion d’élève,Alain Muller a mis en évidence les conditionspour que le maître ne soit pas dépassé : maî-trise des soubassements épistémologiques dessavoirs en jeu, maîtrise des modes argumen-tatifs spécifiques à un champ du savoir,constitution d’un «espace conflictuel» car il

s’agit de faire en sorte que les élèves débattent,c’est-à-dire confrontent des arguments et queceux-ci aient à voir avec les savoirs en jeu 34.L’attention portée à la constitution de cet« espace conflictuel » est importante dans lecadre théorique de la « problématisation »puisque l’enjeu principal est la constructiondu problème par les élèves. Dans celui de«l’élève-auteur», il s’agit de permettre à cha-cun d’investir le débat pour situer sa propreargumentation et définir les grandes lignes deson écrit à venir.

Dans les débats menés sur la Grande Guerre,nous sommes intervenus dans la construc-tion du problème en confrontant les élèvesaux productions contradictoires des histo-riens et nous avons prêté davantage d’atten-tion aux procédures mises en œuvre par lesélèves pour sortir de l’incertitude. Une deshypothèses de la recherche était que les élèvesse donnent comme objectif de construire unetextualité aux savoirs en jeu. Nous prenonscette notion de textualité au sens que luidonne Bernard Rey pour qui, à l’école, oncherche à mettre en texte la réalité, avectoutes les contraintes que nous résumonssous la notion de « forme scolaire » 35. Voicidonc le scénario du travail proposé auxclasses.

En 2004, pour entrer dans l’étude de la Pre-mière Guerre mondiale, la classe a travaillésur un corpus de documents historiques

33 Voir depuis, les explications de Jean Birbaum, «1914-1918, guerre de tranchées entre historiens», Le Monde,10 mars 2006.

34 Alain Muller, «Discussion, responsabilité épistémolo-gique et compétences de l’enseignant : une situation pourenseigner l’histoire»www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/am_main/textes/Origine_Homme.html35 Bernard Rey, « Diffusion des savoirs et textualité »,Recherche et Formation, n° 40, 2003 et «Peut-on ensei-gner la problématisation ? », Recherche et Formation,n° 48, 2005.

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(documents sources et deux textes d’histo-riens). Réalisée en petit groupe, une afficheretrace leur conception de la violence deguerre en s’appuyant sur un choix de docu-ments. Les élèves débattent collectivement decette question (objet principal de notre obser-vation), puis écrivent un texte personnel deconclusion. En 2005, le scénario a été modifiépour proposer une situation plus favorable audébat. Les éléments factuels ayant été préala-blement abordés en cours, les élèves sont invi-tés à répondre à la question «Comment lessoldats ont-ils tenu?». Première étape, ils fontla liste des éléments qui, selon eux, permettentde répondre. Puis ils élaborent à deux outrois, un schéma permettant de relier entreeux les facteurs explicatifs choisis dans cetteliste. Ces schémas sont présentés à la classequi fait le constat de la diversité de leurs inter-prétations. Cet aspect est important. Unesituation didactique traditionnelle auraitconduit à la mise en évidence d’une «bonneréponse», en fait une réponse basée sur unedes thèses historiographiques en présence ousur une combinaison des deux, au gré despositions de l’enseignant et de ses lectures.Dans la situation traditionnelle, le «texte» del’enseignant aurait guidé les échanges etconduit les élèves à lui.

Seconde étape, l’enseignante revient sur troisschémas caractéristiques de la diversité des pro-positions des élèves. Elle met en évidence lesprincipaux axes des réponses. Puis, dans ladeuxième partie de la séance, les élèves sontconfrontés à deux textes extraits des manuelsde Première36. Ces textes sont présentés commele reflet d’un débat qui divise les historiens. Les

désaccords ne sont donc plus seulement dansla classe, ils sont aussi en dehors de la classe,dans le monde de référence du savoir scolaire.De notre point de vue, le caractère indiscu-table des savoirs est fortement remis en cause.Pour nous, la situation est totalement ouverte.Comment vont réagir les élèves pourconstruire le «texte du savoir»? Par deux, lesélèves discutent, à partir de leurs réflexions,de la réponse qui leur paraît la plus intéres-sante. Puis, la discussion est collective, réguléepar le professeur. Elle dure une vingtaine deminutes. Durant le reste de la séance, lesélèves écrivent un texte de réponse à la ques-tion « Comment les soldats de la GrandeGuerre ont-ils tenu?».

7. LE DÉBAT DES ÉLÈVES

Ce qui caractérise les moments de discussioncollective auxquels nous avons assisté, c’estl’absence de débat tranché. Les élèves nedébattent pas comme nous l’entendons. Ilsn’endossent pas un rôle et restent prudentsdans leurs prises de position. Il semble mêmeque leur tendance soit de modifier les termesdu débat. Ainsi, malgré la caractérisationrapidement obtenue des deux textes par l’en-seignante en 2005 (un texte sur le consente-ment, un texte sur l’obéissance), ce n’est pasautour de cette contradiction que s’articulentles échanges. Leur démarche s’oriente vers larecherche d’un consensus qui s’établit dans lesdeux cas par la construction d’une complé-mentarité entre les textes. Comment expli-quer cette attitude?

Alors que l’enseignante fait référence auxtextes et à leurs auteurs, souvent en les nom-mant, les élèves se situent sur un autre terrain,celui de leur contenu considéré comme la

36 Bruno Cabanes, extrait de «Une réflexion d’historien:comment ont-ils tenu?», L’Histoire, juillet-août 2002, etRémy Cazals & Frédéric Rousseau, extrait de 14-18. Le crid’une génération, op. cit.

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représentation d’un réel, mort et absentdepuis longtemps mais suffisamment vif etprésent pour qu’il suscite encore émotions etimages mentales. C’est sans doute un pro-blème important. L’enregistrement d’un petitgroupe dans son travail d’analyse de son cor-pus documentaire en 2004 l’atteste avec force.Les témoignages de la Grande Guerre et lesrécits des atrocités agissent encore et les excla-mations spontanées et sincères, les invites àparcourir tel document « écœurant », ponc-tuent régulièrement leur travail collectif. Lesélèves recherchent et aperçoivent dans lestextes des soldats souffrants et mourants, etmême dans les textes très synthétiques deshistoriens, la part du vivant. Ils s’intéressentdavantage à l’expérience combattante qu’autravail d’interprétation des historiens. De cepoint de vue, on observe bien le hiatus entrel’enseignante et les élèves sur les enjeux dudébat. L’enseignante mène le débat en insis-tant sur les aspects méta-historiques et épisté-mologiques des textes. Mais dans les troisdébats observés, les élèves ne sont pas d’abordsur les textes. Les textes ne sont d’ailleursjamais nommés par le nom de leur auteur. Lestextes et leurs auteurs sont transparents. Lesélèves partent des soldats pour exprimer ladiversité de leurs caractères, de leurs senti-ments et de leurs points de vue. Ce quicompte, ce sont les effets de réel des textes, lacapacité qu’ils donnent à imaginer le passé, etparticulièrement ces hommes souffrants. Ilest donc logique que les élèves considèrentl’ensemble des arguments que proposent lestextes comme l’éventail des possibilités decompréhension des attitudes des soldats. Etpuis les soldats sont aussi perçus comme desindividus, avec leur diversité. «C’est vrai quedans les deux textes après quand ça concernele… je veux dire, il n’y a pas qu’un seul facteur,après ça dépend, on peut dire, des caractères des

soldats, parce que y’en a, ils font, comme dit ledeuxième texte, ils ont pas le choix et ils ontvraiment pas envie de se battre tandis qued’autres, ils vont plutôt avoir la haine de l’en-nemi, des choses comme ça. Je veux dire les deuxaspects ils sont présents, autant l’un quel’autre… » D’ailleurs, Antoine Prost estimequ’il est dangereux de ne pas prendre encompte les diversités individuelles. « L’uni-forme n’abolit pas les identités », écrit-il 37.Quant à François Cochet, il conclut sonouvrage par la complémentarité des notionsde contrainte et de consentement. «Les Poilusont consenti à certains moments alors qu’ilsétaient contraints dans d’autres moments» 38.Les élèves auraient-ils produit une explicationpertinente, proche de celles d’autres histo-riens? Il nous semble que la situation n’a paspermis de construire cette distance, cette partd’étrangeté que constitue «le sens de la guerreet de la mort à la guerre» pour les soldats de laGrande Guerre et qui serait difficilementaccessible aujourd’hui. C’est une difficultéimportante mais cette interprétation fait par-tie du débat lui-même puisqu’une partie deshistoriens estime que les témoignages nouspermettent d’accéder directement à la réalitédes tranchées et l’état d’esprit des combat-tants. Les travaux d’épistémologie sur ladocumentation, l’archive, l’image, nous obli-gent cependant à rester prudents 39 mais nous

37 Antoine Prost & Jay Winter, op. cit., p. 143.38 François Cochet, Survivre au front. 1914-1918. Les Poi-lus entre contrainte et consentement, Saint-Cloud, 14-18Éditions 14-18, 2005, p. 227.39 Citons seulement le dernier paru, Siegfried Kracauer,L’histoire, des avant-dernières choses, Paris, Stock, 2006,avec une excellente introduction de Jacques Revel. Etpour comprendre l’importance de Kracauer, PhilippeDespoix & Peter Schöttler, Siegfried Kracauer, penseur del’histoire, Paris, Éditions de la MSH & Presses de l’Uni-versité de Laval, 2006, dans lequel Philippe Despoix déve-loppe la thèse de Kracauer sur la relation de l’archive auréel, comparable au hors-champ photographique:

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voyons déjà que ce problème est un enjeu fon-damental pour l’historiographie et pour ladidactique de l’histoire.

Il faut surtout comprendre l’attitude desélèves comme un processus de mise en textedu savoir. Confrontés à la diversité des inter-prétations, les leurs et celles des historiens, lesélèves de Première avec lesquels nous avonstravaillé n’ont eu de cesse de construire uncadre de réponse consensuel. Sans exprimerde désaccords profonds ni s’engager véritable-ment, les élèves avancent prudemment desréponses qui construisent dialogiquement unrépertoire argumentaire jusqu’au moment oùl’un d’eux exprime le point de vue qui estdevenu collectif. Ainsi, en 2005, une élève clôtle processus en affirmant, dans le dernierquart du débat : «Moi, je pense que… je préfèrele deuxième texte parce qu’il défend plutôt,comme on le disait tout à l’heure, l’obéissance…ils sont obligés de… alors que le premier c’estplutôt… il dit qu’ils avaient envie de se battre».À sa suite, plusieurs élèves expriment leuraccord et apportent des compléments souventretenus par la classe pour construire les écrits.

8. DES ÉLÈVES-AUTEURS

C’est effectivement dans ce cadre que nousavons prévu de terminer la séquence sur unécrit individuel. Le cadre d’écriture proposéaux élèves est le suivant: dans le prolongementdu travail de groupe construisant un schémaexplicatif puis du débat collectif sur les textesdes historiens, les élèves doivent, en tenant

compte de leurs travaux, des textes d’historienset de leurs connaissances, rédiger un texte quiprésente leur point de vue. Le texte est nonnoté, destiné à être analysé par les chercheursqui avaient enregistré le débat. Texte personneldonc, mais abandonné rapidement dans lesmains des chercheurs et non susceptible d’unereprise, d’une réécriture. Texte clos sur uneposition construite à chaud dans le lieu socialde la classe. Ce statut donné aux productions acertainement introduit un biais dans l’écrituremais ce qui nous semblait important était del’ouvrir et non de produire une situation aca-démique. L’analyse des écrits nous amène tou-jours du côté des solutions intermédiaires pro-duites par les élèves pour se tirer des situationsà risques mais elle révèle aussi une variété d’en-gagements. À l’écrit, rappelle DominiqueBucheton, «on s’affirme avec et contre les autres,avec et contre les discours disponibles»40. Cetteidée se retrouve dans les productions desélèves. Ainsi, dans le débat de 2005, l’accord dugroupe s’est fait essentiellement autour de troisidées : comme il existe de multiples facteursexplicatifs, les textes peuvent être liés, ensuite,c’est plutôt le deuxième texte, celui qui évoquel’obéissance et l’absence de choix des soldatsqui est le plus proche de la vérité. La troisièmeidée est fugacement évoquée: une élève dit unmoment que le premier texte met plus envaleur la «solidarité», valeur positive pour lesélèves et qui, de ce fait, autorise à en faire état.On retrouve cette trilogie dans l’argumenta-tion des élèves. Passons sur les deux produc-tions qui ne font pas référence aux textes d’his-toriens, il en reste 31 qui se répartissent de la manière suivante: 20 construites à travers un lien entre les deux textes d’historiens,8 construites à partir du deuxième texte,3 basées sur la notion de solidarité.

«l’archive ne s’insérerait pas dans ce que l’on a l’habituded’appeler un contexte – qui suppose une continuité et unetextualité – mais dans ce qui apparaît, du fait de la discon-tinuité textuelle, bien plus comme une « hétérogénéité »constitutive», p. 19. 40 «Devenir auteur de sa parole», op. cit.

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Néanmoins, cette référence au travail collectifn’exclut pas d’affirmer, plus ou moins fine-ment, une personnalité. Si cette individualiténe peut s’établir en opposition avec les prin-cipes généraux sur lesquels le groupe a établiun accord, elle peut exister dans une variante,un prolongement de la réflexion collective.C’est ce que nous permet dé montrer l’analysedes productions qui ont travaillé à laconstruction d’un lien entre les textes des his-toriens. C’est en effet dans ce groupe que ladiversité des écrits est la plus grande 41. Nousen présentons quatre sans chercher à produireune typologie. Ce choix veut seulementcontribuer à mettre en évidence des caracté-ristiques de l’engagement individuel dans lesécrits d’élèves et constituer une démarchedidactique de lecture des textes d’histoire desadolescents, suivant en cela un travail engagédepuis des années par les didacticiens dufrançais 42.

• Amandine dit 4 fois « je» dans son texted’une page et demie. Elle fait, dès la pre-mière phrase, le choix de la «contrainte» :les soldats étaient poussés, « on les obli-geaient à se mobiliser »… Cette positionaffirmée, dans la ligne du choix majoritai-rement émis par le groupe, Amandineconstruit son texte en accumulant desconnaissances issues des deux textes. Ellele dit dans l’entretien : « j’ai pris un peudans les deux »… « parce que même s’ilss’opposent et même si je suis plus d’accordavec le deuxième, dans le premier il dit deschoses qui sont bonnes aussi, donc j’ai pris».

• Alizée dit seulement une fois « je pense »dans un texte d’une page. Son texte estconçu en deux parties. La première est unesynthèse des deux textes dans laquelle elleessaye, comme elle l’affirme ensuite, «de nepas trop mettre d’avis personnels» avec unephrase charnière: «Je pense que selon les sol-dats, deux cas de figure se dégagent: les uns sebattent avec un certain «plaisir», d’autresn’ont pas le choix». C’est ce qui lui sembleêtre le sens des deux textes (même si le motplaisir n’est pas dans le premier texte) et leurassemblage est possible, concevable, parceque, elle l’exprime dès son introduction, ilfaut distinguer «le soldat» de «les soldats».La seconde partie est sa réponse person-nelle: «la mienne est donc que l’absence dechoix, la culture de l’obéissance puis la volontéde vengeance, sont des facteurs déterminantsde cette résistance». Elle reprend l’idée essen-tielle du texte 2 mais laisse de côté la notionde «plaisir» pour celle de vengeance, plusacceptable sans doute.

• Tout de suite, Gwladys exprime l’idée quistructure sa réponse: on ne peut pas savoircomment les soldats ont tenu parce que celadépend de l’expérience de chacun. Cetteposition relativiste est solidement ancréedans son expérience personnelle: son frèreest militaire, il lui a expliqué ce que sont unemobilisation et le départ d’un soldat. C’est àpartir de ce point de vue qu’elle assemble lestextes. «Ils n’ont pas eu le choix», «c’est leurdevoir», «c’est comme ça», commence-t-ellepar écrire dans une référence au texte 2,mais «après, je pense qu’il y a l’acceptation»(texte 1). Et puis, «chacun trouve en soi saraison de vivre» (position de principe).

• Le texte de Séverine est plus complexe. Lespremières lignes de son écrit introduisent

41 C’est aussi parmi ces élèves que nous avons mené desentretiens pour comprendre leur pratique de mise entexte et leur posture d’élèves écrivant de l’histoire.42 Claudine Fabre-Cols (dir.), Apprendre à lire des textesd’enfants, Bruxelles, De Boeck & Duculot, 2000.

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l’opposition des historiens mais c’est pourmieux montrer la diversité des facteurs àprendre en compte pour expliquer laconduite des soldats. Les différentesnotions des textes sont convoquées, l’argu-mentation fouille aussi dans les relationsentre la France et l’Allemagne avant laguerre. L’implication du sujet est forte etelle ne se limite pas à l’usage du «je» ; l’em-pathie est réelle pour ces soldats «à peinesortis de l’adolescence ». Le propos estnuancé, ce n’est plus un assemblage detextes mais la construction d’une position,l’exercice d’un point de vue critique sur lestextes. Comme elle le dit dans l’entretien,«les textes étaient bien expliqués… je voulaisexpliquer autre chose ». Mais « c’est durparce que après on s’écarte des fois de la réa-lité ou on peut ne pas être assez près de ce quis’est vraiment passé, mais on peut donnerson point de vue… mais c’est à prendre ausecond degré».

Ces productions d’élèves de Première nouspermettent de comprendre l’intérêt de laséquence prise globalement depuis laréflexion en binôme autour de schémasexplicatifs jusqu’à l’écriture d’un texte quiprend position. Dans ce cadre, le débat a toutson sens. Les productions des élèves mon-trent en effet que, dans une situation ouverte,confrontés à des réponses différentes, lesleurs et celles des historiens, les élèves cher-chent d’abord à reconstruire un accordacceptable pour le groupe. Cet accord est lamise en texte du savoir, que la forme scolaireexige, répertoire d’arguments validés par ledébat, jugés recevables par l’enseignante. Cesarguments se retrouvent de manière plus oumoins habile dans les écrits et constituent lapremière face des productions. Mais accep-table ne veut pas dire monolithique. Les écrits

personnels utilisent ce répertoire pour situerleur réponse dans le cadre du savoir construitcollectivement mais leur mise en texte indivi-duelle montre ensuite la grande variété desapproches. Expériences, mémoires et connais-sances personnelles viennent constituer laseconde face de l’écrit et révèlent la capacitéd’engagement des élèves.

On pourra toujours s’interroger, et c’estnécessaire, sur la pertinence de l’argumenta-tion individuelle et sur la complétude de laréponse. Rappelons seulement que, dans cettesituation expérimentale, l’objectif n’était pasde produire un écrit dans le cadre d’unenorme scolaire mais de confronter les élèvesaux difficultés d’interprétation qui consti-tuent le cœur de l’écriture historique. Laforme scolaire, que l’on a réduite ici auxcontraintes de la mise en texte du savoir,explique en partie ce que nous avons observédans le débat et relevé dans les écrits. Ondevra s’interroger aussi sur l’intérêt à situerles élèves dans une perspective d’écriture per-sonnelle. L’école fait peu de place auxmémoires et aux expériences individuelles,sociales. Avec les connaissances acquises, ceséléments constituent pourtant les détermi-nants essentiels des réponses. Enfin, commenous avons tenté de le montrer dans ce bilan,les questions persistent sur la didactisation dudébat et plus généralement des situationsouvertes. Le cadre choisi de « l’élève-auteur»n’est pas pertinent dans toutes les situations.Avec le recul, nous mesurons l’importance dela problématisation pour questionner leschoix des historiens et décoder leurs position-nements et leurs interprétations.

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Dans la précédente livraison du Cartable,Benoît Falaize (2005) listait – afin de les réfu-ter fort justement – les critiques adresséeshabituellement au récit historique à l’écoleélémentaire : un discours univoque et partialempêchant tout examen critique, un obstacleau cheminement intellectuel et à l’apprentis-sage de la discipline. Pourtant, le récit histo-rique est légitimé sur le plan épistémolo-gique, en tant qu’il développe les démarcheshistoriennes de la compréhension, de l’expli-cation et de la conceptualisation. Sur le plandidactique, la fonction du récit historiquedans les apprentissages est également avéréepour le collège (Serandour, 1998). Mon pro-pos, appliqué cette fois au lycée, se situe dansla continuité de ces analyses. À partir d’uneexpérimentation menée en classe de Seconde,je souhaite montrer que le récit historiquefournit un cadre à l’activité cognitive desélèves quand ils sont invités à écrire en classedans une perspective de construction auto-nome du savoir historique. Le récit histo-rique est entendu ici non pas comme unenarration prononcée ex cathedra par un pro-fesseur devant un auditoire ébloui mais pas-sif, mais comme un écrit réalisé par les élèveseux-mêmes, en conclusion de travaux sur desdocuments.

La recherche de terrain relatée ici, centrée surles apprentissages des élèves qui mobilisent àleur niveau les démarches de pensée histo-riennes, s’inscrit dans le cadre théoriqueénoncé par Vygotski (1991, pp. 166-182)selon lequel les ajustements progressifs entrela pensée et le langage au fil de différentsécrits, et parfois même d’un seul écrit, favori-sent la construction du savoir. Dans les récitsdes élèves, les maladresses et les tâtonnementsdans la formulation des concepts historiquessignalent le plus souvent la mise en mots et enordre d’une pensée historienne. Une grilled’analyse de ces indices textuels éclaire ce quifavorise la réussite des élèves quand ils écri-vent en histoire.

UNE THÉORIE DE L’APPRENTISSAGEDE L’HISTOIRE

On sait que le raisonnement historique relèvedu raisonnement naturel et de la pensée socialedu sens commun, par opposition à la penséelogico-formelle des sciences de la nature (Bru-ner, 2000; Passeron, 1991). Le mode de com-préhension des hommes du passé est en effetanalogue à celui que chacun applique au quo-tidien dans sa vie sociale quand il cherche àsavoir ce qu’autrui «a derrière la tête» pourcomprendre ses intentions et expliquer ses

RÉCIT HISTORIQUE ET CONSTRUCTION DU SAVOIR EN CLASSE D’HISTOIRE AU LYCÉE

DIDIER CARIOU, UNIVERSITÉ D’AMIENS 1

1 Laboratoire savoirs et socialisation.

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actes (Veyne, 1971, p. 146; Prost, 1996, p. 159).En même temps, ce raisonnement est contrôlépar la méthode critique de la discipline à desfins de formalisation d’un savoir validé par lacommunauté des historiens. C’est pourquoi ilconsiste en un mixte de pensée sociale et depensée scientifique.

Du côté des élèves, le «modèle intermédiaired’appropriation de l’histoire» (Lautier, 1997,pp. 213-220) présente lui aussi ce caractèremixte car il postule une continuité et non pasune rupture entre le raisonnement naïf desélèves et le raisonnement plus expert des his-toriens. Dans un premier temps, quand ilssont placés en situation autonome d’appren-tissage de l’histoire, les élèves rapprochentspontanément un savoir historique nouveaude leurs représentations sociales afin de letransformer en un savoir du sens communplus familier (Moscovici, 1976, pp. 107-126).En effet, à l’inverse d’une coutume fort répan-due dans le champ didactique, il ne s’agit pasde considérer les représentations socialescomme un obstacle à l’apprentissage. Bien aucontraire, ce mode de connaissance du senscommun, socialement construit, sans cessetransformé et reconstruit par chacun au fil deson expérience sociale, fournit aux membresd’un groupe social un cadre interprétatif desconduites et des pratiques des hommes ensociété. En histoire, les représentations socialesconstituent alors un système d’accueil d’unsavoir scientifique nouveau pour les profanes(Cariou, 2003). On sait bien la première réac-tion des élèves est de considérer Louis XIVcomme un dictateur.

À l’issue de cette étape de socialisation dusavoir scientifique, les procédés de mise à dis-tance et d’historisation mettent à distance cesavoir du sens commun: critique des sources,

contrôle du raisonnement analogique, pério-disation, construction d’entités historiques(Lautier, 2001). Cette étape de rationalisationdu savoir se réalise dans l’apprentissage desdémarches de la discipline, en interactionavec l’enseignant. Sur la base de rapproche-ments plus pertinents avec les pharaons oules empereurs romains chrétiens, les élèvesenvisagent Louis XIV comme un monarqueabsolu de droit divin.

Cependant, la mobilisation de la penséesociale des élèves ne peut se décréter par l’en-seignant et la complexité des opérations d’his-torisation empêche les élèves de les mobiliserhors d’une situation d’écriture scolaire perti-nente. En outre, dans la réalité des classes, unmalentendu perturbe l’apprentissage de l’his-toire : dans leurs écrits, les élèves s’efforcent engénéral de montrer qu’ils ont appris leurcours alors que les enseignants voudraientqu’ils montrent qu’ils ont compris ce qu’ilsont appris (Audigier, 1996, p. 113). Monhypothèse est que l’apprentissage du récit his-torique est susceptible de clarifier le contratdidactique en classe d’histoire et qu’il rendpossible la mobilisation par les élèves desdémarches de pensée présidant à l’apprentis-sage de l’histoire. On peut alors examiner lesfonctions et le fonctionnement du récit chezles historiens pour en envisager une «scolari-sation» prudente (Serandour, 1998, p. 293).

RÉCIT HISTORIQUE ETAPPRENTISSAGE DE L’HISTOIRE

En privilégiant le récit historique, on se situeplutôt du côté littéraire de l’histoire qui pré-tend restituer le vécu des hommes du passé (deCerteau, 1975, pp. 46-47). Mais Ricœur a mon-tré que le récit n’a jamais réellement disparu de

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l’historiographie française et qu’il était vaind’opposer une histoire-récit tournée vers lacompréhension et l’individuel et une histoirescientifique explicative et plus générale.

En effet, le récit historique constitue la formela plus habituelle des écrits des historiens envertu du « caractère ultimement narratif del’histoire» (Ricœur, 1983, p. 165). Plus large-ment, dans toute société humaine, le récitcaractérise le mode de la pensée naturelle. Ilrend compte de l’agir humain et de l’expé-rience des individus, la sienne et celle desautres, car la matière du récit est l’intentionqui préside à l’action humaine (Bruner,2000). Comme tout récit, le récit historiqueest organisé par une mise en intrigue, cette« synthèse de l’hétérogène » (Ricœur, 1983,pp. 125-130) qui ordonne en un tout intelli-gible et cohérent les causes et les intentions,les buts et les motifs qui poussent les acteurs àagir en fonction de leur appréciation ducontexte, ainsi que l’interprétation que l’onpeut en proposer. Afin d’expliquer un chan-gement dans l’ordre du monde humain, l’in-trigue structure les diverses composantesd’une action bornée chronologiquement enfonction de la problématique de l’historien,depuis une situation initiale jusqu’à une situa-tion finale concluant une série de péripéties.Pour expliquer l’action, l’auteur du récit, qu’ilsoit un historien ou un élève, mobilise un rai-sonnement naturel du sens commun, desreprésentations sociales, une psychologie etune sociologie plus ou moins naïves sur lecomportement habituel des hommes ensociété (Prost, 1996, p. 158).

Toutefois, même si la production d’une expli-cation par l’historien a beaucoup à voir avec lerécit d’un fait divers par l’homme de la rue, lesimple récit quotidien ne suffit pas à produire

un discours historique valide (Prost, 1996,pp. 237-262). C’est pourquoi le récit historiquese distingue par son rapport au réel: «L’histoireest un récit d’événements vrais» (Veyne, 1971,p. 21). Il s’en distingue surtout, selon Ricœur,par les trois niveaux de «coupure épistémolo-gique» recouvrant partiellement les procédésd’historisation déjà évoqués: le niveau des pro-cédures intégrées au récit (à savoir l’explicationhistorique justifiée par des preuves documen-taires et consistant principalement en une res-titution des intentions des hommes du passé),celui des entités collectives qui constituent lespersonnages de l’action décrite (des forcessociales analogues à des personnages, capablesd’intentions et sujets de verbes d’action) etcelui de la périodisation mise en forme par lamise en intrigue et en fonction de laquelle sontchoisis, classés et pensés les faits relatés, enfonction de la problématique de l’historien(Ricœur, 1983, pp. 311-314).

D’autre part, dans la mesure où certaines desentités collectives sont des concepts histo-riques, on peut considérer que le récit histo-rique est susceptible de favoriser la concep-tualisation (Ricœur, 1983, pp. 358-361).Certes, d’aucuns hésitent à parler deconcepts en histoire puisque l’histoire,science du changement et des événementssinguliers, ne construit pas de généralitésuniverselles et invariantes. Comme ils relè-vent eux aussi du raisonnement naturel, lesconcepts historiques restent des généralitésincomplètes. Leur fonction est principale-ment heuristique, ils servent à penser les faitsparticuliers du passé : « L’histoire est descrip-tion de l’individuel à travers des universaux »(Veyne, 1971, p. 174). À moins de rester unesimple énumération de faits disjoints, unrécit ne peut se passer de la caractérisation etde la catégorisation des faits évoqués.

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Un concept historique est le plus souventdésigné par un mot du langage courant. Ilrésulte de la compétence du raisonnementnaturel à comparer sans cesse, à rapprocher leconnu du pas encore connu et à établir empi-riquement des typologies qui rangent dans lamême catégorie des objets comparables enfaisant abstraction de leurs différences (Pas-seron, 1991, pp. 368-384). Par exemple, lesannées 1642-1653 en Angleterre, la période1789-1799 en France, l’année 1917 en Russiepeuvent être rangées dans la catégorie de larévolution. Les propriétés communes à cesobjets définissent les propriétés du concept :«Les concepts de l’histoire […] sont construitspar une série de généralisations successives etdéfinis par l’énumération d’un certain nombrede traits pertinents qui relèvent de la généralitéempirique, non de la nécessité logique» (Prost,1996, p. 129). En conséquence, selon Passe-ron, un concept historique n’est qu’une «des-cription résumée » des traits communs auxfaits comparés. Il reste « indexé» aux person-nages et aux faits à partir desquels il a étéconstruit. Il ne présente qu’un faible degré degénéralité puisque, afin d’échapper au dangerd’anachronisme, son domaine de validité eststrictement restreint à la période considérée.Le concept historique aide surtout l’historienà questionner chaque fait particulier – c’estl’objet de son travail – pour comprendre laspécificité de la Révolution française par rap-port aux autres révolutions (Ricœur, 1983,p. 223).

Le récit déploie les faits, les actions, les per-sonnages, les contextes à partir desquels sontconstruits les concepts qui permettent enretour de penser ces derniers. Pour reprendreles analyses de Vygotski sur la dialectique de lapensée et du langage, le récit historiqueconstituerait donc la forme langagière la plus

appropriée à la pensée historienne car ils relè-vent tous deux de ce mixte de pensée naturelleet de pensée scientifique : « Dans le cas del’écriture littéraire de l’histoire, la narrativitéajoute ses modes d’intelligibilité à ceux del’explication/compréhension» (Ricœur, 2000,p. 360). En ce sens, ils recouvrent les deuxétapes du «modèle intermédiaire d’appropria-tion de l’histoire», et l’on peut raisonnable-ment supposer que l’usage du récit historique– bien sûr adapté à des élèves – devrait favori-ser la construction du savoir historique.

LE PROTOCOLE EXPÉRIMENTAL

L’expérimentation en question ici a mobilisétrois classes de Seconde (une classe expéri-mentale et deux classes témoins) d’un lycéeclassé «sensible» dans la proche banlieue pari-sienne. Ces classes se sont vues dispenser lemême type d’enseignement sur la partie duchapitre d’histoire sur «La Méditerranée auXIIe siècle» concernant les relations entre chré-tiens et musulmans dans l’Orient des croi-sades. Le jeu des options suivies par les élèveset les orientations en fin d’année scolaire dansla classe de Première scientifique établissentune hiérarchie en terme de réussite scolaire:les élèves de la classe expérimentale sont leplus en difficulté, ceux de la classe témoin n° 2sont le plus en réussite, la classe témoin n° 1 sesituant à un niveau intermédiaire.

Dans la séquence antérieure portant sur «Nais-sance et diffusion du christianisme», les caracté-ristiques du récit historique avaient été préala-blement enseignées aux élèves de la classeexpérimentale et de la classe témoin n° 1. Encours de séquence, à l’issue d’un travail sur lespersécutions des chrétiens aux IIe et IIIe siècles,durant une heure de cours en demi-groupe (en

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module), la consigne suivante avait été sou-mise aux élèves des deux classes: «Commentavez-vous fait pour expliquer pourquoi lesRomains persécutaient les chrétiens et pourquoiils ont adopté ensuite la religion chrétienne?» Lebut était de les amener à verbaliser et à forma-liser, par un «écrit réflexif», la démarche qu’ilsavaient mobilisée spontanément durant lesséances précédentes. Le travail écrit était indi-viduel, mais les élèves étaient répartis en petitsgroupes afin de favoriser la réflexion collective.Pour illustrer le propos, on s’appuiera sur letexte paradigmatique de Nadia, une élève enréussite scolaire de la classe témoin n° 1.

Dans un premier temps, tous les élèves sansexception décrivent une tâche mécanique detraitement de l’information susceptible dedécrire n’importe quelle activité dans n’im-porte quelle discipline, comme l’écrit Nadia :« J’ai d’abord lu la question et les documents,j’ai souligné les informations qui pourraientm’aider à répondre à la question ». Dans lesréponses de tous les élèves, rien ne sembleguider le choix des informations et le sens estsupposé jaillir comme par enchantementd’une simple lecture des documents.

Dans un second temps de la séance, un dia-logue s’est engagé entre le professeur et les dif-férents groupes d’élèves des deux classes sur lafonction des « informations» dans les textesqui leur avaient été soumis. Les élèves ontdéclaré qu’elles renseignaient sur «ce qui s’estpassé» ou «ce qui est arrivé avant». Ce typed’exercice fait constamment émerger unereprésentation de l’histoire comme une disci-pline qui dispense uniquement des informa-tions sur le passé.

À partir de cette réponse, le questionnementtrès directif a porté sur la nature d’un fait ou

d’un événement en histoire. Par un détourépistémologique sommaire, le professeur arappelé qu’un événement historique est ce quin’est arrivé qu’une seule fois et qui est advenuà l’occasion d’une action réalisée par leshommes du passé et dont on cherche uneexplication. Pour amener les élèves à verbali-ser leur démarche intuitive, il leur a étédemandé de reprendre l’exemple de Constan-tin, avec sa «vision» de l’emblème chrétienrapportée par Eusèbe de Césarée qui auraitdonné la victoire à ses armées en 312 contreMaxence, son rival au trône impérial, puis lareconnaissance du culte chrétien par l’édit deMilan en 313.

Les hésitations du texte suivant de Nadia,rédigé à l’issue de cet échange, signalent soncheminement : «Pour les Romains et les chré-tiens, j’ai décrit ce qui se passait avant. Les élé-ments qui font changer et le résultat de ces chan-gements. Pour trouver des arguments, il fautparfois se mettre dans la tête par exemple del’empereur Galère et essayer de comprendre sonpoint de vue. Ensuite, il faut essayer de com-prendre les raisons qui ont fait changer d’avis lesromains sur la religion chrétienne et les écrire».Dans un premier temps, elle se situe sur le plande la restitution d’informations (« ce qui sepassait avant») liée à son texte précédent. Elleadopte ensuite la posture de la compréhension(«se mettre dans la tête») qui lui permet deproduire une explication de ses agissements(«les raisons qui ont fait changer d’avis»). Ontient ainsi les principales modalités de ladémarche de compréhension/explication enhistoire.

Une petite majorité d’élèves parvient à ceniveau d’élucidation de la démarche. C’estpourquoi, en fin de séance, les élèves ont étéinvités à revenir sur leurs écrits. Le professeur

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notait les réponses des élèves au tableau afinde les structurer. L’objectif était d’expliciter ladémarche attendue des élèves lorsqu’ils écri-vent en histoire, en d’autres termes, à institu-tionnaliser la pratique du récit historiquedans le contrat didactique de la classe. Cettescolarisation du récit a conduit à soulignertrois caractéristiques reprenant grossièrementles coupures épistémologiques du récit histo-rique selon Ricœur:

• L’action de personnages historiques, indi-viduels ou collectifs ;

• La restitution de leurs intentions (ce qu’ilspensaient) afin de produire une explica-tion de leurs agissements ;

• Un déroulement chronologique précisé-ment daté sur le modèle du «schéma nar-ratif» étudié en français au collège (situa-tion initiale, péripétie, situation finale etconclusion), renvoyant grossièrement à lapériodisation, et permettant de résoudreun problème.

Durant la séquence suivante sur «La Méditer-ranée au XIIe siècle », la première partie duchapitre portant sur l’Orient des croisades(trois heures de cours) a été étudiée dans troisclasses de Seconde sur la base d’une pédago-gie constructiviste de mise en activité desélèves à partir de consignes identiques por-tant sur cinq documents principaux désor-mais classiques : l’appel à la croisade du papeUrbain II en 1095, un appel au djihad de Sala-din en 1169, la correspondance échangéeentre Saladin et Richard Cœur de Lion lors dela trêve de 1191 intervenue durant la troi-sième croisade (Maalouf, 1983, pp. 242-243),pour étudier le concept de guerre sainte ; l’ac-cord entre les Vénitiens et les barons du

royaume de Jérusalem en 1123 préludant àl’attaque du port musulman d’Ascalon, letexte du voyageur andalou Ibn Jubayr sur lecommerce à Saint-Jean d’Acre en 1183, pourétudier les échanges commerciaux entre chré-tiens et musulmans en Orient.

Deux sujets de composition ont ensuite étéproposés aux élèves. Dans la classe expéri-mentale, l’expression «récit historique» figu-rait explicitement dans la consigne: «Rédigezun récit historique sur l’évolution des relationsentre chrétiens et musulmans au Proche Orientau XIIe siècle». Dans les deux classes témoins,l’expression «récit historique» ne figurait pasdans la consigne : « L’évolution des relationsentre chrétiens et musulmans au Proche Orientau XIIe siècle». Il était attendu que les élèvesconstruisent à cette occasion le concept decontact – à la fois affrontement et échange surun espace donné – pour caractériser les rela-tions à la fois militaires (les croisades et le dji-had) et commerciales entre chrétiens etmusulmans en Terre sainte.

On voulait vérifier l’effet de l’étude explicitedu récit historique (classe expérimentale etclasse témoin n° 1 versus classe témoin n° 2) etl’effet de la mention explicite du récit histo-rique dans la consigne (classe expérimentaleversus les deux classes témoins).

QUELQUES RÉSULTATS QUANTITATIFS

Les tableaux comparent les performances desélèves des trois classes. Les performances éle-vées des élèves de la classe expérimentalemontrent nettement l’effet pédagogique durécit historique et leurs écrits opèrent desliens argumentatifs ou explicatifs entre lesfaits. Une modification dans la perception du

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contrat didactique est donc intervenue à lafaveur de l’institutionnalisation du récit his-torique dans la classe. En revanche, les perfor-mances de la classe témoin n° 2, constituéepourtant d’élèves en plus grande réussite, sontbeaucoup plus réduites. Leurs écrits consis-tent principalement en une énumération defaits disjoints, conformément à l’interpréta-tion habituelle du contrat didactique par lesélèves en histoire.

Dans le tableau n° 1, ont été comptabilisés lesconcepts correctement nommés et définis.Concernant les affrontements militaires entreles États latins d’Orient et leurs voisins musul-mans, à savoir la croisade pour les chrétiens etle djihad pour les musulmans, regroupés sousle concept plus général de guerre sainte, etpourtant construits explicitement en classe,les écarts sont relativement nets entre classeexpérimentale et classe témoin n° 1 d’une partet la classe témoin n° 2 d’autre part.

L’écart entre la classe expérimentale et lesdeux classes témoins est beaucoup plus signi-ficatif pour le concept de contact qui consti-tue l’objet réel de l’évaluation et qui est plusdifficile à appréhender pour les élèves. Or,seuls les élèves de la classe expérimentale quiavaient travaillé le récit historique et qui dis-posaient d’une consigne d’évaluation où ce

dernier était cité explicitement, sont massive-ment parvenus à construire ce concept. D’unecertaine manière, la mise en intrigue du récit,capable de «rendre compatible les contraires»(Certeau, 1975, p. 105), a conduit les élèves àpenser la dialectique des affrontements et deséchanges.

Ce constat sur le lien entre récit historique etconceptualisation du contact doit être mis enparallèle avec certaines des modalités du rai-sonnement historique mobilisées par lesélèves des différentes classes et reportées dansle tableau n° 2 où les écarts entre les classessont encore très significatifs.

* * *

Les critères retenus dans le tableau 2 renvoientà la théorie de l’apprentissage de Moscovici etau «modèle intermédiaire d’apprentissage del’histoire».

Les processus d’objectivation rendent concretsles concepts abstraits (Moscovici, 1976,pp. 107-126). Ils interviennent durant la pre-mière phase de socialisation du savoir scienti-fique durant laquelle les profanes transfor-ment le savoir scientifique en un savoir dusens commun à leur portée (Moscovici &Hewstone, 1984). Comme la simple transfor-

Croisade Djihad Guerre sainte Commerce Contact

Classe expérimentale n = 28 18 23 19 18 18

Classe témoin n° 1 n = 27 27 27 22 13 7

Classe témoin n° 2 n = 26 9 2 8 15 4

Total 54 52 49 46 29

Tableau n° 1 : Les occurrences en valeur absolue des concepts dans les évaluations de la classe expérimentale et desclasses témoins.

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mation d’un savoir par les élèves signale uneactivité intellectuelle autonome, ces processusfournissent une grille d’analyse commode desopérations cognitives sous-jacentes aux écritsdes élèves. Seuls ont été retenus ici le processusde la personnification qui associe un concept àun personnage de chair et d’os (le pape UrbainII pour la croisade, Saladin pour le djihad) et leprocessus de la figuration qui substitue desimages aux concepts pour se figurer les inten-tions des hommes du passé afin d’expliquerleurs agissements.

Les procédés de mise à distance contrôlent cesprocessus d’objectivation, ils constituent laphase indissociable de rationalisation dusavoir et renvoient aux trois niveaux de lacoupure épistémologique du récit historique.La périodisation, signalée par plusieurs dateset divers marqueurs temporels, recouvre lamise en intrigue chronologique du récit selonle schéma narratif. La modalisation désigneles indices textuels qui signalent la distanceposée entre l’auteur et son texte. Ce procédépermet surtout le contrôle de la figuration desintentions des personnages historiques.

Les performances réduites de la classe témoinn° 2 par rapport aux deux autres classes mon-trent que le récit historique favorise la mobi-

lisation des processus de la pensée socialereprésentative des élèves ainsi que les procé-dés de la mise à distance. L’écart entre la classeexpérimentale et la classe témoin n° 1 signaleégalement l’importance d’une pédagogieexplicite du récit historique puisque l’absencede sa mention dans le sujet d’évaluation decette classe témoin – la seule variable qui dis-tingue les deux classes – a induit une différen-ciation entre les performances des deuxclasses sur certains points.

Une analyse qualitative plus fine est toutefoisnécessaire pour étudier plus précisément lelien entre les processus d’objectivation, lesprocédés de mise à distance et la conceptuali-sation dans le cadre du récit historique.

RÉCIT HISTORIQUE ET CONCEPTUALISATION

Nous allons à cet effet nous pencher sur lerécit de Salima transcrit littéralement. Cetteélève de la classe expérimentale, classée 14e sur29 élèves en fonction de ses résultats scolaires,fut orientée en Première STG (Sciences etTechniques de Gestion). Par ses réussites et seslacunes, cet écrit peut être considéré commeparadigmatique de l’ensemble des récits plus

Tableau n° 2: Les occurrences en valeur absolue des processus d’objectivation et des procédés de mise à distance dansles évaluations de la classe expérimentale et des classes témoins.

PROCESSUS D’OBJECTIVATION PROCÉDÉS DE MISE À DISTANCE

Personnification Figuration Modalisation Périodisation

Classe expérimentale n = 28 203 35 48 20

Classe témoin n° 1 n = 27 192 8 20 4

Classe témoin n° 2 n = 26 84 2 5 2

Total 479 45 73 26

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ou moins réussis de la classe expérimentale etde la classe témoin n° 1.

« Depuis toujours, les chrétiens et les musul-mans ne s’aiment pas : les chrétiens considèrentles musulmans comme des barbares et lesmusulmans considèrent les chrétiens comme desinfidèles, des porcs…

Mais en 1095 les chrétiens lancent la 1ère croi-sade qui a pour but de prendre Jérusalem auxmusulmans car c’est une ville sainte pour leschrétiens car il y a le tombeau du christ, la vraiecroix où Jésus a été crucifié. Mais pour lesmusulmans aussi c’est une ville sainte, car c’estlà où le prophète a fait son voyage nocturne etc’est là où tous les musulmans seront réunispour le jugement dernier. Cette croisade aboutità la prise de Jérusalem par les chrétiens en 1099.Donc il y a eu une guerre sainte.

Les chrétiens ont pris Jérusalem rapidement carles Vénitiens ont promis d’aider le roi de Jérusa-lem à assiégé un port appartenant aux musul-mans en leur fournissant une aide militaire. Encontre partie ils ont signé un traité garantissantque dans toutes les villes les italiens posséde-raient une rue entière, une église, des bains etun four. Les italiens possèdent des quartiersautour des ports à Saint-Jean-d’Acre, à la findu XIIe siècle, de plus les douanes se trouventdans chacun de ces quartiers. Ils possédaient lemarché du commerce. Ceci c’est produit en1123, au moment où les musulmans ne réagis-sent pas à l’invasion chrétienne.

En riposte, les musulmans lancent le djihad(pour les musulmans = guerre sainte). C’estl’appel de Saladin qui les a poussé à allé sebattre, il les a qualifié de lâches car ils ne sesont pas défendu donc il les appelle à aller sebattre pour reprendre Jérusalem aux chrétiens

car c’est là où le prophète a fait son mer-veilleux voyage nocturne etc. (voir croisade 1).Donc, en 1187, les musulmans prennent Jéru-salem (guerre sainte). Après cette défaite, enOccident, le roi d’Angleterre Richard Cœur deLion et le roi de France Philippe Auguste met-tent en place la 3e croisade pour reprendreJérusalem aux musulmans mais les attaquesn’aboutissent pas donc à ce moment Jérusalemappartient aux musulmans.

Pendant les croisades, chrétiens et musulmansétaient en guerre militairement et il y a toujoursdes échanges entre ces peuples c’est pour celaque les musulmans ont mis du temps àreprendre leurs terres car ils avaient des béné-fices commerciales avec les chrétiens : s’enrichir.

Conclusion: Lors de ces trois croisades chrétienset musulmans se livrent bataille pour savoir quiprendra Jérusalem mais en parallèle ils font ducommerce entre eux».

Le récit de Salima, dont l’orthographe a étéconservé, évoque principalement les affron-tements militaires et ne laisse qu’une placemarginale aux relations commerciales entrechrétiens et musulmans. Il construit cepen-dant le concept de contact sans toutefois lenommer. Pour y parvenir, elle a dû résoudrecette situation-problème que représente pourles élèves le fait que chrétiens et musulmansse soient livrés conjointement à la guerre etau commerce. La solution trouvée par Salimaà la faveur du récit («car ils avaient des béné-fices commerciales avec les chrétiens»), donnedu sens à l’ensemble du récit et conduit auconcept de contact. Mais nous nous attache-rons surtout ici à la manière dont Salima aconstruit le concept de guerre sainte, conceptgénéral qui permet de penser à la fois les croi-sades et le djihad (Flori, 2002).

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Ce récit mobilise les processus et les procédéssignalés dans le tableau n° 2. Sur le plan de lapériodisation, il est structuré par le schémanarratif rigoureusement daté (1095, 1099,1123, 1187). Le processus de la personnifica-tion renvoie soit à des personnages indivi-duels impliqués dans le temps court de l’évé-nement (le roi de Jérusalem, Saladin, RichardCœur de Lion, Philippe Auguste) soit à despersonnages collectifs (les chrétiens, lesmusulmans, les Italiens, les Vénitiens). Lafiguration, contrôlée par le procédé de lamodalisation (« les chrétiens considèrent», « lesmusulmans considèrent», «pour les chrétiens»,«pour les musulmans»), dévoile la vision dumonde et les intentions de ces personnages.Naïfs ou élaborés, les éléments de figurationsont tous nourris par les textes étudiés enclasse. Les premières lignes paraphrasent l’ap-pel d’Urbain II à la croisade d’où vient l’ad-jectif «barbares» concernant les musulmans,ainsi que le texte d’Ibn Jubayr sur Saint-Jeand’Acre considérant les chrétiens comme des« infidèles» et des «porcs». L’accord passé entreles Vénitiens et les barons du royaume deJérusalem en 1123 nourrit le troisième para-graphe sur le commerce où l’évocation de ladouane renvoie au texte d’Ibn Jubayr, toutcomme l’échange de correspondance entreRichard cœur de Lion et Saladin en 1191 ausujet de Jérusalem nourrit le second para-graphe du récit. La paraphrase signale unecapacité de l’élève à s’approprier les docu-ments et à les tisser ensemble pour construireun récit original. Ce texte est «clivé», articuléà l’extériorité des documents travaillés enclasse, sources de fiabilité historique qui don-nent du sens (Certeau, 1975, p. 112).

La personnification, la figuration et la moda-lisation occupent une place déterminantedans le second paragraphe du récit qui

illustre particulièrement les modalités de laconceptualisation en histoire, même si leconcept de guerre sainte est défini ici demanière simpliste.

Trois niveaux successifs de généralisation,marqués chacun par un niveau de formula-tion, peuvent être distingués. Tout d’abord, unévénement daté (1095, 1099), inséré dans unetemporalité plus large, désigné comme « la 1re

croisade», est défini très simplement comme lavolonté de prendre Jérusalem. La conceptuali-sation est ici minimale. Dans un secondtemps, la paraphrase de la correspondance deRichard Coeur de Lion et de Saladin, permetde se figurer les motivations religieuses de laconquête de Jérusalem définie et désignéecomme une «ville sainte». Au final, l’entre-croisement de la croisade considérée commeune guerre et du statut de Jérusalem commeville sainte conduit à la désignation du concepten jeu: «Donc, il y a eu une guerre sainte».

L’étude de centaines d’écrits d’élèves simi-laires conduit à poser comme une loi géné-rale le fait observé : lorsque l’expression histo-riquement adéquate, qui désigne le conceptrelatif aux faits en question, apparaît à l’issuede l’énumération des propriétés du concept,grâce à la description des faits et des situationsauxquels il est indexé, alors le concept a étéconstruit au cours de la rédaction de ce pas-sage. En revanche, lorsque cette expressionhistorique apparaît d’emblée dans un passagepour désigner et caractériser un fait – («Doncen 1187, les musulmans prennent Jérusalem(guerre sainte) ») – alors cela signifie quel’élève mobilise un concept déjà construit.

Cependant, la maîtrise du concept ne conduitpas le récit vers une abstraction croissante carle concept historique se nourrit constamment

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du concret et du particulier déployés juste-ment par le récit. Salima utilise ensuite leterme de «guerre sainte» pour caractériser laprise de Jérusalem par Saladin où intervien-nent pour la première fois des personnagesindividuels. Le concept historique s’enrichitconstamment d’exemples particuliers supplé-mentaires et reste nécessairement ancré dansle concret des faits et des personnages dupassé dont les agissements se déploient dansle cadre du récit historique (Cariou, 2004).

CONCLUSION

Le récit historique favorise la mobilisation etle contrôle de la pensée du sens commun desélèves qui constituent la voie d’accès à la pen-sée historienne. Il favorise également laconstruction du savoir et la conceptualisationpuisque ses caractéristiques propres coïnci-dent avec celles des concepts historiques : lanarration des faits étudiés, la restitution desintentions des acteurs favorisent la concep-tualisation par généralisations successives etpar un ancrage permanent dans le concret. Lelien indissoluble entre le particulier et le géné-ral, entre le concret et l’abstrait, caractéris-tique des concepts historiques, se réalise d’au-tant mieux par le récit historique.

La comparaison des écrits des différentesclasses montre qu’une scolarisation plus largedu récit historique rendrait moins opaqueaux yeux des élèves les attendus du contratdidactique en classe d’histoire puisqu’il estavéré que le récit historique fournit un cadreau déploiement des démarches de pensée his-toriennes quand elles sont mises à la portéedes élèves. Des travaux identiques à celui-ci,menés par des stagiaires PLC2 dans le cadrede leur mémoire professionnel confirmentcette conclusion.

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Le cartable de Clio, n° 6 – Un bilan du débat sur l’enseignement de l’histoire au Québec – 185-189 185

UN BILAN DU DÉBAT SUR L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE AU QUÉBEC

«Le rapport Lacoursière sur l’enseignementde l’histoire dix ans plus tard»: c’est sous cetitre qu’un dossier thématique spécial du Bul-letin d’Histoire politique [Montréal, LUX édi-teur, vol. 14, n° 3, printemps 2006, pp. 9-147]propose un bilan du débat contemporain surl’enseignement de l’histoire au Québec.

Dans sa présentation, Robert Martineau, qui adirigé ce dossier, rappelle que l’historienJacques Lacoursière avait présidé une commis-

sion devant définir les objectifs et les contenusobligatoires du programme d’histoire québé-cois. Nous reproduisons ci-après la premièrepartie, qui est directement consacrée à l’ensei-gnement de l’histoire et à l’évaluation, de sasynthèse des principaux problèmes identifiéset des recommandations de cette commission.Ce document indique aussi brièvement dansquelle mesure la situation a évolué depuis lors.

La rédaction

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Problèmes identifiés Recommandations Suivi depuis 1996

L’intitulé du programme: on a l’impres-sion qu’il ne s’enseigne plus d’histoire auprimaire, la discipline étant, croit-on,« dissoute » dans les sciences humaines.

Que le programme de sciences humainesdu primaire soit désigné par des mots quiexpriment de manière explicite les réalitésenseignées, soit Histoire, Géographie etÉtude de la société

L’intitulé du nouveau programme désignede manière explicite les réalités ensei-gnées. La recommandation a été suivie.Appartenant au « domaine de l’universsocial», on le désigne Géographie, histoireet éducation à la citoyenneté (GHEC). Ceprogramme est l’articulation de deux dis-ciplines la géographie et l’«histoire et édu-cation à la citoyenneté».

Les objectifs du programme sont répartispar cycles, i.e. que leur atteinte n’est atten-due qu’en 3e et en 6e année, ce qui sème laconfusion.

Que soient définis dans le programme desobjectifs et des contenus pour chaqueannée du primaire.

Dans le nouveau programme, il n’y a pasd’attentes et de savoirs essentiels spéci-fiques à chacune des années du primaire.En ce sens la recommandation n’a pas étésuivie. Toutefois cette recommandations’inscrivait mal dans la philosophie duprogramme actuel. Dans les faits chaqueécole décide du découpage selon lesannées, souvent en suivant celui proposépar un manuel de GHEC.

Des nombreux mémoires et témoignagesse dégage la nécessité de revoir les conte-nus du programme, notamment ceux quiont trait aux populations autochtones, àla communauté anglophone, aux com-munautés culturelles et à l’ouverture sur lemonde, dans le but de les adapter aux réa-lités actuelles.

Que l’on accorde, dans le programme, uneplace équitable aux communautésautochtones, aux communautés cultu-relles et à la communauté anglophone auregard du rôle qu’elles ont joué dans l’his-toire du Québec et du Canada

La place des communautés autochtonesest plus grande quoiqu’il y ait toujours un« trou » entre l’époque de la Nouvelle-France et aujourd’hui. Pour les commu-nautés culturelles et la communautéanglophone, il y a quelques ajouts depuis1996. La recommandation a été suivie,quoique plutôt timidement.

Que le programme amène l’élève à s’ou-vrir à d’autres sociétés, actuelles ou pas-sées, à partir d’une approche compara-tive qui lui ferait percevoir la variété descultures.

L’ouverture aux autres sociétés est pré-sente et l’approche comparative a été favo-risée. La recommandation a été suivie.

Le programme est «désincarné», c’est-à-dire qu’il ne laisse pas de place aux êtreshumains qui ont fait l’histoire.

Que le programme se prête à une ouver-ture sur la vie et la culture de personnagessinguliers sans toutefois revenir à desreprésentations «mythifiantes» et glorifi-catrices.

Il y a une possibilité dans le nouveau pro-gramme «d’incarner» l’histoire à traversle vécu de certains personnages ayant euune « incidence sur l’organisation socialeet territoriale» (Talon, Frontenac, Mgr deLaval, Hocquart, Honoré Mercier, J.A.MacDonald, Jean Lesage, Robert Bou-rassa, René Lévesque et P.E. Trudeau). Larecommandation a donc été suivie.

1 Un nouveau programme est en vigueur depuis septembre 2003. L’auteur remercie Chantal Déry, étudiante au doctoraten éducation (didactique) pour les données relatives à l’histoire au primaire.

L’enseignement de l’histoire au primaire1

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2 Au moment d’écrire ces lignes, seul le programme de premier cycle (Histoire générale) était disponible et en vigueur.

Problèmes identifiés Recommandations Suivi depuis 1996

Le peu de temps accordé à l’enseignementde l’histoire dans la maquette horaire.

La discontinuité des apprentissages histo-riques.

L’« optionalité » du cours d’histoire de 5e sec.

Qu’un programme d’histoire soit obliga-toire, à raison de 100 heures par année, àchaque année du secondaire.

Que les programmes obligatoires dusecondaire se répartissent comme suit :1re sec : Histoire générale I2e sec. : Histoire générale II3e sec. : Histoire du Québec etdu Canada I4e sec. : Histoire du Québec etdu Canada II5e sec. : Problèmes du monde Contemporain

Le nouveau régime pédagogique a retenu75 heures d’histoire/année pour les deuxpremières années du secondaire (enconcomitance avec la géographie) et 100heures/année pour la 3e, la 4e et la 5e année.

Cette séquence de cours a été retenuecomme obligatoire par le MÉQ pour l’en-seignement au secondaire. D’une année àl’autre, les mêmes compétences sont viséespar les programmes alors que les objetsd’études varient dans un ordre chronolo-gique. Petit bémol pour le cours de 5e

secondaire sur lequel on spécule encore, legouvernement faisant face à un puissantlobby voulant conserver l’éducation éco-nomique à l’horaire des élèves.

L’évolution récente du Québec invite àtenir compte davantage des sociétés nonoccidentales, des populations autochtoneset de la pluralité de la société.

Les contenus des programmes d’histoiredevraient en tenir compte.

Que les programmes d’histoire s’ouvrent àl’étude des sociétés non occidentales.

Que l’on fasse dans les programmes His-toire générale et Histoire du Québec et duCanada une place équitable aux popula-tions autochtones au regard du rôlequ’elles ont joué dans l’histoire du Québecet du Canada ou de l’Amérique.

Que l’on fasse, dans les programmes His-toire du Québec et du Canada I et II uneplace équitable aux communautés cultu-relles au regard du rôle qu’elles ont jouédans l’histoire.

La recommandation a été suivie dans leprogramme d’Histoire générale où plu-sieurs modalités d’étude comparatived’autres sociétés et civilisations non occi-dentales du présent et du passé. Elle le seramanifestement dans le programme dedeuxième cycle.

Les programmes devraient offrir auxenseignants la possibilité de prendre enconsidération les préoccupations et lesbesoins de leur milieu.

Que, à l’intérieur de chaque programmed’histoire du secondaire, 20% du tempsd’enseignement soit laissé au choix duprofesseur qui voudrait dispenser desenseignements historiques liés aux préoc-cupations et aux besoins de son milieu.

Théoriquement, le programme a prévuune telle ventilation du temps dans laconstruction des programmes nouveauxde façon à donner une marge demanœuvre aux enseignants.

L’enseignement de l’histoire au secondaire2

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Problèmes identifiés Recommandations Suivi depuis 1996

On se demande si l’enseignement del’histoire atteint vraiment les objectifsfixés. Dans certains pays, on estimeque si les objectifs étaient définis enterme de profils de sortie à des étapesclés de la formation, on pourraitmieux en vérifier l’atteinte.

Que des profils de sortie en histoiresoient établis pour chacun des cyclesdu primaire et du secondaire.

Les nouveaux programmes (2003)sont énoncés en terme de compé-tences (disciplinaires et transversales)devant être développées à la fin d’uncycle d’études. Pour chacune lesattentes de fin de cycle sont claire-ment énoncées ainsi que les critèresd’évaluation.

La philosophie et la forme de l’exa-men obligatoire de 4e secondaire etl’examen facultatif de 2e secondaire.Les types de questions, à réponseschoisies et des questions dont laréponse est à construire (quelquesmots), ne reflètent pas les orientationsdu programme particulièrement ence qui a trait à ses objectifs de forma-tion et font plutôt appel à la mémori-sation de faits historiques.

Que le ministère de l’Éducation réviseles principes sur lesquels reposeactuellement la préparation de l’exa-men obligatoire d’histoire du Québecet du Canada de manière à y intro-duire graduellement des questionsqui permettront de mesurer l’atteintedes objectifs principaux de ce pro-gramme et le degré de maîtrise descapacités attendues de l’élève.

Que des questions qui invitent l’élèveà exprimer sa pensée par écrit soientgraduellement introduites dans l’exa-men obligatoire d’histoire du Québecet du Canada.

Dans la politique générale d’évalua-tion, (2003) sont annoncées des éva-luations de fin de cycle où, à partird’échelles des niveaux de compé-tences, seront évaluées les attentes àl’aide d’examens où les élèves devrontréaliser des productions élaboréesimpliquant des tâches complexes etmobilisant divers savoirs (connais-sances, habiletés, attitudes, etc.)

L’évaluation des apprentissages

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Avec dix ans de recul, même si des évolutionsimportantes sont perceptibles, le bilan établipar Robert Martineau est partiellement mitigé,surtout en ce qui concerne la formation desenseignants. Dans un autre article qui analyseles réactions politiques au Rapport Lacour-sière, le même auteur montre le poids dansl’espace public des pressions en faveur d’unehistoire enseignée étroitement liée à l’identitéquébécoise et à sa construction. L’idée de sépa-rer la formation des jeunes à l’histoire de touteforme de prédication patriotique ne cesse degénérer des réactions et des résistances. Mais iln’en reste pas moins que depuis un quart desiècle, l’enseignement de l’histoire au Québecdoit à la fois contribuer au développement del’identité sociale des jeunes et à celui de leursens critique. Or, écrit Martineau, «dans unesociété pluraliste, cette identité que l’étude del’histoire peut aider à construire doit incluretous les individus […]. Pour une société commela nôtre, plurielle et appelée à se métisser encoredavantage, la citoyenneté démocratique, au-dessus du genre, de la race, de la culture, del’origine ethnique et des générations peut s’avé-rer un lieu de rencontre et d’identificationsociale puissant, dynamique et inclusif».

Cette question de la construction d’une iden-tité sociale ouverte à la pluralité et au métis-sage est bien sûr décisive. Nous publions ci-dessous une contribution de Chantal Provost,qui est issue de ce même dossier thématiqueet qui est justement consacrée à cette problé-matique de la construction identitaire. Ellenous montre que pour garantir le caractèrelibre, ouvert et pluraliste de cette constructionidentitaire, au Québec comme ailleurs, il resteévidemment beaucoup à faire en matièred’enseignement de l’histoire.

La rédaction

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INTRODUCTION

Dix ans après la publication du rapportLacoursière, il apparaît pertinent de s’interro-ger sur ce qu’il est advenu de ses recomman-dations. Ce rapport allait alimenter laréflexion sur des questions de fond, notam-ment les objectifs de l’éducation historique etla façon de les atteindre. Or il semble d’autantplus à propos de s’intéresser à cette questionqu’une nouvelle réforme est amorcée depuispeu dans les écoles québécoises.

Se questionner sur les finalités de l’éducationhistorique et sur son produit est une posturede recherche relativement nouvelle en didac-tique de l’histoire. C’est qu’il existe selonChristian Laville deux axes dominants dans larecherche sur l’enseignement de l’histoireactuellement. D’une part, des recherchess’orientant sur l’apprentissage comme proces-sus et produit, et d’autre part, des recherchescentrées sur les fonctions sociales de l’histoire.Ce deuxième axe est selon Laville «une ten-dance de recherche plus nouvelle, qui consisteà aller voir chez les récepteurs de l’enseigne-ment historique les effets que cet enseigne-ment à eu sur eux.1 » De ces fonctions sociales,

l’une semble intemporelle : la fonction identi-taire. L’histoire, écrit Florescano, «s’est d’abordappliquée à doter les regroupements humainsd’identité, de cohésion et de sens collectif»2.Or que pensent les enseignants de cette fonc-tion et comment l’abordent-ils aujourd’hui?

De façon générale, les orientations ministé-rielles nous indiquent que l’école a pourobjectif d’instruire, d’éduquer et de contri-buer à la socialisation des jeunes à la sociétédémocratique qu’est la nôtre. C’est dans cettegrande finalité de socialisation que s’inscrit laconstruction de l’identité tant personnelleque collective des élèves. À cet effet, Galichetdéfinit la socialisation comme:

«un ensemble d’attitudes inconscientes, acquisesplus ou moins précocement, qui structurent larelation de l’individu à autrui selon un certainnombre d’habitus. […] Associée au qualificatif«démocratique», elle signifie le souci, en toutescirconstances, de ne pas imposer autoritaire-ment son point de vue, la capacité à participer àune discussion ou à une délibération entreégaux, la tolérance et le respect des différences.Elle signifie également la volonté de n’obéir qu’àdes décisions légitimes, c’est-à-dire prises à lamajorité du suffrage universel ; elle implique

AMENER LES ÉLÈVES À CONSTRUIRE LEUR IDENTITÉ COLLECTIVE? LE GRAND DÉFI QUÉBÉCOIS DE LA CLASSE D’HISTOIRE

CHANTAL PROVOST, UQAM ET COLLÈGE DE MONTRÉAL

1 Christian Laville, «La recherche empirique en éducationhistorique, mise en perspective et orientations actuelles»,Perspectives documentaires en éducation, 53, 2001, p. 75.

2 Enrique Florescano, «La fonction sociale de l’histoire»,Diogène, n° 168, 1994, p. 44.

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enfin un désir de confrontation, voire de com-pétition avec autrui – mais selon des règlesadmises d’un commun accord. 3

Comprenons bien que la socialisationdémocratique souhaitée prend place danstout le projet éducatif de l’école. Mais lors-qu’on se penche sur les orientations des pro-grammes, force est de constater que ce man-dat est tout particulièrement confié auxsciences humaines et surtout à l’histoire. Cequi n’est pas sans susciter certaines ques-tions. Comment contribuer à la socialisa-tion des élèves en classe d’histoire ? Si cettedernière contribue à forger le sens commun,de quelle façon doit-on aborder la forma-tion identitaire en classe et ce, particulière-ment en regard de l’histoire nationale ? Cesinterrogations impliquent d’une part deréfléchir à la fonction identitaire de l’his-toire aujourd’hui et, d’autre part, de com-prendre comment la classe d’histoire peutêtre un lieu fécond pour le développementd’un identitaire socialement partagé.

Pour tenter de répondre à ces questions, leprésent article propose dans un premiertemps un bref survol historique du traitementde cette fonction identitaire dans l’histoirescolaire. Tenant compte des orientationsactuelles concernant l’identité, nous abordonsles enjeux en cause. Puis, à la lumière d’unerecherche que nous avons effectuée dans lecadre d’un mémoire de maîtrise 4, nous pro-posons au lecteur une réflexion sur le mode

d’appréhension du passé qu’il est souhaitablede privilégier dans une visée identitairecitoyenne en classe d’histoire.

DE LA TRANSMISSION À LA CONSTRUCTION DEL’IDENTITAIRE COLLECTIF

D’emblée, on peut se demander si cette fonc-tion identitaire a changé au fil des années et, lecas échéant, dans quelle mesure. Dans le pro-gramme d’histoire du Canada de 1959 5, lecaractère distinctif de la nation canadienne-française, de même que son projet aposto-lique rimaient avec patriotisme et fierté. Lapédagogie utilisée pour la transmission de cecontenu se résumait à un enseignementmagistral, une narration propre « à frapperl’imagination, [et] à toucher les cœurs…» 6.Avant les années 1960 au Québec, la classed’histoire nationale s’avérait le lieu tout dési-gné pour conforter l’identitaire collectif. Avecle changement de garde qui s’effectua dans ladécennie suivante, on exigea de plus en plusque la formation de l’identité y cohabite avecle développement d’un esprit critique :«L’élève, lit-on dans le Rapport Parent, s’en-traînera à cette ascèse de l’objectivité, apprendraà considérer les divers aspects des éléments d’unproblème, s’habituera à peser ou à nuancer sesaffirmations» 7.

3 François Galichet, «Éducation à la citoyenneté et sociali-sation démocratique», in Michel Tozzi (dir.), Vers unesocialisation démocratique, Les Cahiers du CERFEE, Uni-versité Paul-Valéry-Montpellier III, n° 15, 1998, pp. 31-32.4 Voir Chantal Provost, L’enseignement de l’histoire et lafonction identitaire : étude des procédés de formation del’identité collective, mémoire de maîtrise en histoire(inédit), UQÀM, 2005.

5 Département de l’instruction publique, Programmesd’études des écoles élémentaires : Histoire du Canada,Québec, 1959, p. 483.6 Ibid.7 On y souligne également que «L’enseignement de l’his-toire a pour but de former l’esprit par l’étude objective ethonnête du passé, en prenant appui sur les textes», pp. 150.et 147. Dans le Rapport de la Commission royale d’enquêtesur l’enseignement dans la Province de Québec, Les struc-tures pédagogiques du système scolaire. B-Les programmesd’études et les services éducatifs, Tome II, 1964.

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Depuis le milieu des années 1960, il semble eneffet que la visée de formation patriotique,voire messianique, de la classe d’histoire aitété quelque peu revisitée. Davantage orientéevers la fonction critique et visant surtout unecompréhension objective et méthodique dupassé, l’histoire scolaire nécessite de la part desélèves une démarche réflexive et la mobilisa-tion de diverses habiletés intellectuelles, brefde penser. Or, explique Laville, «penser, c’estsavoir reconnaître les problèmes, distinguer lesvrais des faux, en prendre la juste mesure ; c’estsavoir les résoudre en identifiant et enrecueillant les informations pertinentes, ensachant traiter ces informations par l’analyse ;c’est savoir rassembler celles d’entre elles quiéclairent les problèmes afin de construire desexplications ordonnées et prendre, s’il y a lieu,les décisions les mieux appropriées». 8

Ces orientations ont continué d’habiter lesprogrammes subséquents jusqu’à ce jour, etce même en regard de la formation identi-taire. Aussi peut-on lire dans le programmed’histoire de 1982 que « l’élève de quatrièmesecondaire entre dans cette phase de l’adoles-cence qui se caractérise par une recherche plusgrande d’une identité individuelle et collec-tive…» ; plus loin, on indique que « l’histoiredevrait l’aider à découvrir l’enracinement deces dernières [les appartenances sociales] dansle temps et, graduellement, l’ouvrir à l’en-semble de la société à laquelle il appartient», etque «sa démarche doit favoriser la réflexion,affiner le sens critique et développer l’objecti-vité» 9. Plus récemment encore, le Groupe derecherche sur l’enseignement de l’histoire

soutenait en 1996 à propos de cette forma-tion identitaire que : «les identités personnellescomme les identités collectives, à diverseséchelles, se définissent en fonction des origines.D’où vient-on, dans quelle filiation se situe-t-on? Elles se définissent également par rapport àdes identités voisines, construites elles aussi enrapport avec le passé, mais pouvant différer. Dela conscience ainsi que de la compréhension desorigines et des facteurs de la différence naît uneidentité personnelle, volontaire et réfléchie, quipermet de se situer par rapport à d’autres possi-bilités identitaires, de préciser ses lieux sociauxd’appartenance et ses liens de solidarité, de cla-rifier ses préférences et ses attachements. C’est àla conjonction de semblables identités que sedéveloppent et s’affirment les identités collec-tives, des identités plutôt raisonnées que sponta-nées, qui ont ainsi l’avantage d’être posées, plusfermes et plus riches». 10

Dans le même esprit, on ne s’étonnera pasque les orientations du nouveau programmed’histoire mis en vigueur en 2003 visent laconstruction par les élèves d’une consciencecitoyenne à l’aide de l’histoire, une consciencequi «repose sur une perception raisonnée de sonidentité, une adhésion lucide à des valeurs[…]» 11. Au demeurant, on comprendra qu’ils’agit ici d’une formation de nature civique etque si l’éducation historique va de pair avecune telle formation, la classe d’histoire doit ycontribuer de façon critique et raisonnée.Léger défi pour l’école et ses enseignants.

8 «Le rôle de l’éducation historique», Traces, vol. 26, n° 1,1988, p. 34.9 Ministère de l’Éducation du Québec, Programmed’études, Histoire du Québec et du Canada, 4e secondaire,avril 1982, pp. 11 et 13.

10 Groupe de travail sur l’enseignement de l’histoire, Sesouvenir et devenir, rapport du groupe de travail sur l’en-seignement de l’histoire, Québec, Ministère de l’Éduca-tion, 1996, p. 4.11 Ministère de l’Éducation du Québec, Le programme deformation de l’école québécoise, 1er cycle : le domaine del’univers social, Gouvernement du Québec, 2002, p. 2.

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L’IDENTITÉ COLLECTIVE,UN ENJEU POLITIQUE

Penser de manière raisonnée aux référentsque nous suggère une histoire nationale large-ment politisée n’est pas une sinécure. Oncomprendra ici que l’histoire scolaire, un vec-teur important d’identité, a des attenduséthiques au sens où elle fait partie d’un projetéducatif dont l’idéal identitaire s’inscrit à l’en-seigne des valeurs de liberté, d’égalité et dedémocratie. Mais en même temps, l’histoirenationale comme discipline à potentiel haute-ment mémoriel et politique, reste à charge denombreuses représentations individuelles etcollectives. C’est un des effets d’une situationsingulière au Canada, pays où les traditionspolitiques et historiques forment d’impor-tants jalons des identités.

Il n’y a pas si longtemps, le ministère cana-dien des Approvisionnements et des Servicespubliait une brochure dont le titre étaitL’identité canadienne: des valeurs communes 12.Cette brochure visait en somme à définir cequ’est un Canadien, en indiquant plusieursvaleurs auxquelles ce dernier pouvait s’identi-fier. Parmi celles-ci, la liberté, la primauté dedroit, l’égalité et la diversité. Est-ce que cesvaleurs suffisent? Est-ce que la citoyenneté etses droits fondamentaux incarnent une iden-tité vécue et effective? Même s’il semble que lafigure du citoyen ait supplanté la figure dupatriote dans les curriculums, il n’en demeurepas moins que la nécessaire mise en récit 13 de

l’histoire collective reste problématique à plu-sieurs égards. Car pour certains, la citoyen-neté est une figure dissolvante ou encore unemanière de jeter du lest concernant un identi-taire collectif trop complexe et trop souventmalmené. 14 Voilà sans doute pourquoi depuisla publication du rapport Lacoursière, lesorientations plus universelles et civiques del’histoire scolaire ont été par eux dénoncées.On peut donc comprendre pourquoi ce rap-port a fait ressurgir des préoccupations trèsvives concernant le rapport des Québécois àleur passé. 15

La création de repères collectifs demeure undéfi de taille pour un pays comme leCanada. Le défi identitaire est non seule-ment un problème politique, mais histo-rique. Déjà, à l’époque de la Confédération,nous dit Jacques Bernier, « la diversité estbien implantée au Canada. Diversité qui s’ex-prime par l’existence non seulement de deuxcommunautés d’origine française et britan-nique, mais aussi de sociétés qui se sontconstruites principalement dans un cadrerégional. L’origine variée de ses habitants,l’histoire de son peuplement et l’isolement desfoyers de population ont déjà suscité la régio-nalisation du pays en devenir. Ce dualisme etce régionalisme, qui allaient déterminer lecadre institutionnel du Canada moderne, vonts’affirmer, se renforcer et devenir des éléments

12 Gouvernement du Canada, 1991, 26 p.13 L’identité est «d’abord un récit dans lequel une commu-nauté établit ses thématiques de rassemblement, évoque sesorigines, rétablit la prééminence de son espace mémoriel etrécite ses incantations», nous dit Jocelyn Létourneau. Voir«La production historienne courante portant sur le Qué-bec et ses rapports avec la construction des figures iden-titaires d’une communauté communicationnelle »,Recherches sociographiques, vol. 36, n° 1, 1995, p. 13.

14 Voir à cet effet les articles de Jacques Beauchemin «DireNous au Québec» et de Joseph-Yvon Thériault «La miseà distance comme cautionnement d’une mémoire hon-teuse sur le Canada français», in Bulletin d’histoire poli-tique, vol. 11, n° 2, hiver 2004.15 Josée Legault dans un article du Devoir du 17 juillet1996 intitulé «Histoire d’exister», déplorait que ce rap-port fasse du pluriethnisme la nouvelle grille de lecture del’histoire nationale. Ce faisant, elle s’interrogeait à savoirce qu’il restait et retournerait de la nation québécoise. Cerefus de nommer la majorité francophone la conduisait àcondamner fermement ce rapport.

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majeurs de la réalité sociale, économique etpolitique du Canada. » 16

Qui plus est, il y a au Québec, accolée à toutenseignement de l’histoire nationale, la déli-cate définition du « nous ». Comme si àchaque fois que se pose cette question, celasignifiait ouvrir une boîte de Pandore. «Carl’identité des gens qui peuplent le territoire qué-bécois n’est pas simple. Le peuplement estdivers ; les appartenances, ambiguës ; les ori-gines, lointaines. L’image de l’association simpled’un peuple et d’un territoire tient rarement» 17.Un portrait complexe de référents identitairesauquel les instances éducatives ne sont pasindifférentes. C’est qu’en fait, aux dires desmembres du Conseil supérieur de l’éduca-tion, l’appartenance et le statut politique ren-dent complexe la définition de repères com-muns. En outre, «la question nationale propreau Québec affecte non seulement le processusd’intégration des immigrants mais aussi laconstruction de l’identité collective chez toutepersonne vivant au Québec, quelle que soit sonorigine » 18. Car les disparités régionales, lesdeux langues officielles et la diversité cultu-relle compliquent le casse-tête 19. Ne serait-cequ’ici, au Québec, les implications de la dua-

lité linguistique entre francophones et anglo-phones ne sont pas anodines 20.

L’IDENTITÉ COLLECTIVE,UN ENJEU PÉDAGOGIQUE

Il faut savoir que l’enjeu face à l’identité col-lective est double. Il est non seulement poli-tique mais aussi mémoriel. Car à l’épineusequestion nationale s’ajoute celle du rapport àla mémoire, en l’occurrence à la mémoire col-lective, ou devrait-on dire aujourd’hui auxmémoires collectives. Comme le soulignent lesmembres du Conseil supérieur de l’éducation:«l’idée de faire de l’enseignement de l’histoire levéhicule du sentiment d’appartenance à lasociété québécoise et de la transmission desvaleurs communes ne fait pas l’unanimité. Parailleurs, les débats portent non seulement surquelle histoire enseigner, mais aussi sur l’ap-proche permettant de former à la citoyenneté.» 21

En somme, il ne s’agit pas uniquement depouvoir répondre à la question «quelle his-toire enseigner », mais bien aussi commentl’enseigner. La question mérite qu’on s’yattarde puisque la mémoire et l’histoire défi-nissent des formes différentes d’appréhensiondu passé.

Paul Ricœur rappelle à ce propos que «c’estdans le rapport à l’identité que la mémoire est

16 Jacques Bernier, «Géographie et unité canadienne»,Cahiers de géographie du Québec, vol. 24, n° 61, 1980,p. 84.17 André Ségal, «Enseigner la différence par l’histoire», inFernand Dumont & Yves Martin (dir.), L’éducation, 25ans plus tard et après ? Québec, Institut Québécois derecherche sur la culture, 1990, p. 249.18 Conseil Supérieur de l’Éducation, Éduquer à la citoyen-neté, Gouvernement du Québec, 1998, p. 20.19 Pour un traitement plus approfondi de la questionidentitaire au Canada, voir l’article de Robert Martineau,« Minorités, majorités et identité dans la réalité cana-dienne. La contribution de l’histoire et de son enseigne-ment à la construction de « raisons communes » », inNicole Tutiaux-Guillon & Didier Nourrisson (dir.),Identités, Mémoire, conscience historique, Saint-Étienne,Université de Saint-Étienne, 2003, pp. 83-100.

20 Jocelyn Létourneau soutient que les Canadiens anglaisse représentent par le multiculturalisme, la modernité, lacitoyenneté, valorisant une liberté fondée sur des rap-ports contractualisés, alors que les Canadiens français sedistingueraient surtout par leur ambivalence entre uneprétention de réussite et la peur de perdre. Voir « Surl’identité québécoise francophone», in Bernard Andrès& Zilà Bernd (dir.), L’identitaire et le littéraire dans lesAmériques, Québec, Nota Bene, 1999.21 Conseil Supérieur de l’Éducation, op. cit., p. 42.

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pratique; plus que tout, les abus de la mémoireont à voir avec l’identité des peuples» 22. SelonRousso, « la mémoire […] relève d’uneapproche sensible, individuelle, presque senti-mentale du passé, qui abolit la caractéristiquepremière de l’histoire historienne, à savoir lamise à distance » 23. Pour Jean Volger, « lamémoire collective se situerait entièrement ducôté du vécu, de l’affectif, du subjectif, avec undéroulement du temps en flux continu, alors quel’histoire serait un savoir abstrait, une construc-tion rationnelle du temps et découpée enpériodes, privilégiant les changements et les dis-continuités » 24. C’est que la mémoire auraitdavantage à voir avec les émotions et les expé-riences vécues, alors que l’histoire serait lerésultat d’un travail d’objectivation. En effet,pour François Bédarida, il est possible d’histo-riciser le mémoriel en effectuant une mise enhistoire en trois temps, soit ni plus ni moins àl’aide d’une démarche, d’une méthodologie àsuivre. Ainsi, par exemple, dans l’étude d’ungroupe social, il faut chercher quelles sont lesfonctions de la mémoire, autrement dit, dequoi elle est porteuse. Or, selon Bédarida, lamémoire est vecteur d’identité par sa volontéunifiante. Conséquemment, on doit en pre-mier lieu interroger le rapport au temps pré-sent qu’elle implique et la projection de l’ac-tion dans le futur qu’elle rend possible. Dansun deuxième temps, on doit être averti desusages de la mémoire, donc se méfier de toutdésir abusif d’un culte de mémoire. Troisiè-mement, concrétiser cette mise en garde dansune démarche qu’il qualifie de «scientifique,

distanciée et argumentée» ; c’est là précisémentqu’il faut «d’une part se méfier des émotions,des passions, voire des indignations, d’autre partaffirmer les droits de la connaissance rationnelle,afin d’expliquer l’apparemment inexplicable[…] » 25. De là enfin, on peut procéder à lamédiation et au passage du passé au présent.On voit bien comment, dans une telle concep-tion, la production de l’identité implique unecapacité autoréflexive qui conduit à faire deschoix lucides, volontaires et conscients.

Il faut reconnaître que les enseignants d’his-toire jouent un rôle central dans la transmis-sion de valeurs collectives et ont cette capacitéd’amener les élèves à réfléchir à leurs référentsidentitaires. Comme l’indique DominiqueBorne, «les enseignants et la manière dont ilssont formés sont plus importants que les pro-grammes et plus capitale encore est la cohérencede la mission que la nation leur assigne » 26.François Audigier poursuit en ce sens :

«La réalité de l’éducation à la citoyenneté auquotidien dépend donc beaucoup de l’imageque l’enseignant, en tant que personne, donne àses élèves du comportement qu’il convientd’avoir face aux autres, mais aussi du fonction-nement pédagogique qu’il instaure à chaqueinstant de la vie de la classe […]». 27

Cela porte à croire qu’en matière identitaire,l’enjeu en cause n’est pas tant la quantité ou lanature de l’histoire enseignée, mais c’est lamanière de l’apprendre qui importe.

22 Paul Ricœur, «Passé, mémoire et oubli», in MartineVerlhac (dir.), Histoire et mémoire, Grenoble, Centrerégional de documentation pédagogique, 1998, p. 40.23 Henry Rousso, « Réflexions sur l’émergence de lanotion de mémoire», in Martine Verlhac (dir.), op. cit.,p. 83.24 Jean Volger, Pourquoi enseigner l’histoire à l’école?, Paris,Hachette, 1999, p. 8.

25 « Mémoire et conscience historique dans la Francecontemporaine», in Martine Verlhac (dir.), op. cit., p. 96.26 « Communauté de mémoire et rigueur critique »,Autrement, n° 150-151, 1995, p. 133.27 François Audigier, L’éducation à la citoyenneté, Collec-tion Enseignants et Chercheurs, synthèse et mise endébat, Paris, Institut National de Recherche Pédagogique,1999, p. 111.

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Dans la perspective du Rapport Lacoursière,l’apprentissage d’une manière de penser d’ins-piration historienne en classe d’histoire seraitsusceptible d’amener les jeunes à uneconstruction raisonnée de leur identité collec-tive.28 Or Jean-Pierre Charland soutient qu’engénéral, les enseignants «mettent l’accent sur laprésentation de «l’histoire produit», c’est-à-direl’exposition du « grand récit » de l’expériencequébécoise et canadienne, plutôt que «l’histoiredémarche», la pratique historienne proprementdite» 29. En outre, un constat similaire a été faitailleurs au Canada anglais30. Comment alors yarriver, alors que ces études montrent une pré-gnance de telles pratiques traditionnelles dansl’enseignement de l’histoire?

LA CONSTRUCTION DE L’IDENTITÉCOLLECTIVE : CHOISIR UN MODED’APPRÉHENSION DU PASSÉ

Rappelons que les auteurs du RapportLacoursière souhaitaient que la constitutionde repères identitaires s’effectue de manièreraisonnée et suppose un investissement édu-catif de la part des élèves. Une telle construc-tion active de son identité semble pensabledans la mesure où celle-ci n’est pas «donnée»ou « dictée ». C’est que l’identité n’est pasqu’un senti, mais aussi une manière de penser,

de se concevoir et de concevoir ses rapports àl’autre. À ce propos, Raphaël Canet souligneque l’identité «n’est pas donnée une fois pourtoutes, elle est un processus évolutif dont l’alté-rité est une dimension constitutive » 31. Laconstruction de son identité n’est donc pasaisée, surtout en regard du passé collectif.

Nicole Allieu soutient qu’il existe deux formesimportantes d’appréhension du passé :

«L’histoire s’apprend selon un double mouve-ment : par une compréhension «naturelle» etpar l’exercice du processus de « mise à dis-tance». Parce que les connaissances historiquesaspirent à la fois à la reconnaissance scientifiqueet à la construction identitaire, leur mode d’ap-prentissage ne peut qu’être ambivalent. L’his-toire enseignée-apprise met en jeu des processuscomplémentaires et paradoxaux : curiosité etesprit critique, familiarité et étrangeté, enjeud’appartenance et enjeu de distanciation, com-prendre et expliquer.» 32

La dialectique mémoire-histoire s’imposedonc également au champ de l’histoire sco-laire, alors qu’elle était depuis peu au cœurdes débats historiographiques. 33 La fonctionidentitaire et la fonction critique peuventsembler peu compatibles. «L’une (la mémoire)peut se définir comme le rapport empirique,pour une grande part irrationnel et implicite,

28 Groupe de travail sur l’enseignement de l’histoire, SeSouvenir et devenir… op. cit., p. 4.29 Jean-Pierre Charland, Les élèves, l’histoire et la citoyen-neté. Enquête auprès d’élèves des régions de Montréal etToronto, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2003,p. 103.30 «Several of the studies however […] indicate that despitecurricula emphasizing issues exploration and active studentparticipation, the majority of teachers continue to teach invery traditional ways emphasizing static content and avoi-ding student participation in community issues», in «Citi-zenship Education and Current Educational Reform»,Canadian Journal of Education, vol. 21, n° 2, 1996, p. 133.

31 Raphaël Canet, Du sentiment national au nationalisme:étude sociologique de la genèse et de l’affirmation de l’iden-tité nationale québécoise, Thèse de Doctorat en sociologie,Montréal, UQÀM, 2002, p. 36.32 «Les enjeux de l’apprentissage de l’histoire», Perspec-tives documentaires en éducation, 53, 2001, p. 61.33 Patrick Hudon écrit : «Memory has become a pressingproblem for history itself. Since 1980, historians have focusedmore directly on the relationship between memory and his-tory as an historiographical problem.», in «Recent Scholar-ship on Memory and History », The History Teacher,vol. 33, n° 4, août 200, p. 534.

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que la société entretient avec son passé, tandisque l’autre est l’entreprise rationnelle et expli-cite d’élucidation de ce rapport» 34. Mais à toutle moins, nous pouvons admettre que lesfrontières entre ces deux modes d’appréhen-sion ne sont pas étanches. Et que si on pro-cède autant à cette distinction entre les deux,c’est que dans la construction des identités,les deux peuvent se rejoindre. «C’est, nous ditBerque, que le subjectif et l’objectif sont en l’oc-currence deux faces intimement liées du mêmeprocessus identitaire» 35.

Effectuer, comme invite à le faire le nouveauprogramme d’histoire, l’examen de ses réfé-rents sociaux à l’aune de la raison se veut enquelque sorte un passage obligé devant unedonne identitaire complexe. Si le besoind’identité semble atemporel, il n’en demeurepas moins qu’il faut réviser les stratégies misesde l’avant pour la constitution d’une telleidentité. Car, note Jocelyn Létourneau,

«L’individu se comporte de plus en plus tel un«caméléon», changeant d’allégeance, manipu-lant les codes et les symboles « identificatoires»,se définissant par rapport à plusieurs lieuxd’appartenance à la fois […] De plus en plus,l’espace-temps d’appartenance et d’attache-ment de l’individu est multiple, son patriotismeest pluriel et ses convictions désintégrées.» 36

S’ajoute à cela une certaine valeur marchandede l’histoire. C’est qu’il y aurait en fait unedichotomie entre les désirs face à l’histoire et

ses bénéfices éducatifs. La demande ne cor-respondant pas nécessairement à ce à quoipeut conduire un enseignement historique.Car «il existe depuis plus de vingt ans un fortattrait pour l’histoire, entendue non commeune ressource de connaissance mais comme uneforme de divertissement, un objet culturel» 37.En fait, dans cette optique et aux dires d’An-dré Ségal, l’enseignant dans une mesure com-parable à l’historien, doit se distancier desdemandes sociales face à l’histoire.

« Enseignants, nous opérons, d’une certainemanière, la transmission de la mémoire collec-tive. Cette manière est déterminée par la sociétédans laquelle nous vivons, par l’État quiincarne cette société et qui nous impose desprogrammes, par les auteurs des manuels etpar nous-mêmes. Cependant, notre métiern’est pas de raconter la mémoire. Les médiasfont cela beaucoup mieux que nous. Notremétier est d’expliquer l’histoire, c’est-à-dire dedonner un enseignement « scientifique». Et lascience n’est pas une accumulation de faits, niun tas d’histoire ; la science est une méthoderationnelle pour comprendre le réel. […] Ils’agit d’une opération toute différente de lasimple transmission de la mémoire. En termesscolaires, il ne s’agit plus tant d’apprendre uncontenu, que d’apprendre une méthode, à pen-ser historiquement.» 38

Face à tout ceci, est-il possible de garder cetesprit de distanciation que souhaitent les pro-grammes d’histoire? C’est-à-dire utiliser à lafois des référents de la mémoire collective touten soumettant ceux-ci à un examen critique;

34 André Ségal, «Enseigner la différence par l’histoire»,op. cit., p. 242.35 «Identités collectives et sujets de l’histoire», dans GuyMichaud (dir.), Identités collectives et relations intercultu-relles, Bruxelles, Complexe & Paris, PUF, 1978, p. 14.36 Jocelyn Létourneau (dir)., La question identitaire auCanada francophone, Récits, parcours, enjeux, hors-jeux,Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1994, p. IX.

37 Henry Rousso, « Réflexions sur l’émergence de lanotion de mémoire», in Martine Verlhac (dir.), op. cit.,p. 81.38 André Ségal, « Sujet historien et objet historique »,Traces, vol. 30, n° 2, mars-avril 1992, p. 42.

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en bref cultiver un idéal d’objectivationcomme le veut la discipline elle-même?

Dans une recherche récente menée dans lecadre de la maîtrise en histoire (didactique),nous avons fondé une proposition théoriqueselon laquelle il existerait deux registres relatifsà la construction de toute représentation de laréalité, y compris de l’identité, à savoir unregistre rationnel et un registre émotif. Baséesur des écrits et des recherches en psychologiesociale, en éducation et en épistémologie del’histoire, cette proposition nous révèle égale-ment que dans chaque cas existaient des stra-tégies pédagogiques mobilisables en classed’histoire.

Les recherches récentes sur la cognition mon-trent en effet que les individus se construisentdes catégories mentales servant non seule-ment au traitement de l’information, maisaussi à la constitution de repères sociaux.Nous n’avons qu’à penser aux travaux d’Esp-tein et ses collègues 39 ainsi que ceux de PaulA. Klaczynski 40, qui lui s’est penché sur lapensée des adolescents. Ces recherches nousmontrent que face à l’information, l’individupeut procéder par un traitement plutôt expé-rientiel et sensitif ou encore par un procédéplutôt distancié. Cette idée d’un fonctionne-ment binaire de la pensée demeurerait oiseusesi elle ne rejoignait pas certains des fonde-ments mêmes de l’apprentissage chez lesjeunes. En effet, une recension des étudesrécentes en éducation nous indique qu’il

existe différents types d’apprenants et qu’unemeilleure connaissance de ceux-ci et des pro-fils dominants dans un groupe permet d’entenir compte dans le choix des stratégiespédagogiques à utiliser en classe. Par exemple,les travaux de Carolyn Mamchur sur les stylescognitifs des élèves distinguent le « thinkerlearner » du « feeling learner ». Dans le pre-mier cas, l’élève pense de manière analytique,évalue la situation en dehors de celle-ci. Ilcherche souvent à obtenir une vision globalede la situation et possède un bon jugementcritique. Un enseignant voulant soutenir untel type d’apprenant doit organiser ses coursde manière très structurée en montrant lesobjectifs de la leçon et en favorisant des tâchesprécises. À l’opposé, le « feeling learner» éva-lue une situation de l’intérieur (en participantà celle-ci). Il prend donc position personnel-lement et immédiatement dans une situationdonnée. Son jugement s’effectuant demanière empathique, cet apprenant valorisele consensus et la coopération. Conséquem-ment, au niveau de sa pratique, un enseignantdésirant supporter un tel élève, «will passio-nately strive to achieve personal goals and bringto fruition her personal vision of education» 41.

Pour éduquer à la citoyenneté par l’histoire, telque le souhaitent les concepteurs du nouveauprogramme, il semble falloir encourager cerapport distancié et critique favorisant uneappréhension plus rationnelle du passé d’au-tant plus qu’on fait face ici à des enjeux identi-taires de taille. Les travaux d’Evans, aux États-Unis, ont en effet montré que des enseignantsadhérant à une telle conception de l’enseigne-ment scolaire de l’histoire influençaient parleur pratique en classe leurs élèves dans le

39 Seymour Epstein & al., «Irrational Reactions to Nega-tive Outcomes: Evidence for Two Conceptual Systems»,Journal of Personality and Social Psychology, vol. 62, n° 2,1992, pp. 328-339.40 Paul A. Klaczynski, «Analytic and Heuristic ProcessingInfluences on Adolescent Reasoning and Decision-Making», Child Development, vol. 72, n° 3, 2001, pp. 844-861.

41 Carolyn Mamchur, A Teacher’s Guide to Cognitive TypeTheory & Learning Style, Alexandria (Va), Association forSupervision and Curriculum Development, 1996, p. 42.

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même sens: «Students report that the course ishaving an impact on their beliefs and reportbecoming more «critical», more «analytical»,and more «aware»» 42. En outre, les résultatsdes recherches de Sears et Hughes ont aussimontré qu’une visée d’éducation à unecitoyenneté active gagnait à ce que soit traité enclasse un contenu plus diversifié (particulière-ment les expériences non-occidentales) et quel’enseignant adopte une approche d’apprentis-sage plus active et plus inductive: «Teachingand learning are concieved of in non-traditionalways. Teachers and students are co-learners infinding out about and solving global issues»43.De leur côté, McCully et ses collègues 44 se sontpenchés sur les activités d’une classe d’histoireoù dominaient l’enquête et le traitement d’in-formations ainsi que la considération et laconfrontation de plusieurs points de vue àpropos d’un épisode controversé de l’histoirenationale. Par des activités d’enquête et detraitement de l’information, par la considéra-tion de plusieurs opinions sur le thème àl’étude, par des discussions et par l’invitation àprendre position, l’enseignant cherchait àdévelopper une pensée critique chez les élèves.Dans une perspective de construction identi-taire, il visait à développer chez eux une com-préhension historique des événements et parlà, à les amener à revoir leurs valeurs et leurscroyances politiques spontanées à la lumièredu questionnement effectué. Au terme de leur

étude, ils ont constaté que les élèves avaientpris conscience de leur propre processus deréflexion. Ils avaient pris position et manifes-taient une ouverture non perceptible dansleurs conceptions de départ, sans que toute-fois ait été occultée dans le cours de leurdémarche la dimension affective.

Il semble aussi que la récupération critiqued’un événement à forte connotation émotivepar les élèves implique d’abord qu’ils aillentau-delà des lieux communs et des représenta-tions spontanées. Évelyne Charlier45 soutient àce propos que l’enseignant peut agir sur lesreprésentations des élèves afin de favoriser unpassage à des représentations dites régulées,soit s’apparentant à la connaissance scienti-fique. S’appuyant sur les travaux de Closset,elle met en évidence l’importance de «déstabi-liser » ces représentations premières chezl’élève en faisant ressortir qu’elles ne permet-tent plus de résoudre des problèmes ou derépondre adéquatement d’une situation. Il y aalors invitation au changement dans le schémaexplicatif chez l’élève. Dans cette foulée, lesrecherches concernant l’enseignement del’histoire et des sciences humaines nous orien-tent vers des stratégies dites de controverse oude débat. Dans son rapport sur l’éducation à lacitoyenneté, le Conseil supérieur de l’éduca-tion soutenait d’ailleurs il y a quelques annéesque ce type de stratégie demeure le plusapproprié à utiliser en classe dans la mesure oùil intègre des «confrontations d’idées et d’inter-prétations des événements » 46. En d’autrestermes, les stratégies pédagogiques visant lamaîtrise de la parole et de l’argumentation, de

42 Ronald W. Evans, «Educational Ideologies and the Tea-ching of History», in Teaching and Learning in History,Gaea Leinhardt, Isabel L. Beck, Catherine Stainton (eds),New Jersey (Hillsdale), Lawrence Erlbaum AssociatesPublishers, 1994, p. 188.43 Alan M. Sears et Andrew S. Hughes, «Citizenship Edu-cation and Current Educational Reform », Journal ofEducation, vol. 21, n° 2, 1996, p. 128.44 Alan McCully & al., «Don’t Worry, Mr. Trible, We CanHandle It. Balancing the rational and the emotional inthe teaching of contentious topics », Teaching History,n° 106, 2002, pp. 6-12.

45 Évelyne Charlier, Planifier un cours c’est prendre desdécisions, Bruxelles, De Boeck, 1989, 154 p.46 Conseil supérieur de l’Éducation, Éduquer à la citoyen-neté. Rapport annuel sur l’état et les besoins de l’éducation,Gouvernement du Québec, 1998, p. 44.

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même que l’apprentissage de la délibération,sont au nombre de celles à privilégier pourfavoriser chez les élèves la construction d’uneidentité citoyenne. À cet égard, devant leslimites de l’enseignement magistral pourl’éducation à la citoyenneté, le Conseil supé-rieur de l’éducation, favorisait plutôt les stra-tégies pédagogiques dites «actives», nommé-ment l’enseignement coopératif, la pédagogiepar projet et par découverte et la pédagogiedifférenciée, parce qu’elles impliquaient engénéral la confrontation d’interprétations etla prise de position contribuant au dévelop-pement d’un esprit critique. Bien qu’une pos-ture rationnelle soit parfois plus difficile àsoutenir lorsque l’objet de la discussion estcontroversé ou suscite l’émotion, un ensei-gnant s’inscrivant dans un registre plusrationnel peut alors proposer «d’historiciser»l’événement, c’est-à-dire de le replacer dansune perspective de la durée. Une démarchequi peut trouver de multiples échos dans desapplications concrètes en classe.

Comment appliquer de telles approches dansle cadre du cours d’histoire nationale? Et sur-tout, comment aborder la problématique de ladiversité dans l’histoire nationale? Si la narra-tion peut être rassembleuse, d’autres auteursprônent une histoire ouvrant au compara-tisme. L’enseignement thématique permetselon White d’aborder une période historiqueplus en profondeur47. Dans une telle approche,des objets d’études comme les religions ou desquestions relatives à l’unité nationale en regardde la diversité peuvent être abordées. Parexemple, l’auteur propose le thème suivant :«What is an American?» «Is America a metling

pot or a cultural stew?» En ce sens, White sug-gère de discuter directement avec les élèves desproblèmes identitaires. L’utilisation de cita-tions, d’écrits personnels, de documents légauxet constitutionnels, de divers articles contri-buent au développement d’habiletés d’analysenécessaires dans l’étude de telles probléma-tiques. Enfin, une démarche d’enquête peutêtre utilisée sur des thèmes ou notions particu-lièrement sensibles à l’identification.

Par-delà les résultats de tous ces travaux,notre recherche menée récemment semble enconfirmer les conclusions. Une enquête detype quantitatif menée auprès d’élèves dequatrième secondaire dans une quinzaine declasses des écoles québécoise, et cherchant àmettre en lumière le lien entre l’enseignementreçu et la formation de l’identité, suggère eneffet que des enseignants qui s’inscrivent dansun registre d’enseignement et d’apprentissagerationnel favorisent davantage le développe-ment d’une identité de type civique que ceuxdont l’enseignement s’inscrit davantage dansun registre émotif.

Cette contribution a déjà été publiée dans leBulletin d’Histoire politique, Montréal,

LUX éditeur, vol. 14, n° 3, printemps 2006.

47 «How Thematic Teaching can transform History Ins-truction», Clearing House, vol. 68, n° 3, janvier-février1995, pp. 160-162.

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Le cartable de Clio, n° 6 – Les manuels scolaires peuvent-ils aider les maîtres à enseigner l’histoire – 201-211 201

La question peut paraître surprenante à pre-mière vue. Pourtant, elle se pose aujourd’huiavec acuité. L’histoire est enseignée à l’écoleélémentaire en France, à partir du cycle 3 1. En2002 ont été publiés de nouveaux pro-grammes qui modifient sensiblement l’esprit,les finalités et les contenus de son enseigne-ment. Les maîtres du premier degré, ensei-gnants polyvalents, ne sont pas à l’aise aveccette discipline scolaire et ces nouveaux pro-grammes, malgré des compléments aux pro-grammes rédigés de façon claire, ne leur sim-plifient pas la tâche.

De leur côté, les manuels scolaires 2 sont desoutils destinés à aider les professeurs à mettreen œuvre un enseignement de qualité. Pourl’école primaire, ils ont permis, dès les années1880, de rendre possible le développementd’une discipline scolaire «histoire» conformeaux finalités de l’époque. Jusqu’en 1970, lesmaîtres, par la lecture du manuel, ou par laprésentation d’un récit inspiré du texte del’ouvrage et dans tous les cas illustrés par les

documents de celui-ci, ont pu enseigner unediscipline dont ils ne maîtrisaient pas toujoursles savoirs de référence et l’épistémologie3.

Depuis la rupture du paradigme pédagogiquede l’école de Jules Ferry4 avec la mise en œuvrede l’éveil, les difficultés que rencontrent lesmaîtres à enseigner l’histoire sont récurrenteset les manuels ne leur sont plus d’aucunsecours. Un indice simple, selon un rapportpublié par l’Inspection générale de l’éducationnationale (IGEN) en octobre 2005, deux tiersdes classes visitées par la mission d’enquêtesont équipées de manuels d’histoire et de géo-graphie, mais 60% d’entre elles utilisent desmanuels antérieurs à 1995, date de publicationdes programmes précédant les actuels. Onpeut légitimement penser que dans l’en-semble, les manuels d’histoire sont plusanciens que les manuels de géographie5.

LES MANUELS SCOLAIRES PEUVENT-ILS AIDER LES MAÎTRES À ENSEIGNER L’HISTOIRE À L’ÉCOLE ÉLÉMENTAIRE?

ANGÉLINA OGIER-CESARI, INSTITUT UNIVERSITAIRE DE FORMATION DES MAÎTRES, LYON

1 Le cycle 3 regroupe le cours élémentaire 2 (CE2) et lesclasses de cours moyen 1 et 2 (CM1 et CM2), soit les 3dernières années d’un enseignement primaire qui dure 5ans. L’enseignement de l’histoire concerne donc enFrance les élèves à partir de 8 ans.2 Alain Choppin, Manuels scolaires : histoire et actualité,Paris, Hachette éducation, 1992. p. 16.

3 Angélina Cesari-Ogier, Le manuel scolaire dans la leçond’histoire à l’école élémentaire de 1880 à 1998 : rôles etusages dans la classe, Thèse de l’Université Paul Valéry -Montpellier III, 2005.4 Antoine Prost, «Quand l’école de Jules Ferry est-ellemorte ? », Histoire de l’Education, n° 14, avril 1982,pp. 25-40.5 Rapport de l’IGEN n° 2005-112, d’octobre 2005,«Sciences expérimentales et technologie, histoire et géo-graphie, leur enseignement au cycle 3 de l’école primaire»,téléchargeable surhttp://www.education.gouv.fr/syst/igen/rapports.htm

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Les ouvrages actuellement commercialisés,non seulement n’apportent pas de réponsesclaires aux questions didactiques que lesmaîtres se posent, mais en plus, se heurtent àdes difficultés très proches de celles rencon-trées il y a plus d’un siècle. On y trouve latrace des débats qui animent aujourd’hui lesdidacticiens, par exemple : la place respectivedes documents et du récit, la question desfinalités, celle de l’acquisition des compé-tences relatives à la structuration du tempspar de jeunes élèves, etc. Ceci explique sansaucun doute l’usage qu’en font les maîtres etles aspirations qu’ils expriment à la publica-tion de manuels différents.

1. LES DIFFICULTÉS ET LESINTERROGATIONS DESPROFESSEURS DES ÉCOLES FACE À L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE À L’ÉCOLE PRIMAIRE

Les conclusions d’une recherche descriptivesur les pratiques et les représentations del’histoire, de la géographie et de l’éducationcivique, menée à l’Institut National deRecherche Pédagogique (INRP) entre 1997et 2000, sous la direction de François Audi-gier et Nicole Tutiaux-Guillon 6 (travaux quisont analysés dans ma thèse), les indicationsfournies par le rapport de l’IGEN d’oc-tobre 2005 cité plus haut, les observationsque peuvent faire les formateurs en InstitutUniversitaire de Formation des Maîtres(IUFM) et les personnels des circonscrip-tions du premier degré (Inspecteurs de l’édu-cation nationale (IEN) et conseillers pédago-giques) à la fréquentation des professeurs des

écoles, permettent de dresser un tableau desinterrogations et des difficultés des maîtressur l’enseignement de l’histoire.

1.1. Les enseignants ignorent les finalités del’enseignement de l’histoire

Formation civique, développement d’uneculture commune nationale et européenne,formation de l’esprit critique, les termes sontconnus, mais leur prise en compte dans laconstruction des situations d’apprentissagel’est rarement. Les maîtres se posent peu laquestion de savoir pourquoi cette questionest au programme de l’école élémentaire et,de façon plus générale, pourquoi enseignerl’histoire. Les entretiens de la rechercheINRP le montrent de façon explicite. Ilsenseignent l’histoire par plaisir, parce quecela fait partie de la culture, par curiosité,mais peu pour donner des connaissancesclairement identifiées et affirmées commetelles. D’où la prise de liberté par rapport auprogramme : la préhistoire pendant troismois si cela intéresse le maître et les élèves,voire pendant toute l’année du CE2. Ainsi,les compétences disciplinaires aussi bien quetransversales que l’enseignement de l’his-toire sont censées faire acquérir aux élèves nesont pas l’objectif premier des enseignantsdans cette discipline.

Les nouveaux programmes de 2002, tout enreprécisant le lien entre histoire et éducationcivique et la nécessité de développer l’espritcritique par l’enseignement de l’histoire,introduisent de façon forte et pour la pre-mière fois une finalité européenne : replacerl’histoire de la France dans le cadre euro-péen pour donner aux élèves des repèresidentitaires communs. Ainsi, les intitulés des

6 François Audigier & Nicole Tutiaux-Guillon (dir.),Regards sur l’histoire, la géographie et l’éducation civique àl’école élémentaire, Lyon, INRP, 2004.

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questions sont-ils modifiés de façon à intro-duire la problématique européenne : « letemps des châteaux et des cathédrales »devient « l’Europe des abbayes et des cathé-drales », « les progrès scientifiques, la révolu-tion industrielle, les transformations sociales »deviennent « une Europe en pleine expansionindustrielle et urbaine à la recherche de terri-toires et de débouchés : le temps de l’émigra-tion et des colonies ». La modification de l’in-titulé de cette dernière question montreaussi que les programmes de l’école élémen-taire introduisent des thématiques repre-nant les avancées récentes des travaux deschercheurs en histoire ainsi que les « ques-tions sociales vives » que la demande socialepousse l’école à traiter. Les guerres duXXe siècle suivent la thématique « l’extrêmeviolence du siècle » et il faut traiter avec desélèves du cycle 3 la question « de l’extermi-nation des juifs par les nazis : un crime contrel’humanité ».

Il est bien évident que l’enseignement de cesquestions demande la maîtrise de travauxrécents des historiens, une connaissance del’épistémologie de l’histoire et de son histoireque des enseignants polyvalents ne peuventavoir facilement.

Non seulement, de façon générale, nosmaîtres sont peu familiarisés avec les finalitésde l’enseignement de l’histoire, mais ils le sontencore moins avec les modifications de cesfinalités que les transformations de la sociétéimposent et que les nouveaux programmesont introduites. Ainsi, ils éprouvent des diffi-cultés à problématiser les leçons qu’ils ensei-gnent en fonction de l’esprit du programmeet des finalités de celui-ci.

1.2. L’usage des documents, une coutumedidactique 7

L’histoire s’enseigne avec des documents,essentiellement des images. Cela rend le tra-vail plus «concret», cela intéresse les élèves etfacilite l’apprentissage de connaissances his-toriques. Les élèves, par la lecture, la descrip-tion des documents, dégagent les connais-sances qui seront reprises dans le résumé etqu’ils retiendront.

Les enseignants ne s’interrogent pas sur la jus-tification de cet usage. Cela s’est toujours faitainsi. Les questions qui sont posées sur cesdocuments sont généralement des questionsde simple identification d’informations. Lesquestions interprétatives sont rares, toutcomme celles qui mettraient les élèves ensituation de débat argumenté.

Ces documents sont en général une compila-tion de photocopies de mauvaise qualité depages de manuels. La leçon se termine sou-vent par la validation par le maître des ques-tions et la copie d’un résumé. Le rapport del’Inspection générale insiste sur les limites decette démarche: «à force de vouloir tout décou-vrir et démontrer par l’analyse de documents,les enseignants construisent des séquences certesriches, mais très longues qui peuvent lasser lesélèves et ne permettent de construire quequelques îlots de connaissances peut-être pré-cises mais ponctuelles et sans relation entreelles. » 8 Les auteurs ont observé «une formed’autocensure quant à l’usage du récit et del’exposé par le maître qui se contente trop sou-vent de transmettre des consignes, d’animer larecherche, de corriger et de construire la trace

7 Nicole Lautier, À la rencontre de l’histoire, Lille, Septen-trion, 1997, chapitre 8.8 Rapport IGEN de novembre 2005, pp. 21-22.

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écrite.» 9 Il n’y a pas de place pour l’exposé dumaître qui permettrait de structurer, validerles connaissances, compléter ce que les élèvesne peuvent trouver seuls dans les documents.Cette autocensure est sans doute liée à uneméconnaissance de la fonction didactique del’exposé du maître, assimilé dans l’esprit desprofesseurs des écoles à un cours magistralqu’il ne faut plus faire, sans qu’ils sachent vrai-ment pourquoi. Mais la difficulté à maîtriserles contenus historiques est aussi responsablede ce refus. Faire un récit, cela n’est pas facile.Même à l’époque de Jules Ferry où cette tech-nique didactique caractérise la forme cano-nique de la leçon, inspecteurs, ouvrages péda-gogiques insistent sur la difficulté de l’exercicepour les maîtres.

En définitive, les professeurs des écoles éprou-vent des difficultés à mettre en œuvre unedémarche d’apprentissage qu’ils contrôlent etdont ils sont sûrs du sens et des résultats.

Récit ou documents, documents et récits, cecin’a jamais été clairement éclairci depuis lesannées quatre-vingt 10.

Le débat ressurgit avec les nouveaux pro-grammes de 2002 qui ne prennent pas posi-tion mais insistent sur la nécessité d’utiliserles documents, non seulement pédagogiquesmais aussi les ‘traces des historiens’ : «tout esttrace : l’écrit sous toutes ses formes évidemment,mais aussi les costumes, les intérieurs des mai-sons, la mosaïque, la photo, le film, l’entretienoral […]. L’élève doit pouvoir commencer àcomprendre le travail de l’historien, rassemblerdes documents à partir d’un sujet en donner lanature, la date et l’auteur. L’enseignant l’initie à

la méthode du questionnement et, comme dansla méthode scientifique, lui apprend progressi-vement à émettre des hypothèses, à privilégier larecherche du sens sur l’accumulation des faits etdes preuves, à les justifier par des arguments, ày renoncer quand elles apparaissent fausses.[…] Il est bien évident que pour préparer cetravail, le maître est conduit à donner au préa-lable des connaissances sous la forme d’exposésplus systématiques alternant avec l’étude dedocuments.» 11

Pour la première fois depuis les programmesde 1980, des précisions sont apportées sur lesdémarches à mettre en œuvre : les documentssont indispensables, mais l’exposé du maîtreest aussi nécessaire pour apporter desconnaissances et donner du sens aux docu-ments. Les élèves ne peuvent tout extraire deces derniers, mais ils sont, en même temps,indispensables parce que, par leur étude, lesélèves vont acquérir l’esprit critique. L’appuisur des documents historiques transposéspour des élèves se justifie par la finalitécivique.

Il est donc nécessaire de mettre en place unedémarche rigoureuse, autant en ce quiconcerne le questionnement des documentsque l’exposé du maître. Interroger les docu-ments doit permettre de développer chez lesélèves l’esprit critique, non seulement parcequ’il s’agit d’une démarche disciplinaire, maisparce qu’il s’agit d’abord d’une compétencetransversale qui dépasse très largement lecadre de l’enseignement de l’histoire.

Importance du récit du maître, importancede l’interrogation des documents, stratégie à

9 Ibid., p. 22.10 Antoine Prost, op. cit., pp. 25-40.

11 Histoire et géographie, cycle 3, collection Documentsd’application des programmes, CNDP, MEN, 2002, p. 8.

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mettre en place (travail de groupe pour per-mettre un débat réglé, ou travail individuel sil’objectif est de vérifier la capacité de l’élève àprendre de l’information dans un texte ou lireune image), travail oral ou écrit, tout cela estprésent mais n’est pas accompagné d’orienta-tions plus précises, notamment quant à leurmise en œuvre : à quel moment? Selon quelleprogression? Toutes ces questions se posenten didactique de l’histoire. De plus, les pro-grammes de 2002 précisent que la maîtrise dela langue française relève de toutes les disci-plines enseignées à l’école élémentaire. L’his-toire doit donc, elle aussi, contribuer àapprendre à « lire, écrire et parler». De pure-ment disciplinaires, ces compétences sontdevenues transversales, ce qui compliqueencore le travail des maîtres.

Si l’on suit les recommandations des com-mentaires du programme, il est donc encoreplus nécessaire d’apprendre aux élèves à liredes documents historiques et par la mise enrelation des documents différents, leurapprendre à développer leur esprit critique.On dépasse ainsi largement l’initiation au tra-vail de l’historien.

Or, le rapport de l’Inspection générale relèveque les aspects relatifs à la maîtrise de lalangue sont peu traités par les maîtres dansles séances d’histoire.

1.3. Enfin, l’apprentissage du tempshistorique constitue une difficultéimportante pour les maîtres

«Le temps historique est à la fois fait de conti-nuité, de courte et de longue durée, d’irréversi-bilité et de rupture. C’est cette intelligence dutemps que les élèves, avec l’aide du maître,

construit progressivement tout au long de sascolarité, mais dont il peut déjà avoir une pre-mière conscience au cycle 3 de l’école pri-maire. » 12 Pour cela, le programme prévoitl’enseignement d’un certain nombre de dates,la connaissance de personnages, de monu-ments, de groupes sociaux caractéristiquesd’une époque, qui vont ainsi servir de repèrespour qualifier les périodes définies et préci-sées dans les compléments au programme. Laconstruction de l’intelligence du temps histo-rique se fait par ce moyen. Les maîtres utili-sent pour cela des frises chronologiques alorsque les programmes, depuis 1985 ne citentplus cet outil. On retrouve là aussi une autrecoutume didactique: le temps se construit parla connaissance de la chronologie : antérioritéet postériorité des dates étudiées dans leursuccession sans que la notion de simultanéité,les ruptures soient mises en évidence. La frisesert à « localiser» un événement dans une suc-cession comme la carte sert en géographie àlocaliser un lieu. Si les élèves sont capables derepérer un événement par rapport à un autre,ils «savent se situer dans le temps».

Déjà, pour cela, les maîtres devraient traiter àégale dignité toutes les périodes des pro-grammes. Or, il n’en est rien. Aussi bien larecherche INRP que les remarques des corpsd’inspection reprises par le rapport de l’IGENinsistent sur la faible place à l’école primairedu XIXe et surtout du XXe siècle. La frise esttoujours incomplète. D’autre part, ceci est sansdoute insuffisant pour acquérir des compé-tences solides dans le domaine temporel. Pourles maîtres, la prise de conscience de l’épais-seur du temps passe uniquement par des cal-culs mathématiques sur la durée de la Préhis-toire ou du temps écoulé depuis Hugues

12 Ibidem.

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Capet. Face à ces trois grandes «difficultés»didactiques des maîtres, les manuels apportentpeu de réponses.

2. LES MANUELS N’AIDENT PAS LESMAÎTRES À ENSEIGNER L’HISTOIRE

Parmi les manuels postérieurs à 1995, on peutconsidérer deux catégories d’ouvrages :

• Ceux qui sont conformes au programmede 1995 et sont utilisables dans l’esprit duprogramme de 2002 pour un certainnombre de thèmes identiques aux deuxprogrammes. Les éditeurs les commerciali-sent toujours. Quatre collections ont étéretenues : Hachette Nembrini, Bordas,Hatier, Nathan.

• Les collections qui ont été publiées oumodifiées de façon importante en fonctiondes programmes de 2002. Trois collectionsont été alors retenues : Savoir Lire aux édi-tions Hachette, les ateliers Hachette, et lacollection Magellan chez Hatier.

2.1. Suprématie des documents sur le textedans les manuels du premier groupe

Ils accordent tous une très grande importanceaux documents pédagogiques. En moyenne,pour chaque leçon, on peut compter 9 docu-ments pour le Bordas, 17 pour le Hachette, 12pour le Nathan, 4 pour le Hatier dont respec-tivement 63, 88 et 84 % et 50 % sont desimages.

Pour tous les auteurs, le « document » estindispensable pour l’enseignement de l’his-toire à l’école élémentaire, mais il répond

d’abord à une coutume didactique. Dans lesavant-propos des livres du maître, il n’est pastoujours précisé qu’une des finalités de l’en-seignement de l’histoire est de développerl’esprit critique par le travail sur les docu-ments. Ceux-ci et particulièrement l’imagerendent la leçon « concrète » et frappentl’imagination des élèves. Seul, l’ouvrage deséditions Nathan, dans les avant-propos, justi-fie le travail sur les documents. Pour lesauteurs, il faut «apprendre à faire une distinc-tion entre les traces du passé, qui témoignent del’existence des hommes et des sociétés passées,des discours et des reconstitutions auxquels cestraces donnent lieu. Au-delà de l’intérêt qu’ilpeut y avoir à initier les enfants à la critiquedes sources, un travail permanent sur cette dis-tinction trace/reconstitution participe à la for-mation d’une attitude chez l’enfant : esprit cri-tique (ce n’est pas parce que c’est montré quec’est vrai), attitude de recherche (mais que peutsignifier ce tableau, cette gravure ?), prépara-tion à l’acceptation de la diversité des interpré-tations (telle ou telle façon de représenter unchâteau médiéval).» 13

Cependant, dans tous les manuels, y comprisdans le Nathan, ces principes didactiques nesont pas mis en œuvre. Les documents sontbien au cœur de la leçon. Ils sont censés servirà la fois à construire des compétences trans-versales sur la lecture d’images ou de textes, degraphiques, mais aussi ils doivent permettreaux élèves de mettre en évidence des connais-sances historiques. Ils sont toujours identifiésmais l’exploitation proposée, en particulier, lequestionnement, ne permettent pas d’allerjusqu’au bout de la démarche.

13 Histoire, collection Gulliver, cycle 3, Nathan, 1998, livredu maître, p. 4.

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On peut distinguer deux types de documents:ceux qui se trouvent dans la première doublepage de la leçon 14, plus nombreux, qui ontpour but de « problématiser », recueillir les« représentations initiales » des élèves sur laquestion qui va être traitée, servir de docu-ments d’accroche à la leçon. Les questionsposées sur les documents ont cette fonction.

Ceux qui sont présentés dans l’autre doublepage ont pour usage de permettre de dégagerdes connaissances historiques en lien avec letexte des auteurs du manuel occupant le restede la double page. Pour cela, les documentssont interrogés. Les questions posées ont pourbut unique de faciliter la lecture du docu-ment. Il ne s’agit que de questions de prised’information dont la réponse se trouve soitdans le document lui-même, soit dans le textevoisin écrit par les auteurs du manuel. Le tra-vail de réflexion sur la nature du documentn’est pas souvent rendu possible par des ques-tions adéquates.

Le questionnement que proposent lesmanuels, sur les textes et les images, au lieu depermettre de développer chez les élèves l’es-prit critique par la mise en évidence de lanotion de point de vue, ont exactement l’effetinverse puisqu’ils renforcent chez les élèvesl’idée que puisque c’est dans les textes, c’estvrai. Donc, tout ce que la société leur montre,images, discours, etc. – à partir du moment

où ils sont issus d’une source que l’on peutpenser fiable (médias, internet) – est vrai.

Si l’on reprend l’exemple du Nathan, ceci estd’autant plus étonnant que les documentspédagogiques du livre de l’élève permettraientd’aller jusqu’au bout de la démarche choisie.On peut prendre l’exemple d’une double pageméthodologique intitulée « interroger desimages» 15. Ce travail est proposé à partir del’exemple de deux images : une scène de ruedans l’Antiquité extraite d’une bande dessi-née et le tableau de Lionel Royer, Vercingétorixjette ses armes aux pieds de César. Uneméthode d’analyse est proposée : que repré-sente l’image? Qui a peint la scène? Quelle estla date de la scène représentée ? Quand letableau a-t-il été peint? À partir de ces deuxexemples, les élèves vont découvrir qu’uneimage peut représenter une scène datantd’une époque et avoir été dessinée à une autreépoque. Cependant, le travail s’arrête là etaucune exploitation pédagogique pour allerplus loin n’est proposée, en particulier sur lafaçon dont se constitue au XIXe siècle l’imagede Vercingétorix, héros romantique, ni pour-quoi. Les questions s’arrêtent là où les pro-blèmes commencent, au moment où l’élèvepourrait réfléchir et donner du sens à ce qu’ilvoit, au moment où l’on pourrait passerd’une logique d’exposition des savoirs à unelogique des apprentissages et de la réflexion.Jamais, aucun des manuels ne propose desquestions qui permettraient cette mise ensituation de réflexion de l’élève. Ceci est d’au-tant plus regrettable que la mise en œuvre duquestionnement est un exercice extrêmementdifficile pour les maîtres non «historiens» dupremier degré. Les manuels pourraient jouer

14 À l’exception du Hatier, la maquette des manuels de cegroupe s’organise pour chaque leçon, autour de deuxdoubles pages auxquelles, de façon variable, peuventêtre agrégées des doubles pages méthodologiques. Lapremière double page comprend des documents intro-duisant la leçon. Sur la seconde, on trouve des docu-ments accompagnés de questions sur les deux tiers de lasurface de la page et le texte de la leçon avec le résumésur le tiers restant. Le nombre de doubles pages varieselon les collections de 1 à 3.

15 Histoire, collection Gulliver, cycle 3, Nathan, 1998, livrede l’élève, p. 50.

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là un rôle d’aide pédagogique évident et ne lefont pas, même lorsque les auteurs, dans lelivre du maître, comme cela est le cas pour leNathan posent les bonnes questions.

Le texte de référence des auteurs du manueloccupe dans la double page de la leçon le restede l’espace laissé libre par les documents, soitentre 50 et 25%. Il est très court : entre 1300signes (Bordas) et 2700 signes (Hachetteniveau 2), la médiane se situant autour de2000 signes.

Pour trois collections sur quatre 16, on trouvedans le texte des renvois aux documents pré-sentés dans la leçon, mais ils ne servent qu’àillustrer le récit des auteurs de l’ouvrage. Enmême temps, le texte est là, au dire desauteurs, pour rendre les documents lisibles etfaire entrer l’élève dans une démarche disci-plinaire. Les auteurs du manuel Bordas écri-vent: «mais la démarche serait insuffisante sansles renvois permanents et réciproques dans lestextes des leçons, les images proposées à l’exploi-tation en classe, les activités orientées vers lamaîtrise progressive par les élèves de la com-plexité de leur environnement historique,social, politique, économique, culturel…Chaque ouverture disciplinaire est un palimp-seste à déchiffrer sur lequel les élèves pourrontlaisser vagabonder leur imagination et croiserleurs savoirs… Cela suppose un dialogue per-manent du document et du texte, élaboré danssa spécificité disciplinaire ou implicative (letexte a été rédigé majoritairement au présent),de façon à introduire peu à peu les élèves à uneécriture et à une démarche spécifique de la dis-cipline historique.» 17

L’idée serait donc d’initier par ce texte lesélèves à l’écriture de l’histoire. Le professeurd’histoire peut voir un renvoi aux travaux dePaul Veyne, de Michel de Certeau et de PaulRicœur sur le sujet. Le professeur des écolesqui ne connaît que rarement ces référencesthéoriques ne peut pas comprendre de quoi ils’agit. Dans ce manuel, comme pour lesautres, la seule utilisation possible de ce texteauteur est de le faire lire aux élèves en illus-trant la lecture par l’observation des docu-ments. On retrouve ici la démarche pédago-gique des manuels antérieurs à 1970 18. Maisune telle démarche suppose un texte simple etadapté à de jeunes élèves. Or, cela n’est pas lecas. L’écriture même des phrases est tellementelliptique que celles-ci sont souvent incom-préhensibles pour des élèves de dix ans.

On retrouve donc dans tous les ouvrages unehésitation entre deux démarches possibles : lapremière, orientée autour d’un travail sur desdocuments qui permettent, par un jeu dequestions, de présenter l’objet et la probléma-tique de la leçon et d’interroger des docu-ments pour répondre à cette problématiqueet dégager des connaissances. Le texte-récitpourrait alors avoir la fonction de synthèse dela leçon, par la validation des connaissancesissues du travail sur les documents et un élar-gissement avec l’ajout de ce que les textes nepeuvent pas dire. Cependant, ceci n’est paspossible en raison de l’orientation du ques-tionnement vers la prise d’informations et ladescription du document et de l’inadaptationdu texte au niveau des enfants. La démarcherécit-documents illustrant celui-ci, conformeaux leçons antérieures à 1970, n’est pas nonplus possible en raison de la difficulté de lec-ture du texte.

16 La collection Hachette est la seule exception.17 Terre d’Histoire, cycle 3, Livre du maître, collectionBordas, 1997, p. 9. 18 Angélina Cesari Ogier, op. cit., chapitre 14.

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2.2. Les nouveaux manuels tentent d’établirun équilibre entre récit et documents

La mise en avant dans le programme de l’im-portance des objectifs de maîtrise de la langueoblige à poser la question de la place du récitet des documents dans l’enseignement del’histoire. La question de la nécessaire utilisa-tion des documents pour développer l’espritcritique, comprendre comment on fait l’his-toire, est réglée, comme je l’ai montré plushaut, par les programmes eux-mêmes.

Certains manuels affichent une volonté demodifier le questionnement des documents.Dans les avant-propos de l’édition parue en2006 de la collection Hatier, les auteurs indi-quent qu’ils proposent des questions deréflexion indiquées aux maîtres par un sym-bole différent des «questions d’observation».Dans la collection « les ateliers Hachette», lesauteurs font un réel effort pour présenter desdocuments permettant de présenter sur unmême thème, des points de vue différentsavec des questions de réflexion.

Cependant, le texte auteur, tout comme dansla collection Hatier, de par la faible place quilui est consacrée, reste, malgré des efforts poursimplifier le vocabulaire, toujours aussi réduitet allusif. Les auteurs présentent dans les deuxcas, les usages possibles et identiques de leursouvrages: «chaque leçon comporte un texte pré-cis, concis, clair et accessible aux élèves de cycle 3,qui se limite aux savoirs essentiels nécessaires àl’école élémentaire. L’équilibre entre le texte etl’illustration permet à l’enseignant de choisir sonapproche: à partir de la leçon en s’appuyant surles documents, ou à partir des documents pourconstruire la leçon avec sa classe.» 19

On peut noter la disparition, sans qu’aucuneexplication ne soit avancée, de la phase desensibilisation dans les ouvrages qui permetde mettre en évidence avec les élèves les pointsqui doivent être étudiés. Or, cette page dedocuments avait un intérêt didactique fonda-mental. Sans aller jusqu’à la mise en évidencedes représentations des élèves pour bâtir unedémarche d’apprentissage socioconstructi-viste, ce que peu de maîtres font, elle permet-tait au moins, en début de séance de «mettreles élèves en appétit », de dégager le thèmeavec une interrogation qui peut être le « filrouge» de la séance et dont la réponse seraitapportée dans la trace écrite qui clôture laséance.

Dans ces ouvrages récents, la question de laplace du récit est posée, en particulier dansun ouvrage des éditions Hachette publié en2002 dans la collection «Les savoirs de l’école»sous la direction de Jean Hébrard. L’insis-tance des programmes de l’école primaire surle « lire écrire» à travers toutes les disciplineset les instructions récentes sur l’importancede la maîtrise de la lecture à l’école primaireainsi que la place de la question de «histoire etrécit » dans les débats historiographiquesactuels expliquent sans aucun doute la résur-gence de cette question. On pourrait aussiajouter la réapparition régulière dans l’opi-nion publique de la nostalgie d’un tempsmythifié d’avant les années soixante-dix oùl’histoire, par le récit et la leçon magistrale,était, pense-t-on, correctement enseignée 20.

19 Histoire, cycle 3, collection Magellan, Hatier, 2006, p. 3.

20 Les thèses en histoire de l’enseignement de l’histoire àl’école primaire de Brigitte Dancel, Delphine Mercier,Angélina Ogier-Cesari montrent le contraire. Voir aussiJean-Noël Luc, «Une réforme difficile, un siècle d’histoireà l’école élémentaire (1887-1985) », Historiens et Géo-graphes, n° 306, septembre-octobre 1985, pp. 149-207.

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Benoît Falaize, co-auteur de ce manuel, dansl’introduction du livre du maître, sans renon-cer aux documents, justifie le choix de l’im-portance du récit, puisque cet ouvrage estprésenté comme un « livre de lecture» : «nousavons voulu faire de ce manuel à l’usage desélèves un livre à lire, inspiré des derniers tra-vaux scientifiques, des dernières thèses et avan-cées de la recherche historique, traduits en «lan-gage d’enfants » pour reprendre l’expressiond’Ernest Lavisse. Par notre pratique, corroboréepar des recherches sur la lecture comme ensociologie de l’échec scolaire, il nous a sembléque plus nous étions dans une démarche derécit, plus les élèves en difficulté scolairement etdémunis socialement et culturellement pou-vaient s’y retrouver et construire du sens. Lerécit aide à comprendre.» 21

On trouve ici les pistes d’un débat sur l’ensei-gnement de l’histoire à l’école élémentaire quimériterait des éclaircissements et pour celades travaux de recherche: intérêt, limites del’utilisation des documents et du récit pourenseigner l’histoire à l’école élémentaire.

Enfin, sur la question de la structuration dutemps et de la construction du temps histo-rique, les manuels, les plus récents, comme lesautres, considèrent que le seul enseignementdes questions au programme dans l’ordrechronologique, la présence d’une frise enintroduction de chapitre, la mention des dates,des personnages indiqués dans les pro-grammes suffisent pour permettre aux élèvesd’acquérir les notions en histoire d’antériorité,postériorité, simultanéité. Ainsi, ils vont êtrecapables de caractériser les périodes histo-riques, repérer les continuités et les ruptures,avoir une claire conscience des durées.

Les manuels reprennent donc les hésitationsdes maîtres sans apporter de réponses auxinterrogations que ceux-ci se posent. Il appa-raît qu’ils ne règlent pas les questions didac-tiques des enseignants. En France, la publica-tion des manuels scolaires n’est soumise àaucune autorisation officielle. Les enseignantsont la liberté de choisir les ouvrages sur les-quels ils vont faire travailler leurs élèves parmiceux que publient les éditeurs scolaires 22. Laconcurrence est donc très forte, même si laconcentration des maisons d’édition estgrande. Le rôle de l’éditeur est de trouver lepublic le plus large possible pour chaque pro-jet éditorial. Il doit publier des manuels danslesquels les enseignants reconnaissent leurpropre pratique pédagogique. Une publica-tion innovante ne se vend pas. Les manuelsne sont pas seulement des outils pour aider àla mise en œuvre de pratiques cohérentes etconformes aux finalités de l’enseignement del’histoire. Ils sont aussi et, d’une certainemanière, d’abord, des objets commerciaux.Les exemples d’auteurs de manuels déçus parles choix, les maquettes, les contraintes édito-riales, sont nombreux. Déclarer dans le livredu maître que le manuel peut être utiliséquelle que soit la démarche pédagogiquechoisie, est certes un argument de vente.Cependant, cela n’aide pas l’enseignant hési-tant dans ses choix pédagogiques.

On comprend bien que les professeurs desécoles hésitent à investir dans l’acquisitiond’une collection de manuels dont ils n’ont pasle mode d’emploi et qui ne les aident pas àrégler les problèmes didactiques que leur posel’enseignement de l’histoire. Ils préfèrent«bricoler» leur propre fiche pédagogique enphotocopiant des extraits de différents

21 Histoire, Les savoirs de l’école, guide pédagogique,cycle 3, Hachette, 2002, p. 4.

22 On se reportera ici à l’ouvrage d’Alain Choppin citéplus haut.

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manuels, grappillant ici une image, là untexte, enfin ailleurs un paragraphe du textedes auteurs auxquels ils donneront le mêmestatut et qu’ils interrogeront par des questionsinformatives larges 23.

Les ressources que leur offrent la toile et lesprocédés de copie par l’intermédiaire de l’ou-til informatique leur permettent de trouver lesmêmes ressources: iconographie de meilleurequalité, textes documents ou textes de syn-thèse dont l’origine n’est pas toujours vérifiée.

Le manuel scolaire, qui a permis entre 1880et 1930 de fixer et institutionnaliser la disci-pline scolaire historique à l’école élémentaire,selon des contenus qui ont peu varié jusquedans les années 1970, ne peut plus jouer cerôle. Les théories de l’apprentissage, larecherche historique et ses méthodes, lesfinalités assignées à l’enseignement de l’his-toire ont en effet beaucoup changé. Lemanuel constitue même un obstacle à l’évo-lution de la discipline historique, mettant encontradiction les finalités et les pratiquespédagogiques en usage, bloquant toute transformation permettant la mise en placed’un nouveau paradigme pédagogique enconstruction depuis les années 1970 24. Lesprofesseurs des écoles ne peuvent, sans uneaide et donc une formation initiale et conti-nue efficace, maîtriser ces transformationsqui leur permettraient de mettre en œuvreun véritable enseignement de l’histoire àl’école élémentaire. Les plans de formationinitiale actuellement en vigueur dans lesIUMF ne le permettent en aucun cas 25. L’en-

seignement de l’histoire à l’école élémentaireest ainsi sinistré et l’on ne peut être optimistepour l’avenir de la discipline.

23 Voir recherche INRP, 2004.24 Angélina Ogier-Cesari, op. cit.25 Pour l’IUFM de Lyon, par exemple, la préparation auconcours de professeurs des écoles comprend 60 heurespour les candidats ayant choisi l’option lourde histoire

géographie et 24 heures pour ceux qui ont choisi l’optionlégère. Il s’agit d’acquérir les connaissances factuellesenseignées à l’école élémentaire et celles des programmesscolaires du cycle 3. Pour la didactique pure reportée endeuxième année, 20 heures de formation sont prévues.

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212 Le cartable de Clio, n° 6 – Les fonctions des images dans Viele Wege – eine Welt – 212-225

Les manuels d’histoire changent avec letemps 2. Ceci se remarque aussi à la manièred’utiliser les images. Il y a quelques années, lespages remplies de texte n’étaient aérées quepar de rares gravures tandis qu’aujourd’hui cesont les photos couleur qui dominent. Dans lematériel d’enseignement actuel, les imagesremplissent diverses fonctions. Elles doiventpousser à acheter, illustrer les textes, générerune multi-perspective. Mais surtout, elles doi-vent stimuler, encourager, étendre et diversi-fier l’étude de l’histoire. Dans le manuel d’his-toire Viele Wege – eine Welt, les imagespermettent à l’élève de s’orienter dans unnouveau contenu, de mieux comprendre unnouveau thème, d’avoir une vue d’ensembledes connaissances fondamentales et d’ouvrirune voie vers un passé encore inconnu 3. Ainsiemployées, les images permettent aux élèvesd’établir un rapport entre l’histoire et leur

LES FONCTIONS DES IMAGES DANS LE MANUEL D’HISTOIREVIELE WEGE – EINE WELT (BEAUCOUP DE CHEMINS – UN SEUL MONDE) 1

PETER GAUTSCHI, HEP DU NORD-OUEST & ALEXANDRA BINNENKADE, UNIVERSITÉ DE BÂLE

propre situation, d’apprendre les méthodesd’appréhension de l’histoire, de saisir les rap-ports de développement des états sociaux etdes changements dans le temps et de com-prendre l’intervention humaine dans le pro-cessus progressif de la pratique sociale. Soi-gneusement sélectionnées et dotées d’un effetde réflexion, les images dans un livre moderned’enseignement de l’histoire tiennent comptede ce que Ulrich Mayer et Hans-Jürgen Pan-del ont déjà exposé il y a 30 ans : les catégoriesélémentaires de la didactique de l’histoire 4.

1. COMMENT S’EST MODIFIÉ L’EMPLOIDES IMAGES DANS LES MANUELS D’HISTOIRE?

En ce qui concerne les images, le manuel d’his-toire, paru en 2005, Viele Wege – eine Welt esttrès différent de l’ouvrage Denkwürdige Ver-gangenheit. Welt- und Schweizergeschichte,paru aux mêmes éditions trente-six ans plustôt 5. Ce qui frappe immédiatement, c’est legrand nombre d’images du nouveau manuel.

1 Première publication en allemand in Markus Bernhardt& al. (dir.), Bilder – Wahrnehmungen – Konstruktionen.Reflexionen über Geschichte und historisches Lernen. Fest-schrift für Ulrich Mayer zum 65. Geburtstag, Schwal-bach/Ts., Wochenschau Verlag, 2006, pp. 104 – 118.2 Bases générales concernant les manuels d’histoire :Ursula A. J. Becher, «Schulbuch», in Handbuch Medienim Geschichtsunterricht, Schwalbach/Ts, Wochenschau-Verlag, 1999, pp. 45-68. Jörn Rüsen, «Das ideale Schul-buch. Überlegungen zum Leitmedium des Geschichtsun-terrichts », Internationale Schulbuchforschung, 14/1992,pp. 237-250.3 Plus de détails in Alexandra Binnenkade & Peter Gaut-schi, «Didaktisches Konzept des Lehrmittels ‚Menschenin Zeit und Raum », Zeitschrift für Geschichtsdidaktik,1/2003 (Heft 1), pp. 197-212.

4 Ulrich Mayer & Hans-Jürgen Pandel, Kategorien derGeschichtsdidaktik und Praxis der Unterrichtsanalyse,Stuttgart, Klett, 1976.5 Les deux ouvrages ont été édités par la maison d’éditionde matériel scolaire du canton d’Argovie : Otto Müller,Denkwürdige Vergangenheit. Welt- und Schweizerges-chichte, Aarau, Lehrmittelverlag des Kantons Aargau,1969. Regula Argast, Alexandra Binnenkade, Felix Boller& Peter Gautschi, Viele Wege – eine Welt, Aarau, Lehrmit-telverlag des Kantons Aargau, 2005.

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Dans Viele Wege – eine Welt, il y a également deplus grands formats. Et, contrairement auxillustrations de Denkwürdige Vergangenheit, ils’agit en général de photos couleur. Les sujetschoisis pour le nouveau manuel ont, eux aussi,changé. Viele Wege – eine Welt contient essen-tiellement des photos illustrant des actions –donc en premier lieu des personnes, et notam-ment des jeunes, avec lesquels les lectrices etlecteurs peuvent se comparer.

Mais les différences ne portent pas seulementsur la quantité des images, leur taille, les cou-leurs ou les sujets. Dans Viele Wege – eineWelt, les formes d’illustration sont égalementplus variées. Outre les images représentatives(représentations narratives comme peintures,dessins, gravures, affiches, caricatures, photo-graphies, images de films), on rencontre desimages abstraites (représentations graphiquescomme des diagrammes, des graphiques, descartes thématiques) ou des formes hybrides,c’est-à-dire des combinaisons de ces deuxformes. Même si les représentations diffèrentpar leur langage formel et exigent respective-ment des instruments d’interprétation diffé-rents, elles n’en sont pas moins des supportsd’information visuels qui peuvent donc êtreanalysés à titre d’« images» 6.

Outre la quantité et la forme des images, lamanière de présenter les images et de les pla-cer dans le texte a également changé. DansDenkwürdige Vergangenheit, les illustrationssont neutres et les légendes brèves renforcentencore cette neutralité : «Scène du temps desFrançais», «Réfugiés vietnamiens», «MartinLuther King». Les légendes, tout comme lesimages, n’invitent guère à regarder et raconter.Les images servent à illustrer le récit. Ainsi,par exemple, l’illustration à la page 214 deDenkwürdige Vergangenheit représente unevieille femme avec un foulard (p. suivante).

Il s’agit d’un portrait minimaliste, artistique-ment éclairé – une photo noir et blanc. L’in-connue est totalement habillée de noir. Du faitdu fort éclairage, les habits forment une sur-face noire uniforme dont il ne ressort que levisage et la main gauche. La photo intitulée«Vieille Juive avant la déportation» est la seuleillustration dans le chapitre traitant de laShoah. Sans la légende, on ne penserait guèreque la photo se réfère à ce chapitre. Le texteautour de la photo forme un contraste frap-pant avec cette image sereine. Il s’agit dutémoignage – original ou établi à cette fin –d’un Allemand anonyme qui décrit, sousforme résumée, l’arrivée de Juives et de Juifs aucamp de Belzec, suivie de leur extermination.Deux sensations s’imposent au lecteur: l’exi-guïté des lieux ou les victimes sont entassées etle bruit fait par leurs bourreaux. Par la juxta-position de deux messages contradictoires, letexte contrecarre le caractère documentairevisé par la photo. Ce type de présentation nepermet pas de meilleure appréhension de laShoah. En regardant plus précisément, l’imagen’illustre pas le récit. Son interprétation neconduit pas non plus à un message à mêmed’enrichir les informations du texte sur le plande la compréhension historique. Par contre,

6 Pour des raisons pratiques, nous utilisons en allemandun autre terme que celui proposé par Hans-Jürgen Pan-del dans son article publié dans le guide des méthodespour les cours d’histoire : Hans-Jürgen Pandel, «Bildin-terpretation», in Ulrich Mayer & al. (Hrsg.), HandbuchMethoden im Geschichtsunterricht, Schwalbach/Ts,Wochenschau-Verlag, 2004, p. 184. Nous nous référonsessentiellement aux trois publications suivantes : 1. KlausBergmann & Gerhard Schneider, «Das Bild», in Hand-buch Medien im Geschichtsunterricht, Schwalbach/Ts. :Wochenschau-Verlag, 1999, pp. 211-254. 2. Edda Grafe &Carsten Hinrichs, «Visuelle Quellen und Darstellungen»,in Günther-Arndt (Hrsg.), Geschichtsdidaktik, Berlin,Cornelsen Verlag Scriptor, 2003, pp. 92–124. 3. HorstGies, Geschichtsunterricht. Ein Handbuch zur Unterrichts-planung, Cologne, Böhlau, 2004, pp. 239–254.

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dans Viele Wege – eine Welt, l’interrelation pos-sible entre le texte et l’image (dialogue) estemployée sciemment en tant qu’instrumentdidactique.

Le changement qui s’est produit entre lesannées 70 et aujourd’hui est notamment trèsnet dans le domaine des légendes. Elles sontmaintenant nettement plus longues et libè-rent les images de la neutralité qui leur étaitimposée dans l’ancien manuel. Elles thémati-sent l’image en soi, son type de représenta-tion, les raisons de son choix, le contexte de sacréation. L’image est devenue un lieu de dia-logue: dialogue entre l’image et celle ou celuiqui la regarde, entre l’image et le texte, entre«avant» et «aujourd’hui».

Enfin, les images du nouveau manuel s’ac-compagnent d’une part de questions qui

stimulent l’intérêt et d’autre part de para-graphes spécialement signalés visant à prépa-rer les élèves à travailler sur des images. Aucours de leur étude à l’aide de ce manuel, ilsapprofondissent à chaque image leurs apti-tudes et capacités, leur compétence visuelle etleur talent d’interprétation des images.

Pour les manuels d’histoire, les images consti-tuent de nos jours un argument de ventebeaucoup plus important qu’auparavant 7. Lesuccès de Denkwürdige Vergangenheit luivenait de récits intéressants et instructifs sur lepassé. Aujourd’hui, ce n’est plus suffisant. Desimages sont nécessaires pour rendre les livresscolaires attractifs. Par le choix des illustra-tions, les auteurs et producteurs se placent sur

Figure 1. Double page 214-215 de Denkwürdige Vergangenheit : l’image sert à illustrer le texte, mais ne transmet pas d’in-formations concrètes ou relatives au contexte. Le message est presque exclusivement émotionnel. Il ne ressort pas del’image qu’il s’agit d’une «Vieille Juive avant la déportation».

7 Bodo von Borries, «Das Geschichts-Schulbuch in Schü-ler- und Lehrersicht. Einige empirische Befunde», Inter-nationale Schulbuchforschung, 17, 1995, pp. 45–60.

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un marché et dans un cadre de discussiondidactique, historiographe et politique. Leurmanière d’implanter les images fait passer lemessage que ce matériel d’enseignement estmoderne. L’usage des images reflète les préfé-rences et les tendances dans la conception deslivres scolaires et les rend ainsi reconnais-sables dans leur lien avec le temps. Le grandnombre d’images, et notamment de photos,reflète simultanément la valeur des imagesdans notre culture quotidienne: l’illustrationde plus en plus intense et colorée des livresscolaires est le reflet des nouvelles habitudesvisuelles. Ces habitudes visuelles ont égale-ment une influence sur les exigences poséesau matériel d’enseignement.

De nos jours, les images sont un élément for-mel plus important qu’auparavant pour lesmanuels d’histoire : elles structurent les pages.Par leurs couleurs, leur taille et leur disposi-tion, elles ponctuent l’ensemble. L’agence-ment n’est pas seulement d’ordre formel, lesimages peuvent également servir d’outilsvisuels pour structurer des contenus. Lesimages permettent de visualiser les faits entransformant un contenu parlé ou écrit enmessage visuel ou en thématisant un telcontenu à un autre niveau. Les images serventfréquemment à illustrer et sensibiliser descontenus abstraits pour les rattacher aumonde réel.

Dans les manuels scolaires modernes, lesimages génèrent une multi-perspective : celapeut signifier que divers aspects du mêmeévénement sont présentés, mais aussi que lesimages thématisent des plans, des histoires,des sentiments ou des faits qui ne sont pasabordés dans les textes ou qui sont en opposi-tion avec ceux-ci. Cela peut finalement signi-fier que les images rendent compte du point

de vue de personnes qui ne sont pas mention-nées dans le texte ou reflètent une autre pers-pective : par exemple, en plaçant dans unparagraphe sur la mondialisation une photode manifestants protestant contre elle.

Dans les manuels scolaires modernes, lesimages établissent un dialogue, par exemple,entre le texte et les documents. Dans VieleWege – eine Welt, deux niveaux parallèles seretrouvent dans tout le manuel. Au niveausupérieur se trouvent les documents, c’est-à-dire le passé dont l’histoire est tirée. Au niveauinférieur se trouvent les explications et lesinterprétations des auteurs. Dans ce cadre,l’établissement d’un dialogue signifie quedivers avis sont communiqués, venant tantd’acteurs historiques que d’historiennes ethistoriens. Du fait que les documents soulè-vent des questions concernant les textes, ils’établit, grâce à ces deux niveaux parallèles,un dialogue entre les textes explicatifs et leniveau documentaire. D’autres opinions sontexposées, des régions dans lesquelles un pro-cessus a eu des effets différents sont présentéesou des parallèles sont soulignés. Le dialoguedoit également être encouragé entre les (sous-)chapitres et les documents. Dans tous les cas,les questions et les exercices renforcent cesmises en relation.

En résumé, dans les manuels d’histoire, beau-coup plus que par le passé, les images sontdésormais conçues de manière à encouragerl’apprentissage.

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2. QUELLES SONT LES RÉFLEXIONS QUI POUSSENT À SÉLECTIONNERLES PHOTOS DANS LES MANUELSD’HISTOIRE?

Tandis que dans le livre Denkwürdige Vergan-genheit, les pages remplies de texte n’étaientaérées que par quelques gravures, ce sont lesphotos couleur qui dominent aujourd’huidans Viele Wege – eine Welt. Pour le chapitred’introduction par exemple, nous – lesauteurs du livre – avons choisi huit « icônes»photographiques sur le XXe siècle. D’unepart, ces images, bien ancrées dans lamémoire collective des adultes, doivent êtrecommuniquées aux jeunes. D’autre part, cesphotos symbolisent une technique qui a

durablement marqué le XXe siècle : par sareproductibilité en masse et par le fait que lafraction de seconde immobilisée par cettenouvelle technique promettait d’offrir unenouvelle vision du monde. Le reportage enimages saisissait de tout près le quotidiencomme l’exceptionnel. La photographie arevalorisé le journalisme et renforcé sa posi-tion en tant que quatrième pouvoir dans lasociété. Les objets initialement uniques etprécieux (les daguerréotypes), dont la fabri-cation laborieuse et coûteuse finissait par lesrendre presque comparables à des peintures,ont fait place au cours du siècle à un produitaccessible à tout le monde. Un art initiale-ment réservé à un petit nombre s’émancipaitdans le quotidien.

Figure 2. Double page 124-125 de Viele Wege – eine Welt : les images aident à apprendre, d’une part en permettantd’établir des rapports entre elles sans qu’elles ne perdent pourtant leur individualité ; d’autre part, en servant de sup-port d’informations qui se rapportent certes au texte, mais visent surtout à « ouvrir » et élargir celui-ci. Il s’établit ainsià plusieurs égards un dialogue qui encourage l’apprentissage.

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Les didactiques de l’histoire 217

Nous vivons aujourd’hui dans un monded’«images techniques». Selon Norbert Bolz,spécialiste de la communication, la photogra-phie est la « grande image silencieuse ». Aumilieu du torrent de données déversées par lavidéo, les images numériques, le cinéma et latélé, la photographie est une communicationpaisible qui permet en quelque sorte de« souffler ». Tandis que les images animéesgénèrent un «bourdonnement visuel», l’imageimmobile a la force, par son abstraction, de se«nicher dans notre mémoire et de créer quelquechose comme un souvenir». 8

Le souvenir est un élément important de lamémoire culturelle et il est directement liéaux objectifs et contenus de l’enseignementde l’histoire. Pour les images (comme bien sûrpour toutes les sources), une approche réflé-chie est donc essentielle. Dans Viele Wege –eine Welt, les photos visent à encourager uneconscience historique réfléchie. Pour notrepart, notre choix a été guidé par les réflexionssuivantes :

• les personnes sont au centre des images,alternativement en tant qu’individus isolésou en groupe;

• il est possible de s’identifier à certaines per-sonnes représentées, ou au contraire de sedistancer d’autres ;

• les images saisissent un moment crucial ;• elles sont importantes pour la thématique

traitée, mais excluent néanmoins toutvoyeurisme;

• elles peuvent, par leurs caractéristiquesspécifiques, être thématisées en tantqu’images ;

• des rapports existent ente les images : lessimilitudes font remarquer les différences ;rapport signifie aussi opposition;

• les images proviennent de différentesrégions ; il n’y a pas que des images d’Europe;

• il est tenu compte du genre : les filles et lesfemmes ne sont pas seulement présentéesen victimes, les garçons et les hommes passeulement figurés en maîtres, bourreauxou acteurs actifs ;

• les images sont narratives, racontent unehistoire ou incitent les jeunes à se poser desquestions ;

• elles représentent des scènes de diversessphères sociales : culture (quotidien, tech-nique, musique, communication), pou-voir, économie;

• les photos sont si possible en couleur.

Dans les livres scolaires, les photos doiventêtre accompagnées. La raison du choix de laphoto doit être visible. Dans la légende, lesélèves trouvent des aides à la lecture et desinformations complémentaires sur l’image.Les questions et exercices contribuent à asso-cier image et texte (sources et texte de l’au-teur). Le but de cet ordre est de faciliter lesassociations pour, finalement, créer un dia-logue. C’est pourquoi les légendes ont unegrande importance:

• les images sont accompagnées d’un texte.La description doit pousser à observerl’image ; le bénéfice d’une description del’image précise et systématique est évident ;

• ce texte est si possible de conceptionouverte. Il doit laisser place aux propresquestions et observations. C’est pourquoiles textes accompagnant les images abor-dent plusieurs thèmes. La légende neconstitue pas une description définitive.

8 Voir Norbert W. Bolz, Eine kurze Geschichte des Scheins ;et Hans-Michael Koetzle, «Bilder lesen», in Photo Icons.Die Geschichte hinter den Bildern, Band 1., Cologne,Taschen, 2002, pp. 6-7.

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Elle peut inciter à effectuer de nouvellesrecherches ;

• certains textes abordent des thèmes quisont traités dans les chapitres suivants,d’autres complètent la sélection effectuéeet d’autres encore illustrent, en prépara-tion, des choses qui ne sont plus expliquéesdans les chapitres ;

• les images sont accompagnées d’informa-tions qui signalent que l’image est unesource et fournissent de premières indica-tions en vue de son interprétation;

• les images sont thématisées en tant quecommunication: le texte reflète le genre etla fonction des photos.

Sur la base de ces critères, il se pose pour nous,auteurs de manuels d’histoire, la question sui-vante : pouvons-nous donner à l’image unefonction didactique dans le processus d’étudevisé pour les élèves?

3. QUELLES SONT LES FONCTIONSDIDACTIQUES DES IMAGES DANS LEMANUEL D’HISTOIRE VIELE WEGE –EINE WELT ?

Dans les livres scolaires modernes, les imagesvisent beaucoup plus qu’avant à aider àapprendre. On pense immédiatement à leurfonction mnémotechnique (dual channel).Mais ce n’est qu’un aspect de l’aide à l’étudefournie par les images. Aujourd’hui, onemploie de manière ciblée des qualités quisont spécifiques des images et qui les différen-cient d’autres sources, comme par exemple destextes. Un atout des images est tout d’abordleur simultanéité. Les images descriptivesreprésentent notamment des situations qui,dans un texte, ne pourraient être rendues quede manière linéaire. Cela permet de les relier à

des canaux très différents que l’on peut, de là,continuer à suivre. Ensuite, elles ont leurspropres messages subtils basés sur le choix descouleurs, les contrastes (clair – sombre), lessymboles ou diverses autres conventions(traits du visage, habillement). Troisième-ment, les images peuvent fournir des informa-tions qui manqueraient éventuellement dansdes descriptions de la même situation. Pen-sons par exemple aux photos sur lesquellesl’arrière-plan apparemment pris involontaire-ment révèle des scènes supplémentaires. Qua-trièmement, les images peuvent aussi bienréduire la complexité en montrant « tout »d’un seul coup que dégager la complexitéparce qu’elles incitent à poser des questions.Une cinquième qualité des images est l’émo-tion qu’elles recèlent et le rapport que l’onpeut ainsi établir avec soi-même. Ces deuxaspects peuvent être motivants et pousser às’intéresser à un sujet. Sixièmement, les imagesoffrent un contexte de narration qui peut êtrereflété parallèlement au texte écrit : commentl’histoire est-elle rendue dans un texte écrit,comment est-elle racontée dans une image(par exemple dans une caricature ou uneaffiche)? Septièmement, enfin, les images peu-vent être employées dans un processus d’étudeà des moments totalement différents. Ellespeuvent former le point de départ toutcomme la conclusion d’un thème. Selon leuremploi, ce sont des qualités différentes quisont importantes.

Qui choisit des images pour un manuel d’his-toire le fait donc de manière ciblée, en visantun processus d’étude qui doit être éveillé, sou-tenu, étendu ou achevé. Dans le livre VieleWege – eine Welt, les images permettent àl’élève d’examiner un nouveau contenu, demieux comprendre un nouveau thème,d’avoir une vue d’ensemble des connaissances

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fondamentales et d’ouvrir une voie vers unpassé encore inconnu.

A. Des images pour introduire un nouveaucontenu

Dans Viele Wege – eine Welt, les images ser-vent en premier lieu à exposer le thème auxélèves sous certains aspects choisis. Ceci estpossible par une image originale ou modi-fiée. Une telle image sert d’incitation à la dis-cussion, la conception et l’action. Les élèvessont poussés à discuter et réfléchir. Cesimages font apparaître des problèmes et sou-lèvent des questions controversées. Elleséveillent la curiosité, sont irritantes et provo-cantes. Dans le cas idéal, elles éveillent le désird’apprendre. Elles visent donc à aiguillonner

et initier un processus d’apprentissage. Il doitse produire un trouble productif. Le but estd’amorcer une discussion entre les élèves etles enseignants. Ces images représentent unmoment historique concentré, de préférenceune scène avec des personnes qui, par uneréférence à la vie réelle, éveillent l’intérêt desélèves. Dans ce cadre, la tâche des enseignantsest d’éveiller, de renforcer, d’orienter la curio-sité et l’envie des élèves d’en savoir plus sur lesujet. Ces images peuvent être examinées enprofondeur, mais il n’est pas impératif de leurdonner suite. Elles ne mènent pas à desréponses ou des solutions, mais elles génèrentdes questions. Elles suivent une logique d’ap-prentissage modérément constructiviste.Dans un livre scolaire, la principale image decette catégorie est celle de la couverture.

Figure 3. Double page 108-109 de Viele Wege – eine Welt. L’image en tant que clé du thème, accompagnée d’incitationsà trois niveaux: à gauche, incitation à la discussion; au centre, incitation à l’action créatrice ; à droite, incitation aux misesen scène et au théâtre.

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B. Des images pour mieux expliquer unnouveau thème

Dans Viele Wege – eine Welt, les images ser-vent ensuite d’exemple de compréhension dusujet. Maintenant, ce n’est plus la curiosité etle jeu qui dominent ; les élèves doivent pour lapremière fois se pencher en profondeur sur lesujet à l’aide de documents choisis. Ceci exigedes aptitudes et capacités qui permettent auxélèves de réfléchir sur une image de manièreautonome. Les élèves peuvent expérimenteret approfondir les démarches. Ils apprennentla grammaire de l’histoire et affinent leursoutils mentaux. C’est pourquoi les élèvestrouvent pour leur démarche avec ces imagesdes instructions précises. Ils cherchent eux-mêmes comment parvenir à des conclusionstout comme à des questions plus poussées.Ces images permettent d’appliquer le prin-cipe de plus en plus propagé ces dernièresannées consistant à transmettre pendant lescours non seulement un savoir, mais aussi desaptitudes méthodiques en vue de l’acquisitionet de la mémorisation de ce savoir. Qui aappris, à l’aide d’un exemple, comment detelles images peuvent donner naissance à unsavoir est à même d’étendre ces compétencesà d’autres images. Qui prend conscience deschemins appréhendant la pensée et l’étudehistorique pourra également les appliquercorrectement et sciemment dans d’autressituations.

Bien entendu, cette compétence méthodolo-gique n’est pas une valeur en soi, mais ne vautque dans le contexte de contenus historiquesimportants. Elle permet notamment d’adop-ter une attitude critique et autonome en rela-tion avec les images. Néanmoins, les élèves nes’exercent pas en la matière de manère abs-traite, pour l’amour de la chose, mais à partir

d’un problème concret, directement lié ausujet traité. Cette formation vise à leur faireprendre succinctement conscience des opéra-tions partielles de l’appréhension historiquesur la base de documents choisis9. Ce n’est pasune démarche qui se réduit à présenter laméthode une seule fois. Il s’agit au contrairede s’exercer sans cesse à appliquer desapproches et des démarches méthodiques. Lacompétence méthodique ne s’acquiert pas enune seule fois, mais se développe progressive-ment au cours de diverses phases de perfec-tionnement. Concrètement, cela signifie que,par exemple, grâce aux capacités et aptitudesméthodiques applicables à l’interprétationd’images, les élèves sont à même d’interpréterdes images de plus en plus complexes (com-plexité croissante des documents), qu’ils lefont de manière de plus en plus différenciée(différenciation croissante de la démarche) etqu’ils maîtrisent ces deux aptitudes demanière de plus en plus autonome (autono-mie croissante/diminution de l’accompagne-ment magistral). C’est pourquoi la démarcherépétée avec de telles images permet, avec unconcept clair et un scénario favorable, uneprogression nette et consciente. Ceci exigepremièrement que les images soient simplesau début, puis deviennent de plus en plusvariées et complexes en offrant de multiplesperspectives et en étant plus difficiles à com-prendre. Deuxièmement, ceci exige que lesélèves commencent par apprendre un modèle

9 Waltraud Schreiber, «Reflektiertes und (selbst-)refle-xives Geschichtsbewusstsein durch Geschichtsunterrichtfördern – ein vielschichtiges Forschungsfeld derGeschichtsdidaktik», Zeitschrift für Geschichtsdidaktik, 1,2002, pp. 18–43. Reinhard Krammer, «Über Versuche,reflektiertes Geschichtsbewusstsein als Ziel desGeschichtsunterrichts zu implementieren und die dafürnotwendigen Innovationen der Unterrichtspraxis in dieWege zu leiten », Zeitschrift für Geschichtsdidaktik, 1,2002, pp. 137-157.

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simple d’interprétation d’images, puis le dif-férencient tout en élargissant leur vocabulaireet leurs connaissances des termes relatifs à lacommunication. La tâche des enseignants enrelation avec les images de cette catégorie estde maintenir la curiosité et l’envie des élèvesd’en savoir plus sur le sujet et de les aidersciemment et systématiquement à acquérir lescapacités et aptitudes visées. Ceci se fait parl’enseignement, puis par la vérification duprocessus d’étude et le contrôle des résultats.

Avec cette catégorie d’images, les élèves doi-vent avoir une démarche volontairementméthodique. Dans le livre Viele Wege – eineWelt, nous exposons une telle démarche pourdes jeunes de 16 ans à l’aide de la célèbrephoto du ghetto de Varsovie 10 : les questionsqui illustrent la démarche progressive sontsuivies de réponses modèles qui fournissentune orientation aux élèves et mettent enlumière les aspects de l’interprétationd’images qui seraient restés dans le vague àpartir des seules questions. Nous avons optépour cette démarche avec des réponsesmodèles parce que la recherche pédagogique aprouvé la grande efficacité du «modeling». Siun enseignant ou, ici, le livre expose commentrésoudre une tâche cognitive, les élèves sontincités à essayer eux-mêmes les stratégiesobservées 11. Nous avons aussi choisi cettedémarche parce qu’elle correspondait à notreobjectif de former des élèves autonomes, àmême, grâce au matériel d’enseignement,

d’approcher le passé et d’interpréter l’histoirepar eux-mêmes. Pour la démarche volontaire-ment méthodique avec les images visant lacompréhension, nous proposons, pour desjeunes de 16 ans, de procéder ainsi :

Questionnement et réponses-types

Que vois-tu sur cette photo? Quelles personneset quels objets peux-tu reconnaître? La photoest-elle structurée?

La première chose qui me frappe, c’est legamin au premier plan à droite. Il a les bras enl’air. Derrière lui, un soldat dirige son armesur le gamin. Avec le gamin arrive toute unesérie de gens à l’arrière-plan de la photo. Ilsregardent en partie en direction du soldat

10 Voir aussi Christoph Hamann, Bilderwelten und Welt-bilder. Fotos, die Geschichte(n) mach(t)en (Hrsg), Berlin,Berliner Landesinstitut für Schule, 2001; Michael Sauer,Bilder im Geschichtsunterricht. Typen, Interpretations-methoden Unterrichtsverfahren, Seelze-Velber, Kallmeyer,2000.11 Voir par exemple Erwin Beck, TitusGuldimann &Michael Zutavern (Hrsg.), Eigenständig lernen, St. Gall,UVK, Fachverlag für Wissenschaft und Studium, 1995.

Figure 4. Page 14 de Viele Wege – eine Welt : la célèbrephoto de l’évacuation forcée de Juives et de Juifs par lesoccupants allemands à Varsovie en 1943 (à titre demodèle pour la formation méthodique).

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armé, mais aussi dans la direction opposée.Certains ont des sacs à provisions à la main,d’autres portent de gros paquets ou un sac àdos. Derrière les gens, il y a aussi des soldats.

Que ressens-tu en regardant la photo? À quoi tefait penser la photo?

À mon avis, on sent la peur dans la photo.Tant le gamin avec les bras en l’air que celui aucentre de la photo me donnent l’impressiond’avoir peur, comme s’ils étaient sur le pointd’être battus. La femme devant à gauche jetteaussi un regard inquiet vers le soldat armé.Les soldats et les civils n’appartiennent pas aumême camp, ils sont adversaires ou mêmeennemis. J’ai l’impression que les gens sontchassés je ne sais où. Les soldats ont peut-êtreété les chercher dans les maisons, et mainte-nant ils doivent partir d’ici.

Qu’est-ce que la photo pourrait représenter? Enas-tu une idée ou le sais-tu précisément, grâce àla légende, ou parce que tu as cherché dans ledictionnaire ou sur Internet? Qu’apprends-tusur le passé grâce à cette photo?

D’après la légende, la photo représente l’éva-cuation forcée de Juives et de Juifs par lesoccupants allemands à Varsovie en 1943. AVarsovie, il y avait un ghetto. Pendant laSeconde Guerre mondiale, les ghettos étaientdes lieux où les occupants allemands rassem-blaient les Juives et les Juifs. Toutes les per-sonnes juives vivant à Varsovie ou aux alen-tours, soit environ 400 000, ont donc ététransférées au ghetto de Varsovie. Il leur étaitinterdit d’emporter plus de 25 kg d’affaires.Les Juives et Juifs vivant là-bas risquaient lamort s’ils quittaient le ghetto. Le 19 avril1943, environ 60000 habitants du ghetto deVarsovie se sont révoltés contre les occupants

allemands. Les nazis ont alors décidéd’anéantir le ghetto de Varsovie. Ceux qui nefurent pas tués pendant la révolte furentdéportés dans les camps d’extermination deTreblinka ou Majdanek où ils furent extermi-nés. La photographie représente donc sansdoute des gens chassés de leurs cachettes etrassemblés en vue de leur évacuation. Je sup-pose que la majorité des gens que l’on voitsur la photo ont été tués par les nazis.

De quel genre d’image s’agit-il ? Quel a pu enêtre le but?

Il s’agit d’une photographie représentant unévénement. Il est probable qu’elle n’a pas étéprise par des Juifs. Ils étaient inquiets etavaient peur et n’avaient donc ni le temps, nil’envie, ni la possibilité de prendre une photo.La photo n’a donc pas été prise dans la pers-pective des victimes, mais dans celle des sol-dats. C’est une photo prise par les bourreaux.Il est possible qu’un photographe ait étéchargé de prendre la photo pour montrer lesuccès des soldats allemands. Peut-être est-cel’œuvre d’un soldat qui voulait garder le sou-venir de cet instant – les motivations des pho-tographes ne sont pas claires.

À partir de cette photo, que voudrais-tu savoirsur le passé? Que voudrais-tu savoir sur l’his-toire de cette photo?

Temps: Que s’était-il passé avant? Commentse fait-il qu’il y avait un ghetto à Varsovie ?Existait-il depuis longtemps ? Que s’est-ilpassé après ? Que sont devenus les gens ?Qu’est devenue la photo?Espace : Où se trouve Varsovie? Y avait-il desghettos dans d’autres villes?Société : Qui vivait dans les ghettos?Pouvoir: Qui voulait les ghettos? Qui dirigeait

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les ghettos? Quels sont ceux qui n’avaient rienà dire?Économie: Quel travail faisaient les habitantsdes ghettos ? Pouvaient-ils s’acheter àmanger?Culture : à quoi ressemblait la vie quotidiennedans les ghettos?Réalité : y a-t-il d’autres images de cet instant?

C. Des images pour donner une vued’ensemble

Troisièmement, les images de Viele Wege –eine Welt servent aux élèves de points de cris-tallisation d’événements majeurs. De tellesimages s’accompagnent de questions cogni-tives auxquelles les élèves peuvent répondreaprès la lecture attentive d’un texte explicatif.Les élèves doivent connaître les grandsmoments du passé. Ces images s’accompa-gnent de questions de compréhension. Lesélèves doivent remanier le savoir acquis, le res-tituer avec leurs propres mots, le résumer oule restructurer. Elles s’accompagnent aussi dequestions d’application qui poussent lesélèves à utiliser ce qu’ils ont appris pour denouveaux sujets. Enfin, les élèves sontconfrontés à des questions d’appréciation quiles poussent à interpréter et à juger ce qu’ilsont appris dans leur propre perspective. Lesquestions se réfèrent à une image, mais peu-vent aussi aller au-delà. Les images de cettecatégorie sont donc des «prises multiples».Elles peuvent valoir pour elles-mêmes, maiselles peuvent aussi se rattacher à d’autressujets ou matières.

Les élèves ne doivent pas trouver eux-mêmesce qu’ils doivent savoir. Un bon manuel d’his-toire le leur expose. Il leur est fourni un toutque les élèves apprécient, pénètrent et fixent.

Ces images peuvent former une correspon-dance avec le texte de l’auteur. Elles peuventconfirmer, visualiser, compléter ce texte, maisaussi le contredire ou le remettre en question.Le rapport entre de telles images et le texte lesaccompagnant met en évidence la manièredont, dans les sciences sociales, le savoir estaccumulé et réfléchi. Les élèves et les ensei-gnants sont ainsi conviés à voir diverses pers-pectives et à engager le dialogue. Ils voient cequ’ils lisent sous un nouveau jour, ils chan-gent de perspective.

Avec de telles images, les maîtres peuventenseigner ou faire reconstruire le savoir sco-laire élémentaire, ou ils peuvent combiner lesdeux. Qui instruit fera analyser les images, quifait reconstruire aura une démarche synthé-tique et qui combine les deux cherchera unarrangement se référant aux deux procédés.

En relation avec les images de cette catégorie, ilest important de mentionner le travail dit deportfolio. On entend par portfolio un dossierd’étude et de qualification qui documente lescompétences acquises et les résultats obtenus 12.Le but de ce travail est, d’une part, d’enregis-trer et de documenter les connaissancesacquises. Il s’agit, d’autre part, de signaler denouvelles voies allant au-delà des connais-sances scolaires élémentaires. Ce travail sou-tient en outre l’acquisition de la compétencefondamentale consistant à réfléchir à sa propreétude. Le portfolio raconte l’histoire del’étude, illustre le processus d’étude et l’étatdes connaissances des élèves. Toutefois, il nedoit pas seulement servir à la qualification,mais aussi aider les élèves à apprendre. Il stimule en outre le travail métacognitif du

12 Peter Adamski, «Portfolio im Geschichtsunterricht»,Geschichte in Wissenschaft und Unterricht, 54, 2003,pp. 32-50.

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processus d’étude, c’est-à-dire la réflexion surles acquis. Pendant le travail sur le portfolio,les élèves se penchent sur les sujets déjà traités,mais aussi sur de nouveaux contenus, et obser-vent en même temps leur processus d’étude enessayant de lui donner un sens. Ils apprennentà étudier de manière plus autonome grâce àl’extension et à la différenciation de leur réper-toire stratégique, cognitif et métacognitif ; etaussi grâce à leur prise de conscience métaco-gnitive. Ceci facilite et assure un travail deportfolio, car les élèves font leur propreapproche de l’objet d’étude ou du sujet choisisur la base de leur propre documentation. Ellesuscite des questions et des incitations partiel-lement tirées des divers chapitres. Les élèvesélaborent la documentation pendant ou aprèsle traitement du sujet. Avec les images, lesjeunes écrivent par exemple une lettre auxpersonnes visibles sur l’image ou recueillentet commentent des articles de presse. Ils ras-semblent les documents dans un dossierdénommé portfolio, un cahier ou un classeur.Les enseignants dirigent le travail et donnentune appréciation sur ce qui a été effectué oureste à faire. Ainsi, le travail de portfolio dresseen même temps un pont entre le nécessaire etle désirable. Il sert également à stimuler lesacquis aux élèves 13.

D. Des images pour ouvrir de nouvellesperspectives

Quatrièmement, les images de Viele Wege –eine Welt ouvrent aux élèves de nouvelles

perspectives. Les intéressés peuvent suivre lestraces qu’ils ont eux-mêmes choisies. Aprèsl’observation, l’action et la pensée, les imagesvisent la dimension affective. Pour cesimages, il n’y a pas besoin de questions dansles livres. Comme pour les images servant àl’examen d’un nouveau contenu, c’est l’as-pect constructiviste de l’étude qui domine. Iciaussi, on mise sur l’intérêt des jeunes. Lesbonnes images de cette catégorie sont narra-tives et incitent les jeunes à apprendre. Cecimet en évidence le fait que ce type d’imagespeut aussi servir à l’examen d’un nouveaucontenu.

4. UNE IMAGE EST SIMULTANÉMENTUNE IMAGE ET UNE AIDE À L’ÉTUDE

Les images peuvent, à beaucoup d’égards, aiderà l’étude. Par leur simultanéité, elles offrent denombreuses possibilités de rejoindre d’autresthèmes et matières. Elles n’exposent pas seule-ment des faits, mais relèvent, par les relationsentre les divers éléments qu’elles contiennent,du domaine du narratif. Les images réduisentet dégagent la complexité, incitent à poser desquestions et, par leur côté émotionnel et lapossibilité de s’y retrouver personnellement,suscitent la motivation. Elles obéissent à deslois visuelles spécifiques qui mènent à tirersubtilement des conclusions auxquelles destextes ne parviendraient, le cas échéant, que demanière beaucoup plus difficile et qui pour-raient rester isolées avec une démarche métho-dique de réflexion.

L’intégration d’images dans un livre scolairese base sur leur effet de réflexion. Les imagessont d’abord prises au sérieux en tant quesource d’information sur le passé et élémentde liaison possible avec le présent. Si une

13 Peter Gautschi, «Lernumgebungen zur Ausdifferenzie-rung des Geschichtsbewusstsein», in Bernd Schönemann& Hartmut Voit (Hrsg.), Prinzipien und Praxis des histo-rischen Lernens in den Schulstufen, Idstein, Schulz-Kirch-ner Verlag, 2002, pp. 66-83. Peter Gautschi, Geschichtelehren. Lernwege und Lernsituationen für Jugendliche,Buchs, Lehrmittelverlag des Kantons Aargau, 2005 (3e

édition remaniée), pp. 162 et suivantes.

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image est une image, cela signifie qu’elle estprise au sérieux, avec ses qualités visuellesspécifiques. À cela s’ajoute bien entendu ladémarche méthodique pendant le cours quirenforce la compétence visuelle des élèves. Cesaptitudes et capacités peuvent varier. La fonc-tion d’une image dépend donc du niveau sco-laire des élèves. Selon les connaissancesméthodiques préalables de l’élève, et selon lelieu didactique où l’image intervient, celle-cisera accompagnée de manière différente parl’enseignant.

Mais la fonction d’une image dépend aussi del’image en soi14. Toutes les images ne sont pasadaptées aux quatre fonctions, et il y a desimages qui ne sont utilisables pour aucunefonction et n’ont donc pas leur place dans unlivre scolaire. Une telle appréciation est l’unedes tâches majeures des auteurs de manuelsd’histoire. La manière dont sera utilisée uneimage pour l’étude de l’histoire dépend desauteurs du livre. Ce sont eux qui sélectionnentles images et décident de leur fonction. Ils ontdonc une grande responsabilité et une grosseinfluence sur la conception de l’ouvrage.

Si les auteurs parviennent autant à prendre ausérieux les images en tant qu’images qu’à ini-tier des processus d’étude à l’aide d’images,alors les images permettront aux élèves defaire la relation entre l’histoire et leur propresituation, d’apprendre les méthodes d’appré-hension de l’histoire, de saisir les développe-ments des rapports sociaux et des change-ments dans le temps et de comprendrel’intervention humaine dans le processus pro-gressif de la pratique sociale. Soigneusement

sélectionnées et dotées d’un effet de réflexion,les images dans un livre moderne d’enseigne-ment de l’histoire réalisent ce que UlrichMayer a déjà exposé il y a 30 ans : la prise encompte des catégories élémentaires de ladidactique de l’histoire.

Auteurs

Peter Gautschi, professeur, chef de forma-tion, didacticien de l’histoire, Haute écolepédagogique du Nord-Ouest, Blumenhalde,Küttigerstr. 21, 5000 Aarau,[email protected]

Alexandra Binnenkade, lic. phil., historienne,Séminaire historique de l’Université de Bâle,Hirschgässlein 21, 4054 Bâle,[email protected]

14 Voir aussi Michael Sauer, Bilder im Geschichtsunterricht.Typen, Interpretationsmethoden Unterrichtsverfahren,Seelze-Velber, Friederich, 2000.

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1. INTRODUCTION

Presque vingt ans après les premières expé-riences de jeux dans le cadre de la didactiquede l’histoire en Italie 2, de nombreux jeux«éducatifs»ont été créés et de multiples étudesont été réalisées. Plus précisément, le présenttravail s’insère dans le sillage des études, desréflexions et des pratiques didactiques déve-loppées par Antonio Brusa et l’AssociationHistoria Ludens 3.

En dépit de la multiplicité des expériences, cedomaine reste marqué par un certain ostra-cisme. L’opinion la plus courante consiste àpenser que « l’étude est une chose sérieuse»et, comme toute chose sérieuse, porte en soide la difficulté, de la sueur et, pourquoi pas, del’ennui. Le jeu se présente, à l’inverse, commel’un des outils de formation qui peuvent

transformer l’étude en une démarche stimu-lante, riche de plaisir, d’aventure et, pourquoipas, de divertissement.

2. UN JEU PEUT-IL ÊTRE DIDACTIQUE ?

L’une des principales objections à l’introduc-tion du jeu dans le cadre scolaire consiste àsouligner le fait que, dans ce contexte, il nepourrait pas être mobilisé gratuitement.

Un jeu, comme le suggère Arnaldo Cecchini 4,est «une activité plaisante qui a une fin en soi,qui est soumise à des règles mais choisie libre-ment, se déroule dans un monde simulé et a lavictoire pour objectif»5. Cela dit, est-il possiblede forcer les élèves à jouer? De les faire se diver-tir bien qu’ils sachent qu’ils sont en train de«jouer» parce qu’ils doivent apprendre quel-que chose?

Il n’y a pas de doute que, relié à une disci-pline scolaire, et dès qu’il est proposé par un

L’UTILISATION DIDACTIQUE DU JEU DANS LE CADRE DE L’HISTOIRE ENSEIGNÉE 1

ELENA MUSCI, ASSOCIATION HISTORIA LUDENS, ITALIE

1 Cet article est la traduction d’une version mise à jour del’article d’Elena Musci, «Il laboratorio con i giochi didat-tici», in Paolo Bernardi (dir.), Insegnare storia. Guida alladidattica del laboratorio storico, Turin, UTET Università,2006, pp. 226-239.2 Voir Arnaldo Cecchini & al., I giochi di simulazione nellascuola, Bologne, Zanichelli, 1987 ; ou aussi AntonioBrusa, «Uno, dieci, cento marescialli», in La guerra. Farescuola. Quaderni di cultura didattica, Florence, La NuovaItalia, 1988, pp. 75-85.3 L’Association, formée d’universitaires et de spécialistesde didactique de l’histoire auprès de l’Université de Baridéveloppe des instruments et des parcours didactiques.On peut la contacter en écrivant à :[email protected].

4 Arnaldo Cecchini, «Il gioco tra game e play», in ArnaldoCecchini & Pinuccia Montanari, I mondi del nuovo mil-lennio, Molfetta, Edizioni La Meridiana, 1993, p. 10.5 Sur le thème de la victoire comme élément essentiel dela définition d’un jeu, on peut adopter plusieurs posi-tions. Des situations comme les jeux de rôle (voir plusloin), de narration (voir la sitographie) ou de naturecoopérative, proposés par exemple par Sigrid Loos,contiennent en soi un concept de victoire qui n’est pasrelié à un seul individu, mais au résultat du jeu en tantque tel : on gagne si le groupe a accompli sa tâche.

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enseignant, le jeu perd une part de cette gra-tuité et de cette liberté de choix qui le carac-térisent en tant qu’activité indépendante.Toutefois, s’il est bien géré, il peut conservertous les caractères qui le rendent plaisant.

Il s’agit par exemple d’éviter qu’il soit alourdipar des exercices «classiques» qui l’associe-raient à la rigidité habituelle du système sco-laire. Il devrait en effet correspondre à unmoment particulier en soi, une occasion desusciter l’intérêt des élèves, de les ouvrir men-talement, pour réfléchir à leurs propres expé-riences et, surtout, pour qu’ils se divertissent.

En somme, «un jeu utilisé pour éduquer doitêtre un vrai jeu et son premier objectif de créerun monde, un environnement, un comporte-ment, en développant le goût pour le plaisir et,avec lui et en lui, la curiosité, l’audace, la com-bativité, la coopération, la détermination […].L’éducation est véhiculée par le jeu de manièreinconsciente mais efficace, par jeu, justement.Ce qui ne veut pas dire sans effort : en jouant, ontranspire, on accomplit des efforts, on accepte lestress ; mais c’est une fatigue choisie en touteconnaissance de cause. L’ennui, la répétition, lafatigue, la ténacité dans le jeu ne sont pasoppressifs, autoritaires, éternels. Apprendre àjouer et jouer conduisent en fin de compte nonseulement à des compétences, mais aussi à desnotions et à des savoirs. Mais il revient à l’ini-tiateur du jeu d’y parvenir dans le cadre d’unbeau jeu, d’un vrai jeu.» 6

Il lui revient aussi, et surtout, de réussir à faireémerger, dans un moment ultérieur, lesnotions et les connaissances qui sont conte-nues dans le jeu. Cette posture consiste en fait

à proposer à l’école un jeu éducatif, dans lesens d’un jeu joué, suivi d’une analyseapprofondie (debriefing) de la partie ». 7

Par ailleurs, en ce qui concerne l’enseigne-ment de l’histoire, il est important d’insérerdes jeux véritables, créés expressément pour lecontexte de formation ou pour être réadaptésad hoc, afin de ne pas faire passer pour desjeux des activités d’aspect « ludiforme» 8 quiseraient des exercices parés d’une vaguedimension ludique. D’une part, parce que lesélèves se sentiraient trompés, d’autre part etsurtout, parce que contrairement à ces exer-cices, l’usage d’un jeu d’histoire permet dedévelopper des capacités qu’il serait très dif-ficile d’acquérir autrement, à court terme,ainsi que des connaissances d’histoire quiseraient très difficiles à atteindre d’une autremanière.

3. LE DEBRIEFING

Le terme de debriefing, dont l’origine est mili-taire, est désormais d’un usage communparmi les experts de didactique ludique. Ilcorrespond à l’après-jeu, c’est-à-dire à larestructuration cognitive de l’agir ludique 9,ce moment essentiel du jeu éducatif au coursduquel les élèves s’arrêtent pour réfléchir et

6 Arnaldo Cecchini, «Chi ha paura dei videogiochi?», inAnna Paola Tantucci & Ebe Cecinelli, Europa Ludens,Molfetta, Edizioni la meridiana, 2000, p. 37.

7 Arnaldo Cecchini, «Ancora Homo Ludens», in ArnaldoCecchini & al., I giochi di simulazione nelle scuola,Bologne, Zanichelli, 1987, p. 24.8 Pour Visalberghi, ce qui est « ludiforme » correspond àces activités de jeux qui ont un caractère ludique,joyeux, mais qui n’ont pas de fin en soi. Dans ce sens,le jeu se réduit à un support pour séduire l’élève.Voir Aldo, Visalberghi, Esperienza e valutazione, Turin,Taylor, 1958.9 En Italie, les réflexions sur le debriefing sont parties dePaolo Marcato, Cristina Del Guasta & Marcello Bernac-chia, Gioco e dopogioco, Molfetta, Edizioni la meridiana,1995.

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faire émerger ce qu’ils ont activé au cours de laphase ludique.

« Le processus de debriefing peut être définicomme une réflexion à voix haute que le groupeeffectue au terme de l’activité pour métacom-muniquer sur les points forts et les points faiblesdu travail accompli et que les joueurs effectuentindividuellement en réfléchissant à leur contri-bution personnelle ou aux erreurs individuellescommises dans le cadre du travail de groupe.» 10

L’erreur, dans ce « mécanisme », revêt unesignification qui n’est pas pénalisante : alorsque le jeu constitue déjà un moment d’où l’onpeut repartir et reconsidérer ses propres stra-tégies, sa réévocation dans l’après-jeu permetde reparcourir les dynamiques mobilisées,d’accomplir des analogies immédiates avecl’argument historique considéré et de com-prendre pourquoi une stratégie s’est révéléeefficace. Pourquoi, par exemple, un voyageaccompli de Corinthe vers les rives de laGrande Grèce en 710 av. J.-C. est beaucoupplus périlleux en naviguant en haute mer.

Réaliser un bon debriefing mène à sortir entoute conscience du micromonde dans lequelle jeu émerge. Le rôle de l’enseignant est fon-damental : il doit conduire le groupe aveccompétence, en respectant le désir desjoueurs de raconter leur propre expérienceet, en même temps, en redonnant à celle-cison contexte historique.

4. JEU ET ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE

4.1. Les caractéristiques d’un jeu d’histoire

Pour les élèves, le jeu représente un mondefermé à explorer. Les règles de son fonction-nement, les imprévus possibles, le scénariodans lequel se mouvoir, les comportementsdes camarades et des adversaires, les cycleset les temporalités de jeu : ce sont bien là lescontenus à apprendre.

Dans un jeu d’histoire, en réalité les dyna-miques relationnelles qui s’établissent entreles joueurs simulent, le plus fidèlement pos-sible, les dynamiques des relations socialesdécrites par le modèle historique proposé 11.C’est ainsi qu’un paysan de la Grèce classiquen’offensera pas manifestement un noble sanss’attendre à une punition; quant à un roi, il nedialoguera amicalement qu’avec ses pairs etdevra en même temps s’attendre à ce qu’ils letrahissent, etc.

Autant un jeu se présente, de ce point de vue,comme une référence, autant il est utile à l’en-seignement/apprentissage de l’histoire; à cha-cun de ses éléments (personnages, environ-nement,règles,imprévus,relations,échanges,événements) correspond un aspect de laréalité qu’il entend représenter 12.

C’est ici que se met en évidence la relationindissociable entre la recherche historiqueet l’expérimentation didactique. D’où le faitque les reconstructions banales de scénarios

10 Elena Musci, «Il debriefing», in Arnaldo Cecchini &al., Un laboratorio per giocare, Matera, Arti GraficheEdoardo Liantonio, 2001, p. 33.

11 Antonio Brusa, Guida al manuale di storia, Rome, Edi-tori Riuniti, 1985.12 Antonio Brusa & Luciana Bresil, Laboratorio, vol. 2,Milan, Edizioni Scolastiche Bruno Mondadori, 1995,p. 181.

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historiques, plus ou moins fantaisistes, oùl’histoire devient «une terre vierge des senti-ments les plus élémentaires » 13, sont à éviterfermement dans un contexte de formation.

Un bon jeu d’histoire permet aux participantsde vérifier sur un plan expérimental qu’unprocessus historique donné n’est pas le résul-tat déterminé de relations de cause à effet,mais le produit toujours renouvelé deconfrontations, de forces et d’intérêts contra-dictoires : comme l’histoire elle-même, ilpermet toujours de penser à d’autres issues,à des fins alternatives, à d’autres vainqueurspossibles.

La présence du rôle de l’historien dans leséquipes de joueurs permet, dans la phase dedebriefing, de faire connaître les différentsvécus, et donc les différentes histoires.

En résumé, voici quelques caractéristiquespropres à ce type d’activités. Un jeu d’histoiredoit être 14 :• divertissant et captivant ;• compétitif ou collaboratif, chargé de ten-

sion. « Il doit constituer une occasion devivre jusqu’au bout un risque simulé duquelon puisse sortir indemne» ;

• bref : au maximum trois ou quatre heuresentre jeu et debriefing ;

• organisé dans tous ses aspects. L’animateurdoit être prêt à répondre de manière appro-priée aux situations les plus inattendues ;

• correspondant à l’âge et au niveau desparticipants. Un jeu, même s’il est créatif et

divertissant, doit toujours être conçu enfonction de la maturité chronologique, phy-sique et mentale des joueurs» 15 ;

• basé rigoureusement sur des sources his-toriques et des reconstructions histo-riques avisées qui, sans être ni orthodoxes,ni dominantes, soient reconnues par lacommunauté des historiens ;

• jouable sans que le sujet ne détienne tropd’informations sur l’argument. Le jeudoit présenter un monde historique àdécouvrir et explorer ; et comme les parti-cipants ont peu de temps pour en décou-vrir et en comprendre les mécanismes, ildoit avoir un règlement clair et simple ;

• reproductible dans n’importe quelcontexte, y compris avec un seul enseignant.

4.2. Jeux d’histoire : objectifs, capacités et compétences

Les expériences de jeux d’histoire mobilisentautant des compétences et des capacités trans-versales que des objectifs spécifiques de l’enseignement/apprentissage des sciencessociales, en particulier de l’histoire. On souli-gnait déjà dans les années 80 la nécessité decomprendre la complexité de chaque fait his-torique pour ce qui avait trait au savoir ; lesavoir chercher et lire les sources pour pouvoirétablir des jugements historiques et la maîtrised’une rigueur méthodologique pour ce quiconcerne le savoir faire ; le dépassement del’égocentrisme en matière de savoir être 16.

13 Umberto Eco, à propos du jeu de rôles «Dungeons andDragons», dans «Dieci modi di sognare il medioevo», inSugli specchi e altri saggi, Milan, Bompiani, 1985.14 Francesco Impellizzeri, « Il gioco nella programma-zione di storia», in Antonio Brusa, Il nuovo racconto dellegrandi trasformazioni. Guida per l’insegnante per il primoanno, Milan, Paravia-Bruno Mondadori, 2004, pp. 79-80.

15 Rosa Grazia Romano, Il gioco come tecnica pedagogicadi animazione, Lecce, Pensa Multimedia Editore, 2000,p. 96.16 Voir Giovanni Sciacovelli, «Rappresentazione schema-tica del testo ministeriale», in Clotilde Pontecorvo (dir.),Insegnare con i nuovi programmi nella scuola elementare,Milan, Fabbri editori, 1987, p. 28.

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D’un point de vue didactique, on peut doncutiliser le jeu pour l’enseignement de l’his-toire en poursuivant les objectifs suivants :

4.2.1. Savoira) Approcher des recherches historiographiques

innovantes. Les jeux peuvent être une occa-sion de faire vivre la recherche historiogra-phique comme un processus de formationde la connaissance du passé qui n’est pasunivoque.

b) Connaître la terminologie historique appro-priée. Les élèves, en jouant avec des person-nages et des aspects spécifiques d’uncontexte, associent directement les nou-velles significations, inconnues jusque-là,avec les éléments ludiques. Le scribe,l’homme politique, le marin, l’esclavedeviennent des figures significatives dansl’imaginaire de la classe, parce que leuraction les rend «visibles ».

c) Activer des processus de connaissance parti-culiers et autonomes. Dans la mesure où ilest nécessaire d’accéder à un grandnombre d’informations pour gagner, cesont les joueurs qui émettent des hypo-thèses et en demandent la confirmation àl’animateur.

d) Manier des concepts complexes. Les élèvess’habituent à affronter leurs études d’unemanière opératoire et à problématiser lescontenus qu’ils ont appris. En outre, aumoment du debriefing, les significationsrelatives à des processus complexes commela «crise», la « révolution», la «colonisa-tion», etc. sont débattues et partagées aulieu d’être assumées comme des présuppo-sés de l’explication historique.

e) Dépasser l’explication linéaire de cause àeffet. Simuler et jouer des situations histo-riques mène à devoir affronter des par-cours au cours desquels il faudra résoudre

des problèmes et trouver des solutions.Cela permet la maturation d’une approchesystémique, le dépassement d’une visionsimpliste et la possibilité d’assumer pro-gressivement une capacité de percevoir desrelations, des implications, des nœuds decommunication entre des faits et des phé-nomènes historiques.

4.2.2. Savoir fairea) Mémoriser des informations pour effectuer

des choix dans des contextes donnés. Pourgagner, les joueurs doivent forcément tenircompte d’un grand nombre d’informa-tions historiques détaillées et se référant àplusieurs aspects : vie matérielle, relationssociales, langage, mentalité, rapports poli-tiques, environnement, technologies, idéo-logies, etc.

b) Maintenir la motivation et l’attention enversl’activité que l’on effectue. La dimension decompétition dans les activités ludiquesimpose un niveau de concentration trèsélevé, qui ne tolère pas de phases de relâ-chement sous peine de défaite.

c) Savoir fournir des explications motivées. Laprise de parole des joueurs les contraintsans cesse à argumenter pour justifier,auprès de leur propre groupe ou desautres, les comportements et les décisionsqu’ils adoptent au cours du jeu.

d) Résoudre des problèmes et proposer des stra-tégies. Si les choix des joueurs entrent enconflit avec le modèle simulé dans le jeu, ilsdevront le redessiner à la lumière de ceconflit, en mettant l’accent sur les variablesdu modèle qu’ils avaient ignorées ou sous-évaluées jusque-là.

4.2.3. Savoir êtrea) Apprendre à travailler en groupe. Le jeu agit

sur les dynamiques relationnelles, les

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recompose à partir de nouvelles possibili-tés et potentialités. Les élèves apprennent àconverser en respectant les tours de paroleet en découvrant comment les idées et lesinformations des autres constituent uneressource importante pour leur propresavoir (et victoire !).

b) Induire des comportements différents deceux qui sont habituels. Le fait d’assumerun rôle soumis à des règles différentes decelles de la vie réelle entraîne à la décentra-tion cognitive, à la capacité de se «mettre àla place»d’autres qui sont différents par legenre, la culture, la génération et la condi-tion sociale. En outre, la gestion du leader-ship est presque toujours renégociée ausein du groupe classe à l’occasion d’un jeu.Alors que les styles d’apprentissage quisont facilités par les modalités ludiques nesont pas les mêmes que ceux que mobilisel’étude systématique d’un texte.

c) Vivre une expérience émotionnelle et affec-tive. L’activité ludique s’imprime avec forcedans l’esprit des joueurs et permet deconstruire du sens. Cette disposition affec-tive favorise le souvenir-récit de l’expé-rience qui est utilisé comme une trace pourla réélaboration cognitive ultérieure.

4.3. Le jeu dans le curriculum de l’histoire

L’insertion du jeu dans le programme d’his-toire nécessite de repenser le mode tradition-nel de présenter la discipline et le rôle de l’en-seignant 17. Cela autant parce qu’il est inutilede proposer le jeu comme un tout au seind’une didactique transmissive que parce qu’ilsoustrait du temps à l’explication de l’histoire

générale. Son usage doit donc être choisi entoute connaissance de cause et bien préparé.

L’instrument ludique se montre efficace ausein d’une didactique articulée, riche de stra-tégies, de méthodes de travail et d’objectifsdiversifiés dans le cadre d’une planificationprécise qui sache sélectionner les activités et,en même temps, présenter un curriculumdoté d’un sens historiographique et didac-tique adapté à l’âge et au niveau des élèves18.

On se demande souvent si l’activité ludiquedoit être proposée avant ou après la leçon surles contenus en question. Dans la mesure oùun bon jeu historique n’a pas besoin d’unepréparation excessive et réclame peu de pré-requis et connaissances de base, il développetout son potentiel en étant utilisé au début dela séquence au cours de laquelle le thème esttraité.

La valeur du jeu historique pour évaluer lesapprentissages d’histoire est relativementlimitée, alors que son usage comme activitéde consolidation prend trop de temps et faitperdre une part des aspects motivationnels del’activité ludique. Il se montre en revanche unmoment valide et pertinent quand il présenteun caractère de forte dramatisation et empa-thie qu’il serait difficile d’atteindre sans desconnaissances structurées d’histoire des men-talités, comme dans le cas des jeux de rôle oudes jeux parcours.

Les exercices sur les apprentissages que le jeuentend permettre sont possibles, mais le sontdavantage s’ils sont insérés au sein de l’activité

18 Des exemples dans ce sens peuvent être trouvés inAntonio Brusa & al., La terra abitata dagli uomini. Bari,Progedit, 2000.

17 Francesco Impellizzeri, « Il gioco nella programma-zione …», op. cit., p. 81.

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elle-même comme une épreuve à passer 19. Ilest plutôt utile d’évaluer la motivation et lesérieux avec lesquels les élèves ont participé àl’activité, leur capacité de percevoir des rela-tions, d’élaborer des stratégies, de coopérer,de faire des hypothèses motivées et d’agir demanière autonome 20.

5. TYPOLOGIES DE JEUX ETCONTENUS HISTORIQUES

Il existe diverses typologies de jeux, chacuneavec ses particularités. Ce sont ces dernières quidéterminent le choix du mode ludique le plusapproprié au contexte de référence (type declasse, nombre d’élèves, temps à disposition,etc.), ainsi que les contenus à véhiculer. Sou-vent, un type de jeu s’allie à d’autres et donnenaissance à des expériences constituées demodalités ludiques différentes, dont le but estde créer des objectifs didactiques différents21.

5.1. Les jeux de simulation

Le jeu de simulation 22 «consiste en une simu-lation des effets de décisions prises par l’as-somption de rôles, soumis à un ensemble derègles» 23.

«Les jeux de simulation sont des types parti-culiers de modèles. Ils partent d’une basestatique, mais sont dynamisés par le proces-sus du jeu, en représentant une série de liensen mouvement.» 24

De nombreux jeux d’histoire appartiennent àcette catégorie car ils proposent un modèlehistorique ; autrement dit, ils présentent unecertaine connaissance de la réalité (présenteou passée). Dans ce sens, un jeu de simula-tion rend plus visibles les aspects que l’auteurveut mettre en évidence: le point de vue pro-posé est uniquement l’un des modèles pos-sibles pour lire la réalité ; il contient une inter-prétation historiographique qui émerge aucours du debriefing.

Les jeux de simulation peuvent êtres de diverstypes: il peut s’agir de planches25, d’itinéraires,de cartes26, etc. Le support n’est pourtant pasl’élément décisif pour caractériser le jeu; c’estplutôt sa structure, le moteur qui l’anime.

5.2. Les jeux de rôle

Le jeu de rôle «est une narration structuréecomme un jeu ; tous les joueurs (sauf un) yparticipent en interprétant et en mettant enscène un personnage-acteur. Un seul met enscène le décor, la trame et les figurants» 27, en

19 Francesco Impellizzeri, « Il gioco nella programma-zione …», op. cit., pp. 86-87.20 À ce propos, il est possible d’utiliser des grilles d’obser-vation ou d’autoévaluation. Voir par exemple ArnaldoCecchini & al., Un laboratorio…, op. cit., pp. 31-42.21 Cas décrit par Francesco Impellizzeri & al., Il più grandecavaliere del mondo, Molfetta, Edizioni la meridiana,1997.22 Pour un approfondissement sur le jeu de simulation,voir le site d’Arnaldo Cecchini à l’adresse suivante :http://bibo.lampnet.org.23 Arnaldo Cecchini, « Il gioco tra game e play », inArnaldo Cecchini & al., I mondi …, op. cit., p. 21.

24 Matteo Morozzi & Antonella Valer, Come è fatto ungioco di simulazione, in Matteo Morozzi & AntonellaValer, L’economia giocata, Bologne, EMI, 2001, p. 23.25 Par exemple, Marco Cecalupo et Ernesto Chiarantoni,Neolitico, Molfetta, Edizioni la meridiana, 1996.26 Par exemple, Elena Musci & Peppe Pentasuglia, I nuovimondi del millennio, Molfetta, Edizioni la meridiana,2003, où les cartes représentent des matières à «mettre enjeu».27 Beniamino Sidoti, «Mondi al congiuntivo. Come e per-ché il gioco di ruolo», in Andrea Angiolino & al., Inven-tare destini. I giochi di ruolo per l’educazione, Molfetta,Edizioni la meridiana, 2003, p. 17.

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construisant en tant que facilitateur, maisaussi comme régisseur, narrateur et arbitred’une narration commune. Il existe des jeuxde rôle dans lesquels l’aventure a pour but larésolution d’un problème. Dans ce derniercas, l’activité occupe la position centrale desfinalités didactiques.

À l’inverse, dans les jeux de rôle, où l’essentielest la construction collective de la trame 28, lapriorité qui est donnée se centre sur les capa-cités d’interprétation et de création des nou-veaux narrateurs.

Dans quelle mesure cette technique ludiquepeut-elle être utilisée dans l’enseignement del’histoire? La proposition faite par quelquesformateurs passionnés par les jeux de rôle, quisemble d’ailleurs être la plus intéressante,consiste à travailler sur un contexte historiquesoigné et de proposer aux joueurs des récits dela vie quotidienne du temps choisi 29.

5.3. Les jeux de rôle scénarisés 30

Les jeux de rôles scénarisés « consistent àreprésenter une situation dans laquelle chacundes joueurs joue un rôle précis, selon des ins-tructions déterminantes qui peuvent être plusou moins structurées» 31. On se place en réalité

à mi-chemin entre la dramatisation commu-nément comprise et le jeu de rôle ; ladémarche est réglée par quelques instructionset basée sur un scénario librement interprété.Son utilisation dans l’enseignement de l’his-toire est délicate : «il ne s’agit pas de dramati-ser des épisodes historiques tout court car celaserait banal et risquerait de devenir une carica-ture ridicule du réel» 32. On ne peut donc pasproposer de mettre en scène des évènementscomplets comme le Congrès de Vienne; maisil est opportun d’introduire des personnagesvraisemblables en donnant préalablementaux élèves toutes les informations pour qu’ilsse représentent correctement leur propre rôledans le cadre d’une période historique dontils connaissent bien les enchaînements. Un belexemple de ce type de jeux pédagogiques estproposé dans le matériel didactique produitpar le Musée Historique du Risorgimento deBologne qui a pour titre Bologne à l’époquenapoléonienne 33. Le jeu, complété par desfiches-personnages devient une façon deréélaborer les informations apprises au coursde la visite du musée.

En ce qui concerne les activités d’HistoriaLudens, une proposition de ce type est prévuedans le cadre d’un atelier sur les films de pro-pagande du fascisme. Dans ce modèle, lesélèves examinent dans des films d’époque, pro-duits par Luce, le texte, la mimique et la proxé-mique de Mussolini dans quelques-uns de sesdiscours les plus significatifs. Ainsi sont-ilsappelés à interpréter le Duce (ainsi que la foule

28 Voir par exemple Luca Giuliano, On Stage! Metodo diimprovvisazione teatrale nel mondo di William Shakes-peare, Florence, DaS Production, 1995.29 C’est ce qui a lieu dans Giocastoria. Rocambolescheavventure nella Modena del dodicesimo secolo… dove i pro-tagonisti siete voi!, de L’étude TreEmme, téléchargeable surhttp://greyhawk.sincretech.it/l3/giocastoria/index.html30 Il s’agit d’une technique ludique sur laquelle HistoriaLudens ne s’est pas arrêtée d’une manière systématique,mais que nous mentionnons vu le grand intérêt mani-festé par les enseignants pour la dramatisation dans lecadre de forums d’histoire italiens.

31 Voir Mara Ferroni, Siamo seri, giochiamo ! Ipotesi e percorsi di didattica ludica, Bologne, CLUEB, 2004,pp. 162-186.32 Ibid., pp. 176-177.33 Maria Grazia Bonfiglioli & Maria Teresa Ganzerla,Bologna nell’ età napoleonica, Bologne, Commune deBologne, 2002, 3e édition.

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et les hiérarques qui l’entourent) dans uncontexte public, à partir d’un thème sur lequelil est possible d’élaborer le texte qui sera joué.

5.4. Les jeux-parcours

Nous définissons 34 de cette manière les jeuxpensés et projetés pour être développés enplein air, dans les fouilles, les villes d’art, leschâteaux ou les sites naturels. Il s’agit de jeuxd’équipe sur le modèle de la chasse au tré-sor 35. L’objectif didactique est ici de substituerla visite guidée de type traditionnel par uneactivité autonome et interactive.

Ces jeux emploient une méthodologie quiunit la recherche personnelle à la méthodeopérative logique (savoir faire des hypo-thèses). On tente de développer l’habilitémanuelle (savoir tracer des schémas sur desplans et savoir travailler les matériaux), demaintenir toujours vive l’attention du desti-nataire à travers des récits et des assignationsde rôles, et de recréer l’atmosphère du tempspassé. Certains jeux réalisés par l’explorationd’aires archéologiques, comme celle d’Egnaziadans les Pouilles et de Sepino dans le Molise,mènent les joueurs à s’immerger dans la villeet à en reconnaître, à travers une description,

les lieux plus importants (la basilique civile, leforum, le lavoir, etc.) comme autant d’étapesdu propre parcours de jeu. De cette manière,les joueurs quitteront l’aire archéologique« non pas avec le seul souvenir d’un détailquelconque […], mais avec la représentationmentale du système urbain complet» 36.

Cette activité, comme celles réalisées pour descontextes muséologiques, se situe à la fron-tière de la didactique des biens culturels etdonc, par rapport à des jeux en classe, associele développement de capacités et d’habiletésconnexes à une fructification consciente dupatrimoine historico-artistique.

5.5. Les jeux de parcours

Les jeux de parcours, comme le Jeu de l’Oie,prévoient un trajet ordonné et finalisé que lejoueur doit accomplir : chaque case repré-sente une petite « unité didactique » à l’inté-rieur du « programme proposé » 37.

Le schéma du Jeu de l’Oie, diversement remo-delé dans la représentation graphique et lescases, peut donner une occasion de construireun parcours figuré dans le temps et l’espace38.Les participants, à travers le lancement des dés,parcourent sur des cases numérotées la vie depersonnages illustres, ou une période détermi-née (mais pas trop large) de l’histoire. Toute-fois, le risque existe de charger la structure de

34 Voir Rossella Andreassi & al., «A ludic Approach toCultural Resources. The “Castel del Monte” Case », inElena Musci, (ed.), On the Edge of the Millenium: a NewFoundation for Gaming Simulation, Proceedings of the32nd Annual Conference of ISAGA (with CD-Rom),Bari, Edizioni B.A. Graphis, 2001.35 Il existe aussi de véritables chasses au trésor historiquesà réaliser sur le territoire. Il s’agit de «parcours citoyensavec carte » qui ne sont pas réalisés dans un mondesimulé, mais qui prévoient pour chaque étape une preuveplus ou moins ludique sur la période historique examinée(la solution d’un rébus, le choix d’un nom, le dessin d’unmonument, etc.). Voir Mara Ferroni, Siamo seri, gio-chiamo!…, op. cit., pp. 140-158.

36 Angela Ciancio & Clelia Iacobone (dir.), Storie nell’an-tica città senza nome. Come esplorare l’area archeologica diMonte Sannace, Bari, Laterza, 2000.37 Roberto Farnè, Iconologia didattica, Bologne, Zani-chelli, 2002, p. 191.38 Voir Anna Brusa, « Giochi di avviamento per le ele-mentari», in Antonio Brusa & al., La terra abitata dagliuomini, Bari, IRRSAE Puglia-Progedit, 2000.

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contenus trop lourds en faisant perdre le sens etla légèreté typique de cette technique ludique.

Il existe aussi des jeux de parcours dont lescases permettent d’accomplir des actions plusélaborées, comme d’interagir avec les autresjoueurs et d’échanger des cartes avec l’anima-teur, par exemple pour acheter ou vendre desproduits particuliers 39, ou encore recevoir descartes-indices ou «documents».

Le même parcours de jeu peut être orienté ouramifié, permettant aux joueurs des choixstratégiques différents 40.

Les formes les plus élémentaires sont particu-lièrement adaptées aux petits enfants, à lamémorisation des noms, des événements et dequelques-unes de leurs caractéristiques les plussimples. Les plus élaborées, surtout en présencede parcours diversifiés ou d’opérations à effec-tuer, permettent d’entrer consciemment dansla réalité historique représentée; elles transcen-dent souvent le jeu de simulation.

5.6. Les livres-jeu

Le livre-jeu est une forme de récit «multidi-rectionnel » ; « un récit qui s’interrompt àchaque paragraphe : le lecteur est face à deschoix et le récit continue vers un paragrapheplutôt qu’un autre, en fonction de ses préfé-rences» 41. Le joueur avance de paragraphe en

paragraphe en construisant son histoire et enrejoignant l’un des buts possibles.

Chaque paragraphe est constitué d’une par-celle du scénario général dans lequel le lecteurtrouve le développement du choix qu’il a àpeine fait, ainsi que l’invitation à poursuivresa propre histoire avec un nouveau choix.

Il existe des livres-jeux dont le décor estreconstitué en respectant particulièrement lecontexte historique; par exemple, Les mystèresdes catacombes 42, Le bossu maudit 43 et Sparta-cus. La révolte des gladiateurs 44. Ceux-ci n’ontpas été prévus explicitement pour l’école et lesintroduire en classe nécessiterait l’introduc-tion de quelques références. Les connaissanceshistoriques sont pour la plupart insérées dansle contexte dans lequel on peut accomplir desactions de la « vie quotidienne », comme serendre au lavoir ou aux catacombes sur laroute d’Ostie. Dans le cas de Spartacus…, parcontre, les décisions du lecteur sont en lienavec l’agir collectif de tout le groupe des révol-tés et déterminent l’issue de l’événement dansson ensemble.

Il existe aussi des livres-jeux, comme MagnaGrecia 45, pensés expressément pour enseigner

39 Voir le jeu de Rossella Andreassi, «La vita del pastorelungo il Regio Tratturo L’Aquila-Foggia », in RossellaAndreassi & Maria Federico, Il cammino dell’uomo attra-verso i segni. Lettura storico-didattica dei percorsi dellatransumanza, Campobasso, IRRE Molise, 2005.40 Voir le jeu de Rossella Andreassi et Elena Musci, «Mai-nardo II e la sua contea », publié comme dossier deSTORIA E, Bolzen, Lab*doc storia/Geschichte, n. 3,décembre 2004.41 Andrea Angiolino, Costruire i LIBRI-GIOCO, CasaleMontferrato, Edizioni Sonda, 2004, p. 24.

42 Andrea Angiolino & al., I misteri delle catacombe, LDC,Leumann, 2000.43 Andrea Angiolino & al., Il gobbo maledetto, Vérone,Demetra, 1993.44 Nicola Zotti, Spartaco, La rivolta dei gladiatori, Rome,Qualitygame, 1995.45 Antonio Brusa & Luciana Bresil, « Il laboratorio dellesimulazioni : Magna Grecia. Gioco di Storia e geografiaper la scuola media, liberamente ispirato a Braudel, eforse anche a Erodoto », in Antonio Brusa & LucianaBresil, Laboratorio, vol. 1, Milan, Edizioni ScolasticheBruno Mondadori, 1994, p 189. Le même jeu est aussiprésent in Antonio Brusa, Il nuovo racconto delle granditrasformazioni. Guida per l’insegnate per il primo anno,Milan, Paravia-Bruno Mondadori, 2004, pp. 96-112.

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l’histoire. Dans ceux-ci, les options parmi les-quelles le joueur se meut respectent les choixhistoriques importants pour « construire »le devenir historique (par exemple, pour lacolonie, cela pourrait être la décision dedemander l’aide à la mère-patrie ou de chan-ger d’économie).

Magna Grecia constitue un bon modèle quipropose un savoir expert et qui est à la foissimple à conduire et, d’une certaine façon, àréaliser. Une description explicative estd’ailleurs fournie dans laquelle les élémentstraités jusqu’à présent ont été mis en évidencede façon théorique et générale.

6. POUR CONCLURE

Les jeux didactiques d’histoire qui peuventêtre utilisés en classe sont nombreux et denature très diverse. Pour que leur utilisationserve une démarche didactique et mène à unapprentissage de l’histoire, il importe de s’entenir à quelques règles de base ; de passernotamment par une phase de debriefing. Maisil faut surtout souligner que ces activités per-mettent de diversifier l’enseignement de l’his-toire et de poursuivre ponctuellement desobjectifs qui resteraient inaccessibles avec desméthodes traditionnelles.

Traduction: Charles Heimberg

s i t o g r a p h i eSITOGRAPHIE

• Altrascuola (avec une section sur le jeu didactique)http://www.altrascuola.it

• Éditions la meridiana … per educare alla pace (voiren particulier la collection P come gioco)http://www.lameridiana.it

• Historia Ludens http://www.historialudens.eu• Groupe de recherche sur le jeu de rôle :

http://gdr2.org• GioNA, Association nationale Città in Gioco (voir

en particulier le Manifesto delle Città in Gioco et lasection des liens) www.ludens.it

• Académie de Caen, section des jeux didactiques :http://www.discip.ac-caen.fr/histgeo/ludus/index.htm

• Progetto Scuola 6.0 (sur le thème de l’orientation etdes jeux narratifs)http://mail.luxemburg.bo.it/weblux/scuola_60/

• Sigrid Loos (site personnel d’une formatrice)http://www.sigridloos.com/index.htm

• In Gioco…? (section-archive sur le jeu de l’univer-sité de Sienne) SIGIS Società Italiana Giochi diSimulazione http://www.sigis.net ethttp://www.media.unisi.it/ingioco

• IPRASE Trentino. Apprendr een jouant : les jeuxhttp://www.iprase.tn.it/prodotti/software_didat-tico/giochi/index.asp

• Infonauta Giochi – Tangram, Revue de cultureludiquehttp://www.infonauta.it/giochi/tangram/index.asp

• Dictionnaire portable du jeu et de la simulationjouée: http://www.dizionariodelgioco.org

• Site personnel d’Arnaldo «Bibo»Cecchini (voir lasection concernant les jeux de simulation)http://bibo.lampnet.org/ecu

• Didactique ludique des biens culturels à Gradara(dans le site de l’association Gradara Ludens) :http://www.gradaraludens.it/didattica/tantasto-ria.asp

• Giocastoria : http://greyhawk.sincretech.it/l3/gio-castoria/index.html

• Stratema (ex « laboratorio sulla simulazione »)http://stratema.sigis.net

• Alla ricerca dell’acquedotto perduto (jeu en ligne) :http://www.comune.sangiulianoterme.pisa.it/Pon-tasserchio/html/acquedotto.html ; le jeu est pré-senté dans sa version didactique à l’adresse :www.indire.it/studidicaso/html/index.php?id_cs=235

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possibilità di scoprire la storia del luogo inmodo piacevole e divertente. L’obiettivo non èsolo di fornire nozioni sui reperti, ma anchedi stuzzicare la curiosità e il gusto della ricercaattraverso un tipo di apprendimento che faleva anche sulla fantasia e sulla gioia di condi-videre la scoperta.

Leggendo, capendo e ri-vivendo le tracce delpassato può germogliare un senso di apparte-nenza, di amore e rispetto che attraverso i

I SITI ARCHEOLOGICI DI BOGGIO:L’INIZIATIVA DEL COMUNE PER LE SCUOLE

Grazie alla ricchezza delle testimonianzearcheologiche, Bioggio, paese situato all’imboc-catura della valle del Vedeggio a pochichilometri da Lugano, offre un ampiospaccato della storia del Ticino. Le stelelepontiche, la villa e il tempietto romano,l’antica chiesa di S. Maurizio e la chiesa di S. Ilario documentano l’ininterrotto insedia-mento in questa località a partire dall’epocapreromana e romana per giungere al baroccodel XVII secolo e al neoclassicismo del XVIIIsecolo.

Conscio dell’importanza storico-culturaledelle tracce del passato rimaste incise nelproprio territorio, il Comune di Bioggio hadeciso non solo di adoperarsi attivamenteper la loro conservazione, ma anche di valo-rizzarle elaborando un progetto indirizzatoalle scuole del Cantone, avvalendosi dellaconsulenza scientifica dell’Ufficio dei BeniCulturali Servizio archeologico cantonale edell’Associazione Archeologica Ticinese(AAT).

Il progetto prevede quattro percorsi didattici,uno per ogni sito archeologico, che offrano la

NUOVI ITINERARI STORICI PER LE SCUOLE: IL PERCORSO DIDATTICO DEL SITO ARCHEOLOGICO DI S. MAURIZIO A BOGGIO IN TICINO

SABRINA STEFANINI AIRAGHI, SCUOLA MEDIA, TICINO

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secoli ci lega idealmente a coloro che sono vis-suti in questi luoghi prima di noi.

I percorsi offrono anche una serie di agganciad altre località ticinesi di rilevanza storica eculturale per stimolare la voglia di conoscerealtre meraviglie nascoste del Ticino, ravvi-vando il desiderio di proteggerle e custodirleper chi verrà dopo di noi, poichè attraverso laconoscenza della storia, della nostra storia,passa la conoscenza di noi stessi. Passa lanostra identità.

Questi nuovi itinerari storici si rivolgono inparticolare all’ultimo ciclo delle elementarie al primo biennio delle medie, per le quali ilprogramma ufficiale di storia del CantonTicino prevede proprio lo studio dei secoli dicui i siti di Bioggio offrono testimonianza:dalla preistoria all’epoca romana per la primamedia,dal Medioevo all’inizio dell’Età modernaper la seconda media.

Ogni percorso mette a disposizione deidocenti, oltre alle schede di esercizi per gliallievi raccolte in un apposito quaderno (Dia-rio di scavo), anche tutto il materiale e i sup-porti didattici utili al percorso (Cassetta degliutensili con giochi, riproduzioni di alcunireperti e 10 pannelli esplicativi con fumetti eillustrazioni), unitamente a un quaderno aduso esclusivo del docente contenente tutte leinformazioni necessarie per preparare almeglio la visita (Manuale di esplorazione).

L’ANTICA CHIESA DI S. MAURIZIO

Il primo dei quattro percorsi didattici previstiporta alla scoperta della storia dell’anticachiesa di S. Maurizio, edificata agli albori dellacristianizzazione delle terre ticinesi. L’origine

della chiesa, una piccola aula con sepolturaprivilegiata, ci porta infatti alla fine del Vsecolo nel periodo che assiste al tramonto del-l’epoca romana e si inoltra nell’alba dell’AltoMedioevo. La sua lunga storia, fatta di uncontinuo susseguirsi di ampliamenti e tra-sformazioni, attraversa l’intero Medioevo e ciporta sino alla fine del XVIII secolo, quandola chiesa viene definitivamente demolita.Cede così il posto al nuovo edificio di culto instile neoclassico, l’attuale chiesa parrocchialedi Bioggio, costruito proprio di fronte allevestigia dell’antica chiesa di S. Maurizio.

Unico a salvarsi dalla demolizione è il campa-nile, che si erge solitario nell’ampia piazzaadiacente l’attuale chiesa parrocchiale. Proprioil campanile diventa il protagonista del viaggiodi riscoperta del passato e punto d’avvio delprimo percorso didattico.

Lo scavo dell’antica chiesa di S. Maurizio.

Lo scavo dell’antica chiesa di S. Maurizio.

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PRESENTAZIONE DEL PERCORSODIDATTICO DI S. MAURIZIO

Il percorso è incentrato su una caccia all’indi-zio, in cui gli allievi devono trasformarsi inabili detective e attenti archeologi per svelare“Il misterioso mistero del campanile spostato”.

La piazza di Bioggio antistante l’attuale chiesadi San Maurizio presenta infatti l’alto campa-nile risalente al XVII secolo, staccato dall’at-tuale edificio di culto, risalente invece alla finedel XVIII secolo. Questa particolarità è unsegno del passato ancora iscritto nel presentee può apparire agli occhi dei ragazzi comeun’inspiegabile stranezza. Dietro la stranezzapuò nascondersi un mistero, una storia dascoprire, nuove domande alle quali trovareuna risposta, ovvero … un misterioso passatodi cui riappropriarsi.

Per ricostruire la storia del campanile e dellasua chiesa gli allievi devono usare alcuni deiprimi strumenti che formano la base delmestiere dello storico e dell’archeologo: l’os-servazione attenta dell’ambiente che li cir-conda, la capacità di interrogare lo spaziodecifrando gli indizi che il tempo vi lasciascolpiti.

L’intero percorso didattico prende avvio dallanaturale curiosità dei ragazzi: perchè il cam-panile è staccato dal corpo principale dellachiesa?

Per riuscire a svelare l’arcano i ragazzi devonoimbarcarsi in un vero e proprio viaggio neltempo.

Il percorso si articola in quattro distintetappe, ognuna corrispondente ad uno spazio

Sito archeologico di Bioggio.

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diverso (piazza – scalinata – sito archeologico– piazza) e ad un tempo diverso (presente –viaggio verso il passato – passato – ritorno alpresente).

Il viaggio dal presente al passato non è soloastratto, ma anche concreto per mezzo di unospostamento dalla piazza al sito archeologico,che è sotterraneo e si trova proprio al di sottodella stessa. Gli allievi, attraverso un giocofatto di immagini e di piccoli oggetti di epocadiversa (Il gioco del filo del tempo), sonoinvitati a compiere il viaggio non solo metafo-ricamente, ma anche fisicamente. In questomodo la scoperta del passato, della storia esoprattutto della dimensione cronologica,diventa più tangibile, più concreta e più com-prensibile anche per gli allievi delle elemen-tari, non ancora giunti al gradino piagetianodel pensiero astratto.

A guidare gli allievi in questo speciale viaggioe ad aiutarli a compiere la loro missione (sve-lare il mistero del campanile) è un altrettantospeciale personaggio: un professore emeritospecializzato in scavi, ordinario di archeologiaall’Università di Palta, il professor Fango Sca-voni, archeotalpa. E’ stata scelta una talpa pro-prio per le sue caratteristiche di animale pro-vetto scavatore e sotterraneo: come perrecuperare ricordi del nostro passato indivi-duale occorre scavare nella memoria, così perriportare alla luce le testimonianze del passatocollettivo più lontano occorre scavare nellaterra, sede della memoria più antica. Chimeglio di una talpa può dunque aiutare iragazzi in quest’arduo compito di scavo, discoperta e di recupero delle radici della nostraidentità storica e culturale?

A prestar man forte al professor Scavoni,accompagnandolo nei suoi scavi, si aggiun-

gono una formica e un lombrico: la causticaFor Mike e il goloso e svampito Rico Lomb,che, improvvisandosi apprendisti archeo-logi, fungono da spalla del protagonista,aggiungendo un po’ di humour alle lezionidel professore.

Questi personaggi ludici compaiono sia sulleschede che sui pannelli esplicativi accompa-gnando gli allievi lungo l’intero percorso allascoperta del passato. Attraverso fumetti pro-pongono esercizi diversi in veste giocosa edivertente, forniscono informazioni, notizieutili e curiosità e non da ultimo svolgonouna funzione connettiva rispetto alle diverseattività proposte all’interno del percorsodidattico.

I TEMI PROPOSTI LUNGO IL PERCORSO

Attraverso la lunga storia dell’antica chiesa diS. Maurizio, i ragazzi hanno l’opportunità discoprire alcuni aspetti del Medioevo solita-mente tralasciati nell’ambito della normaleprogrammazione scolastica. L’osservazionedelle tombe, dell’affresco e dei resti muraridell’antico edificio di culto sono tante occa-sioni che permettono di affrontare temi chetoccano la storia della mentalità medievale (iriti funebri e il rapporto con la morte, la reli-giosità e la sua incidenza nella vita quoti-diana, le credenze medievali dei bestiari, ecc.)e di cogliere alcune tessere di storia dell’arte (itemi degli affreschi d’epoca romanica, i velari,il simbolismo dietro la struttura architetto-nica sacra, ecc.). I reperti mobili (monete ealtri piccoli oggetti di vita quotidiana, fra iquali una fusaiola) raccontano la vita di tutti igiorni di chi è vissuto prima di noi, suggeri-scono atmosfere e storie in cui immergersi

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per scoprire qualcosa in più sul passato e rive-lano anche alcune tecniche alla base del lavoroarcheologico (la datazione stratigrafica, il rile-vamento e la conservazione dei reperti).

Tutti gli argomenti scaturiscono dapprimadalla personale e attenta osservazione e ven-gono poi veicolati attraverso esercizi e infor-mazioni che offrono spiegazioni semplici,chiare, ma attente al rigore scientifico. Gliallievi hanno anche l’opportunità di arric-chire il proprio vocabolario con termini tec-nici appartenenti alle diverse aree disciplinaritoccate (storia dell’arte, archeologia, ecc.).All’interno del quaderno dei docenti è possi-bile trovare approfondimenti sulle diversetematiche, che il docente – se lo desidera –potrà trasmettere ai propri allievi per rispon-dere ad ulteriori curiosità.

I MATERIALI DIDATTICI

Il Diario di scavo è il quaderno destinato agliallievi. Propone una variegata raccolta di eser-cizi suddivisi in otto capitoli, tanti quantisono i diversi temi toccati lungo il percorso. Siva dalle domande aperte agli esercizi con cro-cette e a quelli Vero/Falso, fino agli esercizi cherichiedono abilità manuali (disegno).

Gli allievi possono così mettere in giocodiversi aspetti intellettuali che si attivano soli-tamente durante il processo di apprendi-mento: osservazione, verbalizzazione, logica,memorizzazione, intuizione e ... fantasia.

L’obiettivo consiste nell’offrire un percorsoche permetta agli allievi di attivare sia areepercettive diverse (vista, udito e tatto) che abi-lità diverse (espressione orale e scritta,manualità, ecc.).

Il docente può liberamente scegliere qualiesercizi affrontare e quali tralasciare secondo ipropri interessi personali o il tempo a disposi-zione. Munito di glossario e di una piccolabibliografia di riferimento, il quaderno indicaanche con chiarezza quali sono gli obiettivi diogni esercizio.

Il Manuale d’esplorazione è il quadernodedicato ai docenti. Offre tutte le informa-zioni necessarie per la preparazione dellavisita: spiegazione degli esercizi, ampio venta-glio di strategie didattiche diverse da appli-care ai giochi e agli esercizi proposti, suggeri-menti per approfondimenti da attuare inclasse a visita conclusa, spunti per lavori inter-disciplinari, oltre che un ricco capitolo dedi-cato alla storia della chiesa di S. Maurizio e aireperti osservabili in loco. Il capitolo è arric-chito di approfonditi riferimenti storici legatiagli usi, ai costumi e alla mentalità dell’Eu-ropa medievale occidentale, prediligendotemi inerenti la sfera dei sentimenti e dellafamiglia.

La Cassetta degli utensili contiene tutto ilmateriale e i supporti didattici messi a dispo-sizione delle classi in visita: dalla penna peri-scopica e a laser alle cartellette per il supportodelle schede d’esercizi, dai diversi giochi (conrelative soluzioni) alla riproduzione in gran-dezza naturale di alcuni reperti mobili(fusaiola e fuso).

I Pannelli offrono spiegazioni inerenti aidiversi reperti incontrati lungo il percorso eforniscono tutte le informazioni necessarieper svolgere gli esercizi proposti nelle schedeper gli allievi. Attraverso illustrazioni a colori,cartine e fumetti, i pannelli offrono anchecuriosità e piccoli spunti per invogliare gliallievi ad approfondire ulteriormente i diversi

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temi toccati lungo il percorso. I pannelli sonocorredati di un accurato glossario. Tutti i testidei pannelli sono riportati integralmente inappendice al quaderno dei docenti.

Per le classi in visita è anche messa a disposi-zione un’aula presso il vicino Centro scola-stico di Bioggio, corredata dei supporti didat-tici necessari e di una piccola vetrina libraria,dove sono in visione i testi proposti nellabibliografia di riferimento per gli allievi (laBiblioteca del curiosone).

Tutto il materiale didattico si trova presso ilCentro scolastico di Bioggio unitamente adiversi esemplari dei due quaderni che pos-sono liberamente essere chiesti in prestito.Una copia dei due quaderni è altresì reperibilepresso i Centri didattici di Bellinzona e Mas-sagno, oltre che presso la Biblioteca dell’AltaScuola Pedagogica (ASP) a Locarno.

È possibile scaricare il quaderno dei docenti ele schede per gli allievi direttamente da inter-net sul sito di Bioggio al seguente indirizzo:www.bioggio.ch

CONTATTI E RECAPITI UTILI

Per ulteriori indicazioni inerenti il percorso eper il ritiro del materiale didattico e dellechiavi d’accesso al sito musealizzato, occorrerivolgersi al sig. Giorgio Zappa, custode del Centro scolastico di Bioggio presso lo 091 605 35 19 oppure 079 404 75 27.

È possibile abbinare al percorso anche un’in-teressante lezione sul mestiere dell’archeo-logo con tanto di simulazione di un vero eproprio scavo, catalogazione, descrizione ericostruzione di reperti, proposta dall’Asso-

ciazione Archeologica Ticinese (AAT). Perulteriori informazioni e per la prenotazionedella lezione occorre rivolgersi a LorettaDoratiotto, responsabile della didattica del-l’AAT, al seguente numero: 079 976 09 26 o tramite posta elettronica all’[email protected]

Centro didattico di Bellinzona: 091 814 63 11o 091 814 63 16

Centro didattico di Massagno: 091 966 56 28

Biblioteca dell’ASP di Locarno: 091 816 02 23

Voglia di un viaggio neltempo alla scoperta delpassato?

Non vi resta che seguirela talpa!

b i b l i oFONTI ICONOGRAFICHE E CARTOGRAFICHE

• Foto dello scavo di S. Maurizio, archivio UfficioBeni Culturali del Canton Ticino (UBC)

• Foto della piazza di Bioggio con il campanile, archi-vio Comune di Bioggio

• Cartina del Ticino e cartina di Bioggio, elaborazionegrafica (UBC)- F. Ambrosini

• Fumetti, testi e disegni di Sabrina Stefanini Airaghi

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L’article présente le premier des quatre par-cours didactiques des sites archéologiques deBioggio, village situé à quelques kilomètres deLugano au Tessin. Il s’agit du parcours de l’an-cienne église de Saint Maurice, dont l’histoiretraverse tout le Moyen Âge jusqu’à la fin duXVIIIe siècle, où elle est définitivement démo-lie pour céder la place au nouvel édifice deculte en style néoclassique, l’actuelle égliseparoissiale de Bioggio.

Le parcours s’adresse aux classes de la qua-trième à la huitième année (enfants de neuf àdouze ans). Il offre aux enseignants tout lematériel didactique nécessaire : un cahierd’exercices pour les élèves ; dix grands pan-neaux informatifs avec illustrations ; jeux etreproductions d’objets trouvés pendant lesfouilles ; supports didactiques tels que torcheà laser et autre ; un cahier pour les maîtresavec les explications pour utiliser les fichesd’exercices et avec des suggestions pour desapprofondissements interdisciplinaires, ainsique toute l’histoire de l’ancienne église deSaint-Maurice intégrée avec de riches infor-mations sur la mentalité, les usages et les cou-tumes du Moyen Âge en Europe occidentale.

Le Centre scolaire de Bioggio, situé près dusite archéologique, met à disposition desclasses en visite une salle scolaire, avec dessupports didactiques et une petite biblio-thèque au service des élèves et des maîtres.

Le parcours permet aux enfants de visiter les

restes muraux de l’ancienne église en appre-nant à distinguer les différentes parties de l’ar-chitecture sacrée, d’observer les anciennestombes et le reste d’une fresque du XIe siècleavec son bestiaire, de connaître la vie de nosancêtres à travers des petits objets du quoti-dien. Le tout à travers des jeux, des dessins,des petites lectures et des exercices qui per-mettent d’utiliser plusieurs stratégies d’ap-prentissage.

Les élèves peuvent ainsi explorer de façonamusante et passionnante le passé en abor-dant des arguments qui concernent le sensreligieux du Moyen Âge, le rapport différentavec la mort, les croyances et la façon d’inter-préter les symboles derrière l’art pictural etarchitectonique sacré. Ils apprennent aussicomment les archéologues parviennent àdater les objets trouvés pendant les fouillesgrâce à la méthode stratigraphique.

Tout au long du parcours, sur les panneaux etsur les fiches d’exercices, les enfants sont gui-dés par trois personnages ludiques (unetaupe, une fourmi et un ver de terre) qui, aumoyen de bandes dessinées, fournissent avecun peu d’humour des explications, racontentdes anecdotes, introduisent les différents exer-cices et présentent les thémathiques traitéesdans le parcours.

Il est possible de se procurer les deux cahierset les textes des panneaux informatifs surInternet à l’adresse suivante: www.bioggio.ch.

RÉSUMÉ

Nouveaux itinéraires historiques pour les écoles: le parcours didactique du site archéologiquede S. Maurice à Bioggio, Tessin

SABRINA STEFANINI AIRAGHI, SCUOLA MEDIA, TESSIN

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Le cartable de Clio, n° 6 – Il cantiere della cattedrale di Notre-Dame di Parigi – 247-251 247

IL CONTESTO

Questo progetto nasce nell’ambito di unlavoro di abilitazione in storia presso l’AltaScuola Pedagogica di Locarno (Ti). È rivoltoad una classe di seconda media, più precisa-mente la II D (anno scolastico 2004-05) dellaScuola media di Massagno. La classe è com-posta da nove ragazze e quattordici ragazzi,per un totale di ventitre allievi e, sebbene atratti irrequieta, non presenta grossi problemidisciplinari.

L’UNITÁ DIDATTICA

Si situa alla fine dell’anno scolastico e si presenta come un focus nell’ambito dellarinascita della città nel Medioevo. Nel corsodell’anno sono già stati affrontati argomentiquali la cultura e l’istruzione, i mestieri e lecorporazioni, le fiere e le vie di comunica-zione. L’argomento si inserisce bene in quantofornisce l’opportunità d’indagare ulterior-mente alcuni aspetti della vita nel Medioevolegati alla città, come ad esempio la mobilitàdegli artisti, i segreti delle corporazioni, le abi-lità degli artigiani, l’ingegno dei costruttori, ilsentimento religioso, lo spirito di competiti-vità tra le città benestanti.

Il progetto è realizzato in dieci ore lezione distoria e, sfruttando l’interdisciplinarietà, siavvale di quattro ore lezione di musica(musica sacra medievale e progetto ICT) edun’ora lezione di educazione tecnica (l’archi-tettura gotica).

I ragazzi lavorano la maggior parte del tempoa gruppi.

Il progetto trova una sua sintesi nella realiz-zazione di una presentazione in Power-Point, grazie anche alla collaborazione deldocente di musica, Mauro Ghisletta, respon-sabile per la sede delle ICT, ed in una gita distudio a Milano che permette agli allievi diconfrontarsi con l’atmosfera, gli elementiarchitettonici e le imponenti dimensionidella cattedrale gotica.

PRECONOSCENZE

In vista del progetto agli allievi è stato presen-tato precedentemente il romanico con parti-colare cura. Hanno potuto così già familiariz-zare con alcuni termini tecnici (come adesempio facciata, pianta, volta e transetto) edalcune strategie architettoniche.

IL CANTIERE DELLA CATTEDRALE DI NOTRE-DAME DI PARIGI: UN´ESPERIENZA DIDATTICA IN SECONDA MEDIA

GIULIA SÖRE, SCUOLA MEDIA, TICINO

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LA REALIZZAZIONE

A. La verifica d’entrata

Questa verifica è utile per indagare le even-tuali preconoscenze sulle cattedrali gotiche, inparticolare Notre-Dame, e sul mezzo infor-matico (Internet e PowerPoint).

B. La decisione di edificare una cattedrale

Questa scheda introduttiva ha l’obiettivo direndere gli allievi attenti ai motivi che spin-gono gli uomini del Medioevo a costruireun’opera di tali dimensioni, rendendoli sensi-bili al forte sentimento religioso che permeatutta la cristianità in questo periodo storico.La cattedrale è presentata come un dono versoDio per ringraziare della prosperità ricevutaed ingraziarsi la sua futura benevolenza. Rap-presenta il desiderio ed il sacrificio non di unuomo, ma di una città intera. Inoltre si poneanche l’accento sulla situazione di relativobenessere che fa nascere rivalità tra le città inmerito alla costruzione della cattedrale più alta(logica del primato mondiale suggerita da JeanGimpel1) e l’aumento della popolazione chedetermina il bisogno di una nuova cattedralecapace di accogliere tutti i fedeli al suo interno.I ragazzi sono inoltre invitati a riflettere suicosti di una simile costruzione e sulle strategieattuate per raccogliere i fondi necessari.

C. La convocazione e l’arrivo a Parigi

Ai ragazzi è presentata una pergamena con lariproduzione del sigillo del vescovo di Parigi.

Si tratta di una convocazione personale degliallievi a prendere parte alla costruzione dellacattedrale di Notre-Dame in base alle lororiconosciute abilità artigianali. L’intento èd’iniziare i ragazzi ad una sorta di gioco diruolo che li coinvolga e li porti ad immedesi-marsi in un artigiano del Medioevo.

La convocazione ha la duplice funzione dimettere in luce la mobilità degli artisti-arti-giani più rinomati (maestranze) e rendere unpo’ meno astratti i tempi e le difficoltà delviaggio nel Medioevo. Gli allievi, non ancorariuniti in gruppi, partono da diverse città sulMediterraneo (Marsiglia, Roma, Tunisi eAlessandria d’Egitto), combinando diversimezzi di trasporto, per raggiungere Parigidove si ritroveranno tutti insieme al cantiere.

Nella seconda parte della lezione si chiede agliallievi giunti a Parigi di entrare in cittàseguendo un determinato percorso che liporti a familiarizzare con la struttura urbana,compresa la locazione del futuro cantieredella cattedrale. I ragazzi devono inoltre sce-gliere una casa in cui stabilirsi, tenendo peròpresente che ogni mattina si devono alzareall’alba per andare al lavoro.

Queste schede sono state realizzate sfruttandole grandi potenzialità di un libro per ragazzi2

che presenta una cartina d’Europa e del Medi-terraneo con le città più importanti, le lorodistanze ed una tabella con i tempi di percor-renza a seconda se ci si sposti in nave, a piedi,a cavallo o in carrozza. Inoltre propone unfocus sulla città di Parigi con una cartina chene evidenzia i luoghi piu significativi.

1 Jean Gimpel, I costruttori di cattedrali, Milano, JacaBook, 1982.

2 Anna Tartaglino e Nanda Torcellan, (Tu turista nel pas-sato) Parigi medievale, Novara, De Agostini, 1999.

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D. La vita a Parigi: informazioni utili

Appena giunti in città, in qualità di forestieri, iragazzi necessitano di una serie di informa-zioni fondamentali per adeguarsi alla vitaparigina. Gli allievi sono divisi in gruppi, orga-nizzati dal docente, e devono presentare aicompagni, alla lavagna luminosa, una seried’informazioni inerenti ad esempio allamoneta, ai mercati, all’abbigliamento, ai bagnipubblici, ai parigini (in pratica alla vita nellaParigi medievale). Gli allievi sono incoraggiatia prendere nota sul lucido solo dei puntiessenziali, in modo di non leggere ma svilup-pare un discorso durante la presentazione.

E. La ricerca in Internet

Nell’ambito della collaborazione con il pro-getto di promozione informatica è stata sfrut-tata l’opportunità di utilizzare internet comerisorsa parallela. Le «maestranze» si sonoavvicinate alla costruzione della cattedrale eal mezzo informatico, attraverso la ricerca diimmagini di Notre-Dame, di informazionisulle cattedrali gotiche e sui mestieri coinvoltinella loro costruzione. Queste informazionivengono raccolte su una pagina word, tramitela funzione «copia e incolla», e devono pre-sentare l’indirizzo internet da dove sono statetratte. È chiesto agli studenti di vagliare conattenzione i siti e di utilizzare unicamentequelli di cui sono in grado di comprendere leinformazioni. Eventualmente sono suggeritialcuni indirizzi interessanti.

F. Il cantiere della cattedrale

Inizia ora il vero e proprio lavoro a gruppi. Laclasse è divisa in sei gruppi, ognuno composto

da quattro allievi, a due a due i gruppi lavo-rano in parallelo (medesime schede). Ognigruppo (maestri dell’opera, delle pietre e dellegno) nel corso del lavoro dovrà appropriarsidi alcune tecniche costruttive del Medioevo edi alcune informazioni inerenti alla vita diquesti personaggi (ad esempio come si formaun maestro dell’opera, quante ore lavora unoscalpellino oppure come sono organizzati ifalegnami ed i carpentieri).

Gli obiettivi cognitivi sono diversi a secondadei mestieri, in generale i:• maestri dell’opera: conoscere grosso modo

la struttura e la simbologia elementare diuna cattedrale;

• maestri delle pietre: conoscere come vieneutilizzata la pietra nella costruzione dellacattedrale;

• maestri del legno: conoscere le strutture(impalcature, «macchine edili», elementidi supporto) che hanno reso possibile lacostruzione della cattedrale;

• maestri del vetro («spazio di fuga»): cono-scere la tecnica costruttiva ed il valoredidascalico delle vetrate.

Gli obiettivi metodologici e attitudinali sonoinvece comuni a tutti i gruppi:• saper riconoscere una fonte, leggere le

informazioni utili ed interpretarle;• familiarizzare con la diversità delle fonti

storiche (testi, sculture, vetrate, miniature,disegni e tabelle) e storiografiche (testi,disegni e fotografie);

• saper creare delle schede riassuntive dapresentare ai compagni sul proprio lavoro

• saper parlare in pubblico in modo chiaro econciso;

• formare uno spirito collaborativo all’in-terno del gruppo e tra i diversi gruppi;Quindi saper esporre le proprie idee,

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discuterle ed organizzare il lavoro;• saper chiedere, in modo adeguato, l’aiuto

degli altri gruppi;• saper lavorare autonomamente dal

docente;• saper lavorare nel rispetto degli altri, ad

esempio controllando il tono di voce, irumori, ecc.

Ogni gruppo riceve delle schede. Il lavoro èstrutturato in maniera tale che gli allieviaffrontando le successive tappe della costru-zione incontrano diverse situazioni proble-matiche che possono superare solamentecollaborando, in primo luogo tra di loro esovente anche tra gruppi. Dapprima vienechiesto loro di fare delle ipotesi, mentre inun secondo tempo sono confrontati con ilcontenuto di una busta, da ritirarsi alla cat-tedra, che dovrebbe permettere loro tramiteil confronto di risolvere il problema. Per ognigruppo è a disposizione una serie completadi buste, in modo che non debbano aspettarequelle degli altri. Gli allievi prendono auto-nomamente le buste autogestendo il ritmodel proprio lavoro.

Nella busta sono sempre presenti quattroindizi sotto forma di fonti storiche o storio-grafiche. Il materiale è distribuito ai parteci-panti in modo che la soluzione richieda lacollaborazione attiva di ognuno. In realtà illavoro di gruppo si può leggere in duedimensioni: il lavoro di gruppo per appro-priarsi di un’abilità tecnica (lavoro coopera-tivo di quattro allievi) e il lavoro di gruppoper costruire la cattedrale, concepito in modoche ognuno dei gruppi acceda all’obiettivopartecipando all’elaborazione del progetto.

Inoltre le diverse maestranze hanno permessodi attuare due tipi di differenziazione simulta-

nea, una prima in base ai ruoli, schede realiz-zate per un determinato gruppo, e unaseconda in base ai tempi di lavoro. Ad esem-pio i maestri del legno, presentano moltemeno schede dei maestri delle pietre.

Infine ad intervalli regolari sono convocatedelle assemblee di cantiere per permettere atutti i gruppi di conoscere il lavoro dei com-pagni.

Considerata la diversa velocità di crociera deigruppi è stato realizzato uno spazio di fugacreando delle schede supplementari dedicateai maestri del vetro.

Al termine del lavoro le schede compilatedalle diverse maestranze sono state raccolte erilegate in fascicoli distribuiti agli allievi, in talmodo ognuno di loro dispone di una copiacompleta del progetto.

G. La presentazione in PowerPoint

Per ottimizzare il tempo in aula d’informaticaagli allievi sono state precedentemente distri-buite delle «slides cartacee». Ovvero è statofornito un modello base di presentazione,recante tre spazi: uno per il titolo, uno perl’immagine ed uno per il testo. Discusse,divise e coordinate le tematiche tra i gruppi,gli studenti hanno iniziato a ripensare quantofatto nell’intento di creare un loro personaleelaborato che illustri il lavoro svolto in qualitadi maestranze. In questo modo siamo entratiin aula d’informatica con un progetto già bendelineato ed i ragazzi hanno potuto concen-trarsi sull’acquisizione di abilità operative ine-renti il mezzo informatico.

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IL BILANCIO

Punti di forza:• la possibilita di sfruttare varie fonti storiche

(miniature, testimonianze scritte, sculture,tabelle, pietre tombali, vetrate e planimetriemedievali) e storiografiche (fotografie,citati e soprattutto disegni illustrativi pianie tridimensionali). Si sono inoltre rivelatiuna preziosissima e inaspettata risorsaalcuni libri per ragazzi. Uno in particolare,La cattedrale3, di David Macaulay, ha per-messo di tracciare un filo conduttore chiaroe accativante che ha accompagnato gliallievi lungo tutte le tappe della costru-zione;

• l’autonomia concessa agli allievi. Di fatto siè osservata la crescita di un’indipendenzasempre maggiore da parte dei gruppi, chehanno preferito chiedere in caso di nece-sità consiglio ai «colleghi». La docente edivenuta la figura a cui far riferimento uni-camente per i problemi logistici (una bustanon trovata, una spiegazione poco chiara,ecc.).

Punti deboli:• il tempo necessario per svolgere il ciclo di

lezioni.

3 David Macauly, La cattedrale, Roma, Nuove EdizioniRomane, 1985.

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Le cartable de Clio

La citoyenneté à l’école

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255Le cartable de Clio, n° 6 – L’éducation à la citoyenneté dans quelques curriculums européens – 255-274

Depuis quelques décennies, l’éducation à lacitoyenneté (ci-après ÉC) est revenue sur ledevant de la scène éducative dans la plupartdes États européens. Les uns, comme laFrance, renouaient avec une tradition cente-naire, d’autres comme dans l’Europe ducentre et de l’est tentaient d’en faire un levierpour l’établissement d’une société démocra-tique, d’autres encore comme l’Angleterrel’inscrivait comme une matière obligatoirerompant ainsi avec une longue tradition d’au-tonomie des établissements. Chaque systèmeéducatif conduisait ainsi ses propres évolu-tions. D’un autre côté, des institutions inter-nationales, le Conseil de l’Europe d’abord,l’Union européenne plus récemment,ouvraient

des chantiers de coopération sur ce thème. Lesconvergences entre les systèmes scolairesdevenaient plus apparentes. Ce mouvement,amplifié par la construction de l’Union euro-péenne, même si certains États du continentrestent en marge, invite à ne plus rester cha-cun dans son coin, à s’intéresser aux autres, àétudier les éléments de convergence et dedivergence, à comparer aussi bien les orienta-tions officielles que les mises en œuvre, ce quiréussit et ce qui pose problème.

Dans cette perspective, j’ai mené une étudecomparée des curriculums officiels d’ÉC deplusieurs systèmes éducatifs en Europe. Sansanticiper sur les quelques résultats présentésdans ce texte, je souligne d’abord la grandeproximité des orientations, des soucis, desquestions contenus dans ces curriculums.Certes, chacun s’inscrit dans des traditionspolitiques, scolaires et culturelles, différentes,mais ce qui frappe, au-delà de ces différences,ce sont les rapprochements, l’impressiond’être dans un monde commun et d’avoiraussi à le construire. Mais, avant d’entrer plusen détail dans l’analyse comparée, il est impor-tant de préciser au lecteur ce qui conduit cetteanalyse, les présupposés et le point de vue quisont les miens, les questions qui portent ce tra-vail. Enfin, comparer les curriculums officielsest une entrée bien modeste dans un domained’éducation et de formation qui est un desplus complexes qui soient. Former le citoyen

L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ DANS QUELQUES CURRICULUMSEUROPÉENS 1

FRANÇOIS AUDIGIER, UNIVERSITÉ DE GENÈVE 2

1 Ce texte est la version française de «L’educazione allacittadinanza europea», in Sandra Chistolini (dir.), Citta-dinanza e convivenza civile nella scuola europea. Saggi inonore di Luciano Corradini, Rome, Armando Editore,2006, pp. 100-121. Le travail de comparaison des curri-culums d’éducation à la citoyenneté de huit systèmeséducatifs en Europe présenté ici est une contribution à unprojet Comenius sur l’Éducation à la citoyenneté active.Voir www.proformar.org/elcae/anex_seminaires/anex_lille/annexe%204%20Audigier.doc. Une partie de ces réflexionsa également été développée à l’échelle d’une situationcantonale : L’éducation à la citoyenneté, communicationlors d’une séance organisée par le Département de la Formation et de la Jeunesse du canton de Vaud le mer-credi 28 juin 2006. Ce texte est disponible sur le sitewww.didactique-histoire.net.2 [email protected] ; voir la liste despublications disponibles sur le site :www.unige.ch/fapse/didactsciensoc/index.htm.

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ne se réduit pas à l’apprentissage de quelquesconnaissances plus ou moins ordonnées; for-mer le citoyen ne se réduit pas à lui faire vivrequelques expériences de participation ou decoopération plus ou moins obligées. Former lecitoyen est une tâche redoutable et complexepour laquelle souvent l’École et ses acteursapparaissent bien solitaires ; la société a biend’autres chats à fouetter! et pourtant rien dedurable ne peut être fait en matière de forma-tion citoyenne si l’École ne trouve pas dans lasociété un soutien résolu et constant. C’estaussi cette exigence qui conduit les analysesprésentées dans ce texte et le point de vue quiles construit.

1. INTÉRÊTS ET LIMITES, PRUDENCESET OUVERTURES

Plusieurs raisons rendent compte de l’intérêtqu’il y a à étudier et à comparer des curricu-lums d’ÉC dans plusieurs systèmes éducatifseuropéens. La première est liée au fait quedans un grand nombre de ces systèmes et desorganisations internationales comme leConseil de l’Europe, l’ÉC est de plus en plusmise en avant. Nous devrions nous réjouirqu’une telle préoccupation éducative soit sisouvent rappelée et mise ainsi au-devant de lascène. Pourtant, à y regarder de plus près, lesappels adressés à l’ÉC sont marqués d’une trèsgrande ambiguïté : rassurer des populationsinquiètes de certaines violences et incivilitésou promouvoir la formation de citoyenslibres et critiques donc susceptibles de mettreen cause les pouvoirs établis? Maintenir voirerétablir l’ordre scolaire ou apprendre auxélèves ce que sont les droits et les libertésdémocratiques ? Normaliser les corps et lescomportements ou ouvrir aux questions dumonde, à la diversité des intérêts, des opi-

nions, des croyances, des valeurs?… Les ten-sions et contradictions sont ici nombreuses etnous demandent d’examiner attentivementce qui est mis sous cette étiquette.

Une seconde raison tient aux interrogationsdont la citoyenneté est aujourd’hui l’objet,aux changements que subissent sa significa-tion et son contenu. Certes, la citoyenneté n’apas le même contenu et la même significationdans nos différentes traditions et institutionspolitiques. C’est une première différence dontil faut tenir compte. À cela s’ajoutent des évo-lutions largement convergentes et partagéesdans les différents États européens : les unessont liées aux rapports difficiles entre le poli-tique et l’économique ; d’autres à la dyna-mique même de la construction européenne,dynamique que nous rencontrerons souventdans ce texte ; d’autres encore aux nombreuxeffets de ce qui est rangé sous le terme de glo-balisation; etc.

Une troisième raison est évidemment liée àcette construction européenne. Quelles quesoient nos opinions et quelles que soient lesformes que celle-ci prendra dans les annéesqui viennent, cette construction se présente ànous comme un élément fondamental denos avenirs particuliers en dessinant un ave-nir commun. Ce dernier est aussi à placerdans la continuité du demi-siècle que nousvenons de vivre, demi-siècle durant lequel,cahin-caha, de crises en élargissements, desolidarités affirmées en égoïsmes rappelés,nos États européens ont remplacé la guerrepar la négociation, l’isolement (relatif) parla coopération. L’Europe est à la fois unespace commun et un projet à bâtir, espacede circulations et d’échanges de biens, deservices et de personnes. Ce projet rapprochenos règles et nos lois, ensemble qui constitue

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le cadre de nos libertés et de nos relations.Chacun sait qu’une très grande partie du tra-vail de nos Parlements nationaux consiste àadapter nos lois nationales aux directivesproduites par la Commission européenne àla suite des décisions prises par le Conseil desMinistres. Cet avenir est ouvert ; il appartientaux citoyens de le construire. Chacunconnaît les critiques émises à l’encontred’une construction européenne qualifiée debureaucratique en réponse desquelles onconvoque une Europe des citoyens.

La dernière raison que j’invoque ici estquelque peu différente puisqu’elle est liée àl’idée même de comparaison. Citoyen françaisexpatrié, comme on dit officiellement 3, jemesure l’enfermement dans lequel nous nouscomplaisons si fréquemment, la richesse etl’intérêt que nous avons à «aller voir ailleurs».L’Europe est riche de sa diversité entend-onsouvent, comme une formule destinée à pro-téger les spécificités. Si nous y tenons tant, ilserait urgent de sortir du slogan et d’examinerce que cela peut signifier et appeler. Je l’en-tends d’abord comme l’expression de la peurmassive de perdre nos identités, de la craintede se fondre dans une sorte de magma indiffé-rencié. Il serait temps de rompre avec unesorte d’essentialisme des cultures et des identi-tés et de considérer les premières et lessecondes comme étant constamment en mou-vement, comme ayant besoin des autres pourvivre et fructifier. La diversité n’est pas un bienabsolu. À la formule si répandue «il faut detout pour faire un monde », le poète PaulÉluard répondait : «un peu de bonheur, celasuffit!» Pour donner à cette idée de diversitéun caractère positif et dynamique, il convient

de nous ouvrir aux autres, de nous efforcer depenser avec eux pour construire ensemblenotre avenir commun. La comparaison est iciune méthode et une manière tout à fait essen-tielle de considérer les choses. Nous compa-rons constamment ; nous comparons pourdonner du sens aux nouveautés que nous ren-controns tous les jours, objets, informations,personnes, etc. C’est un acte fondamental de lapensée humaine; comparer n’est pas réduiredes différences mais bien prendre la mesure dece qui est commun et de ce qui est différent, dece qui nous rapproche et de ce qui noussépare.

L’intérêt de l’exercice affirmé, il me faut enpréciser quelques limites. Celles-ci sont nom-breuses, aussi j’en choisis trois :

• la première est relative aux sources étu-diées et comparées ici. Mon étude portesur les curriculums officiels, les curricu-lums formels dits encore curriculumsprescrits, ceux que les autorités publiquesdemandent aux établissements scolaires etaux enseignants de mettre en œuvre, derespecter. Mais nous savons tous que lescurriculums formels ne sont pas les curri-culums réels, ceux que les enseignantsenseignent effectivement. Nous savonsaussi que les curriculums réels ne sont pasles curriculums appris, que ce qui estenseigné, quelles que soient les méthodesutilisées, n’est pas ce qui est appris, ce quiest construit par les élèves. Enfin, il y aaussi les curriculums cachés, ceux qui nesont pas exprimés dans les curriculumsformels. Nous en connaissons l’impor-tance particulière pour l’éducation à lacitoyenneté, puisque celle-ci a une dimen-sion éthique et une dimension pratique,puisqu’elle cherche à faire en sorte que les

3 Les cadres et professions intellectuelles sont dits «expa-triés», les ouvriers sont des immigrés !

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élèves aient dans leur vie scolaire et dansleur vie sociale, aujourd’hui et demain, descomportements acceptables en termes decitoyenneté. Or, de très nombreuses étudesconvergent pour souligner que, trop sou-vent, dans nos écoles, les élèves font plusl’expérience de l’arbitraire voire de l’humi-liation que celle du droit et du respect despersonnes ;

• une seconde limite recoupe en partie laprécédente. Les curriculums officiels sontproduits par les autorités scolaires. Celles-ci existent à différents niveaux administra-tifs mais, quel que soit ce niveau, les curri-culums ainsi rédigés ne disent rien desdifférences qui existent entre les quartiers,les établissements, voire les classes. Ainsi,en Allemagne, les Länder, ou en Suisse, lesCantons disposent d’une autonomie qua-siment totale pour décider et rédiger cestextes. Ailleurs, comme en Espagne, unpourcentage de curriculum commun estdéfini au niveau de l’État, le reste l’étant auniveau des communautés nationales, Cata-logne, Andalousie, etc. ;

• la troisième limite est relative au type detexte lui-même. Les curriculums formelssont des textes administratifs et poli-tiques. Ils encadrent l’action des ensei-gnants ; ils sont là pour diriger et orienterl’action ; ils définissent des contenus d’en-seignement, des objectifs, des intentions,parfois des méthodes. Mais, ils ne rendentpas compte des débats qui ont accompa-gné leur élaboration. Au-delà des prin-cipes généraux, l’ÉC est rien moins queconsensuel. Or, les textes officiels nedisent rien des divergences, des difficultés.Il faudra souvent lire ces textes entre leslignes ou les lire après avoir énoncé ces

possibles divergences, après avoirconstruit les éléments de débat pour enchercher des traces. À cela s’ajoute le faitque d’un système éducatif à un autre, cequi est mis sous le terme de curriculumdiffère des contenus qui y sont placés. EnItalie, comme en France, ce sont souventles connaissances qui sont privilégiées,ailleurs ce sont plutôt des intentions géné-rales. Là on insiste sur les savoirs, ailleursplutôt sur les méthodes et la mise enœuvre. Le terme même de curriculum quej’adopte ici n’est pas employé partout. Jelui donne donc un sens très général, celuides textes officiels qui régissent l’enseigne-ment d’une matière, d’une branche d’en-seignement. L’affaire est encore compli-quée par le fait que l’ÉC n’est pas partoutune matière scolaire clairement identifiée,et que, même lorsqu’elle l’est, la plupartdes textes affirment que c’est aussi, quecela doit aussi être, une préoccupationpartagée par tous les acteurs de l’École 4.Rien n’est simple en matière d’ÉC!

Enfin, je ne traite ici que de la scolarité obliga-toire, scolarité qui s’étend généralement de 6 à16 ans. Elle est le plus souvent divisée en deuxtemps: primaire et secondaire. Si l’école pri-maire est la même pour tous les élèves, lesecondaire fait place plus ou moins tôt à desspécialisations, à des divisions qui séparent lesélèves entre ceux qui sont plutôt destinés à desétudes longues, ceux qui sont plutôt destinés àrejoindre assez rapidement la vie active, ettoute autre solution intermédiaire. Même si jeme limite à cette période d’école obligatoire, ilest intéressant de noter qu’après 16 ans, dans

4 Comme je le pratique souvent, École avec une majus-cule désigne l’ensemble de l’institution scolaire depuisl’école maternelle jusqu’à la fin des études, école avec uneminuscule, la seule école primaire.

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la plupart des cas, l’ÉC n’est plus présente oul’est sous une forme beaucoup plus discrète,comme si, la fin des études secondaires appro-chant, il fallait se concentrer sur les chosessérieuses ! Curieux paradoxe qui voit l’ÉCquitter les curriculums scolaires au momentoù les élèves vont atteindre leur majoritécivique, juridique et politique!

Pour terminer cette longue introduction,j’énonce quelques prudences et quelquesouvertures. Les premières rappellent la néces-sité de contextualiser. Sur un tel objet, noussommes toujours placés dans une dialectiquecomplexe entre le particulier et le général,entre ce qui est spécifique et ce qui est com-mun. Pour ce qui nous occupe ici, le spéci-fique tient d’abord à nos traditions scolaires,aux modes d’organisation de nos Écoles, enprécisant que les unes et les autres sont,comme les cultures, des constructions histo-riques en changement constant. Un de cesmodes nous intéresse particulièrement ici ; ilconcerne le degré d’autonomie des établisse-ments scolaires. J’ai déjà dit l’importance desautorités scolaires locales en matière de cur-riculum, par exemple en Angleterre ou enSuède, à l’opposé de systèmes plus centraliséscomme la France. Mais là encore il convientd’être prudent ; l’existence d’un curriculumnational énoncé comme impératif ne dit pasque celui-ci est effectivement mis en œuvre.On observe souvent une sorte de paradoxeoù les systèmes les plus centralisés laissentune grande liberté aux acteurs de terrain pla-cés, de fait, à distance du centre. L’autrethème spécifique que je retiens porte aussisur les traditions, mais les traditions poli-tiques et non plus seulement scolaires. Il estévident que l’ÉC est placée sous une grandedépendance vis-à-vis des conceptions de lacitoyenneté et du lien social. Une trace très

claire de ces différences s’observe dans lesmots et leur usage. Ainsi, l’Espagne est unÉtat constitué de nations différentes alorsqu’ailleurs, en Roumanie ou en France, l’Étatet la nation forment une unité solidaire.Inversement, tout regard comparatif s’inté-resse aussi aux convergences, à ce qui est par-tagé. Parmi celles-ci, je retiens d’abord ce quecertains sociologues et historiens de l’éduca-tion désignent par le terme de ‘forme sco-laire’. Dans nos sociétés européennes, parti-culièrement celles situées à l’ouest ducontinent, l’École s’est développée au coursdu XIXe siècle selon des modes organisation-nels largement partagés. Retenons, parexemple : le regroupement des élèves dans desclasses selon des âges à peu près homogènes ;l’avancée année par année de ces mêmesélèves ; le découpage des savoirs selon desmatières scolaires plus ou moins séparées lesunes des autres, plutôt plus lorsque l’onarrive dans l’enseignement secondaire ; ledécoupage de ces matières selon des progres-sions annuelles ; l’importance accordée àl’écrit, plus généralement à la culture écrite ;etc. Sans développer l’analyse dans ce texteaxé sur les curriculums, j’ajoute simplementque l’ÉC rencontre beaucoup de difficultés às’inscrire dans cette forme scolaire, queconstamment des appels lui sont lancés pourprivilégier des approches différentes, pourinsister sur des méthodes d’enseignement,dites méthodes actives, pour faire place auxexpériences des élèves, pour être le plusproche possible de la vie sociale, etc. Selon lessystèmes scolaires, de telles recommanda-tions, largement présentes, ont plus ou moinsde difficultés à être traduites dans les faits ; cen’est facile nulle part !

Un second ensemble de convergences quinous intéresse est lié à la proximité des ques-

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tions qui sont posées à nos systèmes éducatifs,à nos systèmes politiques, à nos sociétés. Par-tout, l’école moyenne, celle des adolescents,rencontre des difficultés; partout nous avons àfaire avec une diversité des élèves qui semblede plus en plus accentuée et par là de plus enplus délicate à prendre en compte; partout onobserve un développement du décrochagescolaire des garçons; partout, les matières sco-laires traditionnelles et donc les curriculumssont invités à laisser de la place ou à intégrer denouvelles préoccupations, que ce soit leslangues vivantes ou les nouvelles technologies;etc. Nous n’avons sans doute jamais été aussiproches les uns des autres, même si la hiérar-chie des problèmes et des priorités est quelquepeu différente selon les systèmes scolaires.Quant à nos institutions et pratiques poli-tiques, nous partageons aussi leurs mises enquestion, les doutes que les citoyens ont à leurégard, la redéfinition du politique et de l’ac-tion politique devant des forces comme cellesdes marchés; le risque est de voir l’affirmationde l’égale dignité des humains et de leur égalitéjuridique faire place à d’autres critères derégulation principalement fondés sur l’argent.

Devant cette situation, je ne peux qu’insistersur l’importance et l’utilité des regards exté-rieurs, regards qui permettent de déplacer nospropres points de vue, de combattre nos rou-tines de pensée, d’éviter de croire spécifique cequi ne l’est pas nécessairement…

2. LE POINT DE VUE D’OÙ JE ME PLACE,MES A PRIORI

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il me fautpréciser le point de vue qui est le mien, autre-ment dit celui qui guide l’analyse et la compa-raison des curriculums. Il y a de nombreuses

manières de construire une telle analyse etune telle comparaison. Je pourrais parexemple, chercher dans les curriculums for-mels tous les endroits où l’expression d’ÉC estemployée, l’expression elle-même ou desexpressions approchées, croire et faire croire àl’objectivité d’une telle recherche, faire sem-blant de ne pas avoir d’idée préconçue, d’apriori. Mais tout regard, ou toute analyse, esttoujours situé d’un certain point de vue. Il y atoujours des hypothèses, des attentes, desquestions, des valeurs. Dès lors, il est impor-tant de préciser et d’énoncer ce point de vueet les a priori qu’il comporte. Cette précisionet cette énonciation sont d’autant plus impor-tantes que je suis habité de la crainte, si sou-vent nourrie, de voir la citoyenneté se noyer,perdre ce qu’elle a de spécifique, abandonnerce qu’elle dit et construit de particulier,d’unique dans l’histoire de l’humanité, sur lelien social, le vivre ensemble. Tout devientcitoyen, tout ce qui intéresse la vie en sociétédevient potentiellement citoyen; à mettre dela citoyenneté partout, elle est, elle sera nullepart. Nous observons ce risque un peu par-tout avec, par exemple, le développement des« éducation à… », à la santé, au code de laroute, aux médias, à l’environnement, etc. Aurisque de choquer, mais j’espère utilement, ces«éducations à…» ne portent en elles aucuneexigence particulière de citoyenneté. Respec-ter le code de la route ou avoir une hygiène devie satisfaisante peuvent parfaitement êtredéfendus et mis en œuvre dans un régimetotalitaire ; nous l’avons observé dans l’his-toire. Ce risque est d’autant plus accentué queces « éducations à… » ont souvent des butsexprimés en termes de comportementsconformes et que rien ne dit qu’elles doiventaussi faire place à une dimension critique, àune interrogation de ces injonctions compor-tementales en fonction de valeurs qui, elles,

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marquent une citoyenneté démocratique,telles que la liberté, l’égalité, l’exigence de jus-tice ou la solidarité, sans oublier la place dudroit. Pour pallier ce risque, nous n’avonsqu’une seule « arme », celle de la rigueur,d’une exigence de rigueur dans les mots quenous employons et par là dans le sens théo-rique et pratique que nous donnons aux cur-riculums formels. Je crains par-dessus tout cesmots-obstacles, ces concepts-obstacles, quienvahissent nos discours, ces mots qui sem-blent tellement faire l’unanimité que nousrenonçons à en interroger la signification et cequ’ils disent de nos actions, de nos dispositifs,de nos attentes. Tout le monde est aujour-d’hui d’accord pour mettre en avant la parti-cipation, la responsabilité, l’autonomie…sorte d’accord général et facile qui permet àchacun d’éviter le débat et de retourner tran-quillement à ses petites certitudes.

Si l’on associe «citoyen» à une action, à uneinstitution, à un projet, à un résultat… qu’est-ce que cela change ? Qu’est-ce que celaimplique? Qu’est-ce que cela exige?

Pour répondre à une telle question,nous devonsavoir un accord minimum sur le sens desmots, en premier lieu sur celui de citoyenneté.

Mon premier a priori porte donc sur le sensdu mot «citoyenneté». Les références sont iciextrêmement nombreuses et j’y renvoie le lec-teur. Tout aussi évidemment, chacun réagiraen proclamant que le sens dépend des tradi-tions politiques, de la culture, etc. De plus,«citoyenneté» est un mot complexe et dont lesens évolue. Ce n’est pas l’objet de ce texte defaire une présentation, même rapide, de cesdifférences et de ces évolutions. Je marquesimplement avec force le noyau dur de lacitoyenneté en définissant celle-ci comme un

statut lié à l’appartenance d’un individu à unecommunauté politique. Que nous le voulionsou non, notre monde est organisé en Étatssouverains: une population, un territoire, unpouvoir. À partir de là le citoyen, dans unedémocratie, est une personne titulaire dedroits et d’obligations, ainsi que d’une part dela souveraineté. De plus, il est lié aux autrescitoyens de sa communauté politique par unsentiment d’appartenance, dimension plussubjective, plus affective, aujourd’hui souventlaissée de côté. Nous sommes ainsi toujoursdes co-citoyens ; nous vivons et agissons encitoyen avec les autres. L’appartenance nous lieaussi à une histoire commune, histoire qui nese réduit pas au passé, mais une histoire auprésent, une histoire qui est liée à un destincommun, à un avenir commun. Cette appar-tenance ne se réduit nullement à une seuleappartenance étatique. Selon nos histoires etnos institutions, le local, lui-même à diffé-rentes échelles, joue un rôle plus ou moinsimportant. Ainsi, on peut approcher l’Europecomme une communauté politique enconstruction, esquissant par là une apparte-nance qui ne supprime pas les autres, maischerche la manière dont elle peut s’articuleravec ces dernières. Certes l’Europe n’est pasque cela; je pourrais presque dire qu’elle l’esthélas trop peu. Mais si nous parlons decitoyenneté européenne, c’est bien par rapportà un projet politique commun, projet qui resteà construire. Se réclamer d’une citoyennetéeuropéenne ne peut être confondu avec unmarché européen ou avec une Europe deconsommateurs. Ce n’est pas la même Europe,sauf à réduire le citoyen à un consommateur!

De ce premier a priori, je déduis un contenuprécis pour l’ÉC:l’ÉC est une éducation au droit et une édu-cation au pouvoir; elle inclut la construction

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sonne humaine ou la proclamation de l’éga-lité juridique n’ont rien de « naturelles » ;elles impliquent une conception de l’hu-main, une véritable anthropologie. Lacitoyenneté démocratique est une culture.De ce point de vue, rien n’est jamais gagné ; iln’y a pas de transmission automatique decette culture, ni chromosome démocratiquedans nos gènes ! Cela nous met souvent endifficulté entre le respect des personnes et lerespect des différences. La citoyennetédémocratique proclame le respect des per-sonnes quelles qu’elles soient ; elle n’affichepas le respect équivalent de toutes les opi-nions, de toutes les normes, de toutes lesvaleurs.

Enfin, l’ÉC affronte, encore plus que lesautres domaines ou matières scolaires, la ten-sion permanente entre les savoirs et les pra-tiques. In fine, le but de l’ÉC est de construirechez chacun des attitudes, des manières depenser et de vivre ensemble qui soient, sinonconformes, du moins non contradictoiresavec les valeurs, principes et normes qui fon-dent la citoyenneté. Une telle ambition sou-lève au moins deux problèmes : le premierest, paradoxalement, celui de la liberté, libertéde chacun d’adhérer ou de ne pas adhéreraux droits humains, et donc le refus d’unenseignement qui impose ; le second ouvreun autre volet, celui de certaines de noscroyances qui sont tout simplement fonda-trices de notre École ; nous attendons que lessavoirs produisent chez la personne des pra-tiques plus raisonnées, qu’une connaissancedes valeurs et des principes de la citoyennetése traduise dans les faits, dans les actes. C’estun pari, celui de l’éducabilité, mais noussavons tous qu’il n’y a aucun automatismeentre les savoirs, les connaissances et les pra-tiques, les attitudes.

d’un sentiment d’appartenance, d’une co-citoyenneté.

Mon second a priori découle directementdes tensions et contradictions qui sont aucœur même de l’ÉC. Cette éducation n’estéquivalente d’aucune autre. Par exemple, elleporte la trace de ce qui nous différencie, dece qui nous divise, voire de ce qui nousoppose. Dans nos sociétés plurielles, dansnos sociétés où la diversité est non seulementreconnue mais aussi considérée de façonpositive, il n’y a aucune raison pour quenous soyons d’accord les uns avec les autres,aucune raison pour que nos attentes, nosintérêts, nos opinions ou nos espoirs soientles mêmes. Ce qui est vrai à l’échelle de cha-cune de nos communautés politiques, l’estencore plus à l’échelle européenne. Noussavons aussi que les différences dites natio-nales se combinent ici avec les différencessociales et que plus le niveau de formationaugmente, plus l’adhésion à l’idée euro-péenne est importante. Inversement, les per-sonnes qui voient leur statut économique etsocial menacé ou décliner vivent plus sou-vent l’Europe comme une menace, unemenace qui combine l’hostilité aux institu-tions de pouvoir et la crainte des autres, del’Autre.

Au cœur de toute ÉC se situent les valeurs,valeurs communes, valeurs différentes,valeurs en conflit. La citoyenneté démocra-tique est fondée sur des valeurs qui contri-buent à définir une conception de l’humain,de la personne. Ainsi, la liberté et l’égalitésont constamment présentes et nous savonsaussi constamment en tension. La liberté dechacun se heurte toujours à la liberté del’autre et à d’autres valeurs. De même, laproclamation de l’égale dignité de la per-

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Selon le dernier a priori sur lequel reposemon analyse, l’ÉC est présente, peut être pré-sente de trois manières différentes. Ces troismodes de présence sont complémentaires etnon opposés les uns ou autres 5. Je les rappelletrès brièvement :

• il est attendu du citoyen des capacités àintervenir et à participer dans le débatpublic sur les questions qui concernent lasociété, sur les problèmes que celle-ci, donclui et ses co-citoyens, auront à résoudre.Ces questions et problèmes ne sont pasdisciplinaires ; leur étude demande la colla-boration de divers domaines du savoir ;leur solution est politique, au sens où ellerelève de choix qui sont de la responsabilitédes citoyens. Nous avons là l’exigence decollaborations entre disciplines, de travaux« polydisciplinaires » ; nous savons aussique l’introduction et la mise en œuvre detels travaux ne sont pas choses faciles àl’école, notamment parce qu’ils bousculentla forme scolaire ;

• il y a des savoirs, des compétences, dessavoir-faire qui sont spécifiques de lacitoyenneté et donc de l’ÉC. L’approcheproposée du noyau dur de la citoyennetéindique très clairement l’importance de cequi relève de l’initiation au droit et au poli-tique. Ces savoirs ne sont pas pris encharge par d’autres disciplines ; il est doncnécessaire qu’existe un moment particu-

lier, clairement inscrit dans les emplois dutemps scolaire pour travailler ces savoirs ;

• enfin, l’accord est unanime pour affirmerl’importance de l’expérience, principale-ment de l’expérience de la vie communevécue à l’École, dans les relations que cha-cun vit avec les autres. Il n’y a pas ruptureentre les savoirs et les pratiques, entre l’ex-périence et la connaissance. Réduire l’ÉC àdes expériences partagées entre les élèvesest une ânerie, même si elle est souventmise en avant ; laisser l’ÉC enfermée dansles murs d’un enseignement dogmatiqueou simplement réduit à une matière sco-laire close n’a aucun effet. Le procès de cesdeux orientations extrêmes est suffisam-ment instruit depuis des décennies pourqu’il ne soit pas utile d’y revenir.

Pour terminer l’expression de ces a priori, j’enappelle à la rigueur et à la modestie. Je rap-pelle que, à tout confondre, à tout mettre dansla citoyenneté, on la noie, on la dilue, on laréduit à quelque chose de mou et d’informe.La citoyenneté, cette invention moderne denos démocraties, mérite mieux, nos enfantsaussi. Mais la citoyenneté n’enferme pas toutel’expérience de la vie commune, loin de là etc’est heureux. Ni les identités individuelles, niles identités collectives ne se réduisent àl’identité associée à la citoyenneté. Il y a biend’autres dimensions de l’identité. De même,la dimension citoyenne de notre existencesociale n’épuise pas les autres dimensions denotre vie. Nos relations avec les autres ne sontpas toutes placées sous le signe de la citoyen-neté. Si l’univers politique et juridique définitle cadre de nos libertés, de nos droits et de nosobligations, nous ne sommes pas constam-ment dans l’univers politique ; encore unefois, c’est normal et heureux.

5 Voir le texte que j’ai rédigé dans le cadre du projet «Édu-cation à la citoyenneté démocratique » du Conseil del’Europe sur les concepts et compétences clés : Concepts debase et compétences clés de l’éducation à la citoyennetédémocratique, Une troisième synthèse, Strasbourg,Conseil de l’Europe, DGIV/EDU/CIT, 2000, 23. Ce texteest disponible en français et en anglais sur le site duConseil de l’Europe.

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3. INTERMÈDE: LES OBJETS CHERCHÉSDANS LES CURRICULUMS

Toutefois, avant d’entrer dans quelques résul-tats de la comparaison des curriculums,j’énonce la liste des différents objets sur les-quels j’ai porté un regard privilégié. Cette listen’est en rien exhaustive, c’est évident. Ellecomprend la liste des objets dont j’ai comparéla présence. Elle découle en droite ligne del’ensemble de propos qui précède:

• le politique et le droit; ils sont au cœur del’approche de la citoyenneté que j’ai précisée;

• l’expérience du pouvoir et de la responsabi-lité, la participation; j’ai dit l’importance del’expérience dans la construction de com-pétences citoyennes en particulier dans lavie scolaire ; j’irai donc chercher dans lescurriculums ce qui en est dit en privilégiantnotamment les dispositifs qui sont prévuspour faciliter la participation et les initia-tives des élèves dans les établissements;

• le sentiment d’appartenance à une com-munauté politique, une communauté decitoyens ; celle-ci ne se limite pas à la com-munauté scolaire qui, elle-même, n’est pasune communauté politique;

• les valeurs, en y incluant de manière privi-légiée la diversité ;

• l’Europe, puisqu’elle nous est présentéecomme un horizon de citoyenneté partagée;

• les niveaux d’échelle, en cherchant ici lamanière dont les curriculums lient entreeux le local, le régional (parfois appelénational), l’étatique (souvent appelé aussinational), l’européen, le mondial. Cesniveaux d’échelle interviennent au moinsde deux manières : la première est pédago-gique et traditionnelle, qui voudrait qu’ilfaille commencer par étudier le local pourélargir progressivement au cours de la

scolarité des élèves ; la seconde rejoint lesappartenances et la recherche des niveauxqui sont privilégiés ;

• l’incitation à l’apprentissage d’une culturedu débat en relation avec l’étude des ques-tions vives qu’une société doit résoudre,questions dont j’ai aussi dit qu’elles nousdivisent ;

• les méthodes.

Ce sont donc quelques objets dont je vaischercher la trace dans les curriculums.

4. PREMIERS CONSTATS : AUTANT DE THÈMES THÉORIQUES ETPRATIQUES À PARTAGER ET À TRAVAILLER

Avant d’entrer dans les objets qui viennentd’être indiqués, l’étude des curriculums rete-nus ici montre une diversité des modes deprésence; j’en distingue au moins trois :

• une discipline scolaire séparée et dont laprésence est continue sur tout ou partie dela scolarité. L’exemple le plus massif estcelui de la France où l’ÉC est en principe 6

une discipline scolaire enseignée à raisond’une heure par semaine pendant les neufpremières années, primaire et secondaireinférieur. Un autre exemple est celui del’Angleterre où le National curriculum pré-voit la présence de l’ÉC durant une partiede la scolarité obligatoire en n’y incluantpas les premières années ;

• une discipline scolaire séparée et dont laprésence est discontinue, certaines années

6 Je rappelle que les curriculums formels ne sont pas lescurriculums réels et que tout le monde sait que la posi-tion même de l’ÉC fait que ces curriculums formels nesont pas respectés.

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oui, d’autres années non. C’est le cas de laRoumanie où existent un programme etun horaire précis seulement dans certainsniveaux scolaires ;

• un thème intégré à un ensemble plus vaste.Dans ce cas, les précisions horaires sont desplus vagues et les objets étudiés plus oumoins précis. J’y place le cas de l’Italie avecla Convivenza sociale qui regroupe le codede la route, l’éducation à la santé, l’ÉC, etc.C’est aussi le cas de la Suède où l’ÉC est unmorceau des Social studies avec une trèsgrande autonomie des autorités scolaireslocales ; les élèves doivent avoir 885 heuresde Social studies durant les neuf années deleur scolarité obligatoire, liberté étant lais-sée à ces autorités d’organiser les réparti-tions comme elles l’entendent.

Au-delà de ces différences dans les modes deprésence, partout sont soulignées :

• les dimensions transversales et multidisci-plinaires ;

• l’importance de la vie scolaire, très souventliée à une vision normative et comporte-mentale de l’ÉC. Le souci de l’ordre sco-laire est massif.

Le politique et le droit

La présence du politique est très discrète et seréduit pour l’essentiel à l’étude traditionnelledes institutions. Cette discrétion est sans douteliée à la critique déjà dont cette étude est l’ob-jet. Cela fait longtemps que certaines per-sonnes s’insurgent contre l’étude d’organi-grammes desséchés où le système politique estréduit à un ensemble de noms réunis par desflèches. Cette critique ne paraît pas s’être tra-duite par un déplacement des objets politiques

étudiés, mais par la diminution de leur place.Peut-être cette situation est-elle à relier à ce quiest communément désigné par la crise du poli-tique dans nos démocraties contemporaines.Toujours est-il que le politique et la démocratiene sont présentés, ni comme un mode de régu-lation de la diversité des opinions et des inté-rêts, ni comme un système où les pouvoirs secontrôlent les uns les autres, etc.

Le droit n’est pas mieux loti. L’insistance estmise sur le respect de la loi ; ce choix marquel’augmentation des préoccupations liées àl’insécurité, à la délinquance, et le souci déjànoté de l’ordre scolaire. Le droit, pas plus quele politique, ne présente d’orientation plusproblématisée. Ce ne sont pas des matières àréflexion, à travail. Le politique donne lieu àdes descriptions souvent sans âme; le droit estl’objet de rappels normatifs.

Je serais tenté d’interpréter ces contenuscomme la traduction d’une conception de laconnaissance qui tient à distance tout ce quirelève de l’abstraction, tout ce qui relève desconcepts. Ainsi, ni les contenus portant sur lepolitique, ni ceux portant sur le droit ne fontplace à une présentation plus critique, nemettent en avant des concepts qui fontaujourd’hui dans les sciences politiques l’ob-jet de recherches importantes comme ceux dereprésentation, de délibération, voire mêmecelui de société civile ; il en est de même pourle droit. Tout se passe comme si, devant la dif-ficulté d’une introduction des élèves dans lesunivers politiques et juridiques, les textes pri-vilégiaient quelques rappels institutionnels etnormatifs, laissant aux enseignants le soin dequestionner s’il y a lieu. Plus que le résultatd’un travail, la connaissance serait alors lerésultat des expériences dans lesquelles ilconvient de placer les élèves.

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Le pouvoir, la responsabilité,la participation

La participation est posée comme une évi-dence. Il en découle l’accent mis sur les dispo-sitifs de participation. On y joint volontiersquelques phrases rituelles sur la responsabi-lité. Au-delà de cette convergence, il est évi-dent que les traditions scolaires et socialessont diverses, que certaines cultures politiqueset scolaires, par exemple en Suède voire enAngleterre, sont plus sensibles à la participa-tion des élèves. Toutefois, cet accent n’estguère interrogé. J’ai dit que les curriculumsofficiels n’étaient pas des textes porteurs desdifférences de points de vue et de concep-tions. Ce n’est pas leur fonction. Mais cela neles empêcherait sans doute pas de faire place àdes interrogations, de souligner des contra-dictions, d’inviter à des prudences ou demettre à distance des lieux communs. L’exer-cice est rare. Les documents d’accompagne-ment des programmes d’ÉC du collège enFrance (secondaire inférieur) témoignent dequelques efforts en ce sens ; il n’est pas certainque cela ait quelques conséquences.

Ce manque d’interrogation s’observe, parexemple, sur l’absence de l’idée de pouvoir, surl’absence d’ouverture ou de précision sur lesdroits, donc les libertés et les pouvoirs quipeuvent être attribués aux élèves. Quels pou-voirs donner aux élèves? Sur quoi les élèvesveulent-ils et peuvent-ils avoir du pouvoir? Unsecond exemple concerne l’idée de participa-tion. Celle-ci est posée comme une nécessité ;mais, dans une démocratie nous sommes pla-cés dans un paradoxe entre la liberté de parti-ciper, souvent présentée comme une sorte dedevoir moral, et la liberté de ne pas participerou de participer de manière différente de cellequ’imposent les institutions officielles.

La vie scolaire

Si l’importance de l’expérience en matièred’ÉC est très généralement affirmée, il est inté-ressant et important d’observer que les curri-culums formels ne présentent que très peud’indications, voire aucune, sur le lien quecette éducation pourrait ou devrait avoir avecla vie scolaire. Tout se passe comme si, d’uncôté, l’ÉC devait développer ses propresméthodes et activités pédagogiques et del’autre il était conseillé, recommandé ou exigé,de mettre en place des dispositifs de participa-tion des élèves. Il y a dans cette absence de rela-tion un double manque qui repose sur desconceptions de l’apprentissage qui demande-raient à être examinées de façon rigoureuse: lepremier manque est celui de l’introductionexplicite de relations entre les savoirs et lescompétences présents dans l’enseignement del’ÉC ; le second est, presque de manièreinverse, celui de l’articulation entre les expé-riences de vie scolaire, notamment celles quisont liées à des dispositifs institutionnels departicipation ou d’initiative, et des momentsde travail réflexif sur ces pratiques et expé-riences. Or, il est essentiel que les savoirs et lescompétences construits lors des cours etleçons d’ÉC soient mis en relation avec dessituations sociales, avec des situations de la viescolaire. Ces situations sont très variées: situa-tions de coopération, situations d’initiative,situations de conflits, situations de solitude,etc. ; toutes méritent, d’une manière ou d’uneautre, d’être mises en relation avec l’enseigne-ment plus formel. Le second manque peutaussi être lu comme l’idée selon laquelle, enmatière d’ÉC et de vivre ensemble, seule l’ex-périence compte; celle-ci serait alors transpa-rente aux acteurs et la multiplication de situa-tions ad hoc contiendrait en elle-même, demanière quasiment spontanée, la garantie

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d’une réussite de l’ÉC. Il est aujourd’hui évi-dent que l’ÉC doit allier les deux aspects deconnaissances et d’expériences, que c’est dansla relation entre ces deux faces d’une mêmemédaille que se construit la formation civique.L’expérience est un savoir, le savoir est uneexpérience. L’une et l’autre se donnent sensmutuellement.

Cette absence de relations peut aussi êtreinterprétée comme une certaine difficulté àdéfinir les rôles des adultes présents dans lesétablissements scolaires, voire à les fairecoopérer. D’une part, nous savons que, si àl’école élémentaire les enseignants font sou-vent travailler les règles de vie commune, cetravail reste très interne à leur classe et qu’il estdifficile de se mettre d’accord sur des règlesplus générales en dehors de quelques prin-cipes contenus dans les règlements d’école etque chaque adulte gère et interprète comme ill’entend ces derniers. D’autre part, dans l’en-seignement secondaire, il existe presque tou-jours une administration qui, composée ounon, pour partie ou totalement, d’ensei-gnants, se place à distance des enseignantseux-mêmes. Il en résulterait, au moins à titred’hypothèse et avec des accents plus ou moinsmarqués selon les traditions scolaires, unerépartition des rôles : aux administrations et àleurs associés, la vie scolaire et le maintien del’ordre scolaire, aux enseignants, la responsa-bilité des connaissances.

Le sentiment d’appartenance et l’identitécollective

Si traditionnellement, là où elle existait, l’ÉCavait comme finalité première la constructiond’une identité collective, cette priorité sembles’être fortement estompée. Comme nous

l’avons vu, l’étude des institutions politiquesreste un des contenus importants dans lescurriculums formels, mais l’intérêt de cetteétude pour la formation des élèves n’est guèreexplicité. Soit les auteurs de ces textes consi-dèrent que cela va de soi, soit les questionsd’appartenance sont de plus en plus difficileset délicates à exprimer. Je pencherai plutôtpour la seconde hypothèse. Cette discrétionnotée, le souci de la construction d’une iden-tité collective n’a pas disparu, mais il faut allerle chercher ailleurs, principalement dans l’en-seignement de l’histoire. Quelles que soientles ouvertures que les curriculums compor-tent, cette dernière discipline est d’abordconsacrée à l’apprentissage de l’histoire de lacommunauté politique à laquelle appartientl’École. Bien sûr, des nuances sont apportéespour faire place aux aspects locaux et régio-naux, que ceux-ci soient ou non pensés entermes de nation; le cas extrême est celui de laSuisse où les programmes sont décidés demanière cantonale et où l’histoire a une fortedimension locale en cohérence avec uneconception de la citoyenneté qui met en avantla citoyenneté locale.

Un autre lieu où les questions d’apparte-nance et d’identité sont fortement mises enavant concerne ce qui est lié à des préoccupa-tions multiculturelles. Aujourd’hui, nossociétés se découvrent avec plus ou moinsd’acceptation, comme des sociétés multicul-turelles. Si l’on prend en compte la multicul-turalité, l’appartenance devient dès lorsencore plus délicate à penser. Certes, on seréfugie derrière des affirmations de principeaussi générales que généreuses selon les-quelles chacun a droit de choisir ses apparte-nances, que celles-ci sont multiples, mobiles,etc. Entre une telle affirmation et la prise encompte précise de ses conséquences dans

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l’enseignement quotidien, il existe un fosséplus ou moins colossal. Certains enseignantsmènent des expériences et prennent des ini-tiatives souvent passionnantes, mais il reste-rait à étudier leurs effets et leur extension unefois reconnu leur intérêt.

Ainsi, l’appartenance est rarement mise enavant dans l’ÉC, du moins de manière expli-cite. Il y a là une question et un enjeu aussiredoutables que difficiles. D’un certain pointde vue, la priorité donnée à l’acquisition, parles élèves, de connaissances sur divers aspectsde la vie sociale et la place restreinte voirenulle accordée à la transmission d’uneappartenance héritée peut apparaîtrecomme une victoire contre une ÉC quiimpose son point de vue comme un impéra-tif et laisse libre l’individu de choisir sesappartenances. L’autonomie de chacun estainsi proclamée comme un but de l’éduca-tion et une condition d’une société démo-cratique réussie. Or, premièrement, la visionde l’autonomie qui consiste à la pensercomme une sorte d’état et non comme unmouvement et une construction perma-nente est bien restrictive ; deuxièmement, lerefus d’assumer cette dimension de touteculture risque de laisser un grand vide quebien d’autres forces à l’œuvre dans nos socié-tés sont déjà en train de combler. Entre lespairs, les différents univers présentés par lesmédias, ceux défendus par des communau-tés linguistiques, culturelles, religieuses, lerisque est que le sentiment d’appartenance,la manière de se penser en relations avec lesautres, les solidarités, se rétrécissent auxespaces délimités par ces univers et par cescommunautés et aux personnes qui les habi-tent, solidarités d’autant plus difficiles à éta-blir qu’elles sont liées à des appartenancesmobiles.

Les valeurs

Que ce soit dans leur présentation générale,dans les objectifs ou plus précisément dans lescontenus d’enseignement, les curriculumsformels énoncent quelques valeurs essen-tielles. Celles-ci se répartissent en deuxensembles. Dans le premier, il y a concentra-tion autour du respect et de la tolérance. Jequalifie volontiers ces valeurs de valeursd’«abstention», dans la mesure où elles n’im-pliquent pas nécessairement une relationpositive avec l’autre, une implication. Nous yreconnaissons aisément l’expression de cesouci de paix scolaire et sociale dont j’ai ditl’importance. Cette paix est d’abord uneabsence de tension, comme si on ne pouvaitconstruire du lien social qu’une fois cetteabsence… présente. Le second ensemble faitréférence aux valeurs de la démocratie et desdroits de l’homme. Tout cela est énoncécomme des évidences, évidences «naturelles»et nécessaires. Il n’y a jamais de problématisa-tion, de mise en avant du fait que, dans la réa-lité, les valeurs et les principes sont souvent,voire toujours, en concurrence les uns avec lesautres. Entre les formules générales des textesinternationaux sur les Droits de l’homme et ledroit positif, entre celui-ci et la vie sociale, iln’y a pas de relation de nécessité ; les contra-dictions sont nombreuses. Pour sa part, ladémocratie est réduite à une sorte de systèmeoù il y a libre choix de ceux qui exercent lepouvoir par le biais du vote, mais pas grand-chose de plus. Nous rejoignons là certainsconstats placés précédemment sous l’éti-quette «droit et politique».

En lien avec les valeurs, je place ce qui relèvede la religion, objet éminemment complexevoire conflictuel dans notre espace européenaujourd’hui. On pourrait aussi en faire un

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thème spécifique. Le cas le plus fréquent estcelui d’une présence de la religion dansl’École, souvent comme un objet spécifique,voire une discipline ou une quasi-disciplineofferte aux enfants et aux familles. Un castrès affirmé est celui de l’Angleterre où,chaque jour, doivent être présents des « actesreligieux ». N’oublions pas que, quelles quesoient les croyances auxquelles chacunadhère (y compris la croyance de l’absencede croyance), la principale signification duterme « religion » désigne une manière deconstruire du lien, du lien entre les humainset une ou des divinités, et par là du lien entreles humains qui adhèrent à une mêmecroyance. Cette présence de la religion sem-blait relativement simple lorsque nos socié-tés et nos États se pensaient comme à peuprès homogènes de ce point de vue. « Cujusregio, ejus religio », héritage du Traité deWestphalie. Quoi qu’il en soit, la situation estaujourd’hui totalement différente, avec dessociétés qui se réclament ou se reconnaissentavec plus ou moins d’acceptation « pluri- »ou « multiculturelles ». Il n’est plus possibled’imposer une présence de la religion oud’un enseignement religieux à tous les élèves.Les « actes religieux » quotidiens posent desproblèmes en Angleterre ; en Belgique fran-cophone, les élèves choisissent entre unenseignement lié à l’une des quatre religionsofficiellement reconnues et un enseignementde « morale non confessionnelle » ; ailleurs,c’est la présence d’une marque religieuse,comme le crucifix sur les murs des salles declasse qui est mise en cause. Le cas de laFrance avec la laïcité se présente comme sin-gulier, puisque la liberté religieuse est garan-tie mais que l’École, espace public, doit resterneutre. Toutefois, quelles que soient lessituations, l’hypothèse est celle d’un rappro-chement entre les enseignements religieux

ou les autres modes de présence des religionset les préoccupations d’ÉC qui mettent enavant les comportements, la pacification desrelations, etc. Peut-être, les difficultés liéesaux incivilités, voire aux violences, forment-elles un terreau favorable pour expliquer cerapprochement.

Je laisse ici de côté ce qui a trait à un ensei-gnement de l’histoire des religions liée à unecompréhension du passé. Il y aurait là desétudes intéressantes et comparatives à menerpour mieux analyser une sorte de scansionqui a fait se succéder depuis un demi-siècle,une importance accordée à la vie et aux insti-tutions politiques, puis à la vie et aux condi-tions économiques, aujourd’hui aux pro-blèmes dits culturels. Sont ici en cause : d’unepart cette priorité, comme si les différencia-tions et les identités culturelles étaient la clé dela compréhension de nos différenciations etde nos identités sociales, les facteurs écono-miques et sociaux passent alors au secondplan; d’autre part la désignation de la religioncomme principale composante de ces identi-tés culturelles, désignation qui contraindrait àen faire un objet spécifique d’enseignement,d’une certaine manière coupée des autresdimensions des réalités historiques prises encharge par l’enseignement de l’histoire.

L’Europe

Disons le d’emblée : l’Europe est une grandeabsente des curriculums d’ÉC. Ceux-ci, prisen étau entre les préoccupations comporte-mentales et des connaissances relatives à lasociété dans laquelle vit l’élève, laissent l’Eu-rope en dehors de leur préoccupation. Cetteabsence n’est pas totale ; il y a quelques ouver-tures, notamment vers l’étude des institutionseuropéennes ; celles-ci se présentent alors

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d’une manière tout à fait semblable à ce quiest observable pour les autres institutionspolitiques : lisses, évidentes, neutralisées.

Il faut la plupart du temps chercher l’Europeailleurs, dans les curriculums d’histoire et degéographie notamment, voire dans l’appren-tissage des langues étrangères. Modeste enÉC, plus fréquente en histoire et géographie,l’Europe est généralement présentée commeune évidence. C’est un niveau de plus danslequel sont engagés nos différents États. L’Eu-rope n’est pas un projet à construire, un objetde controverse et de débat dans la société, unensemble de choix dont les citoyens sont invi-tés à s’emparer, etc.

À quoi sert de penser et d’agir ‘Europe’? Peud’indications, si peu, ouvrent quelques pistespour suggérer, orienter et impulser des tra-vaux permettant sinon de répondre du moinsd’introduire à de telles questions.

Les niveaux d’échelle

Ce thème prolonge le précédent et le placedans une autre perspective. J’ai déjà relevél’importance d’un modèle d’enseignement etd’organisation des curriculums souvent qua-lifié de concentrique qui consiste à commen-cer par le proche, le local, pour élargir pro-gressivement jusqu’au planétaire ou aumondial. Nous en repérons la présence dansla totalité des curriculums. Les élèves com-mencent par étudier leur commune, leur vil-lage, puis élargissent peu à peu leur champd’étude.

En lien avec le local se profile le souci de laparticipation qui vient alors comme un fac-teur complémentaire de légitimation. J’ai

noté l’importance de plus en plus accordée àl’idée de participation et énoncé l’hypothèseselon laquelle la participation appartient à cespratiques et valeurs de ‘présence’, avec la res-ponsabilité par exemple; ces valeurs sont invi-tées à équilibrer les valeurs et pratiquesd’«absence», comme le respect et la tolérance.

À nouveau, il nous faut convoquer un peu derecul et d’esprit critique. Aucun des conceptsutilisés, aucune des intentions éducatives pro-clamées, aucun des contenus retenus dans lescurriculums, n’offrent un visage simple et uni-voque. Il en est de la participation comme desautres. Ainsi, au risque de choquer, je pars dufait que c’est probablement dans les systèmesscolaires des États totalitaires que les pratiques,voire les exigences de participation étaient,sont les plus développées. Nous avons à faire làà une participation dont le but premier estcelui de l’intégration, une intégration obligéesans aucune autre marge de liberté que celle dela conformité au pouvoir. Certes, dans des sys-tèmes scolaires d’États démocratiques, la fina-lité d’intégration existe aussi mais n’est pasréfléchie et mise en œuvre de la mêmemanière. Il y est toujours question d’abord, dumoins en principe, de liberté. L’intégrationpasse par la construction de la liberté et del’autonomie du sujet. Vaste question qu’ilserait intéressant de travailler en tant que telle.Pour mon propos, je retiens simplementqu’une participation «locale», dans l’établis-sement scolaire, y compris une participationliée à des initiatives des élèves acceptées par lesautorités scolaires, n’a rien de « naturelle-ment» citoyenne ou civique. Il est nécessaire,là comme pour les autres thèmes, de la mettresous le regard du cadrage proposé pour leconcept de citoyenneté. Ainsi, par exemple, ladimension politique implique de ne pas limi-ter la participation au local, de prendre en

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compte les autres et l’ailleurs. La formationcitoyenne appelle cet élargissement.

Une approche plus large des niveaux d’échellepart du constat selon lequel il est impossiblede penser nos réalités et nos expériencessociales, y compris celles qui ne sont pas dudomaine politique, en restant confinés dansun seul niveau d’analyse. Il y a du mondialdans le local. Les géographes y trouveront aisé-ment une pensée de l’espace en réseau. Penserun lieu, penser une activité, implique de lemettre, de la mettre en relation avec d’autreslieux, d’autres activités. Nous ne pouvons pluspenser le monde seulement en termes de terri-toires que l’on pourrait analyser selon deséchelles de plus en plus petites. Le modèleconcentrique n’est dès lors plus opératoire etpourtant il reste très massivement présent

La culture du débat, l’étude des questionsvives

Ce thème déplace notre questionnement. Àson sujet aussi, nous observons de fortesconvergences. Celles-ci ne s’expriment pastoujours directement dans les curriculumsformels eux-mêmes. Il faut aller les chercherdans les présentations de ces mêmes curricu-lums, dans des documents qui les accompa-gnent, parfois dans des textes réglementairesqui leur sont supérieurs. Les intentions géné-rales et généreuses abondent. Il faut formerl’esprit critique, développer des capacités às’informer et pour cela apprendre à maîtriserles médias, prendre conscience de la diversitédes points de vue et l’accepter. La plupart deces textes insistent sur l’apprentissage dudébat, raisonné ici, argumenté ailleurs.

Mais, pour ce thème comme pour les thèmesprécédents, ce sont les silences, les accents et

les absences qui sont les plus significatifs.Parmi les questions qui sont ainsi évitées, jerelève par exemple que l’acceptation de ladiversité est proclamée mais peu instrumen-tée. Autrement dit, une fois la diversitéconstatée, acceptée, que faire? Tous les pointsde vue se valent-ils ? La convocation rituellede l’esprit critique suffit-elle à donner desoutils aux enseignants pour que les pratiquessuivent?

Les liens entre cette culture du débat et lesobjets qui sont en débat dans nos sociétéssont peu tracés. Ces liens sont souvent plusexplicites avec les élèves plus âgés, ceux quisont dans la scolarité post-obligatoire. Plusencore, aucun lien n’est indiqué avec les ques-tions que nous partageons entre Européens,que ce soit celles qui sont les mêmes ou quinous sont proches dans nos différents Étatsou les questions qui nous demandent decoopérer, d’agir ensemble.

Enfin, pour qu’il y ait culture du débat, il nefaudrait pas croire ou faire croire que le débatpublic est nécessairement un débat raisonné,argumenté. Il y entre des passions, des émo-tions. À cet égard, nos cultures scolaires diver-gent. Certaines acceptent mieux cette dimen-sion souvent pensée comme «irrationnelle».

Les méthodes

Ces quelques remarques sur la culture dudébat nous font retourner vers les méthodesd’enseignement. Nous les avons rencontréesdans le paragraphe consacré à la vie scolaire.Les convergences sont ici très grandes. Par-tout, les curriculums insistent sur l’expé-rience, les méthodes dites actives. Il fautmettre les élèves en situation. Mais ces textesrestent aussi dans les généralités. Il convient

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de respecter la diversité des situations. Si lesobjectifs de la formation citoyenne peuventêtre énoncés de façon commune et partagéspar tous les élèves et les enseignants, les pra-tiques sont nécessairement diverses, aussidiverses que les contextes locaux. Sans doutecela explique-t-il, au moins en partie, la dis-crétion des curriculums officiels. Il faut yajouter une conception répandue en Europequi laisse à l’enseignant, surtout dans lesecondaire, le choix et l’initiative en matièrede méthodes d’enseignement. Dès lors, leconflit est possible entre les attentes et lesorientations mises en avant par les autoritésscolaires et les enseignants.

5. POUR NE PAS CONCLURE…

Au terme de cette exploration, plusieurs thèmesde réflexion se dégagent. Les premiers repren-nent de manière ramassée quelques-unes des principales observations que nous avonsfaites et sont aussi des appels à des approfon-dissements et à des travaux complémentaires :

• les curriculums formels se présententcomme un grand fourre-tout dans lequelles autorités versent tous les objets à étu-dier qui ne prennent pas aisément placedans les disciplines scolaires instituées, quel’École ne sait donc pas où mettre et que lasociété lui demande;

• la rédaction de ces textes est très consen-suelle et évite tout ce qui pourrait susciterprotestations et mises en question; le sujetest sensible et public ; les autorités poli-tiques, au-delà de réelles préoccupationsdéontologiques, redoutent toujours defaire surgir une contestation médiatique;

• ainsi, la démocratie est présentée elle aussicomme très consensuelle ; elle n’est pas larecherche permanente de l’accord sur fondde diversités et de désaccords. Un privilègeest accordé aux relations horizontales entreles personnes ; au nom de l’égalité descitoyens, tout le monde est mis sur le mêmeplan. On oublie ainsi les relations verticales,hiérarchiques, comme si l’égalité juridiqueet politique, celle qui est au cœur de la défi-nition de la citoyenneté et de la démocratie,non seulement était réalisée mais comme sicette égalité s’étendait à l’ensemble des rela-tions humaines et sociales quels que soientles statuts, les fonctions, les âges;

• il y a peu de références aux appartenanceset aux identités. J’ai souligné le rôle de l’his-toire, mais celle-ci ne porte pas «par nature» une identité citoyenne. De leur côté, lescurriculums d’éducation citoyenne n’ou-vrent pas, ou très peu, à une réflexion surl’identité citoyenne ou la dimensioncitoyenne de l’identité par rapport àd’autres composantes et d’autres sources denos identités individuelles et collectives ;

• enfin, ces textes officiels sont marqués parune tension qui est largement présentedans nos sociétés, dans nos conceptions del’humain et de la vie sociale, tension dansla formation entre un individu libre, auto-nome, critique et un individu solidaire,responsable, coopérant, participant, entrele sujet et ses relations avec les autres. Cettetension dépasse largement ce qui estpropre à l’éducation citoyenne pour carac-tériser et interroger toute action de forma-tion et d’éducation aujourd’hui.

Dans un second temps, j’observe que les cur-riculums dessinent l’image d’une perfection,

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celle du citoyen formé à l’École. Si toutes lesintentions de formation étaient couronnéesde succès, si tous les objectifs étaient atteints,nul doute que l’avenir de nos sociétés, notreavenir et celui de nos enfants se présente-raient quasiment comme un paradis ter-restre, une Terre peuplée de citoyensconscients, doués d’esprit critique, tolérants,respectueux des personnes, des biens, deslois, adhérents aux valeurs des droits del’homme et de la démocratie, participants àtous les niveaux de la vie sociale et poli-tique… J’arrête là cette énumération, nonparce que j’ai fait le tour des vertuscitoyennes, mais parce que le jeu risque d’êtrecruel. La vie est si différente de nos bonnesintentions ! Cette différence est source d’in-quiétude ; ne pas la prendre en compte,source de danger. Les élèves savent très viteque ce qui est enseigné, quelles que soient lesméthodes utilisées, n’est pas tout à fait sem-blable à ce qu’ils observent dans la vie desadultes, à ce qu’ils vivent eux-mêmes, à leursexpériences. Le danger est alors que ce quileur est enseigné soit réduit, par eux, à debonnes paroles totalement inutiles ; le dangervis-à-vis du reste de la société, notammentdes parents, est que l’École apparaisse commeune institution inefficace puisqu’elle n’est pasvraiment capable d’atteindre les objectifsqu’elle se donne. Marquer la différence n’apas pour but de délégitimer l’ÉC et lesbonnes intentions qui y président, mais desuggérer d’en faire un objet de travail et deréflexion avec les élèves. C’est dans la distanceentre, d’un côté les principes et les valeurs, del’autre les réalités que ces mêmes principes etvaleurs permettent de dire de ces réalités et deles évaluer, que se situe une réflexion sur laliberté, sur l’action, sur l’initiative, sur la res-ponsabilité, sur la place du citoyen dans unesociété démocratique.

L’École ne peut pas tout, plus encore en matièrede formation citoyenne. Elle est dans unesociété, dans un monde, et en vit les effets, lesinfluences, les contraintes, les contradictions.Les adultes qui exercent leur métier dansl’École ne sont pas les seuls à jouer un rôle dansl’éducation citoyenne des élèves. Chacunconnaît le rôle irremplaçable des parents, maisaussi le rôle important des pairs. L’Écoleapporte sa contribution, une contributionessentielle et spécifique même si elle est parfoisjugée modeste. Elle est spécifique notammentpar sa durée: neuf années d’École obligatoiredans la plupart de nos États et non pas «tout,tout de suite»; par son espace: à l’intérieur del’École, la vie ne s’organise pas comme dans lereste de la société; par sa finalité première: laconstruction de compétences et de savoirsreconnus comme une base nécessaire pourl’insertion sociale.

Dans les curriculums étudiés, nous avons ren-contré des contenus de formation qui sont leplus souvent énoncés sous forme de listes,listes d’objectifs et d’intentions laissant uneliberté plus ou moins grande au niveau local,listes de contenus plus précisément décrits.Mais, toujours ou presque, listes qui sont trèspeu problématisées.

Il y a peut-être dans cette caractéristique uneffet de la fonction ‘officielle’ de ces textes. Ilsne sont pas là pour susciter la controverse,mais au contraire pour l’éloigner, pour tenterde présenter une école qui rassemble; ils sontlà pour emporter l’accord des enseignants, etc.Pourtant, au-delà de cet effet, je retire aussi decette étude une forte impression de repli ou deprudence par rapport à l’avenir avec l’idée quel’abstention est préférable à toute affirmationpotentiellement conflictuelle. Les risquesd’une telle attitude ont déjà été soulignés.

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Comme pour les pratiques, peut-être serait-ilutile de s’interroger sur de nouvelles formesd’écriture de ces curriculums.

Enfin, parmi bien d’autres thèmes dont l’exa-men serait pertinent, je termine en soulignantce paradoxe entre l’éducation qui comportenécessairement une part de contrainte etd’imposition, et la liberté. L’une et l’autre sontmouvements, pris dans l’histoire de chacun,éducation scolaire qui ne dure qu’un temps,formation de la personne qui dure toute lavie, liberté qui est construction permanenteet non pas essence ou état acquis à unmoment donné de l’existence. Mais, alors,comment évaluer les compétences citoyenneset leur apprentissage dès lors que ce qui est enquestion est lié aux attitudes et aux modes derelations avec les autres et, pour nos élèves,autant à leur présent qu’au futur de leur vied’adulte?

b i b l i oBIBLIOGRAPHIE

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1. À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

Si l’on accepte comme une évidence que toutepensée, et par conséquent toute idée est, aumoins à l’origine, incarnée par l’individu qui laproduit, dans le référentiel spécifique des idéespédagogiques, écrire l’histoire reviendrait defait à en rechercher les auteurs: toute demandeou question concernant les idées pédagogiquesporte, tout d’abord, à retrouver l’auteur de cesidées. Un des principaux effets induit par cettequête de reconnaissance en paternité (mater-nité?), accomplie par les historiens, serviraitdans une telle perspective à déterminer des«classiques» auxquels on se doit de faire réfé-rence, dans un environnement cultureldonné. Mais qui décidera que tel auteurmérite d’entrer dans la mémoire collective deséducateurs, et selon quels critères?

En opposition à cette vision personnaliste del’histoire des idées, théoriciens et philosophesmontrent de concert que l’on peut parler depédagogie en dehors de tout rapport existen-tiel. Le monde des théories se satisfait peu ducaractère poétique et de « l’incarnation péda-gogique». Les mythes grecs (ceux d’Œdipe etd’Électre par exemple) révèlent en outre com-ment certaines idées peuvent prendre unevaleur pédagogique, même si elles ne sont pasexplicitement désignées comme telles, et avoirforce de loi dans les us et coutumes : toutetransgression entraînant des conséquences

POUR UNE ÉPISTÉMOLOGIE DE L’HISTOIRE DES IDÉES PÉDAGOGIQUES

LOÏC CHALMEL, LABORATOIRE CIVIIC, UNIVERSITÉ DE ROUEN

prévisibles mises en scène par le mythe, lasociété protège sa cohésion interne enexcluant de fait le contrevenant. On ne tran-sige pas avec la valeur symbolique du mythe.C’est ici son autorité qui prévaut, définissantun cadre de référence immuable, indépen-damment de celle de quelque «penseur».

Les idées philosophiques, quant à elles, s’im-posent dans des systèmes de pensée référen-tiels, ayant en commun avec le mythe la pré-tention à l’universalité. Ce qui différencie lesdeux, c’est peut-être que l’idée philosophiqueexplicite n’existe qu’en opposition à uneapproche antérieure, suivant une dialectiquecritique dont les règles se sont affinées au coursdu temps. Ce système rhétorique implique unchoix, une lecture personnelle des relationsentre loi, politique et éthique, enracinées dansun contexte historique donné. C’est a contrarioce qui rapproche philosophie et pédagogie.L’idée philosophique dans sa prétention àl’universel n’en est pas moins générée par unsystème de pensée individuel à la fois complexeet singulier, qui, dans sa quête d’absolu, devérité et de justice, au-delà des contingenceshistoriques et sociales, opère des choix del’ordre de la préférence. En dépit de ces consi-dérations, le discours du pédagogue se voit leplus souvent placé sous la tutelle de celui duphilosophe. Pestalozzi, pour prendre sonexemple, n’échappe pas à cette règle, à l’origine,lors de son projet d’éducation des pauvres à la

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campagne. Pourtant son effort de compréhen-sion de l’expérience du Neuhof symbolise unepremière tentative d’émancipation par rapportau référentiel philosophique, même lorsque lafrontière entre pédagogie et philosophiedemeure floue et ténue durant la longuepériode qui sépare l’épopée du Neuhof de cellede Stans. La rédaction ultérieure de la Méthode,assimilée à une véritable «science de l’éduca-tion », caractérise dans une large mesure larésultante de cette démarche émancipatrice.Suivre les démêlés d’un Pestalozzi aux prisesavec ses contradictions internes et externes,tentant jusque dans son Chant du cygne d’ex-pliciter les raisons de ses échecs successifs,constitue le paradigme d’une histoire vue ducôté des acteurs (Guillaume, 1890). Les bio-graphes articulent leurs démonstrations à unrécit diachronique; dès lors, la qualité de leursanalyses et leur distance critique par rapportaux thèses de l’auteur les différencient de leursencombrants voisins les hagiographes.

À ce type d’approche s’oppose, à l’évidence,une autre conception de l’histoire quiconteste l’acception selon laquelle la genèse etle développement des idées pédagogiques sui-vraient un parcours linéaire des acteurs (lespédagogues) vers les facteurs (la société). Cesmêmes idées transfusent incontestablement,bien que de façon différente, de la culture(conçue comme conjonction de facteurs) versles acteurs. Les pédagogues sont en effet desêtres curieux de leur temps, qui prennent encompte dans leur quête de mieux-être, outreles apports des différentes sciences humaines,des outils, des savoirs, des principes méthodo-logiques issus de champs théoriques fort dis-parates, utiles à leur réflexion et à leur actionéducatives. À cet égard, toute idée pédago-gique, dans sa valeur de synthèse provisoire,déborde le cadre même de l’éducation. Jean-

Frédéric Oberlin indique par exemple, dansses notes de lectures, qu’il a analysées (et soi-gneusement annotées) 538 livres entre 1766et 1780, au nombre desquels la Vie de Nicolascomte de Zinzendorf cohabite avec l’Emile deRousseau et les Aventures de Télémaque deFénelon avec le Robinson Crusoé de Defoe. Ceconstat rend plus ardue encore la tâche del’historien qui voudrait s’engager dans unedescription précise de liens de cause à effet.Évaluer l’influence de tel ou tel référentiel surla modification des conceptions éducatives del’acteur, ou sur les reformulations successivesde ce qui fait son originalité en tant que péda-gogue, revient au premier regard à poser uneproblématique insoluble. Pour toute périodehistorique se pose, pour peu que l’on accepteune perspective critique, la question de l’im-portance et de la profondeur du lien existantentre les idées pédagogiques et leur influencesur la construction ou la ré-élaboration d’uneréalité éducative donnée ainsi que son inévi-table corollaire : la détermination de ce qui estde première importance par rapport à ce quireste superficiel ou éphémère, ainsi que lescritères qui fondent une telle classificationdes facteurs. Vérifier que, de manière incon-testable, une idée pédagogique ou la combi-naison de plusieurs d’entre elles aient eu desretombées sur les pratiques éducatives quoti-diennes, qu’elles soient institutionnelles oudomestiques, conduit le chercheur à une pos-ture alternative à celle du biographe, en se pla-çant résolument du côté des facteurs.

Refuser de prendre en compte ces conceptionspédagogiques anciennes, ces pratiques dupassé (dépassées ?), conduit à une forme demyopie dans la compréhension du présent. Lafinesse dans l’analyse des réalités éducativescontemporaines reste très dépendante de clésde lecture historiques: la perte de ces clés nous

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tient isolés d’un réseau de significations, soli-taires en quête de solidarités. Nous suivonsDaniel Hameline lorsqu’il affirme tout l’inté-rêt de ces solidarités historiques pour le cher-cheur, dans une quête de l’identique qui para-doxalement révèle, au sens photographiquedu terme, des éléments de dissemblance et qui,loin de s’imposer comme des modèles, nouspermettent d’exister comme uniques, en tantque semblables/différents: «L’histoire nous ins-truit sur nous-mêmes parce qu’elle nous restaureà l’identique, avec, quelque part, le frémissementd’un juste assez de dissemblance pour qu’il y aitdoute sur le passé et, dès lors, doute sur le pré-sent: un interstice s’ouvre, et comme une échap-pée belle » (Hameline, 2002, p. 6). L’histoiren’est pas écrite à l’avance, dans le cadre d’undéterminisme des facteurs où les acteurs neseraient que de simples figurants. Les poli-tiques éducatives peuvent être plurielles, maisil est du ressort des acteurs de décider in fine sil’acte d’éduquer concerne encore l’affirmationde l’humanité dans l’homme… À l’heure deschoix, les pédagogues, qui génèrent, structu-rent mais aussi critiquent les idées éducatives,peuvent contribuer à ne pas perdre de vue lesprincipes fondateurs d’une éducation huma-niste au centre de laquelle l’homme se tientdebout, comme un tout insécable.

2. REPÈRES

«Choisir, c’est renoncer», nous disent les psy-chanalystes. Ainsi l’historien des idées péda-gogiques se voit-il contraint d’affirmer seschoix épistémologiques en défendant explici-tement les options retenues, et les enjeuxqu’ils représentent dans la manière de «dire»l’histoire. Dans cette perspective, la penséecomplexe définie par Edgar Morin, ainsi quel’herméneutique vue par Paul Ricœur, consti-

tuent autant de référentiels de tout premierordre. L’application d’outils méthodologiquesissus de ces champs à l’histoire des idées péda-gogiques nous conduira à nous démarquer depositions déterministes, au profit de détermi-nations multiples, abandonnant l’idée de cau-salité linéaire qui sous-entend que derrièreune complexité apparente, se dissimule unelogique régulatrice des phénomènes humains.Nous tenterons également de définir en quoil’approche anthropologique, « actualisationd’innombrables virtualités humaines», permetde rendre toute leur place aux sujets, aux côtésdes paramètres économiques et sociaux tradi-tionnellement valorisés par les historienspositivistes : «[…] l’histoire n’est pas seulementune succession d’évènements, de bruit, de fureurou de processus économiques mécaniques. L’his-toire devient manifestation de diverses poten-tialités humaines. C’est une façon de nousmettre en relation avec l’anthropos, la condi-tion humaine» (Morin, 1999, pp. 352-353).

2.1. Éloge de la complexité

Étymologiquement, le terme de complexitérenvoie à l’idée de tissage (complexus : ce qui esttissé ensemble). La structure du tissu est égale-ment à rapprocher de celle du texte (textus detexere, tisser), dont le français contemporain agardé trace dans « textile ». Cette entrée enmatière linguistique résonne pour l’historiencomme une invitation à s’aventurer sur lesterres de la pensée complexe, en vue de démê-ler les fils de chaîne et de trame qui associent,souvent de manière baroque, des facteurs etdes acteurs hétérogènes; mais elle induit égale-ment aussitôt une inévitable confrontationherméneutique avec le monde des traces, sou-vent textuelles, qui témoignent de l’inextricabletissu d’évènements, d’interactions entre des

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facteurs hétérogènes, portés par des acteursdont la galerie des portraits reste souvent àpeindre. Quel chercheur en histoire des idéesn’a-t-il pas ressenti une forme de décourage-ment devant l’inextricable fouillis, le désordreapparent auquel conduit le repérage dessources à l’orée d’une recherche nouvelle? Lascience a besoin d’ordre: d’où la tentation pre-mière d’occulter le désordre, de hiérarchiser lescorpus documentaires, en écartant tout ce quiinduirait ambiguïté et incertitude. Cette opéra-tion historiquement nécessaire qui consiste àproduire une analyse claire et pertinente dupassé, s’appuyant si possible sur l’administra-tion de la preuve (documentaire), conduit biensouvent à la production d’interprétationsaveugles et à une forme de cécité plus ou moinsbien assumée par celui qui les pose.

L’une des modalités qui permettrait de réduirela complexité pour remettre de l’ordre dansl’histoire serait sans doute de s’en remettre auxexperts pour traiter la même réalité à desniveaux référentiels différents: il y aurait ainsiune analyse économique, psychologique,sociale, etc. d’un même référent. L’histoires’écrirait dans le cadre de cette multiréféren-tialité : la combinaison entre elles d’analysesunidimensionnelles, parcellaires et spéciali-sées, permettrait de produire des synthèsesencyclopédiques, réputées exhaustives. Morinrécuse une telle confusion entre complexité etcomplétude : «La totalité, c’est la non-vérité.Nous sommes condamnés à la pensée incertaine,à une pensée criblée de trous, à une pensée quin’a aucun fondement absolu de certitude. Maisnous sommes capables de penser dans ces condi-tions dramatiques» (Morin, 1990, p. 93).

Tout chercheur qui se fait «monographe épisté-mique», selon l’expression de Daniel Hame-line (2001, p. XIII), aspire à la complétude. La

différence d’avec la multidimensionnalitépropre à la juxtaposition d’expertises, c’est quele monographe épistémique assume seul laresponsabilité des regards croisés qu’il portesur son référent. Aspirer à la complétude touten acceptant la complexité, c’est assumer enconscience l’incertitude, l’idée utopique d’unsavoir global, tout en conservant à l’eu-toposses deux acceptions originelles : une île inac-cessible certes, mais aussi un espace où l’on estbien… C’est aussi résister à la perspective derationalisations arbitraires qui enferment lesfaits historiques dans un système supposécohérent. Une forme (classique au demeu-rant) de rationalisation délirante consiste à neretenir que les indicateurs qui confortent unsystème explicatif, en écartant tout ce quipourrait le contredire. Se référer à la com-plexité place ainsi le chercheur dans une ten-sion inconfortable: entre nécessaires simplifi-cations, hiérarchisations, sélections etaspirations à la complétude; entre la volontéde dire une histoire achevée et l’imperfection,acceptant l’incertitude propre à toute tentativede rationalisation des phénomènes humains.

Le principal défi, inhérent à ces aller et retourentre simplicité et complexité, est bien de «s’yretrouver », de ne pas perdre le fil, tissantcomme Hélène une toile cohérente mais tou-jours imparfaite, sans cesse remise sur lemétier au cours du temps, complexe à défautd’être complète. Le risque serait de « s’yperdre», dans une confusion des sentimentsoù l’on ne sait plus ce qu’on veut ni où l’on va.

2.2. Double herméneutique : traduire etinterpréter

«S’y retrouver» nécessite en particulier l’utili-sation de cartes et de boussoles, propres à

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baliser un itinéraire incertain. François Dosse(in Morin, 1999, p. 317) propose à cet effet, enréférence aux travaux de Ricœur, une «doubleherméneutique», conçue comme un processusd’alternance entre traduction et interpréta-tion. Cette méthodologie, féconde pour l’his-torien, le situe au cœur d’un débat dialectiqueet mutuel entre deux pôles : l’explicatif (tra-duction de traces sémiotiques différenciées)et le compréhensif (mise en relation des résul-tats de l’analyse en vue de construire unréseau de signification cohérent). Cette ten-sion permanente entre explication et compré-hension, la nécessité d’un va-et-vient conti-nuel, permet de nourrir la recherche dupotentiel propre à ces deux pôles. La viséeexplicative induit une attitude critique, detype kantien, distante. Le mouvement decompréhension implique l’immersion,l’appartenance, l’ouverture à de nouveauxpossibles : « Interpréter, c’est imaginer un oudes mondes possibles déployés par le texte, etc’est agir…» (Dosse, in Morin, 1999, p. 321).Le mouvement d’interprétation lui-même sedédouble : il est interne, lorsque l’acteur ana-lyse, à son époque, la situation dans laquelle ilse débat. Il devient externe, lorsque l’historienreprend, retravaille ce témoignage au servicede sa recherche. L’acte interprétatif est paressence dans un entre-deux, entre vécu etconcept, sens commun et épistémologie.

Le concept ne s’oppose plus au vécu pour ledisqualifier, et la quête de sens se réalise à par-tir de « médiatrices imparfaites » dans une«dialectique inachevée» toujours ouverte à unsens nouveau. Cette ouverture sur la tempo-ralité, sur la chaîne des générations inscritedans la trame de l’historicité s’oppose à lacoupure épistémologique devenue un absoludu paradigme animé par une prétentionscientiste (Dosse, in Morin, 1999, p. 320).

2.3. Le retour du sujet

La tension herméneutique précédemmentdécrite permet-elle de déterminer des modèlesexplicatifs globaux, véritables règles de gram-maire organisatrices du sens de l’histoire ?Certes non, si l’on se réfère au paradigmestructuraliste, dominant dans les années 60-70,dont l’ambition fut de saisir la réalité demanière objective et scientifique. La revendi-cation théorique qui caractérise les auteurs quis’y réfèrent sous-tend la conception fonda-mentale d’une vérité scientifique présente maiscachée, qu’il s’agit de démasquer. Éthique dusoupçon et nécessité du décentrement propresà cette approche renvoient les acteurs hors duchamp de l’expertise, exilés des terres d’investi-gation comme des indicateurs instables et aléa-toires, principales sources d’illusions et demirages. Si l’objet de la connaissance histo-rique est de définir l’immuable, les invariantsdans la détermination des conduites humaines,le sujet redevient objet, enfermé, contraint parle déterminisme des lois et le jeu des facteurs.Certes, la détermination de ces mécanismesreste un des objets privilégiés de l’historien,mais un objet parmi d’autres. Car l’histoiren’est pas écrite à l’avance, et c’est justementdans la capacité des acteurs à s’extraire desconditionnements de toute nature que seconstruit l’essentiel de l’historicité, qui échappeaux structuralistes. Éternelle dualité du singu-lier et du général. Accepter d’être «travaillé»par la tension herméneutique implique, à l’in-verse, une mise à l’écoute du récit des acteurs,en leur reconnaissant une compétence singu-lière à analyser leur propre situation. Le «senscommun» exclu par les structuralistes est réin-tégré dans le champ de la recherche par l’her-méneute. L’historien se fait alors ethnologue,en s’attachant à suivre au plus près les inter-prétations internes fournies comme autant de

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matériaux par les acteurs. Ce travail interpréta-tif interne constitue ainsi un gisement poten-tiel de savoirs, qui ne doit pas d’emblée êtreréfuté par un travail interprétatif externe quiconduirait à sa disqualification.

L’interprétation externe doit se bâtir sur le ter-reau de l’explication, ou, pour mieux dire,d’explications multiples et croisées. Expliquerplus pour comprendre mieux, telle pourraitêtre la devise de l’herméneute. Elle engage àune forme de compagnonnage avec l’acteur etson histoire, comme elle exige un examen pré-cis des marqueurs internes et externes quisituent son niveau d’implication dans le débatd’idées qui ici agite la France révolutionnaire.L’historicité ne se substitue pas à la structure;les savoirs issus de l’une viennent féconderceux de l’autre. Le retour au premier pland’actes explicités et réfléchis place celui qui lespose au centre d’une quête interprétative quine se satisfait pas de l’histoire convenue. Ceretour de l’acteur ne remet nullement en causele primat du regard critique, de la mise à dis-tance et de l’objectivation. Il ne s’agit pas nonplus d’une quête de l’exotisme, mais plutôtd’une démarche «qui vise à l’appropriation desdiverses sédimentations de sens léguées par lesgénérations précédentes, des possibles non avérésqui jonchent le passé des vaincus et des muets del’histoire» (Dosse, in Morin, 1999, p. 325).

2.4. De l’événement

Le retour au premier plan des acteurs de l’his-toire s’accompagne, dans la logique hermé-neutique, d’une prise en compte renouveléede l’événement, désormais interrogé commeun surgissement, une rupture temporelle auxconséquences multiples, qui impose des tra-jectoires insoupçonnées à la pensée convenue.

Que l’on ne s’y trompe pas : l’événement n’esten ce sens ni célébration, de Bouvines àWaterloo, des hauts faits de l’histoire, ni écrande fumée, temps trop court pour être scienti-fique, dissimulant pour les positivistes unestructure qui se dessine sur le long terme. Sesconséquences évoquent pour nous la méta-phore de La pierre dans l’étang de GianniRodari (1979, pp. 31-32), lorsqu’il parle desorigines de la créativité chez l’homme. Toutévénement ne produit pas des effets sem-blables ; l’amplitude des ondes qu’il provoquevarie en particulier en fonction de la force deson impact initial. Mais c’est justement l’am-plitude de cet impact qu’il convient de mesu-rer, les interactions que sa propagation pro-voque, les micro-événements qui luisuccèdent et les perspectives nouvelles qu’ildégage sous la poussière du temps.

Ricœur recommande de traiter de l’événe-ment selon trois perspectives : celle de la cri-tique interne et externe des sources que nousavons déjà évoquée, indispensable à l’authen-tification des faits, ce qu’il qualifie d’événe-ment « infrasignificatif » ; dans un secondtemps, les schèmes de causalité qui peuventrendre compte de l’événement sont examinésautour d’une interrogation (pourquoi?) quipousse jusqu’aux frontières de la «non-événe-mentialité» ; un troisième plan conduit à exa-miner les traces événementielles dans laconscience collective, donnant lieu à un évé-nement «suprasignificatif » qui, selon Dosse(in Morin, 1999, p. 322), «offre un horizon àl’inflexion interprétative, réflexive de la disci-pline historique aujourd’hui».

À la suite de Pomian, Ricœur définit, outrel’événement, trois autres catégories tempo-relles propres à l’histoire : la série répétitive,l’époque et la structure. Ces catégories distin-

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guent en particulier le temps de l’histoire decelui du récit quotidien ou littéraire (Ricœur,in Morin, 1999, p. 298). Paradoxalement,l’événement «infrasignificatif» se caractérisepar une mise à distance du récit. Détaché desa base narrative, il vaut par la reconstitutionminutieuse de ce qui arrive. Comme son noml’indique, la série répétitive diffère de l’événe-ment en ce que l’un est singulier, non repro-ductible, lorsque l’autre se présente commeune série de redites plus ou moins espacéesdans le temps. Les séries trop limpides dansleur définition peuvent néanmoins s’avérertrompeuses si on les isole d’un contexte fluc-tuant, généré par l’interaction de multiplesvariables. Gruzinski (in Morin, 1999, p. 315)insiste en particulier sur la part de l’in-certitude et de l’aléatoire, dont la prise encompte s’avère plus que problématique. L’in-certitude renvoie aux acteurs, qui, aujour-d’hui comme hier, ne sont guère capablesd’anticiper sur leur destin en prévoyant l’évo-lution des systèmes censés déterminer leurscomportements. L’aléatoire renvoie pour sapart à l’interaction des innombrables facteursde la réalité historique. Loin de réciter sesgammes, l’histoire est en proie à de fréquentessautes d’humeur imprévisibles, irrégularité etdésordre alternant avec une régularité mathé-matique. À l’intérieur d’un système apparem-ment homogène, des fluctuations marginalespeuvent produire des effets surprenants et dif-ficilement maîtrisables.

La notion d’époque se subdivise elle-mêmeen périodes de courte durée, de duréemoyenne, de longue durée. La vie d’un indi-vidu donné, nécessairement courte à l’échellede l’histoire, est enchâssée dans la suite desgénérations, dans un espace temporel beau-coup plus vaste. Le questionnement sous-jacent à la périodisation est par excellence celui

des spéculations sur le sens de l’histoire, desoppositions entre développements linéaires etcycliques, progrès, déclins, régressions, renais-sances… La mise en ordre de l’histoire reste àcet égard héritière du structuralisme.

La notion de structure, enfin, n’a de sens quedans sa relation dialectique avec l’événement :l’événement révèle (au sens photographiquedu terme) la structure sous-jacente par lesinflexions, voire les ruptures qu’il provoque.Un événement de moyenne amplitudeentraîne une réorganisation structurelle, quidévoile les constructions préexistantes. Unerupture plus considérable peut introduire unchangement de paradigme, comme le fait jus-tement remarquer Soëtard à propos de l’Emilede Rousseau. Ce sont ces interactions qui dif-férencient ce terme de son acception positi-viste, selon laquelle tout événement résulted’une convergence de causes et produit unesérie de conséquences prévisibles. Dans unetelle perspective, l’histoire est régie par des lois«physiques», telle cause produisant inévita-blement les mêmes effets, suivant un modèlereproductible à l’infini : «[…] cette rationali-sation se fonde, explicitement ou non, sur lacroyance en l’existence d’un ordre sous-jacent,d’une structure, d’une dialectique, d’une causepremière, d’une fonction etc., que l’historienn’aurait qu’à exhumer» (Gruzinski, in Morin,1999, p. 314).

2.5. Interprétations conflictuelles

Si la multiplicité, le désordre apparent, l’em-brouillamini des sources constituent pour lechercheur en histoire des idées une cause pro-bable de découragement initial, il en est uneautre, tout aussi pernicieuse, que questionneDaniel Hameline dans un ouvrage récent

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(2002, pp. 3-7) autour de la métaphore dubègue : « Tout est dit et l’on vient trop tard,depuis sept mille ans qu’il y a des hommes et quipensent. » Rien de nouveau sous le soleil…L’aphorisme de La Bruyère, nous condamne àréécrire l’identique à l’infini, en ressassant lesmêmes litanies, les mêmes refrains: «Tout estdit. Voilà effectivement une bien puissanteimage de l’origine. Mais n’est-ce pas énoncerplutôt qu’il n’est pas d’origine puisque les jeuxsont faits que rien ne peut désormais commencerqui ne soit barré d’avance? Tout possible est défi-nitivement altéré. L’«ancien» est réputé le lieudu «meilleur», un «ancien» qui est trop notreidée pour s’avérer mythique, ce qui le sauveraitde notre entreprise complaisante» (Hameline,2002, p. 5).

Entrer dans l’histoire par les acteurs nousconforte dans cette analyse: peut-on sérieuse-ment écrire sur Oberlin après la biographie «officielle» de Stoeber (1831), revue et corrigéepar Leenhardt (1914)? La thèse de Pinloche(1889) ne présente-t-elle pas un regard défini-tif sur Basedow et son œuvre? Existe-t-il unPestalozzi, dans l’univers francophone, diffé-rent de celui de Michel Soëtard, un autreKomensky que celui de Marcelle Denis? L’en-treprise de Jean Houssaye, lorsqu’il revisite lemythe Korczak, n’est-elle pas suspecte d’héré-sie et vouée à l’opprobre des gardiens de lamémoire ? Quiconque veut apporter unecontribution originale sur l’autel de l’histoiredes acteurs est-il condamné à faire revivre desfigures oubliées, pédagogues apparemment desecond ordre, en les faisant passer pour cequ’ils ne sont pas ? L’entrée par les facteursconfronte l’infortuné chercheur aux savoirsacadémiques et à la doxa. Qui peut prétendreréécrire aujourd’hui l’histoire des institutionsde formation des maîtres en France? L’écolematernelle de la République peut-elle sérieu-

sement avoir eu des racines piétistes moraves?La liste des exemples est innombrable et à pre-mière vue décourageante. Pourtant l’impuis-sance du bègue fait aussi paradoxalement saforce, qui réside dans sa résistance et son entê-tement: «[…] le bégaiement nous signifie qu’ily a, bien évidemment, quelque chose à dire. Etquelque chose d’important. Car bégayer, c’estinsister. C’est s’instaurer impuissant dans l’insis-tance et donner par-là toute sa mesure au mal-entendu» (Hameline, 2002, p. 3). La démarcheherméneutique vient alors au secours dubègue à travers le conflit des interprétationsthéorisé par Ricœur. Ce conflit interprétatif estune porte ouverte sur une construction plu-rielle, mouvante et dynamique des savoirs, uneconception en tension de la vérité. L’hermé-neute bredouille parce qu’il est médiateurentre deux mondes déployant son art dansdeux directions (entre-deux, à nouveau!). Ilcherche à retrouver le fil d’une communica-tion rendue inaudible par le gouffre spatio-temporel, devenue obscure par l’évolution descontextes et des langages. La distance, l’écartavec le présent sont tout autant des obstaclesque de puissants stimulants pour celui quicherche. Le recueil, la traduction et l’authenti-fication des sources, permet de reconstruirejusque dans les détails ce qui entre dans ledécodeur de la mémoire sous forme d’input ;la combinaison de cet explicatif avec l’inter-prétation externe, le compréhensif, restaure «en clair», non à l’identique mais de manièreoriginale, un réseau de significations brouilléjusqu’alors. Ainsi, si le travail d’analyse, pourpeu qu’il suive une méthodologie rigoureuse,relève de l’administration de la preuve, c’estbien l’output, la reconstruction du sens dans cequ’elle a de singulier qui fait problème. Leconflit des interprétations suppose uneconception de la vérité en tension. Après avoirjeté des ponts par-dessus le fleuve du temps

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pour entrer en relation avec l’autre, semblabledifférent, il faut en jeter de nouveaux avec sescontemporains, pour échanges. Ces échangesréciproques et contradictoires à la recherchedu sens caché, dans une perspective de démy-thologisation, participe d’une construction desens plurielle. À ce niveau, la notion d’appar-tenance est décisive. Pour que le sujet cher-cheur, nécessairement impliqué par sa relationau monde, puisse exister en tant que cores-ponsable d’une élaboration de sens plurielle, ilfaut qu’il soit identifié par ses semblables. Laconfrontation des interprétations qui nourritla recherche, se déroule au sein d’un espace detravail collaboratif, lieu d’échanges d’informa-tions, de questions et de doutes. Solitaire s’op-pose ici à solidaire: la pertinence de mes inter-prétations doit se confronter à celle des autres.Pour m’y retrouver, j’ai impérativementbesoin de la vision des autres, au risque d’avoirmoi-même des visions : « Faire de l’histoire,c’est contrarier la geste éducative et ses récits tou-jours recommencés pour s’astreindre à l’inven-taire des gestes éducatifs et de leurs similitudesbégayantes, pour y déceler les imperceptiblesmais imprescriptibles enclenchements où s’in-vente l’humanité dans le champ des possibles»(Hameline, 2002, p. 7).

Entre chronique, récit d’une approche éduca-tive singulière inscrite dans des limites spatio-temporelles déterminées et analyse ducontenu de ce qu’un auteur a rêvé être l’édu-cation sur les terres de l’utopie, entre simplifi-cation extrême et complexité parfaite, sedégage un espace d’étude étroit, aux limitesincertaines, entre discours sur les idées péda-gogiques et histoire des idées pédagogiques.Investir l’espace «où s’invente l’humanité dansle champ des possibles» résonne comme uneinvitation à «[…] revisiter, à partir du passé,les multiples possibles du présent, afin de penser

le monde de demain» (Dosse, in Morin, 1999,p. 326). Nous suivons Novoa lorsqu’il affirmeque: «La responsabilité de l’historien ne s’ac-quitte pas dans les réponses, mais surtout dansles questions. La valorisation d’une histoire desproblèmes permet de situer son compromisintellectuel dans le temps et l’espace d’aujour-d’hui» (1998, p. 21). Une des finalités essen-tielle des résultats de la recherche historiquenous semble ainsi être d’« interroger» l’appa-rente cohérence de la réalité contemporaine,pour aider à distinguer, dans un tissage com-plexe de facteurs hétérogènes, les «possibles»de chacun d’entre eux, et cela au-delà des sys-tèmes explicatifs compartimentés des diffé-rentes sciences sociales. Elle induit en particu-lier l’opportunité de repenser le rapport del’histoire avec les autres sciences.

3. CONCLUSION

Depuis l’invention de l’écriture, la mémoireest indépendante du sujet ou de la commu-nauté qui en était dépositaire jusqu’alors. Lessavoirs empilés, conservés, se présentent demanière trompeuse comme des vérités singu-lières et objectives, mortes et impersonnelles.Leur préservation et la capacité à y accédersont devenues un enjeu de pouvoir.

La science occidentale moderne a fondé pourune large part sa légitimité sur l’éviction dusujet. L’exploration de l’entre-deux pédago-gique vise au contraire à réduire cette dicho-tomie entre les traces et les sujets qui les ontgénérées, et affirme l’indissociable unité entreacteurs, facteurs et environnement, en tantqu’éléments constitutifs de l’acte d’éduquer.

À une époque où la somme des connaissancesdisponibles n’a jamais été aussi considérable,

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l’amnésie caractéristique du monde de l’édu-cation contemporain par rapport à son passé,constitue sans doute paradoxalement unechance pour l’historien, et ouvre des perspec-tives à sa quête. Si l’intitulé «histoire des idéespédagogiques» induit lui-même étymologi-quement l’inscription de recherches dans aumoins deux univers théoriques différents,alors l’historien des idées fait incontestable-ment l’expérience de cet entre-deux du cœuret de la raison, de la nostalgie du passé à lavolonté de décrypter l’avenir, entre pédagogieet histoire.

L’épistémologie de la recherche en histoiredes idées pédagogiques développée au longde cette communication contribue à définirune forme possible à un type de temporalitéque Ricœur nomme « le temps du sens». L’es-pace-temps ainsi circonscrit se construit à lafois au sein des sédimentations successivesdes dépôts d’archives, dans une démarched’immersion, et dans une posture de distancecritique, qui seule permet de « faire sens »,dans une démarche de distanciation. L’her-méneute, médiateur entre deux mondes,déploie ainsi son art dans au moins troisdirections :

• il cherche à renouer le fil d’une communi-cation rendue inaudible par le gouffre spa-tio-temporel, obscurcie par l’évolution descontextes et des langages dans une logiqueexplicative ;

• il s’emploie ensuite à restaurer «en clair»,non à l’identique mais de manière origi-nale, un réseau de significations brouilléjusqu’alors, en confrontant les résultats desa quête archivistique avec des outils d’in-terprétation externe dans une logiquecompréhensive ;

• après avoir jeté des ponts par-dessus lefleuve du temps pour entrer en relationavec l’autre, semblable différent, il en jettede nouveaux avec ses contemporains, pouralimenter le débat et les échanges dans unelogique dialectique ou de conflit des inter-prétations.

Le temps du recueil, de la traduction et del’authentification des sources, en interactionavec le travail d’analyse, doit permettre unereconstruction documentaire crédible jusquedans les détails ; il relève de l’administrationde la preuve et requiert une méthodologierigoureuse. La visée explicative induit uneattitude critique, de type kantienne, distante.La reconstruction du sens dans ce qu’elle a desingulier suppose alors une «double hermé-neutique», conçue comme un processus d’al-ternance entre traduction et interprétation.Cette tension permanente entre explicationet compréhension permet de nourrir larecherche du potentiel propre à ces deuxpôles. Expliquer plus pour comprendremieux, telle pourrait être la devise de l’her-méneute. Elle engage à une forme de compa-gnonnage avec l’acteur et son histoire,comme elle exige un examen précis des mar-queurs internes et externes qui situent sonniveau d’implication dans le débat d’idées.L’acte interprétatif est par essence dans unentre-deux, entre vécu et concept, sens com-mun et épistémologie.

Le conflit des interprétations suppose enfinune conception de la vérité en tension. Laconfrontation des interprétations qui nourritla recherche, se déroule au sein d’un espace detravail collaboratif, lieu d’échanges d’informa-tions, de questions et de doutes: la pertinencede mes interprétations doit se confronter àcelle des autres.

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Si les contours d’un espace-temps pour le tis-sage du sens dans le champ de l’histoire desidées pédagogiques se dessinent, la questionde la finalité même de toute constructioninterprétative reste cependant posée. Une pre-mière conviction s’impose, selon laquelle laquête archivistique ainsi que l’explicationcausale des événements étudiés doivent êtrepoussées aussi loin que possible car ellesconstituent bien le fondement des connais-sances en histoire des idées pédagogiques.Mais là où cette explication causale ne suffitpas, doit-on lui substituer le jugement de lafinalité, sans le confondre avec une connais-sance à proprement parler?

L’examen des termes du débat idéologiqueengagé entre Herder et Kant, à propos de latéléologie, renforce pour nous une secondeconviction, selon laquelle l’étude de touteséquence historique «panoramique» néces-site le tissage d’un fil d’Ariane. La tensionentre des « conjectures » et une « idée » estnécessaire à l’émergence d’un cosmos aucœur du chaos apparent des évènements. Sil’on accepte cette conception d’un fil conduc-teur qui ne fonde pas une connaissance à pro-prement parler mais constitue un outil pourrelier entre elles des unités de sens objectives,une histoire des idées empirique peut espérerassembler des événements singuliers de tellesorte que, unis les uns aux autres au sein d’unhypertexte global, ils finissent par constituerun ensemble cohérent.

Cette observation résonne en écho à une troi-sième conviction: un parcours de rechercheglobal en histoire des idées pédagogiques sedoit d’alterner le caractère nécessairement« panoramique » de travaux centrés parexemple sur la mise en évidence de réseauxd’influences, qui ne permettent pas d’exploi-

ter de manière exhaustive des explorationsarchivistiques de longue haleine, avec des tra-vaux qui prennent en compte des séquenceshistoriques plus limitées, de type monogra-phique par exemple. Une telle alternance pré-serve en quelque sorte un équilibre précaireentre l’universel et le particulier et, par desutilisations successives et différenciées duchamp empirique, permet de distinguerrigoureusement ce dernier de l’usage régula-teur que constituent tous les « fils conduc-teurs» issus de la raison pure.

Aucune rationalité scientifique ne pouvantprétendre démêler à elle seule telle ou telletentative de synthèse empirique du rapportthéorie-pratique, les champs pédagogiques,mais encore philosophiques, théologiquesetc., dès lors qu’ils jouent une partition enmode mineur, sont aussi nécessaires que l’his-toire, qui joue certes en mode majeur, à l’éla-boration et aux enrichissements successifs duréseau hypertextuel. Trois dimensions, jugéescomplémentaires, devront dès lors être prisesen compte:

• une dimension théorique d’abord : lanécessaire convergence entre différentsréférentiels ouvre la voie à une histoire desidées pédagogiques ne devant aux autresdomaines scientifiques que des empruntsde bon voisinage qui devraient constituer lavie ordinaire des théories et des disciplines;

• une dimension pratique : l’appréhensiond’un objet de recherche dans un cadre plu-ridisciplinaire induit la maîtrise deconcepts et de principes méthodologiquesparticuliers à chacune d’entre elles. L’ap-propriation de ceux-ci constitue un prérequis déterminé par l’utilité qu’ils repré-sentent au service de la recherche en cours ;

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• une dimension philosophique : une telleposture épistémologique construite autourde l’idée d’unité, par opposition à celled’expertise, remet peut-être à l’honneurune approche romantique et progressistede l’histoire, contre les conceptions philo-sophiques des thèses d’Auguste Comte surles trois états de la science : théologique,métaphysique et positif.

b i b l i oBIBLIOGRAPHIE

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Tout plan d’étude contemporain – «curricu-lum » dans la mesure où l’on table sur desprogressions, non sur des classements – préco-nise le développement de l’esprit critique. Au-delà de la formule, il faut bien se faire à l’idéeque l’école est aujourd’hui investie d’une mis-sion de formation des générations aux gravesquestions éco-sociales. Non seulement nosélèves ont à confronter leurs propres concep-tions aux concepts des sciences, mais ils doi-vent aussi apprendre à évaluer les résultatsauxquels ils parviennent, en responsabilité.

Or la «classe» et son corollaire « l’examen»(forme de surveillance scolaire dont la fonc-tion est de classer les travaux d’élèves) ont étéinventés aux Temps modernes pour plier lesélèves à l’ordre de la société d’Ancien Régime,non pour rendre responsable.

On peut bien sûr s’escrimer à développer l’es-prit critique dans le cadre d’une classe(groupe d’élèves du même âge soumis simul-tanément au même exercice) en usant de lanotation chiffrée traditionnelle, normative(attribution du degré d’une échelle chiffrée àune copie en fonction d’un barème singulierou en comparaison de la «meilleure»).1 Maisà quoi bon pousser un meuble pour barrer

ou ouvrir l’accès à une porte? Ce n’est guèreadéquat. Autant se servir de la clé !

D’OÙ VIENNENT NOTES ET CLASSES ?

L’inadéquation entre formes scolaires et enjeuxcontemporains n’est guère perçue. Des parents,des hommes publics, des éditorialistes…réclament qu’on mette ou remette des notes,récusent les cycles pédagogiques. Comme laclasse, la notation chiffrée constitue un sys-tème auquel on est habitué dès sa scolarité etsur lequel on se sent autorisé à émettre un avisdéfinitif bien qu’on ait sûrement pesté contrelui (à moins d’avoir été brillant élève). Pour-tant, qui sait les circonstances dans lesquellesleur genèse s’est faite?

LE XVIIe SIÈCLE A SCELLÉ UNE RÉVOLUTION QU’IL EST GRAND TEMPSDE DÉPASSER : CELLE DES NOTES ET DE LA CLASSE !

PIERRE-PHILIPPE BUGNARD, UNIVERSITÉ DE FRIBOURG

1 Il existe des systèmes d’évaluation critériée dont lesmesures peuvent être rapportées à une échelle de valeurchiffrée. Leur application réclame une formation profes-sionnelle de haut niveau dans le domaine de la didactique.

2005/1995. Manchettes de La Liberté, quotidienfribourgeois. La valse-hésitation dans le domainede l’évaluation, au tournant du XXIe siècle,illustre un désarroi face à l’adaptation dessystèmes scolaires aux exigences du temps.

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À décharge, il est vrai qu’on s’est encore peuintéressé à l’histoire de la notation. Foucault(1973) en avait jeté les bases anthropolo-giques dans Surveiller et punir en s’étonnantqu’on ait étudié tant de domaines mais jamaisencore l’essor de cette étrange économie sco-laire : l’examen! Quant à l’histoire de la classe,elle reste tout aussi mystérieuse, pour l’opi-nion publique, bien qu’elle ait été lancée parAriès (1973) il y a près d’un demi-siècle.

En ne s’interrogeant pas sur les circonstancesdans lesquelles la notation chiffrée, en parti-culier, a été conçue, on se prive des élémentsd’analyse sur la pertinence d’un système à laclé de ce que nos élèves ont de plus précieux:leur image et leur vocation. Simplement, pourde nombreux parents, la note est porteused’une sémiologie (d’un système de significa-tions) qui suffit à les renseigner sur la seulechose qui semble compter, par ailleurs bienlégitime: «Mon enfant est-il bon ou mauvaisen classe ?» Or l’évaluation scolaire, aujour-d’hui, doit permettre de mesurer bien plusque ça!

La classe range des élèves de même âge fai-sant la même chose sous le contrôle desnotes

Comme son nom le suggère, une «classe» estune forme d’organisation pédagogique quiordonne des élèves dans un même local en ungroupe de même âge, la volée, afin qu’ils fas-sent en même temps le même exercice, enfonction d’un programme-calendrier annuel(rythme issu des pratiques liturgiquessolaires), débouchant, dans son principe ori-ginel, sur un examen général distinguant lesmeilleurs des redoublants. Ainsi, dans lapédagogie conçue aux Temps modernes, auterme d’une brève évolution, classe et notes

sont associées pour réguler des flux croissantsd’élèves.

Telle pourrait être la définition historique dela classe applicable à l’ensemble des pays occi-dentaux. Sa fonction : faciliter le travail eneffectifs importants par le biais de la méthodesimultanée. Une méthode présentée par Gau-thier & Tardif (1996) notamment, comme lamodernité décisive de la pédagogie, suppléantau chaos des pratiques médiévales d’ensei-gnement individuel (un élève enseigné à lafois pendant que les autres sont livrés à eux-mêmes). Pourtant, à ses débuts au XVe siècleselon Ariès (1973), la classe était d’abordconçue comme une organisation en pédago-gie différenciée, par groupes de capacité, nonen groupes homogènes par l’âge.

Un groupe de même âge appelle une repré-sentation gaussienne des résultats

Et si les 25 élèves d’une classe ont le mêmeâge, il est tentant de les assimiler à un échan-tillon représentatif de l’humanité avec, fata-lement, une minorité réputée «bonne», unemajorité « moyenne », une autre minorité«faible».

Or, si une telle représentation (gaussienne)peut en théorie correspondre à l’image desaptitudes d’un groupe humain, en aucunefaçon, elle ne peut représenter une anticipa-tion fataliste des capacités scolaires des élèvesd’une classe et encore moins de leurs perfor-mances, donc des résultats eux-mêmes (Min-der, 1983). En pédagogie de maîtrise, unrésultat en courbe de Gauss est même consi-déré comme un échec (Bloom, 1984). Évaluerainsi, c’est placer l’école au niveau d’un simplelieu de reproduction des inégalités sociocul-turelles, nier sa capacité formatrice. Il faut

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d’ailleurs reconnaître que les systèmes d’éva-luation normative se sont révélés bien inca-pables d’enrayer le phénomène de « repro-duction » analysé par la sociologie del’éducation. Ils ont même plutôt contribué àle maintenir, sinon à le renforcer, par le biaisd’une «machinerie de l’évaluation» (Perre-noud, 1995), « mesure arrangée » alternantlaxisme et sévérité afin que coïncident résul-tats scolaires et attentes d’un système impli-cite de régulation.

Dans les années 1950-1970, l’Occident estpassé d’une école en deux ordres ségrégatifsinégaux où la sélection était sociale, j’yreviendrai, à une école en trois degrés succes-sifs pour tous (école, collège, lycée). Maisl’idée d’orientation fondée sur un tronc com-mun jusqu’à 15 ans (l’âge des projets profes-sionnels concrets) a capoté au profit defilières. Dans les cantons romands, les «cyclesd’orientation» sont en fait devenus des col-lèges avec filières précoces et l’année d’orien-tation prévue avant 16 ans n’a jamais été réa-lisée. Pour réguler les effectifs de lasecondairisation de masse, on s’est servi desmoyennes de la notation scolaire à des fins desélection normative, adéquate dans unelogique de concours, inadaptée à la mesurede maîtrises disciplinaires. L’adoption deprocédures d’évaluation visant à l’orientationindividuelle et aux apprentissages en respon-sabilité a été reportée.

On a ainsi adopté un principe de distributiondes notes consistant à déplacer le sommet de lacourbe des résultats attendus (et obtenus) depart et d’autre des seuils de suffisance et d’ex-cellence (4 et 5 dans l’échelle 1 – 6 de la tradi-tion scolaire), en fonction du poids culturelattribué à chacune des disciplines enseignées,voire de chacune des filières.

Ainsi, «Les maths ne sont pas à la portée detous », entendait-on dire (et peut-être l’en-tend-on encore chaque fois qu’elles sontenseignées comme des abstractions abs-conses). Fatalement, une partie de la classen’atteindra jamais la «moyenne», le «seuil desuffisance» fixé à 4.00, soit aux 60% d’uneéchelle à cinq points (le zéro ayant été sup-primé) reprise des jésuites et traduite enchiffres. Une échelle au sein de laquelle, àl’origine, chacun des degrés constituait nonpas une note chiffrée mais un grouped’élèves : à exclure, à faire redoubler, douteux,moyens, bons, meilleurs, j’y reviendrai.

La discipline histoire, par exemple, constituait(constitue ?) en revanche une branche dite«secondaire», «d’éveil» ou «de culture géné-rale». Une branche enseignée hors de toutedifficulté conceptuelle dans laquelle tous lesélèves peuvent atteindre l’accessit et ainsicompenser leurs insuffisances dans lesbranches connotées difficiles, dites autrefois«éliminatoires», par la vertu de la moyennegénérale, déterminante pour une promotionou un redoublement. Un tel système de régu-lation se nourrit de la notation chiffrée. Sanselle, le personnel éducatif reste empruntépour orienter les nombreux effectifs qu’on luiconfie, du moins tant qu’il n’est pas initié àl’évaluation formatrice.

La notation chiffrée convenait pour l’écoleen deux ordres de l’ère industrielle…

Durant l’ère de l’industrialisation occidentale(du XIXe siècle à la fin des Trente Glorieuses),les valeurs essentielles cultivées par le systèmescolaire, la consultation des manuels l’atteste,sont inhérentes à la compétition mercantile(la concurrence économique au prix de l’éli-mination du plus faible), aux luttes politiques

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(la victoire du parti dominant au prix de la défaite du parti vaincu), à la primauténationale (au prix de la conquête et de lareconquête par les armes – sacralisée sousl’appellation de «Revanche» –, assortie d’unehumiliation de l’ennemi vaincu), aux luttesconfessionnelles encore vives (la prééminencereligieuse au prix de la proscription del’autre), aux antagonismes entre « classes »sociales (la ségrégation entre bourgeoisie etprolétariat au prix de la relégation des plusdémunis dans les quartiers sombres des cités),aux oppositions de races finalement (la supé-riorité de la race élue au prix de la ségrégationvoire de l’extermination de la race désignéecomme inférieure, nuisible)…

Baignée dans l’environnement de l’indus-trialisation et de l’impérialisme, la classe,lieu d’inculcation des valeurs aux généra-tions, et en particulier la classe de l’ordre dusecondaire réservé à l’élite, a reproduit dansl’école un modèle sociétal de compétition,couronné de réussites scolaires augurant desvictoires économiques, militaires, politiques,sociales, confessionnelles, raciales… (Mayer,1983). Ainsi, par la force des choses, la classedevient le territoire d’une pédagogie compé-titive soumise à la sanction d’un système denotation chiffrée appelé à désigner vain-queurs et vaincus, accoutumant à la réussiteou à l’échec, à la domination ou à la soumis-sion, préfigurant la réalité du monde desadultes dans le cadre d’une surveillancevéritablement «panoptique» (susceptible detout voir).

… mais pour mouler l’individu dans sacondition, non pour le rendre responsable

À la faveur de la vague néo-libérale, n’en-tend-on pas à nouveau qu’il faut frotter les

élèves aux compétitions de l’existence dèsl’école en les classant entre échec et réussite etdonc qu’à ce titre la notation chiffrée doitêtre maintenue ou rétablie?

En réalité, les compétitions de l’ère indus-trielle transposées au système «classe» occi-dental n’ont guère visé à l’émancipation desélèves. Elles les ont plutôt assignés à se mou-ler dans leur condition, par des culturespropres – la culture prestigieuse des humani-tés et du latin pour les fils des familles aiséesdans l’ordre du secondaire, voués aux étudesdébouchant sur les professions lucratives / laculture prosaïque de la leçon de choses pourles enfants du peuple dans l’ordre du pri-maire, voués à la condition de prolétaire –(Mayer, 1983). Une ségrégation sociale péda-gogique instaurée au XVIIIe siècle (avant1700, dans les collèges, les effectifs étaientcomposés pour moitié de fils de laboureurs,ainsi que de la petite et moyenne bourgeoi-sie) et débouchant au XIXe siècle sur uneécole en deux ordres séparés – primaire (avec95-99% des effectifs) et secondaire (1-5%) –dans lesquels on entre dès 7 ou 10 ans, défini-tivement, en fonction de son origine sociale.

Ici, «ordre» est vraiment approprié. Un ordreest un système social et culturel auquel onappartient pour toute l’existence, qui se nour-rit de sa propre culture et de ses propresvaleurs. Si on ne peut entrer dans l’ordre dusecondaire en franchissant la « barrière » del’argent (la capacité à financer de longuesannées d’études sans participer à l’économiede sa propre famille, privilège réservé auxenfants de la bourgeoisie aisée), alors il nereste que l’ordre du primaire où les meilleurspeuvent tout au plus aspirer à «prim-sup»,voire à l’école normale pour devenir institu-teur… et parachever le vase clos culturel !

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Ainsi, la sélection se faisant socialement, lasélection scolaire s’avère caduque (Prost,1983). Ne reste qu’un classement discipli-naire à opérer dans le cadre compétitif de laclasse, dans une perspective de promotion /redoublement dont la régulation se fait parles moyennes de la notation chiffrée. Maislorsqu’on supprime les ordres pédagogiques,dans le troisième quart du XXe siècle, on ins-taure une sélection scolaire en filières surbase de l’économie chiffrée héritée de l’exa-men panoptique, pérennisant un mode decontrôle au lieu d’inaugurer un mode de for-mation aux apprentissages en autonomie eten responsabilité, par l’auto-évaluation.

Dans le contexte d’une école où par défini-tion les vocations étaient prédestinées, lesexamens renforçaient d’avantage les élèvesdans le sentiment d’appartenance à unniveau (médiocre, bon) et à un ordre pédago-gique (primaire, secondaire) déterminés, enfonction de leur condition (modeste, aisée),qu’ils ne les armaient pour affronter unmonde «compétitif». Pour rendre «compéti-tif», il conviendrait plutôt de développer descompétences, non pas d’accoutumer à lafatalité de son état scolaire.

En quoi le fait de recevoir un 3.07 rend-ilcompétitif (ou compétent)? Cela rend plutôtpantois. Pantois d’être l’objet d’une humilia-tion: «3! Mais vous ne ferez jamais que 3…!»ironise le correcteur à la restitution des copies.Combien de profs auront ainsi reproduit lafaçon de leurs propres maîtres ? Et surtoutpantois de ne pas disposer de réelles possibili-tés de remédiation puisque le programmecontinue.

Autant mettre le feu à l’école au prétexted’aguerrir les enfants à l’incendie !

Dans un système de notation normatif, nulleconsidération n’est requise pour la progres-sion que chaque élève est en soi capable deréaliser s’il est enseigné en fonction d’objec-tifs à sa portée, au moment où il y estconfronté (et non en fonction d’un pro-gramme arrêté pour toute une populationscolaire classée par niveaux d’âges). La maî-trise de l’enjeu réussite / échec peut mêmeéchapper à l’élève, en particulier lorsqu’il setrouve en difficulté. C’est pourtant la formequi s’est répandue en Occident, à partir desTemps modernes, et que les historiens del’éducation classent précisément dans lacatégorie «pédagogie moderne». Une péda-gogie rationnelle, ordonnant de gros effectifs.Une gestion encore renforcée par l’inventiondécisive de la surveillance scolaire dont l’ar-senal psychologique (récompense /punition,gratifications / humiliations, bons / mauvaispoints, bonnes / mauvaises notes…) passaitpour une modernité capable de suppléerl’administration des châtiments corporels,épuisante pour les «correcteurs».

NOTER POUR DISSOCIER / ÉVALUERPOUR MAÎTRISER

La notation scolaire chiffrée est donc conçueau cours d’un processus dont nous verrons lesétapes plus loin, dans le cadre de l’examen dit«panoptique». Il s’agit à l’origine d’un exa-men de l’élève. En utilisant la terminologiecontemporaine, on pourrait dire que le travailde l’élève est considéré comme le produit deses aptitudes – l’inné plus l’acquis, pour sim-plifier – et de ses attitudes – son comporte-ment « disciplinaire », dans l’enseignementcomme dans l’école, sans distinction –. Unesurveillance (non pas une évaluation) dont laquantification est obtenue soit en jouant sur

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Albert Anker, L’Examen (huile sur toile, 1862) © DR, Kunstmuseum Bern.

Rituel de l’examen dans un village protestant duXIXe siècle, peut-être à Anet (BE) où Anker étaitsecrétaire de la commission scolaire. Selon uneétude réalisée pour Neuchâtel (Caspard, 2002),l’évaluation du niveau atteint par les enfants sefait moyennant une journée de visite annuelle del’école communale (attestée dès le XVIe s.) par une« députation » de communiers accompagnés dupasteur. Un autre examen public, passé au temple,sert à attester que le niveau de lecture, renforcé parun travail à domicile sous la houlette des parents,est suffisant pour accéder à la Sainte-Cène.

Ainsi, déjà, l’origine socioculturelle des élèves sembledéterminante : « L’âge d’admission (à la Sainte-Cène) est d’autant plus bas, et le rang d’autantmeilleur, que l’origine de la famille est élevée, que cesoit du point de vue de la fortune et/ou du capitalproprement culturel,» souligne Pierre Caspard.

Dès le XVIIe siècle, des prix sont distribués sousforme d’une petite somme d’argent à chaque élèvequi se présente (pratique critiquée par les pédagoguesvers 1800) ou, plus souvent, prix aux «meilleurs».Les cas d’échec sont rares (l’examen porte sur desdomaines rabâchés). Même les «crétins» finalementsont reçus, sans toutefois dépasser l’âge de 20-22 ansau-delà duquel on n’espère plus aucun progrès.

Dès le début du XIXe s., le principe du classementest attesté (sans doute existait-il depuis un siècle)sur la base des notes obtenues aux interrogations(lecture courante, religion, catéchisme, chantsacré). La comparaison débouche sur un classementséparé garçons/filles, et, procédé classique d’émula-tion scolaire, le jour de la communion, les catéchu-mènes entrent dans le temple en fonction du rangobtenu.

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un barème, soit en comparant chaque copieaux autres copies de la classe, à partir des«meilleures» (en fonction d’un axe de réfé-rence normatif dont la finalité est bien lecontrôle sur l’élève et son travail, autant quesur les maîtres et leur enseignement).

Pour réussir dans un tel système, commeélève, il faut être proche de la copie étalon;comme maître, il faut épouser les normes dusystème à appliquer, et en particulier, s’em-ployer à dissocier «bons» et «mauvais» élèvesdans le cadre d’un déroulement inexorabledu programme. «Je suis en retard (dans le pro-gramme), il faut que j’accélère!» et «L’examenest trop bien réussi, je vais durcir le barème!»illustrent parfaitement la fonction d’adéqua-tion des formes pédagogiques aux présuppo-sés culturels, adéquation à laquelle un sys-tème normatif de notation chiffrée peutconcourir, mais en aucune manière un sys-tème d’évaluation formatrice. Ici, un maîtrene sera donc pas jugé à l’aune de la réussite deses élèves – la moyenne de classe suffira –mais à l’état d’avancement du programmeainsi qu’à sa capacité à faire correspondre lamoyenne de classe à la norme attendue.

Tout le contraire de l’évaluation contempo-raine des performances d’un élève sur la basede compétences développées à l’école - parcomparaison des résultats obtenus aux cri-tères d’un référentiel -. Un procédé qui déve-loppe la capacité à contrôler soi-même sespropres progressions, ainsi que le proposentde plus en plus de pays, tel l’Italie par exemple(Heimberg, 2005), dans la foulée des paysanglo-saxons et nordiques. Pour réussir dansun tel système, comme élève, il faut remplirles conditions de maîtrise dans la compétencevisée (un savoir appliqué de façon explicite),indépendamment des résultats auxquels par-

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viendraient d’autres élèves ; comme maître, ilfaut en expert concevoir des stratégies diffé-renciées, propices à des maîtrises individuellesattestées pour le plus grand nombre possibledes élèves, par portfolio de compétences. Ici,un maître rendra compte des apprentissagesréellement effectués par ses élèves. Les parentspourront consulter le portfolio de leur enfant(le récit de ses progressions), informationinfiniment plus nuancée et fiable qu’unenotation au centième établie en fonction d’unaxe de référence normatif (mais je le répète, ilexiste des formes d’évaluation critériée dontles mesures peuvent être rapportées à uneéchelle de valeur chiffrée).

On peut conclure sur ce point par unenuance. L’examen panoptique n’a en fait pasété inventé pour servir les valeurs de lasociété industrialisée dans un contexte com-pétitif. Il est né bien avant l’industrialisa-tion, à des fins de rationalité pédagogique.Mais il s’est trouvé une correspondance entreimpératifs de la société industrialisée et éco-nomie du système de notation chiffrée. Unsystème utilisé comme instrument decontrôle dans le cadre de la sélection scolaireinstaurée après la guerre pour réguler lespopulations d’élèves de l’école démocratique,au sein des filières précoces du «cycle d’orien-tation» ou du «collège unique».

DÉPASSER LE MÉPRIS DE LA DIDACTIQUE

La pédagogie, et depuis qu’elle existe elle n’ajamais varié là-dessus, cherche à conférer àchaque élève des capacités à apprendre, si l’onadmet que c’est cela qui émancipe, bien plusque l’accès au seul savoir, la culture résultantde ce qu’on s’est approprié par soi-même. Le

philosophe Jacques Rancière (2006) vient denous le rappeler.

Or pour s’approprier quelque chose par soi-même, et là on ne peut plus suivre JacquesRancière, il faut de la pédagogie, justement –une méthode de gestion du groupe placé sousl’autorité d’un plus instruit –, et de la didac-tique – une organisation des apprentissagesde manière à réduire l’écart entre les concep-tions spontanées et celles des sciences (diffi-cile de s’approprier quelque chose qui soitimposé de façon stéréotypée, à part unenorme inculquée), en cycles pédagogiques(difficile de s’approprier quelque chosesimultanément, à part une information –).Prétendre que l’école n’a pas besoin de didac-tique, ce qui équivaut à dire que les maîtresn’ont pas besoin de formation, c’est confier àun corps enseignant la transmission dessavoirs en acceptant que les conditions deleur véracité et de leur appropriation nesoient soumises à aucune exigence ! Uneforme libertaire totalitaire !

Dire que la pédagogie n’a jamais varié là-dessusn’exclut évidemment pas l’existence de cou-rants pédagogiques. Depuis que la classe existe(à partir du XVe siècle), on a toujours cherchéà faire accéder l’élève à des savoirs qu’il ne peutatteindre directement par lui-même, en l’yaidant, par maïeutique (ruse socratique), pardes formes de magistralité frontale (enseigne-ment direct), indirecte (exercisation), déléguée(formes mutuelles)… de même qu’on a tou-jours cherché, avec plus ou moins de succès, àgérer les classes d’élèves en groupes de capaci-tés de façon à ce qu’ils se dotent d’outils pourapprendre. Ranger les élèves par classes d’âgepour leur déverser un savoir à appliquer sanc-tionné par un système de notation chiffrée l’acertes finalement emporté dans l’histoire occi-

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dentale, sans doute par commodité et efficacitésociales, sur les systèmes prônant une organi-sation véritablement pédagogique et usantvraiment de didactique.

Mais à quoi bon mépriser la didactique, traitbien français semble-t-il ? Jacques Rancièresoutient qu’on a voulu imposer la didactiqueaux enseignants et qu’ils ont réagi par rejet,un rejet exploité par les idéologies réactives.Vus les décalages entre instructions officielleset pratiques, on peut douter que quoique cesoit ait jamais été imposé à un prof !

Cela dit, il est sans doute plus aisé d’enseigneren fonction d’expériences héritées de sapropre scolarité, hors des apports de la didac-tique. Et l’implication des enseignants n’estpas en cause. Combien de profs consacrentdes soirées à corriger méticuleusement leurslots de copies, à les classer en fonction dumeilleur élève, tout en cédant aux biais aux-quels conduisent inévitablement les procé-dures normatives? Alors qu’en disposant d’unréférentiel de compétences, la classe travailleen évaluation critériée : les aspects sous les-quels les indicateurs ou les critères sont éva-lués font partie de l’enseignement. L’évalua-tion permet aux élèves de remplir lesconditions de leurs propres apprentissages, enfonction d’une conception formative de l’er-reur (Jorro, 2000). Moyennant remédiations,le travail se poursuit jusqu’à ce qu’ils par-viennent à un niveau de maîtrise certifié enportfolio. Une « mauvaise note » peut enrevanche justifier qu’on laisse l’apprentissageinachevé: l’élève est dédouané des «fautes»de sa copie par une sanction symbolique maissans qu’elles ne soient forcément corrigées. Etbien qu’on «note» de moins en moins danscette visée pénalisante, le ressort naturel de lanotation scolaire repose pourtant bien sur les

effets de la motivation extrinsèque qu’elle estcensée susciter chez l’élève. Le prof a beauenjoindre de ne pas travailler pour les notes,ses élèves savent calculer. Leur ruse l’empor-tera, au détriment des apprentissages, parl’obtention d’une bonne note en «apprenantpar cœur» pour l’examen.

L’INVENTION DES NOTES ET DE LA CLASSE

Processus d’invention des notes

Avant de prendre une décision de suppres-sion ou de rétablissement des notes – voirepire : de compromis –, il faut tenter de saisirles circonstances exactes au cours desquellesl’Occident s’est doté d’un système de nota-tion congruent à celui de la classe et aveclequel il forme, en particulier dans la moitiésud de l’Europe et en France, un habitussacré dont la remise en question équivaut àla transgression d’un tabou. Je suis doncremonté aux textes fondateurs montrant lesétapes du passage de l’application des châti-ments corporels à des sanctions réputées plusdouces, mieux adaptées au temps, aux rangsdesquelles figureront points et notes. Celas’est fait à l’occasion d’une révolution cultu-relle primordiale consacrant le primat duressort psychologique sur le ressort physique(Bugnard, 2006).

Prenons la célèbre Ratio (1997) jésuite, attes-tant de pratiques avérées, et dont on vient deredonner une traduction de la version de 1599.

«On obtient plus facilement la discipline parl’espoir d’un honneur et d’une récompense, oula crainte du déshonneur, que par les coups defouet.» [article 363]

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«Outre les récompenses publiques, le préfetveillera que les maîtres excitent aussi l’ardeur deleurs élèves par de menues récompenses privéesou par quelque signe de victoire.» [286]

«Le jour fixé, on proclamera publiquement lenom des vainqueurs, avec la plus grande solen-nité possible et devant la plus grande assistancepossible […] Le héraut appellera chaque vain-queur à peu près en ces termes : “Pour le bon-heur et la prospérité de la culture littéraire et detous les élèves de notre établissement, N… amérité et obtenu le… prix… de…”.» [322, 323]

Première étape, première prise de conscience:les procédés psychologiques d’émulationapparaissent avec l’augmentation des effec-tifs et la haute extraction de certains collé-giens comme infiniment plus efficace que lescoups, que ce soit pour l’obtention d’un résul-tat scolaire ou pour la sanction des mauvaiscomportements.

Si un maître peut sans doute «corriger» lui-même, directement, les mauvais élèves d’unpetit groupe, il aura de la difficulté à le faireavec des effectifs de 50 ou 100, comme c’est deplus en plus le cas dans les collèges des Tempsmodernes. D’où la création du poste de «cor-recteur» (un tiers chargé de battre les mauvaisélèves) et simultanément la création d’uneémulation psychologique permettant de limi-ter le recours aux coups, voire d’y renoncer.

Les pédagogues des petites écoles reprennentles procédés institutionnalisés par la Ratio.

« (Le maître) doit éviter, autant que faire sepeut, d’user de châtiments ; au contraire il doittâcher de rendre les récompenses plus fréquentesque les peines, les paresseux étant plus incitéspar le désir d’être récompensés comme les dili-

gents que par la crainte des châtiments. »(Démia, 1716)

«Par le mot de punition, on doit comprendretout ce qui est capable de faire sentir auxenfants la faute qu’ils ont faite, tout ce qui estcapable de les humilier, de leur donner de laconfusion : … un certain froid, une certaineindifférence, une question, une humiliation,une destitution de poste.» (De la Salle, 1828)

Gratification et humiliation constituentdésormais le couple indissociable du ressortpsychologique de la surveillance scolaire.Quasi simultanément, des formes élémen-taires d’économie chiffrée apparaissent, préfi-gurant les notes, constituant d’emblée un sys-tème de contrôle, d’examen. Conséquenceimmédiate : la possibilité de classement desélèves en fonction de leurs comportementsscolaires pour la récompense suprême (lesprix de la promotion solennelle lors du pal-marès annuel) ou l’humiliation suprême (leredoublement, voire l’exclusion). Gonzaguede Reynold, collégien au début du XXe siècle,signale dans ses mémoires de 1960 que lahonte du redoublement provoquait en prin-cipe l’abandon du collège.

Retenons pour l’essentiel que l’invention despoints inaugure un mode disciplinaire quan-titatif préfigurant le calcul de la «moyenne»du système de notation scolaire chiffrée :un(e) bon(ne) point (note) «rachète» un(e)mauvais(e) point (note)…

«Les privilèges serviront aux écoliers pours’exempter des pénitences qui leur seront impo-sées. […] Les privilèges valant un nombredéterminé de points, le maître en a aussid’autres de moindre valeur, qui servirontcomme de monnaie aux premiers. Un enfant

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par exemple aura un pensum dont il ne peut serédimer qu’avec six points ; il a un privilège dedix ; il le présente au maître qui lui rend dequatre points ; et ainsi des autres.» (De la Salle,1828)

« Le professeur examinera avec le plus grandsoin le catalogue des notes à l’approche de l’exa-men général des élèves. Dans ce registre, il dis-tinguera le plus grand nombre possible deniveaux des élèves, à savoir : les meilleurs, lesbons, les moyens, les douteux, ceux qu’il fautfaire redoubler, ceux qu’il faut renvoyer ; ce quipeut être signifié par les chiffres : 1, 2, 3, 4, 5, 6.»[Ratio, article 362]

Les premières notes scolaires sont en fait latraduction d’une série de six «niveaux» enune série de six chiffres symbolisant une« peine » ou une « récompense », d’un hon-neur (prix pour les meilleurs) à une infamie(renvoi pour les plus mauvais).

Le but de l’examen général est un classementdes meilleurs en vue d’une distribution de prix.Les notes servent uniquement, avant ce final, àdépartager ceux qui doivent redoubler ou êtrerenvoyés de ceux qui passent, classés en douteuxavec 4, moyens avec 3, bons avec 2 et meilleursavec 1. Le classement des meilleurs, pour l’ob-tention des prix, est par ailleurs obtenu sur labase de quatre critères. Par ordre d’importance:forme, longueur, orthographe, calligraphie.

Dans les devoirs écrits, non notés, les «fautes»sont simplement montrées afin d’être corri-gées par l’élève dont le travail imparfait eststigmatisé et le travail parfait loué.

« La manière de corriger un devoir écritconsiste, en général, à indiquer les fautes com-mises contre les règles ; à demander comment

on peut les corriger; à faire immédiatement cor-riger publiquement par les émules les fautesqu’ils ont remarquées et à énoncer la règle àlaquelle contrevient la faute; à faire l’éloge enfindes devoirs parfaitement achevés. » [Ratio,article 346]

En fait, dans la pratique corrective tellequ’elle s’est fixée au XXe siècle, le prof corrigelui-même la copie. Or il faut se rappeler qu’àl’époque des jésuites, les élèves étaient plussouvent en exercice qu’à l’écoute de la parolemagistrale. Celle-ci n’a pris le dessus, dansles collèges ou les lycées, qu’au tournant duXXe siècle (Caspard, 1990 ; Savoie, 1997).Une mutation qui a forcément rendu la cor-rection des copies plus magistrale, avecmoins de participation de l’élève à l’élabora-tion de la bonne version, sinon à l’évictionpure et simple de cette part, souvent, en fonc-tion des retards pris dans l’accomplissementdes programmes. Le maître est ici investi dela fonction d’un contrôleur intéressé par lerésultat dont il est chargé de mettre en scènela proclamation (Jorro, 2000).

Mais la bonne et la mauvaise note, héritièresdu bon et du mauvais points, n’ont pas sup-planté le châtiment corporel d’un trait. Latypologie établie par Prairat (1994) montreque la « punition-expiation », qui atteint lecorps en faisant expier dans et par la douleur,est toujours recommandée par les prêtrespédagogues du XVIIe siècle, La Salle et Démianotamment. Elle représente une chance pourl’élève de payer sa dette ici-bas, par avance, defaire déjà pénitence, en ce monde. Elle ne visedonc ni à corriger en humiliant (punition-signe : mauvaise place, bonnet d’âne, coin,blâme, mauvaise note…), ni à modeler encontraignant (punition-exercice), ni à ségré-guer en excluant (punition-bannissement),

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toutes formes de punitions pratiquées jusqu’ànos jours, plus ou moins en accord avec leslégislations scolaires. Elle sert à purifier encorrigeant (castigare), castus signifiant «pur».Elle est un mal qui sert à guérir d’un autre maldit Prairat, esquissant une périodisation duphénomène punitif.

« La punition-expiation est la forme la plusancienne, elle a régné sans partage jusqu’auXVIe siècle. Elle sera moins à l’honneur auxXVIIe et XVIIIe siècles où l’on accordera unegrande attention à la punition-signe. La puni-tion-bannissement et la punition-exercicedeviendront des pratiques dominantes dès lapremière moitié du XIXe siècle.»

Mais comment prendre en compte la fauteinscrite dans l’ostentation de la « mauvaisenote»? Prairat, de son point de vue centré surles punitions symboliques comme sanctionsintermédiaires entre châtiment corporel etévaluation, privilégie une explication enamont du rôle pénalisant (ou gratifiant) quepeut remplir la notation scolaire. La «mau-vaise note» entre-t-elle pour autant dans lacatégorie « punition-signe » de la typologiePrairat ? N’offre-t-elle pas cette lisibilitéidéale, établissant un rapport évident entre lanature de la faute (l’erreur disciplinaire) etcelle de la sanction (le mauvais point reportésur une échelle de valeur chiffrée)?

La «mauvaise» note punit par là où l’élève« pêche », par la « faute » d’orthographe, decalcul… Elle ampute l’accessit de partiesd’autant plus grandes que le barème estsévère. La faute, cette «désignation pédago-gique de l’erreur […] orchestrée» par l’insti-tution scolaire, traduit la double imprégna-tion de la culture occidentale: théophanique– d’où son expiation dans la « mauvaise »

note – et juridique ou morale – d’où le senti-ment de manquement pouvant conduire àcelui de culpabilité – (Jorro, 1999), écart exor-cisé, peut-être, dans la moyenne salvatrice oule «seuil de suffisance». Toujours est-il que lafaute est transcendée par l’efficacité d’unefroide économie chiffrée, source d’un pouvoirdiscrétionnaire du correcteur sur la copie,donc sur l’élève, par l’instrumentation de la«note-sanction». C’est cette fonction pénali-sante de la notation chiffrée que la pédagogiecontemporaine récuse au profit de la fonctionformatrice de l’évaluation, d’avantage que lanote elle-même, d’ailleurs, concevable en soisi l’axe de référence de l’évaluation est critériéet le barème spécifique.

Processus d’invention de la classe

Dans le cadre d’un atelier pour le master derecherche en éducation de l’Université deRouen, j’ai eu l’occasion de confronter 25 étu-diants en provenance de plusieurs continentsà l’interprétation de la célèbre explicationque Philippe Ariès a proposée, il y a bientôtun demi-siècle, à propos du passage, auXVe siècle, de la méthode individuelle médié-vale à la méthode simultanée moderne, c’est-à-dire à l’invention de la classe. La plupartdes travaux reçus ont admirablement saisi laportée de cette thèse dont les étudiantsdevaient schématiser l’explication. Je me sersici des plus pertinents.

L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime(Ariès, 1973) montre que la «classe» peut êtreà juste titre tenue pour la forme scolairemajeure de toute l’histoire de l’éducationoccidentale. Elle est liée à la nécessité ducontrôle d’une population scolaire quiexplose, en fonction d’un programme inscrit

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dans le temps contraignant d’un calendrier,primant désormais sur le rythme des appren-tissages individuels. Avec pour corollaire l’in-vention de ce qui sera bientôt appelé «l’exa-men», c’est-à-dire la possibilité de surveillanceet de sélection des volées d’élèves rangés faceau maître, pour l’explication et l’exercice, dansla perspective annuelle d’une promotion oud’un redoublement, on vient de le voir. Telleest la «classe», au bout d’une évolution ronde-ment menée, dont le démarrage laissait pour-tant augurer d’un lieu de cycle pédagogique,en groupes de capacités respectueux durythme des élèves, non d’un territoire d’appli-cation des programmes au rythme du calen-drier, non d’un territoire de sanction de latransgression des normes éducatives ou derécompense de leur respect.

L’organisation de l’école en «classes» accom-pagne la montée du sentiment de l’enfance,thèse centrale de l’ouvrage d’Ariès. Jusqu’ici,l’enseignement était suivi par des élèves de sixà quinze ans autant que par ceux de quinze àvingt ans, chacun enseigné individuellement,sans aucune considération pour son âge. Maisévidemment, aucune organisation scolaire(degré, niveau, programme, classement…) neprésidait à ce type d’école sans pédagogie. Dèsle moment où l’effectif du groupe dépasse lespotentialités d’accueil d’un seul maître vou-lant les enseigner individuellement, se pose laquestion de la manière de regrouper des élèvespour parvenir à les enseigner rationnellement.

La conscience des spécificités de l’enfant faitémerger une notion que l’on pourrait croirecontemporaine, celle de la différenciationpédagogique par la création d’une organisa-tion scolaire en niveaux et une distributionen groupes conçus non pas en fonction del’âge mais des capacités de chacun. Pourtant,

ce démarrage d’une forme d’organisationscolaire respectueuse des rythmes et des apti-tudes des élèves va de façon paradoxaledéboucher massivement sur des formes d’en-seignement simultané.

Comment ? En soumettant les élèves dugroupe classe à la même leçon-exercice,méthode dans laquelle ce n’est plus le tempsnécessaire à un apprentissage individuel quidevient « l’unité temporelle de progression»mais le programme, avec un accomplissementtotalement soumis au déroulement de l’annéescolaire. « On est en retard (dans le pro-gramme), accélérons!» atteste qu’aujourd’huiencore la conformité au principe de simulta-néité peut primer sur le principe de différen-ciation. Parallèlement, toutes les formesd’émulation modernes, d’essence psycholo-gique on l’a vu, nécessaires à l’accomplisse-ment de la simultanéité pédagogique ont pro-gressivement contribué à cautionner sonefficacité : gratifications, humiliations, classe-ments normatifs, compétition individuelle…Ce n’est pas un critère de maîtrise dans l’ap-prentissage réalisé individuellement, en réfé-rence à un objectif à atteindre, qui est pris enconsidération, mais bien une norme: le clas-sement des travaux entre meilleurs et mau-vais du groupe ou, plus tard, par rapport àune note de césure, qui se révélera une normefocale de ce type de pédagogie.

Ariès montre comment la méthode simulta-née s’est ainsi imposée, par étapes. La véri-table révolution a consisté à changer l’en-seignement individuel (1) en groupes decapacité, indifféremment à l’âge des élèves,des groupes d’abord gérés par un seulmaître (2). Puis, chaque groupe est confié àdes maîtres spécifiques, toujours dans lemême local (3), ensuite dans des locaux

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1. Enseignement individuel médiéval. Chaqueélève est interrogé à son tour. Les autres tra-vaillent vaille que vaille, sans discipline

2. Groupes de capacité (maître unique). L’écoleest organisée. L’élève travaille à son niveau,non pas à un niveau présumé pour son âge

3. Groupes de capacité (maîtres spécifiques)

4. Groupes de capacité (locaux spécifiques)

5. Classe moderne. Élèves du même âge dans lemême local travaillant simultanément enfonction de l’avancement du même pro-gramme

d’une évolution à partir des expériences réali-sées autour des groupes de capacité. Il s’agitpeut-être d’une révolution ou d’une évolutionsui generis, certains auteurs évoquant le rôledes Frères de la Vie commune qui eurent àgérer, dans leur activité enseignante, au Pays-Bas, à partir du XIVe siècle déjà, le problèmed’effectifs importants. On sait que Gérard deGroote imagina une distribution de son écoleen huit « classes » distinctes, chacune dotéed’un local, d’un programme, d’un maîtrepropre. Cette nouvelle structure est d’abordappelée locus – l’unité de lieu est une conditionde la méthode simultanée –, puis ordo, c’est-à-dire: «rang, rangée (de gradins)», mais aussi :«classe sociale» (Gaffiot, 1936). L’idée que des

séparés (4), pour finalement constituer desgroupes d’enfants du même âge, tel niveaupour tel âge, avec un seul maître dans unseul local, la « classe » ! (5)

Le passage de l’étape 4 à l’étape 5 pose en faitun problème d’historiographie. Il n’est pasétabli avec certitude que l’introduction de lasimultanéité (une volée du même âge dans lemême local au même niveau) soit le résultat

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élèves doivent être rangés en fonction de leurcondition émerge, dans une perspectivesociale, reportant à l’école la réalité des« classes entre lesquelles sont répartis lescitoyens de la société hiérarchisée (acceptionagréée en 1155), en particulier à chacune destrois classes composant la société d’AncienRégime (1335).» (Rey, 1992)

Toujours est-il que l’organisation de l’écoleen groupes d’élèves du même âge ouvre laporte à la méthode simultanée. Une méthodeinduisant l’idée d’une correspondance auto-matique entre âge et acquisition d’un savoir.Mais une méthode où le niveau introuvabledes élèves court aléatoirement de ceux « enretard » à ceux « en avance » (Dancel &Mugniotte, 2002).

L’Italie et l’Angleterre résisteront avec desformes de groupes de capacités jusqu’auXVIIIe siècle, voire jusqu’au XIXe siècle. Et unpeu partout, des îlots de pratiques différen-ciées ou mutuelles continuent de fleurir, dansla mouvance de Comenius ou de ses émules,par exemple le long du couloir rhénan (Chal-mel, 2004), à Fribourg avec l’étonnante expé-rience du Père Girard (Bugnard, 2004), et biensûr partout où l’élève en exercice est considérécomme un apprenant d’avantage que commeun enseigné, jusqu’au déploiement du self-government de l’Éducation nouvelle, auXXe siècle (Magnin & Hofstetter, 2006).

Selon Ariès, c’est par ailleurs le «processus dedifférenciation de la masse scolaire», c’est-à-dire le souci d’adapter l’enseignement dumaître au niveau de l’élève qui va donner jourà une organisation de l’espace scolaire spéci-fique, de la chambre du maître pratiquant laméthode individuelle avec un groupe relative-ment restreint, aux grandes salles comprenant

plusieurs groupes de capacités travaillant sousl’égide d’un maître aidé de moniteurs ou demaîtres spécifiques à chaque niveau, et finale-ment au local regroupant les élèves du mêmeâge enseignés simultanément.

La forme de bâtiment scolaire qui s’est impo-sée dès le XVIe siècle pour abriter les classesde la méthode simultanée – avec donc pourcorollaire une pédagogie de type frontal, jus-qu’au XIXe siècle centrée sur l’exercisation,puis dès le tournant du XXe siècle sur l’expli-cation magistrale, du moins dans le secon-daire, on l’a dit, c’est la salle rectangulaire,dotée de fenêtres sur un côté – de façon àéclairer le travail d’élèves droitiers –, meu-blée de tables et de bancs rangés face aumaître juché sur une estrade – position éle-vée propice à l’intériorisation des notions dehiérarchie et de surveillance –.

LA MOYENNE ESCAMOTE L’EXAMEND’UNE PERFORMANCE

En fait, les plans d’études contemporains ontdéjà abrogé maintes dispositions scolairesissues de l’ère moderne et industrielle.Notamment, et en principe, les coefficients,donc la hiérarchie culturelle des branches ;l’école en deux ordres ségréguant chacune desclasses sociales au profit d’une école en troisdegrés successifs pour tous ; les classementshonorifiques et bien sûr les châtiments corpo-rels, au profit des procédés psychologiques del’examen classique, mais guère encore, dumoins au secondaire, les procédés didactiquesde l’évaluation formatrice, justement.

Sinon, les ouvertures récentes de la pédagogieet de la didactique contemporaines sur lespratiques se heurtent à une série de réactions

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matérialisées dans des retours (essentielle-ment à la notation chiffrée, aux programma-tions annuelles de la méthode simultanée…contre l’évaluation formatrice, les cycles de lapédagogie différenciée…). Cette vagues’échouera-t-elle sur les rivages du principe deconformité des visées éducatives aux réalitéssociales et culturelles de l’époque?

Je prends à dessein un universel de l’évolutionrécente. Libérée de ses chimères nationalistes,l’Europe n’est plus, pour elle-même, animéed’un instinct grégaire visant à la suprématiedu plus fort dans un cadre polémologique deguerres civiles quasi permanentes portées àl’échelle mondiale par le biais de l’impéria-lisme colonial durant tout le XXe siècle, enconflits mondiaux ou en « Guerre Froide ».Elle n’est plus obsédée par l’annexion, l’exploi-tation voire l’élimination de l’autre, celui dontla différence fait peur, relégué à la dimensiond’un inférieur, désigné tel dès la scolarité élé-mentaire afin d’en marquer durablement laconscience des générations, hors de tout pro-cédé éducatif formateur. Malgré des progrèsscientifiques et techniques prodigieux, endépit même de la conscience qu’elle étaitcapable de développer de ses propres schèmesde pensée, ce type de société concentrait sesénergies sur des objectifs concourant à laconjuration de peurs irrationnelles : proscrire,exterminer… les engeances «inférieures» afinde rester ou redevenir «pur», en fonction depassés idéalisés par l’invention de traditionsvirtuelles (Hobsbawm & Ranger, 1983)!

Une culture enseignée dès les premiers livres delecture et dont l’assimilation (non pas la cri-tique) est sanctionnée par la note d’un exa-men, donnée par un correcteur en principeimbu des valeurs qu’il inculque. Dans cecontexte, la moyenne atteste d’une conformité

à l’ordre, dédouane de tout scrupule par lamagie d’un simple chiffre qui a force de loi etque raffermit l’apparence d’exactitude abso-lue délivrée par deux décimales : « avoir lamoyenne» permet de faire l’économie d’uneinterrogation sur la nature de la performanceréalisée, sur la manière dont elle a été obtenue,sur sa valeur intrinsèque, sur sa validité…

La notation scolaire chiffrée n’a évidemmentpas été conçue comme instrument des totalita-rismes. Si j’évoque ici l’exemple extrême d’uneviolence absolue concourant à l’accomplisse-ment d’un processus de domination-extermi-nation en toute impunité… jusqu’au jour deson enraiement, c’est pour observer que lafonction de la notation chiffrée, à l’inverse deseffets escomptés d’un processus d’évaluationformatrice, n’est évidemment pas d’opposer àun mécanisme totalitaire la moindre velléitécritique, de contestation ou de réaction.

L’adoption d’une pratique évaluative libéralen’est pas non plus la condition nécessaire dela démocratie, de l’égalité des chances ou dela tolérance. Elle en est plutôt la preuve del’établissement, la conséquence, en quelquesorte. Ainsi, un système politique qui n’ac-corde pas à son école les moyens d’appliquerla différenciation pédagogique et les modesd’évaluation ouverts, hypothèque la prépara-tion des générations, dont il a une part de res-ponsabilité dans l’éducation, à l’analyse enresponsabilité des problèmes de son temps.

SERONS-NOUS ACCUSÉS D’AVOIR BLOQUÉ L’ÉCOLE ?

«Noter un travail», lorsque l’axe de référencede l’évaluation n’est pas explicitement critérié,ce sera toujours faire correspondre la copie

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d’un élève au degré d’une échelle chiffrée dontla sévérité ou l’indulgence du barème, toutcomme les conditions de correction, varientd’une pratique à l’autre dans une mesure telleque le niveau réel n’étant pas mesuré demanière suffisamment fiable, il ne peut guèreêtre attesté. Au bac français, on a observé que80% des copies de philo étaient acceptées ourefusées simplement en changeant de correc-teur (Noizet & Caverni, 1978). De la mêmemanière qu’un correcteur peut amener unemoyenne de classe à la norme attendue pourtel type de classe ou telle filière, le correcteurPygmalion peut transposer dans la notel’image qu’il se fait d’un élève, au-delà de sesperformances réelles, avec une marge d’arbi-traire de 1 à 2 points sur une échelle qui encompte 5. La recherche docimologique, sur labase de l’analyse des biais de la notation chif-frée traditionnelle (Piéron, 1963), en avaitconclu au mensonge de la note et au leurre dela moyenne. Les meilleurs journaux titrentalors: «Passer un examen, c’est jouer à la lote-rie»! (Le Nouveau Quotidien, 1993). Parallèle-ment, la recherche appliquée mettait au pointdes stratégies de pédagogie de maîtrise etd’évaluation critériée montrant dans maintspays, à tous les niveaux de la scolarité, qu’unélève moyen pouvait obtenir un rendementsupérieur à plus de 80 % des élèves d’uneclasse traditionnelle, y compris lorsque c’est lemême maître qui enseigne (Bloom, 1984).

Sur l’arc lémanique, dans la foulée du casfrançais (pays qui se distingue par son indiffé-rence didactique et une inclination irration-nelle pour la notation chiffrée), un courantréactionnaire alimenté par une presse com-plaisante s’empare de la mode des «retours»afin d’enrayer l’essor de l’évaluation forma-trice et l’instauration des cycles pédagogiques.On allègue sans nuances un échec de l’école

imputé à un vague « pédagogisme post-soixante-huitard». On exploite le désarroi deparents démissionnaires, sans doute avec l’es-poir de se faire une clientèle politique ou demaintenir des tirages, à travers un thème par-ticulièrement porteur : l’école d’autrefois qu’ilfaut restaurer, « refaire », avec ses notes, sesmoyennes, ses programmes, ses uniformes,ses punitions, ses classes simultanées…

Il a suffi pratiquement d’un avocat média-tisé, d’un député-physicien comédien, d’unprofesseur de collège-écrivain-philosophe etde quelques rédacteurs en chef érigeant lestrois premiers en stars locales pour sonnerl’hallali : « L’école forme des nuls », « EnSuisse, à peine un élève sur cinq sait lire»…Des résultats du PISA inversés, une recherchenord-américaine concluant à la nécessité dedévelopper l’autonomie des apprenants ins-trumentalisée pour asséner la preuve d’unesupériorité de l’enseignement transmissif,Genève et Vaud traités de «cancres» pour 3 à6 % de différence au PISA avec les « bonsélèves» Fribourg et Valais…

Pourtant, en dépit de l’accroissement de sesmissions, l’école reste performante (PISAmontre qu’elle peut faire mieux, il n’indiquepas que le niveau passé était plus élevé). En1992 déjà, lorsqu’une enquête françaisedétecte 11,5 % d’élèves entrant au collègesans comprendre ce qu’ils lisent, de journauxen rumeurs, la proportion monte à 40 %d’illettrés pour le ministre de l’éducationnationale ! (Savier, 1994) Lorsque la vagueréactionnaire-populiste se sera échouée etqu’il faudra reprendre le travail amorcé par lapédagogie et la didactique afin d’acheverl’adaptation de l’école aux finalités contem-poraines, l’histoire lancera son enquête sur cephénomène de mentalité récurrent consis-

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tant à assouvir des peurs irrationnelles dansdes caricatures propices aux solutions pas-séistes. Le pire, ce n’est pas le contretemps :c’est le détournement d’attention. Au lieu des’employer à résoudre la question vive dudéveloppement de l’esprit critique à l’école,on s’épanche en vain sur la fiabilité de lanotation chiffrée à deux décimales !

* * *

Évaluer de manière formatrice dans uncadre d’enseignement différencié est unepratique à l’antipode pédagogique de noterune copie pour ranger son auteur sur uneéchelle de points en fonction d’un barèmealéatoire. En fait, l’évaluation de l’examend’un phénomène auquel se livre un élève n’arien de commun avec la notation d’un exa-men auquel est soumis un élève. La secondepratique constitue, relativement aux enjeuxde notre temps, un anachronisme! Et les pis-aller fleurissent. Tant qu’on entendra « envoie d’acquisition… ça fait combien?», il fau-dra admettre que les pratiques se dénaturentau lieu de s’adapter.

On peut illustrer un tel désarroi par les résul-tats du PISA, justement, et l’interprétationqui en est donnée dans l’opinion. S’il étaitutilisé à des fins individuelles, le référentieldu PISA permettrait à un élève de déterminerson niveau (de compréhension en lecture parexemple) en démontrant comment il par-vient aux compétences décrites par les indi-cateurs. Le « noter » deviendrait incongru.Autorités scolaires, parents, élèves seraientexactement renseignés sur les progressionsréalisées et à faire, disposant de certificationsinfiniment plus explicites et fiables que desmoyennes chiffrées. En voulant instrumenta-liser le PISA, conçu donc pour se passer des

notes, les adeptes de la notation chiffrée ontréussi à en inverser les conclusions en tradui-sant le résultat global du pays… en notes !«La grande majorité se promène entre le 2 etle 3» s’indigne l’écrivain Jean Romain ! Enfait, le PISA montre que plus de 80 % desélèves suisses atteignent ou dépassent leniveau 2 de son référentiel : «dégager le sensd’une partie précise du texte en se référant àdes connaissances extratextuelles». On mesureà ce simple exemple l’anachronisme du sys-tème de notation traditionnelle, dans sa fonc-tion pénalisante, relativement à la fonctionéminemment pédagogique que la détermina-tion d’un niveau de compétence peut exercersur les pratiques et la certification des résul-tats scolaires.

Il faut aussi s’interroger sur les raisons quipoussent la démocratie référendaire à s’enprendre à l’école, en particulier dans ledomaine en principe non législatif de l’éva-luation, alors qu’elle ne parvient pas même àinstaurer les conditions d’un développementdurable pour les générations. D’autant plusqu’un passage de la notation à l’évaluationou de la simultanéité à la différenciation nese décrète pas. Il s’agit d’une révolution cul-turelle comparable à celle que les jésuitesavaient lancée pour passer de la méthodeindividuelle à la méthode simultanée et deschâtiments corporels au ressort psycholo-gique de la surveillance scolaire.

Renouveler la classe et ses procédés d’examenclassique nécessiteront des années de persé-vérance encore, dans la formation des ensei-gnants et la prise en compte des résultats dela recherche pédagogique. Un pas déjà fran-chi ici ou là (dans l’enseignement des languespar exemple ou dans les plus petites classes).Pour le reste de la scolarité, c’est autant d’an-

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nées galvaudées à ergoter sur la pertinenced’un système suranné. En faisant crédit aupopulisme ambiant, nous agissons à contre-courant des milieux pédagogiquement avan-cés. En 1985, le chef de cabinet du Ministèrede l’éducation d’un pays nordique ouvraitune conférence internationale en déclarant :«Nous avons supprimé les notes depuis long-temps, nous ne les avons jamais regrettées !»Et Jean Cardinet (2004) de conclure : «La lit-térature scientifique permet de comprendrece qui a conduit à cette décision sans retour.»

Dans l’espoir d’une adaptation plus généralede l’école aux finalités du temps, il fautaccepter de vivre paradoxalement : noter etenclasser nos élèves pour en normaliser lesflux alors que le XXIe siècle réclame d’ur-gence l’évaluation des compétences à l’ap-propriation des savoirs, dans le cadre d’uncontrôle formateur continu. L’école reste laseule institution qui, pour réguler ses effec-tifs, utilise un système de notation chiffréeinventé il y a trois siècles à des fins de sur-veillance. Partout ailleurs, ce sont les capaci-tés (pour les personnes) ou les effets (dans lesprocessus) qui constituent l’objet des référen-tiels, non pas leur extrapolation chiffrée.Demanderait-on à un conseil d’administra-tion d’élire son président sur un 5.27 ou auclient d’un garage d’acquérir sa voiture surun 4.75?

b i b l i oBIBLIOGRAPHIE

L’article s’inspire de l’ouvrage publié simultanément :

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Les annonces,comptes rendus

et notes de lecture

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Eric Hobsbawm, Franc-tireur. Autobiographie,traduit de l’anglais par Dominique Peters etYves Coleman, Paris, Ramsay, 2005, 521 p.

Peu d’historiens ont autant marqué l’historio-graphie du XXe siècle qu’Eric Hobsbawm. Sontriptyque sur ce qu’il a désigné lui-mêmecomme «le long dix-neuvième siècle», L’Ère desrévolutions : 1789-1848, L’Ère du capital : 1848-1875 et L’Ère des empires : 1875-1914, auquel s’estajouté par la suite L’Âge des extrêmes : le courtXXe siècle, 1914-1991, lui a conféré depuis laparution du premier volume dans les annéessoixante une aura internationale, largement au-delà des cercles académiques.

On ne reviendra pas sur L’invention de la tradi-tion qui fait l’objet d’un article dans ce numérodu Cartable de Clio, si ce n’est pour constaterqu’à bientôt quatre-vingt-dix ans, l’auteur, sesouvrages, leur réédition ou leur traduction, ani-ment toujours les chroniques éditoriales etbibliographiques.

C’est le cas de la récente traduction en françaisd’une monumentale autobiographie, dont letitre, Franc-tireur, ne rend pas aussi bien comptedu contenu que celui de la version originaleanglaise, Interesting Times : A Twentieth-CenturyLife. En effet, l’intention de l’auteur n’est pas delivrer des mémoires narcissiques, mais plutôt decroiser son parcours de vie avec un contexte,dont il a été à la fois un acteur parmi tantd’autres et l’interprète privilégié.

Né en 1917, l’année de la révolution bolche-vique, au sein d’une famille anglo-autrichiennede la diaspora, il passe une enfance précaire àVienne, dans les ruines de l’empire austro-hon-grois, puis brièvement à Berlin, au crépuscule dela république de Weimar; deux années crucialescependant, entre 1931 et 1933, qui décident deson engagement politique précoce, avant que lespremières mesures antisémites de Hitler necontraignent sa famille à quitter l’Allemagnepour l’Angleterre. Face à la montée au pouvoirdu national-socialisme, et après quelques pagesde lecture du Capital, et surtout du Manifeste duParti communiste de Marx et Engels, il incor-pore, à 15 ans, une organisation communiste.Engagement politique auquel il restera loyaltoute sa vie et qu’il revendique aujourd’huiencore, envers et contre tout. L’analyse qu’il faitde cet attachement à un projet de société ayantéchoué et dont il concède a présent qu’il étaitvoué à l’échec est un des apports les plus inté-ressants de l’ouvrage. Il permet d’entrevoirpourquoi des intellectuels occidentaux parmi lesplus brillants que ce siècle ait produits ontadhéré pendant l’entre-deux-guerres au com-munisme et sont restés fidèles une vie entière àcette idéologie politique, malgré le rapportKhrouchtchev et l’invasion de la Hongrie en1956, malgré la répression du Printemps dePrague en 1968, malgré la chute du Mur de Ber-lin en 1989 et la dislocation de l’URSS deux ansplus tard.

Fort critique face à Moscou et partisan enthou-siaste de l’eurocommunisme à l’italienne, Hobs-bawm reconnaît pourtant volontiers, ingénu-ment, qu’il traite le souvenir (et non l’histoire !)de l’Union soviétique avec indulgence et mêmetendresse, appartenant à une génération pourqui la Révolution d’Octobre, symbolisée par lafaucille et le marteau et l’URSS, représentait l’es-poir du monde: «Je ne suis pas entré en commu-nisme en tant que jeune Britannique en Angle-terre, mais en tant que jeune d’Europe pendantl’effondrement de la république de Weimar. J’y

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sionné de jazz, il a publié, sous le pseudonyme deFrancis Newton, une sociologie du jazz; histo-rien engagé, on ne compte plus ses interventionsdans l’espace public; sa vie d’homme se confon-dant tellement avec ce « court XXe siècle », nevalait-il pas la peine somme toute de l’observerpar l’autre bout de la lorgnette?

Patrick de Leonardis,Gymnase de La Cité, Lausanne

Frédéric Rousseau, La Grande Guerre en tantqu’expériences sociales, Paris, Ellipses, « Lemonde, une histoire/mondes contemporains»,2006, 176 p.

Ce petit ouvrage, paru dans une nouvelle col-lection d’initiation à l’histoire du monde, estune illustration de l’une des manières de perce-voir le premier conflit mondial qui ont été évo-quées dans ce volume du Cartable de Clio, etdans les précédents. Frédéric Rousseau est l’undes auteurs qui critiquent l’orientation domi-nante de l’historiographie française de laGrande Guerre. Il fait partie de ce collectifd’historiens (CRID 14-18, Collectif derecherches Internationales et de Débats sur 14-18, www.crid1418.org) qui cherchent àdévelopper ce qu’ils appellent une histoiretotale comparée en allant au-delà des représen-tations sociales contemporaines de la GrandeGuerre et en interrogeant les conditions de leurproduction.

entrai quand être communiste ne signifiait passimplement lutter contre le fascisme, mais lutterpour la révolution mondiale. J’appartiens auxderniers de la première génération de commu-nistes, ceux pour qui la révolution d’Octobre fut lepoint de référence central de l’univers politique.[…] Cela continue à déterminer ma pensée stra-tégique jusqu’à aujourd’hui. » [pp. 259-260] Ilavance également une autre explication, pluspsychologique, à sa fidélité viscérale à l’expé-rience marxiste de ce « court XXe siècle » : lafierté de réussir une carrière universitaire, ens’affichant communiste, en pleine Guerre froide.Effectivement, le handicap était réel ; malgré destravaux reconnus rapidement par la corpora-tion, il devra attendre 1971 pour décrocher unechaire de professeur ordinaire d’histoire écono-mique et sociale à Londres. L’avantage de l’in-convénient, si l’on peut dire, c’est l’ampleur desréseaux scientifiques qu’il a pu ou dû développeren contrepartie aux quatre coins du monde; sesinnombrables voyages tant professionnels quepour le compte du Parti lui ont permis de ren-contrer et d’échanger avec une galerie impres-sionnante de figures de l’intelligentsia d’après-guerre : Braudel, Morin, Barthes, Bourdieu,Sartre, pour n’en citer que quelques-uns.

Le reste est à lire dans une démonstration réus-sie d’ego-histoire, magnifiquement rédigée,bourrée humour et d’érudition humaniste, auniveau de sa contribution exceptionnelle à l’his-toriographie contemporaine.

Les lecteurs de son œuvre ne seront d’ailleurs passurpris qu’il se soit livré à l’exercice a prioripérilleux pour un historien d’écrire sa proprehistoire. Hobsbawm relève de cette catégoried’intellectuels qui pensent et qui écrivent en« je », qui teintent parfois leurs analyses dequelques éléments empruntés à leur vie person-nelle, qui osent assumer toute la part d’indivi-dualité, que d’aucuns désignent comme de lasubjectivité, caractérisant le travail du chercheuren sciences humaines. Marxiste convaincu, il aécrit une histoire du marxisme; amateur pas-

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« Expériences sociales » : la formule du titre del’ouvrage indique bien que la seconde confi-guration historiographique de la GrandeGuerre, autour de la dimension sociale, n’y apas été négligée. Cette synthèse part de la plu-ralité de ce qu’ont vécu les combattants, illus-trée notamment par une série de témoi-gnages. La question de savoir comment cessoldats ont pu tenir si longtemps est traitéepar un « faisceau de facteurs », parmi lesquelsle sentiment patriotique n’est pas annulé,mais fortement nuancé, en particulier pour cequi concerne le monde paysan. Le consente-ment étant toujours l’effet d’une dominationsociale et idéologique, il peut également êtremis en relation avec une culture de l’obéis-sance qui était très prégnante dans les sociétéseuropéennes de l’époque. Et sa perceptionnécessite encore la prise en compte de lacontrainte et de la brutalité qui s’exerçaientdu sommet de ces sociétés.

La synthèse de Frédéric Rousseau met l’accentsur les résistances et sur les mouvements sociauxau cours de la Première Guerre mondiale. Ellerejette en fin de compte l’idée de considérer ceconflit comme une matrice des horreurs duXXe siècle, comme l’annonce téléologique d’Au-schwitz. Mais elle y reconnaît bien le franchisse-ment d’un seuil de violence sur le plan géogra-phique. En effet, en adoptant une posture deplus longue durée, un certain nombre de mas-sacres coloniaux représentent également detristes antécédents, la colonisation fournissanten quelque sorte un laboratoire des violences àvenir.

Ce livre d’initiation, très stimulant, qui ne cachepas ses orientations et ses choix historiogra-phiques, est aussi utile pour la connaissance dela Grande Guerre que pour le débat qu’elle sus-cite. Il prouve qu’un récit synthétique, dans unouvrage de cette nature comme dans unmanuel scolaire, n’est pas forcément synonymede neutralité ; et qu’il n’est pas non pluscondamné à se présenter sous les traits d’un

prétendu sens commun pas toujours aussineutre qu’on veut bien nous l’annoncer.

Charles Heimberg,IFMES & Université de Genèvee

Jacky Fontanabona & Jean-François Thémines(dir.), Innovation et histoire-géographie dansl’enseignement secondaire. Analyses didac-tiques, Lyon, Institut national de recherchePédagogique (INRP), « Documents et travauxde recherche en éducation », n° 52, 2005, 229 p.

Ce volume collectif rend compte d’unerecherche effectuée entre 1999 et 2002, en parti-culier des travaux de deux équipes académiquesde Caen et Toulouse. Il s’agit de mesurer les réa-lités et les effets de pratiques innovantes enclasse d’histoire-géographie. Les observationssont davantage centrées sur des moments d’en-seignement-apprentissage de géographie, maisdans une perspective qui se révèle polydiscipli-naire compte tenu du contexte français où l’his-toire, la géographie et l’éducation à la citoyen-neté sont enseignées par le même corps deprofesseurs.

Mais qu’est-ce que l’innovation? Le terme esttrès utilisé dans le champ scolaire et semble cor-respondre à une sorte de nécessité institution-nelle récente. Il peut désigner des actions denature et d’intensité très variables. Ici, les

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Au-delà de cette mise en perspective du proces-sus d’innovation, les contributions du volumeportent notamment sur des observations effec-tuées dans deux contextes scolaires particuliers :celui de l’utilisation des technologies de l’infor-mation et de la communication (TICE) et celuide l’enseignement en zone d’éducation priori-taire (ZEP). En ce qui concerne les TICE, l’en-quête effectuée auprès de neuf professeurs deToulouse montre que la justification de l’intérêtde leur utilisation porte davantage sur desconsidérations pédagogiques et des savoir-fairetransdisciplinaires que sur une aide à mieuxpenser le monde en histoire-géographie. Quantà l’enseignement en ZEP, étudié autour destémoignages de quatre professeurs, il apparaîtcomme un contexte où la mise en applicationdu contrat didactique, ou disciplinaire, bute surune difficulté majeure : celle qui mène les élèvesà percevoir les activités qui leur sont proposéesen fonction de leurs représentations tradition-nelles des disciplines scolaires ; d’où un déca-lage persistant avec les intentions préalables deleurs professeurs.

Ces différents constats mènent Anne le Roux àconclure l’ouvrage sur quelques propositions fortpertinentes concernant la formation des maîtresafin qu’ils soient mieux préparés à des pratiquesinnovantes que l’évolution de la relation com-plexe entre école et société démocratique rendrasans doute de plus en plus nécessaires.

Charles Heimberg,IFMES & Université de Genève

auteurs se sont centrés sur des innovations«ordinaires», engagées à la libre initiative d’en-seignants dans leur pratique quotidienne habi-tuelle ; et non pas dans le cadre de dispositifsparticuliers venus de la hiérarchie. Ils s’interro-gent surtout sur la relation que les enseignantsobservés entretiennent avec la discipline et laforme scolaires, sur le fait de savoir dans quellemesure ils parviennent à les mettre à distancedans leurs pratiques innovantes. Ils considèrenten fin de compte l’innovation comme un pro-cessus complexe plutôt que comme une rupturefondamentale des pratiques enseignantes.

Reliée à une discipline scolaire, l’innovationconsiste en particulier à favoriser des formesdidactiques mettant l’accent sur des conceptua-lisations et des mises en relation dans des situa-tions de travail collectif où les élèves soient aussiactifs que possible. Gérard Fabre et Jean-Fran-çois Thémines opposent ainsi deux paradigmesdisciplinaires, l’un centré sur l’enseignement duprofesseur, l’autre centré sur l’apprentissage del’élève ; le premier, plus traditionnel, orienté versle modèle magistral, sur les connaissances duprofesseur, sur des savoirs bien établis qu’il s’agitde transmettre ; le second, plus novateur, plusouvert à une dynamique de nature socio-constructiviste, basé sur les représentations et lescapacités des élèves, sur ce qu’ils peuvent faire etsur ce qui peut les intéresser pour mieux leurdonner accès à des savoirs.

Concevant l’innovation comme un processus,Thémines rappelle encore que l’apprentissagedépend d’un contrat disciplinaire qui désigne lescomportements et les attentes mutuelles de l’en-seignant et de ses élèves dans une disciplinedonnée. Il s’agit pour les élèves de construire unrapport disciplinaire au monde, soit l’apprentis-sage de connaissances sur le monde, scolaires,sociales ou pratiques, en relation avec une disci-pline donnée. Ces concepts permettent auxauteurs d’orienter leurs analyses et de critérierleur perception des réalités de l’innovation sco-laire qu’ils observent.

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Rafael Valls (dir.), Los processos independentis-tas iberoamericanos en los manuales de Histo-ria, Vol. I. Países andinos y España, s.l., Funda-ción Mapfre Tavera & Organización de EstadosIberoamericanos (OEI), «Historia, enseñanzay dimensión iberoamericana ; I » & « Publica-ciones del programa Iberoamérica, 200 años deconvivencia independiente ; 10 », 2005, 157 p.

Ce livre, le premier d’une série de quatre, a pourobjet une étude comparée de la manière dont lesmanuels scolaires de différents pays ibéro-améri-cains, ainsi que l’Espagne, traitent des processusd’indépendance en Amérique latine. Ce premiervolume traite des pays andins et de l’Espagne.Pour chaque situation nationale, une contribu-tion décrit les points forts et les aspects problé-matiques constatés, non sans avoir dressé un breftableau de la situation de l’enseignement de l’his-toire dans le pays. Des extraits d’ouvrages sontparfois proposés. Mais surtout, chaque texte seconclut sur des recommandations.

Parmi les problèmes soulevés, on trouve celui dela nature des savoirs enseignés et de la placeaccordée aux débats historiographiques, en parti-culier sur ce thème de l’indépendance ibéro-amé-ricaine. Mais l’ouvrage développe en réalité desréflexions qui portent à la fois, dans une perspec-tive comparative, sur cette thématique des pro-cessus d’indépendance, y compris la manièredont se pose de cas en cas la question nationale, etsur la nature des manuels d’histoire qui sont pro-posés aux élèves.

Charles Heimberg,IFMES & Université de Genève

Mario Carretero, Alberto Rosa & Maria Fer-nanda González (dir.), Enseñanza de la histo-ria y memoria colectiva, Buenos Aires, Páidos,2006, 366 p.

Cet ouvrage collectif sur l’enseignement de l’his-toire et sur la mémoire collective est le résultatd’un projet international de recherche qui a étésoutenu par l’Union européenne et a regroupédes auteurs de plusieurs pays (en premier lieul’Argentine et l’Espagne, mais aussi la Colombie,le Chili, l’Italie, la France).

Dans leur introduction, les coordinateurs de lapublication insistent sur les tensions qui mar-quent le champ de l’histoire enseignée, en parti-culier entre la fonction critique de cette disci-pline et son usage politique et identitaire.Chaque contexte national donne ainsi lieu à uneexpression particulière de ces tensions, mais levolume n’en fait pas l’inventaire. Les contribu-tions des auteurs proposent au contraire desthèmes de réflexion particuliers : dans une pre-mière partie, plus théorique, autour de lamémoire et de l’histoire (l’explication du passé,la connaissance de l’histoire, l’histoire des men-talités et les représentations sociales) ; dans unedeuxième section en évoquant quelques réfé-rences culturelles et leur statut dans l’enseigne-ment de l’histoire (comme la «découverte» del’Amérique ou les commémorations scolairespour les jeunes Argentins, la trame régénération-niste et l’usage idéologique d’une prétenduevaleur civilisatrice de l’histoire dans l’Espagne duXIXe siècle et du franquisme, etc.) ; enfin, dansune troisième et dernière partie, à propos de

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l’histoire récente et de la mémoire dont elle faitl’objet (en particulier de l’Argentine et du Chilimais aussi par rapport à la France pour laquelleNicole Tutiaux-Guillon évoque le rapport entrel’enseignement de l’histoire et l’altérité).

Les contributions ne sont pas toutes directe-ment centrées sur l’enseignement de l’histoire,certaines d’entre elles décrivant, pour tel ou telpays, le contexte mémoriel dans lequel cet ensei-gnement est appelé à se développer. Ainsi, parexemple, n’est-il pas indifférent de savoir que lecoup d’État du 11 septembre 1973 fait encoreaujourd’hui l’objet de perceptions diamétrale-ment différentes : la nature des crimes de la dic-tature chilienne, les causes et les responsables decette tragédie, etc., ne sont en effet pas du tout

les mêmes pour des citoyens se déclarant dedroite, de gauche, du centre ou ne déclarantaucune orientation idéologique. Quant à l’en-seignement de l’histoire lui-même, lorsqu’il estaussi ciblé qu’il l’est en Argentine sur uneconstruction identitaire nationale, largementaffective, auprès des plus jeunes élèves, il ne vapas sans inspirer de graves questions sur cettedimension nationale qui est restée passablementfermée, malgré un contexte démocratique etmulticulturel où la notion même de nation estmise à mal par les développements récents del’histoire régionale et planétaire.

Charles Heimberg,IFMES & Université de Genève

La parution de la thèse de Mostafa HassaniIdrissi dont il a été rendu compte dans len° 5/2005 de notre revue:

Mostafa Hassani Idrissi, Pensée historienne etapprentissage de l’histoire, préface de HenriMoniot, Paris, L’Harmattan, 2005, 326 p.

Le cartable de Clio signale :

La parution d’un ouvrage collectif sur lesquestions socialement vives et leur intérêtpour l’enseignement-apprentissage de nom-breuses disciplines :

Alain Legardez & Laurence Simonneaux(dir.), L’école à l’épreuve de l’actualité – Ensei-gner les questions socialement vives, Issy-les-Moulineaux, ESF éditeur, 2006, 254 p.

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Les annonces, comptes rendus et notes 317

L’atis, l’Associazione ticinese degli insegnanti distoria, est née en 2003 à l’initiative d’un groupede jeunes historiens qui sentaient le besoin depromouvoir la coopération entre les enseignantsd’histoire des différents niveaux scolaires. Dès sanaissance, l’atis a obtenu l’appui des enseignantstessinois qui ont soutenu l’association en deve-nant membres et en participant activement à sesinitiatives. Aujourd’hui, l’Associazione ticineseinsegnanti di storia peut compter sur presqueune centaine d’associés.

En ces premières années d’existence, l’associa-tion s’est engagée à animer le débat sur ladidactique de l’histoire dans le canton du Tes-sin en poursuivant un double objectif : valori-ser l’enseignement de l’histoire dans tous lesordres scolaires et favoriser la réflexion cri-tique sur les contenus de cet enseignement. Lemoteur de tout ce projet est le site Internet,www.atistoria.ch, qui se veut l’archive desactivités de l’atis et un lieu d’échange entreenseignants.

Dès sa naissance, l’Associazione ticinese degliinsegnanti di storia a incité ses membres à rendrepublic leur matériel didactique à travers son siteInternet, permettant ainsi aux autres ensei-gnants de l’utiliser. L’un des buts principaux del’association a donc été de valoriser le travail del’enseignant, en stimulant l’échange d‘activitésdidactiques qui, bien que souvent de grandevaleur, sont presque toujours limitées au seulcadre d’une classe ou d’une école.

L’atis a promu des approches didactiques quiconduisent les élèves à découvrir la richesse duterritoire où ils vivent, en organisant des sortiesdans des lieux historiques pouvant stimuler letravail en classe. Dans ce cadre, on peut rappelerla visite à Crespi d’Adda, un village près deMilan qui maintient toutes ses caractéristiquesde ville ouvrière de la fin du XIXe siècle et a

obtenu le statut de patrimoine de l’humanitépar l’Unesco. La visite de Crespi d’Adda donnel’occasion aux enseignants et aux élèves d’ap-procher d’une façon très directe les probléma-tiques de la révolution industrielle. Toute en sui-vant cette philosophie, l’atis a programmé pourcet automne une visite au site archéologique deBioggio, au Tessin, où une jeune enseignante aréalisé un parcours didactique qui, suivant l’évo-lution historique du site, propose un voyage àtravers le Moyen Âge, de la période paléochré-tienne jusqu’à l’âge de la Renaissance et duBaroque.

L’association a organisé une série d’activités etde conférences sur différents thèmes historiques,en choisissant, pour chaque année scolaire, dessujets précis. Durant l’année scolaire 2004-2005,en collaboration avec les cinéclub tessinois, l’atisa organisé une rétrospective pour les écoles,nommée « La Storia e il Cinema », avec unedizaine de films à caractère historique. Le but del’association était double : d’un côté, elle voulaitrapprocher les jeunes générations du cinémad’auteur ; d’un autre côté, elle estimait que levisionnement de ces films pouvait permettreune discussion en classe, soit au niveau du sujetabordé, soit au niveau du point de vue des réali-sateurs. Pour cette raison, le comité de l’associa-tion s’est engagé à proposer pour chaque filmdes supports didactiques liés au sujet historiquetraité. Toujours dans le cadre de «Il cinema e lastoria», mais destinée aux enseignants et à toutpublic intéressé, l’atis a promu une conférence àlaquelle ont participé Giovanni De Luna, pro-fesseur d’histoire contemporaine à l’Universitéde Turin, Gianni Haver de l’Université de Lau-sanne et Mariano Morace, critique cinémato-graphique tessinois. Les trois orateurs ont traitéle sujet des rapports entre l’histoire et le cinéma:le professeur De Luna a présenté le cinémacomme nouvelle source de l’histoire du ving-tième siècle, Gianni Haver a donné son avis sur

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l’utilisation du cinéma comme moyen didac-tique, tandis que Mariano Morace a mis envaleur le difficile rapport entre vérité historiqueet l’histoire présentée par le cinéma.

En profitant de la présence au Tessin des exposi-tions « L’histoire c’est moi », qui récoltaient lestémoignages des Suisses qui ont vécu ledeuxième conflit mondial, et «La mémoire desalpes : les alpes en guerre», qui traitait des rap-ports entre le Tessin et le Nord de l’Italie pen-dant la Seconde Guerre mondiale, l’atis a promuune série d’initiatives dédiées à «La Storia e laMemoria». Au printemps 2005, l’association ainvité un groupe musical italien, le «Collettivodel Brumaio», à présenter dans plusieurs écolesun spectacle, « Festa d’Aprile : la Resistenza inparole e musica », qui racontait, à travers leschansons de la Résistance italienne, l’histoire dela guerre de libération en Italie. Le spectacle, quia eu un bon succès, reliait la musique à la lecturede documents et de nouvelles d’auteur italienscomme Italo Calvino ou Beppe Fenoglio. Touten suivant l’ouverture des expositions, endécembre 2005, l’atis a invité Nicola Tranfaglia,professeur à l’Université de Turin, et Luca Bal-dissara, de l’Université de Pise, aux Archives d’État de Bellinzone pour une conférence sur lethème «La memoria della Resistenza nell’Italiarepubblicana». Les deux orateurs ont mis bienen évidence que la mémoire d’un événementhistorique pouvait changer radicalement à tra-vers les années, en fonction surtout de la situa-tion politique du moment.

Le travail sur les thèmes «La Storia e la Memo-ria» et «La Storia e il Cinema» a abouti à la réa-lisation d’un Cd-rom et de deux DVD qui trai-tent de l’histoire de la Seconde Guerre mondialeen Europe et en Suisse et qui seront distribués àtous les enseignants d’histoire du canton du Tes-sin. Le Cd-rom multimédia présente deux uni-tés didactiques, l’une dédiée à l’histoire généraledu conflit, l’autre à l’histoire suisse. Le matérieldidactique est enrichi de divers témoignagessonores, surtout ceux de Nedo Fiano, survivant

d’Auschwitz et de Mario Ferro, partisan com-muniste italien, enregistrés pendant leur visitedans des écoles tessinoises. En plus, on peutécouter l’intégralité du concert du groupe «Col-lettivo del Brumaio», dont on a déjà parlé. Lesdeux DVD présentent plusieurs extraits de filmsdédiés au thème de la Shoah. Ces extraits, d’unedurée de quelques minutes, sont regroupés enquatre chapitres – l’identification, l’exclusion etl’expropriation, la concentration, la « solutionfinale» – selon les différentes étapes proposéespar l’historien Raul Hilberg dans sa monumen-tale monographie sur la Shoah. À travers lavision de ces fragments, il est possible de suivrele procès de persécution et d’extermination dupeuple juif par le nazisme. Cette division eststrictement liée à l’unité didactique consacrée àla Seconde Guerre mondiale et présentée dans leCd-rom, surtout à la leçon dédiée à la Shoah, oùsont réunis nombreux documents écrits qui seprêtent à approfondir les thématiques évoquésdans les extraits vidéo.

Toutes les activités que l’atis a promues au coursde ces années lui ont permis de trouver un largeagrément dans le milieu des enseignants d’his-toire du canton du Tessin. Ce consensus lui per-met de continuer avec beaucoup d’enthou-siasme, mais lui donne aussi une responsabilitédont elle espère être toujours à la hauteur.

Tous ceux qui désirent prendre contact avec l’Association tessinoise des enseignants d’histoirepeuvent se rendre sur le site www.atistoria.ch ouenvoyer un courrier électronique à l’adresse sui-vante : [email protected].

Maurizio Binaghi, atis, Tessin

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1. « Tirez l’échelle ! », conférence de FrançoisAudigier

Le conférencier a suggéré quelques idées pourl’enseignement, en particulier :

• Il ne faut pas oublier que les élèves voient leplus souvent l’histoire comme une chronolo-gie : succession de dates à retenir, accumula-tion d’événements qui s’enchaînent plus oumoins entre eux. De cela découle le constatque les élèves se contentent souvent d’ap-prendre par cœur des faits sans prendre letemps de les comprendre vraiment. Cettereprésentation de l’histoire peut être modi-fiée en tenant compte des échelles liées auxactions humaines (par exemple la jalousiecomme comportement humain éternel), au«temps de l’histoire» (comme les rapportspassé-présent) ou encore aux échelles situées«en dehors du temps» telles les immuablesgrandes composantes d’une société (riches vspauvre, homme vs nature…). À la suite d’unsondage réalisé par François Audigierconcernant les thèmes qui intéressent lesélèves, on peut remarquer que la prise encompte des échelles citées ci-dessus ne peutque les motiver davantage.

• Tout enseignant devrait avoir conscience dufait que le choix d’une échelle (spatiale, tem-porelle ou sociale) implique que l’on prenneparti. Dans un souci d’objectivité, l’ensei-gnant devrait être capable de justifier sonchoix et de présenter plusieurs focales. Il peutpousser l’élève à développer son esprit cri-tique en montrant les différences d’interpré-tations possibles d’une carte à l’autre.

• Jusqu’à présent, l’enseignant avait tendance àse focaliser sur la perspective « puzzle » (laconnaissance de la réalité par la somme de

toutes les divisions administratives). Commenous l’a suggéré M. Audigier, il faudrait pri-vilégier une approche par «réseaux» (axes,flux, relationnel).

• Il faut choisir des échelles et les combiner.Cette solution permet de concilier la micro-et la macro-histoire. L’histoire des petites gens(par exemple un témoignage d’une fillette, lavie d’un paysan, etc.) attire particulièrementles élèves. Cette amorce permet à l’enseignantd’aborder des sujets plus complexes relevantde la macro-histoire. Ainsi la représentationde l’histoire « événement » s’articule-t-elleautour d’une histoire «changement».

Vania Chardonnens, Tatjana Conus & Antoinette Moser, étudiantes

DAES II – Université de Fribourg

2. « Frises et cartes : pour s’orienter dans l’his-toire », conférence d’Antonio Brusa

Dans sa conférence, M. Brusa a proposé à sesauditeurs trois angles différents pour étudier etenseigner l’histoire. La première vision se résumeà l’utilisation d’une frise sur laquelle serait ins-crite l’histoire de tous les peuples. Pour bienexpliquer les inconvénients de cet outil, M. Brusaa évoqué une reproduction de la Deacon’s Syn-chronological Chart of Universal History consti-tuée par Edward Hall à la fin du XIXe siècle.Grâce à cet exemple, M. Brusa nous a démontrétout son talent de didacticien qui sait qu’en illus-trant ces propos, il favorise la compréhension deson public et souvent son adhésion.

Le deuxième angle d’étude est basé sur une miseen relation du «macro» avec le «micro». L’ob-jectif est de permettre l’observation de certainesdonnées historiques (courbe démographique,climat, etc.) du niveau mondial ou continental

Quelques impressions d’étudiants après le cours du GDH sur Les échelles de l’histoire, à Fribourg, en mai 2006

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jusqu’à la plus petite unité que peut représenterun village. Très intéressante, cette vision permetd’analyser une constatation historique sur diffé-rentes échelles et rend possible la mise en rela-tion d’un événement régional avec des consé-quences plus globales.

Dans un troisième temps, M. Brusa a présenté leconcept de centre-périphérie. Les deux premiersmodèles (Océan indien puis Océan atlantique)allaient plutôt de soi, mais la présentation dumodèle de l’Océan pacifique a laissé songeurs lesauditeurs. Si le centre économique et social sedistancie du centre militaire que sont encoreaujourd’hui les États-Unis, a soutenu notreconférencier, un avenir peu réjouissant est àcraindre. Cette vision demeure toutefois assezpessimiste car le transfert des centres se fait àune échelle qui surpasse celle de l’homme.

En conclusion, M. Brusa a présenté, avec dyna-misme, trois visions historiques qui peuventêtre aisément utilisées dans l’enseignement del’histoire.

Tania Capra, Caroline Julen,étudiantes DAES II – Université de Fribourg

3. « Vérités sur la Grande Guerre : regards etinterprétations»,conférence d’Antoine Prost

Alors que, de nos jours, les moyens d’accéder à laconnaissance historique sont multiples et aisé-ment disponibles, la capacité de saisir que l’his-toire est non seulement un domaine de faitsobjectifs (l’attentat de Sarajevo, les déclarationsde guerre de 1914, etc.) mais qu’en outre, elle seconstruit dans l’œil de celles et ceux – historiens,quidams et opinions publiques – qui veulentbien s’y intéresser devient cruciale. Or, l’un desobjectifs clés de la formation gymnasiale est dedévelopper l’esprit critique des élèves. À cet égard,l’histoire des approches historiques d’un événe-ment aussi important que la Grande Guerre estsusceptible de fournir à l’enseignant une pléiadede «problèmes» à soumettre à ses élèves.

Ce que la conférence d’A. Prost m’a appris – outout au moins rappelé –, c’est que les « regards»sur un événement historique donné dépendentétroitement des questions posées, et que ces« questions » peuvent différer sensiblementd’une période à une autre. Avec le recul qui estcelui de l’expert, A. Prost a pertinemment faitressortir l’intérêt de chacune des troisapproches (militaire et diplomatique, sociale,culturelle) que l’on peut distinguer dans l’histo-riographie de la Première Guerre mondiale. Il aen outre souligné la complémentarité de ces«regards». C’est d’ailleurs un aspect sur lequella conférence de Charles Heimberg a égalementmis l’accent. La microstoria à l’italienne, lesrécits de témoins, les histoires de vie apportentau cadre général de l’histoire strictement événe-mentielle (politique, diplomatique, militaire)une dimension humaine et émotionnelle quime paraît indispensable. Mais, comme l’a souli-gné A. Prost, si l’histoire strictement événemen-tielle est trop pauvre, l’approche strictementcompassionnelle reste en elle-même insatisfai-sante. Ainsi, c’est, me semble-t-il, dans le croi-sement des approches que le regard historiquedes élèves aura le plus de chance d’acquérir de laprofondeur et la dimension critique attendue.

Alain Boyer,étudiant DAES II – Université de Fribourg

4. « Vérités sur la Grande Guerre : regards etinterprétations»,conférence d’Antoine Prost

«Mais quoi qu’on fasse, pour un Allemand, laPremière Guerre mondiale est l’histoire d’unedéfaite; pour un Français, d’une victoire; pourun Anglais, «it’s a futility». Cette remarque pla-cée par M. Prost à la fin de sa conférence – et quipourrait être illustrée par un tableau de lapériode cubiste de Picasso – nous semble pointercertaines difficultés que rencontre l’historienlorsqu’il s’agit de faire la lumière sur un événe-ment, ou une série d’événements passés : lepoint de vue qu’il adopte au moment de son«enquête».

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Cette confusion qui ressort des propos – clairs,eux! - de M. Prost est également celle qui guettetout enseignant d’histoire, et pas seulement lors-qu’il a pour tâche de présenter la PremièreGuerre mondiale. La confusion ne s’arrête pasau rôle de l’enseignant : le choix des manuelsscolaires – et a fortiori celui du contenu de cha-cun de ces manuels – dépend d’un point de vue.Pour des raisons de proximité et de culture, uneélève romande suivra un enseignement de l’his-toire basée sur l’histoire de France; de même unélève alémanique suivra un enseignement del’histoire basé sur l’histoire de l’Allemagne. Ilsauront toutefois en commun une histoire suisse– quoique pas forcément identique. Et un petitFrançais, à quel enseignement de l’histoire a-t-ildroit? Et une petite Allemande?

Ce que la conférence de M. Prost peut apporterà un enseignant en histoire, c’est le fait qu’unehistoire n’est pas figée. À cet égard, l’évolutiondes interprétations de la Première Guerre mon-diale est significative: histoire militaire et patrio-tique dans un premier temps (on voit bien lesdifférences de points de vue qu’il peut y avoir,suivant que ceux qui écrivent cette histoire setrouvent de tel côté, ou de tel autre !) ; histoiresociale dans un second temps (et à partir delaquelle on commence à s’intéresser aux acteursdu conflit, et donc à leur/s histoire/s) ; histoireculturelle enfin (grâce à laquelle on s’interrogesur une culture de guerre et sur les convictionsqu’elle engendre, sur un darwinisme). L’histoirede la Première Guerre mondiale se déplace ainsides champs de batailles aux usines, en passantpar les foyers et en s’intéressant aux femmes etaux mutins.

De même, le fait que des historiens de certainspays s’intéressent ou non à un événement peutêtre révélateur des difficultés à (oser) souleverune problématique. Ainsi, de par le fait que leshistoriens allemands ne se sont pas investis dansl’histoire de l’entre-deux-guerres, Hitler appa-raît a posteriori plus comme une continuité deHindenburg qu’une simple parenthèse.

La découverte des camps de concentration en1945 permet un nouveau regard sur le premierconflit mondial. La notion de génocide apporteune analyse inédite du massacre des Arménienspar les Turcs. Et si l’on observe le comportementactuel du gouvernement turc, on constate quecette question n’est pas encore réglée en 2006.Les flous demeurent également dans l’histoirede notre pays. Jusqu’à l’enquête de la Commis-sion Bergier sur l’attitude de la Suisse à l’égarddu national-socialisme, les élèves – et le grandpublic, forcément – n’avaient droit qu’à une ver-sion « officielle » et édulcorée de ces annéessombres. L’impossibilité pour les enquêteurs depousser plus avant leurs investigations est tout àfait significative d’une histoire mouvante, jamaiscomplètement cernable, car à multiples facettes.Une de celles-ci a d’ailleurs été mise en lumièrepar le travail titanesque – mais ô combien néces-saire ! – d’Archimob : donner la parole, et cecimalgré les déformations dues à la mémoire, auxacteurs directs et indirects de la mobilisationgénérale de la Suisse. Ils ont droit à cette parole,ils doivent raconter leurs histoires pour apporterune dimension supplémentaire à l’histoire avecun grand H, Histoire qui n’existe que parce qu’ily a des histoires. Et c’est en ceci qu’une toilecubiste de Picasso raconte une histoire : elle enmontre un maximum de faces.

Daniel Oberson, Pascal Rotzetter,étudiants DAES II – Université de Fribourg

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IntroductionLa discussion a porté sur deux questions :• ce que sont les thèmes essentiels auxquels

tous les élèves devraient avoir droit au coursde leur cursus en histoire ;

• en quoi l’histoire enrichit notre regard sur lessociétés quand elle regarde un objet dans descontextes temporels différents, selon unevariété d’échelles spatio-temporelles.

Il s’agissait donc de travailler en particulier l’in-teraction possible entre le local et le plus général.Cette réflexion est partie de ce qui se fait àGenève depuis quelques années. De fait, les thé-matiques de l’histoire humaine sont tellementnombreuses qu’il n’est pas réaliste de les traitertoutes et que les programmes, surchargés, nesont jamais terminés. Pour en sortir, le pland’études genevois du secondaire I prévoit quel’enseignement de l’histoire se fasse sous laforme de séquences qui soient toutes une asso-ciation entre un thème de l’histoire et l’un desobjectifs d’apprentissage (par exemple, la com-paraison, la périodisation, la distinction entrehistoire et mémoire). Il fallait essayer de gérer letrop-plein, l’idée étant de se donner des critèrespour le choix de ce que l’on traite et de ce quel’on ne traite pas en classe. Ainsi, si on ne parlepas d’un thème, ce n’est plus parce qu’il est placéen fin d’année, mais c’est en fonction de ces cri-tères. Qui relèvent de ce qu’il est important queles élèves sachent et aussi de la volonté de fairevarier les échelles de l’approche historique.

Tour de table exploratoire sur les thèmesincontournablesAvant de se demander quels devraient être lesthèmes incontournables en classe d’histoire, ilfaudrait d’abord établir les finalités de cet ensei-gnement. Elles vont en effet déterminer les choixthématiques.

Cela dépend de quel type de citoyen on veut for-mer au présent, des problèmes d’aujourd’hui, àdifférentes échelles ; c’est ensuite que la réflexionse fera sur le passé.

On peut ainsi se demander si l’enseignement apour mission la construction identitaire. Ensei-gner l’histoire de la Grèce n’est pas si important,mais la démocratie athénienne est un thèmeincontournable, car il répond à un objectifcitoyen, et non pas identitaire. Mais tout dépendaussi de comment est perçue la personne ducitoyen, selon sa nationalité ou comme unefigure universelle ; il y aurait lieu d’ajouter unedimension humaine, globale.

Il y a aussi des thèmes qui sont liés au goût desélèves. Certains sujets les intéressent plus, alorsqu’on n’y pense pas parce qu’on appartient àune autre génération. On doit pourtant en tenircompte.

Les échelles, dans l’espace, le temps et la société,sont aussi un critère de choix des thèmes: il fautdonc choisir ceux pour lesquels cette variationdes échelles permettrait de développer unevision plus riche. En effet, il y a des thèmes pourlesquels il serait dommage de ne pas poser laquestion des échelles. Les traiter permettraitdonc de construire davantage de sens.

Doit-on faire une histoire chronologique ouprocéder par thème, quitte à rétablir après unechronologie? Quelle importance accorder à lachronologie en tant que critère de choix desthèmes?

Dans quelle mesure un thème ne suppose-t-ilpas un découpage chronologique? Dans quellemesure une définition du thème ne va-t-elle pasconduire à des chronologies différentes?

Il y a deux aspects en termes de chronologie :

Synthèse d’un atelier sur Les échelles de l’histoire, Fribourg, mai 20061

1 Jocelyne Muller, Valérie Opériol et Charles Heimbergont participé à la rédaction de cette synthèse.

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• un aspect ponctuel : la périodisation danslaquelle on inscrit un thème peut varier ; onpeut traiter d’un sujet dans un temps long oucourt (par exemple, les grèves de 1936, oupour nous celle de 1918, n’ont pas le mêmesens selon la périodisation) ;

• un aspect chronologique: les approches thé-matique et chronologique ne doivent pas êtreopposées, elles se complètent. Les élèvesconstruisent un sens du déroulement, unereprésentation où ils inscrivent les faits del’histoire dans une logique chronologique.

Il a été proposé de faire la liste des 21 datesincontournables que l’on voudrait absolumentque les élèves aient abordées en les associant àun événement, et en établissant une chronologieaprès coup. Cet exercice a montré en tout casque les historiens, et les enseignants, ne produi-sent pas tous la même liste.

Quand on construit une telle liste, on remarquetout de suite que les dates relèvent de domainesde l’histoire qui sont différents (politique, éco-nomique, social, culturel,…). Se pose alors laquestion de savoir comment équilibrer cesdomaines dans le programme scolaire. Parexemple, l’invention de la vaccination par Jenern’est jamais évoquée comme événement mar-quant de la fin du XVIIIe siècle alors qu’elle a eudes incidences importantes pour l’histoire del’humanité.

Il nous faut encore ajouter un autre critère, celuides concepts, pour assouplir la question desdates. Par exemple, le concept de démocratie seréfère à la démocratie athénienne et aussi à celled’aujourd’hui. D’autres concepts comme l’escla-vage, la place de la femme, les droits del’homme, s’y prêtent. Mais il faut se garder d’ou-blier leur contextualisation. Une date n’a d’im-portance que si elle est inscrite dans une situa-tion historique. Et comme il est impossible dedécrire tous les événements, il faut donc choisirceux qui illustrent le mieux tel ou tel concept.Un autre problème encore, c’est qu’on parle de

se doter d’une méthode pour choisir des événe-ments, comme si ces événements étaient déjàconstruits, alors qu’en fait cette construction sediscute ; en tout cas, au secondaire II, on peutmontrer aux élèves qu’en fonction du décou-page temporel, et du contexte dans lequel onl’inscrit, des focales d’observation choisies, unévénement revêt des sens très différents.

Comme élément déclencheur, on pourrait aussidemander aux élèves de fixer les 21 événementsqui ont le plus marqué leur vie.

Les échellesAprès avoir choisi ces 21 dates, on peut sedemander lesquelles seraient enrichies par uneapproche à différentes échelles. Le consensusauquel on a éventuellement abouti peut ainsiêtre enrichi par les outils conceptuels liés auxéchelles.

À l’inverse, on peut se demander s’il ne faudraitpas d’abord choisir l’échelle pour trouver ces 21dates. On ne peut pas réfléchir sur des événe-ments dans l’absolu. Cela dépend du cadre géo-graphique et de la provenance de celui qui éta-blit la liste.

On devrait aussi pouvoir articuler le local aumondial. En effet, il est difficile de faire autre-ment que de situer les événements au niveaumondial. Mais pour qu’il y ait un équilibre entreles différentes échelles, chacune d’entre ellesdevrait servir les autres pour mieux en com-prendre les interactions.

Le jeu d’échelles est un moyen, et non pas unobjectif, pour faire émerger les significationsplurielles du fait historique; ce n’est donc pas uncritère suffisant pour une programmation del’enseignement de l’histoire.

Il peut être intéressant de passer d’une échelle àl’autre: dans quelle mesure un événement natio-nal peut-il se rapporter à un événement situé àune autre échelle? Par exemple, la grève de 1918

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constitue-t-elle vraiment une rupture dans l’his-toire suisse? On ne peut réfléchir à ce problèmesans se référer à la Première Guerre mondiale età la Révolution russe.

On doit aussi tenir compte de l’invention de latradition, ce phénomène du XIXe siècle qui ser-vit à donner une légitimité aux nations émer-gentes ; ce concept pour lequel on dispose à peuprès d’une périodisation (fin du XIXe siècle)s’observe dans tous les pays et a un sens à unniveau plurinational.

En conclusion, face à la difficulté de fixer cetteliste de 21 dates incontournables, il y a doncdeux arbitrages à envisager :• l’articulation du local au national et au mon-

dial ;• la place donnée aux différentes approches

historiques (artistique, politique,…).

Mais on doit encore réfléchir aux contenusqu’on veut enseigner en fonction des démarcheshistoriennes (modes de pensée) et des méthodeshistoriques.

En fin de compte, cet exercice consistant à éla-borer des listes de 21 dates à considérer commeincontournables pour l’enseignement n’a guèredébouché sur du concret : les propositions par-taient un peu dans tous les sens, en fonction detoutes sortes de sensibilités particulières. Quellesconclusions peut-on dès lors en tirer?

Une piste éventuelle pourrait consister à ne rete-nir dans cette liste que des thèmes pour lesquelsune variation des échelles temporelles, spatialeset sociales serait susceptible de construiredavantage de sens.

Prenons l’exemple de 1492 : pour les uns, ilsignifie la fin de l’Andalus, pour d’autres la ren-contre avec l’autre, ou la conquête d’un nouveaucontinent, le début de la Renaissance, la fin desempires amérindiens.

Plutôt que des dates, il faudrait peut-être envisa-ger d’autres périodisations. On pourrait parexemple élargir 1492 à une période qui englobe-rait à la fois la prise de Constantinople en 1453et la prise de Grenade.

Les événements dont on parle représentent desformes de ruptures, selon la conception de MarcBloch, pour qui « l’histoire est la science duchangement»; or, il nous faut aussi tenir comptedes permanences, qui sont également partie pre-nante de l’histoire, ainsi que du rythme duchangement ou des ruptures. Si l’on privilégieles dates ruptures, on est dans l’histoire événe-mentielle, tandis que si l’on aborde le passé surle long terme, il acquiert un sens plus profond.Par exemple, le 8 mai 1945 est à la fois le sym-bole de la capitulation allemande, mais aussi ladate des massacres coloniaux de Sétif et Guelmaqui annoncent que la démocratie est inachevéeet que l’on va bientôt voir les limites de cet ordredémocratique.

Étudier l’événement de la bombe d’Hiroshimasur le long terme lui donne aussi plus de sensque cantonné à sa seule explosion.

En fin de compte, tout cela peut encore s’ins-crire dans l’une ou l’autre de trois conceptionsglobales qui sont très différentes : d’une part,une histoire très événementielle, avec seulementdes événements clés ; d’autre part, une histoireconceptuelle et structurale ; ou encore la pers-pective d’une histoire universelle et mondiale.

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COURS DE FORMATION CONTINUE 2007 ORGANISÉ PAR LE GDH

Cinéma et enseignement de l’histoireFormation d’un regard critique sur le film de fiction et le documentaire

Inscriptions online : http://www.webpalette.ch/dyn/4207.htmCours n° WBZ 07 12 44

Contenu du cours

L’enseignement de l’histoire s’enrichit de la multiplicité des approches : sources écrites ou orales maisaussi utilisation de l’image dans ses diverses manifestations. Le cinéma (œuvre de fiction et documen-taire) nous offre un champ d’investigation digne du plus grand intérêt.

Comment approcher ce média ?D’abord, en utilisant le film comme objet premier d’étude et non comme simple illustration. Ensuite,en gardant à l’esprit qu’un film est une source par ce qu’il nous apprend sur l’époque et le contexte danslesquels il a été réalisé. Dès lors, il ne s’agit pas de classer tel film comme «bon» ou «mauvais» mais biende se demander quelle vision de l’époque représentée (ou re-créée) il désire nous transmettre et dansquel(s) but(s)?

Les chercheurs en sciences humaines sont nombreux à pratiquer cette approche depuis la fin desannées 1960, notamment Pierre Sorlin et Marc Ferro. Cette ouverture est d’autant plus intéressanteque des films sont produits et réalisés dans le monde entier, qu’ils révèlent des sensibilités très diverses,qu’ils permettent des regards croisés, qu’ils donnent à réfléchir sur la notion d’identité, sur celles de(contre-)cultures, sur la propagande politique, pour ne citer que ces thèmes.

Ainsi à un moment où les récents moyens techniques (DVD) permettent à tout un chacun de voir (etde revoir) des films que l’on croyait réservés aux cinémathèques, cinéma et histoire forment un coupledésormais incontournable pour l’enseignement.

Lieu du coursLausanne

Dates du coursMercredi 9 mai 2007 – Vendredi 11 mai 2007

Fournisseur du coursCPS, Centre suisse de formation continue des professeurs del’enseignement secondaireBruchstrasse 9a, Postfach, 6000 Luzern 7Tél. 041 249 99 11 – Fax 041 240 00 79E-mail : [email protected], www.wbz-cps.ch

Responsable du coursCorinne Pfefferlé, chemin de la Fontaine 4, 1009 PullyTél : 021 729 88 84E-mail : [email protected]

IntervenantsRoland CosandeyGianni HaverPierre-Emmanuel JaquesLionel LacourRémy PithonPierre SorlinLaurent Veray

Prix du coursCHF 300.–

Délai d’inscription5 mars 2007

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de ses lecteurs

• qui sont invités à participer aux débats menés dans la revue ;

• qui s’inscrivent pour les prochaines parutions, au prix de 29.50 francssuisses l’exemplaire (17,70 ).

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projet par des achats collectifs des premiers volumes.

Les numéros 1, 2, 3, 4 et 5 sont toujours disponibles auprès de l’éditeur,

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