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Mikhaïl Lermontov (Лермонтов Михаил Юрьевич) 1814 — 1841 LE DÉMON (Демон) 1842 Traduction de A. de Villamarie, Paris, Librairie parisienne, 1884 ; réédité chez P.-V. Stock, 1904. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

Lermontov - Le Demon

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Le Dmon

Mikhal Lermontov( )1814 1841LE DMON

()

1842

Traduction de A. de Villamarie, Paris, Librairie parisienne, 1884; rdit chez P.-V. Stock, 1904.TABLE

3PREMIRE PARTIE

DEUXIME PARTIE14

PREMIRE PARTIE

I.

Un ange dchu, un dmon plein de chagrin, volait au-dessus de notre terre pcheresse. Les souvenirs de jours meilleurs se pressaient en foule devant lui, de ces jours o, pur chrubin, il brillait au sjour de la lumire; o les comtes errantes aimaient changer avec lui de bienveillants et gracieux sourires; o, au milieu des tnbres ternelles, avide de savoir, il suivait, travers les espaces, les caravanes nomades des astres abandonns; o enfin, heureux premier-n de la cration, il croyait et aimait; il ne connaissait alors ni le mal ni le doute; et une monotone et longue srie de sicles infconds navaient point encore troubl sa raison Et encore, encore il se souvenait! Mais il ntait plus assez puissant pour se souvenir de tout.

II.

Depuis longtemps rprouv, il errait dans les solitudes du monde sans trouver un asile. Et cependant les sicles succdaient aux sicles, les instants aux instants. Lui, dominant le misrable genre humain, semait le mal sans plaisir et nulle part ne rencontrait de rsistance ses habiles sductions. Aussi le mal lennuyait

III.

Bientt le banni cleste se mit voler au-dessus du Caucase. Au-dessous de lui, les neiges ternelles du Kazbek scintillaient comme les facettes dun diamant; plus bas, dans une obscurit profonde, se tordait le sinueux Darial, semblable aux replis tortueux dun reptile. Puis le Terek, bondissant comme un lion la crinire paisse et hrisse, remplissait lair de ses rugissements; les btes de la montagne, les oiseaux dcrivant leurs orbes dans les hauteurs azures coutaient le bruit de ses eaux; des nuages dors, venus de lointaines rgions mridionales, accompagnaient sa course vers le nord et les masses rocheuses, plonges dans un mystrieux sommeil, inclinaient leurs ttes sur lui et couronnaient les nombreux mandres de ses ondes. Assises sur le roc, les tours des chteaux semblaient regarder travers les vapeurs et veiller aux portes du Caucase comme des sentinelles gantes places sous les armes. Toute la cration divine tait aux alentours, sauvage et imposante; mais lange, plein dorgueil, embrassa dun regard ddaigneux luvre de son Dieu et aucune de toutes ces beauts ne vint se reflter sur sa figure hautaine.

IV.

Puis le tableau changea; une nature pleine de vie spanouit ses regards; les luxuriantes valles de la Gorgie se droulrent au loin comme un magique tapis. Terre heureuse et florissante! Les silhouettes des ruines, les ruisseaux leau rapide et murmurante et au fond parsem de cailloux aux mille couleurs; les buissons de roses sur lesquels les rossignols la voix douce, chantent la plaintive beaut que rva leur amour; les ombrages des platanes touffus, entremls de lierre abondant; les grottes o les timides chevreuils se rfugient aux jours brlants; lclat, le mouvement, le murmure des feuilles; le bruit sonore de mille voix; lhaleine parfume de mille plantes; la voluptueuse ardeur du milieu du jour; les nuits toujours humides dune rose odorante; les toiles du ciel, brillantes comme le regard et les yeux des jeunes Gorgiennes. Mais hormis une froide jalousie, cette nature splendide nveilla dans lme insensible du proscrit, ni nouveau sentiment, ni nouvelle aspiration et tout ce quil voyait devant lui, il le mprisait et le dtestait.

V.

Cette grande demeure, ce palais spacieux, le vieux Gudal aux cheveux blancs les a btis pour lui. Ils ont cot bien des larmes, bien des fatigues aux esclaves soumis depuis longtemps ses ordres. Au lever du jour, les ombres de ses murailles sallongent sur les pentes des montagnes voisines. Des marches creuses dans le roc conduisent de la tour, place lun des angles, au bord de la rivire. Cest en suivant cette rampe sinueuse, que la jeune princesse Tamara va puiser de leau lArachva.

VI.

Toujours silencieuse, la sombre demeure, du haut des rochers escarps, semble contempler les valles. Mais en ce jour un grand festin a t servi dans ses murs; la zourna rsonne et le vin coule flot. Gudal marie sa fille; toute la famille a t convie au banquet. Sur la terrasse couverte de tapis, la fiance est assise parmi ses compagnes et les heures scoulent oisivement pour elle au milieu des jeux et des chants. Dj le disque du soleil sest cach derrire les montagnes lointaines. Les jeunes filles chantent en battant la mesure avec leurs mains et la jeune fiance prend son bouben. Tout coup, le balanant dune main au dessus de sa tte et plus rapide quun oiseau, elle slance: tantt elle sarrte et regarde autour delle et son il humide scintille travers ses cils jaloux; tantt elle joue gracieusement de la prunelle sous ses noirs sourcils; puis, lgre, se penche vivement et tandis que son petit pied adorable semble nager dans lair, elle sourit avec une gat enfantine. Les rayons tremblants de la lune se jouant parfois tout doucement travers une atmosphre humide, peuvent peine tre compars ce sourire anim comme la vie, comme la jeunesse.

VII.

Jen jure par lastre des nuits, par les rayons du soleil levant ou couchant! jamais monarque de la Perse dore, jamais roi de la terre ne posa ses lvres sur de pareils yeux. Jamais la fontaine jaillissante du harem, aux jours les plus brlants ne lava de sa rose perle une semblable taille. Jamais la main dun mortel couvrant de caresses un corps bien-aim ne droula une aussi belle chevelure. Depuis le jour o lhomme perdit le paradis, je le jure, jamais semblable beaut nest close sous le soleil du midi.

VIII.

Pour la dernire fois, elle a dans! Hlas! Demain lattendent, elle lhritire de Gudal, lenfant gte de la libert, le triste sort de lesclave, une famille trangre, une patrie inconnue. Et dj des doutes mystrieux assombrissaient la srnit de son visage. Mais il y avait tant de grce harmonieuse dans sa dmarche, tant dexpression et de nave simplicit dans tous ses mouvements, que si le dmon dans son vol let regarde en ce moment, il se fut rappel ses anciens frres clestes; il se serait doucement dtourn et aurait soupir.

IX.

Et le dmon la vit! Et linstant mme il ressentit dans tout son tre une agitation trange. Une bienfaisante harmonie vibra dans la solitude de son me muette, et de nouveau il put comprendre cette divine merveille damour de douceur et dincomparable beaut. Longtemps il admira cette tendre image et les rves dun bonheur vanoui se droulrent encore devant lui, comme une longue chane ou comme les groupes dtoiles au firmament. Clou par une force invisible, il fit connaissance avec une nouvelle tristesse et soudain le sentiment fit rsonner en lui sa puissante voix dautrefois. tait-ce un symptme de rgnration? au fond de son me, il ne pouvait trouver des paroles de perfide sduction. Devait-il oublier? Mais Dieu lui refusa loubli et du reste, il ne let point accept!

X.

Le jour est son dclin, et sur un superbe coursier, bris de fatigue, le fianc se hte avec impatience vers le festin nuptial. Dj il a atteint les vertes rives du limpide Arachva, et pniblement, pas pas, courbe sous la lourde charge des prsents, une longue file de chameaux savance et couvre au loin les dtours nombreux du chemin. On entend le bruit de leurs clochettes! Le roi de Cinodal lui-mme conduit la riche caravane. Une ceinture serre sa taille svelte; la garniture de son sabre et de son poignard brillent au soleil; il porte sur ses paules un fusil la batterie reluisante et le vent joue avec les manches de son manteau, bord tout autour de riches galons. la selle et la bride pendent des houppes de soie brodes aux mille couleurs, sous lui piaffe un fringant coursier la robe dore et sans prix; il est dj tout blanc dcume; cest un enfant de Karabak; il dresse loreille et, plein de frayeur, souffle avec force; puis, du haut des rochers, regarde avec ombrage les flots de la rivire lcume jaillissante. Le chemin que suit le rivage est troit et dangereux; gauche le rocher; droite le lit profond de la rivire furieuse. Il est dj tard. Sur les sommets couverts de neige le jour steint et lobscurit se fait! La caravane hta le pas.

XI.

ce point de la route slve une chapelle. L, depuis de longues annes, repose en Dieu, un prince inconnu, quune main vengeresse immola et ce lieu est devenu depuis lobjet dun culte. Le voyageur qui court au combat ou va la fte, vient en tout temps prononcer dans la chapelle une fervente prire, et cette prire le protge contre le poignard musulman. Mais le jeune fianc ddaigna la coutume de ses aeux, et un esprit mchant le troubla avec une perfide vision. Au milieu des ombres de la nuit, il simaginait couvrir de baisers ardents les lvres de sa jeune fiance. Tout coup dans lobscurit, en avant de lui, deux hommes paraissent; puis dautres encore; un coup de feu retentit; quarrive-t-il? Le prince intrpide se dresse sur ses triers bruyants, enfonce son bonnet sur ses sourcils; puis, sans articuler un mot, saisit dune main la crosse de son fusil turc, fouette son cheval et comme un aigle fond en avant. Un second coup de feu retentit, puis un cri sauvage et un gmissement touff rsonnent dans la profondeur de la valle. Le combat na pas dur longtemps; les timides Gorgiens ont fui de tous cts.

XII.

Tout sest apais. Presss en foule, les chameaux regardent avec frayeur les cadavres des cavaliers et lon entend parfois tinter leurs clochettes. La riche caravane est dpouille et dj les oiseaux nocturnes volent autour des corps des chrtiens. Hlas! ils nauront pas la spulture paisible qui les attendait sous les dalles du monastre, o furent enterres les dpouilles de leurs pres. Leurs mres et leurs surs, couvertes de longs voiles, ne viendront pas des pays lointains prier et sangloter tristement sur leurs tombes! sous le rocher qui borde le chemin, seule, une main pieuse lvera une croix en leur mmoire; le lierre printanier lentourera en grandissant de son rseau dmeraudes comme une douce caresse; et le plerin fatigu par une marche longue et pnible ne manquera jamais de se dtourner de sa route pour venir se reposer lombre du signe divin!

XIII.

Un cheval plus rapide quun daim prcipite sa course, souffle bruyamment et semble voler au combat. Tantt il recule subitement aprs un bond et prte loreille au moindre souffle en dilatant ses larges naseaux: tantt il frappe vivement le sol avec les clous de ses fers bruyants, secoue sa crinire parse et repart follement en avant. Son cavalier silencieux chancelle chaque pas sur les arons et laisse pencher sa tte sur lencolure. Dj il a abandonn les rnes et ses pieds se sont enfoncs dans les triers, la housse est sillonne de larges taches de sang! vaillant coursier! Rapide comme la flche! tu as emport ton matre du combat. Mais la balle ennemie dun Circassien la frapp dans lombre.

XIV.

Toute la famille de Gudal pleure, se lamente et une grande foule sattroupe dans la cour. Quel est ce cheval emport qui vient de sabattre? quel est ce cadavre tendu sur le seuil de la porte? quel est ce cavalier sans vie? Les plis de son front basan ont conserv la trace dune alarme guerrire; ses armes et ses vtements sont souills de sang; dans une dernire treinte nerveuse sa main sest raidie sur la crinire. fiance! Ton regard na pas attendu longtemps ton jeune promis! Il a tenu sa parole de prince et il est accouru au festin nuptial! Mais, hlas! Jamais plus il ne remontera sur son rapide coursier.

XV.

La colre divine a fondu comme la foudre au milieu de cette famille qui ne connaissait point encore le malheur. La pauvre Tamara sest jete sur sa couche en sanglotant, ses larmes coulent avec abondance, et son sein gonfl se soulve pniblement! tout coup au-dessus delle une voix surnaturelle se fait entendre: Ne pleure pas enfant, ne pleure pas en vain; tes larmes ne peuvent tomber sur ce cadavre muet comme une rose vivifiante; les larmes ne peuvent que ternir le regard limpide des jeunes filles et creuser leurs joues. Il est bien loin dj; il ne connatra point ta douleur et ne pourra lapprcier; la lumire cleste rjouit maintenant ses yeux qui nont plus rien de ce monde et il nentend plus que les concerts du paradis. Que sont les rves insignifiants de la vie, et les gmissements et les larmes dune pauvre fille, pour un hte des cieux? Rien. Non! le sort dune crature mortelle, crois-moi, mon ange terrestre, ne vaut pas un seul instant de ta chre tristesse. travers les ocans thrs sans gouvernail et sans voiles, les churs des astres brillants voguent doucement au milieu des vapeurs; dans les espaces infinis des cieux, les groupes floconneux des nuages impalpables passent sans laisser de trace; lheure de la sparation, lheure du retour, nont pour eux ni joie ni tristesse; pour eux lavenir est vide de dsirs et le pass sans regret. En ce jour daffreux malheurs souviens-toi deux, bannis toute pense terrestre, et comme eux, carte de toi tout souci: ds que la nuit enveloppera de son ombre les sommets du Caucase; ds que sous la puissance dune voix magique, le monde charm se taira; ds que la brise du soir agitera sur les rochers lherbe fane, que les petits oiseaux cachs sous elle sautilleront plus gaiement dans lombre, et que sous les branches de la vigne la fleur des nuits spanouira pour boire avidement la rose cleste; ds que la lune argente montera lentement derrire la montagne et jettera sur toi ses regards indiscrets, je volerai aussitt vers toi, je serai ton hte jusquau jour et sur tes paupires aux cils soyeux je ferai clore des songes dor.

XVI.

La voix se tut; et dans le lointain les sons steignirent doucement lun aprs lautre. Tamara se lve en sursaut et regarde autour delle. Une agitation indicible fait battre son cur. Cest de la douleur, de leffroi, un lan denthousiasme; rien ne peut tre compar cela. Tous les sentiments fermentent en elle, lme a bris ses liens; le feu court dans ses veines. Cette voix nouvelle et admirable semble encore rsonner auprs delle. Vers le matin seulement le sommeil dsir vint fermer ses yeux fatigus.

Mais alors son esprit fut agit par un rve trange et prophtique: un nouveau venu sombre et silencieux, resplendissant dune beaut immortelle, se penchait vers son chevet et son regard se fixait sur elle avec un tel amour, une telle tristesse, quil semblait avoir piti delle. Ce ntait point un ange des cieux, ni son divin gardien; laurole aux rayons lumineux ne se mlait point aux boucles de sa chevelure; ce ntait point lesprit mchant de lenfer ni un martyr du vice. Oh non! Il avait la douce clart dun beau soir, qui nest ni le jour ni la nuit, ni les tnbres ni la lumire!

DEUXIME PARTIE

I.

Pre! Pre! cesse tes reproches; ne gronde pas ta Tamara. Tu vois ses larmes? Hlas! ce ne sont pas les premires! Je ne serai la femme de personne! Dis ceux qui demandent ma main, que mon poux repose dans la terre humide et que je ne puis donner mon cur! Depuis le jour o nous ensevelmes son cadavre sanglant dans la montagne, un esprit perfide me poursuit avec une vision que je ne puis carter et au milieu du calme des nuits, des songes tristes et tranges viennent jeter le trouble en moi. Mes penses et mes paroles sgarent confusment; une flamme emplit tout mon sang; je me dessche et me fltris de jour en jour. mon pre! Mon me souffre! Aie piti de moi! Livre au saint lieu ta fille draisonnable; l, je serai sous la protection du Sauveur et ses pieds jpancherai ma douleur. Ici-bas, il ny a dj plus de joie pour moi Que bientt lombre paisible des autels, une sombre cellule se referme sur moi, comme une tombe.

II.

Et sa famille la transporte dans un couvent solitaire, o ses jeunes paules furent recouvertes dun humble cilice. Mais sous la robe monastique comme sous la soie aux mille couleurs, son cur luttait avec la vision impie. Au pieds des autels, sous lclat des lumires, aux heures du chant solennel, au milieu de la prire, souvent une voix connue venait rsonner son oreille. Sous la vote obscure du temple une image quelle connaissait bien glissait de temps autre sans bruit et sans laisser de trace. Elle rayonnait doucement comme une toile travers la fume transparente de lencens, lui faisait signe de la main et lappelait: Mais o?

III.

Le pieux couvent tait cach entre deux collines et en lieu frais; des platanes dOrient, des ranges de peupliers lentouraient de tous cts, et parfois, quand la nuit descendait dans les dfils de la montagne, la lumire de la lampe de la jeune religieuse, passant travers les fentres de sa cellule, venait se jouer au milieu deux. Tout autour, lombre des amandiers, auprs de la sombre range de croix qui protgent les tombes muettes, les churs des petits oiseaux entonnaient de doux concerts. Des sources londe frache couraient en murmurant sur les rochers, puis se runissaient dans le dfil et roulaient plus loin entre les buissons couverts des fleurs du givre.

IV.

Vers le Nord se dressaient les montagnes. Lorsquaux lueurs de laurore matinale, une vapeur bleutre monte des profondeurs de la valle; lorsque le muezzin tourn vers lOrient invite la prire, et que la voix sonore de la cloche rveille lhabitation; cette heure calme et recueillie o les jeunes Gorgiennes descendent la montagne escarpe et vont avec leurs longues cruches, puiser de leau, les sommets de la chane neigeuse se dessinaient dans le ciel pur comme un mur violet tendre et au coucher du soleil semblaient se couvrir dun vtement de pourpre. Au milieu deux, le Kazbek traversant les nuages, les dpassait de toute la tte, comme le roi puissant du Caucase en turban et en long manteau de soie.

V.

Mais le cur de Tamara, plein dune pense profane, est insensible aux extases pures. Pour elle tout lunivers est couvert dune teinte sombre, et tout y est pour son me une cause de souffrance, et la lumire du jour et les tnbres de la nuit. Aussi, ds que la fracheur du soir vient endormir la terre, elle se prosterne devant limage de son Dieu et fond en larmes. Ses sanglots dchirants au milieu du silence de la nuit troublent limagination du voyageur, qui, croyant entendre les gmissements de quelque esprit de la montagne, enchan dans une de ses cavernes, prte peine loreille et hte sa monture puise.

VI.

Tamara triste, agite par la fivre, vient souvent sasseoir auprs de la fentre. L, seule, irrsolue, elle regarde au loin avec un il attentif, soupire, et attend! Une voix murmure son oreille: Il viendra. Ce ntait pas en vain quil lui apparaissait avec des yeux pleins dune tristesse douce et des paroles de sublime tendresse: Depuis longtemps dj elle spuise sans savoir pourquoi. Veut-elle prier les saintes? cest lui que son cur sadresse; accable par cette lutte incessante se penche-t-elle sur sa couche, son oreiller la brle, elle suffoque horriblement, sveille en sursaut et frissonne; ses paules et sa gorge sont enflammes, elle peut peine respirer, ses yeux sobscurcissent, ses bras tendus cherchent avec passion un tre imaginaire, tandis que des baisers expirent sur ses lvres

VII.

Le brouillard du soir a dj couvert de ses vapeurs lgres les collines de la Gorgie, et fidle sa douce habitude, le dmon a dirig son vol vers le couvent. Mais bien longtemps il nosa violer ce paisible asile de la vertu. Il y eut mme un moment o il parut prt abandonner ses affreux projets. Il errait mlancoliquement autour des murs levs et ses pas, plus lgers que le vent, faisaient doucement frissonner les feuilles dans lombre. Puis il levait les yeux vers cette fentre, quilluminait lclat de la lampe. Cest l quelle attendait depuis si longtemps. Soudain, au milieu de ce silence universel, une harpe harmonieuse vibra et des chants sonores rsonnrent; ces sons semblaient se suivre avec mesure comme coulent des pleurs. Ctait une mlodie si tendre, quelle paraissait avoir t compose au ciel pour la terre. On aurait dit un ange descendu ici-bas mystrieusement, qui venait en visiter un autre oubli et qui lui parlait du pass, afin dadoucir sa souffrance! Et le dmon comprit alors pour la premire fois les douleurs et les agitations de lamour. Effray, il veut sloigner; mais ses ailes restent immobiles! et prodige! une larme roule lentement de ses yeux obscurcis!

On voit encore prs de cette cellule une pierre que cette larme brlante a traverse comme une flamme et ce ntait point une larme humaine!

VIII.

Le dmon entre, il est prt aimer, et son me est tout ouverte au bien. Il croit que le moment dsir pour essayer dune vie nouvelle est venu. Les palpitations de lattente, les craintes de lincertitude demeurent pour lui sans voix et sans puissance; elles ont reconnu tout dabord une me pleine de fiert. Il entre, regarde; devant lui se dresse lenvoy du ciel; cest le chrubin qui veille sur la belle pcheresse: son visage rayonne dun sourire plein de srnit et son aile la protge contre lennemi. Un instant son regard impie fut bloui par lclat de la lumire divine, et au lieu du doux accueil quil esprait, il entendit clater de pnibles reproches.

IX.

Esprit turbulent, dmon du vice, qui ta appel au milieu des tnbres de la nuit? Tes adorateurs nhabitent point ces lieux et jusqu prsent le souffle du mal na point pntr ici; ne viens point souiller de ton pas impie cet asile de mon amour et de ma saintet! qui ta appel?

Lesprit mchant lui rpond par un sourire perfide, son regard senflamme de jalousie et de nouveau le poison de la vieille haine a embras son me: Elle est moi, dit-il dune voix dure; laisse-la; elle est moi; tu as paru trop tard pour la dfendre, tu nes ni mon juge ni le sien et, sur ce cur plein dlvation, jai pos mon empreinte; ici il ne reste plus rien de ta saintet; ici je rgne et jaime. Lange alors abaissa ses yeux pleins de douleur sur la pauvre victime, et dployant lentement ses ailes, disparut dans les sphres clestes.

X.

TAMARA.

Qui es-tu? Tes paroles sont dangereuses! Qui tenvoie vers moi; le ciel ou lenfer? Que me veux-tu?

LE DMON.

Que tu es belle!

TAMARA.

Mais parle; qui es-tu? Rponds?

LE DMON.

Je suis celui que tu coutais dans le calme des nuits; celui dont la pense parlait doucement ton me; celui dont tu voyais limage dans tes songes et dont tu devinais la tristesse avec peine. Je suis celui qui tue lesprance ds quelle nat dans un cur. Je suis celui que personne naime et que tout tre vivant maudit. Lespace et les annes ne sont rien pour moi. Je suis le flau de mes esclaves de la terre: je suis le roi de la science et de la libert; je suis lennemi des cieux et le mal de la nature et tu vois je suis tes pieds! Je tapporte une humble et douce prire damour, ma premire souffrance ici-bas et mes premires larmes. Oh! mais par piti, coute, tu pourrais avec une de tes paroles me rendre au bien et me rouvrir les cieux; resplendissant de ton chaste amour je reparatrais l, comme un nouvel ange dans lclat nouveau; mais coute je ten supplie, je suis ton esclave et je taime! Ds que je tai vue, soudain au fond de moi-mme, jai dtest limmortalit et ma puissance et jai envi malgr moi les joies incompltes de la terre. Ne pas vivre comme toi serait une souffrance pour moi, et ce serait affreux que de vivre spar de toi. Dans mon cur insensible, une flamme inattendue sest rallume avec plus de force; et jai senti laiguillon de mes anciennes blessures se rveiller au fond de moi-mme comme un serpent. Sans toi quest pour moi lternit? Que sont mes domaines infinis? des paroles rsonnant dans le vide; un temple immense sans divinit!

TAMARA.

Laisse-moi, esprit perfide! tais-toi, je ne crois point aux discours dun ennemi. Mon Dieu! hlas, je ne puis plus vous prier! Un poison funeste sempare de mon esprit affaibli. coute! tu me perdras, tes paroles cest du feu, cest un philtre empoisonn Dis? pourquoi maimes-tu?

LE DMON.

Pourquoi ma belle? hlas! je ne sais; plein dune vie nouvelle, jai firement arrach de ma tte criminelle ma couronne dinfamie, et jai jet tout le pass dans la poussire. Mon paradis et mon enfer sont dans tes yeux! Je taime dun amour qui na rien de terrestre et comme tu ne pourrais aimer toi-mme. Je taime avec tout lenivrement et la puissance de la pense et du rve immortels. Ds le commencement du monde ton image fut grave dans mon me; elle se montrait moi dans les immensits dsertes de lespace. Depuis longtemps ton nom agitait mon esprit et rsonnait doucement en moi. Aux jours heureux du paradis, toi seule me manquait. Oh! si tu pouvais comprendre ce quil y a damre douleur dans une vie sans fin et toute sans partage. Jouir, souffrir, mais ne jamais attendre dloges pour le mal et jamais de rcompense pour le bien. Vivre pour soi seul; tre un objet dennui pour soi-mme; et traverser cette ternelle lutte sans noblesse et sans espoir de rconciliation. Toujours regretter et ne rien dsirer: tout savoir, tout ressentir, tout voir, dtester tout ce qui est contraire mes dsirs et tout mpriser dans le monde. Du jour o la maldiction divine ma frapp, les embrasements passionns de la nature se sont ternellement refroidis pour moi. Les espaces stendaient linfini devant mes yeux; je voyais les astres, qui mtaient connus depuis si longtemps, couverts de leurs parures nuptiales, glisser doucement devant moi, portant des couronnes dor: Mais hlas! Aucun ne reconnaissait son ancien frre! Dans mon dsespoir je me mis appeler des proscrits semblables moi; mais moi-mme de mon regard mchant je ne pouvais plus reconnatre ni leurs visages ni leurs voix. Alors effray jagitai mes ailes et me mis courir rapidement, mais o? pourquoi? je ne le sais. Mes anciens frres mavaient repouss et comme lden, le monde entier devint pour moi sombre et muet; jtais comme une barque brise, sans gouvernail et sans voiles, qui nage follement au caprice des courants et des flots et ne sait o elle va; ou comme un flocon de nuage orageux qui, au lever du jour, se montre comme un point noir dans lhorizon azur, et nosant sarrter nulle part, erre seul, sans but et sans laisser de trace. Dieu seul sait do il vient et o il va. Mais je ne pus gouverner longtemps les hommes et leur apprendre longtemps le pch; il me fut impossible de diffamer longtemps tout ce qui tait noble et de blasphmer tout ce qui tait beau: facilement je rallumai pour toujours en eux les ardeurs de la foi pure. taient-ils dignes de mes efforts ces sots et ces hypocrites? Je me cachai alors dans les dfils des montagnes et me mis errer comme un mtore au milieu des tnbres dune nuit profonde. Le voyageur isol, gar par ce feu follet qui voltigeait devant lui, roulait au fond des prcipices avec sa monture et appelait en vain son secours! Et le sillon sanglant de sa chute se tordait sur le rocher. Mais les plaisirs du mal ne me plurent pas longtemps. Que de fois dans ma lutte avec louragan puissant, au milieu des tourbillons de poussire, envelopp dclairs et de vapeurs, je mlanai avec fracas dans les nuages; jaurais voulu pouvoir dans la foule des lments rvolts, touffer les murmures de mon cur; chapper la pense invitable et oublier ce qui ne pouvait tre oubli. Que peut tre le rcit des pertes douloureuses, des fatigues et des maux, des gnrations passes et futures de la race humaine, en prsence dun seul instant de mes souffrances inconnues? Que sont les hommes, que sont leur vie et leurs peines? Elles ont pass, elles passeront; lesprance leur reste; un jugement quitable les attend et ct du jugement reste encore le pardon! Ma douleur moi est constamment l et comme moi elle ne finira jamais et ne trouvera jamais le sommeil de la tombe! tantt elle se glisse en moi comme un serpent; tantt elle me brle et luit comme une flamme; tantt elle pse sur ma pense comme le lourd rocher des passions et des esprances perdues. Mausole indestructible!

TAMARA.

Pourquoi me faire connatre tes souffrances? Pourquoi te plains-tu moi? tu as pch!

LE DMON.

Est-ce contre toi?

TAMARA.

On peut nous entendre:

LE DMON.

Nous sommes seuls;

TAMARA.

Et Dieu!

LE DMON.

Il ne daignera pas jeter un regard sur nous; il soccupe des cieux et non de la terre.

TAMARA.

Et le chtiment et les tortures de lenfer?

LE DMON.

Que te fait cela? tu seras l avec moi!

TAMARA.

Qui que tu sois, toi que le hasard a fait mon ami, tu as perdu mon repos pour toujours; et moi ta victime je tcoute malgr moi-mme avec un plaisir secret. Mais si tes paroles sont mensongres, si tu veux me tromper, oh! aie piti de moi! Quelle gloire y trouverais-tu? Pourquoi veux-tu possder mon me? Est-ce que je suis prfrable toutes celles qui nont pas t remarques par toi aux cieux? Cependant elles sont bien belles aussi et comme en ce lieu aucune main mortelle na encore profan leur couche virginale! Non! fais-moi un serment irrvocable. Dis, tu vois, je souffre! Tu vois ce que rve une pauvre femme! Sans le vouloir tu entretiens la peur en moi; mais tu as tout compris, tu sais tout, et certainement tu auras piti de moi! Jure-moi, fais-moi serment de renoncer ds prsent tes mauvais desseins! Est-ce quil ny a dj, plus de serments et de promesses inviolables?

LE DMON.

Je jure par le premier jour de la cration; je jure par son dernier jour; je jure par lopprobre du crime et par le triomphe de la vrit ternelle; je jure par lhorrible souffrance de la chute et par la joie bien courte de la victoire. Je jure par notre rencontre et par la sparation qui nous menace de nouveau. Je jure par la foule des esprits, par le sort de mes frres qui me sont soumis, par les glaives sans tache des anges mes ennemis vigilants; je jure par le ciel et lenfer, par ce quil y a de plus sacr sur la terre et par toi; je jure par ton dernier regard, par ta premire larme, par lhaleine de ta bouche si pure et par les boucles de ta chevelure soyeuse; je jure par la flicit et la douleur; je jure par mon amour, je renonce mes vieilles rancunes; je renonce mes penses dorgueil; ds maintenant le poison de la flatterie trompeuse ne viendra plus agiter mon esprit. Je veux aimer; je veux prier; je veux croire au bien; avec les larmes du repentir jeffacerai sur mon visage digne de toi, les marques du feu cleste; et que dsormais lunivers tranquille croisse dans lignorance sans moi. Oh! crois moi! Moi seul jusqu ce jour tai comprise et apprcie. En te choisissant pour mon sanctuaire, jai dpos ma puissance tes pieds. Jattends ton amour comme un don et je te donnerai lternit pour un regard. Dans lamour comme dans laversion, crois-moi Tamara: je suis immuable et grand. Moi, fils libre de lespace, je temporterai dans les rgions qui planent au-dessus des toiles et tu seras la reine du monde, ma premire compagne. Sans regrets, sans dsirs, tes yeux regarderont cette terre o il ny a ni bonheur vrai, ni beaut durable, o lon ne voit que crimes et chtiments, o la passion mesquine peut seule vivre et o on ne sait pas sans crainte har ou aimer. Ignores-tu ce que cest que lamour passager des hommes? Un sang jeune qui fermente! Mais les jours passent et le sang se refroidit. Quel est celui qui peut rester fidle pendant la sparation et ne pas cder aux attraits de la beaut nouvelle? Quel est celui qui peut rsister la fatigue, lennui, aux caprices de limagination? Non, mon amie, sache-le bien, ta destine nest point de te fltrir en silence dans un cercle aussi troit, esclave dune jalousie grossire, parmi des hommes froids et pusillanimes, parmi de faux amis et des ennemis, au milieu de craintes et desprances sans fin, de peines lourdes et sans but. Tu ne dois point tteindre tristement, derrire ces murs levs, sans avoir connu lamour, toujours en prires, galement loin de Dieu et des hommes. Oh non! admirable crature, tu as une autre destine; tu es rserve pour dautres souffrances et pour des extases autrement sublimes. Laisse donc tes premiers dsirs et abandonne cette terre mprisable son sort: En change je touvrirai les abmes des plus profondes sciences; jamnerai tes pieds les nombreux esprits qui me servent et je te donnerai, ma belle, des servantes lgres comme des fes. Pour toi jarracherai ltoile dOrient sa couronne dor; je cueillerai sur les fleurs la rose des nuits et je rpandrai sur toi cette rose. Avec un rayon pourpre du soleil couchant, jentourerai ta taille comme avec une charpe; avec la senteur des parfums les plus purs jembaumerai lair qui tenvironne; sans cesse je caresserai tes oreilles avec une mlodie admirable, je te btirai des palais somptueux dambre et de turquoise; je descendrai pour toi jusquau fond des mers; je volerai au-dessus des nuages; je te donnerai tout, tout ce qui est sur la terre; Aime-moi!

XI.

Et doucement, il appuya sa bouche pleine de feu sur ses lvres tremblantes. Il rpondait ses prires par des paroles pleines de sduction et son regard, plongeant jusquau fond de ses yeux, lenflammait. Dans lobscurit de la nuit, il tincelait devant elle, invitable comme la lame dun poignard! Hlas! Lesprit du mal triompha. Le poison mortel de ses baisers a pntr en un instant dans son sein et un cri terrible de souffrance a troubl le silence de la nuit!

Dans ce cri il y avait de tout, de lamour, de la douleur, un reproche avec une dernire prire, un adieu sans espoir, un adieu en pleine jeunesse!

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XII.

Pendant ce temps, le veilleur de nuit excutait seul et lentement autour des grands murs, sa ronde ordinaire. Il allait de tous cts, agitant sa crcelle de fer; mais en arrivant hauteur de la cellule de la jeune novice, il assourdit la cadence de son pas et lme trouble, sarrta, la main sur son instrument. Au milieu du silence environnant, il crut entendre deux bouches changeant des baisers, puis un cri touff, suivi dun faible gmissement. Un doute impie traversa le cur du vieillard. Mais un moment scoula et tout redevint calme. On nentendit plus que le souffle de la brise, apportant de loin le murmure des feuilles et le ruisseau de la montagne qui bruissait tristement sur ses rives sombres. Le vieillard dans sa peur se hta de lire son livre de prires, afin dloigner de sa pense pcheresse les tentations de lesprit du mal; il se signait rapidement de ses doigts tremblants; puis silencieux, agit par une vision, il se mit prcipiter son pas et continua sa ronde habituelle!

XIII.

Couche dans son cercueil, elle ressemble une gracieuse pri qui vient de sendormir. Son visage ple et sombre est plus pur que le linceul qui lenveloppe. Ses paupires se sont abaisses pour toujours. Mais ciel! Ne dirait-on pas que sous elles ce merveilleux regard sommeille seulement et semble attendre un baiser ou le retour du jour! Non; inutilement les rayons lumineux se glissent entre elles comme un fil dor; en vain sa famille, pleine dune muette douleur, vient couvrir sa bouche de baisers; non! la mort a mis sur elle son empreinte ternelle et rien nest assez puissant pour larracher de ses bras. Et toute cette nature dans laquelle nagure la vie ardente et pleine dnergie parlait si distinctement aux sens, nest plus maintenant quune vaine poussire. Un sourire trange peine clos sur ses lvres sy tait arrt; lexpression douloureuse de ce sourire tait sombre comme la tombe elle-mme. Que signifiait-il? se raillait-il de la destine, ou accusait-il un doute insurmontable? Exprimait-il un froid ddain de la vie ou une colre audacieuse contrle ciel? Comment le savoir? Sa signification est jamais perdue pour le monde. Mais il attire involontairement les yeux, comme le dessin dune inscription antique, o peut-tre, sous des caractres bizarres, se cache lhistoire des temps passs. Maxime de grande sagesse indchiffrable! Trace oublie de penses profondes!

Longtemps lange de la destruction respecta la dpouille de la pauvre victime et ses traits conservrent cette beaut que garde un marbre sans expression, priv danimation et de sentiment, mystrieux comme la mort mme. Jamais aux jours les plus gais, la parure de fte de Tamara ne fut aussi varie en couleurs, ne fut aussi riche. Les fleurs du vallon chri qui la vit natre, selon lantique coutume, exhalaient sur elle leurs parfums et serres dans sa froide main, semblaient avec elle dire adieu ce monde

XIV.

Ses parents, ses voisins se sont dj runis pour le triste voyage. Le vieux Gudal arrache ses cheveux gris, frappe sa poitrine en silence et pour la dernire fois monte sur son coursier la blanche crinire, et le cortge se met en route! Le voyage doit durer trois jours et trois nuits. Cest auprs des ossements de ses aeux quon a creus pour elle un lieu de repos

Un des anctres de Gudal qui avait pass sa vie piller les voyageurs et les villages, se trouvant enchan par la maladie, fit vu dans un moment de repentir, de btir une glise en expiation de ses pchs passs, sur le haut des rochers granitiques, o lon nentend que le sifflement du chasse-neige et o on ne voit voler que les vautours. Bientt un temple solitaire sleva au milieu des neiges du Kazbek et les ossements de ce mchant homme trouvrent l un asile o reposer. Le roc ami des nuages se transforma en cimetire; comme si en rapprochant sa tombe des cieux elle devait tre moins froide et comme si plus loin des hommes son dernier sommeil devait tre moins troubl Mesure inutile; les morts ne doivent plus ressentir ni la joie ni la tristesse des jours passs.

XV.

Dans les espaces azurs, un des anges de Dieu volait en agitant ses ailes dor; et dans ses bras il emportait de la terre une me pcheresse. Avec de douces paroles desprance il dissipait ses doutes, et de ses larmes il effaait en elle les traces de lopprobre et de la douleur. Les harmonies clestes, quoique de loin, arrivaient dj vers aux. Tout coup au milieu de lespace libre, lesprit des enfers surgit du fond de labme. Il tourbillonnait avec fracas et brillait comme le sillon de lclair, puis avec une impudente fiert il rptait: elle est moi; la pauvre me de Tamara se serra contre la poitrine de son gardien et se mit prier pour calmer sa frayeur. En ce moment son avenir allait se dcider! Il reparaissait devant elle. Mais grand Dieu! Qui laurait reconnu? Quels regards mchants il fixait sur elle! Comme on sentait quil tait plein du poison mortel dune colre inextinguible! son visage immobile exhalait un froid spulcral.

Disparais, esprit de doute et de tnbres; rpondit le messager des cieux: tu as assez longtemps triomph; mais lheure du jugement est venue, et que la sentence divine soit bnie! Les jours de la tentation sont passs; en quittant son enveloppe terrestre et prissable elle a secou jamais les chanes du mal. Sache-le! Depuis longtemps nous lattendions! Son me tait de celles dont la vie se compose dun court instant de souffrances intolrables et de dlices quon ne peut comprendre. Le Crateur les a tisses avec les cordes vivantes dun meilleur monde; elles ne sont point cres pour la terre et la terre nest pas faite pour elles; elle a expi ses doutes par datroces douleurs; elle a souffert et aim et le paradis lui est ouvert pour cet amour!

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Et lange, jetant sur le sducteur un regard svre, agita ses ailes avec joie et disparut au milieu des cieux purs. Et le dmon vaincu, maudissant ses rves pleins de folie, comme autrefois resta seul dans lunivers, sans esprance et sans amour!

Sur le penchant de la montagne, au-dessus de la valle de Kochaoursk slve encore une vieille ruine crnele. Les traditions restent pleines de rcits faits sur elle, avec lesquels on effraye les enfants. Ce monument muet qui fut le tmoin de ces vnements surnaturels se montre au milieu des arbres comme une sombre vision. En bas, sparpillent les maisons dun village tartare; la terre y est verdoyante et couverte de fleurs, et le bruit discordant de mille voix se perd au milieu de celui des caravanes dont on entend de loin rsonner les clochettes. La rivire se prcipite travers les vapeurs, brille, cume; tandis que la nature, semblable un enfant insoucieux, joue avec la vie ternellement jeune, la fracheur, le soleil et le printemps.

Mais le chteau est triste et a fini de servir son tour, comme un pauvre vieillard qui survit ses amis et sa famille chrie. Ses habitants invisibles attendent le lever de la lune. Alors libres et joyeux, ils se mettent fredonner et courent de tous cts. Laraigne gristre, nouvelle ermite, file la trame de ses toiles et une famille de lzards verts court gaiement sur les toits; le serpent prudent sort de la fente obscure et vient ramper sur les dalles du vieux perron. Tantt il senroule comme un triple anneau, tantt il stend comme une longue raie et brille comme une pe dacier, oublie depuis longtemps sur un champ de bataille par un hros mourant qui elle ne devait plus servir. Le tout est sauvage, et nulle part on ne retrouve la trace des annes passes. La main des sicles sest applique longtemps les effacer et rien ne rappelle le nom de Gudal et celui de sa fille bien-aime. Mais lglise, o leurs ossements sont ensevelis, protge par une puissance sacre se voit encore sur les rochers escarps, travers les nuages. Prs de la porte slvent comme des gardiens, des blocs de granit noir, couverts de neige; et sur leur poitrine, au lieu de cuirasse, miroitent des glaces qui ne fondent jamais. Des masses croules dorment sur les saillies du rocher et pendent tout autour, menaantes comme des chutes deau saisies subitement par le froid. L, le chasse-neige fait sa ronde et balaye la poudre des murailles grises; puis, faisant entendre ses longs sifflements, semble appeler les sentinelles. Les nuages seuls, apprenant quun temple nouveau et magnifique a t bti dans cette contre de lOrient, sy rendent en foule pour ladoration; et sur les dalles du tombeau de famille, dj depuis longtemps personne ne vient plus gmir. Le rocher sombre du Kazbek garde avidement sa proie et le murmure de lhomme ne trouble jamais leur ternel repos.

FIN.

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Texte tabli par la Bibliothque russe et slave en association avec le groupe Ebooks Libres et Gratuits; dpos sur Wikisource en avril 2007 et sur le site de la Bibliothque le 21 juin 2011.

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LA BIBLIOTHQUE RUSSE ET SLAVE

LITTRATURE RUSSE

Le Kasbek est un des pics les plus levs du Caucase.

Le Darial, torrent du Caucase.

Le Terek, rivire du Caucase.

L'Arachva est une rivire de la Gorgie.

Instrument corde; espce de viole.

Sorte de tambour de basque.

Pays du Caucase renomm pour ses bons chevaux.

Instrument en fer qu'agitent autour du couvent les veilleurs de nuit pour constater leur passage.

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