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Ce volume a été conçu sous la direction de Michel Simonin. Bibliothèque classique

Léry ou le rire de l'Indien

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Introduction to Lery Voyages

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Ce volume a été conçu sous la direction de Michel Simonin.

B i b l i o t h è q u e c l a s s i q u e

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JEAN DE LÉRY

Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil (1578)

2e édition, 1580

TEXTE ÉTABLI, PRÉSENTÉ ET ANNOTÉ PAR FRANK LESTRINGANT

Précédé d'un entretien avec Claude LÉVI-STRAUSS

Ouvrage publié avec le concours du Centre National du Livre

LE LIVRE DE POCHE

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Frank LESTRINGANT, professeur de littérature française de la Renaissance à l'Université Charles-de-Gaulle de Lille, est aujourd'hui l'un des meilleurs spécialistes de la littérature des Grandes Découvertes. Il a en particulier consacré de nombreux articles et un livre, Le Huguenot et le Sauvage (Paris, Klincksieck, 1990), aux tentatives coloniales de la France en Amérique à l'époque des guerres de Religion. Son dernier ouvrage publié est Le Cannibale, grandeur et décadence (Perrin, 1994).

SUR JEAN DE LERY

Entretien avec Claude LÉVI-STRAUSS

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© Librairie Générale Française, 1994 pour l'Entretien, la Preface et les Notes. — Dans Tristes Tropiques, lorsque vous rapportez votre

découverte de Rio de Janeiro, un jour de mars 1935, l'une de vos premières pensées s'adresse à Jean de Léry. Il me semble même que vous l'évoquez avec soulagement, comme si la lecture de son livre vous avait réconforté. « Je foule l'Avenida Rio-Branco, écrivez-vous, où s'élevaient jadis les villages Tupinamba, mais j'ai dans ma poche Jean de Léry, bréviaire de l'ethnologue. » Puis, au long de plusieurs pages, vous racontez l'aventure brésilienne de Jean de Léry, l'épisode de Villegagnon, et vous concluez en qualifiant /'Histoire d'un Voyage faict en la Terre du Brésil de « chef-d'œuvre de la littérature ethnographique ». Vous êtes assez précis sur le contenu même du texte ; en revanche vous ne donnez aucune indication sur la manière dont vous avez été amené à le découvrir. Hasard ? Lecture d'un autre livre renvoyant à lui ? Conseil d'un ami ou d'un maître ?

— Honnêtement, je ne sais plus...

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— Vrai de vrai ?— Je vous assure.— Ça n'est pas la réminiscence d'une

lecture ? Par exemple un souvenir des pages que Montaigne consacre aux Cannibales ?

— Montaigne ? Certainement pas. Comme vous le savez, il ne cite jamais le nom de Jean de Léry. Il aurait donc

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fallu que je dispose d'une édition savante, sérieusement annotée. A l'époque, je lisais les Essais dans une édition ordinaire. Non, j'ai vraiment oublié. Mais c'est normal, et vous allez comprendre pourquoi. En 1934, décidé à me lancer dans le travail ethnographique, j'avais demandé à partir pour faire du terrain... sans fixer de destination particulière. On m'aurait proposé la Nouvelle Calédonie ou l'Afrique, j'aurais accepté. Le hasard a voulu que ce soit le Brésil, un pays dont je ne connaissais rien. J'ai donc rassemblé de la documentation, et comme j'ai toujours eu un goût marqué pour les commencements, j'ai voulu savoir ce qu'il en était de son histoire, de sa découverte et des péripéties de la colonisation. Probablement est-ce à cette occasion, tandis que j'entreprenais mes premières recherches à la bibliothèque du Musée de l'Homme, que j'ai trouvé une référence à Léry et que je me suis mis à le lire.

— Donc ce n'est pas un événement notable qui vous porte à cette découverte ? Juste la banale préparation d'une documentation...

— Exactement.— Comment comprendre votre formule : « Jean de Léry,

bréviaire de l'ethnologue » ? Vous voulez dire qu'il éduque le regard ? Qu'il apprend à voir autrement les êtres et les choses ?

— Ce livre est beaucoup plus et beaucoup mieux quecela. Que demande-t-on à l'ethnologue qui est allé sur leterrain ? De nous rendre vivants des êtres et perceptiblesdes choses qui sont à des milliers de kilomètres. Qu'il dise,comme dans la fable : « J'étais là, telle chose m'advint.Vous y croiriez être vous-même. » Eh bien, avec Léry c'estencore plus extraordinaire ! Non seulement ce qu'il décritse situe à dix mille kilomètres de la France, mais letémoignage date d'il y a quatre cents ans. Quatre siècles !Vous imaginez ? C'est comme de la sorcellerie. Tout àcoup, Léry fait revivre au présent et devant nos yeux unformidable spectacle. A travers son texte, nous découvronsles côtes du Brésil, la baie de la « France Antarctique »,qui est aujourd'hui celle de Rio de Janeiro : faune,

Sur Jean de Léry

flore, indigènes, rien ne manque. On y est. Et ce qui immédiatement enchante et séduit, par rapport aux ouvrages d'un André Thevet, par exemple, c'est la fraîcheur du regard de Léry.

— N'avez-vous pas été intrigué, ou pour dire les choses autrement, ne vous êtes-vous pas interrogé sur les secrets de fabrication de /Histoire d'un voyage ?

— En effet, c'est un texte qui pose de nombreux problèmes et qui m'en a posé tout au long de ma vie. Le livre, mais aussi Léry. Ce que je vais vous dire vous paraîtra peut-être présomptueux, je vous prie de m'en excuser, mais j'ai l'impression d'une connivence, d'un parallélisme, entre l'existence de Léry et la mienne. Je l'ai ressenti, dès le début, et cela n'a fait que se développer au fil des années. Léry part pour le Brésil à vingt-deux ou vingt-trois ans ; j'en ai vingt-six quand j'entreprends le même voyage. Léry attend dix-huit ans avant de rédiger son Voyage ; j'en attends quinze avant d'écrire Tristes Tropiques. Dans l'intervalle, pendant ces dix-huit années pour Léry, ces quinze pour moi, que s'est-il passé ? Pour Léry : les guerres de Religion, les désordres de Lyon, de la Charité-sur-Loire, le siège de Sancerre — qu'il a vécu et sur lequel il a écrit un livre. Et pour moi : la Seconde Guerre mondiale, également la fuite devant les persécutions. Prenez les choses un peu plus tard : Léry termine sa vie comme pasteur à Vufflens, dans le pays de Vaud. Or Vufflens, c'est le château de la famille Saussure, et vous n'êtes pas sans savoir le rôle joué au xxe

siècle par Ferdinand de Saussure, ni l'influence considérable qu'il a exercée sur moi. Sans compter que, par la suite, j'ai été lié avec Raymond de Saussure, son fils. Enfin, lorsque il y a trente ans, ma femme et moi cherchions une maison de campagne, nous en visitâmes des dizaines dans toute la France, pour finalement nous arrêter sur une en Bourgogne du nord. L'idée ne m'avait pas traversé alors qu'elle était proche de La Margelle, paroisse natale de Léry, où d'ailleurs existe un hameau portant son nom... Je vous laisse imaginer ce que les surréalistes auraient pu tirer de telles coïncidences. Pour ma part, et vous comprenez

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pourquoi, j'ai constamment senti se développer une intimité avec Léry.

— Étranges rapprochements, en effet. L'ombre de Léryvous aura poursuivi toute votre existence. Mais revenonsà ma question, si vous le voulez bien : la fabrication dulivre. A votre avis, Léry a-t-il tenu des carnets, consignéde manière méthodique ce qu 'il voyait et entendait ? C'estce que fait l'ethnologue. C'est ce que vous avez fait vous-même. Non ?

— A cette différence près que mes carnets sont informes.Je suis horrifié de voir à quel point ils étaient mal tenus.

— Oui, mais grâce à eux vous avez écrit Tristes Tropiques. La matière y était. Dense et abondante.

— Un magma, vous voulez dire. Il a fallu que je fasseun effort considérable pour le débrouiller.— Alors Léry, comment procède-t-il ?— Je l'ignore. Peut-être les exégètes ont-ils la réponse. Il

faut demander à Frank Lestringant : c'est le meilleur aujourd'hui. Mais je ne crois pas que l'on ait retrouvé ces archives de Léry.

— Et que dire sur la façon dont est construit le Voyage ?— Qu'il est on ne peut plus moderne. Construit comme

une monographie d'un ethnographe contemporain : le milieu, la vie matérielle, la nourriture, la préparation des aliments, les relations de famille, les mariages, les croyances religieuses... Je l'ai déjà écrit, je le répète : il s'agit vraiment là du premier modèle d'une monographie d'ethnologue.

— D'où un second mystère : qu'est-ce qui, dans l'histoire de Léry, son passé, sa formation, le préparait à inventer une telle méthodologie ?

— Rien, certainement, dans sa formation. Il était cor-donnier quand il fit son voyage. Devint pasteur ensuite. Non, je ne vois pas ce qui aurait pu le préparer. A mon sens, pourtant, deux éléments sont intervenus. D'abord, il y a eu chez lui une sorte de révélation du terrain. Il a su s'émerveiller des choses inouïes. Précisons toutefois qu'à l'époque où il aborde aux rivages du Brésil, c'est-à-dire en mars 1557, cela fait déjà une bonne cinquantaine d'années que la région est visitée par intermittence, que des originaux

Sur Jean de Léry

venus d'Europe y ont pris racine, prêts à servir de truchements. Ainsi, à travers des témoignages répétés, où ont surnagé des points essentiels et des vérités communes, s'est peu à peu constituée une vulgate brésilienne. Thevet en est l'exemple type : le texte qu'il publie est bourré d'informations, bien qu'il n'ait passé que dix semaines au Brésil. Ce qui n'aurait pas été possible sans des intermédiaires.

— Voilà pour le premier élément...— Oui. Et le second est le regard de Léry : rien de ce

qu'il entend ni de ce qu'on lui raconte ne lui gâche l'œil, si je puis dire. C'est proprement extraordinaire. Il conserve intacte sa capacité de voir et, j'imagine, l'utilise pour contrôler ce que disent de rares interprètes, qui savent énormément de choses, mais n'ont pas nécessairement le souci de la véracité.

— Selon vous, est-ce à cause de ce manque de vérifica-tion qu'il polémique avec Thevet et critique certains de ses propos en affirmant qu'ils sont fantaisistes ? Ce qui, indirectement, revient à taxer Thevet d'avoir pris pour argent comptant tout ce qu'on lui racontait, non ?

— Reconnaissons que Thevet, en dépit de ses vantardises, disposait d'un bon stock d'informations. Et, aussi pesante que soit sa littérature — il ne faut pas oublier que des « nègres » travaillaient pour lui et qu'il avait l'ambition de connaître l'univers entier à partir de quelques voyages effectués en Orient et dix semaines au Brésil —, elle a été et demeure précieuse. Cela posé, on a dit, et même écrit, à propos de la polémique ayant opposé les deux hommes, que Léry avait plagié Thevet et que c'est pour cette raison qu'il l'avait ensuite critiqué de façon si véhémente... La thèse est absurde ! Sur place, les deux hommes ont recueilli les mêmes informations, et pas seulement par observation directe, ils ont aussi, comme je l'ai dit, bénéficié du témoignage de ceux qui étaient installés là. Du coup, la différence entre les deux hommes, entre les deux visions qu'ils proposent, vient de l'œil de Léry : à l'instar de l'ethnologue, il a fait passer ses expériences avant les informations de seconde main qu'il recueillait.

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— Au début de son livre, Jean de Léry propose au lecteur un exposé doctrinal assez long sur le « bien-penser » religieux. Comment l'interpréter ? Est-ce qu'il veut donner à son propos son poids de vérité incontestable ? Des fondations théoriques irrécusables ? Une sorte de scienti-ficité...

— Considérez plutôt le contraste qui existe chez lui. Il est protestant, il sera pasteur et, à ses yeux, les Indiens n'ont aucune chance : ils sont définitivement perdus et ne retrouveront jamais leur humanité. Pas de salut pour eux. C'est chez lui une conviction arrêtée. Pourtant ils le fascinent et, sa vie durant, il répétera : « Comme j'aimerais mieux être parmi mes sauvages ! »

— En effet, je suis frappé de constater qu'à aucunendroit dans son texte, Léry ne profère de condamnationmorale des Indiens. Même lorsqu'il décrit les scènesd'anthropophagie dont il a été le témoin : il le fait avecun luxe de détails inouï, expliquant par le menu lestechniques de préparation des corps, comment on lesdécoupe, comment on les fait cuire, comment ils sont« boucanés »... La seule remarque qu'il concède, vers lafin du chapitre consacré aux mœurs anthropophages, estune courte appréciation : tous ces actes, dit-il, manifestentla « cruauté des sauvages envers leurs ennemis », et ilajoute qu'il en a assez dit « pour faire avoir horreur etdresser à chacun les cheveux en la tête ».

— Oui, mais il conclut aussi par un parallèle avec les mœurs des civilisés dont il ressort que ceux-ci sont capables de monstruosités équivalentes, sinon plus grandes. Dans la dernière partie de ce chapitre sur l'anthropophagie, il rappelle les massacres qui se déroulèrent en France, en 1572 — le 24 août, ce fut la Saint-Barthélémy —, et les violences de toutes sortes exercées contre les protestants à Paris, à Lyon, à Auxerre... Partout, les actes de barbarie ont été plus terribles encore que ceux dont il avait été témoin chez les Indiens : à Lyon, raconte-t-il, on vendit aux enchères de la graisse prélevée sur les cadavres des protestants ; à Auxerre, c'est le cœur d'un certain Cœur de Roi qui est arraché, découpé en morceaux et grillé sur

Sur Jean de Léry

la braise. Néanmoins, pour Léry, le critère de l'anthro-pophagie est radical : il est la preuve que le divorce entre les Indiens et Dieu est sans recours.

— Pensez-vous que c'est à partir de Léry que va se constituer le mythe du « bon sauvage » qui culminera ensuite avec la philosophie des Lumières ?

— Je crois que vous accordez à Léry une importance trop directe. Son livre a eu du succès, il a été beaucoup lu — de son vivant, il a connu au moins cinq éditions successives, ce qui pour l'époque est considérable —, mais c'est surtout à travers Montaigne que s'exerça son influence. Et puis, le mythe du « bon sauvage » n'est pas tout d'une pièce. Même dans la philosophie des Lumières : vous le trouvez chez Diderot, pas chez Rousseau. C'est plus net dans les pays Anglo-Saxons. Aux États-Unis, le « noble sauvage » a été, chez certains, une véritable idéologie.

— Revenons au livre de Léry, à la question de sa méthodologie.

— Sur ce point, ce sont les historiens des idées du xvic

qui pourraient vous répondre. Je n'aperçois pas de méthodologie précise. Léry invente. Improvise. Le secret, c'est qu'il s'est mis dans la peau des Indiens.

— Pourtant, dans les récits de voyage de la même époque, comme dans ceux qui viendront après, on ne retrouve pas un systématisme comparable.

— Je me demande si vous ne posez pas là un problème qui n'est pas celui de Léry mais qui est le problème du xvie

siècle tout entier. A savoir qu'il y a chez des gens comme Rabelais ou Montaigne une merveilleuse fraîcheur du regard qui va disparaître ensuite.

— Fraîcheur du regard : vous avez recours à cette expression pour la seconde fois. Expliquez-moi ce qu 'elle signifie.

— Un peu ce qui se passera en peinture avec les impressionnistes : le pouvoir d'appréhender dans leur vérité les êtres et les choses en ignorant ou en rejetant les conventions.

— Vous ne lui accordez pas un autre sens ? L'idée d'un

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regard originel. Le premier regard à se poser sur une réalité ignorée jusque-là ?

— Pas du tout.— C'est l'ambition de tout ethnologue, non ? Être le

premier à voir...— Je vous assure que non. D'ailleurs l'ethnologue ne

rêve pas nécessairement d'être le premier.— En tout cas vous, vous y rêvez. Au début de Tristes

Tropiques vous avez une bouffée de nostalgie et vous vousdemandez s'il n'aurait pas mieux valu que vous arriviezavec le regard de Léry. Pour moi c'est l'aveu d'un désirfrustré : ne pas avoir été parmi les premiers à voir la chosedans son état naturel, primitif, c'est-à-dire avant que leshommes et la nature d'un lieu η 'aient été marqués par lesinfluences extérieures, par d'autres civilisations. Toujoursdans Tristes Tropiques, mais cette fois beaucoup plus loindans le texte, vous affirmez qu '« il n'y a pas de perspectiveplus exaltante pour l'ethnographe que celle d'être le premierBlanc à pénétrer dans une communauté indigène ».

— Ne soyez pas trop systématique et distinguez les effets de rhétorique des principes de méthode. Chez les ethnologues existent des tempéraments différents. Prenez Margaret Mead. Nous étions très amis, et cependant nos attitudes étaient à l'opposé. Elle était immergée dans le présent. La recherche des commencements l'intéressait dans la mesure où elle pouvait éclairer les problèmes de notre temps. Alors que pour moi, c'est l'occasion de m'évader du présent. Vous savez : le fait d'être ou pas le premier à voir telle ou telle communauté indienne n'est pas un vrai souci pour l'ethnologue. Ce que nous observons est un état donné, à un moment donné. J'en veux pour exemple les travaux actuels de Anna Roosevelt, une archéologue américaine. Elle est en train d'accumuler les preuves qui montrent que tout le bassin amazonien était, lors de sa découverte, le siège de civilisations florissantes. En particulier, l'art de la céramique, que l'on croyait originaire de l'Equateur ou du Pérou, existait là bien plus tôt. Des villes s'étendaient sur plusieurs kilomètres et rassemblaient des dizaines de milliers d'habitants, là où nous ne trouvons

Sur Jean de Léry

plus que des petits groupes de cent ou deux cents per-sonnes...

— Votre attachement à Léry, en dehors des étonnantes coïncidences dont vous m'avez parlé au début, en quoi consiste-t-il encore ? C'est le plaisir du texte, de la lecture ?

— C'est le sentiment que, lors de mes voyages chez les Indiens, j'ai retrouvé non seulement des choses, mais un climat, une forme de contact qui déjà existaient il y a plusieurs siècles. Ainsi, à l'occasion d'un séjour à Rio, les gens du Musée National m'ont conduit au fond de la baie où l'on venait juste de découvrir un site indien. A cette époque, la vie urbaine ne s'étendait pas très loin : l'endroit était vierge de toute habitation. Sur place, il y avait quelques restes, des tessons de poteries, et même un vase entier. En les contemplant, je me disais que j'étais peut-être le premier à revenir là depuis le temps de Léry, à fouler un sol sur lequel il avait peut-être marché. Tout est dans cette émotion, dans ce sentiment qui m'a fugitivement traversé : la lecture de Léry m'aide à m'échapper de mon siècle, à reprendre contact avec ce que j'appellerai une « sur-réalité » — qui n'est pas celle dont parlent les surréalistes : une réalité plus réelle encore que celle dont j'ai été le témoin. Léry a vu des choses qui n'ont pas de prix, parce que c'était la première fois qu'on les voyait et que c'était il y a quatre cents ans.

— Quels conseils donneriez-vous pour lire Léry ? Doit-on aborder son texte comme un document d'ethnologie ou comme de la littérature ?

— Le livre est un enchantement. C'est de la littérature. Qu'on laisse l'ethnologie aux ethnologues et que le public lise l’Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil comme une grande œuvre littéraire. Et aussi comme un extraordinaire roman d'aventures. Faites le bilan de ce que raconte Léry : pendant un an et demi, ça n'arrête pas. Au cours du voyage aller, qui dure près de trois mois, ce ne sont que tempêtes, arraisonnements, canonnades, pillages. Au retour, c'est plus terrible encore : cinq mois de traversée, durant lesquels on frise le naufrage à plusieurs reprises, des brèches se sont ouvertes dans la coque du

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navire qu'il est impossible de colmater, un incendie ravage le pont et détruit voiles et filins, la révolte gronde chez les marins, le pilote se trompe de route, les tempêtes se multiplient, enfin, pour couronner le tout, les vivres finissent par manquer et une famine terrifiante décime l'équipage. Quant au séjour brésilien, le témoignage émer-veillé de Léry vaut les plus folles aventure«. A cela, j'ajouterai encore une question, parce que l'idée me poursuit depuis des années — je l'avais déjà suggérée dans Tristes Tropiques : comment se fait-il que personne, à ce jour, n'ait songé à tourner le grand film que mérite l'aventure de Villegagnon telle que Léry l'a racontée ? C'est une histoire passionnante, avec tous les ingrédients de l'épopée : des péripéties dramatiques, des paysages grandioses, des personnages fascinants, tout y est.

— Vous écririez le scénario ?— Pas tout seul.— Mais vous y collaboreriez ?— Avec joie, si on me le demandait.

(Propos recueillis par Dominique-Antoine Grisoni.)

PREFACE

LÉRY OU LE RIRE DE L'INDIEN

A la mémoire de Michel de Certeau.

Le Cannibale aime rire. C'est cette évidence insolite que l'Histoire d'un voyage fait partager à son lecteur. Du rire de l'Indien, dont il est presque toujours complice, Jean de Léry offre cent exemples. Le caquet de leurs hôtes européens pendant les repas (ch. IX, p. 251), le gros orteil de l'auteur mordu la nuit par un vampire et son hamac trempé de sang au réveil (ch. XI, p. 289), une pirogue renversée en pleine mer et l'inquiétude des Français se portant à son secours à force d'avirons (ch. XII, p. 300), une dinde et autres volailles tournant à la broche (ch. XV, p. 365), tout est prétexte pour les Cannibales à rire et à gaudisserie.

Des Indiens du Brésil, coutumiers de s'éjouir, boire et danser en leurs villages, Léry affirme à plusieurs reprises que c'est un « peuple fuyant mélancolie », comme si toute l'amertume du monde était renfermée dans la vieille Europe du déclin du xvie siècle, bientôt ravagée par les guerres dites de religion, et comme s'il suffisait de franchir l'océan pour échapper à ce glissement général vers le gouffre, dont la conscience aiguë hante les contemporains de Montaigne et d'Agrippa d'Aubigné. Ce n'est pas seulement que le Nouveau Monde soit à ses yeux, pour reprendre une célèbre formule des Essais, ce « monde enfant » que l'on considère,

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de Colomb à Montaigne, avec un mélange d'attendrissement et de secrète commisération (Essais, III, 6, éd. P. Villey, p. 909). Si le Cannibale rit aussi souvent dans l'Histoire d'un voyage, c'est qu'il fait indiscutablement partie de l'humanité. Léry sait, pour avoir lu Rabelais, dont il désapprouve au demeurant les « saletés » et « l'épi-curisme », que « le rire est le propre de l'homme ». Les Cannibales non seulement fuient la tristesse, mais « ils haïssent tellement les taciturnes, chiches et mélancoliques », ils éprouvent une telle aversion pour « les limes sourdes, songe-creux, taquins et ceux qui, comme on dit, mangent leur pain en leur sac » qu'il est difficile de ne pas reconnaître en eux de proches cousins des Pantagruélistes (ch. XII, p. 305). L'art de vivre cannibale pourrait se définir comme « certaine gaieté d'esprit confite en mépris des choses fortuites », cette gaieté intérieure qui définit la philosophie des bons géants et de leur auteur (Quart Livre, Prologue de 1552, p. 568).Avant Léry l'Indien faisait surtout rire à ses dépens. On

retrouve dans l'Histoire d'un voyage de ces scènes cocasses où l'homme nu suscite l'hilarité de l'observateur, par exemple quand il est piqué d'un « mouchillon » nommé Yétin et qu'il se frappe à grandes claques « les fesses, cuisses, épaules, bras et sur tout le corps », à la manière d'un charretier cinglant les chevaux avec le fouet (ch. XI, p. 294). Ou encore, toujours en association avec le thème d'une nudité volontiers risible aux yeux de la pudibonde Europe, lorsque les sauvages, faute de connaître le bon usage en matière d'habillement, relèvent leurs chemises de peur de les gâter et découvrent ainsi leur derrière à ceux qu'ils saluent pour prendre congé (ch. V, p. 150-151). Ce travestissement, qui inverse les règles du savoir-vivre et par lequel le sauvage se fait à proprement parler le singe du civilisé, est à rapprocher de ce passage de Claudien dans le Contre Eutrope, où un enfant, par facétie, déguise un singe d'une étoffe précieuse en lui laissant les fesses découvertes. Montaigne se sert de cette similitude pour condamner l'outrecuidance des faux savants, qui « corrom-

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pent la dignité de la philosophie en la maniant » (Essais, III, 8, p. 932).

Léry, sans doute, se moque de bon cœur de la « belle civilité » des « ambassadeurs » indiens, qui « montrent leur cul » en guise d'adieu, et, retournant le proverbe qui veut que « la chair nous soit plus chère que la chemise », préfèrent de toute évidence « leurs chemises à leur peau » (ch. V, p. 151). Mais deux nuances viennent tempérer le mépris d'une telle conclusion. D'une part, à la différence de l'anecdote rapportée par Claudien et reprise par Montaigne dans le chapitre « De l'art de conférer », l'Indien chez Léry est à la fois simius et puer, singe et enfant, objet et sujet du rire. C'est lui-même qui invente le travestissement dont il est le support. De plus la moquerie un peu lourde qui sert de morale à l'histoire ne vise pas l'Indien en général, mais exclusivement le Margajat, l'ennemi invétéré du Toùoupinambaoult, quant à lui allié des Français. Lorsque la même posture est mise en scène en contexte tupinamba, dans le chapitre consacré à l'apparence physique « tant des hommes que des femmes sauvages Brésiliens », elle donne lieu cette fois à un rire dépourvu d'arrière-pensée (ch. VIII, p. 226). Quand, « sans chausses, vêtant des saies qui ne leur venaient que jusqu'aux fesses », les Indiens se regardent et se promènent en cet équipage, le franc rire du spectateur relève désormais du registre carnavalesque et n'implique plus aucune marque de mépris.

Le jeu du renversement associe dès ce moment l'observa-teur européen à l'Indien ami, objet de son discours. Nulle surprise si ce chapitre où l'on rit tout son saoul se termine par le retournement des apparences, et la condamnation de l'hypocrisie vestimentaire de l'Occident. Préférable en effet aux « attifets, fards, fausses perruques » des coquettes de chez nous, la « nudité ordinaire des femmes sauvages » cause moins de dommage aux bonnes mœurs et mérite d'être citée en exemple. L'Indienne nue est la vivante allégorie d'une vertu modeste. Il est vrai qu'il ne s'agit là que d'un demi-paradoxe. La pointe misogyne à l'adresse des « femmes et filles de par-deçà », trop élégantes pour

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être honnêtes, autorise ce glissement de la réprobation à la louange du corps dépouillé de toute parure. En outre, Léry corrige in extremis cet éloge du naturisme au quotidien pour déclarer, en accord avec la lecture reçue de l'épisode de la Chute, que la nudité n'est nullement conforme à l'état de la nature déchue où les Indiens se trouvent ravalés au même titre que leurs frères humains de l'ancien monde. Ce chapitre montre de manière exemplaire les fonctions et les limites du rire chez Léry. La complicité instaurée d'emblée entre l'Européen et le sauvage n'est ni absolue ni totalement innocente. Elle n'est possible qu'avec une certaine catégorie d'Indiens, ceux qui, dans les faits, sont prêts à recevoir la tutelle des Français et à écouter l'annonce de leur religion. Car le rapport à autrui ne doit pas être pensé sur le modèle d'une relation duelle ; il implique toujours un tiers exclu. L'admiration pour les « Toiioupi-nambaoults » s'accompagne de la condamnation sans équivoque des plus sauvages Ouetacas qui mangent leur viande crue et sont incapables de tout commerce pacifique avec leurs voisins ou les marchands venus d'Europe. L'éloge des Indiennes, on l'a vu, est tout relatif : il sert à vitupérer par contraste le luxe vestimentaire des élégantes et des « sucrées », cette fameuse « superfluité d'habits » que, depuis des décennies, les pasteurs de Genève et de France stigmatisent en chaire. Le rire, en définitive, revient toujours à exclure. S'il associe, de manière circonstancielle et provisoire, l'Indien et son hôte chrétien dans le mépris des vices et des folies importés d'outre-océan, il entre inévitablement dans un processus de rejet.

L'originalité de ce rire, toutefois, réside, pourrait-on dire, dans sa configuration à géométrie variable. Sa cible varie selon les inflexions du discours. Le plus souvent il consiste à critiquer la société chrétienne par « barbare » interposé. Ce procédé, qui sera repris avec la fortune que l'on sait dans Les Lettres persanes de Montesquieu, correspond à ce que Roger Caillois a appelé la « révolution sociologique ». Le regard de l'autre sur soi permet d'établir une distance critique. Il autorise un écart ironique : le

Léry ou le rire de l'Indien

familier devient tout à coup étrange, la coutume sacrosainte se découvre absurde ou scandaleuse.

Le meilleur exemple de cette ironie critique dans l'His-toire d'un voyage est offert par le discours, déjà très dix-huitiémiste de ton, du vieillard reprochant aux Européens leur avarice et dénonçant la folie qu'il y a à se jeter sur les mers pour un vain profit (ch. XIII, p. 310-312). La « sentence notable et plus que philosophale d'un sauvage Américain » est amenée par une série de questions fausse-ment naïves qui démontent pas à pas la logique mercantile de l'Occidental. Pourquoi rapporter en Europe tant de bois de braise ? Est-ce une assurance contre la pauvreté, un remède contre la mort ? A quoi bon accumuler des richesses dont on ne jouira pas de son vivant et dont le profit est réservé à des descendants ingrats ? Contre la jouissance différée qu'impose la loi du capitalisme marchand, le « pauvre sauvage », avatar moderne du philosophe nu cher à l'Antiquité classique, prône la vie sédentaire, une parfaite autarcie économique et la culture patiente de la terre des ancêtres.

Il est aisé de reconnaître sous le masque du sauvage la voix du moraliste et du pasteur. La prosopopèe du vieillard tupinamba, qui annonce celle du Tahitien de Diderot, laisse transparaître un modèle économique et moral qui ne doit rien à la société indigène, où la notion de patrimoine est inconnue, où de surcroît l'activité agraire est associée à un mode de vie semi-nomade. Dès lors, l'invective finale contre les « rapineurs portant le titre de Chrétiens » est-elle directement prise en charge par le narrateur, qui n'hésite pas à faire comparaître les accusés, ces « gouffres insatiables », devant « cette nation » sauvage érigée en tribunal et bientôt métamorphosée en bourreau. C'est un Jugement dernier par anticipation que les Indiens sont appelés à exécuter sur ceux qui « n'ayant jamais assez, ne font ici que sucer le sang et la moelle des autres ». Qu'ils leur servent dès à présent « de démons et de furies » !

Ce faisant, Léry semble oublier que plus loin, comme on verra, il condamne au même châtiment éternel ces peuples insouciants de leur salut. Pour le moment, il a

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besoin d'eux, ou du moins de cette commode allégorie que le Sauvage lui prête à son corps défendant, pour mieux pourfendre les vices de ses contemporains.

L'ironie de la révolution sociologique obéit à un méca-nisme qui deviendrait vite insupportable s'il se répétait de chapitre en chapitre. Sans doute sur des sujets aussi divers que la bravoure au combat — Ο Dieu, que la guerre est jolie ! —, la paix matrimoniale, l'allaitement maternel, l'éducation de l'enfant, les lois de l'hospitalité et le mépris de la mort, le sauvage fait-il la leçon à l'Européen. Mais ce catéchisme tupinamba serait lassant ; il découragerait le rire s'il ne remettait en cause, au-delà des certitudes conscientes, les hantises mêmes de l'observateur. Le rire de l'Indien n'est plus alors seulement ironique et critique-; il devient le révélateur d'un déchirement profond. Forçant l'observateur à passer outre au moralisme un peu étroit de la rhétorique paradoxale, il tend à braver les censures les mieux intériorisées, à vaincre les tabous les plus solidement ancrés.

Le cannibalisme, thème récurrent dans l'œuvre littéraire de Jean de Léry, constitue à cet égard un sujet d'analyse privilégié. L'infraction virtuelle du tabou alimentaire, au milieu du rire des convives indiens, montre le passage de l'ironie à l'humour, d'une attitude accusatrice envers autrui à un regard distancié sur soi-même. Léry, certes, se garde bien de manger de la chair humaine, et il n'a pas de mots assez forts pour vitupérer la conduite des « truchements » ou interprètes normands qui se sont si bien acclimatés à la vie sauvage qu'ils se mêlent sans réticence aux banquets des Cannibales. Mais le voilà qui, insensiblement au fil de son récit, excuse, voire innocente le crime alimentaire.

Tout commence par cette allégorisation dont on a parlé plus haut à propos de la nudité : l'inhumanité du mangeur d'hommes est très relative ; elle est moindre, à tout prendre, que celle de ces négociants qui sucent le sang et la moelle de leurs prochains (ch. XIII, p. 313). Ce cruel appétit de vengeance, qui s'en prend exclusivement à la chair de l'ennemi, de préférence un guerrier mâle dans toute la force de l'âge, est plus excusable que la voracité,

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pire encore, des usuriers qui mangent toutes vivantes leurs proies sans défense, ces veuves, orphelins et pauvres misérables, auxquels ils prêtent sur intérêt. Dans cette condamnation qui assimile le prêt usuraire à une anthro-pophagie à peine déguisée, on reconnaît, outre un écho de la prophétie de Michée, le prototype de Shylock, le Juif sanguinaire du Marchand de Venise qui réclame une livre de chair humaine en lieu et place de sa créance perdue (ch. XV, p. 375).

Dès lors que le cannibalisme se rencontre partout, y compris dans les rapports économiques de l'ancien monde dont il définit en quelque sorte la norme, l'acte effectif de manger la chair d'autrui devient moins choquant. Et c'est à cette éventualité que nous prépare le déroulement narratif de l'Histoire d'un voyage. L'incident éclate au chapitre XVIII, consacré, comble d'humour, aux lois de l'hospitalité indienne, au terme de ce qui apparaît après coup comme un récit initiatique. Par une nuit de fête et de beuverie, comme il séjourne dans un village de terre ferme, Léry est brusquement réveillé par un Indien hilare qui brandit au-dessus de lui un pied humain boucané. Interprétant ce geste d'invite ambigu comme une menace visant sa propre chair, il se réveille tout à fait de peur et tremble jusqu'au matin. Alors le truchement qui l'accompagne lui explique sa méprise et tout s'achève dans un éclat de rire général (ch. XVIII, p. 453). Cette scène à demi rêvée, qui se conclut par la mise à distance du tabou alimentaire, délivre l'une des clefs possibles de l’Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil. Léry cesse d'avoir peur d'être mangé, ou, ce qui revient au même, de manger l'autre. L'impératif de la séparation absolue des corps est enfin aboli.

La « risée » par laquelle les Indiens accueillent la délivrance du narrateur alité et blême, littéralement malade de sa hantise, prépare le dénouement. C'est sans nulle appréhension désormais que lors de la navigation du retour vers la France, alors que la famine règne à bord, Léry envisage le sacrifice d'un de ses compagnons — ou de lui-même, le cas échéant — à l'appétit de la communauté. La

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transgression n'aura pas lieu, mais son imminence est évoquée avec un sang-froid hallucinant (ch. XXII, p. 538).

Le rire de l'Indien a donc permis la levée du tabou — tabou d'autant plus pregnant qu'il hante l'existence de Léry et, plus largement, celle de la communauté huguenote menacée dans sa survie et dans sa chair. Pour le protestant qu'il persécute et brûle vif sur les bûchers, le catholique fait figure d'authentique anthropophage. L'assimilation polémique, qui connaît une certaine vogue au temps des guerres de Religion, trouve son fondement ultime dans le dogme de la transsubstantiation, qui veut que lors de l'Eucharistie le corps et le sang du Christ soient en présence sacrifiés et ingérés par le prêtre, et les parcelles de cette chair sanctifiée distribuées ensuite à tous les fidèles. Or le débat théologique sur la Présence réelle et corporelle du Christ dans le pain et le vin de la Cène a occupé le plus clair de l'activité des colons durant la brève histoire de la France Antarctique. La poignée de protestants et de catholiques regroupés sur un îlot « déshabité » des Antipo-des, à l'entrée de la baie de Rio de Janeiro, s'est déchirée, au cours de l'année 1557, sur cette question ô combien épineuse — et c'est à cette querelle que Léry consacre le plus long chapitre de son Histoire.

Le chef de l'expédition, un certain Nicolas Durand de Villegagnon, chevalier de Malte et amiral de la mer du Ponant, qui longtemps a penché vers la Réforme, défend contre les calvinistes, qu'il a pourtant lui-même fait venir de Genève, le dogme catholique. Face à lui, le bouillant Pierre Richer, chef de la mission protestante dont fait partie Léry et pasteur de l'Église réformée, renvoie l'adversaire au rang des Ouëtacas, ces anthropophages de la pire espèce qui ont pour coutume de « mâcher et avaler toute crue » la chair de l'homme (ch. VI, p. 177). Rien ne manque à ce microcosme colonial pour qu'y soient exposés, sous la lumière implacable du Brésil et dans le décor irréel d'un monde jamais vu auparavant, les antagonismes qui sont près d'éclater au même moment dans la vieille Europe. La proximité d'authentiques cannibales — coïncidence symbolique, telle qu'il ne s'en produit que dans les

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rêves — apporte une immédiate consistance aux arguties échangées sur le sacrement de la Cène. Elle fournit un point de référence constant, et souvent explicite, à un débat ponctué de violences physiques et prolongé durant des mois. L'issue de cette conférence improvisée sous le tropique du Capricorne sera des plus tragiques : après un exil de quelques mois en terre ferme, les Genevois rembarquent pour l'Europe en janvier 1558. Trois de leurs compagnons, qui ont préféré aux périls de la traversée le retour confiant vers Villegagnon, sont exécutés par noyade pour avoir refusé d'abjurer. Léry plus tard témoignera au nom des trois victimes du « Caïn de l'Amérique ».

En attendant il est permis de découvrir entre l'auteur de l'Histoire et le vice-roi de la France Antarctique un certain degré de connivence. Tous deux éprouvent une violente aversion pour les colons qui paillardent avec leurs « putains » indigènes, et Léry souscrit sans réserve à la mesure de peine de mort dont Villegagnon a décidé de frapper les contrevenants. Lorsque le différend de la religion a rendu la suspicion de règle envers les moindres faits et gestes du chevalier de Malte, Léry lui conserve une certaine estime. Afin de faire le lecteur juge de l'hypocrisie du personnage, il a inclus in extenso dans son Histoire les deux « oraisons » prononcées par Villegagnon en présence de ses visiteurs protestants, venus le rejoindre sur son île au printemps 1557. Ces deux prières, à la forte charpente rhétorique, font partie intégrante du texte de Léry. Elles exposent en effet avec la plus grande exactitude le dogme calviniste en matière de christologie. On y décèle l'horreur de la chair et du sang présents au cœur du rite catholique de la Messe. Au-delà s'exprime le refus de mêler la terre au ciel et de confondre les vérités spirituelles avec les réalités de la chair. Une nette réticence à l'égard de l'Incarnation se traduit par la négation, fortement souli-gnée, de l'ubiquité corporelle du Christ après sa mort et sa résurrection. L'insistance est mise au contraire sur la place éternelle du Christ au ciel, « assis à la dextre de Dieu (s)on Père », là où il tient sa fonction d'unique intercesseur et de « souverain Prêtre » (p. 173). On pense

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à l'exclamation de Théodore de Bèze lors du colloque de Poissy en septembre 1561, à ces paroles qui firent scandale auprès des oreilles catholiques : « Le corps du Christ est éloigné du pain et du vin autant que le plus haut ciel est rapproché de la terre. »

Cette phobie de la communion sanglante que, dans l'Histoire d'un voyage, la veillée cannibale conjure in extremis est bien ce qui rapproche Villegagnon de Jean de Léry et de ses frères réformés. Le seul point qui l'en distingue déjà et qui annonce sa trahison, c'est la vaine parade dont il entoure cette prière publique, s'agenouillant, revêtu de ses plus beaux atours, sur « un carreau de velours » que son page portait avec lui. Or autant qu'ils nourrissent la phobie du corps et de ses productions, sang et semence, les protestants refusent ces survivances de l'idolâtrie ancienne que sont les démonstrations d'une piété ostentatoire, où l'âme et le corps trouvent également leur compte et leur confort.

Toute l'Histoire d'un voyage décrirait ainsi les étapes d'une initiation ou, mieux, les phases d'une cure analytique : l'interdit, réaffirmé dans toute sa force au début du récit, lors de l'entrevue première entre Villegagnon et les quatorze calvinistes frais débarqués de Genève, est temporairement levé à son terme, par l'éclat de rire qui s'empare des authentiques Cannibales après une nuit de franches repaissailles, où le mil fermenté et la chair humaine ont circulé de main en main, offerts en toute convivialité à l'hôte arrivé d'Europe. Tel est à première vue du moins le parcours psychologique et symbolique auquel nous invite ce témoignage exemplaire et contradictoire.

Mais cette libération tardive par le rire rencontre ses limites. La franche risée du Cannibale peut aussi susciter la terreur, émanant alors d'une inspiration démoniaque qu'il s'agit d'exorciser à toute force. A preuve les moqueries des sauvages en train de supplicier en leur arrachant la barbe deux Portugais qui geignent et tentent vainement d'apitoyer leurs bourreaux (ch. XV, p. 374). Plus grave est le meurtre précipité d'Antoni, un jeune Margajat

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baptisé par les Portugais et qui, de retour de l'Europe où il n'avait, nous dit Léry, « aucunement dépouillé son barbarisme », est assommé et « boucané » sur-le-champ par les Tupinikins qui ont reconnu en lui un ennemi mortel. Les Français, qui se sont efforcés jusqu'au bout d'éviter une pareille issue, ne sauraient être complices, décidément, de la « grande risée » que leur réservent les Indiens, en leur montrant sur le gril les restes de la victime et sa tête parfaitement reconnaissable élevée en trophée de victoire (p. 373). Ce rire proprement satanique culmine sans aucun doute dans l'épisode de cette prisonnière indienne qui, sur le point de mourir et d'être dévorée, se refuse obstinément à recevoir la religion chrétienne que lui prêche le narrateur. Se riant de ce qu'il adviendrait de son âme, elle « fut assommée et mourut de cette façon » (ch. XV, p. 360).

Ainsi donc l'affranchissement progressif de la censure par lequel le narrateur et son groupe semblent devoir se convertir à la vie sauvage est-il contredit, au plan supérieur, par la condamnation théologique, de plus en plus nettement affirmée au fil de l'Histoire, qui frappe l'autre, dans la mesure où ce dernier s'attache avec opiniâtreté à ses coutumes et à ses rites. Le marché tacite passé entre le civilisé et le sauvage serait en définitive le suivant : le consentement de l'Européen aux manières de table de son commensal indien pour prix de l'obéissance de celui-ci aux principes de la vraie religion. Mais cette conversion mutuelle est doublement impossible : jamais un chrétien réformé ne deviendra cannibale ; quant au sauvage, il ne renoncerait pour rien à l'appétit de vengeance qui est au fondement de sa loi. L'échange symbolique étant bloqué, l'épilogue du récit sanctionne une séparation définitive.

C'est en cela que réside à coup sûr l'originalité de Jean de Léry ethnographe : dans cette dramatisation du rapport à autrui, dans l'oscillation perpétuelle entre l'adhésion pleine et entière à l'autre et le rejet de celui-ci au nom de la loi transcendante du Père invisible et lointain. Fort restreint est l'apport de l'Histoire d'un voyage à la connaissance d'une région de l'Amérique amplement décrite

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déjà dans les ouvrages d'André Thevet, le cosmographe des derniers Valois et l'adversaire idéologique de Léry. En revanche, par son mélange de lyrisme et de défiance à l'endroit du sauvage, le livre offre un ton inédit. Léry invente un regard. Il découvre dans l'Indien nu et anthropophage, en l'espèce le « Toüoupinambaoult » du littoral brésilien, une altérité inouïe et combien fascinante. C'est une conscience qui s'éprouve dans la rencontre d'une humanité nouvelle, sortie intacte en apparence du sein de la Nature, mais déjà compromise par la malédiction du péché originel. La nostalgie de l'Eden le dispute en Léry au moraliste intransigeant. La sympathie profonde qu'il ressent pour ces hommes libres, « ny monstrueux ny prodigieux à nostre esgard » (ch. VIII, p. 211), et qui font montre dans toutes leurs actions, en paix comme en guerre, des vertus les plus hautes, n'est jamais étouffée par la perspective apocalyptique qu'il leur prédit.

Le rire de l'Indien oppose en définitive à l'observateur une opacité irréductible. Il représente la résistance de l'objet à la pénétration et à l'analyse. Non-réponse manifeste à l'Européen, que signifie-t-il au juste ? Doit-on l'interpréter comme la joie dionysiaque d'une liberté native, comme l'expression surabondante de l'innocence première ? Faut-il y percevoir au contraire la dérision satanique qui condamne par avance le zèle du missionnaire évangélique ? Face à ce rire qui révèle et qui ment, Léry est bien incapable de trancher. Partagé entre la liesse et l'effroi, il hésite : rire communicatif ou rire répulsif ? Le désir d'autrui est contrebalancé par une réserve instinctive ; l'abandon de soi-même retenu par un mouvement de recul et d'horreur. La riposte que Léry prépare au plan théologique apparaît bien comme un effort pour rationaliser ce qui, de toute évidence, n'est pas clairement explicable.

Car le rire du sauvage ouvre une question, indéfiniment répétée en échos obsédants au fil d'une existence et d'une œuvre. Cette question, sans cesse rouverte à la façon d'une blessure ancienne et inguérissable, ne concerne pas seulement l'autre, ce noyau dur qui résiste à la volonté et

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au regard. Elle est d'abord posée au sujet lui-même, dont la présence, tout aussi ténébreuse, hante le récit.

* * La vie de Jean de Léry, sa carrière mouvementée et son existence chaotique rendent compte pour une part de cette contradiction insoluble inscrite dans son œuvre, entre l'élan généreux en direction d'une humanité nouvelle et l'intolérance dogmatique qui conduit d'emblée à l'échec un tel mouvement vers autrui. D'humble origine, il est né en 1536 en Bourgogne, dans le village de La Margelle. Il est cordonnier de son état. C'est sa conversion, sans doute précoce, à la Réforme, qui, en ces temps de persécution grandissante, donne figure de destin à l'existence ordinaire de cet artisan et lui ouvre soudain les plus vastes horizons.

Il est réfugié de fraîche date à Genève, lorsqu'en 1556 il se joint à la petite mission envoyée par Calvin à Villega-gnon, le chef de l'éphémère « France Antarctique » du Brésil. A l'instigation de l'amiral de Coligny une colonie avait été implantée, au mois de novembre 1555, à l'entrée de la baie de Rio de Janeiro, dans une région que les Portugais n'occupaient pas encore. Il s'agissait de concurrencer l'impérialisme ibérique, en s'attaquant au maillon le plus faible de la chaîne de possessions que l'Espagne et le Portugal avaient établie au Nouveau Monde. Dans le même temps la concorde religieuse entre catholiques et protestants était instaurée à l'échelle du modeste établissement, première étape pour transformer cette tête de pont en colonie de refuge.

Mais les dissensions survenues entre Villegagnon et les nouveaux arrivants sur la question de l'Eucharistie entraînent le rapatriement de ces derniers, après un séjour de dix mois sur l'étroite « île de Coligny », puis en terre ferme, dans le voisinage immédiat des Indiens Tupinikins. C'est, de novembre 1557 à janvier 1558, la paradoxale accalmie auprès de tribus réputées pour leur férocité, dont les réfugiés huguenots, deux fois exilés, goûtent l'hospitalité généreuse et frugale. Ces brèves retrouvailles avec l'Eden perdu sont suivies d'une série ininterrompue d'épreuves :

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famine sur mer lors du retour, martyre par noyade de trois des « Genevois » revenus vers Villegagnon, dont le catholicisme retrouvé ne souffre plus la moindre opposition.

De retour à Genève, Léry hésite de longs mois entre sa profession de cordonnier, le métier d'aubergiste de la femme qu'il épouse alors et une vocation de pasteur qui tarde à s'imposer. Mais le voilà bientôt emporté dans la tourmente des guerres de Religion. Revenu en France, dans sa région natale, dès avant les troubles (1562), on le trouve prédicateur à Belleville-sur-Saône, puis pasteur à Nevers (1564) et à La Charité-sur-Loire (1569). C'est dans cette dernière ville que le surprend ce que l'historien Michelet a appelé la « saison des Saint-Barthélémy », et qui s'étend du 24 août au début d'octobre 1572, quand une véritable épidémie de massacres, depuis 1'epicentre de Paris, se propage par ondes inégales dans les diverses provinces du Royaume. Réfugié dans la citadelle de Sancerre, qui résiste près d'un an aux troupes catholiques du gouverneur Claude de La Châtre, Léry est chargé des négociations qui aboutissent à la capitulation de la ville le 20 août 1573.L'année suivante Léry publie l'Histoire memorable de la

ville de Sancerre, sobre chronique du siège et de la famine, dont le modèle sous-jacent est la Guerre des Juifs de Flavius Josephe. Comme dans Jérusalem assiégée par Titus, la faim est telle qu'une mère mange son enfant. L'incompréhensible défaite qui accable le parti protestant, trop confiant dans son élection divine et trop sûr de son rachat, aboutit un instant à la tentation du doute et de l'abandon : l'Histoire de Sancerre prolonge ainsi la méditation de Job sur des malheurs apparemment injustifiés. Mais pour finir, toujours à l'imitation de Job, au destin duquel s'identifie, aux heures les plus sombres de la guerre civile, la minorité huguenote, Léry surmonte l'épreuve qui frappe l'orgueil des justes. La saison des Saint-Barthélémy et son cortège d'horreurs apportent en définitive à la petite troupe des fidèles persécutés la confirmation d'un destin d'exception, qui fait d'eux le nouveau peuple élu marchant vers la Terre Promise. Mais

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celle-ci n'est plus de ce monde : l'accomplissement de la promesse divine est rejeté à la fin des temps, dont le désordre des choses signale du reste l'imminence.

Le récit du siège de Sancerre est en même temps un plaidoyer pro domo, Jean de Léry ayant à répondre des accusations portées contre lui dans son rôle controversé de négociateur, et un fragment d'autobiographie qui annonce par le ton et par des souvenirs exotiques glissés ici et là — sur le hamac et l'anthropophagie notamment — la matière et l'inspiration de la relation brésilienne.

Publiée en 1578 à Genève, et la même année sous la fausse adresse de La Rochelle, l'Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil constitue la somme d'une vie et, par le regard nostalgique qu'elle porte sur les enfances de l'humanité, une œuvre unique dans la littérature européenne de la Renaissance. Dans l'immédiat elle réplique aux assertions calomnieuses répandues par André Thevet, le catholique cosmographe des rois de France, sur le compte des « Genevois » du Brésil, qui auraient été cause de la perte de la colonie. Il s'agit donc pour Léry de rétablir une vérité et de laver de tout soupçon la mémoire des trois martyrs immolés au Nouveau Monde pour la défense de la foi calviniste. Une fois de plus, par conséquent, l'autobiographie est inséparable de l'apologie militante, et le récit de vie étroitement solidaire de la défense et illustration de la Cause outragée. Mais ce qui, chez tout autre, aurait donné lieu à un exposé dogmatique sans grâce ou à un pamphlet acide, comme il en fut beaucoup publié à l'époque, devient, par la vertu d'un style « naïf » et, plus encore, d'une passion communicative pour le Brésil et ses habitants « naturels », le premier essai d'anthropologie digne de ce nom publié en France.

Cependant que l'Histoire d'un voyage est progressivement augmentée par son auteur au fil de six éditions successives, et que des traductions latines s'en diffusent dans toute l'Europe, Léry poursuit sa carrière de pasteur en Bourgogne, sa province natale, puis, à partir de 1589, dans une demi-retraite au pays de Vaud, à Vufflens, qui

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sera le berceau de la famille de Saussure, et pour finir à L'Isle et Montricher, où il meurt de la peste en 1613.

THEVET ET LÉRY :

DE L'INVENTAIRE À L'AVENTURE

L'Histoire d'un voyage ne serait pas telle, elle n'aurait ni cette verve ni cette profondeur insolemment subjectives sans le précédent que constituent Les Singularitez de la France Antarctique d'André Thevet, ouvrage abondam-ment illustré publié en 1557 et dont les liminaires renferment les Odes de deux des plus illustres poètes de la Pléiade, Jean Dorât et Etienne Jodelle. C'est devenu un exercice rhétorique obligé que d'opposer les deux hommes et les deux œuvres. Au départ, pourtant, Thevet et Léry ont en commun d'humbles origines. Le premier, né en 1516 et mort en 1592, est le cadet d'une famille de chirurgiens-barbiers d'Angoulême. Quant à Léry, son métier de cordonnier ne le prédisposait certes pas à devenir l'un des porte-parole les plus éloquents du parti huguenot. Mais à partir de cet ancrage social similaire les destins divergent. Thevet doit à sa robe de franciscain une carrière tardive, mais foudroyante, qui le fait entrer dans la clientèle de Catherine de Médicis et des derniers Valois. Quant à Léry, c'est la prise de conscience de sa vocation qui confère à sa vie un tour exceptionnel : huguenot exilé au Brésil, puis en Suisse romande, où il finira ses jours, il traverse les guerres de Religion dans sa province natale de Bourgogne, y exerçant la périlleuse charge de pasteur de l'Eglise réformée.

Si l'on place en vis-à-vis les Singularitez et l'Histoire, publiées à vingt années d'intervalle, on s'aperçoit que les deux ouvrages combinent en des proportions inverses l'aventure et l'inventaire, ces deux composantes fondamen-tales de tout récit d'itinéraire. L'aventure enveloppe l'inven-taire, lui donnant sens et dynamisme, mais de façon très lâche chez Thevet, de manière beaucoup plus nécessaire et récurrente chez Léry. Le pluriel du titre de Thevet est de lui-même tout un programme. L'inventaire des singularités

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du Brésil apparaît plutôt désordonné : c'est un pêle-mêle de merveilles, où les richesses naturelles sont mêlées aux traits culturels, où les Amazones légendaires cohabitent avec les très réels Indiens anthropophages. Le catalogue est ordonné au contraire de manière systématique chez Léry, qui commence par un portrait en pied des Tupinam-bas, poursuit par la flore, la faune et les mœurs des Brésiliens, chaque chapitre découpant à l'intérieur du savoir exotique une région bien délimitée : « grosses racines et gros mil » (ch. IX) ; « animaux, venaisons, gros lézards, serpents et autres bêtes monstrueuses de l'Amérique » (ch. X) ; « oiseaux..., chauves-souris, abeilles, mouches, mouchillons et autres vermines étranges » (ch. XI) ; « d'au-cuns poissons plus communs » (ch. XII), etc.

, En outre cet inventaire est chez Léry fortement encadré par la narration. L'aventure personnelle soude en chaque point de l'Histoire les données éparses de la description. Léry a l'art d'introduire dans ses enumerations telle anecdote ou tel souvenir, qui donne à l'exposé le plus technique le parfum indéfinissable de la chose vue. S'agit-il de dresser l'inventaire des « arbres, herbes, racines et fruits exquis que produit la terre du Brésil » ? Il sera question de la mésaventure survenue à l’« un de notre compagnie », qui, croyant blanchir les chemises en mêlant à la lessive des cendres de pau brasil, les retrouva teintes d'une couleur rouge indélébile. Le même chapitre de botanique renferme, toujours à propos du bois de braise, le « colloque de l'auteur et d'un sauvage », où, deux siècles avant Diderot, l'Européen est vilipendé pour sa folle cupidité. De fait l'appât d'un gain illusoire lui fait abandon-ner femme et enfants pour courir les mers au péril de sa vie et, qui plus est, au mépris de son salut. Sur le sujet non moins austère des racines et céréales, Léry évoque la curieuse expérience à laquelle lui-même et ses compagnons se sont livrés pour confectionner « d'une plus honnête façon » le caouin ou bière de manioc et de mil. Dégoûtés en effet par la méthode indigène, qui recourt à la salive des femmes comme agent de fermentation, les Français ont tenté de lui substituer une autre technique, en portant

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la mixture à ebullition : mais le résultat ne répondant pas à leur attente, ils adoptent sans plus de réticence la recette « sauvage ».

Les deux livres s'opposent en fait dès le premier stade de leur gestation. Les Singularitez de Thevet sont une œuvre collective, un bricolage textuel où plusieurs mains sont repérables : le libraire Ambroise de la Porte, l'helléniste Mathurin Héret eurent sans doute une plus grande part à sa rédaction que l'auteur officiel, dont le nom seul figure sur la page de titre. D'où un procès pour paternité littéraire, où Thevet, grâce à ses hautes protections, obtint de justesse gain de cause. Au contraire Léry fait œuvre solitaire. S'il se souvient en plus d'une page des écrits antérieurs de Thevet, l'histoire d'une subjectivité tend à unifier dans une même pâte narrative la disparité des ingrédients et des emprunts.

Mais la différence principale réside peut-être ailleurs : les Singularitez sont un florilège prélevé sur un corpus plus abondant, dont les matériaux seront progressivement révélés dans les ouvrages postérieurs de Thevet : la Cosmographie universelle de 1575, et surtout ses deux dernières œuvres demeurées manuscrites, Y Histoire de deux voyages aux Indes australes et occidentales et Le Grand Insulaire et pilotage. Les scribes Ambroise de La Porte et Mathurin Héret ont donc procédé à un travail de soustraction et de sélection. En d'autres termes les Singularitez offrent l'équivalent d'un « digest » de lecture rapide et agréable. « Voilà, conclut Thevet à la fin de sa description du Brésil, ce qu'avons voulu réduire assez sommairement, après avoir observé les choses les plus singulières qu'avons connues par-delà, dont nous pourrons quelquefois écrire plus amplement» (SFA, eh. 58, f. 115-116). Pierre d'attente en vue du plus grand œuvre, Les Singularitez sont « composées de diverses matières », tant il est vrai que l'esprit humain est « semblable aux terres qui demandent diversité et mutation de semences » {CL, p. 5)

A l'inverse l'Histoire d'un voyage de Léry apparaît comme le résultat d'une amplification. Son progrès, au fil des cinq éditions successives publiées du vivant de l'auteur,

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va dans le même sens. Plutôt qu'une paraphrase, qui répéterait le texte premier de Thevet, c'est une périphrase qui l'enveloppe de toutes parts. D'où le caractère plus littéraire de l’Histoire de Léry, qui serait à cet égard le commentaire romancé de l'ouvrage, absent en son centre, des Singularitez — ou plutôt de sa version augmentée, contenue au livre XXI de la Cosmographie universelle de 1575. Léry exige plus de son lecteur que ne le faisait Thevet : au lieu de lui proposer un passe-temps mêlé de divers jeux et sujets, il lui impose l'ordre d'une démonstration — ordre complexe où le discours ne cesse de revenir sur son propre cheminement, multipliant les incises et les corrections. Cet apparat critique, en quelque sorte intégré à l'œuvre, va constamment s'enrichir, se nuancer, mais aussi s'alourdir, jusqu'à la mort de Léry.

En définitive la genèse des deux textes indique qu'ils se rattachent respectivement à deux genres hétérogènes : la glose, au sens où le terme peut s'appliquer aux Essais de Montaigne, et l'on sait que Léry a pu être qualifié de « Montaigne des voyageurs », et l'anthologie.

RÉMANENCE DU SAUVAGE

Ultime opposition, et sans doute la plus fondamentale, cette fois en considération de l'avenir : publiées alors que l'expérience coloniale suit son cours, Les Singularitez sont une sorte de prospectus luxueux et comme telles constituent un texte d'anticipation. Au rebours de cette vision prospec-tive, l’Histoire d'un voyage, de vingt ans plus tardive et postérieure à l'abandon de la France Antarctique, est un texte nostalgique, fondé sur le regret et le remords, tout comme la littérature ethnologique, qu'elle crée en quelque manière.

La vision des lointains est restituée par Léry dans ses moindres composantes sensibles. La narration abonde en phénomènes de mémoire involontaire, d'origine olfactive, gustative ou auditive. L'odeur d'amidon du manioc râpé transporte soudain le Brésil et ses fêtes dans la campagne bourguignonne des jours de lessive — et c'est, sur le mode

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sauvage, l'humble et rustique ancêtre de la madeleine de Proust. Les parfums entêtants de la forêt tropicale, la lancinante mélopée des danseurs produisent de la même manière le miracle d'une présence intacte. En dépit de ces réminiscences qui paraissent en suspendre la ruine inéluctable, l'Eden brésilien n'en est pas moins menacé à terme. Cette précarité en fait tout le prix. Elle en rehausse la saveur. L'ambiguïté d'une telle attitude éclate dans l'aveu final du narrateur : « Je regrette souvent que je ne suis parmi les sauvages » (ch. XXI, p. 508). C'est l'exil qui fonde la beauté du sauvage ; c'est sa mort virtuelle et, au-delà, sa damnation probable qui le rendent désirable. Vingt années exactement séparent le séjour brésilien de Léry de la publication de son témoignage : vingt années remplies par le fracas des guerres civiles et les vicissitudes d'une carrière pastorale dans une France déchirée entre protestants et catholiques. L'Histoire d'un voyage ne serait pas empreinte de cette magie communicative s'il n'y avait, formant écran entre le tableau enchanté du Brésil et le narrateur, la hantise des guerres de Religion et de leurs atrocités récentes. De même la Seconde Guerre mondiale et l'Holocauste s'interposent entre le séjour de Claude Lévi-Strauss au Brésil en 1940 et la parution en 1955 de Tristes Tropiques, ce voyage philosophique qui récrit Léry à travers Jean-Jacques Rousseau. Dix à douze ans d'intervalle seulement, mais emplis de quelle Apocalypse, approfondissent ici le deuil des origines radieuses.

En filigrane du spectacle d'une Nature déchue sans doute, mais presque intacte encore, se perçoit la rémanence d'une barbarie sans nom, pire incomparablement que celle des prétendus sauvages. Dans le chapitre XV, consacré à l'anthropophagie des Tupinamba et sans cesse augmenté au fil des éditions successives de l'Histoire, Léry dresse en vis-à-vis, comme les deux pans d'un diptyque, le tableau de cette cuisine rituelle et celui des horreurs commises en France, où il est arrivé qu'une vengeance perverse conduise au crime de cannibalisme.

Tout l'effort de ce texte rétrospectif est en définitive de conjurer l'éloignement inéluctable d'origines de toute

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manière perdues : la Chute d'Adam n'en finit pas de produire ses conséquences dévastatrices, et la catastrophe de la Conquête espagnole en est l'ultime confirmation. Car sur le paysage des origines plane l'Ange de l'Apoca-lypse, déjà venu visiter les Indiens en des temps antérieurs, comme en témoigne leur tradition orale (ch. XVI). Soumis à l'empire du péché originel, et se refusant au bénéfice de la grâce, les voilà donc promis à une perdition certaine. Ainsi donc, comme le croyaient déjà Christophe Colomb et les missionnaires franciscains du Mexique, comme le soulignait à son tour Bartolomé de Las Casas dans sa Très Brève Relation de la destruction des Indes, la Découverte de l'Amérique est pour Léry le signe d'un achèvement, que confirme à sa manière l'échec colonial de la France Antarctique. Dès lors le rire de l'Indien sonne de manière bien sinistre.

L'Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil poursuivrait en ce sens un dessein guère moins ambitieux que celui de la Recherche du temps perdu. Car l'entreprise littéraire de Léry est en dernière instance d'ordre métaphysi-que. Elle voudrait retenir l'écoulement général du temps ; elle ambitionne une victoire sur l'empirement irrémédiable de l'Histoire universelle. Le recours si fréquent au procédé de Yekphrasis — ces tableaux peints enchâssés dans la narration — pour représenter les Indiens en pied et dans les postures les plus variées, du défilé de mode à la gesticulation guerrière, tend à immobiliser ce glissement du Nouveau Monde et de ses habitants vers l'abîme. Plus durable que l'airain, l'écriture est précisément ce qui peut donner l'illusion d'un éternel présent. Elle donne à voir et à toucher du doigt ce qui, sans doute, par-delà les mers, est en train de disparaître à tout jamais.

Encore cette entreprise n'est-elle pas toujours couronnée de succès. Certes, par une sorte d'hallucination continuée, les Indiens, grands et petits, continuent de se représenter, en chair et en os, et dans leurs moindres attitudes, à l'entendement du voyageur. « Il m'est avis, dit Léry, que je les vois toujours devant mes yeux. » Mais il a beau entretenir en lui ce mirage né de la volonté, il a beau

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nourrir cette rémanence visuelle de toute sa nostalgie et de toutes les déceptions présentes, force lui est d'avouer qu'« à cause de leurs gestes et contenances du tout dissemblables des nôtres, il est malaisé de les bien représenter, ni par écrit, ni même par peinture » (ch. VIII, p. 234). En dépit des efforts de l'écrivain, la perte de l'autre, cette perte amoureuse aggravée par la distance, est irrémédiable. Il appartient à l'autobiographie d'accomplir le lent travail du deuil et de joindre à ce rite littéraire les raisons de la théologie.

Cependant Léry ne nie pas le processus historique, bien au contraire. Comme l'a montré Michel de Certeau, l'éloge de l'écriture — au double sens de technique de transmission du langage et de livres sacrés — permet à Léry de diviser l'humanité en deux. Les « peuples sans écriture », comme le disaient naguère encore les anthropologues, sont en conséquence non seulement privés d'histoire, mais de salut. Car ils n'ont par eux-mêmes nul accès aux vérités contenues dans la Bible. Or pour le calviniste rigoureux qu'est Jean de Léry, l'Écriture Sainte est l'unique truchement par lequel la Parole de Dieu se révèle au croyant sincère.

Il en est un autre sans doute : le Livre de la Nature largement ouvert aux yeux des simples et des enfants. Et Dieu sait si ce livre de plantes et d'arbres, de bêtes et d'oiseaux, étale à travers les étendues du Nouveau Monde ses pages les plus richement enluminées. Se souvenant de l'action de grâces du prophète au Psaume 104, Léry peut s'exclamer : « Heureux donc les peuples qui y habitent, s'ils connaissaient l'auteur et créateur de toutes ces choses ! » (ch. XIII, p. 335). Mais pas plus qu'ils ne savent entendre la voix des missives que les chrétiens s'adressent les uns aux autres, les Brésiliens ne sont à même de déchiffrer les caractères inscrits dans le paysage immense de leurs forêts et de leurs montagnes. C'est une humanité aveugle et nomade qui marche sans connaissance, fort éloignée de la vérité qui s'énonce pourtant sous ses pas, à chaque moment de son errance interminable.

De la condamnation morale que prononce chaque page de l'Histoire d'un voyage à rencontre d'une Europe

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abâtardie et persécutrice, oublieuse de la loi divine, ne résulte en effet aucun bénéfice direct pour les hommes du Nouveau Monde. Car l'échec spirituel est patent. Par le mauvais vouloir d'Indiens qui refusent d'abandonner le vieil homme pour embrasser l'Evangile, la mission est compromise dès avant l'abandon militaire de la France Antarctique du Brésil en mars 1560. C'est pour cette raison que Léry apparaît en définitive comme un anticolonialiste : l'Indien étant inconvertible, ainsi que l'échec de la colonie française du Brésil l'a montré, les Espagnols et les Portugais n'ont aucun droit à occuper ses terres sous prétexte d'évangélisation. A l'instar de ses coreligionnaires, Léry adhère sans restriction à la « leyenda negra » anti-espagnole, tirée par le parti huguenot des écrits du Dominicain Bartolomé de Las Casas. Léry peut alors dénoncer les horreurs commises au nom de la Croix. L'autre est protégé dans son intégrité physique, dans le moment même où il est écarté du rachat.

D'où le rejet qui frappe les Indiens au terme du chapitre XVI, de « ce qu'on peut appeler religion entre les sauvages Américains », et qui sanctionne a contrario l'élection des justes. L'admiration que Léry éprouve à leur endroit coexiste chez lui avec un pessimisme historique fondamental, qui exclut ces mêmes peuples du plan divin de la Rédemption. Il voit en effet en eux, à la suite de l'Espagnol Lopez de Gomara, « un peuple maudit et délaissé de Dieu » (ch. XVI, p. 420). C'est, à n'en pas douter, la descendance de Cham, celui de ses trois fils sur lequel Noé, au lendemain du Déluge, a jeté une malédiction éternelle. Face au spectacle des Brésiliens « visiblement et actuellement » tourmentés par le démon, Léry est confirmé dans sa foi, « ayant fort clairement connu en leurs personnes la différence qu'il y a entre ceux qui sont illuminés par le Saint-Esprit et par l'Ecriture Sainte, et ceux qui sont abandonnés à leur sens et laissés en leur aveuglement » (p. 422-423). On ne saurait prononcer une ségrégation plus tranchée.

Ainsi donc l’ Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil redouble la leçon du siège de Sancerre : elle circons-

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crit une communauté d'élite, les quatorze « Genevois » de fraîche date, dont l'isolement aux extrémités de la terre habitée, parmi les plus sauvages de l'univers, souligne d'au-tant mieux un destin d'exception, scellé ici-bas et confirmé à la fin des temps. Un tel privilège incombe de toute évidence aux rares chrétiens authentiquement « réformés » de la France et de l'Europe, à ceux, en outre, qui ont préféré à leurs aises matérielles, si chéries des « Rabelistes » et autres pourceaux d'Epicure, le risque de la navigation lointaine et de l'engloutissement par les tempêtes du vaste monde.

Le miracle opéré par l'écriture ne vaut dès lors que pour les quelques privilégiés qui savent lire et savent entendre. A eux seuls revient d'ores et déjà le profit moral et spirituel que leur apporte l’ Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil ; à eux seuls appartiendra la jouissance du royaume éternel. En ce sens le récit de Léry est une récitation. Il réitère, sur le mode personnel, le texte premier de la Bible. L'omniprésence des Psaumes et du livre de Job confère à cette odyssée au pays des Cannibales la dimension mythique d'une répétition. Béhémot et Leviathan guettent les voyageurs au passage des solitudes atlantiques. Une réma-nence de l'Eden perdu colore les forêts ensoleillées du Brésil, aux frondaisons remplies d'aras. Le déluge, dont l'écho lointain est parvenu jusqu'aux Indiens, en dépit de leur fâcheuse absence de mémoire, s'actualise dans les tempêtes de l'interminable retour vers la France et la hantise du naufrage qui guette les rescapés.

L'Histoire d'un voyage nous décrit en définitive le cheminement d'une rédemption. L'errance lointaine, au péril du corps et de l'âme, s'oriente, par-delà l'épreuve de la mort, en récit de vocation : à son retour en France, le jeune cordonnier curieux de nouveautés, passionné d'exotisme, deviendra pasteur de l'Eglise réformée. L'aventure se clôt par une action de grâces, tirée du cantique d'Anne, dans le livre de Samuel : « l'Eternel est celui qui fait mourir et fait vivre, qui fait descendre en la fosse et en fait remonter » (ch. XXII, p. 550). Mais cette résurrection ne vaut ici que pour la petite communauté des réfugiés, réunie autour de la clarté qui monte du livre, dans

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le recueillement de la prière. Abandonné aux ténèbres extérieures, repoussé dans les profondeurs d'un continent dévasté par une Conquête brutale, l'Indien, décidément, représente la part du feu.

Avec lui la tentation de l'impossible retour vers l'Eden s'est manifestée une dernière fois à la conscience moderne, qui s'invente et se découvre dans ce texte fondateur, marqué par le travail du deuil. L'homme des origines, cet éternel revenant dont l'Histoire d'un voyage diagnostique l'état de mort paradoxale, n'a pas fini pour autant de hanter le discours de l'Occident. Les figures bibliques de l'enfant de Caïn et du fils de Cham vont être relayées bientôt par un avatar promis à un bel avenir, celui du Bon Sauvage des Philosophes. Jean de Léry sera beaucoup lu au siècle des Lumières : Bayle, Locke et plus tard Rousseau, Diderot et Raynal en feront, bien avant Claude Lévi-Strauss, leur « bréviaire ». A une époque où l'athéisme prétendu des peuples primitifs a cessé de faire peur, où son exemple peut au contraire servir d'allié occasionnel dans la lutte contre l'obscurantisme et l'intolérance, la peinture de l'homme de la Nature, une fois laïcisée et débarrassée de toute connotation péjorative, devient pleinement favorable. Réinventée par un xvni= siècle qui ne croit plus guère au péché originel, l'image de l'Indien libre et nu brille d'une nouvelle jeunesse. Elle quitte alors l'Amérique pour les îles, et les rivages du Brésil pour les solitudes insulaires du Pacifique. Le Tahitien de Bougainville et de Diderot remplace le Tupinamba de Léry et de Montaigne. Comme lui, il pratique une hospitalité généreuse, jusqu'à offrir ses filles à l'étranger de passage. Ignorant les tabous pernicieux d'une civilisation cruelle et intolérante, et gardant intactes en lui les vertus originelles, il devient le double idéal et rêvé de l'Européen. A l'aube de la Révolution, il cristallise cette aspiration au renouvellement du vieil homme qui va bouleverser l'ancien monde.

Frank LESTRINGANT

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