Les 100 Mots de La Philosophie

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Tous les mots de la langue sont philosophiques. Particulièrement les plus communs d’entre eux qui renvoient aux expériences et aux problèmes de chacun – la vie, la mort, l’amour et la haine, la justice, l’être, etc. Ils introduisent à la philosophie. Mais le langage n’est pas neutre et, pour penser le réel, les philosophes doivent le redécouper, inventer de nouveaux sens, parfois de nouveaux mots. Ces créations conceptuelles décisives sont familières et mal connues, tels le cogito de Descartes ou le conatus de Spinoza. Enfin la philosophie, comme toute pratique rigoureuse, forge ses termes techniques, ses mots-outils, ses territoires : éthique, métaphysique, causalité, empirisme...Cet ouvrage propose donc des « entrées en philosophie » par ces trois sortes de mots. Par des définitions claires et informées, mais aussi originales et contemporaines, il initie aux notions, aux œuvres, et à la pensée vivante.

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  • QUE SAIS-JE ?

    Les 100 mots de la philosophie

    Sous la direction de

    FREDERIC WORMS

  • Avant-proposLe lien entre la philosophie et les mots est la fois le plus simple et leplus tendu qui soit.

    Quest-ce quun mot, en effet ? Ce nest pas lunit simple du langage engnral. Dailleurs, la linguistique ne reconnat plus les mots commedes entits ultimes. Ce sont plutt les units de la pratique concrte de lalangue, par lesquelles celle-ci prtend exprimer en outre les pratiques etles expriences concrtes des hommes.

    Ds lors, tous les mots de la langue sont philosophiques, et dabord, eneffet, les plus simples dentre eux qui renvoient aux expriences les pluscommunes. La vie et la mort, lamour et la haine, la justice et ltre, sansoublier les verbes, les adjectifs, les articles, les particules ( de , , entre , etc.) et les autres. On y trouvera, en tout cas, les notionscommunes sans lesquelles les hommes ne peuvent sentendre, ne peuventrien entendre ni dire.

    Mais le dcoupage du rel que proposent ces notions communes est-iltoujours fond ? Toute la philosophie, toute philosophie, pose laquestion, passe par cette question. Chaque philosophie singulirecomporte mme, cet gard, une contestation et une cration, explicitantet renouvelant ce dcoupage, et voyant ainsi dans les mots, proprementparler, des concepts que lon peut redfinir et transformer, parfoisinventer. Les mots de la philosophie seront donc aussi des crationsconceptuelles, dates et mme parfois signes, devenues familires etsouvent restes tranges, tels le cogito de Descartes ou le conatus de Spinoza.

    La philosophie est aussi une pratique prcise, parmi les pratiques deshommes qui ont leur langage et leurs mots , leurs outils, leursproblmes, leur histoire. Cest ce que, autour de 1900, Lalande et sescollgues de la Socit franaise de philosophie appelrent le Vocabulaire technique et critique dune philosophie dont ils voulaientassurer (par une entreprise collective) lobjectivit et la prcision.Appelons-les ici des termes techniques. Ni moins ni plus essentiels que

  • les notions simples et les concepts singuliers, ils formeront donc unetroisime varit parmi les mots de la philosophie .

    Un troisime infini, devrait-on dire plutt, rendant plus difficile encore lechoix ici propos des 100 mots de la philosophie !

    Tel est le principe retenu, en tout cas, qui aboutit ici la rpartition de ces100 mots entre ces trois groupes : notions communes, termes techniques,crations conceptuelles, composs de 33 entres chacun ; le centime etdernier mot ntant autre que philosophie , pour ainsi dire, enpersonne.

    Pour rpondre la contrainte du choix, et rendre compte du moins desprincipes, telle fut donc la ressource paradoxale : multiplier en apparencecette contrainte, mais faire apparatre aussi des chemins. Cest ce qui futfait aussi dune autre faon, en rpartissant la tche entre les 11 auteursqui ont accept de contribuer ce volume. On verra comment chacun ycontribue par le choix de neuf mots (trois dans chaque catgorie). Chacundessine ainsi un triple choix qui reflte certes sa spcialit (lesquellesreprsentent, toutes ensemble, la diversit de la philosophie et de sonhistoire), et qui exprime sa singularit (ils dessinent chacun, par ces neufmots, un parcours individuel et contemporain en philosophie et,ensemble, une image de celle-ci, aujourdhui), tout en se reliant celledes autres.

    Ce livre est donc aussi lintgrale (au sens mathmatique) de ces choix etmme si cela ne pouvait remdier la ncessit de choisir, aux manquesque cela continue dimpliquer, du moins approche-t-il par l, avec laidede la forme et du style, de lunit de la courbe.

    Ces 100 mots ne sont certes pas les seuls mots de la philosophie. Quiplus est la philosophie nest pas faite seulement de mots. Encore faut-ilen faire usage, en examiner les dfinitions, comme celles que lontrouvera ici, les mettre luvre dans la lecture et dans lcriture, dans laparole et la discussion.

    Mais enfin ces mots ne sont pas non plus seulement des mots, comme ondirait : du vent. On y verra passer les pratiques communes des hommes,

  • ainsi que les questions prcises et les crations singulires par lesquellesils les affrontent. Et donc, en effet, la philosophie.

  • Liste des auteurs et de leurs motsStphane Chauvier est professeur luniversit de Paris-Sorbonne. Il ardig ici : contrat social, description dfinie, tre, forme de vie,indtermination de la traduction, justice, moi, rfrence et vrit.

    Marc Crpon est directeur de recherches au CNRS et directeur dudpartement philosophie de lENS. Il a rdig ici : alination, amiti,cosmopolitique, critique, diffrance, histoire, peuple, violence et volontde puissance.

    Michel Crubellier est professeur luniversit de Lille-III. Il a rdig ici :acte (et puissance), ce qui dpend de nous, clinamen, dfinition, ide,matire, nombre, pense et substance.

    Vincent Delecroix est matre de confrence lEPHE. Il a rdig ici :autrui, (den) enkelte, existence, foi, hermneutique, loi, pragmatisme,raison publique et tolrance.

    Souleymane Bachir Diagne est professeur luniversit Columbia de NewYork. Il a rdig ici : empirisme, falsification, force, logique, nant,obstacle pistmologique, relativisme, religion et rhizome.

    lie During est matre de confrences luniversit Paris Ouest-Nanterre-La Dfense. Il a rdig ici : esthtique, image-temps, monde, nexus, objet,relativit, science, structure et sublime.

    Michal Fssel est matre de confrences luniversit de Bourgogne. Ila rdig ici : amour de soi, dmocratie, idalisme, phnomnologie,pouvoir, progrs, raison, transcendantal et vertu.

    lonore Le Jall est matre de confrences luniversit de Lille-III. Ellea rdig ici : causalit, droit naturel, habitude, imagination, proprit,scepticisme, souverainet, sympathie et travail.

    Denis Moreau est professeur luniversit de Nantes. Il a rdig ici :cogito, conatus, dieu, joie, libert, monade, mort, personne et salut.

    Jean-Michel Salanskis est professeur luniversit de Paris Ouest-Nanterre-La Dfense. Il a rdig ici : action, autrement qutre, galit,

  • espace, tre- au-monde, formalisme, interprtation, nome et sens.

    Frdric Worms est directeur du Centre international dtude de laphilosophie franaise contemporaine et professeur luniversit de Lille-III. Il dirige cet ouvrage et a rdig ici : amour (et haine), biopolitique,corps, dure, thique (et morale), inconscient, mtaphysique, normal etvie.

  • Chapitre I

    Notions communes

    1 Action

    Laction est comprise de manire traditionnelle comme le comportementchoisi dans une dlibration interne, dans la connaissance de nos fins etmotivations, et de ltat du monde. Aprs notre dcision, nous mettons enuvre le scnario daction conu en nous.

    Mais laction est vue aussi comme la manifestation mme de notre vie,comme ce dans quoi nous sommes constamment engags, toute chelletemporelle, et le plus souvent sans que nos actes soient les fruits duneslection dlibrative. Elle apparat alors comme notre respirationpratique irrpressible, plutt. Le concept marxiste de praxis et le conceptheideggrien dtre- au-monde ( 80) disent plus ou moins cela (entreautres choses). Comment ne pas conclure, dans cette perspective, quenotre identit psychologique et historique est le produit de notre action ?

    Dun autre ct, laction semble galement le lieu o nous sommesconvoqus et responsables devant des exigences se situant au-del denous et de notre agir. Si la morale ( 43) peut matteindre et meconcerner, cest dans le lieu de mon action. Sil est possible de donnerforme et vie une bonne politique, cest par et dans laction. Si nouspouvons collectivement dvelopper notre connaissance, la recherche dela vrit ( 31), cest par le biais de modalits particulires de laction :en obissant dans notre comportement ce quon appelle la mthodescientifique.

    Laction semble donc se situer au point dintersection de la ralit et delidalit. Une description lucide de la ralit humaine risque de la voirintgralement tisse daction, au point de ne plus voir dans la dynamiqueconcrte de notre monde que laction. Et, en mme temps, le rapport quenous avons avec des exigences, morales, politiques, esthtiques,thoriques, parasite nos actions et les tourne vers un au-del chaque

  • fois : laction tmoigne par excellence de ce qui en nous dpasse lemonde, dpasse tout monde.

    2 Amiti

    Comprise initialement comme attirance du semblable vers le semblable,lamiti a toujours constitu pour la philosophie un modledintelligibilit privilgi pour comprendre ce qui pouvait lier leslments dans le cosmos ou les citoyens dans la cit. Aristote qui luiaccorde une importance considrable soulignait ainsi que la justice (14) ne suffisait pas son panouissement, il y fallait en plus cettecommunaut lective, fonde sur le partage des mmes vertus ( 66) etdes mmes principes. Mais tout aussi bien, dirait-on aujourdhui, desmmes valeurs, des mmes convictions ou des mmes engagements.Lamiti, toutefois, ne se reconnat pas seulement ces fondementsobjectifs. Comme lillustre, de faon exemplaire, celle qui lia Montaigneet La Botie ( parce que ctait lui, parce que ctait moi ), elle reposeaussi bien sur un libre choix qui, rsistant lanalyse et lexplication, setraduit dabord dans le miracle de ses effets : un accomplissement de soirciproque qui, pour chacun des amis, ne se laisse pas comprendre,indpendamment de ce quil doit lautre. Lamiti qui admet lesdiffrences sidentifie alors au sentiment moral dun attachement sansallgeance. Elle a la force dun lien affectif qui, pour tre vital, ralise lalibert sans jamais laliner. Partage du temps et de lhistoire, soucicommun du monde (car les amis sont, par dfinition, des contemporains),elle contribue pour chacun linvention de sa propre singularit. Elle enconstruit la mmoire commune. Cest pourquoi elle a ses exigences, sescodes et ses devoirs. Et aussi ses errances. Elle peut sgarer dans dessentiments, avec lesquels elle na que faire. Elle peut se tromper, sefourvoyer dans des pactes qui la fragilisent ou la pervertissent : elle porteenfin, comme lombre de ses promesses, la possibilit menaante de sesdceptions et de sa trahison. Mais quelles que soient les preuvesauxquelles elle sexpose, la relation qui la dfinit appartient la gense et lhistoire de toute subjectivit.

  • 3 Amour (et haine)

    On appelle amour, de la faon la plus gnrale, le mouvement qui dirigeun tre vers un autre, comme vers le bien qui est la condition mme de sonexistence, de sa continuation, mais aussi de son accroissement (par cetterelation mme). Ainsi lamour a-t-il une porte non seulement affective oupsychologique, mais morale ( 43) et mme mtaphysique ( 52). Maisde quoi y a-t-il amour ou quel est lobjet ( 56) qui peut remplir unetelle dfinition ? Est-ce, pour chaque tre son tre propre, lui-mme ? Est-ce plutt pour chaque tre un bien, et pour tout tre le Bien (comme leveut Platon, orientant ros du dsir dun beau corps vers le dsir du beauet du bien en soi) ? Est-ce pour chaque tre (et en particulier pour ltrehumain) un autre tre, un autre tre humain, autrui ( 35) (par unevolont de sunir lui comme dit Descartes ou de vouloir son bien commele ntre, comme dit Leibniz) ; tous les autres tres ou tous les autreshommes ; le principe de toutes choses, Dieu ( 7) ? Faut-il opposeramour de soi, ros, charit ? La philosophie, elle-mme dfinie par unamour (de la sagesse), en dispute. Mais la dfinition de lamour entraneaussi celle de son contraire, la haine. La haine sera, en effet, lemouvement qui dtourne un tre dun autre, comme de ce qui soppose son tre propre, voire qui menace de le dtruire, au point quon veuille ledtruire en retour. Ainsi, quel quen soit lobjet, lamour sopposedabord la haine, la possibilit contraire de lamour et de la haineextrmes tant celle de toute relation. Mais lamour lemporte aussi sur lahaine, mme sil ne la fait pas disparatre, pour la simple raison quil estla condition de lexistence du sujet, de celui qui aime, mais aussi qui hait.Et cela, dabord, comme sujet qui est (ou qui a t) aim. Ainsilopposition psychologique et morale de lamour et de la haine prend-elleune gravit, mais aussi une rponse supplmentaire, inattendue etfondamentale, dans sa dimension mtaphysique.

    4 Corps

    Tout tre matriel indpendant ou considr comme tel est appel uncorps. Mais la question est aussitt de savoir ce qui assure cette

  • indpendance. Lorsque Descartes fait fondre son morceau de cire aufeu, il cherche prouver la relativit des qualits sensibles du corpsphysique, dont la ralit tiendrait alors la seule matire universelle,sous-jacente et insensible pour nous. Pourtant, une partie de laphilosophie considre du moins le corps vivant, lorganisme, comme untout indpendant, par sa sparation vitale davec le monde et sonautonomie de fonctionnement. Nest-on pas en droit de parler des vivantscomme de corps ? Mais cette autonomie est encore relative, comme lemontrent la reproduction et la mort ( 19). Faut-il alors passer par unprincipe substantiel qui habite ou qui anime tel ou tel corps, par une me(psychologique ou mtaphysique, ? 52) ? Cest une questiontraditionnelle, mais qui pose la question non moins controverse de lunion de lme et du corps, avec son corps. Merleau-Pontyrsout le problme tout autrement, en partant du corps peru, vcu, qui neprsuppose pas une me, mais est toujours un point de vue irrductiblesur et dans le monde, le sujet incarn comme condition de tout le reste.Mais lui aussi doit aller plus loin encore. Car le corps propre , mon corps se relie selon lui au monde, plus exactement une chair dumonde, qui nest pas une matire sous-jacente, mais justement ce qui reliele corps lui-mme, et tous les autres. Cest donc finalement la relation intercorporelle , la relation entre les corps quils soient physiques,vivants, agissants ( 1), parlants, qui serait premire et avec elle, par-dellimage fausse dun corps rellement isol ou dune matire rellement(ou fictivement) cache derrire eux, tout ce qui unit et spare ces corpsentre eux.

    5 Dfinition

    Comme les principaux points dappui de la recherche philosophique sontles expriences communes et le langage ordinaire, la dfinition est ungeste caractristique de la philosophie. Sa premire fonction est dassurerou de confirmer laccord des esprits en liminant limplicite, en mmetemps que de tirer au clair en les rectifiant si ncessaire les intentionscondenses dans la langue. Les sens dun mot sont des emplois, desfaons de viser un objet (au sens large : ce peut tre une qualit, une ide,

  • une relation, ? 56) et de sadresser lui par lintermdiaire du mot, ainsilorsque je dsigne la plante Vnus [1] comme ltoile du soir ou queje nomme flamme la passion amoureuse. Les langues naturellessemblent produire spontanment des sens figurs ; le sens propre est unartifice requis par certains jeux de langage, par exemple dans le droit,dans les sciences et dans la philosophie. Lorsque la dfinition entendseulement fixer lusage du mot, elle obit quelques rgles simples, savaleur rside dans sa conformit un usage ordinaire, et cela mme nestpas obligatoire, elle pourrait se rduire une pure convention. Mais lephilosophe entend parfois utiliser la dfinition (tout en lui conservant lamme forme extrieure) pour dfinir non pas le mot, mais la chose elle-mme. Cest la dfinition relle , qui est cense rsumer ou renfermer,sous une forme stylise, une certaine connaissance, voire toute laconnaissance, du dfini : la dfinition donne alors la raison ( 58) de lachose et de ses proprits, sa structure traduit quelque chose de lastructure de lobjet ( 56) ; la limite, on peut dire quelle en rvlelessence. On a pu proposer pour la dfinition relle des rglesprocdurales plus fortes, par exemple la dfinition par genre etdiffrence des scolastiques, qui reprsente une ide comme composedautres ides [2] ; mais ce nest pas la seule formule possible. Ladescription elle-mme, bien quelle vise un type et non une essence, peuttre conue comme une forme alternative de la dfinition relle.

    6 Dmocratie

    Le signe de la dmocratie est devenu celui de lvidence. Du moins dansles socits occidentales, lide que le pouvoir revient en dernireinstance au peuple ( 22) sest impose, en particulier faute dun autrefondement crdible de la lgitimit politique. Mais cette justification enquelque sorte ngative ne saurait tenir lieu de thorie de la dmocratie. Defait, paralllement son triomphe dans le domaine de lopinion, leconcept est lobjet ( 56) dun soupon de plus en plus gnralis dansla sphre savante : la dmocratie est-elle autre chose que nominale ? Peut-on la rduire linstitution de llection ? Dans quelle mesure lesprocessus contemporains de d-dmocratisation reprables dans

  • lvolution des politiques scuritaires et ladoption gouvernementale desnormes du march ne sont-ils pas contradictoires avec lidaldmocratique ? Pour aborder ces problmes, il convient de reconnatreque la dmocratie ne dsigne pas seulement le pouvoir souverain dupeuple, mais la possibilit pour les citoyens de contester par voiejuridique ou associative les dcisions gouvernementales. Au-del delopposition binaire entre dmocratie participative et dmocratiereprsentative , il convient dinsister sur les ressources de contestationqui doivent tre prserves dans une socit ouverte. Plus profondment,on a dcrit la spcificit de la dmocratie moderne qui, loin de se rduire un type de rgime, se prsente comme une forme de socit accorde au lieu vide du pouvoir (Claude Lefort). Aucun principe absolu dejustification ne peut tre convoqu dans la dmocratie puisque cettedernire dissocie la loi, le savoir et le pouvoir. Dans ce cadre est dmocratique une socit o se rejoue en permanence la lgitimit dudbat sur le lgitime et lillgitime. Il ny a pas de dmocratie acheve ,ce qui explique lessentielle fragilit de cette mise en forme de la socit,tout comme la rcurrence des tentations pour sen dfaire.

    7 Dieu

    Dans le cadre des philosophies monothistes, Dieu a souvent tdfini comme une substance infinie ( 64) ou un tre infinimentparfait . La dtermination de la nature de ces perfections, ou attributs , de Dieu, varie suivant les penseurs. Les plus souventmentionns sont des attributs mtaphysiques , comme lunicit,lternit, la ncessit, lomniscience, la toute-puissance, et des attributs moraux , comme la sagesse, la bont, la justice. Les philosophiesdinspiration chrtienne conoivent de plus Dieu comme un trepersonnel et aimant, qui cre le monde, y intervient parfois et organise lavie des hommes par sa providence. On appelle thodice lexamen de laquestion de la compatibilit de lexistence de Dieu et de celle du mal.

    La partie de la philosophie abordant la question de Dieu est nommethologie (cest--dire discours sur Dieu ) naturelle, ou rationnelle.

  • Elle se diffrencie dautres types de discours (foi, rvlation, expriencemystique, etc.) par sa prtention traiter de Dieu de faon argumente etrationnelle : mme si elles ne sexcluent pas forcment, on doit donc nepas confondre dune part la figure de Dieu sensible au cur (Pascal)rencontre par la foi ( 11) dans le cadre de lexprience religieuse etdautre part le Dieu des philosophes et des savants , un concept quioccupe des places et des fonctions variables dans diffrentesphilosophies.

    On appelle thisme une pense qui tient un tel discours positif sur Dieu,athisme une pense qui tablit son inexistence, agnosticisme une pensequi estime ne pas pouvoir se prononcer sur le sujet. Rflchirphilosophiquement Dieu suppose dans tous les cas quon prenne sesdistances avec les reprsentations particulires vhicules par les culturesou religions dominantes et quon admette que toutes les questions sontsusceptibles dtre poses son sujet : existe-t-il ? Y a-t-il un ouplusieurs dieu(x) ? La puissance de Dieu est-elle limite ? Dieusidentifie-t-il la nature (Spinoza) ? Dieu est-il un nom propre ou unnom commun ?, etc.

    Le fait quon fasse de moins en moins appel Dieu comme oprateurphilosophique et principe dexplication du monde est un des aspects duprocessus que Nietzsche a dsign comme la mort de Dieu .

    8 galit

    Dune part le mot galit est un mot abstrait, le nom dune entit moraleou conceptuelle, dautre part il indique une relation. On parle de lgalitde a avec b. Par ailleurs, le mot dsigne une aspiration fondamentale desmouvements de contestation sociale au cours de lhistoire. Lgalitserait-elle cartele entre les mathmatiques et la politique ?

    Le problme de lgalit comme notion thorique est que la condition devalidit de lgalit de a et de b ne peut tre que leur identit : a et bdevraient tre le mme. Mais dans lemploi, il nen va jamais ainsi,lgalit intervient entre des diffrents. Si x(x + 1) et x2 + x sont gaux,

  • cela nefface pas leur distinction littrale. Les triangles dits gaux de lagomtrie lmentaire nont pas la mme situation dans lespace ambiant.Frege donne une rponse philosophique cette difficult, en concevantlgalit comme un rapport entre des noms qui se rfrent au mmeindividu, mais le prsentent suivant des sens diffrents : le prcepteurdAlexandre et le disciple de Platon sont gaux, correspondent deuxprsentations dAristote. On peut se demander, pourtant, si la distinctiondu nom et de la chose est tenable en mathmatiques : lgalit nydpasse-t-elle pas plutt chaque fois une diffrence entre noms-choses,en dclarant que celle-ci ne compte pas pour la dmarche en cours ?

    Le paradoxe de lgalit politique est finalement peu diffrent : onrevendique lgalit parce que lcart hirarchique est insupportable, il estlgosme du suprieur et la relgation accepte de linfrieur. Mais on neveut pas liminer la diffrence entre les humains pour autant. En sorte quelon ne vise sans doute pas vraiment leur galit factuelle. Le principedgalit hante toutes les diffrenciations suivant une chelle, en tantquelles dterminent des destins, fermant les portes des possibles pour lesperdants. Il demande de rouvrir le jeu, de faire surgir de nouveaux succset de nouvelles voies.

    9 tre

    Toutes les langues ne comportent pas un verbe tre . Mais, dans toutesles langues, un concept dtre peut tre labor ou saisi, ds lors que leslocuteurs de ces langues ne peuvent pas ne pas tre sensibles certainscontrastes, qui paraissent indpendants de lquipement linguistique dontils disposent : 1/ le contraste qui surgit lorsque quelque chose ouquelquun disparat dfinitivement du monde, le contraste entre ce qui adisparu dfinitivement du monde et tout ce qui sy trouve encore ; 2/ lecontraste qui surgit lorsque quelque chose que nous avons seulementimagin se trouve en chair et en os devant nous, le contraste entre ce quiest seulement imagin, reprsent, dcrit, figur et ce qui est l, hors denotre esprit ; 3/ enfin le contraste, plus tnu, entre la faon dont un chienet un orage, pour ne pas parler dun chien et dun ange, sont prsents dans

  • le monde. Chacun de ces contrastes fait surgir un concept dtre ou unsens de ltre : 1/ ltre comme antithse du nant ou existence ( 10,20) ; 2/ ltre comme antithse de la fiction ou ralit ; 3/ ltre commemode spcifique de prsence ou tance ( essence ). La pluralit de cesmodes daccs ltre est la source des quivoques qui sattachent ladfinition de ce quAristote a dcrit comme la science de ltre en tantqutre et quon a pris lhabitude de nommer mtaphysique ( 52).Celle-ci peut sentendre comme la discipline qui rpertorie, classifie ethirarchise les modes dtre : sil y a des orages et des chiens dans lemonde, un orage et un chien nont pas le mme mode dtre, lun est unvnement, lautre une substance ( 64) ou un perdurant. Lamtaphysique peut aussi sentendre comme la discipline qui semploie distinguer ce qui existe vraiment et ce qui nest quune fiction ou uneconstruction du langage ou de lesprit et qui propose pour cela descritres de ralit : y a-t-il vraiment des nombres, des dieux, des mes, desuniversaux ? Des chiens, des orages (ou seulement des particules et desondes, diversement agrges) ? Enfin, elle peut sentendre commelorientation de pense qui interroge le fait mme dtre, au-del ou ende des tants, le fait quil y ait, non pas ceci et cela, mais de ltre. Etpas seulement : rien.

    10 Existence

    Lexistence peut-elle tre une notion philosophique ou nest-elle pas aucontraire ce qui inquite, voire dfait la pense et le discoursphilosophiques ? Cest en effet la reconnaissance de lirrductibilit delexistence la pense connaissante et logique, au concept, qui met enquestion de manire fondamentale la mtaphysique ( 52) comme pensede ltre et lidalisme comme assimilation totale de ltre la pense.Dans tous les sens du terme, lexistence aura drout la philosophie quiavait cru parvenir avec Hegel llaboration dun savoir total et totalisant.Cest que, si lon en croit Kierkegaard, le philosophe navait oubli enchemin quune toute petite chose : lui-mme. Cest--dire lui-mmecomme individu existant, passionnment intress son existence, dont lasingularit concrte est irrductible toute ide ou essence abstraite et

  • qui ne se confond pas avec le sujet de la connaissance.

    Lexistence est ainsi doublement dfinie comme la facticit qui a toujoursprcd la pense et comme lindividu que je suis et ai tre. On pourraitcroire alors que la prise en compte de lexistence contre la rationalitphilosophique totalisante ouvre la voie dans la philosophie lirrationnel. Mais la critique du savoir nest pas le renoncement lapense, et mme il ny a existence que dans le rapport problmatique etpassionn de la pense ltre.

    Ce rapport donne lexistence son double sens : elle est la fois donnebrute et premire, et mouvement inachev vers soi-mme, libert, projet ethistoire ( 15, 46).Il reste que cette entre de lexistence dans le discours philosophiquela lie la notion de subjectivit. Heidegger a cherch, par le terme deDasein, dcouvrir le socle non subjectif de lexistence comme tre-au-monde ( 80) et tre-pour-la-mort. Mais lavertissement de Kierkegaardna pas seulement rendu lexistence inoubliable au philosophe : laphilosophie est ancre dans lintrt du sujet pour son existence, etlexistence est la premire notion philosophique.

    11 Foi

    Cest comme espce de croyance que la foi religieuse devient une notionet un problme pour la philosophie moderne. Rapport desreprsentations accrdites par le sujet dans une certitude inbranlablemais manquant de confirmation objective, la foi trouverait sa place dansun spectre allant de la simple opinion, versatile et toute subjective, ausavoir rationnel objectivement fond. Comme telle, elle est justiciabledune enqute (anthropologique) sur ses causes, mais aussi dun examen(pistmologique) de ses raisons.

    Traditionnellement conue partir de la question des rapports entreRaison ( 58) et Rvlation, elle est devenue une question interne pourune philosophie prtendant un savoir de labsolu : cette question estcelle de lintgration de la foi au systme de la raison. La dclaration de

  • Kant je dus abolir le savoir pour faire une place la croyance ,marquant la critique de lusage spculatif de la raison pure, rservait lanotion de foi morale rationnelle au domaine de la raison pratique.Bientt conteste par les tenants dun saut de la foi en de ou au-delde la raison, cette partition sest vue aussi transgresse par lidalismespculatif de Hegel qui fait de la foi un moment (subjectif) dans laconstitution du savoir absolu de lAbsolu.

    Mais la manire dont la philosophie envisage traditionnellement la foi etdiscute de sa rationalit ventuelle ne souffre-t-elle pas dun biaisthorique ? Croire en nest pas la mme chose que croire (quelque chose), et llment de confiance (fides) nen est pas unecaractristique secondaire. On a pu alors dnoncer la rductionphilosophique (en cela dailleurs influence par la thologie) de la foi une espce de la croyance ordinaire et une attitude propositionnelle. Ona insist sur sa dimension pratique, non pas seulement dans une acceptionkantienne, mais existentielle, soulignant son caractre dengagement.

    12 Force

    Lopold Sdar Senghor affirme quun trait caractristique de diffrentescultures dAfrique subsaharienne est une pense du rythme quildfinit comme tant larchitecture de ltre, le dynamisme interne qui luidonne forme ; il est alors, conclut-il, lexpression pure de la forcevitale . Pour Senghor donc, la mtaphysique ( 52) que manifestentbien des religions africaines repose sur une ontologie de forcesindividues en rythmes. Cette ontologie se constitue sur les thsessuivantes : 1/ tre cest tre une force ; 2/ diffrents types dtres secaractrisent par diffrents types et intensits de forces ; 3/ chaque forcepeut tre augmente ou affaiblie : Senghor dit quelle peut tre renforceou d-force ; 4/ les forces peuvent agir les unes sur les autres en vertu deleurs natures internes ; 5/ lunivers est une chelle de forces depuis laForce des forces qui est Dieu jusquau minral (il nexiste donc riendinerte dans le monde) en passant par les grands anctres , leshumains vivant actuellement, les animaux et les plantes. On retiendra

  • quil ne sagit pas ici davoir (de) la force mais dtre force. Autrementdit, il nest pas question ici de la substance ( 64) au sens de ce qui resteidentique soi et perdure, immobile pour ainsi dire, sous les accidents etles changements. La substance elle-mme nest plus ce qui sub-siste maislagir mme, la force agissante ( 1). Plutt donc qu une mtaphysiquestatique o une substance/sujet reposant en soi reoit desprdicats/attributs, on a affaire une ontologie dynamique. On notera quela traduction de cette ontologie en thique ( 43) se fait sur la base duprincipe quest bon ce qui augmente la force, la puissance dagir, mal ce qui laffaiblit. Senghor se garde de faire de cette ontologie dela force vitale le propre de lAfrique, sa diffrence radicale. Au contraire,il ne manque jamais de rappeler que la Grce antique, prclassique savaitaussi clbrer le dionysiaque. Do lusage de ces catgories delapollinien et du dionysiaque employes par Nietzsche. La mtaphysiquede la force trouve cho dans le systme de Leibniz o, le repos ayant tdpouill du privilge ontologique qui tait le sien, toute substance estforce : sil est vrai que quelque chose doit rester invariable dans lunivers,cest prcisment la sommation mivi2 des produits de la masse et ducarr de la vitesse des points matriels mn : la quantit de mouvement oula force vive .

    13 Habitude

    Une habitude dsigne un comportement ou une manire de penser quenous adoptons avec facilit la suite de la rptition subie ou volontairede ce mme acte. On parle dans le premier cas dhabitudes passives etdans le second dhabitudes actives, lesquelles peuvent tre dailleursaussi bien les unes que les autres bonnes que mauvaises . Maislhabitude ne dsigne pas seulement un rsultat ; elle dsigne galementle processus qui y conduit. Lhabitude se dfinit alors, en ce second sens,comme la tendance renouveler un acte avec facilit sous leffet dunerptition. Lhabitude peut alors tre promue en principe, voire, commelcrivait Hume en grand guide de la vie humaine . Et ce principe setrouve lui-mme au fondement des multiples comportements habituels quelhabitude dsigne au premier sens du mot. Mais un problme se pose en

  • ce point : alors que certaines de nos habitudes semblent tre de notre fait,il semble que le principe qui les guide savre, lui, oprer tacitement etindpendamment de notre consentement. Mieux, lhabitude semble agirdautant plus efficacement quelle se cache : plus un comportement esthabituel, plus son fondement (lhabitude) nous chappe. Autrement dit,plus il nous semble naturel ; au point que lhabitude, comme lcrivaitPascal, est une seconde nature . Les philosophes peuvent alors choisirde rvler ce fondement, comme Hume, qui a voulu montrer quelhabitude se trouve au fondement de nos raisonnements de causalit (36). Mais si lhabitude guide ainsi notre insu nos raisonnements et nosactions ( 1), la question se pose nouveau de savoir ce qui dpend denous dans lhabitude, et ce que signifie par exemple prendre l[ou une]habitude . Cest alors plutt vers la rptition, dont lhabitude estfinalement le rsultat, quil faut se tourner. Il y a des rptitionsvolontaires (ou artificielles) : lducation (sans sy rduire) en use, toutcomme lindividu peut jouer sur lhabitude, et pas seulement sur la raison( 58), pour guider son comportement moral, cultiver la vertu ( 66), ourformer son caractre.

    14 Justice

    La justice est dabord une disposition subjective : cest la dispositionpermanente rendre chacun ce qui lui est d. Mais cest aussi la qualitobjective dun ordre social dont tous les membres possdent ou reoiventce qui leur est d. La justice, au sens subjectif comme objectif, nauraitdonc pas de sens, comme la not Hume, pour des tres qui seraientindiffrents possder quoi que ce soit ou pour des tres quipossderaient naturellement tout ce quils dsirent. La justice suppose ungosme limit et une certaine raret des biens.

    Mais la justice nest-elle pas une vertu ( 66) ? Or comment la vertupeut-elle voisiner avec lgosme, mme limit ? La rponse est que lajustice nest pas une vertu sacrificielle. Elle implique de rendre chacunle sien, mais y compris soi-mme : prendre moins que ce qui nousrevient, ce nest pas tre juste, cest tre bon ou gnreux. Il est sans

  • doute meilleur dtre bon que dtre seulement juste, mais la vie socialenexige pas la bont, seulement la justice, car sans la justice, la socit estronge par lenvie, la rancur, la haine, la morgue, la violence. Que faut-ilds lors pour que la justice rgne, pour que la socit connaisse la paixde lordre (Augustin) ? Que ses membres soient justes, sans doute. Maisil faut distinguer le sens de la justice, cest--dire la capacit discernerce qui est juste, et la vertu de justice, qui est la disposition raliser cequi est juste. Si la justice (objective) suppose la vertu de justice, ellesuppose aussi un sens partag de ce qui est juste. Or ce sens partagexiste-t-il ? La justice nest-elle pas essentiellement sujette dispute,selon le mot de Pascal ? Quelques philosophes pensent que ces disputessur ce qui est juste sont inessentielles et naissent seulement de lapartialit des disputeurs : les riches sont davis que lingalit de richesseest justifie, et les puissants que lingalit de puissance lest tout autant.Mais la justice ne reste-t-elle pas sujette dispute, mme pour desspectateurs impartiaux de la socit ? Sil ny a quune flte et troispersonnes qui la dsirent autant, qui faut-il la donner ? celui qui saitle mieux en jouer ? celui qui a pein pour la fabriquer ? chacun tour de rle ? personne ?

    15 Libert

    On dfinit en gnral la libert comme le pouvoir de faire ce quonveut , le fait dchapper aux contraintes de toutes sortes pour agir commeon lentend. La libert ainsi entendue apparat plus prcisment commeautonomie, cest--dire le fait de se donner soi-mme sa propre loi (16). Ces dfinitions de la libert peuvent concerner aussi bien un individu(question du libre arbitre , de la capacit de choix de la volonthumaine) quune collectivit. Elles sappliquent donc en philosophiethorique (question de la libert face au vrai et au faux), en philosophiemorale (la libert face au bien et au mal, ? 43), en philosophie politique(la libert dlection, cest--dire de choix, du citoyen ; la libertdautodtermination dune collectivit) et en thologie (la libert de Dieudans ses choix, la libert de lhomme face Dieu).

  • La libert de la volont humaine suppose quelle chappe au rgime decausalit ncessitante, dterminante, luvre dans les autres domainesde la nature et quelle soit donc comme un empire dans un empire (Spinoza). Les philosophes dterministes, qui sont souvent matrialistes,nient lexistence dun tel pouvoir de lesprit. Les philosophes dualistes,qui distinguent nettement le corps de lesprit, peuvent plus facilement enpenser lexistence. Les rflexions sur lacte gratuit (un acte voulu sansaucun motif) tentent de pousser aussi loin que possible lide dunevolont absolument libre de ses choix et indiffrente toutedtermination.

    Il ne va pas de soi quune identique dfinition de la libert puisse tremaintenue dans tous les domaines o le concept intervient. Lide que lalibert sexprime entirement dans la seule capacit de choix nondtermin est galement discutable, par exemple si lon distingue laquestion de lessence de la libert de celle de son bon usage. De cedernier point de vue, une libert claire trouvera peut-tre son pleinaccomplissement dans lattirance quasi invincible de la volont vers levrai ou le bien clairement connus : on est alors conduit distinguer lacontrainte extrieure, subie, de lautodtermination, active.

    16 Loi

    Des lois de la nature, que la connaissance scientifique aurait chargedidentifier ou dtablir, aux lois, politiques ou morales, institues par leshommes, le terme a-t-il le mme sens ? Sagit-il dune analogie, voiredun dangereux abus de langage ? Car pour une loi, il faut un lgislateur,et lon peut toujours souponner que lusage du terme de loi dans ledomaine des sciences de la nature vhicule encore quelque reste dunepense thologique, pour laquelle lordre de la nature renvoiencessairement une volont lgislatrice suprme. On dira que le termene recouvre que la dcouverte de rgularits dans la nature auxquellessont soumis les phnomnes, sans avoir les rfrer une intentionlgislatrice garante de la rationalit : les lois, dans leur validituniverselle, nexpriment que la ncessit des enchanements causaux (

  • 36). Mais cest surtout en corrlant les lois de la nature lexercice de laconnaissance, en niant leur consistance ontologique au profit de leurfonction explicatrice, que lon prvient toute thologisation subreptice :cest nous qui introduisons ordre et rgularit dans la nature.

    Rciproquement, dans le domaine humain, lindexation des lois moralesou politiques lordre de la nature ou la volont divine transcendante sevoit conteste par le principe de la volont libre qui les fonde de manireimmanente : elles sont produites et construites, et non pas seulementdrives. De ce fait, quand les lois de la nature expriment la ncessit, leslois humaines expriment la libert ( 15) non seulement par leursfondements, mais aussi par leurs effets. Elles ne le font cependant quedans la mesure o cette volont libre slve luniversalit, cest--dire la raison ( 58). Se pose alors la question de leur validit universelle, cequi revient statuer sur le caractre universel de la raison elle-mme entant quelle les fonde et les dtermine.

    Voir aussi Droit naturel ( 77).

    17 Matire

    La question de la matire, prise en gnral, est celle de ltoffe dont sontfaites les choses que nous voyons et touchons et plus largementlensemble des structures qui sont lobjet de la connaissance. Cest unequestion ontologique : si lon dit comme Thals que tout est fait deau (ycompris leau que nous buvons), cette eau universelle sera bien diffrentede leau empirique. La faon la plus radicale de se reprsenter une tellematire est den faire une ralit dpourvue de toute proprit que lon nepeut donc ni connatre ni sentir et encore moins dcrire, mais seulementatteindre obliquement par un acte de pense trs abstraite : cest le rceptacle des formes de Platon [3], la materia prima desscolastiques. Les mtaphysiques classiques de la matire en ont proposdes notions plus dtermines. Aristote fait de la matire une matire-pour : la matire de X est ce qui est susceptible de recevoir la forme de X.Cest un terme relatif : la brique est matire pour le mur, tout en tantforme pour largile. La matire des ralits les plus perfectionnes leur est

  • tellement approprie quelles en sont pratiquement indissociables : lmede lanimal est la forme de ce corps particulier, organis en vue de la viequi est lme elle-mme. Le matrialisme au contraire donne la matireune existence primitive et absolue, en lui attribuant quelques qualitsdites premires : la configuration spatiale, limpntrabilit, linertie,proprits juges insparables de lide de matire [4]. Cematrialisme est la philosophie de la physique classique, en conflit avecles notions de lesprit et de la vie mme, quil cherche rduire, cest--dire expliquer par la matire. Il met la puissance de la mathmatique auservice de la connaissance de la nature, mais sans pouvoir ou sans vouloirla fonder dans ltre ( 9) au point de permettre ltonnant paradoxe deBerkeley affirmant quon peut sans inconvnient se passer de lhypothsede lexistence de la matire ce qui ouvre la voie au phnomnismemoderne et sa dmatrialisation du matrialisme [5].

    18 Monde

    Le concept de monde sintroduit en philosophie de trois manires. Lamanire mtaphysique ( 52) conoit le monde (mundus, universum,Welt) comme totalit : totalit de lexistant, tout de la ralit. Cettecaractrisation absolue distingue le concept mtaphysique du monde detoute dtermination relative une rgion du rel ; mme lunivers tudipar les astrophysiciens nest cet gard quun objet ( 56) parmidautres. Le monde comme totalit nest pas la nature comme ordre ; il sedistingue donc la fois du cosmos antique et de lunivers infini desmodernes. Si mme on envisage une pluralit des mondes, le monde est encore assez grand pour les rassembler tous. Avec cette difficult,justement pointe par Kant dans les antinomies de la raison pure :aucune intuition, aucun phnomne ne peut correspondre une tellenotion ; le monde nest pas un superobjet, cest une Ide de la raison (83, 58).

    Si lon quitte la mtaphysique pour le terrain du peru, le monde se donnecomme horizon, ou mieux, horizon des horizons. Cest la deuxime figuredu monde, la figure phnomnologique ( 91) associe lide de

  • lhomme comme tre au monde ( 80). Prsuppos par toute vise,toute position dobjet ( 56), le monde est ce qui est dj et toujours l.Peut-on dgager une troisime figure du monde qui ne linstallerait pasdemble dans cette corrlation ? Ce serait une figure spculative dumonde qui chercherait en prouver le contenu de pense pour lui-mme.Lide dune totalit intotalisable porte en effet une contradictionconcrte qui ne se rduit pas une limite de notre pouvoir de connatre.En la dveloppant jusquau bout, on verrait peut-tre merger denouvelles ides du monde : monde ouvert (communaut sans totalit),monde distendu (caractris par un rgime de coexistence faible, voirNexus ? 88), monde vid (o chaque chose, libre des liens qui larattachent aux autres, apparatrait comme seule au monde).

    19 Mort

    La mort est la cessation de la vie. Du point de vue mdical et lgal,diffrents critres ont t proposs pour dfinir cette cessation quisapparente le plus souvent davantage un processus qu un vnementponctuel ou brutal (mort violente ) : arrt de la respiration ( rendreson dernier souffle , cest--dire ex-spirer) ; interruption de lactivitcardiaque ; arrt, partiel ou total, des fonctions crbrales. Du point devue philosophique, il est difficile de forger un concept de la mort. Danstre et Temps, Heidegger a propos de la dfinir comme la possibilit delimpossibilit : pour un tre humain, la mort constitue ce momentultime et invitable o se cltureront les choix quil peut oprer sa viedurant entre diffrents possibles et o son existence ( 10) prendra doncsa forme dfinitive. Une analyse philosophique du concept de mort doitdistinguer, au moins, trois aspects : la mort en gnral ( on meurt ) ; mamort, envisage la premire personne du singulier ; ta mort (la mort endeuxime personne ), celle de lautre et plus spcialement de ltre aim.

    La mort marque-t-elle la disparition de ltre humain ou constitue-t-elleune transition, un passage, vers une autre forme dexistence ? Lesphilosophes dualistes (Platon, Descartes), qui distinguent nettement lecorps de lesprit, estiment en gnral que la cessation des activits du

  • premier nimplique pas ncessairement la disparition du second, etquune forme de survie de lesprit ou de lme est donc envisageable. Lesphilosophes matrialistes (picure, Marx) considrent le plus souventquant eux la mort dun tre vivant comme son anantissement dfinitif( 20).Indpendamment de ces dbats difficiles trancher, il faut aussi envisagerles effets de la mort, ou de lide que nous nous en faisons, dans nos vies.Une tradition philosophique constante, o lon rencontre aussi bienlpicurisme ( la mort nest rien pour nous ) quun certain christianisme(Jsus a vaincu la mort par sa rsurrection), explique ainsi quil faut pourvivre heureux parvenir se dlivrer de la peur de la mort.

    20 Nant

    Comment est-il possible que quelque chose puisse commencer dtre quinaurait pas t, que de rien quelque chose soit produit ? Commentest-il possible de penser, ct de ce qui est, de ltre ( 9), ce qui nestpas, autrement dit le nant ? Les rcits de cration des diffrentesreligions abrahamiques (qui partagent en effet, entre autres, dtrecrationnistes) ont souvent rencontr le scepticisme de philosophes quiconsidrent contradictoire que le monde ait pu commencer dtre l o ily avait dabord le nant. La seule manire dchapper la contradictionest, par consquent, de considrer que le monde est coternel Dieu, queltre nest pas le terme du nant et que celui-ci nest donc, vritablement,rien, seulement un mot. Ltre est alors penser comme plnitude,positivit, sans fissure o sintroduirait le nant et sans un dehors ocelui-ci trouverait place. Henri Bergson dit ainsi quen pensant que lenant tait dabord et que ltre serait venu ensuite, par surcrot ,nous ne faisons que manipuler une pseudo- ide nous conduisant des pseudoproblmes comme, par exemple, celui de savoir pourquoi leschoses en sont venues tre et tre telles quelles sont. En ralit,explique Bergson, derrire le mot de nant il faut lire non pas uneralit qui est ainsi pose, mais lopration que nous effectuonsdabolition de toute chose. En considrant justement cette opration

  • dabolition, en lexaminant plus avant, on peut y voir prcisment, pluttque ce que fait la conscience, ce qui fait notre conscience. Cest la voieo sengage Jean-Paul Sartre lorsquil pose ct de ltre en soi deschoses hors de nous, ou de notre corps, trop-plein et envahissementjusqu la nause, ltre pour soi qui est notre conscience dans sacapacit de tenir ltre distance, faisant de moi un tre qui se projette,qui est libre de se choisir tel ou tel, de sinventer. Ma libert ( 15)creuse ltre et ainsi rend possible le mouvement en abolissant le trop-plein dexistence. Le nant nest rien ? La nantisation, par laquelle notrelibert est effective, est ltre que nous sommes, et dont Sartre dit quil estcelui par lequel le nant vient au monde.

    21 Pense

    Nous savons bien que nous pensons ; mais quest-ce au juste que penser ?La reprsentation que nous nous faisons de la pense prend appui surdeux formes dexprience lies entre elles, mais bien diffrentes dans leurstatut et leur forme. Dun ct, notre pense fait partie du monde de nosexpriences prives, celles qui nous sont immdiatement prsentes et quenous distinguons nettement de ces autres expriences qui constituent lemonde extrieur que je partage avec mes semblables. Mais ce champde lexprience prive est plus vaste que la pense : il comprend parexemple les perceptions du corps propre (faim, douleur, sommeil, etc.) etmme des expriences psychiques, comme les motions, que lon hsitera bon droit appeler penses . Plus gnralement, elle parat instable,ouverte au doute et lillusion, et on ne peut la jalonner prcisment, nise proposer de la valider, quen sappuyant sur cette autre expriencequest la parole lactivit par laquelle des expriences privesdeviennent communes. On pourra ainsi appeler penses lesexpriences qui peuvent se dire ou qui du moins tendent vers la parole,depuis la simple vise dun objet ( 56) jusqu laffirmation duneproposition ou lexpression dune volont. De cette dfinition suiventles principaux caractres de la pense conue comme une activit : sonpouvoir de rvler, sans la gne dun proche ou concret rappel, la notionpure [6], cest--dire la symbolisation et labstraction ; la vise de vrit

  • ( 31) prsente dans toute parole (y compris sous les formes paradoxalesdu mensonge et de la fiction) ; enfin le projet de se conduire selon desrgles, dabord les rgles de la syntaxe, ensuite les normes publiques delargumentation, qui constitue ce quon appelle la raison ( 58). Enfin,lanimal qui pense se connat aussi lui-mme comme le sujet de cesintentions et de ces actes, cest--dire comme un je ou un esprit, cest--dire une substance dont toute lessence ou la nature , disait Descartesnon sans audace, nest que de penser [7].

    Voir aussi Cogito ( 73).

    22 Peuple

    La difficult avec la notion de peuple est que son usage peut aussi bienunir et rassembler que diviser et exclure. Elle peut sentendre en effet detrois faons diffrentes. En un premier sens, elle dsigne le corps descitoyens, ce que Rousseau appelle le souverain , dont la volontgnrale est indivisible. Elle ne suppose alors aucune distinction de race,de religion, de culture. Appartiennent au mme peuple ceux qui sesoumettent aux mmes lois ( 16) et disposent des mmes droits, unispar un contrat commun ( 37). Cette dfinition strictement juridique etpolitique, qui ne pose aucune condition lappartenance, se heurtenanmoins une autre conception de lunit dun peuple : celle qui lecomprend comme une communaut que limite lidentit commune de sesmembres, avec toutes les variantes que sa dfinition peut impliquer :langue, religion, murs, civilisation, ethnie, etc. Cette approche dupeuple, identitaire et culturelle, tant par essence exclusive, elle se prte toutes les manipulations idologiques, y compris les plus meurtrires.Elle fait, de faon rcurrente, le lit de la xnophobie et des formes lesplus vindicatives du nationalisme. Enfin, une troisime faon dentendrela notion de peuple en rserve lusage ces hommes et ces femmes quinont jamais part au pouvoir et dont les lites politiques redoutentdentendre la voix (la fameuse vox populi), moins quils ne cherchent la rcuprer : les classes populaires, la plbe, le petit peuple , les misrables , au sens de Victor Hugo. La difficult de cette triple

  • acception ne tient pas seulement la coexistence des trois sens, mais auxtentatives pour replier le premier (le corps des citoyens) sur le deuxime(une identit culturelle commune) ou le troisime (les classes populaires) pour considrer, en dautres termes, que les bnfices et les droits quidevraient tre les mmes pour tous doivent tre rservs en priorit ceuxet celles qui entrent dans lune ou lautre de ces deux catgories. Cestainsi que la notion de peuple a vu son destin li aux tragdies meurtriresdu sicle dernier, chaque fois que lappartenance fantasmatique quellesuscitait en fit une source de terreur pour ceux et celles ds lors dsignscomme ennemis du peuple .

    23 Pouvoir

    Le pouvoir est un concept relationnel. Si lautorit peut tre confondueavec une substance ( 64) qui mane dune instance transcendante(religieuse ou non), si la violence ( 33) est avant tout leffet dune forcequi sexerce sur les individus, le pouvoir nexiste que de mettre enrelation des termes. Bien sr, il y a une dimension dissymtrique dans lepouvoir dans la mesure o celui-ci vise lobissance au commandement.Mais nombre de philosophes ont insist sur les limites dune conceptionstrictement verticale de la relation de pouvoir. Cest dabord le fait desthories modernes qui, de Hobbes Rousseau, ont inscrit la question delgitimit politique au cur de leur problmatique. Le thme duconsentement se place ici au premier plan : une dissymtrie nest fondeque si elle reoit ladhsion de toutes les parties contractantes ( 37). Celangage juridique indique bien lentrelacement entre le pouvoir et le droitsubjectif qui constitue un fait moderne dcisif. Il nest gure de pouvoirqui ne soit lobjet dune mise en question partir de ressourcesnormatives diverses (galit devant la loi, thme libral de la sparationdes pouvoirs, injonction anarchisante la libert individuelle, ? 8, 16,15). Plus ou moins lies cette promotion des droits, certainesperspectives contemporaines contribuent plus encore abandonner lideselon laquelle le pouvoir serait lattribut dune substance ( 64). Cest lecas dans la conception dHannah Arendt o le pouvoir, en dpit de cequen dit le plus souvent la philosophie politique, dsigne avant tout une

  • relation horizontale entre les citoyens et ne se constitue que dtreexpriment collectivement. Lespace public est cet lment du pouvoiravec o des relations se nouent sur la base de dlibrations et dedcisions qui ne deviennent politiques que dtre ainsi mises en commun.La question du partage des comptences cesse dtre technique partir dumoment o le pouvoir nexiste que dtre partag.

    24 Progrs

    Lide de progrs postule une certaine affinit entre la raison ( 58) et letemps. Elle ne suggre pas que demain sera ncessairement (etmcaniquement) mieux quhier, mais elle implique que lavenir est ouvert linitiative et la libert humaines. Li, au xviiie sicle, lessor dessciences, le thme du progrs a aussi jou un rle important dansldification des philosophies modernes de lhistoire ( 46). ce titre,le progrs est devenu un concept englobant qui regarde le devenir delespce humaine en son entier.

    Il y a une dmesure de lidal progressiste chaque fois quil justifielabrogation du pass et la transformation du prsent au nom desncessits de lhistoire. Le lien naturel entre le dveloppement de lascience et le progrs moral a t remis en cause par les catastrophes duxxe sicle tandis que, dans le mme temps, lidal rvolutionnaire sesttrouv compromis par les expriences totalitaires. Ces phnomnesexpliquent laffaiblissement contemporain de lide de progrs au profitdune perception plus ngative du lien entre le temps et lactioncollective. Le principe responsabilit (Jonas) semble lavoir emportsur le principe esprance (Bloch). Lenjeu actuel est peut-tre depenser par-del lalternative entre le progrs et la dcadence, cest--diredadmettre lincertitude du domaine de la pratique sans abandonner lesressources utopiques de limagination ( 48).

    25 Proprit

    La proprit peut dsigner soit une qualit ou un pouvoir ( 23) propre

  • une chose, soit lensemble des biens auxquels une personne a droit lexclusion des autres. Quest-ce qui relie alors les deux sens de ce mot,dont le premier renvoie plutt ltre et le second lavoir, dont lepremier prte une ou des proprit(s) aux choses et le second lattribue des personnes ? En fait, leur distinction nest pas si nette quelle lesemble. Dune part, et sagissant du premier sens, on parle certes plusfacilement de la proprit dun mtal que de celle dun individu, mais onpeut aussi dfinir ltre humain par ses diverses proprits : vie ( 32),raison, parole, etc. Dautre part, en ce qui concerne le second sens, leprocessus par lequel une personne sapproprie des biens a pu tre dcritpar Locke comme une extension de ce qui est propre une personne aupremier sens du terme, en loccurrence son travail ( 30), des biensextrieurs quelle fait, par l mme, siens. Et surtout, les deux sens dumot se rejoignent finalement en un trait commun fondamental : laproprit est ce qui singularise un tre en le distinguant des autres. Or,en distinguant, et quand elle dsigne un droit exclusif dune personne surcertains biens, la proprit exclut, voire est un vol, selon le mot deProudhon ; ce qui fait delle un problme fondamental de philosophiepolitique, morale et conomique, renvoyant notamment aux questionssuivantes : la proprit est-elle indispensable la paix sociale ou, aucontraire, premire cause de querelles ? Comment est-on pass duneproprit indivise sur les biens de la terre une proprit exclusive ?Lhomme est-il propritaire de la nature et des animaux ? Comment relierbiens et personnes, autrement dit comment distribuer la proprit ? Enquels cas peut-on lenfreindre ? Et mme pour ceux (les libraux) qui yreconnaissent un droit fondamental de la personne ou un artificeindispensable la socit, la proprit peut faire lobjet dun soupon surson fondement, qui savre aussi bien, daprs Hume, lutilit publiqueque limagination ( 48) et ses proprits (au premier sens du terme)associatives.

    26 Religion

    Le roman Hayy ibn Yaqzn crit par le philosophe andalou Abu Bakr ibnTufayl raconte la vie dun enfant lev par une biche qui apprend

  • retrouver jusqu la conception dun Dieu crateur. De cette conceptiondcoulent la responsabilit de prendre soin de la cration et celledhonorer le crateur par un rituel spcifique. Hayy se relie au divin parun acte de foi ( 20) en une ralit suprieure qui nest pas susceptibledtre connue au sens o il a appris connatre le monde. Cette relation une ralit suprieure, un monde spirituel, ou encore au divin, se litdans le mot latin religare, signifiant relier , dont drive religion . Lareligion est donc fonde sur ces lments constitutifs : la foi en ceprincipe suprieur qui dans son cas est le Dieu unique et crateur destraditions monothistes abrahamiques que sont le judasme, lechristianisme et lislam ; un systme de croyances qui expliquent lorigineet la nature du monde ( 18), de notre me, de la parent quelle a avecles astres, etc. ; la traduction de cette foi en des pratiques rituelles ; enfin,des devoirs moraux o sexprime la responsabilit de prendre soin deluvre de Dieu : Hayy comprend quil doit prendre soin de la vie,sassurer que la nature renouvellera ce quil lui prend pour la satisfactionde ses besoins, etc. La religion de Hayy est une religion naturelle : sanature primordiale prdispose lhumain, mme en labsence de toutervlation, en sappuyant uniquement sur sa raison ( 58), retrouverlide de Dieu. Dans sa dernire partie, le roman de Hayy ibn Yaqznraconte comment aprs avoir rencontr un autre humain et appris sonlangage, il sest retrouv dans la socit avec sa religion organise autourdun Message rvl un prophte. Hayy dcouvrit ainsi que la religionne relie pas seulement verticalement, mais aussi horizontalement leshumains entre eux et quelle les organise en une communaut de croyancesouvent prte exclure dautres au nom de celle-ci, en ravalant lescroyances diffrentes au rang de simple culte . Devant lhostilit de lasocit lorsquil essaie dexpliquer vers quelles ralits spirituelles (dontil a eu lexprience directe, mystique) pointent les pratiques de sesconcitoyens, Hayy prfre retourner son le avec son nouveaucompagnon. Cette fin traduit la notion, que lon trouve aussi chez lephilosophe Al-Farabi, que les religions positives divisent, dans le langagedes diffrentes communauts, des ralits intelligibles qui sont les mmespour tous ceux qui savent slever jusqu elles.

  • 27 Science

    Que nul nentre ici sil nest gomtre , lisait-on au fronton delAcadmie de Platon. Bien entendu, la gomtrie , ou mme lesmathmatiques, ce nest pas la science . La question de savoir ce quiautorise dsigner en bloc, au singulier, des pratiques et des savoirsdune extrme diversit peut tre aborde dans la perspective dunepistmologie gnrale qui sinterroge sur la mthode ou les modes deconstitution de lobjectivit scientifique. Elle nest pas sparable en faitde la manire dont la philosophie se dfinit par distinction avec dautresdisciplines. En effet, chaque grand moment de la philosophie (de Platon Heidegger en passant par Kant, Husserl ou Bergson) se caractrise par unnouage particulier de la philosophie la chose scientifique, etsingulirement aux mathmatiques. Cela se traduit de deux faons : 1/ unexamen critique de la valeur de la science au regard des fins les plushautes de la pense ; 2/ une dfinition par contraste des fins et desmoyens de la philosophie elle-mme. Longtemps la philosophie a pu sedfinir comme science suprme , dpassant les sciences et leurslimitations intrinsques en direction des premires causes et des premiersprincipes. Cette situation est modifie en profondeur lpoque moderneavec le dveloppement des sciences positives et lautonomisation duchamp scientifique. Critique dans sa prtention se prsenter commescience (Kant), la mtaphysique ( 52) doit dfinir autrement sesambitions. Une fois abandonn lespoir de fonder les sciences, davancerplus loin dans la mme direction quelles, ou mme de proposer une vastesynthse de leurs rsultats, la philosophie peut sen tenir la tchemodeste consistant joindre la rflexion thorique des savants sonpropre commentaire pistmologique (cest lorientation du positivismeen gnral) ; elle peut mditer les raisons dun divorce entre lorientationtechnicienne des sciences et un savoir philosophique qui nest mme pluscertain de devoir se dfinir comme connaissance (Heidegger) ; enfin ellepeut, ce qui a plus rarement t tent, chercher entretenir avec la scienceun rapport constructif, de contrle rciproque (Bergson). Porte sur leterrain des faits, la philosophie dvelopperait ainsi au contact de lascience les habitudes de prcision qui lui manquent tout en modrant

  • les excs de la mtaphysique spontane des savants.

    28 Sens

    Le mot sens flotte entre trois valeurs. Dun ct, comme sens deparcours ou sens de droulement, il exprime une orientation spatiale outemporelle. Dune autre faon, le sens est ce que lon comprend, parexcellence dune expression linguistique. Enfin, suivant une acceptionexistentielle, toute chose hsite entre avoir du sens et ne pas en avoir.De cette troisime entente du mot, le cas le plus bouleversant estforcment celui du sens de la vie .

    Cest la philosophie contemporaine qui sest empare de la notion desens, pour la mettre au centre de ses problmes et de ses dmarches. Pourle courant phnomnologique ( 91), le sens dune chose est la formulede vise suivant laquelle nous nous rapportons elle : le sens de lapomme est sa mise en scne par ma conscience, pouvant inclure sa saveurou sa beaut. Pour le courant analytique contemporain, le sens est avanttout sens linguistique, et les expressions sont comprises par nous lorsquenous savons les vrifier dans le monde, lorsque nous connaissons leurs conditions de vrit ( 31). Le sens de Jean aime Marie rsidedans la procdure consistant saisir Jean et Marie dans le monde et constater si la relation damour y a cours de lun vers lautre.

    Ces apprhensions philosophiques du sens mconnaissent la troisimeacception commune, lexistentielle. Pour lui faire droit, on pourra insistersur lide que le sens dune chose rside dans mon usage, dans la faondont notre existence se joue et sorganise son sujet : ce serait, ensubstance, la perspective introduite par Wittgenstein. Aux yeux deLevinas pourtant, il manque encore quelque chose : le sens unique quienvoie tous les sens, qui fait passer du non-sens au faire sens. Le visagedautrui ( 35), valant auprs de moi ( 53) comme dtresse et commeenseignement, me commande avant toute rflexion et toute valuation, etconfre au monde comme mes comportements le seul sens irrcusable.

    29 Sublime

  • Certains objets sont deux-mmes sublimes, le fracas dun torrent, destnbres profondes, un arbre battu par la tempte. Un caractre est beauquand il triomphe, et sublime quand il lutte , explique Pcuchet. Jecomprends , rpond Bouvard, le Beau est le Beau, et le Sublime est letrs beau .

    Les personnages imagins par Flaubert font fausse route. Le sublime nestpas simplement un beau superlatif ; il introduit une diffrence de naturequi nous place aux limites de lesthtique ( 42). Burke expliquait quele sublime est oppos la beaut dans son origine comme dans sesmanifestations. la clart et lharmonie de la belle forme, il oppose levertige de lobscurit et de la puissance ; la dmesure et la difformitlapparentent la laideur, la douleur nest jamais loin. Kant fait un pas deplus par rapport l horreur dlicieuse , aussi ancienne que le Trait deLongin. Il montre que lexprience de linforme ou de lillimit romptlquilibre qui sidait au jugement de beaut : limagination ( 48) estdborde par quelque chose qui semble excder toute capacit defiguration. Surtout, Kant donne tort Pcuchet sur un second point, quiest lessentiel. Le sublime exprime en effet une disposition du sujet pluttquune proprit de lobjet ( 25, 56). Lpreuve dune discordance entreles facults du sujet, entre ce quon peut sentir et ce quon peut penser,nest pas une manifestation secondaire ; elle est le principe mme dusublime. Ni le vaste ocan, soulev par la tempte, ni aucune formesensible, ne sont sublimes en soi. Le spectacle grandiose de la nature, etmme de la force morale en lhomme, suscitent un sentiment sui generis,mais cest bien ce sentiment ou le principe subjectif de ce sentiment qui est sublime, non lobjet qui le suscite. Ou pour mieux dire, ce qui estsublime, ce sont les Ides de la raison ( 83), ou plus exactement lacapacit du sujet sy rapporter conformment sa vocation spirituelle,au-del de toute nature. Dans le sublime se joue donc la relation du sujet ce qui dpasse le sensible, suscitant un respect infini : le suprasensible,limprsentable. Mais le sublime est moins une prsentation delimprsentable, que la prsentation (ngative) de ce quil y a delimprsentable (ou du suprasensible). Au-del de Kant et de sa postritcritique (Hegel, Adorno, Benjamin, Jameson), la philosophiecontemporaine hritera du romantisme le projet de retourner le sublime en

  • une exprience positive, dlivrant une vrit ( 31) propre au sensible(Lyotard, Deleuze).

    30 Travail

    Le travail dsigne communment lactivit par laquelle un hommetransforme ou produit des objets de nature matrielle ou intellectuelle, enconsentant pour cela un certain effort, voire une peine. Ce sens naturel dumot travail recoupe en partie ses dfinitions philosophiques, comme cellede Locke, identifiant le travail laction par laquelle une personnesapproprie une partie de ce qui est commun en lui ajoutant quelquechose qui est sien, ou celles de Descartes, Hegel ou Marx, dfinissantprincipalement le travail comme une transformation par lhomme de lanature. En mme temps, les analyses philosophiques complexifient ladfinition commune du travail et introduisent son propos dimportantsproblmes. Dun point de vue dfinitionnel, Hegel montre que le travailne se rduit pas un rapport de lhomme et de la nature : en librantlhomme laborieux ( lEsclave ) de la nature quil transforme, le travaille fait se dpasser lui-mme ainsi que celui ( le Matre ) qui, en netravaillant pas, reste prisonnier du donn. Mais se pose alors la questionde savoir si tout travail est librateur : quen est-il, dans la priodemanufacturire de la socit dcrite par Adam Smith puis par Marx, delouvrier confin une opration parcellaire qui dgrade lactivit de soncorps et de son esprit ? Par ailleurs, et du point de vue des consquences,le fait soulign par Locke que chacun soit libre propritaire de sa force detravail et que celle-ci valorise les objets ( 56) quelle transforme,implique selon Marx quelle peut tre vendue par les uns et achete parles autres, ce qui dun certain point de vue constitue un change, maiscorrespond en fait un unique profit : celui du capitaliste. Le travailimplique enfin un certain rapport au temps, et donc la vie ( 32),quinterrogent les philosophes : cest le problme classique de larpartition entre loisir (otium) et travail (negotium), rflchi par Marxcomme celui des limites, tant physiques que morales, de la journe detravail, mais aussi comme un problme de classes.

  • 31 Vrit

    La vrit est, selon une formule dAugustin, ce qui montre ce qui est ,qua ostenditur id quod est. Une histoire vraie est une histoire qui nousmontre ce qui sest pass, par contraste avec une histoire fictionnelle. Etune affirmation toute simple comme Pierre est Moscou sera vraie sielle nous montre sa faon, cest--dire nous dcrit, o est Pierre. Maison dira aussi dun portrait iconique quil est vrai parce quil nous montreltre de la personne plus profondment que la perception naturelle ne lefait. Sil y a un problme philosophique de la vrit, il nest donc pasdans la dfinition mme de la vrit : quelque acrobatiques que fussentparfois les dfinitions proposes par les philosophes, toutes reviennent lide infiniment simple que la vrit est ce qui montre la ralit, parcontraste avec ce qui exhibe notre esprit un leurre, une fiction, unproduit de limagination ( 48). Mais alors pourquoi ces mots sicourants de vrai et de faux, de vrit et de fausset, sont-ils des mots de laphilosophie ? En premier lieu, parce que rien ne ressemble plus la vritque la fausset, que rien nest plus commun que de tenir le faux pour levrai, autrement dit de se tromper ou dtre tromp. La vrit a donc besoindtre reconnue quelque marque sre : cest le problme classique ducritre de la vrit. En second lieu, parce que si la vrit aessentiellement besoin dun critre, si la vrit ne se montre pas elle-mme comme telle, quest-ce qui nous permet daffirmer que la vritprcde notre reconnaissance ? Si la vrit montre ce qui est, ne faut-ilpas dire que ce qui est cest ce que nous reconnaissons tre, enconsquence de nos critres partags de reconnaissance du vrai ? Qui faitle vrai : nous ou ltre ? Cest cette fois le problme ancien du relativisme( 60) et contemporain de lintuitionnisme. Mais il y a un problme plusradical encore, auquel le nom de Nietzsche est attach : pourquoi au fondla vrit nous importe-t-elle ? Et, avec elle, ce qui est ? Serait-il grave demourir sans avoir connu ce qui tait ? Cest le problme ensorcelant de lavaleur de la vrit.

    32 Vie

  • La vie dsigne au premier abord (de faon nominale) une caractristiquecommune un certain nombre dtres, par opposition dautres : lesvivants, qui semblent, comme dit Aristote, avoir en eux-mmes leprincipe de leur mouvement et, qui plus est, pouvoir le perdre (cest cequon appelle la mort, 19) pour redevenir des objets inertes. Mais laquestion est de savoir sil y a ou non un tel principe dans ces tres et dansltre ( 9), ou si cette diffrence apparente avec les objets inertes nepeut et ne doit pas sexpliquer plutt par les mmes mcanismes matrielset universels, quoique de faon peut-tre plus complexe. Cest la questiondite traditionnellement du vitalisme ou de sa rfutation. Cest lun desproblmes philosophiques centraux poss par la vie . Mais la vie aaussi un autre sens en franais et dans bien des langues sinon toutes :cest lhistoire de chaque tre vivant singulier, de ce qui lui arrive entrela naissance et la mort . Sa vie fut longue ou courte, heureuse oumalheureuse, disons-nous ainsi. Une question est alors celle du lien entreles deux sens ( 28) de ce terme. Il se peut quils naient rien voir.Mais il se peut aussi quils aient un lien intime. Si le fait de ne pouvoirparler des vivants sans raconter leur histoire en tait une caractristiquestructurelle, la science du vivant devrait en tenir compte ; un autre lienentre ces deux aspects tant dailleurs le fait que la vie dans sonensemble, sur notre plante, a une histoire ( 46) singulire(lvolution). Mais si la vie tait un objet ( 56) construit par lediscours, le savoir, laction ( 1) de certains vivants singuliers, leshommes, cela ne serait pas sans effet. Quoi quil en soit, du savoir sur lavie la conduite de nos vies, du rapport la matire ( 17) jusquauxrelations entre les hommes, la vie renvoie tous les concepts et tous lesproblmes de la philosophie.

    33 Violence

    Une dfinition de la violence court le risque dtre slective et partielle,tant le spectre des situations quelle dcrit est sans limites. Suffit-il dedire quest violente toute action, volontaire ou non, qui porte atteinte lintgrit physique et psychique dun individu, de quelque faon quellelatteigne, dans son corps, mais aussi dans ce qui le lie dautres tres,

  • ses proches, ses biens et pour finir la totalit du monde ? Faut-il enconclure quil y a violence chaque fois quest compromis, brutalement oude faon plus sournoise, notre rapport au monde ; que la violence,autrement dit, suppose toujours une rupture de confiance, aussi fragile etminimale soit-elle : confiance dans notre corps ; confiance dans lesautres, dans leur rencontre, dans la possibilit de cohabiter avec eux, sansque ces relations signifient, de prs ou de loin, la possibilit dun pril ;confiance enfin dans le monde, dans la possibilit de sy maintenir et desy panouir parmi les vivants ?

    Aucune de ces dfinitions, sans doute, nest satisfaisante et il faudraitpasser en revue celles que lon doit lanthropologie, aux sciencespolitiques, la littrature. Mais elles font signe vers un foyer commun :de quelque faon quon la comprenne, la violence concerne toujours lavulnrabilit et la mortalit : la ntre et celle dautrui ( 35). Ce qui rendpossible la violence, ce qui fait delle peut-tre lune de nos possibilitsles plus propres, que nous la subissions ou que nous linfligions, tient aufait que nous sommes (et que nous vivons au milieu dtres) vulnrableset mortels. Cest pourquoi la violence appelle la politique, en mmetemps quelle nourrit son ambivalence. Nous avons besoin dinstitutionscommunes et dorganisations collectives pour affronter sa menace, maiselles reprsentent elles-mmes leur tour la source dune violencetoujours possible. Aussi la question se pose de savoir quels principesindividuels, quelles rgles collectives devraient nous permettre dyrsister.

  • Chapitre II

    Termes techniques

    34 Acte (et puissance)

    Quelle sorte de ralit convient-il daccorder au possible ? Mme silnappartient pas en tant que tel notre monde si ctait le cas, il seraittout simplement rel , il nest pas un pur nant ( 20), et il faut que sonpeu dtre trouve un support dans ce qui est donn ici et maintenant.Cest ainsi quAristote a conu lide de len-puissance : une chose relleet existante peut en mme temps tre en puissance quelque chose dautrequi nexiste pas, ou pas encore. Ce qui veut dire quelle possde desdterminations qui lui permettraient de recevoir facilement ouimmdiatement la forme pleinement ralise : ainsi, le marbre est statueen puissance, et larchitecte qui dort est constructeur en puissance. Ce quiest en puissance est donc incompltement dtermin et rside en autrechose ; par opposition est en acte ce qui a pleinement ralis en soi-mmetoutes les dterminations qui font son essence.

    Le couple de la puissance et de lacte permet dchapper au redoutableparadoxe des lates : si rien ne nat de rien, tout changement estimpossible, puisque la ralit nouvelle quil est cens produireproviendrait du nant ( 20) ; mais la puissance est un non-tant sanstre un pur nant. Cest donc un instrument efficace pour dcrire etanalyser les processus naturels dans une physique o les faits pertinentsconsistent dans lexistence des formes au sein de la matire ( 17) etdans leur conservation, propagation et transformation, mme si laphysique mathmatique du xviie sicle a contest lexplication par lespuissances, assimiles des qualits occultes (la vertu dormitive delopium est une puissance). Mais le couple a aussi une porteontologique et reprsente lune des grandes structures de ltant. De cepoint de vue, la notion de lacte est voisine de notre notion dexistence( 10), mais avec un caractre positif plus affirm : lacte est plnitude etrussite. Le Dieu dAristote ou celui de Thomas dAquin sont acte pur

  • et, parmi les expriences humaines, le plaisir ou la comprhension sontminemment des actes.

    35 Autrui

    Autrui nest pas lautre : lautre est seulement dfini comme ce qui (oucelui qui) nest pas moi, plus gnralement encore comme ce qui nest pasle mme. Or, autrui ne se rduit pas une relation logique de ngation oude diffrence. Et il ne suffit pas encore non plus den circonscrire le sens la sphre de lintersubjectivit. Si autrui disparat ds lors que ce sujetautre (que moi-mme) est rduit ou raval au rang dobjet ( 56), lareconnaissance de lautre comme sujet humain ou comme conscience nenfait pas encore autrui. Ou plutt, cette reconnaissance de lautre commeautre sujet ( cest un autre homme ) implique un type de relation elle-mme spcifique : autrui est le terme dune relation morale ou lacatgorie fondamentale de lthique ( 43).

    Cest pourtant bien une dialectique entre le mme et lautre que contientcette relation, dans laquelle et pour laquelle autrui se manifeste. Et cestainsi que lon passe du niveau o lautre est saisi la fois comme autre etcomme semblable (un autre moi-mme, un alter ego) celui de la relationproprement morale. Autrui est-il ds lors le semblable, proche ouprochain condition dune relation qui nie toute diffrence empirique aunom dun principe de respect universel ? Ou nest-il pas au contrairelaltrit radicale, irrductible la sphre du Mme, creusantparadoxalement la relation par cette diffrence irrcuprable ? Car cestbien le paradoxe dune relation qui se fonde et en mme temps svide parlincommensurable. Relation asymtrique, o autrui nest pas constitu partir de moi, comme un autre exemplaire de moi-mme, mais vientinquiter au contraire la sphre de lego priv. Cette manifestation nonobjective dautrui, qui met le Moi ( 53) en accusation, en brise laclture et engage la relation morale sous la forme premire de laresponsabilit infinie, cette prsence qui brise la violence ( 33)ontologique dans laquelle la diffrence et laltrit se voient toujoursabsorbes dans lidentit, cest ce que Levinas nomme le visage.

  • Voir aussi Autrement qutre ( 69).

    36 Causalit

    La causalit est le lien unissant des vnements (ou des objets, 56) oubien des espces dvnements (ou dobjets), quils soient de naturephysique, comme la flamme et la chaleur, ou bien de nature morale (ausens classique de ce terme), par exemple un motif et laction ( 1) qui enrsulte. Reliant ainsi les phnomnes physiques, mentaux et humainsentre eux, et les uns avec les autres, la causalit savre, selon uneformule de Hume rcemment reprise par Donald Davidson, le ciment delunivers . Cest plutt la nature de ce lien qui apparat comme la plusproblmatique. Est-il rel, ce qui suppose un pouvoir ( 23) des objetsappels causes, et ce pouvoir causal est-il donn dans lexprience ? Lelien de causalit ne correspond-il pas plutt une habitude ( 13), enloccurrence selon Hume, une dtermination de lesprit concevoircauses ou effets conformment lexprience rpte quil a de leurunion ? La causalit ne comporte-t-elle pas en fait lide, juge essentiellepar Kant, quune chose en suive une autre ncessairement et selon unergle universelle ? Or, si cette dernire ide ne peut provenir delexprience, comme le pensait Kant, alors la causalit nen provient pasnon plus : cest un concept a priori de lentendement, qui permet depenser la liaison des phnomnes dans le temps et conditionne la valeurobjective de nos jugements empiriques. Outre la nature de la causalit etla provenance de son concept, celle-ci engendre dautres questions duct de laction : du dbat classique concernant lexistence dunecausalit libre de toute dtermination, ce qui revient se demander enquel sens un agent est dit libre ( 15), la question contemporaine desavoir si la relation unissant une action ses raisons est assimilable celle dun effet et de ses causes question qui reconduit elle-mme auxproblmes prcdents puisquelle implique de savoir si la causalit estseulement une relation empirique extrinsque ou bien engage galementune relation intrinsque et logique ( 51).

    37 Contrat social

  • Un contrat est un change de promesses entre deux ou plusieurspersonnes responsables et libres. Dans un contrat, on sengage faire ou ne pas faire quelque chose si autrui ( 35) fait lui-mme ou sabstientde faire quelque autre chose quoi il sest engag. Lengagementcontractuel oblige, mais ne contraint pas : on peut promettre, mais ne pastenir sa promesse. Les contrats ont donc souvent besoin de la forcerpressive dun tiers pour produire leurs effets. Lide de contrat socialtransporte la notion commune de contrat au fondement des communautspolitiques. Cette ide signifie en premier lieu que ce qui rassemble lesmembres dune communaut politique, ce nest pas la nature, mais laconvention. Cest un choix de vivre ensemble, plus quune origine, unenature, voire des traditions communes, qui les lie. Elle signifie en secondlieu que ce qui impose aux membres dune communaut politiquedaccepter les dcisions et les lois ( 16) du gouvernement de la Cit, cenest pas la force de ce dernier, ni son charisme ou son autorit naturelle,mais leur propre consentement, leur engagement lobissance. Lecontrat social a donc une double dimension : il est la fois un contratdassociation et un contrat de soumission. Il fait de la Cit uneassociation de cosoumission une autorit commune. Cette imagecontractualiste de la Cit ne prtend pas expliquer lorigine historique dessocits politiques. Elle se borne offrir leur membre, tout instant deleur histoire, la fois une faon de comprendre leur appartenance uneCit dtermine, mais aussi une faon raisonne dinterroger la lgitimitdes dcisions et des lois que le gouvernement de la Cit leur impose.Mais, aussi riche de sens soit-elle, lide de contrat social enveloppe unesrie de difficults conceptuelles qui expliquent quil existe des thoriesphilosophiques du contrat social : comment peut-il y avoir un uniquecontrat social, sil existe autant dengagements quil existe de citoyens ?Comment peut-on librement se soumettre lautorit dun Autre ? Et,surtout : comment expliquer la force du contrat social, si celui-ci sert instituer le Tiers garant de tous les contrats ordinaires ?

    38 Cosmopolitique

    Est citoyen du monde , autrement dit cosmopolite, celui qui prouve

  • un sentiment dappartenance au monde ( 18) qui largit, sinon dpasselattachement quil peut avoir pour sa patrie, ses concitoyens, la langue etla culture quil partage avec eux, de telle sorte que rien de ce qui esthumain ne lui est tranger. Comme le suggre ltymologie du terme quirenvoie au monde comme une cit et cette appartenance comme unecitoyennet, toute la question alors est de savoir sil peut sagir dautrechose que dun simple sentiment. Deux domaines alors permettent dedonner au cosmopolitisme une autre dimension : dune part, celui desrgles de droit et des institutions qui ne sont plus (ou ne devraient plustre) tributaires des tats souverains, dautre part, celui duneresponsabilit thique qui refuse de distinguer selon lidentit nationale,culturelle, confessionnelle ou autre. Il revient Kant davoir tabli, dansson Projet de paix perptuelle (1795), quelques-unes de ces rgles (entreautres celles qui rgissent une hospitalit universelle), tandis que la foliemeurtrire des deux guerres mondiales a conduit les tats doter lemonde dinstitutions animes dun esprit cosmopolite (la SDN dabord,lONU ensuite, sans compter, pour finir, la Cour pnale internationale,charge de punir, do quelles viennent, les personnes accuses degnocide, de crime contre lhumanit et de crime de guerre). Mais cetesprit reste dun poids insuffisant tant que ces institutions gardent unfaible pouvoir de coercition et tant que le poids des allgeancescommunautaires et identitaires, les choix prfrentiels et exclusifsquelles impliquent lemportent sur la conviction de notre appartenance une seule et mme humanit. Reste alors savoir quelle responsabilitattesterait dun point de vue cosmopolite . Sil ny a rien que nousayons davantage en commun que la conscience partage de la fragilit delexistence ( 10), celle-ci ne saurait avoir dautre objet que lattention,le soin et le secours quexigent pour tous et de partout la vulnrabilit etla mortalit de tout autre.

    39 Critique

    Pour mesurer la porte du mot critique en philosophie, il faut dabordsaffranchir de lide que celle-ci porterait ncessairement un jugementngatif ou dprciatif sur son objet. Exercer son esprit critique, cest en

  • effet, plus largement, faire preuve de discernement. Dans le domaineesthtique ( 42) le terme, au masculin, renvoie une fonction sociale,et, au fminin, la ncessit de distinguer, parmi toutes les productionsqui se donnent pour une uvre dart, celles qui peuvent tre lgitimementconsidres comme telles, de toutes les autres : les imitations, lesdivertissements flatteurs et toute opration commerciale. Il suppose toutaussi bien la production que lapplication de critres lgitimes.

    Mais si le terme occupe une place considrable dans lhistoire de laphilosophie, cest dabord parce que Kant en a fait le terme commun deses trois ouvrages principaux, quil suffit relier les uns aux autres et quiintroduisent, dans leurs domaines respectifs, au titre prcisment de cettecritique, une rupture majeure : La Critique de la raison pure (1781,1787), La Critique de la raison pratique (1788) et La Critique de lafacult de juger (1790). De la dfinition qui prcde, Kant hrite, en effet,la double question du discernement et de la lgitimit, ds lors quil sagitde dlimiter, parmi les diffrents usages que nous faisons de nos facults,lensemble de ceux qui sont fonds donner ce quils prtendentproduire : une connaissance objective, un nonc prescriptif pouvantvaloir comme maxime universelle, un jugement de got.

    Il reste que la porte du mot ne se limite pas au massif kantien. Ds lorsquelle suppose lveil et lentretien dune vigilance, la critique apparatgalement comme lune des fonctions premires de la philosophie, dans laCit. Confronte lensemble des discours que diffuse la socit, avecleurs effets idologiques et politiques une masse quaccentuentaujourdhui les nouvelles technologies , la critique remplit la tche defaire la part du vrai et du faux, du juste et de linjuste ou encore dedceler dans les propos les plus convenus la violence ( 33) quedissimule leur fausse vidence.

    40 Empirisme

    De lempirisme, on peut retenir comme dfinition cette affirmation qu ilny a rien dans lintelligence qui nait dabord t dans les sens .Lempirisme tient ainsi que le guide dans la voie de la connaissance est

  • lexprience des faits observables par nos sens, avec les outils qui enamplifient la puissance, comme les microscopes ou les tlescopes. partir des faits observs, la dmarche empirique autorise llaborationdune thorie qui les explique et qui permette de prvoir dautres faits quien constituent par consquent lpreuve. Et toujours sera prsentelexigence que toutes nos affirmations puissent se ramener, de manirergle et en dernire instance, des noncs de faits dexprience : il doittoujours tre possible de revenir des thories que la raison ( 58)chafaude sur la terre ferme de ce qui tombe sous les sens : de revenirdonc la base empirique. Mais justement, crit le philosophe dessciences Karl Popper, il y a un problme de la base empirique dont ilfaut prendre la mesure. Dire seulement et simplement ce que nousexprimentons ici et maintenant grce nos sens : oui, mais peut-onvraiment formuler un nonc singulier qui ne dborde pas lexprienceimmdiate dont il prtend tre le rapport ? Ceci est un verre deau estun exemple de ce genre dnonc. Pourtant, il suffit de se mettre expliquer un sceptique acharn que lon a bien affaire un verrepuisquil a la proprit dtre cassable, de leau puisque cet lmentprsente telle et telle caractristiques, etc., pour saviser que lnonctenu dabord pour simple, singulier et observationnel enveloppe deluniversel et souvre vers un au-del de ce quil rapporte. Uneobservation ne saurait en tre une que norganise aucune anticipation,aucune vise pralable, qui ninclut pas dans la dmarche une question,un problme. Sans doute lempirisme a-t-il raison en ce que nos actions( 1) et nos connaissances ont pour source lexprience. Mais aux troisquarts, prcise Leibniz, insistant ainsi sur la part irrductible qui revient la facult rationnelle dont lobservation elle-mme est ncessairementtoujours imprgne. Il ny a donc rien dans lintelligence qui naitdabord t dans les sens, certes, si ce nest lintelligence elle-mme .

    41 Espace

    Donne-lui un peu despace ! , dit-on pour convaincre une personne decesser dtre collante avec une autre. Le silence ternel de cesespaces infinis meffraie , dit Pascal, et Lemmy Caution le reprend

  • gravement dans un film de Godard. La phrase voque locan infini dansllment duquel tout baigne. Mais nous parlons aussi avec motion delespace des bras de laime ou de laim, dsignant cette fois une ralitqui adhre une chose du monde. Et, enfin, nous pouvons utiliserlanglicisme space pour dcrire une situation qui droge lordinaire, qui dpayse tout un chacun.

    trange mot, donc, qui collationne des valeurs apparemmentincommensurables. Heidegger et Bergson ont fait la remarque, avec regret,que nous ne savions pas penser et concevoir autrement quen reprsentantde faon spatiale ce que nous avions en vue. Le problme de lespace,pour la philosophie, semble tre de savoir si lespace est lenglobantinvitable du monde, enveloppant ses lignes de fuite, ou sil est le jeu semnageant autour de chaque chose, dployant sa prsence. Lidekantienne de lespace comme forme a priori de la sensibilit externe,apporte par notre subjectivit pour imaginer (mathmatiquement) lemonde, correspond la premire option. Lantique dfinitionaristotlicienne du lieu (plutt que de lespace), comme limite du corpsenveloppant, correspond la seconde option.

    Un autre problme est celui qui a trait lopposition de lespace et dutemps. On se demande qui est le plus fondamental : si la pense atteint sameilleure force et sa meilleure clart en accompagnant le temps ou encontemplant lespace ; sil faut tre historiciste ou gographiste . Dunct, pour analyser, distinguer, situer, jai besoin de spatialiser. De lautrect, je comprends vraiment lorsque jpouse mentalement la gense demon objet ( 56), faisant son histoire ( 46).

    Et enfin : pour beaucoup, lespace est la voie de la matrise, en situantdans lespace jassigne et je domine ce dont je parle. Pour dautrescependant, lespace est llment qui me prsente toujours un dehors,lextriorit est le prototype de ce qui me dpasse et mchappe.

    42 Esthtique

    Invent au xvi