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LES ANNÉES ROMANTIQUES La rupture romantique intervient quelques décennies après la rupture politique et sociale, après la Révolution, mais aussi après Bonaparte et l’Empire. À l’échelle européenne, le romantisme s’étend de 1750 à 1850; en France les réussites les plus accomplies de cette nouvelle tendance culturelle s’échelonnent entre 1820 et 1840. Annoncé par Rousseau, le romantisme provient des pays du Nord, où se sont développés une sensibilité et un style nouveaux, en opposition à la doctrine classique. La multiplication du nombre des lecteurs, grâce à l’école, donne naissance à une véritable littérature populaire. En contraste avec la société, le poète s’isole de plus en plus alors que le romancier parle aux masses et le roman acquiert la dignité qu’il s’est vu refuser pendant plus de trois siècles.

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LES ANNÉES

ROMANTIQUES

La rupture romantique intervient quelques décennies après la rupture politique et sociale, après la Révolution, mais aussi après Bonaparte et l’Empire.

À l’échelle européenne, le romantisme s’étend de 1750 à 1850; en France les réussites les plus accomplies de cette nouvelle tendance culturelle s’échelonnent entre 1820 et 1840.

Annoncé par Rousseau, le romantisme provient des pays du Nord, où se sont développés une sensibilité et un style nouveaux, en opposition à la doctrine classique.

La multiplication du nombre des lecteurs, grâce à l’école, donne naissance à une véritable littérature populaire.

En contraste avec la société, le poète s’isole de plus en plus alors que le romancier parle aux masses et le roman acquiert la dignité qu’il s’est vu refuser pendant plus de trois siècles.

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De A à Z

Héros romantique Au début du XIXe siècle, le modèle humain représenté par l’honnête homme est

remplacé par un personnage qui incarne les idéaux, les déceptions, les sentiments personnels des écrivains: le héros romantique sera un individu à part entière et non plus un archétype.

Chez les auteurs romantiques, le héros est jeune (une vingtaine d’années) et s’ennuie; sa tendance à l’introspection le conduit à s’isoler de la société – qui nie ses aspirations – pour admirer des paysages désolés et sauvages; sa sensibilité extrême détermine parfois des facultés créatives qui font de lui un poète. Pour ce malheureux héros, l’amour total et passionné semble très difficile à atteindre et le bonheur n’est qu’une chimère. Sa quête d’absolu se traduit dans l’inquiétude et le mal de vivre, qui le poussent au désespoir et l’amènent à se réfugier dans la Nature, la religion, le rêve ou le suicide. Son refus du monde qui l’entoure le porte souvent à se révolter contre les normes bourgeoises et à mener une vie de débauche.

Le héros romantique acquiert peu à peu une autre caractéristique: il est de plus en plus animé par un profond sentiment d’injustice sociale qu’il tente de redresser. Les héros des grands romans historiques (Quasimodo, Julien Sorel, Jean Valjean…) correspondent à l’idéal de la seconde génération romantique, celle qui cherche, après avoir libéré l’art, à libérer le peuple.

Mal du siècle Dans le Génie du christianisme (II, 3, IX), Chateaubriand décrit avec précision le mal

de l’homme moderne, sans illusions et pourtant débordant d’énergie. Il reste à parler d’un état d’âme qui, ce nous semble, n’a pas encore été bien observé: c’est celui qui

précède le développement des grandes passions, lorsque toutes les facultés jeunes, actives, entières, mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes, sans but et sans objet. Plus les peuples avancent en civilisation, plus cet état du vague des passions augmente; car il arrive alors une chose fort triste: le grand nombre d’exemples qu’on a sous les yeux, la multitude de livres qui traitent de l’homme et de ses sentiments rendent habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui; il reste encore des désirs, et l’on n’a plus d’illusions, l’imagination est riche, abondante, merveilleuse, l’existence pauvre, sèche, désenchantée. On habite, avec un cœur plein, un monde vide, et sans avoir usé de rien, on est désabusé de tout.

Ce «vague des passions» dont souffre son héros René devient «le mal du siècle» romantique, un mélange d’incapacité d’agir, d’ennui et de désespoir qui caractérise les inquiétudes d’une génération entière et qui atteindra sa plus haute expression littéraire avec le spleen de Baudelaire.

Moi Dans les œuvres classiques, le peu d’intérêt pour l’individu se traduisait par

l’absence presque totale de sentiments personnels, au profit de réflexions à caractère universel. L’honnête homme prônait l’effacement du moi; de même, la voix de l’auteur devait se fondre dans la voix collective.

À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, la sensibilité l’emporte sur la raison et le philosophe allemand Johann Gottlieb Fichte (1762-1814) va jusqu’à considérer le moi comme le principe fondamental de la pensée moderne:

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Détourne tes regards de tout ce qui t’entoure, vers ton royaume intérieur: voilà la première exigence que la philosophie adresse à ses adeptes. Rien n’a d’importance, qui est en dehors de toi: tu es toi-même le seul problème.

Le monde cesse d’être objectif et il est analysé uniquement à travers le filtre de la subjectivité; le moi empêche l’artiste de sortir de son univers à lui, fait de sensibilité exacerbée et de repliement sur soi. D’où les sentiments typiquement romantiques d’inquiétude, de tourment existentiel, de solitude, d’isolement. À cela s’accompagne souvent un sentiment de supériorité: on a conscience de son génie, même s’il n’est pas reconnu par la société.

Pour les romantiques, le moi constitue à la fois la source de l’inspiration et le principal sujet de la création artistique. Il se manifeste aussi bien dans l’art que dans la vie (individualisme). Le danger de l’égocentrisme (l’égotisme de Stendhal), voire du narcissisme, n’est pas toujours écarté. Pour la première génération romantique, en particulier, cette primauté du moi amène à considérer les droits individuels supérieurs à ceux de la société, mais au fil des années cette position radicale s’estompe.

Nature «Un paysage quelconque est un état d’âme.» C’est ainsi que l’écrivain suisse Henri-

Frédéric Amiel (1821-1881) résume, dans son Journal intime, la perception romantique de la nature.

Jusqu’à Rousseau, la nature est essentiellement une toile de fond, statique et inaltérable; la sensibilité exacerbée des artistes romantiques amène la nature au premier plan, en lui attribuant un rôle nouveau et pluriel: elle devient le reflet des sentiments, le refuge contre les maux de la société, une invitation à la méditation et la preuve irréfutable de l’existence de Dieu.

En art, le paysage, qui n’était toléré que s’il était animé par des personnages mythologiques, va être accepté en tant qu tel. Les tableaux des peintres romantiques (Friedrich, Turner ou Corot) constituent le prolongement de la mélancolie et des songes de l’artiste. Ils ne naissent pas de l’observation directe d’un lieu, mais d’un choix d’éléments choisis en fonction de leur valeur sentimentale. La méditation sur le passé introduit ruines, cathédrales gothiques et tombeaux; l’appel de l’infini se traduit par des cieux brumeux ou l’étendue de la mer.

Même l’art du jardinage se transforme: le jardin anglais, qui imite la spontanéité de la nature sauvage, remplace les géométries – rigoureuses et rigides – des jardins à la française.

La nature romantique est l’interlocutrice idéale du héros solitaire et rebelle, rongé par le «mal du siècle». Les paysages sauvages et déserts, parfois sous l’orage, sont contemplés souvent la nuit, lorsque ni les hommes ni les animaux n’interviennent. La somptuosité d’un décor naturel conduit fréquemment le poète romantique à s’adresser à Dieu car la création est l’expression concrète de la divinité et représente, par conséquent, le Créateur en personne.

Cette exaltation de la nature connaît une exception majeure. Alfred de Vigny (1797-1863) est un des maîtres de l’école romantique; ses poèmes, écrits dans un style austère et qui ne cède en rien à l’exotisme ou à la couleur locale, sont la traduction en vers des réflexions philosophiques de l’auteur. Dans Les Destinées (publiées posthumes en 1864), Vigny conclut que l’humanité est soumise à une fatalité aveugle, qui interdit tout

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espoir pour l’avenir. Contrairement aux autres romantiques et à Lamartine en particulier, le poète ne trouve aucune consolation dans la nature; cette dernière demeure en effet imperturbable face à la souffrance.

Le mot-clé

Romantisme Comme la Renaissance, le mouvement romantique représente un des grands

moments de la culture européenne. De même que la Renaissance a préparé l’âge classique, le romantisme ouvre à l’époque contemporaine.

L’homme classique, qu’il s’agisse d’un aristocrate à la cour de Louis XIV ou d’un philosophe du siècle des Lumières, se considère comme le centre immuable d’un monde en équilibre parfait, où la beauté est unique, invariable dans l’espace et le temps. Dans une telle optique, les sensations individuelles n’ont pas lieu de s’exprimer. Les bouleversements politiques, économiques et sociaux qui précèdent et accompagnent le mouvement romantique décochent un coup mortel à cette conception. Les liens qui unissent l’homme du XIXe siècle à son passé sont défaits et tout doit être reconstruit sur de nouvelles bases.

Les auteurs français nés entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle sont conscients, quelles que soient leurs tendances politiques ou littéraires, qu’ils appartiennent à une époque nouvelle. Le poète Baudelaire dira que «le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle du beau […] Qui dit romantisme dit art moderne.» Cette notion de modernité est d’ailleurs l’une des rares idées communes aux personnalités romantiques. La pensée romantique repose en effet sur l’individualisme et l’originalité; elle assume des connotations différentes selon les époques et les pays. Il devient difficile, par conséquent, de donner une définition synthétique et univoque de ce mouvement complexe et nuancé. Pour reprendre les mots du critique H. Bremond, «il y a autant de romantismes que de romantiques».

Avant de devenir bourgeois et libéral, le romantisme français a été aristocratique. La première génération romantique est constituée de nobles qui, de retour dans une France profondément transformée par la Révolution, se sentent en exil dans leur patrie. Le repliement sur soi et sur le passé, en quête de racines, est la conséquence de cet état d’âme. D’autre part, à l’étranger, ils sont entrés en contact avec une philosophie et une expression artistique adaptées à la description d’un mal de vivre que des auteurs comme Rousseau ont en partie annoncé en France.

Moins marquée par le classicisme et par le conservatisme de l’Empire et de la Restauration, la vie culturelle en Allemagne et en Angleterre s’est beaucoup renouvelée. En Allemagne, le mouvement anti-classique «Sturm und Drang» – tempête et élan –, le roman de Goethe (Les Souffrances du jeune Werther, 1770), le théâtre de Schiller, l’intérêt généralisé pour le folklore, constituent des expressions audacieuses. En Angleterre, les chants pseudo-médiévaux du barde gaélique Ossian – en fait une œuvre originale de l’Écossais Macpherson –, la poésie sépulcrale de Gray, les poèmes nocturnes de Young et le nouvel héros byronien ont révélé des aspects jusqu’alors négligés ou refoulés.

Mme de Staël puise dans la philosophie et la poésie allemandes pour qualifier de «romantique» l’art qui tend à l’infini, sans tenir compte de genres ou règles, la poésie qui

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exprime l’âme des peuples et des individus avec énergie et spontanéité. D’autres écrivains lient le romantisme à l’idée de liberté et à la transformation des consciences. Le romancier Stendhal utilise en 1823 l’italianisme «romanticisme» pour indiquer «l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible».

Les romantiques prônent la supériorité des droits du cœur sur ceux de la raison, et préconisent l’exaltation du «moi», l’expression subjective des passions. Ils s’opposent à la tradition gréco-latine, à la mythologie, et refusent la séparation rigide des genres. Ils sont foncièrement pessimistes, souffrent du «mal du siècle» et cherchent, à travers la fuite dans l’espace et dans le temps, à se libérer d’une réalité décevante.

Les artistes rêvent d’une œuvre d’art totale: à la différence de leurs prédécesseurs, hormis Voltaire, les écrivains romantiques touchent à tous les genres: Lamartine, Vigny, Musset et Hugo sont tour à tour romanciers, conteurs, poètes, dramaturges et théoriciens. Hugo se laisse même tenter par le dessin.

Répondez aux questions, en cochant () la bonne réponse ou en écrivant l’information demandée.

1. Ce texte présente… (2 réponses) les caractéristiques du romantisme français. les contrastes entre le romantisme littéraire et le romantisme artistique. les différences entre les écrivains français, anglais et allemands. les divergences entre les différents auteurs romantiques. les influences sur le romantisme français.

2. Le romantisme de développe en opposition à la Renaissance. au classicisme. aux littératures étrangères.

3. Dites si les affirmations suivantes sont vraies ou fausses et citez les passages du texte qui justifient votre choix. Le romantisme est un mouvement unitaire. Vrai Faux

Justification: ...................................................................................................................................................................... Il y a des différences sociales et politiques entre les deux générations romantiques. Vrai Faux

Justification: ......................................................................................................................................................................

4. Dans quels pays débute le romantisme? …………………………………………………………………………… ……………………………………………………………………………

5. Quel écrivain français peut être considéré comme le précurseur du romantisme en France? …………………………………………

6. Quelles notions s’appliquent au romantisme? Aspiration à l’infini Atmosphères nocturnes Autobiographie Beau idéal Cosmopolitisme Désir d’évasion

Équilibre et régularité Goût de la solitude Imitation des classiques Individualisme Malaise existentiel Mythologie grecque

Originalité et spontanéité Rébellion Séparation des genres Suprématie du moi Sentiment de la nature Tentation du suicide

7. Les écrivains romantiques ont pratiqué toutes les formes d’expression. Vrai Faux On ne sait pas

8. Quelles différences y a-t-il entre la première et la deuxième génération romantique? ……………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………

9. @ Recherchez l’étymologie du mot romantique.

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Les premiers pas du romantisme

Certains auteurs du XVIIIe siècle étaient déjà partagés entre raison et sentiment; la tendance se généralise pour ceux qui vivent entre la Révolution et la Restauration. Madame de Staël et Chateaubriand propagent l’amour pour les littératures étrangères, réhabilitent le christianisme et se consacrent à l’analyse de l’âme; ils contribuent ainsi à introduire en France une nouvelle sensibilité littéraire, le romantisme.

Après un siècle tout en prose, la poésie renaît. Si la forme est peu concernée par le déferlement poétique au début du XIXe siècle, la nature, l’idéal d’un monde meilleur, la méditation philosophique, le mal de vivre, l’attraction pour des mondes lointains et mystérieux, tout est célébré en vers et le lyrisme est le mode d’expression privilégié. Exaltation et repli douloureux, espoir et pessimisme, sensibilité et analyse… les contradictions romantiques trouvent dans les vers de Lamartine un interprète exemplaire.

François-René de Chateaubriand (1768-1848) On considère généralement Chateaubriand comme le premier représentant

français du mouvement romantique. Dixième enfant d’une vieille famille de la noblesse bretonne, François-René de

Chateaubriand est né à Saint-Malo et a passé son enfance et une adolescence plutôt turbulente au château de Combourg. À vingt ans, il s’installe à Paris où il est introduit à la cour et dans les milieux littéraires. Il s’embarque pour les États-Unis en 1791; Voyage en Amérique sera le récit, autobiographique mais très romancé, de ce séjour de quelques mois. De retour en France après l’arrestation de Louis XVI, il entreprend de défendre la monarchie et, deux ans plus tard, il doit se réfugier en Angleterre. C’est là qu’il passe la période la plus sombre de la Révolution et en profite pour publier un essai sur ce thème. Il rentre clandestinement en 1800 et trouve un pays complètement différent. Il s’affirme comme écrivain avec un récit, Atala, puis une œuvre de grande envergure, Génie du christianisme. En 1804 Lucile, sa sœur adorée, se suicide.

Le succès lui vaut l’attention de Napoléon qui le nomme ambassadeur à Rome, mais ses rapports avec l’empereur s’enveniment rapidement et, entre 1806 et 1807, il reprend ses vagabondages, à destination de l’Orient cette fois. Il est élu à l’Académie en 1811 et publie, à la fin de l’Empire, un pamphlet virulent, dont Louis XVIII dira qu’il a mieux défendu la cause de la Restauration qu’une armée de cent mille hommes.

C’est à l’avènement de Louis XVIII que la carrière politique de Chateaubriand se fait plus brillante: il est successivement ministre de l’Intérieur, ambassadeur à Berlin et à Londres, puis ministre des Affaires étrangères et ambassadeur de Charles X à Rome. Lors de la Révolution de juillet 1830, il s’oppose à l’élection de Louis-Philippe et renonce à sa charge de Pair de France, abandonnant ainsi la politique pour se consacrer à la rédaction des Mémoires d’outre-tombe. Dans ce qui devrait être «l’histoire de [s]es idées et de [s]es sentiments plutôt que l’histoire de [s]a vie», Chateaubriand ne respecte pas toujours la vérité des faits et transforme son existence en une œuvre d’art. Son jugement personnel se superpose volontiers à la description objective et à un autoportrait fidèle.

L’écrivain est enterré, selon ses dernières volontés, sur l’îlot du Grand-Bé, au large de Saint-Malo.

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1797 Essai historique, politique et moral sur les Révolutions, anciennes et modernes

1801 Atala – récit 1802 Génie du christianisme – essai 1809 Les Martyrs – épopée en prose 1811 L’Itinéraire de Paris à Jérusalem

1814 De Buonaparte et des Bourbons – pamphlet 1826 Voyage en Amérique – autobiographie romancée 1826 Aventures du dernier Abencérage – roman 1844 Vie de Rancé – biographie 1848-50 Mémoires d’outre-tombe – autobiographie

(posth.)

Une prose poétique Romantique presque malgré lui, Chateaubriand a été contraint d’accepter, en

politique comme en littérature, l’inéluctabilité du progrès: «Force est d’avancer avec l’intelligence humaine», écrit-il dans ses Mémoires, «respectons la majesté du temps».

Si Chateaubriand est l’auteur qui a le mieux représenté le malaise de toute une génération d’intellectuels, c’est à son écriture, lyrique et grandiose, qu’il faut attribuer cette lucidité. Son style, complexe et musical, se fonde sur des phrases amples, un rythme harmonieux et des images somptueuses; à cet égard, la critique parle souvent de «prose poétique».

Génie du christianisme Incarnation d’une génération assoiffée de sentiments religieux que la Révolution a

bafoués, Chateaubriand entreprend de réhabiliter le christianisme, la religion «la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable aux lettres». Le succès de cette apologie a fait de l’auteur un véritable guide spirituel.

Ouvrage lourdement didactique, Génie du Christianisme ou la Beauté de la religion chrétienne est agrémenté de passages fondamentaux pour comprendre le développement du romantisme en France, «les merveilles de la nature» notamment, ou les épisodes d’Atala et de René.

Atala ou les Amours de deux sauvages dans le désert est inspiré par le voyage de Chateaubriand aux États-Unis. Le récit paraît au retour de l’écrivain en France, avant d’être inséré dans Génie du christianisme. Selon l’auteur, ce roman est destiné à illustrer «l’harmonie de la religion chrétienne avec les scènes de la nature et les passions du cœur humain». Il s’agit d’une histoire d’amour impossible entre un jeune Indien et une jeune Indienne consacrée par sa mère à la Vierge. Plus que la portée édifiante de cette histoire, les lecteurs de l’époque ont surtout apprécié son décor exotique et le tragique d’un amour impossible, qui n’a de solution que dans la mort.

RENE Paru en 1802 dans le chapitre du Génie consacré au «vague des passions», René en a

été détaché trois ans plus tard. On le réunit désormais à Atala dont il constitue une suite. Dans les intentions de l’auteur, l’épisode devait illustrer «la puissance d’une religion qui peut seule fermer les plaies que tous les baumes de la terre ne sauraient guérir».

En fait, René est l’une des sources du romantisme littéraire français: cette première figure du héros romantique sera accueillie avec enthousiasme dans l’Europe entière et deviendra l’archétype du héros mélancolique et tourmenté. Dans les Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand désavoue ironiquement son œuvre de jeunesse:

Si René n’existait pas je ne l’écrirais plus; s’il m’était possible de le détruire je le détruirais. Une famille de René poètes et de René prosateurs a pullulé: on n’a plus entendu que des phrases lamentables et décousues; il n’a plus été question que de vents et d’orages, que de maux inconnus livrés aux nuages et à la nuit.

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L’action Le récit est en grande partie autobiographique. La mère de René est morte

lorsqu’il est né et, après une enfance qui s’est écoulée loin de la maison paternelle, il a vécu des années de «rêverie enchantée» auprès de sa sœur Amélie. Frappé par un mal inexplicable de l’âme, il cherche en voyageant un remède à ses souffrances et une source de sérénité, mais il ne parvient plus à s’intégrer lorsqu’il revient en France. Il va jusqu’à désirer le suicide mais Amélie l’en dissuade. Elle se retire dans un couvent pour étouffer l’amour incestueux qu’elle éprouve pour son frère. Désespéré, René s’embarque pour l’Amérique où il apprend la mort d’Amélie.

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«Un secret instinct me tourmentait» René est rentré depuis peu en France. C’est l’automne, la saison romantique par excellence, il est seul et cherche un refuge dans la nature en donnant libre cours à son imagination. Cette page est un exemple de la prose poétique de Chateaubriand, qui souligne les contradictions de René, incarnation parfaite de l’homme romantique, mélange de rêverie et d’exaltation, sensible à l’appel de l’infini mais incapable d’agir.

La solitude absolue, le spectacle de la nature, me plongèrent bientôt dans un état presque impossible à décrire. Sans parents, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre, n’ayant point encore aimé, j’étais accablé d’une surabondance de vie. […]

Mais comment exprimer cette foule de sensations fugitives, que j’éprouvais dans mes promenades? Les sons que rendent les passions dans le vide d’un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et 5

les eaux font entendre dans le silence d’un désert: on en jouit, mais on ne peut les peindre. L’automne me surprit au milieu de ces incertitudes: j’entrai avec ravissement dans le mois des

tempêtes. Tantôt j’aurais voulu être un de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes; tantôt j’enviais jusqu’au sort du pâtre1 que je voyais réchauffer ses mains à l’humble feu de broussailles2 qu’il avait allumé au coin d’un bois. J’écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que 10

dans tout pays, le chant naturel de l’homme est triste, lors même qu’il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs.

Le jour, je m’égarais sur de grandes bruyères3 terminées par des forêts. Qu’il fallait peu de chose à ma rêverie! une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s’élevait dans la 15

cime dépouillée des arbres, la mousse4 qui tremblait au souffle du nord sur le tronc d’un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri5 murmurait! Le clocher solitaire s’élevant au loin dans la vallée a souvent attiré mes regards; souvent j’ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent; j’aurais voulu être sur leurs ailes. Un secret instinct me tourmentait; je sentais que je n’étais moi-même qu’un voyageur; mais une voix du ciel 20

semblait me dire «Homme, la saison de ta migration n’est pas encore venue; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande.»

«Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie!»6 Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas7, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur. 25

La nuit, lorsque l’aquilon ébranlait ma chaumière8, que les pluies tombaient en torrent sur mon toit, qu’à travers ma fenêtre je voyais la lune sillonner9 les nuages amoncelés10, comme un pâle vaisseau qui laboure11 les vagues il me semblait que la vie redoublait au fond de mon cœur, que j’aurais eu la puissance de créer des mondes. Ah! si j’avais pu faire partager à une autre les transports que j’éprouvais! Ô Dieu! si tu m’avais donné une femme selon mes désirs; si, comme à notre premier père, tu m’eusses amené par la main 30

une Ève tirée de moi-même … Beauté céleste! je me serais prosterné devant toi; puis, te prenant dans mes bras, j’aurais prié l’Éternel de te donner le reste de ma vie.

Hélas! j’étais seul, seul sur la terre. Une langueur secrète s’emparait de mon corps. Ce dégoût de la vie que j’avais ressenti dès mon enfance revenait avec une force nouvelle. Bientôt mon cœur ne fournit plus d’aliment à ma pensée, et je ne m’apercevais de mon existence que par un profond sentiment d’ennui. 35

Je luttai quelque temps contre mon mal, mais avec indifférence et sans avoir la ferme résolution de le vaincre. Enfin, ne pouvant trouver de remède à l’étrange blessure de mon cœur, qui n’était nulle part et qui était partout, je résolus de quitter la vie.

René (1802).

1. Berger. 2. Arbustes et branchages utiles pour faire du feu. 3. Je me perdais (m’égarais) dans des landes désertes (bruyères). 4. Plante qui peut tapisser le sol, les rochers, les arbres, etc. 5. Séché. 6. Cette invocation semble provenir directement de l’œuvre attribuée à

Ossian dont la traduction donne: «Levez-vous, ô vents orageux d’Erin; mugissez, ouragans des bruyères; puissé-je mourir au milieu de la tempête, enlevé dans un nuage par les fantômes irrités des morts».

7. Brouillard froid et épais, qui se glace en tombant. 8. Lorsque le vent froid du nord (l’aquilon) faisait trembler ma pauvre

cabane. La «chaumière» est, littéralement, une maison ayant un toit de chaume (paille).

9. Traverser. 10. Accumulés. 11. «Labourer» signifie, littéralement, retourner la terre avec une charrue.

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Comprendre et analyser

1. Repérez les indications temporelles. Peut-on situer les événements à une époque précise?

2. Repérez les indications spatiales. Comment sont décrits les paysages? Sont-ils en accord ou en opposition avec la saison évoquée?

3. Quel(s) trait(s) de son caractère René montre-t-il?

4. Repérez les deux passages au style direct. Qui parle?

5. Cette page regorge de thèmes romantiques. Retrouvez les passages où René exprime… o sa solitude ................................................................................................................................................................................. o son désir d’évasion ................................................................................................................................................................... o son désir de mort ...................................................................................................................................................................... o son énergie titanesque .............................................................................................................................................................

6. Examinez les paragraphes du 4 au 7 (lignes 14-35). Le jour et la nuit s’opposent-ils ou bien constituent-ils deux aspects d’un même malaise existentiel?

7. À qui s’adresse René aux lignes 23, 29 et 31?

8. Que constate amèrement René à la ligne 33? Quelles sont les conséquences de cette réflexion?

9. La Nature n’est plus le simple cadre de l’action mais devient le miroir des sentiments du héros. Quelle phrase le montre clairement?

10. «Je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés, comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues» (lignes 27-28). En quoi cette phrase synthétise-t-elle l’immensité de la nature?

11. Porte-parole de toute la génération romantique, René tente d’exprimer le «vague des passions». Est-ce un sentiment simple à exposer? Justifiez votre réponse.

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Alphonse de Lamartine (1790-1869) Poète, historien et homme politique, Lamartine doit une partie de sa renommée à

son premier recueil de vers, les Méditations poétiques qui en feront le chef de file de la poésie romantique.

Lamartine est né à Macon et s’est formé sur les œuvres de Rousseau, Mme de Staël et Chateaubriand. En 1811, il complète son éducation esthétique et sentimentale par un voyage en Italie. Une histoire d’amour, en 1816, avec une femme mariée – Julie Charles – qui mourra après un an de passion, sera à l’origine de son premier recueil, qui est aussi son principal succès littéraire. Sous la Restauration, soutenu par les milieux catholiques, il entreprend une carrière diplomatique qui le conduira d’abord à Naples, puis à Florence. Il épouse une Anglaise, Mary-Ann Birch, et mène une vie tranquille jalonnée par la parution de nouveaux recueils poétiques qui contribuent à répandre le verbe romantique. En 1830, il publie les Harmonies poétiques et religieuses et il est reçu à l’Académie française. Comme son idole Chateaubriand, il accomplit un voyage en Orient, au cours duquel sa fille meurt. Le sentiment religieux de Lamartine est mis à dure épreuve.

Après la révolution de 1830, ses opinions politiques glissent vers un libéralisme proche du catholicisme social de Lamennais; les poèmes de l’époque ressentent de cet engagement public (Ode sur les révolutions, La Chute d’un ange). Il joue un rôle important pendant la révolution de 1848: après l’abdication de Louis-Philippe, il est membre du gouvernement provisoire de la IIe République mais, bien vite, ses positions modérées mécontentent aussi bien les républicains radicaux que les monarchistes. Candidat à l’élection pour la présidence de la République (décembre 1848), il n’obtient que quelques suffrages. En 1851, le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte met fin à sa carrière politique.

Lamartine revient à la poésie pour laisser une sorte de testament, La Vigne et la Maison. Il doit faire face à une situation économique difficile et se met à rédiger des ouvrages destinés au grand public: des œuvres historiques, des biographies et aussi un Cours familier de littérature. Quelque temps avant de mourir dans l’oubli, en 1869, il formule un jugement sévère sur son œuvre: «J’ai trop écrit, trop parlé, trop agi, pour avoir pu concentrer dans une seule œuvre capitale et durable le peu de talent dont la nature m’avait doté». 1820 Méditations poétiques 1823 Nouvelles méditations poétiques 1830 Harmonies poétiques 1831 Ode sur les révolutions 1835 Voyage en Orient 1836 Jocelyn – épopée en vers

1838 La Chute d’un ange – poème 1847 Histoire des Girondins 1849 Histoire de la Révolution de 1848 1857 La Vigne et la Maison – poème 1865-69 Cours familier de littérature

De la confession à l’engagement social Après un XVIIIe siècle tout en prose, la poésie renaît grâce au romantisme et le

lyrisme est le mode d’expression privilégié. Les premiers recueils de vers de Lamartine (Méditations poétiques et Nouvelles méditations poétiques) sont liés aux grands thèmes de la sensibilité romantique, que des Anglais (Edward Young, Thomas Gray, George Byron) ont en partie exploités au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle.

Après avoir fouillé le romantisme, le poète tente, avec beaucoup moins de

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bonheur, de se transformer en chantre de la démocratie et de la justice. Dans un essai de 1834, il souligne la fonction «civilisatrice» de la poésie «qui doit suivre la pente des institutions et de la presse; qui doit se faire peuple et devenir populaire comme la religion, la raison et la philosophie». Le poète se charge ainsi d’une mission sociale.

Un lyrisme musical et agréable En fait, Lamartine crée une version idéalisée de la réalité; l’observation cède la

place au rêve et la nature reflète le moi profond du poète. Ses vers sont caractérisés par une musicalité agréable et délicate au point d’en devenir banale. Il n’innove pas sur le plan technique et des vestiges néoclassiques demeurent dans son style: la langue soutenue, l’usage fréquent de périphrases et la composition rigoureuse.

Le public apprécie, mais le niveau littéraire décevant de certaines compositions, notamment lorsque le poète aborde des thèmes de société, l’expose à de dures critiques. «Lamartine a trouvé des accents touchants, mais dès qu’il sort de l’expression de l’amour, il est puéril, il n’a pas une haute pensée de philosophie ou d’observation de l’homme», écrira par exemple le romancier Stendhal.

MEDITATIONS POETIQUES Le premier recueil de Lamartine obtient un succès tel que l’année de sa parution,

1820, passe généralement pour la date de naissance du romantisme français. Une génération entière accueille avec enthousiasme ces 42 poèmes qui, grâce à l’émotion sincère qui s’en dégage, mettent un terme à un siècle de stérilité poétique.

Le moi décrit son amour, ses réflexions, ses sentiments sur un ton élégiaque. Le poète décline ensuite le thème de la nature qui reflète son âme, et un sentiment religieux imprégné de mysticisme.

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Le Lac Le poète est revenu seul sur les rives du lac du Bourget, à Aix-les-Bains, une station thermale savoyarde où, un an auparavant, il a aimé Julie Charles qui se cache sous le nom d’Elvire dans ces vers. Le lac a été le premier témoin d’une passion rendue tragique par la maladie de la jeune femme: celle-ci n’a pu rejoindre Lamartine et est morte quelques mois plus tard. Cette Méditation est l’un des plus grands exemples d’élégie romantique: «C’est», écrit l’auteur dans son Commentaire, «une de mes poésies qui a eu le plus de retentissement dans l’âme de mes lecteurs, comme elle en avait eu le plus dans la mienne».

Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages, Dans la nuit éternelle emportés sans retour, Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges

Jeter l’ancre un seul jour? 4

Ô lac! l’année à peine a fini sa carrière1, Et, près des flots chéris qu’elle devait revoir, Regarde! je viens seul m’asseoir sur cette pierre

Où tu la vis s’asseoir! 8

Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes, Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés2, Ainsi le vent jetait l’écume de tes ondes

Sur ses pieds adorés. 12

Un soir, t’en souvient-il3? nous voguions en silence4; On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux, Que le bruit des rameurs5 qui frappaient en cadence6

Tes flots harmonieux. 16

Tout à coup des accents7 inconnus à la terre Du rivage charmé frappèrent les échos; Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chère

Laissa tomber ces mots: 20

«Ô temps! suspends ton vol; et vous, heures propices «Suspendez votre cours

«Laissez-nous savourer les rapides délices «Des plus beaux de nos jours! 24

«Assez de malheureux ici-bas vous implorent, «Coulez, coulez pour eux;

«Prenez avec leurs jours les soins8 qui les dévorent, «Oubliez les heureux. 28

«Mais je demande en vain quelques moments encore, «Le temps m’échappe et fuit;

«Je dis à cette nuit: Sois plus lente; et l’aurore «Va dissiper la nuit. 32

«Aimons donc, aimons donc! de l’heure fugitive, «Hâtons-nous9, jouissons!

«L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive; «Il coule, et nous passons!» 36

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Temps jaloux, se peut-il que ces moments d’ivresse, Où l’amour à longs flots nous verse le bonheur, S’envolent loin de nous de la même vitesse

Que les jours du malheur? 40

Eh quoi! n’en pourrons-nous fixer au moins la trace? Quoi! passés pour jamais! quoi! tout entiers perdus! Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,

Ne nous les rendra plus! 44

Éternité, néant10, passé, sombres abîmes11, Que faites-vous des jours que vous engloutissez? Parlez: nous rendrez-vous ces extases sublimes

Que vous nous ravissez12? 48

Ô lac! rochers muets! grottes! forêt obscure! Vous, que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir, Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,

Au moins le souvenir! 52

Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages, Beau lac, et dans l’aspect de tes riants coteaux13, Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages

Qui pendent sur tes eaux. 56

Qu’il soit dans le zéphyr14 qui frémit et qui passe, Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés, Dans l’astre au front d’argent qui blanchit ta surface

De ses molles clartés. 60

Que le vent qui gémit, le roseau15 qui soupire, Que les parfums légers de ton air embaumé16, Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,

Tout dise: Ils ont aimé! 64

1. L’année s’est à peine achevée. 2. Côtés lacérées. 3. T’en souviens-tu? 4. Un souvenir de la Nouvelle Héloïse de Rousseau (1761), où Julie et

Saint-Preux font une promenade nocturne sur le lac aussi riche en émotions que celle d’Alphonse de Lamartine et de Julie Charles.

5. Ceux qui rament, qui font avancer un bateau à l’aide des rames. 6. Selon un rythme régulier. 7. Mots, chants. 8. Soucis.

9. Dépêchons-nous. 10. Vide. 11. Abysses, gouffres. 12. Volez. 13. Petites collines. 14. Dans la Grèce antique, personnification du vent d’ouest; par

extension, tout vent tiède et agréable. 15. Plante qui pousse au bord de l’eau, à la tige flexible. 16. Parfumé.

Comprendre et analyser

1. Étudiez le premier mot du poème. Est-il employé correctement? Quel effet produit cette «faute»?

2. La première strophe est une sorte de préambule. Quelle métaphore utilise le poète pour parler de la vie et du temps? Comment le sujet grammatical donne-t-il à cette strophe son caractère de réflexion générale? Quelle question fondamentale est posée ici? Où trouve-t-on la réponse à cette question?

3. Qui parle dans les strophes 2-5 et 10-16, puis dans les strophes 6-9? Quel artifice métrique souligne le changement de voix?

4. Que demande la jeune femme au temps? Dans quels vers exprime-t-elle le thème du carpe diem?

5. Quelle constatation amère le poète formule-t-il aux vers 41-44? Que représente le temps dans l’invective du poète, aux vers 45-48?

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6. Montrez comment le thème de l’eau et celui du temps – annoncés dès la première strophe – se superposent o au vers 3 ................................................................................................................................................................................... o au vers 26 ................................................................................................................................................................................ o au vers 35 .................................................................................................................................................................................

7. Analysez la treizième strophe (vers 49-52): l’humanité, soumise au pouvoir tyrannique et destructeur du temps, a pourtant un allié. Lequel? En quoi consiste sa force, capable de vaincre le temps?

8. Que demande le poète dans son appel à la Nature aux vers 51-52?

9. Analysez les trois dernières strophes. Sur quel procédé rhétorique sont-elles construites? Quel est l’effet recherché par le poète?

10. Peut-on dire que, malgré la tristesse qui domine, ce poème se conclut sur une note positive?

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Le roman à l’épreuve du romantisme

La première moitié du XIXe siècle est marquée par un nombre croissant de romans qu’un public de plus en plus vaste apprécie. Le genre romanesque est le premier à se faire l’interprète de la sensibilité romantique; l’intimisme des premières années laisse bientôt la place aux romans historiques de Vigny, de Hugo et de Dumas, où les thèmes romantiques abondent encore, puis au réalisme de Balzac, de Stendhal.

Les romantiques ont toujours été fascinés par le mystère, par le côté inquiétant qui perce sous l’apparence, la littérature fantastique qui passionne l’Europe en racontant des faits qui vont au-delà des limites de la raison.

Stendhal (1783-1842) Stendhal, pseudonyme de Henri Beyle, est né à Grenoble dans une famille de la

bourgeoisie. Très tôt orphelin de mère, il est élevé avec rigidité par son père et une tante. Il se consacre quelque temps aux mathématiques mais rêve d’une vie passionnée et de gloire militaire. En 1800, il est sous-lieutenant dans l’armée d’Italie, un pays qui le touche profondément – «cinq à six mois de bonheur céleste, complet», dira-t-il de cette période. C’est en tant qu’officier de Napoléon qu’il peut découvrir l’Europe (l’Allemagne, l’Autriche, la Saxe, la Russie), mais cette carrière s’interrompt brutalement à la chute de l’Empire.

Espérant refaire son existence loin de la France de la Restauration, Beyle s’installe dans l’Italie qu’il adore, à Milan. Pour son essai Rome, Naples et Florence, il emprunte à une ville prussienne, Stendhal, son nom de plume. Durant cette période, probablement la plus heureuse de sa vie, il tombe follement amoureux d’une amie de Foscolo, Matilde Viscontini Dembowska, mais cette passion n’est pas partagée.

Ses liens avec les libéraux italiens en font un suspect aux yeux de la police autrichienne qui l’oblige à rentrer en France. À Paris, il fait publier De l’amour qui passe inaperçu. Il en sera de même pour les ouvrages suivants: un essai sur le théâtre, Racine et Shakespeare, et son premier roman, Armance ou quelques scènes d’un salon de Paris en 1827. Quant à ce que l’on considère aujourd’hui comme l’un de ses chefs-d’œuvre, Le Rouge et le Noir, il déconcerte la critique. Après l’avènement de Louis-Philippe, Stendhal est nommé consul à Trieste – mais le gouvernement autrichien s’y oppose – puis il est affecté à Civitavecchia, une ville dont le caractère provincial le déçoit; il vivra ce séjour comme une sorte d’exil. Il partage son temps entre la France et l’Italie, et continue à écrire avec assiduité: deux œuvres à caractère autobiographique (Souvenirs d’égotisme, Vie de Henry Brulard), trois romans inachevés (Lucien Leuwen, Le Rose et le Vert, Lamiel) ainsi qu’un recueil de nouvelles inspirées par des chroniques italiennes du XVIe siècle (Chroniques italiennes). Avant de mourir à Paris à cinquante-huit ans et pratiquement inconnu de ses contemporains, il parvient à terminer La Chartreuse de Parme, dont le cadre est cette Italie que l’auteur a choisie comme patrie d’élection. «Arrigo Beyle, milanese», telle est l’épitaphe que Stendhal demande pour sa tombe. 1817 Histoire de la peinture en Italie – essai 1817 Rome, Naples et Florence – essai 1822 De l’amour – essai 1823 Vie de Rossini

1823-25 Racine et Shakespeare – essai 1827 Armance ou quelques scènes d’un salon de Paris en

1827 – roman 1830 Le Rouge et le Noir – Chroniques de 1830 – roman

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1832 Souvenirs d’égotisme – autobiographie 1834 Lucien Leuwen – roman inachevé 1835-36 Vie de Henry Brulard – autobiographie

(posth.1890)

1837-39 Chroniques italiennes – nouvelles 1838 Le Rose et le Vert – roman inachevé 1839 La Chartreuse de Parme – roman 1839-41 Lamiel – roman inachevé (1888 posth.)

De l’amour

Premier pas de Stendhal vers une écriture réaliste, De l’Amour se propose de comprendre et d’analyser le sentiment amoureux, sans doute le thème capital de toute la littérature. Composé sous l’influence des idéologues – philosophes du début du XIXe siècle qui ont tenté de formuler une explication scientifique des comportements humains –, le livre n’a aucun succès mais reste un document important pour comprendre la démarche intellectuelle de Stendhal, qui a voulu déchiffrer le mécanisme amoureux avant de le peindre dans ses œuvres.

Le climat, le système politique et l’éducation influence la manière d’aimer, et c’est pourquoi Stendhal propose une classification de l’amour en quatre catégories: l’amour-passion, l’amour-goût, l’amour physique et l’amour de vanité. Le processus amoureux, quant à lui, évolue en différentes phases. Stendhal en dénombre sept: au début c’est l’admiration, puis le plaisir des baisers, l’espérance et finalement la naissance de l’amour. Vient ensuite la «première cristallisation», suivie du doute et de la «seconde cristallisation». Cette loi psychologique, une véritable «découverte» de Stendhal, est restée célèbre:

Laissez travailler la tête d’un amant pendant vingt-quatre heures, et voici ce que vous trouverez: Aux mines de sel de Salzbourg, on jette, dans les profondeurs abandonnées de la mine, un rameau d’arbre effeuillé par l’hiver; deux ou trois mois après on le retire couvert de cristallisations brillantes […]. Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections […] (De l’Amour, ch. 2)

La «chasse au bonheur» Stendhal n’est pas étranger au mouvement romantique: dans son essai Racine et

Shakespeare, il est l’un des premiers à s’interroger sur les différences entre deux traditions théâtrales avant de prendre résolument position en faveur de la modernité et du sentiment. Il va pourtant au-delà des tournures qui caractérisent le style romantique pour approfondir la réalité en s’efforçant d’arriver à l’essentiel, à la vérité pure et simple.

Qu’il s’agisse de la vie de ses héros fictifs ou de son existence personnelle, Stendhal se place toujours dans la perspective d’une «chasse au bonheur», autrement dit d’une quête, ardente et passionnée, de l’amour, de la gloire, du succès. On appelle d’ailleurs beylisme ce mélange romantique d’ambition, d’énergie vitale, d’individualisme et de «virtù» – Stendhal préfère le mot italien –, la force d’âme qui permet de surmonter l’hypocrisie et les obstacles de la morale et des conventions sociales.

Le bonheur véritable, toutefois, ne viendra qu’après avoir pris conscience de la vanité de l’ambition aveugle: c’est derrière les barreaux que Julien comprend la sincérité de ses sentiments pour Mme de Rênal, tandis que Fabrice rencontre l’amour pendant qu’il est incarcéré dans la Tour Farnèse.

Les écrits autobiographiques La vie de Henri Beyle fait partie intégrante de l’œuvre de Stendhal. Contrairement

à Chateaubriand, Stendhal n’entend pas laisser à la postérité une image grandiose et monumentale, mais tout simplement faire «le tableau des révélations du cœur». De 1801 à 1819, l’écrivain tient un journal puis, à Civitavecchia, il entreprend et abandonne Souvenirs d’égotisme, avant de décrire, entre 1835 et 1836, son enfance et sa jeunesse jusqu’à son exaltante arrivée en Italie dans le sillage de Napoléon; le résultat est La Vie de Henry Brulard.

Ces trois ouvrages autobiographiques se complètent sur le plan chronologique quoique premier, le journal, n’ai pas été rédigé pour être publié. Stendhal a recours à la même technique, un style fondé sur la spontanéité. Des dessins, de mystérieuses initiales,

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des passages en anglais ou en italien impriment à l’ensemble une touche d’improvisation. Les sentiments sont analysés à partir des sensations immédiates qui donnent lieu à une sincérité aux accents parfois déconcertants:

Je ne sais pas si je suis bon, méchant, spirituel, sot. Ce que je sais parfaitement, ce sont les choses qui me font peine ou plaisir, que je désire ou que je hais.

Le réalisme subjectif «Un roman, c’est un miroir que l’on promène le long d’un chemin.» Cette

définition pose Stendhal en précurseur du courant réaliste qui s’apprête à dominer la scène littéraire. Ses œuvres romanesques sont ancrées dans la réalité historique et sociale, mais il ne s’occupe pas des grandes figures de l’Histoire ni ne manipule les événements à des fins artistiques. L’attachement aux «petits faits vrais» et la documentation historique scrupuleuse pourraient d’ailleurs faire de lui un champion de l’objectivité.

Toutefois, Stendhal n’est pas un narrateur impassible et impartial. Chez lui, le fil du récit est constamment interrompu par des intrusions d’auteur: il intervient pour commenter l’action ou lancer des pointes ironiques sur le comportement des personnages. La réalité n’est pas décrite en termes objectifs, mais filtrée à travers les yeux de tel ou tel personnage, qui devient alors le porte-parole de l’auteur.

Stendhal renonce à la présence encombrante d’un narrateur omniscient et aux descriptions, minutieuses et interminables, à la Balzac. Ainsi, son «réalisme subjectif» (Georges Blin) finit paradoxalement par accroître l’illusion du vrai.

L’écrivain égotiste et le Code civil Parfaitement conscient de la distance qui le sépare des écrivains du moment, cet

italomane et anglophile dédicace La Chartreuse «To the happy few», à l’heureuse élite qui, pour ainsi dire, sera en mesure de le comprendre. Il prévoit même dans La Vie de Henry Brulard: «Je mets un billet de loterie dont le gros lot se réduit à ceci: être lu en 1935». Il n’avait pas tort: ses contemporains ont réservé à Stendhal une indifférence hostile mais, dès la fin du XIXe siècle, la critique et les lecteurs l’ont placé parmi les plus grands écrivains de tous les temps.

La valeur de ces livres ne tient pas au style impeccable – loin de là – mais plutôt à l’intelligence et à la passion qui les animent. Tout imprégné d’égotisme – l’anglicisme qu’il utilise pour définir son individualisme forcené, véritable culte du moi –, Stendhal investit son œuvre de sa propre expérience. On lui a reproché de son temps une langue trop sobre, peu descriptive, qui excède en tours allusifs, en ellipses, qui préfère la juxtaposition des éléments de la phrase aux articulations logiques. Stendhal refuse d’ailleurs la prose poétique de Chateaubriand, la rhétorique de Victor Hugo, l’excès des détails chez Balzac. «Le meilleur [style] est celui qui se fait oublier et laisse voir le plus clairement les pensées qu’il énonce» (Lettre à Balzac, 16 octobre 1840): voilà pourquoi le grand modèle de Stendhal est la prose du XVIIIe siècle et la sécheresse du Code civil qui en est l’aboutissement.

LE ROUGE ET LE NOIR À l’origine de ce roman au sous-titre significatif, «chronique de 1830», on trouve

deux faits divers: l’affaire Lafargue – un homme qui a tué sa maîtresse – et l’affaire Berthet – un ancien séminariste devenu l’amant puis l’assassin d’une femme dont il a été le précepteur. C’est la première fois qu’un romancier du XIXe siècle s’appuie sur des

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anecdotes de l’actualité. Ce premier chef-d’œuvre, qui n’a pas eu de succès, représente bien l’idéologie

stendhalienne: dans la tradition du Bildungsroman (roman de formation), le romancier retrace l’évolution individuelle d’un jeune ambitieux perpétuellement en conflit entre opportunisme et sensibilité; il y ajoute l’analyse de la société de l’époque, hostile envers tous ceux qui n’ont pas la chance d’être «bien nés».

L’action À Verrières, une petite ville de Franche-Comté, Julien Sorel, fils d’un menuisier, a

l’ambition de s’affranchir d’une condition sociale qu’il juge étriquée. Il laisse vagabonder son imagination au fil de ses nombreuses lectures et éprouve une admiration sans bornes pour Napoléon. S’il était né quelques années auparavant, il aurait pu entreprendre la carrière militaire (le «Rouge») mais, dans la morne société de la Restauration, sa soif de réussite ne peut être assouvie qu’en choisissant l’Église (le «Noir»).

Introduit chez Monsieur de Rênal en tant que précepteur de ses enfants, Julien séduit sa timide jeune femme. Lorsque le scandale éclate, il abandonne son poste et retourne au séminaire. Aidé par le directeur, il trouve une place à Paris comme secrétaire du marquis de La Mole. Devenu l’amant de Mathilde, la fille du marquis, ses ambitions sont sur le point de se réaliser: la jeune femme attend un enfant de lui et parvient à faire accepter un mariage réparateur à son père.

Poussée par son confesseur, Mme de Rênal, à laquelle le marquis s’est adressé en quête de références, dénonce en Julien un arriviste sans scrupules. Pour se venger, celui-ci retourne à Verrières, la rejoint à l’église et la blesse d’un coup de pistolet. Il est condamné à mort car, au lieu de se repentir de son geste, il provoque les juges en accusant la société de l’avoir destiné à l’hypocrisie. En prison, les visites de Madame de Rênal sont pour Julien autant de moments de bonheur véritable. Il accepte toutefois la mort et semble même la rechercher. Après l’exécution, Mathilde s’empare de sa tête et l’enterre dans une grotte qu’elle fait orner de marbres italiens. Mme de Rênal meurt trois jours plus tard «en embrassant ses enfants».

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«Tu liras donc toujours tes maudits livres?» Le maire ultra M. de Rênal a rendu visite au charpentier Sorel dont il souhaite embaucher le fils, Julien, comme précepteur de ses enfants. C’est dans le quatrième chapitre que le héros du roman apparaît pour la première fois, dans un milieu auquel il est totalement étranger.

En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor1; personne ne répondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèces de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient2 les troncs de sapin, qu’ils allaient porter à la scie. […] Ils n’entendirent pas la voix de leur père. Celui-ci se dirigea vers le hangar; en y entrant, il chercha vainement Julien à la place qu’il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l’aperçut à cinq ou six pieds3 plus haut, à cheval sur l’une des pièces de la toiture4. Au lieu de surveiller 5

attentivement l’action de tout le mécanisme, Julien lisait. Rien n’était plus antipathique au vieux Sorel; il eût5 peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force et si différente de celle de ses aînés; mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas lire lui-même.

Ce fut en vain qu’il appela Julien deux ou trois fois. L’attention que le jeune homme donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l’empêcha d’entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son âge, 10

celui-ci sauta lestement sur l’arbre soumis à l’action de la scie, et de là sur la poutre6 transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien; un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte7, lui fit perdre l’équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds8 plus bas, au milieu des leviers9 de la machine en action, qui l’eussent10 brisé, mais son père le retint de la main gauche, comme il tombait: 15

– Eh bien, paresseux! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure.

Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique que pour la perte de son livre qu’il adorait. 20

– Descends, animal, que je te parle. Le bruit de la machine empêcha encore Julien d’entendre cet ordre. Son père, qui était descendu, ne

voulant pas se donner la peine de remonter sur le mécanisme, alla chercher une longue perche11 pour abattre des noix et l’en frappa sur l’épaule. À peine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. Dieu sait ce qu’il va me faire! se disait le jeune homme. En passant, il 25

regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre; c’était celui de tous qu’il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène12.

Il avait les joues pourpres et les yeux baissés. C’était un petit jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits irréguliers, mais délicats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs, qui, dans les moments tranquilles, annonçaient de la réflexion et du feu, étaient animés en cet instant de 30

l’expression de la haine la plus féroce. Des cheveux châtain foncé, plantés fort bas, lui donnaient un petit front, et, dans les moments de colère, un air méchant. Parmi les innombrables variétés de la physionomie humaine, il n’en est peut-être point qui se soit distinguée par une spécialité plus saisissante13. Une taille svelte et bien prise14 annonçait plus de légèreté que de vigueur. Dès sa première jeunesse, son air extrêmement pensif et sa grande pâleur avaient donné l’idée à son père qu’il ne vivrait pas ou qu’il vivrait pour être une 35

charge à sa famille. Objet des mépris de tous à la maison, il haïssait ses frères et son père; dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il était toujours battu.

Le Rouge et le Noir (1830), I, 4.

1. Voix forte et retentissante. 2. Couper (à angles droits). 3. Trois mètres, trois mètres et demi. Bien que la Révolution ait introduit

le système métrique, dans la France profonde on utilisait encore les anciennes mesures comme le pied, qui équivaut à 324 mm.

4. La critique a parfois interprété cette scène de façon symbolique: Julien se trouve plus haut que son père, mais en équilibre instable, comme s’il cherchait à s’élever dans l’échelle sociale, au-delà de la médiocrité de la scierie paternelle.

5. Aurait. 6. Grosse pièce de bois servant de support.

7. Un coup sur la tête avec le plat de la main. La calotte est une sorte bonnet.

8. Quatre ou cinq mètres. 9. Commandes. 10. Auraient. 11. Un bâton. 12. Le texte que Napoléon avait dicté à Emmanuel-Augustin-Dieudonné,

comte de Las Cases (1766-1842). 13. Évidente. 14. Fine et proportionnée.

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Comprendre et analyser

1. Julien apparaît immédiatement comme un être à part: aspect physique, intérêts, tempérament… tout le sépare de son contexte familial. Repérez les notations qui s’appliquent

au père Sorel: ...............................................................................................................................................

aux frères de Julien: .....................................................................................................................................

à Julien lui-même: a) portrait physique: .............................................................................................................................................

........................................................................................................................................................................ ........................................................................................................................................................................

b) portrait moral: ................................................................................................................................................. ........................................................................................................................................................................ ........................................................................................................................................................................

2. Stendhal retrace ici deux mondes incompatibles.

Par quels mots le père s’adresse-t-il à son fils? ....................................................................................... ........................................................................................................................................................................

Quels sentiments éprouvent le père et les frères envers Julien et ses occupations? ......................... ........................................................................................................................................................................

Que ressent Julien envers eux? .................................................................................................................. ........................................................................................................................................................................

3. Ce passage est une sorte de «scène d’ouverture». Quels effets le contraste avec le milieu familial va-t-il avoir sur l’ambition de Julien?

4. Le narrateur est homodiégétique hétérodiégétique

5. Le narrateur adopte la focalisation zéro interne (le point de vue est celui de ………………………………) externe mixte (justification ………………………………………………………………………………………………)

6. Y a-t-il des interventions directes du narrateur?

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Honoré de Balzac (1799-1850) Honoré Balzac est né à Tours, dans une famille de bourgeois ambitieux; son père,

d’origine très modeste, est parvenu à un poste de haut fonctionnaire dans l’administration militaire tandis que sa jeune mère – elle a trente-deux ans de moins que son mari – provient d’un milieu de commerçants parisiens. Laissé aux soins d’une nourrice puis enfermé dans un collège (1807-13), Honoré a longtemps réfléchi sur l’indifférence de cette femme qui lui préfère son frère cadet, Henri, né d’un adultère. De même, il s’est interrogé plus tard sur le destin tragique de sa sœur Laurence, qui meurt à vingt ans après un mariage malheureux, voulu par ses parents (et à l’occasion duquel les Balzac avaient ajouté la particule à leur nom). Ce sont des expériences qui ont sans aucun doute marqué le futur auteur des Scènes de la vie privée.

Honoré fait son droit à Paris et travaille quelque temps dans un cabinet de notaire, mais c’est pour la philosophie et la littérature qu’il s’enthousiasme. La rencontre avec un groupe de jeunes écrivains qui rédigent des romans d’aventures lui permet de sortir de son isolement: de 1821 à 1824, il imite sous différents pseudonymes les romans de Walter Scott et d’autres auteurs célèbres, apprenant ainsi à maîtriser les techniques de narration. Attiré par tous les métiers du livre, il se lance, en 1825, dans la typographie et l’édition, mais il fait faillite et continuera à payer des dettes des années durant.

Il sera aidé sur le plan financier par Laure de Berny, une maîtresse qui a vingt ans de plus que lui et qui jusqu’à sa mort, en 1836, ne cessera de lui octroyer de judicieux conseils dans le domaine littéraire. En 1829, il signe de son vrai nom Le Dernier Chouan ou la Bretagne en 1800 mais le succès vient d’un essai, sérieux et très critique sous des apparences badines, La Physiologie du mariage. Le scandale dans le monde du journalisme parisien fait de Balzac une célébrité: les revues s’arrachent ses articles et des récits qu’il consacre avant tout à une description impitoyable des mœurs de l’époque. Il doit sa réputation de romancier à La Peau de chagrin, un roman fantastique qui semble transposer Les Mille et Une Nuits dans le Paris de 1830.

Le public accueille chaleureusement les romans qui viennent ensuite et qui ont pour cadre tantôt Paris, tantôt la province. Il n’en va pas de même avec la critique traditionaliste qui juge sévèrement l’ambition balzacienne de représenter l’ensemble de la société. Cela n’empêchera pas l’auteur de réunir ces quelque quatre-vingt-dix ouvrages en un grand cycle, La Comédie humaine. Les femmes sont les plus grandes admiratrices de Balzac. La comtesse Eveline Hanska, qui lui écrit d’Ukraine, deviendra son grand amour; il parviendra à l’épouser après bien des années d’attente en mars 1850, quelques mois avant de mourir.

Une existence brève où les contradictions sont de mise: couvert de dettes, Balzac n’en aime pas moins le luxe et collectionne les œuvres d’art; l’argent est d’ailleurs au cœur de bon nombre de ses romans. Il s’en prend avec lucidité aux injustices de la société dans laquelle il vit et défend les droits des écrivains et des artistes, mais il adhère au parti légitimiste. Après lui, le roman européen ne sera plus le même: les questions sociales auront été posées, les classes et les professions les plus variées représentées et l’on se sera interrogé sur de subtils problèmes psychologiques. 1829 Le Dernier Chouan ou la Bretagne en 1800 (plus

tard Les Chouans) 1829 La Physiologie du mariage – essai

1831 La Peau de chagrin 1831 Les Proscrits 1831-37 Le Chef-d’œuvre inconnu

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1832 Le Colonel Chabert 1832 Louis Lambert 1833 Eugénie Grandet 1834 La Recherche de l’absolu 1835 Le Père Goriot 1835 Le Lys dans la vallée 1835 Séraphita

1837 César Birotteau 1837-43 Illusions perdues 1841 Une ténébreuse affaire 1844 Les Paysans 1846 La Cousine Bette 1847 Le Cousin Pons

Un écrivain révolutionnaire? Dans le Paris inquiet et en quête de nouveautés qui sert de cadre à la révolution de

juillet, Balzac est un journaliste et un conteur très à la mode. Il forge des néologismes («intelligenciel», «minotauriser [= tromper] son mari»); il évoque les époques et les lieux les plus variés; il essaie à peu près tous les genres narratifs: le roman historique (Les Chouans), la description des mœurs contemporaines (Eugénie Grandet), le roman philosophique (La Peau de chagrin, Séraphita), et même la caricature ou le récit onirique.

Dès 1830, 1830, Balzac se proclame monarchiste et conservateur mais dénonce les injustices: ses romans fourmillent de bourgeois avides, d’arrivistes provinciaux, de capitalistes avares et égoïstes. À une époque où tout s’achète, la puissance barbare de l’argent donne le pouvoir ou détruit les êtres. La jungle humaine est soumise aux lois économiques et, à la différence des espèces animales, l’appartenance à une classe sociale n’est pas immuable: en province comme à Paris, l’argent est le véritable moteur de la machine sociale. Cette analyse des aspects inhumains de la société a suscité l’admiration du philosophe allemand Karl Marx. Dans le discours qu’il prononce lors de l’enterrement de Balzac, en 1850, Victor Hugo s’exprime en ces termes:

À son insu, qu’il le veuille ou non, qu’il y consente ou non, l’auteur de cette œuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolutionnaires. Balzac va droit au but. Il saisit corps à corps la société moderne.

Une écriture composite Balzac analyse la société où il vit dans de longues descriptions extrêmement

détaillées. Convaincu de l’osmose entre le milieu, la psychologie et les agissements des personnages, l’écrivain rédige ses romans en commençant par illustrer avec précision les lieux. Ses ouvrages présentent une structure en deux temps que l’on peut assimiler à un procédé cinématographique: l’exposition est lente et descriptive comme si la caméra se déplaçait peu à peu de la vue panoramique – les abords de la ville, la ville, le quartier, la rue, la maison – pour arriver au gros plan sur les personnages. C’est alors que l’action peut démarrer, emportée par des passions brutales et parfois destructrices. Ce réalisme est toutefois mitigé par une imagination débordante et par un intérêt très romantique pour tout ce qui touche le fantastique▼. Par ailleurs, les histoires que Balzac raconte et les personnages qu’il crée ne sont jamais une copie exacte de la réalité mais une synthèse efficace fondée sur une observation attentive.

L’usage désinvolte de la langue, un style que la rapidité de l’écriture ne permet pas toujours de surveiller et une structure schématique, typique du feuilleton, ont valu à Balzac des critiques parfois très sévères. Malgré tout, cette audace linguistique et le caractère monumental de son œuvre ont fait de lui le père du roman moderne, dans la mesure où il consacre définitivement un genre ouvert à toutes les possibilités, sans exception.

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Le «genre» fantastique

Les romantiques sont fascinés par le mystère, par le côté inquiétant qui perce sous l’apparence. Au début du XIXe siècle, le goût pour le fantastique se répand dans toute l’Europe grâce aux récits de l’allemand Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822). La réalité concrète y est perçue comme absurde et l’homme retrouve l’unité profonde avec l’univers grâce au rêve, à l’hallucination, à la folie. Hoffmann, compositeur, chef d’orchestre, peintre, victime de l’alcool et du jeu, constituera une sorte de modèle pour des romantiques tels que Musset, Gautier, Mérimée, Nerval, ou Baudelaire.

Dans Introduction à la littérature fantastique (1970), Tzvetan Todorov situe le récit fantastique par rapport à la «réalité» et à «l’imaginaire»

Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier. Celui qui perçoit l’événement doit opter pour l’une des deux solutions possibles: ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont; ou bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. […] Le fantastique occupe le temps de cette incertitude; dès qu’on choisit l’une ou l’autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel.

Une philosophie de l’énergie Lecteur passionné de Rousseau et de Leibniz, des philosophes du XVIIIe siècle et

des mystiques anciens et modernes, auteur lui-même dans sa jeunesse de plusieurs écrits philosophiques (l’Essai sur le génie poétique, par exemple), Balzac a essayé de donner à l’ensemble de son œuvre des fondements philosophiques solides. Sa vision de la nature naît d’une synthèse entre la science de son temps et les rêveries des mystiques: la matière et l’esprit n’existent pas en tant que réalités séparées, il n’y a qu’une seule réalité traversée par un courant continuel d’énergie.

C’est encore sur l’idée d’énergie que Balzac fonde son interprétation du destin de l’homme: chaque individu dispose, à sa naissance, d’une quantité finie d’énergie qu’il dépensera au cours de sa vie. Il peut choisir entre une existence calme et paisible, qui lui assurera la longévité, et une vie passionnée, qui brûlera rapidement sa force vitale.

Les passions sont des torrents de pensée. […] La pensée est plus puissante que ne l’est le corps, elle le mange, l’absorbe et le détruit; la pensée est le plus violent de tous les agents de destruction, elle est le véritable ange exterminateur de l’humanité. (Les Martyrs ignorés, 1837)

Des Études sociales à La Comédie humaine Un trait du caractère de M. de Balzac, c’est, aussitôt qu’il écrit la première page d’un livre,

d’avoir tout de suite trente autres volumes en idée devant lui et de rêver ainsi des séries indéterminées qui doivent, en se rejoignant, former une œuvre immense. (Sainte-Beuve, «Revue des Deux-Mondes», 15 novembre 1834)

Dès ses débuts, Balzac, qui se voit comme «Walter Scott plus un architecte», a en tête de regrouper ses œuvres de fiction pour en faire un édifice organique. Durant la rédaction du Père Goriot, en 1834, il a l’intuition de faire réapparaître certains personnages d’un roman à l’autre pour mieux relier ses récits entre eux et former une fresque cohérente. Cet ensemble pourrait s’intituler Études sociales. En 1841 le projet se concrétise grâce à un consortium d’éditeurs. Il aura pour titre La Comédie humaine pour souligner l’intention de l’auteur de brosser le portrait du monde moderne, comme Dante a donné celui du Moyen Âge dans La Divine Comédie.

La structure de La Comédie humaine L’idée première de La Comédie humaine fut d’abord chez moi comme un rêve […]. Cette idée

vint d’une comparaison entre l’Humanité et l’Animalité. […] Je vis que […] la Société ressemblait à

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la Nature. La Société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie? Les différences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un homme d’état, un commerçant, un marin, un poète, un pauvre, un prêtre, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l’âne, le corbeau, le requin, le veau marin [le phoque], la brebis, etc. Il a donc existé, il existera donc de tout temps des Espèces Sociales comme il y a des Espèces Zoologiques. Si Buffon a fait un magnifique ouvrage en essayant de représenter dans un livre l’ensemble de la zoologie, n’y avait-il pas une œuvre de ce genre à faire pour la Société? («Avant-Propos» à la Comédie humaine, 1842)

Balzac s’intéresse aux sciences naturelles et se propose de «faire concurrence à l’état civil». Il passe en revue toutes les variétés humaines, ces «deux ou trois mille figures saillantes d’une époque». Les hommes sont conditionnés par le milieu dans lequel ils vivent, comme les animaux, mais aussi par leur sexe, leur niveau d’instruction, leurs conditions économiques.

Chaque roman de cette œuvre gigantesque porte sur un type social différent et constitue le fragment d’une mosaïque qui, comme dans un classement scientifique, s’organise en sections et divisions. En 1845, après une gestation de plus de dix ans, Balzac peut enfin rédiger le plan de la Comédie humaine. Il prévoit 137 romans, dont 86 seront achevés alors que 51 resteront à l’état d’ébauches plus ou moins avancées. Le projet sera par la suite revu, complété et réorganisé. La composition définitive (telle qu’elle apparaît dans l’édition de la Pléiade) comporte 89 titres, répartis en trois sections inégales.

Le nombre de personnages est impressionnant: il y en a plus de 2000 et près de 550 reviennent dans plus d’un roman. La narration s’étend de la Révolution française à l’époque de Balzac, avec quelques échappées antérieures.

ETUDES DE MŒURS LES EFFETS

les différents types humains, «les sentiments, les caractères, et la vie des hommes» scènes de

la vie privée scènes de

la vie de province scènes de

la vie parisienne scènes de

la vie politique scènes de

la vie militaire scènes de

la vie de campagne 27 romans 10 romans 19 romans 4 romans 2 romans 4 romans

ETUDES PHILOSOPHIQUES LES CAUSES

les raisons – instincts, vices, passions – qui déterminent les sentiments et les comportements humains on y retrouve les mythes qui fondent la pensée de Balzac

20 romans

ETUDES ANALYTIQUES LES PRINCIPES

les fondements sur lesquels repose la société: les institutions, les lois et les usages 3 romans

LE PERE GORIOT Au tout début de ce roman qui entrera par la suite dans les «Scènes de la vie

privée», Balzac se demande si cette histoire «sera comprise au-delà de Paris». Il faut en fait songer à la fascination que la capitale exerçait sur un provincial dans la première moitié du siècle, avec son animation, ses lumières, ses fastes, ses palais. Si le Paris élégant

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et riche n’a pas d’équivalent en province, celui des miséreux est oppressif et dangereux. C’est bien sur le contraste entre les deux visages de la ville que se fonde Le Père Goriot, un roman de formation et plus exactement de l’éducation parisienne d’un jeune provincial, noble mais pauvre, Eugène de Rastignac.

L’action En 1819, dans la pension sordide de Madame Vauquer, au Quartier latin, logent

toutes sortes d’individus parmi lesquels des étudiants provinciaux, un ancien fabriquant de pâtes (le Père Goriot), une jeune héritière répudiée par son père et un mystérieux personnage qui semble vouloir dominer tous les autres, Vautrin. Le jeune étudiant Eugène de Rastignac reçoit ses offres ambiguës de protection; l’homme lui propose notamment d’épouser la fille d’un banquier s’il parvient à se débarrasser du frère de cette dernière. Eugène refuse ce marché criminel et ouvre peu à peu les yeux sur la véritable nature d’une société sans scrupules. L’évolution morale de Rastignac croise le destin des autres pensionnaires, du Père Goriot en particulier, qui s’est ruiné par amour pour ses deux filles et vit désormais dans l’indigence et la solitude car celles-ci, après avoir contracté un mariage avantageux, le négligent et ne pensent qu’à lui soutirer de l’argent. Rastignac sera le seul à accompagner le cercueil de ce père mort de dévouement [extrait]. Il a parfaitement compris la leçon du monde parisien: il faut être impitoyable pour pouvoir y survivre.

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«J’ai vécu pour être humilié» Le Père Goriot est un titre à double sens: d’une part, Jean-Joachim Goriot n’est plus «Monsieur» mais, vu sa misérable condition, simplement «le père»; d’autre part, l’ex-fabricant de pâtes est vraiment le père de deux ingrates, Delphine et Anastasie. Sur son lit de mort, assisté par Rastignac, Goriot invoque ses filles qui le laisseront mourir seul, l’une pour aller au grand bal et l’autre parce qu’elle doit discuter affaires et famille avec son mari. Dans un long monologue, dont on ne trouvera ci-dessous qu’un passage, il laisse éclater toutes les contradictions d’un personnage inspiré par King Lear de Shakespeare, un père abandonné, comme Goriot, par deux filles égoïstes et cruelles.

Mes filles, mes filles, Anastasie, Delphine! je veux les voir. Envoyez les chercher par la gendarmerie, de force! La justice est pour moi, tout est pour moi, la nature, le code civil. Je proteste. La patrie périra si les pères sont foulés aux pieds1. Cela est clair. La société, le monde roulent sur la paternité, tout croule si les enfants n’aiment pas leurs pères. Oh! les voir, les entendre, n’importe ce qu’elles me diront, pourvu que j’entende leur voix, ça calmera mes douleurs, Delphine surtout. Mais dites-leur, quand elles seront là, de ne 5

pas me regarder froidement comme elles font. Ah! mon bon ami, monsieur Eugène, vous ne savez pas ce que c’est que de trouver l’or du regard changé tout à coup en plomb gris. Depuis le jour où leurs yeux n’ont plus rayonné2 sur moi, j’ai toujours été en hiver ici; je n’ai plus eu que des chagrins3 à dévorer, et je les ai dévorés! J’ai vécu pour être humilié, insulté. Je les aime tant, que j’avalais4 tous les affronts par lesquels elles me vendaient une pauvre petite jouissance honteuse. Un père se cacher pour voir ses filles! Je leur ai donné ma 10

vie, elles ne me donneront pas une heure aujourd’hui! J’ai soif, j’ai faim, le cœur me brûle, elles ne viendront pas rafraîchir mon agonie, car je meurs, je le sens. Mais elles ne savent donc pas ce que c’est que de marcher sur le cadavre de son père! Il y a un Dieu dans les cieux, il nous venge malgré nous, nous autres pères. Oh! elles viendront! Venez, mes chéries, venez encore me baiser, un dernier baiser, le viatique5 de votre père, qui priera Dieu pour vous, qui lui dira que vous avez été de bonnes filles, qui plaidera pour vous6! 15

Après tout, vous êtes innocentes. Elles sont innocentes, mon ami! Dites-le bien à tout le monde, qu’on ne les inquiète pas à mon sujet. Tout est de ma faute, je les ai habituées à me fouler aux pieds. J’aimais cela, moi. […] Moi seul suis coupable, mais coupable par amour. Leur voix m’ouvrait le cœur. Je les entends, elles viennent. Oh! oui, elles viendront. La loi veut qu’on vienne voir mourir son père, la loi est pour moi. Puis ça ne coûtera qu’une course7. Je la payerai. Écrivez-leur que j’ai des millions à leur laisser. Parole d’honneur. […] 20

Vous ne mentirez pas, dites-leur des millions et quand même elles viendraient par avarice8, j’aime mieux être trompé, je les verrai. Je veux mes filles! je les ai faites! elles sont à moi!

Le Père Goriot (1835). 1. Écrasés. 2. Brillé. 3. Souffrances. 4. Ingurgitais.

5. Sacrement de l’eucharistie administré à un mourant. 6. Parlera en votre faveur. 7. Le prix d’un trajet en carrosse. 8. Même si elle venaient par cupidité (avarice).

Comprendre et analyser

1. De quoi le père Goriot se rend-il compte à l’heure ce sa mort?

2. Quelle image contradictoire donne-t-il de ses filles?

3. Le vieil homme énonce les raisons qui devraient amener ses filles à l’assister sur son lit de mort. Dans quel ordre apparaissent-elles? L’amour filial La loi La perspective de l’argent La punition divine

4. À quel moment le bouleversement de Goriot se transforme en un véritable délire?

5. Est-ce que le délire a privé Goriot de toute lucidité? Justifiez votre réponse.

6. De quoi le père Goriot s’accuse-t-il? Qu’est-ce qui l’a motivé?

7. Repérez toutes les occurrences du verbe venir et discutez-en l’emploi.

8. Goriot change constamment d’interlocuteur dans son délire. Citez des exemples où o il s’adresse à Rastignac: ........................................................................................................................................................... o il s’adresse à ses filles: .............................................................................................................................................................

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o il ne s’adresse à aucun interlocuteur en particulier: ..................................................................................................................

9. De brusques passages d’un état d’esprit à l’autre font de ce monologue un texte résolument moderne. Repérez les différents registres utilisés et citez le passage correspondant. Attention aux intrus. Dur et menaçant: ...................................................................................................................................................................... Familier: .................................................................................................................................................................................... Grossier: ................................................................................................................................................................................... Indigné: .....................................................................................................................................................................................

Pathétique: n’importe ce qu’elles me diront, pourvu que j’entende leur voix, ................................................................... Solennel: ................................................................................................................................................................................... Suppliant: ..................................................................................................................................................................................

10. Goriot formule aussi des maximes. Retrouvez-les: La patrie périra si les pères sont foulés aux pieds, ………………………………………………, ………………………………………………, ………………………………………………

11. «Je ne sais pas dire deux paroles de suite comme il faut», a dit le père Goriot quelques pages plus haut. Êtes-vous du même avis? Justifiez votre réponse.