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LES ANTINOMIES EN DROIT SOCIAL’ par LBopold MORGENTHAL, Ensival Pour nous, la definition generale de l’antinomie est la contra- diction entre deux lois ou principes dans leur application pratique, soit A un seul cas, soit a une categorie de cas particuliers. Nous y reviendrons en concluant cet expose. En effet, les lois sont toutes parfaites et supposees cohkrentes, et c’est uniquement le trouble resultant de l’impossibilite logique d’une commune application a une situation de fait donnk qui fait naitre l’antinomie. Disons immkdiatement qu’en droit les antinomies ne peuvent &re que prealables a un jugement, c’est-a-dire provisoires. L’objet de notre etude - faisant suite A celle de M. le professeur Foriers2 - est, precisement, d’examiner les precedes, ou tout au moins certains d’entre eux, que le juriste se voit contraint d’employer pour faire disparaitre la contrariete. Me Foriers avait tout d’abord situ6 le probleme sur le plan g6neral de la ddfinition, puis avait d6vclopp6 les solutions apportees A quelques cas pra- tiques particulierement symptomatiques. L’espece du guerisseur, par exemple 3, posait parfaitement la question : appliquer une loi, c’etait refuser inevitablement l’application de I’autre, et vice versa. La decision cit6e par notre prkdecesseur A cette tribune’ comportait d’ailleurs plusieurs passages oh le juge marquait son embarras, mais il hi fallait bien trancher. Quant A nous, nous voudrions centrer les debats sur une discipline speciale: le droit du travail, ou mieux la legislation sociale en y comprenant le droit de Communication faite A Bruxelles, le 4 novembre 1961, au Centre a Nous remercions M. le professeur P. FORIERS pour l’obligeance avec 3 Voir notamment Cass. franG., 30 ddc. 1953, Dall., 1954, Jar. 333 et 4 ibid. national de recherches de logique. laquelle il a mis B notre disposition son remarquable exposd. Corr. Orldans, 29 nov. 1951, J. C. P., 11, 6195, note Larguier.

LES ANTINOMIES EN DROIT SOCIAL

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LES ANTINOMIES E N D R O I T SOCIAL’

par LBopold MORGENTHAL, Ensival

Pour nous, la definition generale de l’antinomie est la contra- diction entre deux lois ou principes dans leur application pratique, soit A un seul cas, soit a une categorie de cas particuliers. Nous y reviendrons en concluant cet expose.

E n effet, les lois sont toutes parfaites e t supposees cohkrentes, et c’est uniquement le trouble resultant de l’impossibilite logique d’une commune application a une situation de fait donnk qui fait naitre l’antinomie.

Disons immkdiatement qu’en droit les antinomies ne peuvent &re que prealables a un jugement, c’est-a-dire provisoires.

L’objet de notre etude - faisant suite A celle de M. le professeur Foriers2 - est, precisement, d’examiner les precedes, ou tout au moins certains d’entre eux, que le juriste se voit contraint d’employer pour faire disparaitre la contrariete. Me Foriers avait tout d’abord situ6 le probleme sur le plan g6neral de la ddfinition, puis avait d6vclopp6 les solutions apportees A quelques cas pra- tiques particulierement symptomatiques. L’espece du guerisseur, par exemple 3 , posait parfaitement la question : appliquer une loi, c’etait refuser inevitablement l’application de I’autre, e t vice versa. La decision cit6e par notre prkdecesseur A cette tribune’ comportait d’ailleurs plusieurs passages oh le juge marquait son embarras, mais il h i fallait bien trancher. Quant A nous, nous voudrions centrer les debats sur une discipline speciale: le droit du travail, ou mieux la legislation sociale en y comprenant le droit de

Communication faite A Bruxelles, le 4 novembre 1961, au Centre

a Nous remercions M. le professeur P. FORIERS pour l’obligeance avec

3 Voir notamment Cass. franG., 30 ddc. 1953, Dall., 1954, Jar. 333 et

4 i b i d .

national de recherches de logique.

laquelle il a mis B notre disposition son remarquable exposd.

Corr. Orldans, 29 nov. 1951, J. C. P., 11, 6195, note Larguier.

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la securite sociale. Dans cette branche relativement nouvelle du droit, les antinomies foisonnent. Cet &at de fait provient de causes multiples. Nous en citerons specialement deux :

a) Le droit social n’est pas contenu dans un code unique, mais il fait l’objet d’une multitude de lois qui ont souvent un champ d’application different e t qui sont frequemment basees sur des principes distincts. La reglementation du travail a un caractere administratif e t penal tres apparent l, alors que les lois sur les contrats de travail e t d’emploi sont incontestablement des lois essentiellement civiles. Pour nous resumer, ces textes legaux n’ont jamais fait l’objet d’une coordination d’ensemble, m6me si cer- taines dispositions issues de lois distinctes, mais rdgissant une matikre determinee, font l’objet d’une coordination z.

b) Les textes en matikre de droit du travail ont etP promulgues a des dates extr6mement diverses. Les premieres lois se basaient sur les principes du liberalisme economique, en les temperant. Au cows des temps, les idees socialistes ont, de plus en plus, influence les redacteurs des lois nouvelles. Dks lors, l’esprit des textes pre- miers en date parait souveIit fondamentalement diffkrent dc celui des dispositions posterieures. De plus, cette technique de 16gis- lation par vagues successives permet souvent au legislateur de perdre de vue les textes antdrieurs qui touchent par un point quelconque A ce qu’il est en train d’examiner 3. D’ou la consequence : A nouveau, des antinomies risquent de surgir.

Nous nous attacherons a traiter trois problemes : 1. Les contrats de louage de services, specialement le cas du

2. Les lois relatives aux allocations familiales pour salaries

3. La loi du 12 juillet 1957 relative A la pension de retraite e t

contremaitre.

et la suppression de l’incapacite de la femme mariee.

de survie des employes.

Voir loi du 14 juin 1921, art. 20 et ss. a Lois coordonnkes relatives au contrat d’emploi. ArrCtB royal du

28 juillet 1955. Get arr6tk coordonne les lois du 7 aoat 1922, du 11 mars 1954 et certains articles des lois du 28 septembre 1932 et du 22 juillet 1952.

* Notre deuxikme exemple est particulikrement significatif A cet Bgard.

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Ce dernier cas est particulikrement interessant, car I’antinomie ne naft pas du choc de deux lois distinctes, mais bien de la manibre de classer les droits e t en conskquence pas d’une delimitation de compktence.

D’autre part, il convient de signaler que, dans chacune des trois hypothkses a examiner, nous ne pourrons fournir de solutions satisfaisantes, ni logiquement, ni juridiquement. Or, le juge, h i , devra faire bonne justice, e t sa decision ne reposera sur aucun fondement legal, donc, dbs lors, uniquement sur l’opportunite, la necessite ou la simple equite.

I . L e s contrats de louage de services,

spe‘cialement le cas d u contremaitre

Le contrat de travail e t le contrat d’emploi constituent pra- tiquement les deux variktes principales du contrat de louage de services. 11s sont d’ailleurs specialeinerit reglementes. 11s nous interessent au premier chef. Traditionnellement, ces conventions se distinguent l’une de l’autre par le caractbre de la prestation fournie : le contrat de travail s’applique aux travailleurs manuels, le contrat d’emploi aux travailleurs intellectuels. Nous n’en sommes gukre plus avances, car qu’est-ce qu’un manuel, un intellectuel ? En effet, l’epoque actuelle, il n’est plus de travail purement manuel. Quid en cas de melange des deux elements? I1 faut alors determiner la nature de la prestation d’apres l’element predo- minant z. Toutefois, la jurisprudence est souvent peu cohkrente : une dactylo, se bornant a recopier servilement des textes tout prkpares, sera consideree comme une employee, alors qu’un

l Le contrat d’emploi fait I’objet de la loi du 7 aofit 1922 plusieurs fois modifiCe par des lois postCrieures. Ces textes ont C t C coordonnCs par A. R. du 28 juillet 1955.

a Le contrat de travail est reg16 par la loi du 10 mars 1900. Cette loi a aussi C t c ! modifiCe A plusieurs reprises, notamment par les lois des 4 mars 1954 et 20 juillet 1960.

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linotypiste accomplissant une tilche similaire, mais techniquement plus compliquke, sera, la plupart du temps, qualifi6 d’ouvrier

Comment distinguer certainement les deux contrats ? D’apres un critere objecf i f? L’utilisation d’un porte-plume

ferait presumer l’existence d’un contrat d’emploi, ce serait donc l’instrument utilise qui permettrait de serier les hypotheses. Mais alors, quelle difference voit-on entre un chirurgien e t un boucher? Or, jamais personne n’a ose nier la qualit6 intellectuelle du travail de chirurgien.

Faut-il, des lors, s’en referer A un critere subjecfif, A savoir l’intelligence apportee dans l’execution du travail ? Ce critere n’est pas non plus tres satisfaisant : un technicien en electronique, dont le savoir-faire a necessit6 des annees d’etudes approfondies, est incontestablement un ouvrier, d’apres la tendance jurispru- dentielle, alors que la vendeuse de clous en vrac dans un grand magasin est unanimement reconnue en tant qu’employee z. D’autre part, peut-on admettre qu’il soit possible de mesurer l’intelligence de quelqu’un, alors que la definition mCme de ce que I’on entend par intelligence est une question hien difiicile A resoudre ?

E n realite, cette distinction n’a plus de sens a notre epoque. Reprenant une boutade de notre Maitre P. Horion, nous dirons que ce probleme est souvent, d a m l’esprit du juge, une question de mains propres e t de mains sales. Or, l’on sait toute I’importance de la dktermination precise du statut en matihre de preavis ou de &curit4 sociale. C’est pourquoi nous avons pens4 que cette introduction n’etait pas inutile dans le cadre du pr6sent expose.

Venons-en au contremaitre. L’article 1, alin6a 2, de la loi du 10 mars 19003 Cdicte que

les chefs ouvriers e t les contremaitres sont compris parmi les ouvriers. D’aprbs ce texte, le contremaitre est soumis a la loi du 10 mars 1900 sur le contrat de travail : (( Donc, les chefs ouvriers

Une seule decision range le linotypiste parmi les employds, vu le carac- tbre de son travail, similaire et m&me plus compliqui: que celui de la dactylo.

* Cette these est incontestde, m&me si l’aspect intellectuel de la tache (calcul) est redui t.

a Loi du 10 mars 1900 sur le contrat de travail, Moniteur belge du 14 mars 1900.

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et les contremaitres sont regis par la loi du 10 mars 1900 malgre le caractbre intellectuel de leurs attributions de surveillance ... 1 D

La loi organique des Conseils de prud’hommes de son c8t6, en son article 4, dfifinit l’employ6 : (( Par employes, on entend ceux qui effectuent habituellement, pour compte d’un employeur, un travail intellectuel, soit pendant toute l’annee, soit A certaines 6poques de l’annbe, e t notamment ... 50 les chefs d’ateliers, chefs ouvriers, contremaitres, coupeurs ; ... ))

I1 est important de remarquer que la loi du 9 juillet 1926, organique des Conseils de prud’hommes, n’a pas expressdment abroge l’article 1, alinea 2 de la loi du 10 mars 1900.

De la confrontation des deux textes, nait une antinomie. L’article 1, alinea 2 de la loi sur le contrat de travail aflirme que le contremaitre est un ouvrier ou, tout au moins, est soumis A la loi du 10 mars 1900. Au contraire, la loi organique des conseils de prud’hommes semble dire le contraire, puisqu’elle considere les contremaitres tout comme les coupeurs, comme des employes.

Comment resoudre le probleme ‘? Deux positions sont suscep- tibles d’Ctre adoptees. La jurisprudence les a successivement prises :

a ) La jurisprudence avant l’arrtt de la Cour de cassation du 28 mai 1931.

La doctrine et la jurisprudence anterieures B 1931 aarmaient que les mentions inscrites dans la loi sur les conseils de prud’hommes n’avaient d’intCrCt que dans les limites de cette loi, e t notamment quant a la dfitermination de la Chambre competente: Chambre pour employ& ou Chambre pour ouvriers. Quant aux regles de fond, la compfitence de l’une ou de I’autre Chambre ne presentait pas d’intfiret. E n consequence, le contremaitre etait juge par la Chambre pour employes du Conseil de prud’hommes, mais selon les regles du contrat de travail. Ainsi l’antinomie disparaissait.

b ) L’arrtt de la Cour de cassafion du 28 mai 1931 z . Un arr& de la Cour de cassation, en date du 28 mai 1931, est

venu rdduire A nfiant cette argumentation. A proprement parler, il ne s’agissait pas d’un contremaitre, mais d’un coupeur. I1

P. HORION, Lkqislation sociale, p. 31, Libge 1955. * Cass., 28 mai 1931, Pas., I, 178.

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n’empkhe, A notre sens, que 1’arrCt peut aussi bicn s’appliquer au contremaitre.Cette position de principe sera explicitee ult6rieurement.

Deux moyens de cassation avaient kt6 invoqu6s: a) La juridiction inferieure avait declare que le coupeur 6tait

employe et (( ce sans avoir egard A la nature du travail fourni, sans rechercher si le travail etait purement ou principalement manuel e t en justifiant uniquement sa decision par le motif insufhant, que le demandeur en cassation etait (( coupeur )) l.

La Cour de cassation considere le moyen comme manquant de fondement. Le texte de l’article 4 de la loi du 9 juillet 1926 (( ne laisse aucun doute sur la volonte de la loi de ranger, d’autorite, dans la catkgorie des travailleurs intellectuels, justiciables a ce titre de la Chambre pour employes, toutes personnes repondant a la qualification de (( coupeur )) dans l’industrie du veternent, e t de prevenir ainsi toute discussion de competence A raison de la nature du travail que l’exercice de pareille profession pourrait, en fait, comporter. Qu’il s’ensuit que le juge n’avait plus li recher- cher, pour la dbtermination de la competence, si, en fait le travail ... etait d’ordre intellectuel plut8t que manuel ... )) 2.

b) La juridiction du fond avait applique (( la loi du 7 aoQt 1922 sur le contrat d’emploi, sans rechercher si les conditions mises par la loi a son application etaient reunies, e t en se fondant uni- quement sur des principes consacres par une loi de compktence et sur une decision de justice rendue dans une matiere Itrangere au champ d’application de la loi sur le contrat d’emploi )13.

La Cour n’admet pas le moyen, mais elle procede avec nuance. Elle commence par jeter du lest: (At tendu que si les lois qui rkglent la comp6tence n’influent pas sur la determination de la nature des actes ou situations qu’elles envisagent, ce n’est que pour autant que, suivant les errements ordinaires, elles se refkrent, a cet egard, aux lois qui, par ailleurs, regissent la matiere4. )) Puis la Cour amorce le virage : 9 Mais, attendu que la loi du 9 juil- let 1926, qui, suivant la declaration contenue en son article 1, instituc

Cass., 28 mai 1931, Pas., I, 178. * Ibid. Ibid. Ibid.

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les conseils de prud’hommes dans le but de vider les contestations s’elevant soit entre employeurs, d’une part, e t leurs ouvriers ou employes, d’autre part, soit entre ouvriers e t employes )), organise en chaque Conseil de prud’hommes deschamhres dont la composition speciale est determinee en fonction de sa notion propre de 1’(( ouvriero et de 1’(( employe B ; que le legislateur a eu en vue, par cette inno- vation, d’assurer aux parties non seulement le privilhge d’etre jugees par leurs pairs, mais aussi la garantie de voir trancher la contestation en parfaite connaissance des rhgles de leur e ta t l. o I1 s’agit du fameux argument d’aprks lequel les juridictions prud’ho- males sont des sortes d’instances plus ou moins corporatives, ou le pair est jug6 par ses pairs, l’ouvrier cordonnier par l’ouvrier cordonnier. La Cour continue : (( Que l’on ne peut concevoir que le ldgislateur, ayant pris soin de donner aux justiciables cette garantie de bon jugement, ait pu vouloir imposer aux juges, ainsi design& A raison de leur etat, I’application au differend des rhgles d’un autre etat, a raison duquel d’autres juges reqoivent une competence opposee ; qu’il suit de ces considerations que l’attri- bution de competence, basee sur la notion legale d’cc ouvrier o ou d’cc employe )) que consacre la loi organique des Conseils de prud’hommes, inclut necessairement la determination du regime applicable au louage de services qui fait l’objet du litige ; qu’ainsi la decision judiciaire sur le premier de ces deux points implique decision quant au second z. ))

Cette decision renverse donc la tendance: le fait qu’une per- sonne soit soumise a la competence de la Chambre pour employes entralne nkcessairement l’application de la loi relative au contrat d’emploi.

Les arguments developpes par la Cour ont ete empruntes principalement aux excellentes conclusions du procureur general Paul Leclercq, dont il n’est plus necessaire de louer les connaissances juridiques et la rigueur du raisonnement. Citons quelques passages : ( (La loi du 9 juillet 1926 ... n’est pas exclusivement une loi de competence ; elle rhgle le jugement ... des contestations relatives au travail qui s’elevent entre employeurs e t ouvriers. Pour fixer ce

Cass., 28 mai 1931, Pas., I, 178. * Ibid.

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qu’il faut entendre par ces denominations, la loi de 1926, a u lieu de s’en remettre a d’autres lois ... le dit elle-m&me J) Pourquoi? Parce que les notions d’ouvrier e t d’employe sont confuses e t indkcises ; en effet, (( la distinction entre travail manuel e t travail intellectuel est, elle aussi, un peu factice ; effectivement la question de savoir si tel travail est manuel ou intellectuel dependra souvent de la qualite du travailleur qui I’a effectu6 et du degrd d’intelli- gence dont il a t6moign6 2. D Enfin, (( c’est la qualit6 du justiciable qui fixe la Chamhre, puisque juge et justiciable sont de m&me qualit6 3. D

Aprbs cet arr&t, il etait quasiment certain que la jurisprudence allait se trouver acculke a un changement. Toutefois, si certains conseils de prud’hommes, comme celui de Bruxelles par exemple, ne montrkrent pas de resistance 4, d’autres juridictions, ainsi le Conseil de prud’hommes d’appel d’Anvers, manifesterent a de nombreuses reprises leur opposition a la doctrine de la Cour supr&me 6.

Quant aux auteurs, ils s’eleverent avec vigueur contre I’inter- pretation de la Cour de cassation. M. le professeur Paul Horion, notaniment, dont on connait l’autorite en droit social, rejeta la these de la Cour. Extrayons des objections presentees, un argument particulikrement pertinent : (( I1 rbsulte du texte des articles 2, 3 e t 4 de la loi organique des conseils de prud’hommes, qu’ils n’ont pas pour objet de determiner la qualification du contrat a juger. 11s enoncent tous trois la condition d’habitude qui, a l’evi- dence, ne rentre pas dans les elements qui permettent de qualifier le contrat qui lie I’ouvrier ou l’employe a son patron. Ces definitions ne visent pas des contrats, mais bien des 6tats permanents 6. o

Pas., 1931, I, 176 et 177. Zbid. Pas., 1931, I, 178. C. P. Brux., 2 fevrier 1945, J. L. O., 1944-1945, 162. Cette decision fait

l’objet d’une note approbative de Me Maurice POLAIN. Celui-ci fait une excellente synthkse des thkses en presence et des jugements ayant trait6 la question.

Voir par exemple, C. P. A. Anvers, 18 juin 1934, J. L. O., 1935, 6 el 29 sept. 1941, J. L. O., 1942, 6.

Voir 1’. HORION, LCgislation sociale, pp. 32 et ss., Likge 1955.

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Rappelons que l’arret du 28 mai 1931 precite s’applique au seul cas du coupeur. Des lors, peut-on etendre, par analogie, la solution au contremaitre ?

Nous estimons, contrairement a M. P. Horion l , qu’il est normal d’appliquer au contremaitre les memes principes qu’au coupeur, les raisons d’en decider ainsi etant identiques a celles avancees pour le coupeur. Une objection a ete presentee : le contremaitre est cite nommement A l’article 1, alinea 2, de la loi du 10 mars 1900, alors que le coupeur ne l’est pas. Nous croyons que cette these est sans fondement : l’arr6t du 28 mai 1931 ne fait, dans ses attendus, aucune allusion a la situation speciale du coupeur e t le developpe- ment du raisonnement montre, A l’evidence, qu’il est general e t vise tous les cas oh il y a contrari6tb entre la loi du 10 mars 1900 - soit explicitement : le cas du contremaitre, soit implicitement : le cas du coupeur --et la loi du 9 juillet 1926. Me Maurice Polain tranche dans ce sens en citant plusieurs decisions jurispruden- tielles =.

L a disparition de l’antinomie peut donc 6tre effectuee par deux methodes : soit assigner a chacune des lois un champ d’appli- cation distinct (la loi organique des Conseils de prud’hommes a trait a la competence, les lois sur le contrat de travail e t le contrat d’emploi concernent les regles de fond), soit accorder la predo- minance absolue de l’une des lois sur l’autre, autrement dit, la loi posterieure en date abroge tacitement la loi precedente avec laquelle elle est en contrariete. De toutes faqons, il n’existe plus d’an tinomie.

Le choix A operer entre les deux modes de solution depend de considerations psychologiques. Quant a nous, nous ne cacherons pas que nous sommes plut6t porte a admettre la formule de la Cour au point de vue de l’opportunite sociale (preavis, etc).

Voir P. HORION, Lkgislation sociale, pp. 32 et ss., LiBge 1955. a Nous tenons A remercier M. le professeur Ch. PERELMAN pour l’esprit

a Note M. POLAIN sous C. P. Brux., 2 fdvr. 1945, J. L. O., 1944-1945,162. 8a Civ. LiBge, 22 janv. 1940, Pas., 111, 6 7 : l’article 1 de la loi du

10 mars 1900 sur le contrat de travail a CtC abrog6 implicitement par l’article 4,50, de la loi organique des conseils de prud’hommes du 9 juillet 1926, lequel les a compris dans les employds.

critique apport6 h l’examen de notre thBse.

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Nous en avons ainsi termink avec le premier point de notre expose. I1 importe de remarquer qu’en dehors des chefs d’ateliers, chefs ouvriers, contremaitres e t coupeurs, la controverse porte sur d’autres catkgories de travailleurs : les mannequins, par exemple. Les principes precisks prkckdemment sont susceptibles de s’appli- quer. Le mannequin fait un travail manuel, il n’empeche qu’il est justiciable de la Chambre pour employes l.

I I . Les lois relatives aux allocations familiales

pour travailleurs salarie‘s et la suppression de l’incapacitd de la femme marie‘e

L’article 69 des lois coordonnkes par arrete royal du 19 dkcembre 1939, relatives aux allocations familiales pour travailleurs salaries, prbvoit que (( les allocations familiales e t de naissance sont paykes a la mere ... Toutefois, si l’interet de l’enfant I’exige, le pere, le tuteur, le subrogk tuteur ou le curateur, suivant le cas, peut faire opposition, conformdment aux articles 31 et 32 de l a loi du 10 mars 1900 sur le contrat de travail D.

La personne qui reqoit le paiement des allocations familiales est dknommee allocataire. La mere est thkoriquement allocataire des sommes dues en fonction du nombre de ses enfants.

I1 est bien clair que les allocations familiales sont accord6es uniquement dans l’inte‘rtt des enfants, que c’est la leur raison d’etre.

Or, les lois coordonnees relatives aux allocations familiales renvoient, au point de vue de la procedure A suivre pour l’oppo- sition au paiement entre les mains de la mere des allocations familiales, a la loi du 10 mars 1900.

Cette derniere loi prkvoyait que la femme pouvait, sauf oppo- sition du mari, toucher son salaire e t en disposer pour les besoins du menage. L’opposition devait &re signifike par huissier e t

1 Loi du 9 juillet 1926, art. 4,30 : 4 Par employ6s’ on entend ... notamment, les vendeurs, etalagistes, surveillants, mannequins, occupCs dans les com- merces de detail )).

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autorisee ou validke par le juge de paix. Chacun des deux epoux pouvait s’adresser au juge pour lui demander le retrait ou la modification de la decision intervenue

Ces textes ont et6, soit modifies, soit abroges par la loi du 30 avril 1958, relative aux droits e t devoirs respectifs des Bpoux, article 7, paragraphe 17, qui dispose : (( a) Les articles 29, 31, 32 et 37 de la loi du 10 mars 1900 sur le contrat de travail sont abroges. b) Dans l’article 30 de la loi du 10 mars 1900 sur le contrat de travail, les mots : (( mais sauf opposition de ce denier)) sont abroges o. Autrement dit, tous les textes contraires au prin- cipe de la pleine capacite de la femme mariee, capacite instauree par la loi du 30 avril 1958, sont rayes de la 16gislation. Rien que de normal dans une telle pratique, tout au moins apparemment. Signalons qu’il n’est pas question ici de la valeur de cette nouvelle politique, laquelle porte a faux, puisque les regimes matrimoniaux ne sont pas changes. Tel n’est pas notre problbme.

E n ce qui concerne les salaires, la solution edictde par la loi est parfaitement cohkrente. La femme capable doit percevoir les revenus de son travail, tout comme son mari et sans possibilite d’opposition de la part de ce dernier : deux &tres Cgaux ne peuvent empbcher la juste retribution du travail de I’un ou l’autre d’entre eux.

Seulement, et c’est ici que surgit l’antinomie, comment con cilier l’abrogation expresse decidke par la loi du 30 avril 1958 et le systeme de l’article 69 des lois coordonnees relatives aux allocations familiales pour salaries?

E n effet, l’article 69 des lois susdites a trait a une situation de fait qui doit &tre regie par le seul intergt de l’enfant. Au contraire, la loi relative aux droiLs e t devoirs respectifs des epoux supprime la possibilitk de I’opposition du mari au paiement du salaire entre les mains de la femme et cela parce que la femme mariee est juridiquement aussi capable que son mari.

Donc, d’une part, l’interet de I’enfant est primordial et, d’autre part, c’est une question de capacite qui est en jeu. La ((ratio legis o est diffdrente.

Cf. loi du 10 mars 1900, art. 30 A 32 inclus.

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On nous a object6 que le fondement des deux lois &ant distinct, l’antinomie n’existait plus. Nous ne pouvons marquer notre accord avec cette thbse. L’antinomie subsistc car les lois relatives aux allocations familiales font allusion A une procddure abrogke et il y a 18 une situation a rdgler.

Mais alors, que decider? Nous voyons deux possibilitks : a) La loi du 30 avril 1958 aurait abroge implicitement l’ar-

ticle 69, dernier alinea des lois coordonnkes relatives aiix allocations familiales pour salaries.

b) La loi du 30 avril 1958 aurait maintenu provisoirenient en vigueur les articles 31 e t 32 de la loi du 10 mars 1900 en ce p i concerne les allocations familiales.

Nous verrons d’ailleurs que nous n’arriverons pas A une solution reellement satisfaisante.

a ) La loi du 30 avril 1958 a abroge‘ implicitement l’article 69, dernier aline‘a des lois relaiives a u x allocations familiales pour salarie‘s.

Cette thbse nous parait indefendable. La loi du 30 avril 1958 n pour objet l’instauration de la capacite pleine et entiere de la femme mariee et ne porte donc pas sur le regime des allocations familiales. I1 est donc incorrect de conclure a une abrogation implicite. Toutefois, la question de la procddure reste sans solution.

b ) L a loi d u 30 avril 1958 n’a eu aucune influence, en C P qui concerne les allocations familiales pour salarie‘s, sur les articles 31 et 32 de la loi du 10 mars 1900.

Une difficulte surgit immediatement. Comment maintenir en vigueur, a un certain point de vue, un texte expressdment abrogd?

Considerons l’intention du ldgislateur : les Chambres legisla- tives n’ont rien prevu A cet 6gard. Nous croyons qu’un texte formellement abroge ne peut renaitre lorsqu’une situation imprevue apparait. Sans cela, des lois datant de Mathusalem pourraient trbs bien nous gouverner de nos jours.

I1 est certain, A nos yeux, que le texte de l’article 69 des lois sur les allocations familiales n’a pas Ct6 amend& Mais alors, quelle procddure adopter? Celle de la loi du 10 mars 1900 telle qu’elle

* A notre connaissance, les juridictions n’ont pas encore eu A se pronon- cer h cet Bgard.

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LES ANTINOMIES EN DROIT SOCIAL 51

etait decrite en ses articles 31 et 32 anciens ou une autre proce- dure A determiner? Nous avouons notre perplexite. La loi du 10 mars 1900 a etk abrogee, nous l’avons dit, en ce qui concerne ses articles 31 et 32 d’une maniere totale et definitive. Anotre avis, la pro- cedure, A laquelle l’article 69 des lois relatives aux allocations familiales pour salaries renvoyait n’existant plus, il faut bien s’en referer a une autre procedure. La question est particulierement dificile a resoudre : le juge, et encore moins le plaideur non averti des choses juridiques, ne trouveront pas d’elements susceptibles de les guider eficacement dans la recherche d’une solution. A notre sens, il faudra avoir recours au seul bon sens: laisser au juge de droit commun (le Conseil des prud’hommes ou le juge de paix) la competence qui lui appartient normalement en matiere d’allocations familiales et laisser sa sagesse libre d’organiser la procedure. Nous ne nous cacherons pas cependant que cette posi- tion est plutbt boiteuse, mais il fallait bien en sortir!

I l l . La loi d u 12 juillet 1957 relative a la pension

de retraite et de survie des employis

L’artic 3 25 de la loi du 12 juillet 1957, relative A la pension de retraite et de survie des employes, prevoit en substance (tout comme la loi relative aux ouvriers et d’autres textes) que ale Roi institue des juridictions contentieuses chargees de juger les contestations qui ont pour objet des droits resultant de la presente loi ... Le Roi regle l’organisation et le fonctionnement de ces juri- dictions et determine la procedure A suivre devant elles et la f ormule executoire ... Les decisions rendues en dernier ressort par ces juridictions peuvent faire l’objet du recours en annulation prbvu par l’article 9 de la loi du 23 decembre 1946 portant creation d’un Conseil d’Etat ... L’institution des juridictions visees au present article ne porte pas prejudice a la competence des Cows et tribunaux telle qu’elle est determinee par les articles 92 et 93 de la Constitution D. Le texte continue en ces termes : (( L’action portee par une personne devant une des juridictions instituees

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52 L. MORGENTHAL

en application du present article implique reconnaissance de sa competence. Toutefois, une personne citee devant e l k peut, par voie d’exception presentee avant tout autre inoyen de defense, contester la competence des juridictions precitkes, auquel cas le juge de droit conimun est saisi d’office par decision de renvoi et se prononce sur la competence avant tout debat au fond. H

Cette longue transcription n’est pas inutile. E n effet, nous le verrons, l’antinomie, en ce cas prbcis, va resulter du fait que l’on recherche des criteres de classement differents des criteres habituels, le legislateur s’ktant refuse A se prononcer.

L’antinomie provient donc des theories de classement A utiliser, de la difficulte d’interpreter le systeme de pensee du regime legal. Autrement dit, l’antinomie git dans la maniere de classer les droits e t non dans la delimitation des competences.

Rappelons que l’article 92 de notre Constitution prescrit que les contestations qui ont pour objet des droits civils sont ezclusiue- ment du ressort des tribunaux et l’article 93 edicte que les contes- tations qui ont pour objet des droits politiques sont du ressort des tribunaux, sauf les exceptions Ctablies par la loi.

Ces deux dispositions de la loi fondamentale sont donc abso- lument claires. Des que l’on se trouve en presence d’un droit qualifie civil, seuls les Cows et tribunaux ordinaires sont corn- petents. Par contre, si l’on decouvre un litige fonde sur un droit politique, les Cours e t tribunaux sont, en principe, competents, mais cette connaissance peut leur btre enlevee par un texte legal qui confere l’examen de la contestation A une autre instance, par exemple, une juridiction administrative.

La singularite du texte de l’article 25 de la loi du 12 juillet 1957 rkside en ce qu’A la fois, au gre des parties, il permet au droit A la pension d’btre soit un droit civil, soit un droit politique. Or, d’aprks nous, le droit en question est un melange dont les ingredients sont inseparables : le droit A la pension dans le regime actuel apparait en m&me temps comme un droit civil e t un droit politique. C’est pourquoi nous prktendons que le texte de l’article 25 de la loi du 12 juillet 1957 consacre une antinomie dont la solution laisse le juge et le logicien perplexes. Lorsque nous parlons d’antinomie, c’est evidemment dans le sens ddfini ci-dessus.

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a) La loi du 12 juillet 1957. I1 resulte clairement des travaux parlementaires que le legis-

lateur s’est senti engage dans des sables mouvants. Reculant devant ses responsabilites naturelles, il a rejete sur le pouvoir judiciaire le soin de determiner la nature prkcise des droits en cause. Pour qualifier une telle attitude, l’on peut dire - sans risque d’erreur - qu’il s’agit d’une v6ritable d6mission du pouvoir legislatif.

I1 est bon de remarquer que la nature du droit a la pension avait 6tB discutee dbs avant la loi du 12 juillet 1957, mais cette loi, dans sa forme primitive tout au moins, paraissait devoir clore definitivement les querelles byzantines. Lors de la discussion de cette loi, en effet, l’opposition parlementaire de 1’6poque (en l’occurrence les sociaux-chretiens) reprocha, avec beaucoup d’energie e t a de multiples reprises, au gouvernement d’enlever aux pres- tations de la loi nouvelle le caractbe de droit civil.

A titre d’exemple, citons l’intervention du sknateur Leon Servais, qui dkclarait au Senat, le 13 fevrier 1957 : (( L’616ment important de la transformation est la suppression de l’engagement con- tractuel entre les employes qui versent des cotisations a ces orga- nismes a et ces organismes eux-m6mes ... P a r consequent, ce dernier perd tout droit personnel, tout droit inconditionnel sur ses versements A l’organisme assureur. Ce droit est remplac6 par une promesse qui pourra toujours &re modifiee unilateralement. n M6me son de cloche de la part des senateurs De Baeck 4, Houben, Custers, etc.

La pension n’ktait plus baske sur les versements personnels des intkresses, mais elle provenait des revenus des capitaux verses par tous les employes e t places, dans leur grosse majorite, par la Caisse nationale des pensions pour employes, organisme parastatal.

Ann. purl., S h a t , session 1956-1957, No 32, p. 620. I1 s’agit des organismes assureurs en I’occurrence. L’employC. Q Le droit personnel la pension est supprimC, le droit civil aux pres-

tations est disparu. o Cf. Cornpte rendu analytique, S h a t , session 1956-1957, sCance du 14 fCvrier 1957, p. 318.

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51 L. MORGENTHAL

I,e ministre du Travail et de la Prbvoyance sociale, a ce moment I,don-Eli Troclet, partisan du caractkre politique du droit - il disait m&me administratif, mais ce devait &re une erreur de terminologie - avait constamment affirm6 le principe : le droit A la pension n’dtait incontestablement pas un droit civil

La doctrine, quant A elle, marquait son accord. Pour M. Mast, notamment, le droit A la pension revbtait le caractbre de droit politique. La source des dificultds se trouverait dans le d h i r de ((souligner qu’en rbclamant les avantages que lui assure la loi, le justiciable ne revendique pas l’octroi d’une faveur qu’il serait loisible A I’administration de lui refuser, mais fait valoir un vCri- table droit, c’est-A-dire un int6rbt protBgb par une action juri- dictionnelle 9 r).

I1 est exact que beaucoup de parlementaires, au cours de la discussion, aient confondu (( droit civil )) et (( droit inconditionnel )),

erreur rnanifeste, (( inconditionnel b) et (( civil )) n’btant en rien synonymes.

@ant A la rente de l’article 7 de la loi primitive, il est incon- testable, $I notre sens, qu’elle revbtait Bgalement la nature d’un droit politique : I’employb qui continuait A travailler aprbs 65 ans avait droit ti I’obtention d’une rente thborique de vieillesse sur base d’une partie des cotisations correspondant la part personnelle effectivement versbe par l’employb. I1 s’agissait d’une simple 6quivalence fictive 8.

a) La loi du 22 fCurier 1960. La situation change du tout au tout avec la loi du 22 fbvrier

1960. Les sociaux-chrbtiens, revenus au pouvoir, dkcidbrent de

1Voir par exemple, Ann. parl., Senat, session 1956-1957, skanrc du 19 fevrier 1957, N o 34, p. 656 et ss.

a A. MAST, FI L a nature du droif Lt la pension n, J . T . 1957, p. 329. * Cf. intervention de Deruelles, rapporteur, Ann. parl., Chamhre,

session 1956-1957, seance du 19 juin 1957, N081, p. 6 , 2 e colonne : o Par cettr innovation, on Cree donc une fiction. Les employes sont proprietaires en indivision des fonds soumis A la capitalisation collective. I1 s’agit d’unr indivision forcee, on cr6e donc la part idkale de chaque employe dans I’en- semble des reserves. Lorsque l’employe continue travailler, on lui alloue la pension reduite correspondant A la rente que cette part pouvait produirc en capitalisation individuelle. R

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LES ANTINOMIES EN DROIT SOCIAL 55

donner a nouveau, et cette fois d’une manikre Claire, un caractkre civil - tout au moins partiellement - a la pension pour employks.

E n consequence, la loi du 22 fbvrier 1960 introduisit un article 14bis (rente de vieillesse) e t un article 15bis (rente de survie), dans la loi du 12 juillet 1957.

L’article 14bis prdvoit que la partie de la cotisation de l’employe qui, par application de l’article 22, paragraphe I (3% de la remu- neration avec plafond de 8000 francs), est versbe a l’organisme assureur choisi par l’employb, est affectbe exclusivement ... A l’assurance d’une rente de vieillesse au profit de l’employe. Cette rente prend cows A 65 ans ou 60 ans selon qu’il s’agit d’un homme ou d’une femme, sauf anticipation. Cette prestation n’exige pas la cessation de l’activitk professionnelle.

L’article 15bis de la loi du 22 fevrier 1960, institue une rente de survie au profit de la veuve selon des modalitbs qu’il serait trop long et, par ailleurs, inutile de d6tailler ici. Cette dernikre rente ne requiert pas non plus pour son obtention la cessation du travail.

Le systkme legal peut se resumer de la manikre suivante (par souci de simplification, nous n’examinerons que deux hypothkses) :

1. Premiere hypothkse : L’employk abandonne son travail A l’$ge de 65 ans (ou de

60 ans s’il s’agit d’une femme). I1 recoit dans ce cas une pension dans laquelle est intdgree la rente de vieillesse qui n’apparait dks lors pas indkpendamment. Les modes de calcul de la pension de retraite sont tout diffkrents de ceux de la rente de vieillesse. La rente de vieillesse n’a aucune rhalith, elle est en effet confonduc dans la masse de la pension.

2. Deuxikme hypothkse : L’employb continue a travailler aprks l’iige de 65 ans ou 60 ans,

selon le sexe. I1 voit alors s’ouvrir le droit a la rente de vieillesse, tandis que la pension de retraite n’est pas paybe puisque l’activitk professionnelle n’est pas interrompue. Dans cette hypothese, le droit A la rente se distingue nettement du droit A la pension.

Quelle est, dits lors, la nature du droit a la rente? La rente de vieillesse, rhsultant de la cotisation de 3% verske directement a un organisme assureur, provient d’un contrat d’assurance. Au cours des travaux preparatoires, le ministre de la Prevoyance sociale

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56 Id. MORGENTHAL

insista A de multiples reprises sur le caractere essentiellement civil de la rente instauree par la loi du 22 fbvrier 1960.

Quant A la rente de survie, nous avouons notre hesitation. L’assurance, dans ce cas, est etablie sur la seule t&te de I’employi‘ e t non sur celle de sa veuve. I1 ne semblerait donc pas qu’elle soit issue comme telle du contrat d’assurance. D’ailleurs - et ceci semble bien confirmer le fait que la rente provient de la repartition et non de la capitalisation - ce n’est pas le dernier organisme d’assurance qui la paye ainsi que c’est la rkgle pour la rente de vieillesse, mais bien en tous les cas la Caisse nationale des pensions pour employ&, organisme parastatal l.

Lors des travaux parlementaires, il a 4th d6clare qu’cc il n’y aura donc plus de capitalisation destinde a la constitution d’une rente de veuve ou au paiement d’un capital en cas de deces dc I’employe ... Bien que les cotisations de l’employe soient destinees A la constitution d’une rente de retraite personnelle, les veuves pourront recevoir une pension inconditionnelle de survie, si le mari a exerc6 la profession d’employe pendant dix ans au moins 2. ))

En conclusion, A notre sens, la rente de survie ne revkt pas le caractere d’un droit (( civil )), mais bien d’un droit (( politique 1).

Cet exemple nous demontre la confusion de la terminologie: (( rente o designe deux droits fondamentalement distincts.

Pour &re complet, signalons que la pension comprend, jusqu’au montant d’une rente theorique, les rentes dues en vertu de la loi du 18 juin 1930, donc provenant d’un contrat d’assurance, c’est-&-dire de nature essentiellement cccivile )). I1 convient d’ailleurs de remarquer qu’il a ete precis6 au cours des discussions parlemen- taires preparatoires a la loi du 12 juillet 1957 que les droits acquis sur les rentes sous le regime de la loi du 18 juin 1930 conservaient la nature de droits ((civils)) 3. I1 existait donc dejA une source dc dificultds, mais bien mineures par rapport a celles soulevites par la loi du 22 fevrier 1960, modifiant la loi du 12 juillet 1957.

Loi du 12 juillet 1957, art. 15 bis, al. 6, introduit par la loi du 22 fkvrier 1960.

a Doc. purl., Chambre, session 1959-1960, No 397/4, p. 2. Cf. Ann. purl. , Chambre, session 1956-1957, skance du 19 juin 1957,

NO 81, p. 7, 20 colonne.

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LES ANTINOMIES EN DROI1‘ SO(:IAL 57

c ) Examen de‘faille‘ de la sifuafion. Nous voici enfin arrives, aprks ce long prkambule, a notre

antinomie. I1 nous faudra examiner quatre hypotheses distinctes. Nous les resumons par souci de clartk :

1. L’interesse fait la demande de la seule rente de vieillesse. Une contestation surgit. Devant quelle j uridiction devra-t-il porter l’aff aire ?

2. L’interesse demande d’abord sa rente de vieillesse. Puis, par aprhs, il requiert l’obtention de sa pension de retraite. Contes- tation sur le montant des deux prestations. Quel sera le juge competent ?

3. L’interesse demande la pension de retraite qui integre la rente de vieillesse. Contestation. Quelle sera la juridiction A saisir ?

4. Une veuve rkclame la rente de survie. Contestation. Quelle sera la juridiction competente?

Soulignons que nous nous plagons au point de vue du juge, lequel est guidk par sa seule conscience quant a la solution A apporter, le lkgislateur s’etant refuse a statuer l.

1” Demande de la renfe de vieillesse uniquemenf. Pas de difficultks majeures. Nous sommes incontestablement

en presence d’un droit (( civil D. L’article 92 de la Constitution s’applique : competence exclusive des juridictions ordinaires.

Si l’on a saisi une juridiction administrative, l’on va pourtant se buter au prescrit de l’article 25, alinea 6 de la loi du 12 juillet 1957 2. A notre avis, la juridiction administrative devra se declarer incompetente, car l’article 25 ne statue que pour les pensions de retraite et de survie e t l’indemnitk d’adaptation et non pour les rentes de vieillesse, introduites par la loi du 22 fevrier 1960 dans le systeme lkgal e t auxquelles le legislateur a reconnu formellement le caractere (( civil )), se rkfkrant ainsi - du moins faut-il le supposer - a l’article 92 de la Constitution.

Cf. loi du 12 juillet 1957, art . 25. I1 rdsulte du systkme de la loi que le juge apprkciera hi-m6me la nature rdelle du droit en cause.

L’action portke par une personne devant une des juridictions institukes en application du prCsent article implique reconnaissance de sa compdtence.

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58 1.. MORGRNTHAI.

2 O Demande d’une rente de vieillesse, puis de la pension de retraile.

La situation commence h se compliquer. Pour la rente dc vieillesse, il faudra appliquer les principes 6nonc6s au primo. Quant a la pension de retraite, nous renvoyons a l’etude de la troisibmc hypothbse.

3” Demande d’une pension de retraite. Nous voici au n e u d du problkmc. I1 s’agit d’une vkritable

bouteille A encre. RCsumons en effet la situation. La nature du droit a la pension

de retraite, telle qu’elle avait Bt6 prkvue primitivement par la loi du 12 juillet 1957, 6tait incontestablement politique. I1 n’en va plus de m&me aprbs la loi modificative du 22 fevrier 1960. Cette loi restitue le caractire ((civil H a une rente, celle de l’ar- ticle 14bis. Or, la loi prdvoit que la pension de retraite comprendra la rente de vieillesse : (( chaque paiement de pension de retraite est cense comporter l’avance des arrkrages de toute rente prevue a l’article 14bis et constitube par les versements effectues en vertu de l’article 22, paragraphe 1 l. La Caisse nationale des pensions pour employes est subrogCe dans les droits du titulaire de cette rente vis-a-vis duquel elle a 6th constitu6e 2 . ))

Lorsque l’employe r6clame sa pension de retraite, il est donc u la fois titulaire d’un droit (( politique )) (sa pension provenant pour la plus grande part, nous I’avons dit, de la rkpartition) e t d’un droit ((civil )) (la pension de retraite comprend la rente de vieillesse).

Nous avons dkja soulignC le fait que le mode de calcul de la pension de retraite 6tait absolument different de celui de la rente de vieillesse e t que celle-ci etait, dans ce cas, absorb6e totalement et insdparablement par la pension de retraite.

Dbs lors, la situation devient inextricable. A quelle juridiction conviendra-t-il de s’adresser, la pension de retraite &ant, pour partie, constituke par la capitalisation individuelle (droit civil-rente

Trois pour cent des rr5munBrations avec plafond de 8000 francs par mois. 2, al. 1 et 2, tel qu’il a CtC introduit par * Loi du 12 juillet 1957, art. 6,

la loi du 22 fevrier 1960.

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LES ANTINOMIES EN DROIT SOCIAL 59

de vieillesse) et, pour I’autre partie, par la repartition (droit politique) ? L’antinomie, nee du systkme legal, apparait au grand jour.

a) Premier cas: Le demandeur s’adresse a la juridiction admi- nistrative. Le juge se trouve devant deux possibilites : ou accepter la compdtence, ou la dkcliner.

Dans la premibre hypothese, il commettra une inconstitu- tionnalitk, il violera I’article 92 de la Constitution, la rente de vieillesse comprise dans la pension de retraite &ant un droit civil et sa nature n’ayant pu &re modifike par son intkgration.

Dans la seconde hypothkse, il ne pourra rejeter d’office sa compktence, le declinatoire de competence relevant de la seule apprdciation de la partie ddfenderesse, e t non du juge adminis- tratif au prescrit de l’article 25, alinCa 7.

Ce qui ddmontre par ailleurs l’embarras du legislateur, c’est la formule de l’article 25, alinka 5 : (( L’institution des juridictions visdes a cet article ne porte pas prejudice a la compktence des Cows et tribunaux telle qu’elle est ddterminhe par les articles 92 et 93 de la Constitution. 1) C’est un comble! Le Iegislateur jure que les institutions qu’il crde sont conformes A la Constitution!

Dans la seconde hypothkse, l’apprbciation de la compktence rafione maferiae kchappe au juge, elle est a la discretion d’une des parties.

b) Deuxit‘me cas: Le demandeur s’adresse aux Cours e t tri- bunaux ordinaires. De nouveau des difficultks surgissent.

Les Cours e t tribunaux peuvent-ils rejeter leur competence 3 Cette solution simple semble peu admissible au vu de l’article 25. L’alinea final de ce texte dispose, en effet, qu’en cas de renvoi suite A un ddclinatoire de competence devant la juridiction ordi- naire, le juge de droit commun est saisi d’office et se prononce siir la competence avant tout debat au fond.

Si le juge renvoie devant la juridiction administrative, il admet implicitement que la pension de retraite est dans sa totaliti: un droit (( politique )). I1 va donc a I’encontre de la position du legislateur telle qu’elle a Ctd prdcisee au cours de la discussion de la loi du 22 fevrier 1960 a propos de la rente de vieillesse, rente incluse dans la pension de retraite.

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60 I.. MORGENTHAI.

Si, au contraire, il admet sa compktence, il reconnait - t o u t au moins A notre avis, car la volontk du Iegislateur est pour Ic moins obscure - que la pension de retraite est un droit (( civil o, l’article 25 ayant crek expresdment des juridictions administra- tives en matiere de pensions de vieillesse, notamment pour les employes l.

Des lors, nous nous trouvons dans une impasse, l’antinomic n’est pas susceptible de recevoir une solution logique sans mecon- naitre les textes lkgaux e t constitutionnels.

Ne conviendrait-il pas d’opkrer une distinction dans la pension de retraite, entre ce qui provient de la capitalisation individuelle et ce qui trouve son origine dans la rkpartition, la premiere part relevant des Cours e t tribunaux, conformkment au prescrit de I’article 92 de la Constitution, e t la seconde, des juridictions administratives instaurkes en vertu de l’article 25 de la loi du 12 juillet 19571

Une telle solution serait, tout d’abord inacceptable au point de vue social, car elle entrainerait des frais e t des lenteurs inad- missibles en une telle matibre. De plus, elle violerait l’esprit de la loi : la pension de retraite est un tout inskparable, nous l’avons dit.

4” Demande d’une rente de survie. La question sera aisee A rksoudre: il est, A notre sens, incon-

testable que la rente de survie prockde de la repartition, nous l’avons vu. Donc, il importe de s’en reporter au systeme gkneral de la loi : la rente de survie relBve de la juridiction administrative tout comme la pension de retraite, la pension de survie e t l’indem- nit6 d’adaptation.

Rkpetons toutefois que l’on peut dkplorer que deux prestations (rente de vieillesse et rente de survie), designees par un m&me mot, doivent subir des regimes distincts. Cette faqon de proceder est vicieuse.

Voir 1’A. R. du 28 avril 1958 portant execution de l’art. 20 de la loi du 21 mai 1955 relative A la pension de retraite et de survie des ouvriers et de l’art. 25 de la loi du 12 juillet 1957 relative B la pension de retraite et de survie des employes. Cet arr&tC a C t C modifiB B de multiples reprises. IAe detail de ces modifications ne presente aucun intCr&t dans le cadre du present exposk.

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LES A N T I N O M I E S EN DROIT SOCIAL 61

E n terminant, regrettons une fois encore que le legislateur ait fait d’aussi mauvaise hesogne et ait plonge le justiciable dans l’insecuritk, contrairernent au devoir auquel est tenu u n Ikgislateur digne de ce nom.

Conclusion ge‘ne‘rale

Des antinomies existent en droit social comme d a m tous les domaines du droit. Toutefois, ainsi que nous l’avons signale dks notre introduction, elles sont plus frbquentes que dans d’autres disciplines. Nous avons tentk de fournir quelques exemples parti- culierement caracteristiques.

Le premier, celui du contremaitre, est typique. La jurispru- dence, ou tout au moins l’instance suprkme, notre Cour de cassation, a elimine definitivement, semble-t-il, l’antinomie.

La seconde hypothese apparait deja plus coniplexe. I1 ne s’agit plus de faire prevaloir une loi sur une autre, mais d’examiner si une loi abrogee expresskment est susceptible d’&-e maintenue en vigueur tacitement en ce qui concerne une matiere determinee.

L’antinomie nait de la con trariete entre la loi d’abrogation et une autre loi. Nous pensons, en effet, que la notion d’antinomie en matiere j uridique, doit Btre envisagee largement e t c’est pour- quoi, si nous avons marque, en ge‘ne‘ral, notre accord avec la these si clairement exposee par M. le professeur Foriers, nous la trouvons un peu restrictive. Ce n’est pas seulement l’applicntion A un cas particulier de deux lois qui peut Btre la source d’une antinomie, mais c’est, A notre avis, la contrarikte entre deux categories de cas kgalement.

Nous en arrivons ainsi a notre troisieme probleme. Ici, plus de heurt entre deux lois distinctes, mais antinomie A l’intkrieur d’un m&me systeme legal. Ce n’est plus une question de delimitation des competences qui est a la base de l’antinomie. Celle-ci rksulte du fait que l’on recherche quelle theorie de classement utiliser e t cela, suite aux pratiques du legislateur. En href, l’antinomie git dans la maniere de classer les droits.

Les antinomies ne sont pas des exceptions rarissimes dans notre droit. Elles ne font que se multiplier suite a la proliferation

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62 I.. MORGENTHAL

de lois regissant, en principe, des domaines distincts, mais se touchant a certains points de jonction.

Pour en terminer, disons simplement que notre sujet qui, A premiere vue, paraissait fort eloigne des preoccupations du juriste de droit social, s’en rapproche de trbs prks lorsqu’on veut bien considerer non pas l’aspect superficiel des choses, mais leur fon- dement. La logique permet une elaboration plus consciente du droit. La loi du 12 juillet 1957 marque bien quel pourrait &re le r6le du logicien comme aide du juriste. I,e logicien, qui posskde la technique lui permettant de definir d’une maniere precise les termes employes par les juristes de droit positif, peut empecher le legislateur de commettre des erreurs de terminologie conduisant h des malentendus fondamentaux. La logique conduit A une elaboration plus consciente du droit. Disons qu’elle est au service du droit et que celui-ci experimente les thhses de la logique. Telle sera notre conclusion.