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Texte sur Adolf Portmann
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5/19/2018 Les Apparences Inadressees
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Les apparences inadresses. Usages de Portmann
(doutes sur le spectateur)
Quune image soit faite pour tre vue, voil une vidence qui ne souffre aucunecontestation. Comment imaginer un instant une uvre visible qui ne soffre au regard ? Quiplus est, les modernes conditions de visibilit des images de lart, dans les muses et
expositions, nous prdisposent lide que ces images attendent sagement le regard qui
viendra les accomplir : ces images nous attendent pour tre pleinement images, elles attendent
leur espce de conscration perceptuelle, intellectuelle, critique.
Lhistorien de lart souscrit sans peine cette vision des choses. Mieux, la question
gnrale de savoir qui sadresse une uvre, il prfrera la question, apparemment plus
modeste, de sa destination : pour qui cette peinture a-t-elle t conue ? Le problme de
ladresse semble donc connatre, dans le champ de lhistoire de lart une solution simple et
rapide, et qui se range sous ltiquette commune de sociologie de lart , savoir :
lidentification du commanditaire. Cest dabord au commanditaire ou au mcne (quilsagisse dun individu particulier ou dune collectivit) que luvre dart sadresse,
puisquelle a t faite pour lui . Situation empirique et historique, dira-t-on, et qui ne
correspond plus du tout au cadre de la cration artistique moderne et contemporaine. Il y a
bien longtemps que les images savent se passer de commanditaire pour exister, et cest
dabord pour lui-mme quuvre un artiste, cest dabord son propre regard que sadressent
ses images. Il nempche que toujours ladresse se pense comme vise subjective que ce
sujet soit identifiable, nommable ou non, peu importe.
Ce sujet porte un nom bien connu : il sagit bien entendu du spectateur. Quune image
soit faite pour tre vue signifie communment quelle sadresse un spectateur. Le spectateur,
ici, nest plus une personne empirique ; cest la forme transcendantale de ladresse : sa formesubjective, sa vise intentionnelle. Il nest pas trs difficile de reprer dans lhistoire de la
pense artistique occidentale lacte de naissance thorique du spectateur. On le trouvera dans
le De pictura que Leon Battista Alberti rdige en 1435. Bien videmment, les images,
artistiques ou non, nont pas attendu lhumanisme renaissant pour sadresser un spectateur.
Qui plus est, le terme spectateur (spectator) napparat quune fois dans le texte1. Il
nempche que si le spectateur sinvente dans le trait, cest bien parce quAlberti procde
une radicale substantialisation de ladresse picturale, une substantialisation qui en passeraitelle-mme par une gomtrisation, en confrant toute position devant la peinture une nature
punctiforme. Il suffit de parcourir trs rapidement lensemble du systme pour constater
quel point cette substantialisation seffectue de toutes parts, commencer, bien sr, par le
dispositif perspectif et la corrlation du point de vue et du point de fuite quil instaure : lerapport entre la peinture et son extriorit devient une relation entre deux points. Mieux : la
particularit de la construction albertienne sera dy inscrire mathmatiquement la position du
spectateur, dans le calcul de la diminution des quantits sur le pavement2. Lart moderne et
contemporain aura eu beau se jouer de cette gomtrie du regard pour travailler ses vritables
conditions phnomnologiques je vois avec mes deux yeux, voire avec tout mon corps, je
me dplace il nempche que se perptue une vise, une intentionnalit qui dpasse sans
1L. B. Alberti,La peinture(De pictura), II, 40, trad. T. Golsenne et B. Prvost, revue par Y. Hersant, Paris, Le
Seuil, 2004, p. 141 : La reprsentation que tu pourras lgitiment louer et admirer sera celle que ses attraits
rendront si agrable et si orne quelle pourra retenir un peu plus dun instant les yeux dun spectateur
(spectatoris) savant ou ignorant, par un certain plaisir et un mouvement de lme .2Allusion la complexe construction albertienne de la scne perspective laide dun dessin auxiliaire. Cf. La
peinture, I, 20, op. cit., p. 89.
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aucun doute les limites de ma conscience, mais qui meconcerne fondamentalement en tant
que sujet.
On ne comprendrait pas lenjeu des propositions albertiennes si lon ne tenait pas
compte du renversement quelles opraient du point de vue dune adresse proprement
chrtienne de limage transformant la position subjective en subjugation : des images faites
non pour tre vues, mais pour voir. La grande image de culte, le grand retable ou encorelimage de dvotion : ces images ne sont vues quen tant quelles nous regardent dabord.Et cest tout lart chrtien qui souvre cette ngativit du regard : on verra dautant mieux
quon ne regardera pas, quon se laissera tre-regard par limage3.
Il faut se dplacer plus largement dans lhistoire et la gographie pour voir une telle
relation se critiquer ou se mettre en crise, sans toutefois jamais disparatre totalement. Quen
est-il en effet de la visibilit des peintures rupestres prhistoriques, plonges dans le noir total
sitt les torches teintes ? Ou encore de toute peinture funraire, dans des tombes
dfinitivement scelles ? Considrons les vastes ensembles sculpts de nos cathdrales, dont
tel dtail voire la forme mme, perche plusieurs mtres de hauteur, demeurait invisible au
fidle ; ou encore les vastes programmes politiques chantant la gloire royale ou impriale,
mais dont le dtail de la frise la colonne Trajane par exemple est inaccessible au passant.Tous ces cas ne sont pas penser au titre dune conomie du voir, du cach et du montr. Ils
renvoient toujours des images qui ne sont pas faites pour tre vues du moins pour ne pas
tre vues dans les conditions de visibilit qui constituent la position thorique de spectateur.
En ne supposant pas de spectateur, cest bien la condition dimage-spectacle quelles mettent
en crise.Ad majorem dei gloriam pour la plus grande gloire de Dieu. Cest ainsi que lon a
coutume de qualifier la destination de ces images monumentales, quand elles sont chrtiennes.
Mais chrtiennes ou paennes, elles nont jamais de destination subjective ou de vise
intentionnelle. Paul Veyne, dans ses tudes sur la colonne Trajane, na de cesse de rappeler
que ce type dimage na strictement rien voir avec quelque propagande impriale, comme
sil devait dlivrer une information, ncessairement visible et lisible, mais quil est plutt lefait de lexpression dune gloire ou dun faste princier. En sorte que, si ce nest Dieu, cest
la face du monde ou encore lternit quil sadresse4.
Ces remarques ne relvent pourtant pas du seul pragmatisme dont se revendique si
souvent Paul Veyne. Cest quil en va, au minimum dun concept renouvel de ladresse
artistique, au maximum dune vritable thorie de limage. Faire intervenir le monde, Dieu,
ou lternit, cest sans doute la meilleure faon de dpersonnaliser ladresse. Ladresse, de ce
point de vue, ne dcrit plus une relation de destination entre un sujet et un objet, elle nedessine plus un vecteur entre un spectateur et un spectacle. Elle renvoie une plus
fondamentale fonction douverture de luvre dart. Ladresse nommerait ce rapport
lextriorit, en tant que rapport tout fait dtermin, cette ex-position de limage, non pas du
tout au sens benjaminien de la valeur dexposition lre de la reproductibilit technique, desmuses et des galeries, autrement dit lpoque de la spcificit artistique, mais en un sens
presque physique o lon expose un corps une action extrieure, o un objet se pose du
point de vue du monde. Si ladresse dsigne davantage une puissance dexpansion, la question
ne sera donc pas tant celle de sa cible (o ?) que de sa porte (jusquo ?). Tout cela, dans le
3Georges Didi-Huberman a magistralement dvelopp tous ces points dans ses tudes sur limage chrtienne,
regroupes notamment dans Limage ouverte. Motifs de lincarnation, Paris, Gallimard, 2007 et dans Ce que
nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992 (pour un dveloppement scularis de cette ide).4Voir P. Veyne, Propagande, expression, roi, image idole oracle in id.,La socit Romaine, Paris, Le Seuil,
1991, et id. Buts de lart, propagande et faste monarchique , in id. LEmpire grco-romain, Paris, Le Seuil,
2005, p. 379-418. Lauteur cite trs judicieusement (p. 395) une remarque des Questions de mthode en histoirede lart dOtto Pcht nonant que la communication et lenseignement ne font pas partie des fonctions
essentielles de luvre dart .
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fond, nest quune manire de tourner autour dun vieux concept, tout la fois philosophique
et esthtique et aujourdhui un peu dsuet : lexpression non pas lexpression logique ou
psychologique, mais bien lexpression entendue comme principe mtaphysique et qui court de
Spinoza Leibniz, de Nietzsche Deleuze.
*
La thorie de lart nest sans doute pas le meilleur lieu do partir, dans la mesure,
notamment, o son concept dexpression a toujours t plus ou moins entach par celui de
reprsentation. Il faudra le chercher ailleurs, et plus particulirement dans les sciences du
vivant. Nous remettons plus tard la question de savoir comment penser cette articulation, et
demandons au lecteur de mettre momentanment entre parenthses le domaine artistique5. Il
revient un zoologue suisse, Adolf Portmann6, davoir plac au cur de son questionnement
lexpressivit animale. Que faire de toutes ces matires dexpression qui parcourent le rgne
animal de manire si prgnante : taches, zbrures, ocelles, couleurs chatoyantes, irisations ?
On connat le rflexe no-darwinien de toute science naturelle digne de ce nom : utilit ! .
Les formes se doivent dtre utiles la conservation de lespce ou de lindividu. Ellessexpliquent par leur fonction dans les rituels de sduction, pour sduire les femelles, dans les
combats entre mles se disputant les femelles, pour impressionner ladversaire et viter au
maximum laffrontement physique ; elles sexpliquent encore par tous les stratagmes de
camouflage et de mimtisme, etc. Ces interprtations utilitaristes ou fonctionnalistes sont
parfaitement fondes, mais elles ne rpondent justement pas la question que posait
Portmann. Outre le fait quelles ne sont quextrmement partielles au regard du foisonnement
presque infini des formes animales (pour ne pas parler des formes vivantes en gnral), elles
ne permettent pas de penser ce foisonnement pour lui-mme, la profusion, la richesse
dinvention des formes animales. Autrement dit, reste en suspens la question de la singularit.
Paralllement aux interprtations fonctionnalistes, on aura beau expliquer chimiquement laformation de telle couleur de plumage, on aura beau construire des modles
morphogntiques mathmatiques pour comprendre la gense de tel motif, toujours se posera
la question de savoir pourquoi on a affaire cettecouleur plutt qu une autre, pourquoi ce
motif plutt qu un autre. Autrement dit, le problme de la singularit, de la diffrence
individuelle et spcifique, restera entier.
En sorte que ce nest pas tant la forme animale comme tat de choses, explicable en
termes de formation et de fonction, qui intressait Portmann que son irrductible expressivit,que ce qui dans ces formes, contribue les transfigurer en de vritables apparences
authentiques (eigentliche Erscheinungen). La premire rponse du zoologue aura donc t
dtablir une vritable morphologie de ltre pour la vue : certains organes, certaines parties
du corps sont destines apparatre, et obissent de ce point de vue des rgles qui nont plusrien voir avec le mtabolisme ou la conservation de lespce. Chez de trs nombreux
animaux, par exemple, la peau nest pas seulement une membrane venant clore un organisme
de faon impermable. Cest aussi un organe un organe dont sest dot lindividu pour
apparatre. Il est ainsi tout fait significatif que les animaux transparents (qui nont pas de
peau) crevettes, mduses, certains calamars voient leurs organes internes suivre les mme
rgularits qui rgissent la disposition et le chromatisme des organes peau (clart des motifs,
distinction chromatique, symtrie) : parce quils ont incorpor organiquement leur
destination lapparatre, la diffrence des apparences inauthentiques (uneigentlichen
5 Une telle mise au point ne pourra sentendre sans une discussion critique avec les travaux de Jean-Marie
Schaeffer, notamment dans Thorie des signaux coteux, esthtique et art, Rimouski (Qubec), Tangence Ed.,2009.6N en 1897, mort en 1982, Portmann tait professeur de zoologie lUniversit de Ble.
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Erscheinungen), qui ont bien une forme singulire, mais qui demeure inexpressive puisque
non adresse. Cest ainsi que Portmann en arrivait faire de la prsentation de soi
(Selbstdarstellung) une fonction organique part entire, au mme titre que le mtabolisme
ou la conservation de lespce7.
Mais trs vite il est apparu que la notion dapparence authentique tait trop limite, et
surtout, risquait de contrevenir lexigence dune pense de lexpression ds lors quon lafaisait dpendre dune destination au regard, dun tre-pour-la-vue, dans une opposition desformes visibles (extrieures) aux formes invisibles (intrieures). Car si lon veut donner toute
sa validit un concept dexpression, il faut bien que cette dernire soit antrieure la
visibilit, ou du moins que la visibilit ne la recouvre que partiellement, et secondairement.
Autrement dit, si les apparences animales sont expressives, souverainement expressives, cest
quelles portent en elles le paradoxe de ne pas (ncessairement) tre faites pour tre vues,
quand bien mme elles seraient extrmement visibles. Elles ne visent pas une rception, une
reprsentation perceptive ; elles ne sont pas adresses ou destines : apparences sans
destinataire(unadressierte Erscheinungen) dit admirablement Portmann.
Nous regardons en spectateurs trangers le spectacle des formes et des couleurs destres vivants, le spectacle de configurations qui dpassent ce qui serait ncessaire la
pure et simple conservation de la vie. Il y a l dinnombrables envois optiques qui sont
envoys dans le vide, sans tre destins arriver. Cest une autoprsentation qui
nest rapporte aucun sens rcepteur et qui, tout simplement, apparat 8.
Une comprhension trique du concept de prsentation de soi (Selbstdarstellung) faisait en
effet courir le risque dune contradiction : comment justifier cette prsentation, autrement dit
un phnomne sensible, au minimum visuel, chez des animaux qui ne voient pas ou dont le
degr de distinction formelle et chromatique est quasi nul ? Si les mollusques sont presque
aveugles, qui ou pour qui sont destins les admirables dessins sur leur coquille ? Si lesserpents voient en noir et blanc (comme de nombreux animaux vision nocturne), qui sont
destins les riches motifs colors qui ornent souvent leur livre ? A quoi bon les formes
extravagantes et les couleurs sublimes des tres des abysses, puisqu ces profondeurs
ocaniques, lobscurit est totale ? Cest que cette question de la destination ou de ladresse
ne prend un sens que dans le cadre dune perception subjective ou intentionnelle. Il faut au
contraire affirmer avec Portmann que les couleurs du plumage des perroquets, les motifs sur
les coquillages, la couleur des anmones de mer, toutes ces formes sont apparaissantes, maiselles ne constituent en rien un spectacle; du moins saffranchissent-elles de tout spectateur.
Elles ne sont pour personne , car le sens de la prsentation de soi, cest de seprsenteret
non de se reprsenter dans la perception dun sujet. Cette antriorit du spectacle sur le
spectateur, de lexpression sur la perception (du moins la perception subjective) se repre
7 Tel est le problme gnral pos par louvrage majeur dAdolf Portmann en matire de morphologie
zoologique :Die Tiergestalt, Ble, F. Reinhardt, 2e d. 1960 (trad. fr. G. Remy, La forme animale, Paris, Payot,
1962).8Id., Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung , in Geist und Werk. Aus der Werkstatt unserer
Autoren. Zum 75, Geburtstag von Dr. Daniel Brody, Rhein Verlag, Zurich, 1958 ( Lautoprsentation, motif de
llaboration des formes vivantes , trad. J. Dewitte, Etudes phnomnologiques, n 23-24, 1996, p. 161).
Passage presque identique dans id.,Die Tiergestalt, op. citLa forme animale, trad. cit., p. 217. Voir galement
id., Neue Wege der Biologie, Munich, Piper, 1961 (trad. angl., New Paths in Biology, Harper and Row, New
York, 1964, p. 154) : Quand on parle dapparences, on tient pour vident quil doit y avoir un spectateur qui
elles apparaissent. Ce nest pas seulement une consquence invitable de notre langage mais encore de la
condition humaine en gnral. On ne peut parler du monde, de la conscience, de rponses internes, oudapparences, sans devenir nous-mmes et notre propre exprience la prsupposition de toute proposition que
nous faisons. Bref, nous ne pouvons imaginer des apparences qui sexcluent dun il voyant .
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mme lhistoire naturelle du dveloppement des formes vivantes, puisque Portmann rappelle
justement que les apparences authentiques ont d exister avant lmergence du premier il,
et taient dj des exemples dautoprsentation 9, et que, pour autant que la slection des
formes et des motifs par lil, gnrateur dimages, joue un rle primordial, il nempche que
la phase initiale de la cration des motifs a lieu avant toute possibilit de slection visuelle ! .
On comprend pourquoi linvention de ce concept fantastique d apparenceinadresse tait rendue ncessaire, car il fallait donner toute son amplitude lide deprsentation de soi, autrement dit penser la possibilit dune apparence en droit. Cette
possibilit nest en rien une vue de lesprit, et il revient Portmann davoir eu le courage
philosophique de poser quelques jalons pour penser lexistence relle(et non pas seulement
possible) dune telle apparence. Cest quil fallait lui reconnatre le corollaire dune
imperceptibilit de fait.
Nous contemplons des figures qui, pour notre il, prsentent tout fait des
caractres structuraux de la sphre optique, mais qui, dans la vie normale,
napparaissent certainement jamais aucun il spectateur selon un rle ncessaire la
vie. Nous devons donc rechercher pour les phanres un horizon plus large susceptiblede les intgrer. Il y a de lapparence vritable dans un champ qui plus vaste que celui
du jeu mutuel des caractres morphologiques et des organes sensoriels des animaux
suprieurs 10.
Les apparences animales offrent bien un sentiendum, un -sentir qui ne prjuge en rien de la
possibilit empirique de leur perception. Quest-ce dire sinon que les apparences inadresses
dpendent duneperception en droitqui ne peut se dcalquer sur les limites sensitives propres
chaque espce ou chaque individu ?
Telle est la raison, selon nous, de linadquation totale de tout cadre
phnomnologique pour concevoir lexpression animale. Car si la phnomnologie sestdonne pour tche de penser un pur apparatre, elle butera toujours sur la question de
lintentionnalit. On stonnera par exemple de ce que Hannah Arendt, au dbut de La vie de
lesprit et alors mme que les pages qui suivent sont prcisment consacres un
commentaire de Portmann ! en reste cette conception spectaculaire de lapparence, ou, ce
qui revient au mme, une conception subjectiviste de la perception :
Rien ne paratrait, le mot apparence naurait aucun sens sil nexistait pas (des)rcepteurs des apparences tre vivants susceptibles de relever, de reconnatre, de
rpondre par la fuite ou le dsir, lapprobation ou la dsapprobation, la louange ou le
blme ce qui nest pas tout bonnement l mais leur apparat et est destin tre peru
par eux 11
,
*
On ne sortira du systme spectacle-spectateur quen extrayant la perception du sujet
pour la mettre dans les apparences mmes. Ce qui ne signifie rien moins que de poser
9Id., Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung , art. cit. (trad. cit., p. 154). Voir galement id.,
La vie des formes, (Prface), Paris, Bordas, 1968, p. 13 : pour autant que la slection des formes et des motifs
par lil, gnrateur dimages, joue un rle primordial, il nempche que la phase initiale de la cration des
motifs a lieu avant toute possibilit de slection visuelle ! .10Id., Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung , art. cit. (trad. cit., p. 154, nous soulignons).11H. Arendt,La vie de lesprit, trad. L. Lotringer, Paris, Puf, 2005, p. 37
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lexistence dune perception inorganique, ou du moins pour linstant, dune perception
antrieure aux organesde la sensation. Il y a bien l quelque chose de Plotin, qui a produit
lquation nature = contemplation ( la nature est dans la perception delle-mme 12). Mais
cest plutt dans luvre gniale dun contemporain de Portmann que lon trouvera les
meilleures armes pour montrer la ralit biologique de ce qui pourrait apparatre comme une
thse mtaphysique tournant en roue libre. Ce contemporain, qui lisait Portmann et quePortmann lui-mme lisait, cest Raymond Ruyer. Toute la philosophie biologique de Ruyerest tendue vers la critique du modle thtral qui prsiderait la gense des formes. Comme si
les formes vivantes tenaient leur unit vitale, leur cohsion organique, leur adestance 13, du
fait dtre perues comme des touts par un spectateur extrieur. Il sagissait dans le fond pour
Ruyer den finir avec le fameux principe de Berkley ( tre, cest tre peru ) pour concevoir
un spectacle sans spectateur , un voir sans yeux 14.
Ruyer na de cesse de montrer que la forme organique possde en elle-mme son unit
formelle, indpendamment des regards poss sur elle :
les embryons jeunes, les vgtaux, les unicellulaires, nont pas dyeux, et peuvent
ntre vus par aucun il ; ils nen sont pas moins des units actives, fort diffrentes dela fausse unit toute conventionnelle des dcors de thtre non regards 15.
Cette distinction entre une unit trompeuse ou illusoire et une unit active ou vivante, montre
bien qu linstar de Portmann, Ruyer nentend pas la forme comme un tat de chose, comme
un agrgat de parties, partes extra partes, mais plutt comme une unit intensive ou
expressive qui tient en elle sa cohrence propre, son individuation souveraine. A linverse, la
forme simplement extensive ne tient son unit que par une espce de synthse visuelle
extrieure, la manire dont la disposition illusionniste des lments dun dcor de thtre
nest efficace quen fonction de la position du spectateur.
Il faut revenir un certain ralisme, tout fait assum : les choses existent en-dehorsde ma perception. Voir, cest bien recevoir des impressions lumineuses sur la rtine,
autrement dit sur un tissu vivant. Mais ce tissu, en tant que vivant, possde dj une forme,
une certaine cohrence propre, une unit organique. Soient trois objets a, b, c se projetant sur
ma rtine :
Il faut bien que lensemble abc existe absolument dans laire visuelle (de mon
cerveau) comme une unit formelle qui na pas besoin dun nouveau scanning, dunnouveau balayage crbral, pour se saisir elle-mme. Cet exister-ensemble est donn
la sensation visuelle par le tissu vivant qui, lui, se dfinit ainsi primitivement. Il est
donc absurde dexpliquer lexistence par la perception, la forme par limage, alors que
cest la perception, et limage consciente, qui ne sont explicables que par le modedexistence, comme forme absolue et primaire, de lorganisme. Limage perceptive,
comme les caractres tre vus, suppose la forme vivante et les caractres
organiques primaires. Cest tout lorganisme qui est capable de percevoir, cest--
dire de rendre conscient de lui-mme nimporte quel ensemble de stimuli extrieurs,
parce que tout lorganisme est une surface ou un volume absolu, une forme existant
12Voir le fameux Trait 30, Sur la contemplation (Ennades, III, 8) de Plotin.13Pour parler comme R. Chambon, qui a produit lun des meilleurs commentaires de Ruyer. Voir R. Chambon,
Le monde comme perception et ralit, Paris, Vrin, 1974, p. 33.14R. Ruyer, Paradoxes de la conscience et limites de lautomatisme, Paris, Albin Michel, 1966, p. 15.15Id.,La gense des formes vivantes, Paris, Flammarion, 1958, p. 207.
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par elle-mme, qui na qu se prter cet ensemblepour le faire participer son mode
dtre une vraie forme 16.
Les organes des sens nont donc pas le monopole de la perception. Cest tout tissu organique
qui est capable de percevoir, et cest pour cela justement, crit Ruyer, quil est
naturellement capable aussi, de se disposer de lui-mme en spectacle tre vu . Toutecellule ou tout tissu est [donc]capable de perception. La forme dun protozoaire, aussi bienque la forme dun embryon humain, ou dun homme adulte, dans la mesure o il nest pas
entirement devenu machine fonctionnante, secomporte et seperoit : selfenjoyment.
Ruyer prend lexemple des plumes somptueuses du faisan Argus. Elles sornent dun
motif trs complexe fait de lignes et docelles composes uniquement de lignes parallles.
Ce motif est proprement parler un thme , au sens dune forme unitaire en soi, qui se
possde, qui existe absolument et domine les phnomnes chimiques qui le ralisent le long
de chaque barbule . Exactement de la mme manire, Portmann ne cessait de clamer que
lexplication du processus chimique qui prside la coloration dune plume ne dit rien du
sens de cette couleur, autrement dit de son apparence singulire17. Autant la couleur de la
plume que son motif doivent tre tenus non pour un rsultat mcanique mais bien pour une
formation thmatique : une forme expressive. Car il faut bien reconnatre lexistence, dans la
formation du motif, dune espce dauto-vision ou dauto-perception (il faut savoir o va le
motif), sans que cette formation soit oblige de prendre du recul, comme le peintre dun
dcor de thtre se mettant de temps en temps la place du spectateur futur pour juger de
leffet . Il y a l comme une perception immanente, mme le motif : une perception
premire, sans il. Ruyer appelle cela une surface absolue .Mais Ruyer montre que la formation du dessin sur la plume est de la mme nature,
mieux : constitue le mme phnomne que la perception extrieure du dessin par la
femelle ou nimporte quel autre congnre : tous deux sont en position de surface absolue ,
tous deux sont une seule et mme apparence expressive. Lune a lieu sur une plume, lautresur une rtine ou son correspondant cortical, mais toutes les deux consistent en un thme
formel qui seperoit avant dtre peru, qui est, peru , comme lcrit souvent Ruyer.
Cest la preuve que la plume, ou nimporte quel tissu vivant, ne diffre pas
essentiellement dune rtine ou dun cortex, la preuve que tout organisme en
dveloppement est un champ de thmes formels qui se ralisent, se dessinent en lui
directement, quil est modul par des thmes formels, les aires sensorielles ayantsimplement la proprit particulire dtre modules par des structures dj ralises
dans le monde extrieur par dautres organismes ou dautres complexes naturels 18
ce que Ruyer nomme perception ou conscience secondaire 19
. Une telle surface (autrementappele domaine absolu 20) nest pas une simple tendue ou un corps physique rductible
la somme de ses parties ; cest un centre actif, qui possde sa propre unit immanente, qui
sauto-positionne. Une forme na pas besoin pour se possder elle-mme de se poser en
dehors delle-mme comme une sorte dimage et dtre sa propre reprsentation. Elle na qu
tre elle-mme . Il est tout fait significatif que le philosophe en vienne trs souvent parler
de tableau : car il faut laspect phnomnal mais non le spectateur, en sorte quil faudrait
16Ibid., p. 208-209.17Voir par exemple A. Portmann,Die Tiergestalt, op. cit. (trad. cit., p. 200-201).18R. Ruyer,La gense des formes vivantes, op. cit., p. 211.19Voir entre autresElments de psycho-biologie, Paris, Puf, 1946, p. 21-51 etpassim.20Comme parle Raymond Ruyer partir de son ouvrage :No-finalisme, Paris, Puf, 1952, p. 95-131.
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parler dun tableau en soi , sans aucun sujet spectateur ponctuel qui en produirait lunit
expressive.
*
Invoquer avec Raymond Ruyer une espce de selfenjoymentdes apparences animalespourrait nanmoins nous exposer un contresens fcheux, qui prterait aux apparencesanimales quelque chose comme un pur fonctionnement interne et qui ferait disparatre
purement et simplement toute extriorit. Qui plus est, lipsit que porte en lui le concept de
prsentation de soi, dauto-prsentation (Selbstdarstellung), pouvait porter comprendre le
mouvement expressif comme expression dun sujet, sans considration pour la destination de
cette expression. Les apparences, pour reprendre les mots de Portmann, ne sont peut-tre pas
destines arriver , mais elles sont bel et bien envoyes . Le concept dapparence
inadresse nest pourtant pas un concept ultime qui viendrait parachever presque
mystiquement un raisonnement thorique, mais bien plutt un lment minemment
opratoire qui permet de poser de nouveaux problmes. Et cest la pense portmannienne qui
porte en elle les nombreux germes pour dpasser lide sans doute un peu courte d envoisdans le vide . Cest que Portmann a parfaitement saisi quun concept dexpression ne pouvait
sentendre rigoureusement sans faire intervenir le monde, ou un certain concept de mondanit.
L o le sens commun comme les sciences du vivant veulent voir un rapport de priorit
organique entre le mtabolisme et le fonctionnement organique dune part, et les apparences
dautre part, le zoologue suisse osait inverser une telle prsance, prcisment au titre dune
exposition au monde :
Et si (les caractres de lautoprsentation) taient lessentiel ? Si les tres vivants
ntaient pas l afin que soit pratiqu le mtabolisme, mais pratiquaient le
mtabolisme afin que la particularit qui se ralise dans le rapport au monde etlautoprsentation ait pendant un certain temps une dure (Bestand) dans le
monde ? 21
Ce monde na rien dun contenant ou dun espace vide qui accueillerait des expressions
animales. Ce nest pas dans le monde que ces dernires ont lieu ; ce nest pas un monde qui
sexprime en elles, mais plutt lexpression qui devient monde, qui fait monde. Parler ici de
monde cest donner cette expression une extension, une dimensionnalit irrductible toutmilieu ou tout espace vital. Se constitue un monde prcisment quand les apparences oprent
un changement dchelle, se dploient dans ce que Portmann nomme tour tour un horizon
plus large , un systme de rfrence plus large :
Les motifs de la crevette transparente Periclimenes et les dessins multiformes des
opisthobranches ne sont pas des ornements qui seraient surimposs une forme
fonctionnelle. Ils sont tout aussi peu des ornements que ne le sont les aplats de couleur
et les lignes rigoureuses de Piet Mondrian ou les hiroglyphes nigmatiques des
dernires uvres de Paul Klee. Ce sont des laborations dans lesquelles un tre
plasmatique de structure submicroscopique spcifique se prsente selon sa
particularitdans un ordre de grandeur plus lev. Cet ordre de grandeur plus lev
est le royaume o les organismes laborent, selon des lois particulires, des
configurations destines apparatre, le domaine dans lequel a lieu, en
21 A. Portmann, Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung , art. cit. ( Lautoprsentation,
motif de llaboration des formes vivantes , trad. cit., p. 157).
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correspondance avec cette autoprsentation optique, la merveille de la vision en
images 22.
Cet ordre de grandeur plus lev nomme prcisment ce pur plan expressif, cette
Expression qui nest plus fonctionnelle, territoriale ou mme lmentaire23, mais cosmique ou
mondaine. Seul le monde, seul le cosmos peut donner lchelle de cet horizon plus vaste que ne cesse dinvoquer Portmann pour comprendre les formes animales. Cest par leursparures (cosmtique) que les animaux stendent aux dimensions du monde (cosmique). Cest
comme devenir-monde que les formes animales donneront consistance un champ de
lapparatre en soi.
*
Ds lors, quand Portmann parle dun royaume ou dun domaine dans lequel a
lieu () la merveille de la vision en images 24, les apparences se sont dfinitivement
constitues en un plan expressif autonome, qui na plus rien voir avec une relation de sujet
objet, mais qui na plus rien voir non plus avec un substrat organique. Cest bien cetteexpressivit qui permet daller au-del des dmonstrations de Ruyer qui, pour autant quelles
se dprenaient de toute ide dorgane de la perception ( perception seconde ) nen restaient
pas moins attaches une inscription organiquede la perception, ft-elle primaire . Mais
si lapparatre dessine un champ expressif, un apparatre en soi 25, imperceptible en droit,
alors lapparence inadresse nest plus seulement un concept biologique mais bien un principe
transcendantal. Il nen devient pas pour autant inconsistant, perdu dans les brumes de
lidalit26. De fait, le plan quil trace ne peut tre pens que comme champ de lumire :
Dans un horizon largi, le non-fonctionnel peut galement trouver place ; il
appartient au domaine lumineux : cest une apparence dans la lumire. Ltudephysique des particules et des processus lmentaires nous rappelle que ce domaine
lumineux, o les choses peuvent tout simplement apparatre au sens originaire du
mot, pose aussi constamment des questions nouvelles au physicien 27.
Lexpression dans la lumire pourrait prter confusion, puisque cette dernire ne saurait
tre considre comme une condition des apparences, mais bien comme leur consistance
mme : une apparence en lumire. Philosophiquement, il revient Bergson plus exactementun Bergson relu par Deleuze et largement teint par Spinoza davoir instaur un tel plan de
lumire en soi28. Nous faisons videmment allusion ltonnante ouverture du premier
22Ibid.(trad. cit., p. 164, nous soulignons).23 Elmentaire au sens des quatre lments : les poissons vivent dans leau, les oiseaux dans lair, les
mammifres sur terre, etc.24Id., Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung , art. cit. ( Lautoprsentation, motif de
llaboration des formes vivantes , trad. cit., p. 164).25Pour rependre le trs beau concept de Pierre Montebello propos de Deleuze : voir son Deleuze, Paris, Vrin,
2009, p. 213-242 : Le paradoxe de lapparatre en soi ). Lauteur tournait dj autour de cette notion, mais
sans la penser aussi distinctement dansNature et subjectivit, Grenoble, Jrme Millon, 2007.26On revendique un sens explicitement deleuzien du concept de transcendantal. Deleuze na cess daffirmer la
ralit de ce champ transcendantal impersonnel.27 A. Portmann, Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung , art. cit. ( Lautoprsentation,
motif de llaboration des formes vivantes , trad. cit., p. 162). La confrence Eranos de Portmann de 1956 tait
tout entire consacre ce thme de la lumire. Voir Id.,Aufbruch der Lebensforschung, Franckfort, Suhrkamp
Verlag, 1965 (trad. it.,Le forme viventi, Milan, Adelphi, 1969, p. 45-73).28Tel est, du point de vue de lhistoire de la philosophie, le parcours que reprend P. Montebello, dans Deleuze,
op. cit, p. 220-232.
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chapitre de Matire et mmoire. Bergson part de lhypothse, ou plutt de la fiction
( supposons ) dun monde entirement fait dimages en soi . Image nomme ici
lensemble de ce qui apparat. Toute chose est image. Mais, commente Deleuze, comment
parler dimages en soi qui ne sont pour personne et qui ne sadressent personne ? comment
parler dun Apparatre, puisquil ny a mme pas dil ? []Nous navons pour le moment
que des mouvements, appels images pour les distinguer de tout ce quils ne sont pas encore.Pourtant, cette raison ngative nest pas suffisante. La raison positive est que le plandimmanence est tout entier Lumire 29. Si les images, poursuit Deleuze, napparaissent pas
quelquun, cest--dire un il, cest parce que la lumire nest pas encore rflchie ni
arrte et, se propageant toujours, [nest]jamais rvle. En dautres termes, lil est dansles choses, dans les images lumineuses en elles-mmes 30. Deleuze a parfaitement saisi la
nature non transcendante de cette lumire, dans une opposition avec le platonisme latent
propre toute lhistoire de la philosophie aussi bien quavec la phnomnologie :
Il y l une rupture avec toute la tradition philosophique, qui mettait plutt la lumire
du ct de lesprit, et faisait de la conscience un faisceau lumineux qui tirait les choses
de leur obscurit native. La phnomnologie participait encore pleinement de cette
tradition antique ; simplement, au lieu de faire de la lumire une lumire dintrieur,
elle louvrait sur lextrieur, un peu comme si lintentionnalit de la conscience tait le
rayon dune lampe lectrique ( toute conscience est conscience dequelque chose ).
Pour Bergson, cest tout le contraire. Ce sont les choses qui sont lumineuses par elles-
mmes, sans rien qui les claire : toute conscience estquelque chose, elle se confond
avec la chose, cest--dire avec limage de lumire. Mais il sagit dune conscience en
droit, partout diffuse et qui ne se rvle pas. []Ce nest pas la conscience qui estlumire, cest lensemble des images, ou la lumire, qui est conscience, immanente
la matire 31.
Une lumire non rvle. Cette lumire nest pas plus thologique quelle nest physique : ni
lumire divine, ni lumire naturelle conue comme lment. Le concept est proprement
paradoxal, puisquil faut bien la lumire du phnomne mais il ne faut pas que cette lumire
prcde le phnomne ; penser une lumire qui ne soit plus une condition (de visibilit
physique aussi bien que dintelligence mtaphysique) mais une Expression : lumire de
lapparence et non lumire danslaquelle les apparences auraient lieu.
Linvocation de tous les phnomnes de bioluminescence ne saurait tre un contre-
argument. Ce phnomne fascinant, extrmement courant chez les tres des grands fonds
poissons, mduses, poulpes , semblerait prcisment contrevenir la perception de droit
quimplique toute apparence inadresse, et au-del toute lumire non rvle puisquil parat
rintroduire de la lumire comme condition dune apparence visible. Il appert pourtant que labioluminescence ne sert en rien lapparatre des formes vivantes. Les tres des profondeurs
passent le plus clair de leur temps dans lobscurit totale, et ce nest le plus souvent que par
une stimulation externe quils silluminent. Cette stimulation correspond des fonctions tout
fait dtermines : lattraction de proie, la protection contre des prdateurs, lclairage enfin.
Mais jamais la bioluminescence ne sert lapparence comme condition de perception dun
individu32.
29G. Deleuze, Cinma I. Limage-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 88.30Ibid., p. 89, citant Bergson,Matire et mmoire, Paris, Puf-Ed. du Centenaire, 1959, p. 186.31G. Deleuze, Cinma 1, op. cit., p. 89-90.32 Voir par exemple Anne-Marie Bautz, La bioluminescence chez les animaux , Bulletin de l'Acadmie
Lorraine des Sciences 2005, 44 (1-4).
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Un tel plan expressif de lumire na plus aucun substrat. Le risque dj dnonc plus
haut serait de croire un substrat organique des apparences expressives ; ce qui ne signifie
pas pour autant que ce plan expressif est davantage physique, puisque sa lumire ne relve pasdune condition naturelle de visibilit, mais sans rien avoir dune lumire transcendante.Autant dire quil ne sert rien de vouloir expliquer positivement les apparences par leur
inscription sur une strate suppose plus profonde comme si leur inscription consciente
sexpliquait par leur inscription organique qui elle-mme sexpliquait en dynamismes
physico-chimiques si lon ne cherche pas les impliquer dans toute lpaisseur de la
stratification cosmique. Le plan expressif est toujours une coupe transversale dans cette
stratification et sa classique diffrenciation en couches physico-chimique (la matire),
organique (le vivant) et psychique (le symbolique). Tel est bien le cadeau inou que nous fait
Portmann avec le concept dapparence inadresse, un cadeau qui est tout autant une exigence
proprement philosophique : la possibilit de renaturer les phnomnes expressifs, de rendre
la nature leur puissance expressive, condition, bien entendu, que cette nature nesentende plus au sens moderne, post-kantien, dune rductibilit lorganique et au physico-
chimique, sans pour autant retomber dans les affres dune philosophie naturelle
mconnaissant toute science positive, ou pire, dans lillusion dune transcendance qui
viendrait lhabiter33.
Bertrand Prvost
Universit Michel de Montaigne-Bordeaux 3 - EHESS
33Dans un livre rcent, La manifestation de soi. Elments dune critique philosophique de lutilitarisme, Paris,
La Dcouverte, 2010, Jacques Dewitte se sert de la pense portmanienne (dont il est un des rares spcialistes,
sinon le seul) pour jeter quelques hypothses en faveur dune esthtique gnrale voire dune thorie de la
culture (au travers, notamment, des questions de la guerre, de lornement, de luvre architecturale tirant parti,
au passage, du dossier des uvres conues ad majorem Dei gloriam ). Mais il nous semble que le point de
vue conomique et pragmatique qui donne forme au questionnement, sous lalternative cot/gratuit,
utilit/inutilit ne permet pas de bien poser le problme, puisquil en rate la dimension proprement mtaphysique
mais une mtaphysique entendre comme philosophie naturelle (mta-physique, prcisment). Les choses se
compliquent davantage encore quand il appert que le point de vue conomique dpend lui-mme dun horizon
phnomnologique (tout fait revendiqu par lauteur, au demeurant), et qui trouve tout son sens dans lidedune gratuit originaire, dun don ontologiquement premier, dans lesprit bien phnomnologique dun Es gibt.
Le problme est que cest cela mmequi doit tre expliqu, et qui na en soi aucune valeur explicative.