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 Les apparences inadressées. Usages de Portmann (doutes sur le spectateur) Qu’une image soit faite pour être vue, voilà une évidence qui ne souffre aucune contestation. Comment imaginer un instant une œuvre visible qui ne s’offre au regard ? Qui plus est, les modernes conditions de visibilité des images de l’art, dans les musées et expositions, nous prédisposent à l’idée que ces images attendent sagement le regard qui viendra les accomplir : ces images nous attendent pour être pleinement images, elles attendent leur espèce de consécration perceptuelle, intellectuelle, critique. L’historien de l’art souscrit sans peine à cette vision des choses. Mieux, à la question « générale » de savoir à qui s’adresse une œuvre, il préférera la question, apparemment plus modeste, de sa destination : pour qui cette peinture a-t-elle été conçue ? Le problème de l’adresse semble donc connaître, dans le champ de l’histoire de l’art une solution simple et rapide, et qui se range sous l ’étiquette commune de « sociologie de l’art », à savoir : l’identification du commanditaire. C’est d’abord au commanditaire ou au mécène (qu’il s’agisse d’un individu particulier ou d’une collectivité) que l’œuvre d’art s’adresse, puisqu’elle a été faite « pour lui ». Situation empirique et historique, dira-t- on, et qui ne correspond plus du tout au cadre de la création artistique moderne et contemporaine. Il y a bien longtemps que les images savent se passer de commanditaire pour exister, et c’est d’abord pour lui-même qu’œuvre un artiste, c’est d’abord à son propre regard que s’adressent ses images. Il n’empêche que toujours l’adresse se pense comme visée subjective – que ce sujet soit identifiable, nommable ou non, peu importe. Ce sujet porte un nom bien connu : il s’agit bien entendu du spectateur . Qu’une image soit faite pour être vue signifie communément qu’elle s’adresse à un spectateur. Le spectateur, ici, n’est plus une personne empirique ; c’est la forme transcendantale de l’adresse : sa forme subjective, sa visée intentionnelle. Il n’est pas très difficile de repérer dans l’histoire de la pensée artistique occidentale l’acte de naissance théorique du spectateur. On le trouvera dans le  De pictura que Leon Battista Alberti rédige en 1435. Bien évidemment, les images, artistiques ou non, n’ont pas attendu l’humanisme renaissant pour s’adresser à un spectateur. Qui plus est, le terme spectateur ( spectator ) n’apparaît qu’une fois dans le texte 1 . Il n’empêche que si le spectateur s’invente dans le traité, c’est bien parce qu’Alberti procède à une radicale substantialisation de l’adresse picturale, une substantialisation qui en passerait elle-même par une géométrisation, en conférant à toute position devant la peinture une nature punctiforme. Il suffit de parcourir très rapidement l’ensemble du système pour constater à quel point cette substantialisation s’effectue de toutes parts, à commencer, bien sûr, par le dispositif perspectif et la corrélation du point de vue et du point de fuite qu’il instaure : le rapport entre la peinture et son extériorité devient une relation entre deux points. Mieux : la particularité de la construction albertienne sera d’y inscrire mathématiquement la position du spectateur, dans le calcul de la diminution des quantités sur le pavement 2 . L’art moderne et contemporain aura eu beau se jouer de cette géométrie du regard pour travailler ses véritables conditions phénoménologiques – je vois avec mes deux yeux, voire avec tout mon corps, je me déplace… – il n’empêche que se perpétue une visée, une intentionnalité qui dépasse sans 1  L. B. Alberti,  La peinture  (  De pictur a), II, 40, trad. T. Golsenne et B. Prévost, revue par Y. Hersant, Paris, Le Seuil, 2004, p. 141 : « La représentation que tu pourras légitiment louer et admirer sera celle que ses attraits rendront si agréable et si ornée qu’elle pourra retenir un peu plus d’un instant les yeux d’un spectateur (spectatoris) savant ou ignorant, par un certain plaisir et un mouvement de l’âme ». 2  Allusion à la complexe construction albertienne de la scène perspective à l’aide d’un dessin auxiliaire. Cf.  La  peinture, I, 20, op. cit ., p. 89.

Les Apparences Inadressees

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Texte sur Adolf Portmann

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  • 5/19/2018 Les Apparences Inadressees

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    Les apparences inadresses. Usages de Portmann

    (doutes sur le spectateur)

    Quune image soit faite pour tre vue, voil une vidence qui ne souffre aucunecontestation. Comment imaginer un instant une uvre visible qui ne soffre au regard ? Quiplus est, les modernes conditions de visibilit des images de lart, dans les muses et

    expositions, nous prdisposent lide que ces images attendent sagement le regard qui

    viendra les accomplir : ces images nous attendent pour tre pleinement images, elles attendent

    leur espce de conscration perceptuelle, intellectuelle, critique.

    Lhistorien de lart souscrit sans peine cette vision des choses. Mieux, la question

    gnrale de savoir qui sadresse une uvre, il prfrera la question, apparemment plus

    modeste, de sa destination : pour qui cette peinture a-t-elle t conue ? Le problme de

    ladresse semble donc connatre, dans le champ de lhistoire de lart une solution simple et

    rapide, et qui se range sous ltiquette commune de sociologie de lart , savoir :

    lidentification du commanditaire. Cest dabord au commanditaire ou au mcne (quilsagisse dun individu particulier ou dune collectivit) que luvre dart sadresse,

    puisquelle a t faite pour lui . Situation empirique et historique, dira-t-on, et qui ne

    correspond plus du tout au cadre de la cration artistique moderne et contemporaine. Il y a

    bien longtemps que les images savent se passer de commanditaire pour exister, et cest

    dabord pour lui-mme quuvre un artiste, cest dabord son propre regard que sadressent

    ses images. Il nempche que toujours ladresse se pense comme vise subjective que ce

    sujet soit identifiable, nommable ou non, peu importe.

    Ce sujet porte un nom bien connu : il sagit bien entendu du spectateur. Quune image

    soit faite pour tre vue signifie communment quelle sadresse un spectateur. Le spectateur,

    ici, nest plus une personne empirique ; cest la forme transcendantale de ladresse : sa formesubjective, sa vise intentionnelle. Il nest pas trs difficile de reprer dans lhistoire de la

    pense artistique occidentale lacte de naissance thorique du spectateur. On le trouvera dans

    le De pictura que Leon Battista Alberti rdige en 1435. Bien videmment, les images,

    artistiques ou non, nont pas attendu lhumanisme renaissant pour sadresser un spectateur.

    Qui plus est, le terme spectateur (spectator) napparat quune fois dans le texte1. Il

    nempche que si le spectateur sinvente dans le trait, cest bien parce quAlberti procde

    une radicale substantialisation de ladresse picturale, une substantialisation qui en passeraitelle-mme par une gomtrisation, en confrant toute position devant la peinture une nature

    punctiforme. Il suffit de parcourir trs rapidement lensemble du systme pour constater

    quel point cette substantialisation seffectue de toutes parts, commencer, bien sr, par le

    dispositif perspectif et la corrlation du point de vue et du point de fuite quil instaure : lerapport entre la peinture et son extriorit devient une relation entre deux points. Mieux : la

    particularit de la construction albertienne sera dy inscrire mathmatiquement la position du

    spectateur, dans le calcul de la diminution des quantits sur le pavement2. Lart moderne et

    contemporain aura eu beau se jouer de cette gomtrie du regard pour travailler ses vritables

    conditions phnomnologiques je vois avec mes deux yeux, voire avec tout mon corps, je

    me dplace il nempche que se perptue une vise, une intentionnalit qui dpasse sans

    1L. B. Alberti,La peinture(De pictura), II, 40, trad. T. Golsenne et B. Prvost, revue par Y. Hersant, Paris, Le

    Seuil, 2004, p. 141 : La reprsentation que tu pourras lgitiment louer et admirer sera celle que ses attraits

    rendront si agrable et si orne quelle pourra retenir un peu plus dun instant les yeux dun spectateur

    (spectatoris) savant ou ignorant, par un certain plaisir et un mouvement de lme .2Allusion la complexe construction albertienne de la scne perspective laide dun dessin auxiliaire. Cf. La

    peinture, I, 20, op. cit., p. 89.

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    aucun doute les limites de ma conscience, mais qui meconcerne fondamentalement en tant

    que sujet.

    On ne comprendrait pas lenjeu des propositions albertiennes si lon ne tenait pas

    compte du renversement quelles opraient du point de vue dune adresse proprement

    chrtienne de limage transformant la position subjective en subjugation : des images faites

    non pour tre vues, mais pour voir. La grande image de culte, le grand retable ou encorelimage de dvotion : ces images ne sont vues quen tant quelles nous regardent dabord.Et cest tout lart chrtien qui souvre cette ngativit du regard : on verra dautant mieux

    quon ne regardera pas, quon se laissera tre-regard par limage3.

    Il faut se dplacer plus largement dans lhistoire et la gographie pour voir une telle

    relation se critiquer ou se mettre en crise, sans toutefois jamais disparatre totalement. Quen

    est-il en effet de la visibilit des peintures rupestres prhistoriques, plonges dans le noir total

    sitt les torches teintes ? Ou encore de toute peinture funraire, dans des tombes

    dfinitivement scelles ? Considrons les vastes ensembles sculpts de nos cathdrales, dont

    tel dtail voire la forme mme, perche plusieurs mtres de hauteur, demeurait invisible au

    fidle ; ou encore les vastes programmes politiques chantant la gloire royale ou impriale,

    mais dont le dtail de la frise la colonne Trajane par exemple est inaccessible au passant.Tous ces cas ne sont pas penser au titre dune conomie du voir, du cach et du montr. Ils

    renvoient toujours des images qui ne sont pas faites pour tre vues du moins pour ne pas

    tre vues dans les conditions de visibilit qui constituent la position thorique de spectateur.

    En ne supposant pas de spectateur, cest bien la condition dimage-spectacle quelles mettent

    en crise.Ad majorem dei gloriam pour la plus grande gloire de Dieu. Cest ainsi que lon a

    coutume de qualifier la destination de ces images monumentales, quand elles sont chrtiennes.

    Mais chrtiennes ou paennes, elles nont jamais de destination subjective ou de vise

    intentionnelle. Paul Veyne, dans ses tudes sur la colonne Trajane, na de cesse de rappeler

    que ce type dimage na strictement rien voir avec quelque propagande impriale, comme

    sil devait dlivrer une information, ncessairement visible et lisible, mais quil est plutt lefait de lexpression dune gloire ou dun faste princier. En sorte que, si ce nest Dieu, cest

    la face du monde ou encore lternit quil sadresse4.

    Ces remarques ne relvent pourtant pas du seul pragmatisme dont se revendique si

    souvent Paul Veyne. Cest quil en va, au minimum dun concept renouvel de ladresse

    artistique, au maximum dune vritable thorie de limage. Faire intervenir le monde, Dieu,

    ou lternit, cest sans doute la meilleure faon de dpersonnaliser ladresse. Ladresse, de ce

    point de vue, ne dcrit plus une relation de destination entre un sujet et un objet, elle nedessine plus un vecteur entre un spectateur et un spectacle. Elle renvoie une plus

    fondamentale fonction douverture de luvre dart. Ladresse nommerait ce rapport

    lextriorit, en tant que rapport tout fait dtermin, cette ex-position de limage, non pas du

    tout au sens benjaminien de la valeur dexposition lre de la reproductibilit technique, desmuses et des galeries, autrement dit lpoque de la spcificit artistique, mais en un sens

    presque physique o lon expose un corps une action extrieure, o un objet se pose du

    point de vue du monde. Si ladresse dsigne davantage une puissance dexpansion, la question

    ne sera donc pas tant celle de sa cible (o ?) que de sa porte (jusquo ?). Tout cela, dans le

    3Georges Didi-Huberman a magistralement dvelopp tous ces points dans ses tudes sur limage chrtienne,

    regroupes notamment dans Limage ouverte. Motifs de lincarnation, Paris, Gallimard, 2007 et dans Ce que

    nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992 (pour un dveloppement scularis de cette ide).4Voir P. Veyne, Propagande, expression, roi, image idole oracle in id.,La socit Romaine, Paris, Le Seuil,

    1991, et id. Buts de lart, propagande et faste monarchique , in id. LEmpire grco-romain, Paris, Le Seuil,

    2005, p. 379-418. Lauteur cite trs judicieusement (p. 395) une remarque des Questions de mthode en histoirede lart dOtto Pcht nonant que la communication et lenseignement ne font pas partie des fonctions

    essentielles de luvre dart .

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    fond, nest quune manire de tourner autour dun vieux concept, tout la fois philosophique

    et esthtique et aujourdhui un peu dsuet : lexpression non pas lexpression logique ou

    psychologique, mais bien lexpression entendue comme principe mtaphysique et qui court de

    Spinoza Leibniz, de Nietzsche Deleuze.

    *

    La thorie de lart nest sans doute pas le meilleur lieu do partir, dans la mesure,

    notamment, o son concept dexpression a toujours t plus ou moins entach par celui de

    reprsentation. Il faudra le chercher ailleurs, et plus particulirement dans les sciences du

    vivant. Nous remettons plus tard la question de savoir comment penser cette articulation, et

    demandons au lecteur de mettre momentanment entre parenthses le domaine artistique5. Il

    revient un zoologue suisse, Adolf Portmann6, davoir plac au cur de son questionnement

    lexpressivit animale. Que faire de toutes ces matires dexpression qui parcourent le rgne

    animal de manire si prgnante : taches, zbrures, ocelles, couleurs chatoyantes, irisations ?

    On connat le rflexe no-darwinien de toute science naturelle digne de ce nom : utilit ! .

    Les formes se doivent dtre utiles la conservation de lespce ou de lindividu. Ellessexpliquent par leur fonction dans les rituels de sduction, pour sduire les femelles, dans les

    combats entre mles se disputant les femelles, pour impressionner ladversaire et viter au

    maximum laffrontement physique ; elles sexpliquent encore par tous les stratagmes de

    camouflage et de mimtisme, etc. Ces interprtations utilitaristes ou fonctionnalistes sont

    parfaitement fondes, mais elles ne rpondent justement pas la question que posait

    Portmann. Outre le fait quelles ne sont quextrmement partielles au regard du foisonnement

    presque infini des formes animales (pour ne pas parler des formes vivantes en gnral), elles

    ne permettent pas de penser ce foisonnement pour lui-mme, la profusion, la richesse

    dinvention des formes animales. Autrement dit, reste en suspens la question de la singularit.

    Paralllement aux interprtations fonctionnalistes, on aura beau expliquer chimiquement laformation de telle couleur de plumage, on aura beau construire des modles

    morphogntiques mathmatiques pour comprendre la gense de tel motif, toujours se posera

    la question de savoir pourquoi on a affaire cettecouleur plutt qu une autre, pourquoi ce

    motif plutt qu un autre. Autrement dit, le problme de la singularit, de la diffrence

    individuelle et spcifique, restera entier.

    En sorte que ce nest pas tant la forme animale comme tat de choses, explicable en

    termes de formation et de fonction, qui intressait Portmann que son irrductible expressivit,que ce qui dans ces formes, contribue les transfigurer en de vritables apparences

    authentiques (eigentliche Erscheinungen). La premire rponse du zoologue aura donc t

    dtablir une vritable morphologie de ltre pour la vue : certains organes, certaines parties

    du corps sont destines apparatre, et obissent de ce point de vue des rgles qui nont plusrien voir avec le mtabolisme ou la conservation de lespce. Chez de trs nombreux

    animaux, par exemple, la peau nest pas seulement une membrane venant clore un organisme

    de faon impermable. Cest aussi un organe un organe dont sest dot lindividu pour

    apparatre. Il est ainsi tout fait significatif que les animaux transparents (qui nont pas de

    peau) crevettes, mduses, certains calamars voient leurs organes internes suivre les mme

    rgularits qui rgissent la disposition et le chromatisme des organes peau (clart des motifs,

    distinction chromatique, symtrie) : parce quils ont incorpor organiquement leur

    destination lapparatre, la diffrence des apparences inauthentiques (uneigentlichen

    5 Une telle mise au point ne pourra sentendre sans une discussion critique avec les travaux de Jean-Marie

    Schaeffer, notamment dans Thorie des signaux coteux, esthtique et art, Rimouski (Qubec), Tangence Ed.,2009.6N en 1897, mort en 1982, Portmann tait professeur de zoologie lUniversit de Ble.

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    Erscheinungen), qui ont bien une forme singulire, mais qui demeure inexpressive puisque

    non adresse. Cest ainsi que Portmann en arrivait faire de la prsentation de soi

    (Selbstdarstellung) une fonction organique part entire, au mme titre que le mtabolisme

    ou la conservation de lespce7.

    Mais trs vite il est apparu que la notion dapparence authentique tait trop limite, et

    surtout, risquait de contrevenir lexigence dune pense de lexpression ds lors quon lafaisait dpendre dune destination au regard, dun tre-pour-la-vue, dans une opposition desformes visibles (extrieures) aux formes invisibles (intrieures). Car si lon veut donner toute

    sa validit un concept dexpression, il faut bien que cette dernire soit antrieure la

    visibilit, ou du moins que la visibilit ne la recouvre que partiellement, et secondairement.

    Autrement dit, si les apparences animales sont expressives, souverainement expressives, cest

    quelles portent en elles le paradoxe de ne pas (ncessairement) tre faites pour tre vues,

    quand bien mme elles seraient extrmement visibles. Elles ne visent pas une rception, une

    reprsentation perceptive ; elles ne sont pas adresses ou destines : apparences sans

    destinataire(unadressierte Erscheinungen) dit admirablement Portmann.

    Nous regardons en spectateurs trangers le spectacle des formes et des couleurs destres vivants, le spectacle de configurations qui dpassent ce qui serait ncessaire la

    pure et simple conservation de la vie. Il y a l dinnombrables envois optiques qui sont

    envoys dans le vide, sans tre destins arriver. Cest une autoprsentation qui

    nest rapporte aucun sens rcepteur et qui, tout simplement, apparat 8.

    Une comprhension trique du concept de prsentation de soi (Selbstdarstellung) faisait en

    effet courir le risque dune contradiction : comment justifier cette prsentation, autrement dit

    un phnomne sensible, au minimum visuel, chez des animaux qui ne voient pas ou dont le

    degr de distinction formelle et chromatique est quasi nul ? Si les mollusques sont presque

    aveugles, qui ou pour qui sont destins les admirables dessins sur leur coquille ? Si lesserpents voient en noir et blanc (comme de nombreux animaux vision nocturne), qui sont

    destins les riches motifs colors qui ornent souvent leur livre ? A quoi bon les formes

    extravagantes et les couleurs sublimes des tres des abysses, puisqu ces profondeurs

    ocaniques, lobscurit est totale ? Cest que cette question de la destination ou de ladresse

    ne prend un sens que dans le cadre dune perception subjective ou intentionnelle. Il faut au

    contraire affirmer avec Portmann que les couleurs du plumage des perroquets, les motifs sur

    les coquillages, la couleur des anmones de mer, toutes ces formes sont apparaissantes, maiselles ne constituent en rien un spectacle; du moins saffranchissent-elles de tout spectateur.

    Elles ne sont pour personne , car le sens de la prsentation de soi, cest de seprsenteret

    non de se reprsenter dans la perception dun sujet. Cette antriorit du spectacle sur le

    spectateur, de lexpression sur la perception (du moins la perception subjective) se repre

    7 Tel est le problme gnral pos par louvrage majeur dAdolf Portmann en matire de morphologie

    zoologique :Die Tiergestalt, Ble, F. Reinhardt, 2e d. 1960 (trad. fr. G. Remy, La forme animale, Paris, Payot,

    1962).8Id., Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung , in Geist und Werk. Aus der Werkstatt unserer

    Autoren. Zum 75, Geburtstag von Dr. Daniel Brody, Rhein Verlag, Zurich, 1958 ( Lautoprsentation, motif de

    llaboration des formes vivantes , trad. J. Dewitte, Etudes phnomnologiques, n 23-24, 1996, p. 161).

    Passage presque identique dans id.,Die Tiergestalt, op. citLa forme animale, trad. cit., p. 217. Voir galement

    id., Neue Wege der Biologie, Munich, Piper, 1961 (trad. angl., New Paths in Biology, Harper and Row, New

    York, 1964, p. 154) : Quand on parle dapparences, on tient pour vident quil doit y avoir un spectateur qui

    elles apparaissent. Ce nest pas seulement une consquence invitable de notre langage mais encore de la

    condition humaine en gnral. On ne peut parler du monde, de la conscience, de rponses internes, oudapparences, sans devenir nous-mmes et notre propre exprience la prsupposition de toute proposition que

    nous faisons. Bref, nous ne pouvons imaginer des apparences qui sexcluent dun il voyant .

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    mme lhistoire naturelle du dveloppement des formes vivantes, puisque Portmann rappelle

    justement que les apparences authentiques ont d exister avant lmergence du premier il,

    et taient dj des exemples dautoprsentation 9, et que, pour autant que la slection des

    formes et des motifs par lil, gnrateur dimages, joue un rle primordial, il nempche que

    la phase initiale de la cration des motifs a lieu avant toute possibilit de slection visuelle ! .

    On comprend pourquoi linvention de ce concept fantastique d apparenceinadresse tait rendue ncessaire, car il fallait donner toute son amplitude lide deprsentation de soi, autrement dit penser la possibilit dune apparence en droit. Cette

    possibilit nest en rien une vue de lesprit, et il revient Portmann davoir eu le courage

    philosophique de poser quelques jalons pour penser lexistence relle(et non pas seulement

    possible) dune telle apparence. Cest quil fallait lui reconnatre le corollaire dune

    imperceptibilit de fait.

    Nous contemplons des figures qui, pour notre il, prsentent tout fait des

    caractres structuraux de la sphre optique, mais qui, dans la vie normale,

    napparaissent certainement jamais aucun il spectateur selon un rle ncessaire la

    vie. Nous devons donc rechercher pour les phanres un horizon plus large susceptiblede les intgrer. Il y a de lapparence vritable dans un champ qui plus vaste que celui

    du jeu mutuel des caractres morphologiques et des organes sensoriels des animaux

    suprieurs 10.

    Les apparences animales offrent bien un sentiendum, un -sentir qui ne prjuge en rien de la

    possibilit empirique de leur perception. Quest-ce dire sinon que les apparences inadresses

    dpendent duneperception en droitqui ne peut se dcalquer sur les limites sensitives propres

    chaque espce ou chaque individu ?

    Telle est la raison, selon nous, de linadquation totale de tout cadre

    phnomnologique pour concevoir lexpression animale. Car si la phnomnologie sestdonne pour tche de penser un pur apparatre, elle butera toujours sur la question de

    lintentionnalit. On stonnera par exemple de ce que Hannah Arendt, au dbut de La vie de

    lesprit et alors mme que les pages qui suivent sont prcisment consacres un

    commentaire de Portmann ! en reste cette conception spectaculaire de lapparence, ou, ce

    qui revient au mme, une conception subjectiviste de la perception :

    Rien ne paratrait, le mot apparence naurait aucun sens sil nexistait pas (des)rcepteurs des apparences tre vivants susceptibles de relever, de reconnatre, de

    rpondre par la fuite ou le dsir, lapprobation ou la dsapprobation, la louange ou le

    blme ce qui nest pas tout bonnement l mais leur apparat et est destin tre peru

    par eux 11

    ,

    *

    On ne sortira du systme spectacle-spectateur quen extrayant la perception du sujet

    pour la mettre dans les apparences mmes. Ce qui ne signifie rien moins que de poser

    9Id., Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung , art. cit. (trad. cit., p. 154). Voir galement id.,

    La vie des formes, (Prface), Paris, Bordas, 1968, p. 13 : pour autant que la slection des formes et des motifs

    par lil, gnrateur dimages, joue un rle primordial, il nempche que la phase initiale de la cration des

    motifs a lieu avant toute possibilit de slection visuelle ! .10Id., Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung , art. cit. (trad. cit., p. 154, nous soulignons).11H. Arendt,La vie de lesprit, trad. L. Lotringer, Paris, Puf, 2005, p. 37

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    lexistence dune perception inorganique, ou du moins pour linstant, dune perception

    antrieure aux organesde la sensation. Il y a bien l quelque chose de Plotin, qui a produit

    lquation nature = contemplation ( la nature est dans la perception delle-mme 12). Mais

    cest plutt dans luvre gniale dun contemporain de Portmann que lon trouvera les

    meilleures armes pour montrer la ralit biologique de ce qui pourrait apparatre comme une

    thse mtaphysique tournant en roue libre. Ce contemporain, qui lisait Portmann et quePortmann lui-mme lisait, cest Raymond Ruyer. Toute la philosophie biologique de Ruyerest tendue vers la critique du modle thtral qui prsiderait la gense des formes. Comme si

    les formes vivantes tenaient leur unit vitale, leur cohsion organique, leur adestance 13, du

    fait dtre perues comme des touts par un spectateur extrieur. Il sagissait dans le fond pour

    Ruyer den finir avec le fameux principe de Berkley ( tre, cest tre peru ) pour concevoir

    un spectacle sans spectateur , un voir sans yeux 14.

    Ruyer na de cesse de montrer que la forme organique possde en elle-mme son unit

    formelle, indpendamment des regards poss sur elle :

    les embryons jeunes, les vgtaux, les unicellulaires, nont pas dyeux, et peuvent

    ntre vus par aucun il ; ils nen sont pas moins des units actives, fort diffrentes dela fausse unit toute conventionnelle des dcors de thtre non regards 15.

    Cette distinction entre une unit trompeuse ou illusoire et une unit active ou vivante, montre

    bien qu linstar de Portmann, Ruyer nentend pas la forme comme un tat de chose, comme

    un agrgat de parties, partes extra partes, mais plutt comme une unit intensive ou

    expressive qui tient en elle sa cohrence propre, son individuation souveraine. A linverse, la

    forme simplement extensive ne tient son unit que par une espce de synthse visuelle

    extrieure, la manire dont la disposition illusionniste des lments dun dcor de thtre

    nest efficace quen fonction de la position du spectateur.

    Il faut revenir un certain ralisme, tout fait assum : les choses existent en-dehorsde ma perception. Voir, cest bien recevoir des impressions lumineuses sur la rtine,

    autrement dit sur un tissu vivant. Mais ce tissu, en tant que vivant, possde dj une forme,

    une certaine cohrence propre, une unit organique. Soient trois objets a, b, c se projetant sur

    ma rtine :

    Il faut bien que lensemble abc existe absolument dans laire visuelle (de mon

    cerveau) comme une unit formelle qui na pas besoin dun nouveau scanning, dunnouveau balayage crbral, pour se saisir elle-mme. Cet exister-ensemble est donn

    la sensation visuelle par le tissu vivant qui, lui, se dfinit ainsi primitivement. Il est

    donc absurde dexpliquer lexistence par la perception, la forme par limage, alors que

    cest la perception, et limage consciente, qui ne sont explicables que par le modedexistence, comme forme absolue et primaire, de lorganisme. Limage perceptive,

    comme les caractres tre vus, suppose la forme vivante et les caractres

    organiques primaires. Cest tout lorganisme qui est capable de percevoir, cest--

    dire de rendre conscient de lui-mme nimporte quel ensemble de stimuli extrieurs,

    parce que tout lorganisme est une surface ou un volume absolu, une forme existant

    12Voir le fameux Trait 30, Sur la contemplation (Ennades, III, 8) de Plotin.13Pour parler comme R. Chambon, qui a produit lun des meilleurs commentaires de Ruyer. Voir R. Chambon,

    Le monde comme perception et ralit, Paris, Vrin, 1974, p. 33.14R. Ruyer, Paradoxes de la conscience et limites de lautomatisme, Paris, Albin Michel, 1966, p. 15.15Id.,La gense des formes vivantes, Paris, Flammarion, 1958, p. 207.

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    par elle-mme, qui na qu se prter cet ensemblepour le faire participer son mode

    dtre une vraie forme 16.

    Les organes des sens nont donc pas le monopole de la perception. Cest tout tissu organique

    qui est capable de percevoir, et cest pour cela justement, crit Ruyer, quil est

    naturellement capable aussi, de se disposer de lui-mme en spectacle tre vu . Toutecellule ou tout tissu est [donc]capable de perception. La forme dun protozoaire, aussi bienque la forme dun embryon humain, ou dun homme adulte, dans la mesure o il nest pas

    entirement devenu machine fonctionnante, secomporte et seperoit : selfenjoyment.

    Ruyer prend lexemple des plumes somptueuses du faisan Argus. Elles sornent dun

    motif trs complexe fait de lignes et docelles composes uniquement de lignes parallles.

    Ce motif est proprement parler un thme , au sens dune forme unitaire en soi, qui se

    possde, qui existe absolument et domine les phnomnes chimiques qui le ralisent le long

    de chaque barbule . Exactement de la mme manire, Portmann ne cessait de clamer que

    lexplication du processus chimique qui prside la coloration dune plume ne dit rien du

    sens de cette couleur, autrement dit de son apparence singulire17. Autant la couleur de la

    plume que son motif doivent tre tenus non pour un rsultat mcanique mais bien pour une

    formation thmatique : une forme expressive. Car il faut bien reconnatre lexistence, dans la

    formation du motif, dune espce dauto-vision ou dauto-perception (il faut savoir o va le

    motif), sans que cette formation soit oblige de prendre du recul, comme le peintre dun

    dcor de thtre se mettant de temps en temps la place du spectateur futur pour juger de

    leffet . Il y a l comme une perception immanente, mme le motif : une perception

    premire, sans il. Ruyer appelle cela une surface absolue .Mais Ruyer montre que la formation du dessin sur la plume est de la mme nature,

    mieux : constitue le mme phnomne que la perception extrieure du dessin par la

    femelle ou nimporte quel autre congnre : tous deux sont en position de surface absolue ,

    tous deux sont une seule et mme apparence expressive. Lune a lieu sur une plume, lautresur une rtine ou son correspondant cortical, mais toutes les deux consistent en un thme

    formel qui seperoit avant dtre peru, qui est, peru , comme lcrit souvent Ruyer.

    Cest la preuve que la plume, ou nimporte quel tissu vivant, ne diffre pas

    essentiellement dune rtine ou dun cortex, la preuve que tout organisme en

    dveloppement est un champ de thmes formels qui se ralisent, se dessinent en lui

    directement, quil est modul par des thmes formels, les aires sensorielles ayantsimplement la proprit particulire dtre modules par des structures dj ralises

    dans le monde extrieur par dautres organismes ou dautres complexes naturels 18

    ce que Ruyer nomme perception ou conscience secondaire 19

    . Une telle surface (autrementappele domaine absolu 20) nest pas une simple tendue ou un corps physique rductible

    la somme de ses parties ; cest un centre actif, qui possde sa propre unit immanente, qui

    sauto-positionne. Une forme na pas besoin pour se possder elle-mme de se poser en

    dehors delle-mme comme une sorte dimage et dtre sa propre reprsentation. Elle na qu

    tre elle-mme . Il est tout fait significatif que le philosophe en vienne trs souvent parler

    de tableau : car il faut laspect phnomnal mais non le spectateur, en sorte quil faudrait

    16Ibid., p. 208-209.17Voir par exemple A. Portmann,Die Tiergestalt, op. cit. (trad. cit., p. 200-201).18R. Ruyer,La gense des formes vivantes, op. cit., p. 211.19Voir entre autresElments de psycho-biologie, Paris, Puf, 1946, p. 21-51 etpassim.20Comme parle Raymond Ruyer partir de son ouvrage :No-finalisme, Paris, Puf, 1952, p. 95-131.

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    parler dun tableau en soi , sans aucun sujet spectateur ponctuel qui en produirait lunit

    expressive.

    *

    Invoquer avec Raymond Ruyer une espce de selfenjoymentdes apparences animalespourrait nanmoins nous exposer un contresens fcheux, qui prterait aux apparencesanimales quelque chose comme un pur fonctionnement interne et qui ferait disparatre

    purement et simplement toute extriorit. Qui plus est, lipsit que porte en lui le concept de

    prsentation de soi, dauto-prsentation (Selbstdarstellung), pouvait porter comprendre le

    mouvement expressif comme expression dun sujet, sans considration pour la destination de

    cette expression. Les apparences, pour reprendre les mots de Portmann, ne sont peut-tre pas

    destines arriver , mais elles sont bel et bien envoyes . Le concept dapparence

    inadresse nest pourtant pas un concept ultime qui viendrait parachever presque

    mystiquement un raisonnement thorique, mais bien plutt un lment minemment

    opratoire qui permet de poser de nouveaux problmes. Et cest la pense portmannienne qui

    porte en elle les nombreux germes pour dpasser lide sans doute un peu courte d envoisdans le vide . Cest que Portmann a parfaitement saisi quun concept dexpression ne pouvait

    sentendre rigoureusement sans faire intervenir le monde, ou un certain concept de mondanit.

    L o le sens commun comme les sciences du vivant veulent voir un rapport de priorit

    organique entre le mtabolisme et le fonctionnement organique dune part, et les apparences

    dautre part, le zoologue suisse osait inverser une telle prsance, prcisment au titre dune

    exposition au monde :

    Et si (les caractres de lautoprsentation) taient lessentiel ? Si les tres vivants

    ntaient pas l afin que soit pratiqu le mtabolisme, mais pratiquaient le

    mtabolisme afin que la particularit qui se ralise dans le rapport au monde etlautoprsentation ait pendant un certain temps une dure (Bestand) dans le

    monde ? 21

    Ce monde na rien dun contenant ou dun espace vide qui accueillerait des expressions

    animales. Ce nest pas dans le monde que ces dernires ont lieu ; ce nest pas un monde qui

    sexprime en elles, mais plutt lexpression qui devient monde, qui fait monde. Parler ici de

    monde cest donner cette expression une extension, une dimensionnalit irrductible toutmilieu ou tout espace vital. Se constitue un monde prcisment quand les apparences oprent

    un changement dchelle, se dploient dans ce que Portmann nomme tour tour un horizon

    plus large , un systme de rfrence plus large :

    Les motifs de la crevette transparente Periclimenes et les dessins multiformes des

    opisthobranches ne sont pas des ornements qui seraient surimposs une forme

    fonctionnelle. Ils sont tout aussi peu des ornements que ne le sont les aplats de couleur

    et les lignes rigoureuses de Piet Mondrian ou les hiroglyphes nigmatiques des

    dernires uvres de Paul Klee. Ce sont des laborations dans lesquelles un tre

    plasmatique de structure submicroscopique spcifique se prsente selon sa

    particularitdans un ordre de grandeur plus lev. Cet ordre de grandeur plus lev

    est le royaume o les organismes laborent, selon des lois particulires, des

    configurations destines apparatre, le domaine dans lequel a lieu, en

    21 A. Portmann, Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung , art. cit. ( Lautoprsentation,

    motif de llaboration des formes vivantes , trad. cit., p. 157).

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    correspondance avec cette autoprsentation optique, la merveille de la vision en

    images 22.

    Cet ordre de grandeur plus lev nomme prcisment ce pur plan expressif, cette

    Expression qui nest plus fonctionnelle, territoriale ou mme lmentaire23, mais cosmique ou

    mondaine. Seul le monde, seul le cosmos peut donner lchelle de cet horizon plus vaste que ne cesse dinvoquer Portmann pour comprendre les formes animales. Cest par leursparures (cosmtique) que les animaux stendent aux dimensions du monde (cosmique). Cest

    comme devenir-monde que les formes animales donneront consistance un champ de

    lapparatre en soi.

    *

    Ds lors, quand Portmann parle dun royaume ou dun domaine dans lequel a

    lieu () la merveille de la vision en images 24, les apparences se sont dfinitivement

    constitues en un plan expressif autonome, qui na plus rien voir avec une relation de sujet

    objet, mais qui na plus rien voir non plus avec un substrat organique. Cest bien cetteexpressivit qui permet daller au-del des dmonstrations de Ruyer qui, pour autant quelles

    se dprenaient de toute ide dorgane de la perception ( perception seconde ) nen restaient

    pas moins attaches une inscription organiquede la perception, ft-elle primaire . Mais

    si lapparatre dessine un champ expressif, un apparatre en soi 25, imperceptible en droit,

    alors lapparence inadresse nest plus seulement un concept biologique mais bien un principe

    transcendantal. Il nen devient pas pour autant inconsistant, perdu dans les brumes de

    lidalit26. De fait, le plan quil trace ne peut tre pens que comme champ de lumire :

    Dans un horizon largi, le non-fonctionnel peut galement trouver place ; il

    appartient au domaine lumineux : cest une apparence dans la lumire. Ltudephysique des particules et des processus lmentaires nous rappelle que ce domaine

    lumineux, o les choses peuvent tout simplement apparatre au sens originaire du

    mot, pose aussi constamment des questions nouvelles au physicien 27.

    Lexpression dans la lumire pourrait prter confusion, puisque cette dernire ne saurait

    tre considre comme une condition des apparences, mais bien comme leur consistance

    mme : une apparence en lumire. Philosophiquement, il revient Bergson plus exactementun Bergson relu par Deleuze et largement teint par Spinoza davoir instaur un tel plan de

    lumire en soi28. Nous faisons videmment allusion ltonnante ouverture du premier

    22Ibid.(trad. cit., p. 164, nous soulignons).23 Elmentaire au sens des quatre lments : les poissons vivent dans leau, les oiseaux dans lair, les

    mammifres sur terre, etc.24Id., Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung , art. cit. ( Lautoprsentation, motif de

    llaboration des formes vivantes , trad. cit., p. 164).25Pour rependre le trs beau concept de Pierre Montebello propos de Deleuze : voir son Deleuze, Paris, Vrin,

    2009, p. 213-242 : Le paradoxe de lapparatre en soi ). Lauteur tournait dj autour de cette notion, mais

    sans la penser aussi distinctement dansNature et subjectivit, Grenoble, Jrme Millon, 2007.26On revendique un sens explicitement deleuzien du concept de transcendantal. Deleuze na cess daffirmer la

    ralit de ce champ transcendantal impersonnel.27 A. Portmann, Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung , art. cit. ( Lautoprsentation,

    motif de llaboration des formes vivantes , trad. cit., p. 162). La confrence Eranos de Portmann de 1956 tait

    tout entire consacre ce thme de la lumire. Voir Id.,Aufbruch der Lebensforschung, Franckfort, Suhrkamp

    Verlag, 1965 (trad. it.,Le forme viventi, Milan, Adelphi, 1969, p. 45-73).28Tel est, du point de vue de lhistoire de la philosophie, le parcours que reprend P. Montebello, dans Deleuze,

    op. cit, p. 220-232.

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    chapitre de Matire et mmoire. Bergson part de lhypothse, ou plutt de la fiction

    ( supposons ) dun monde entirement fait dimages en soi . Image nomme ici

    lensemble de ce qui apparat. Toute chose est image. Mais, commente Deleuze, comment

    parler dimages en soi qui ne sont pour personne et qui ne sadressent personne ? comment

    parler dun Apparatre, puisquil ny a mme pas dil ? []Nous navons pour le moment

    que des mouvements, appels images pour les distinguer de tout ce quils ne sont pas encore.Pourtant, cette raison ngative nest pas suffisante. La raison positive est que le plandimmanence est tout entier Lumire 29. Si les images, poursuit Deleuze, napparaissent pas

    quelquun, cest--dire un il, cest parce que la lumire nest pas encore rflchie ni

    arrte et, se propageant toujours, [nest]jamais rvle. En dautres termes, lil est dansles choses, dans les images lumineuses en elles-mmes 30. Deleuze a parfaitement saisi la

    nature non transcendante de cette lumire, dans une opposition avec le platonisme latent

    propre toute lhistoire de la philosophie aussi bien quavec la phnomnologie :

    Il y l une rupture avec toute la tradition philosophique, qui mettait plutt la lumire

    du ct de lesprit, et faisait de la conscience un faisceau lumineux qui tirait les choses

    de leur obscurit native. La phnomnologie participait encore pleinement de cette

    tradition antique ; simplement, au lieu de faire de la lumire une lumire dintrieur,

    elle louvrait sur lextrieur, un peu comme si lintentionnalit de la conscience tait le

    rayon dune lampe lectrique ( toute conscience est conscience dequelque chose ).

    Pour Bergson, cest tout le contraire. Ce sont les choses qui sont lumineuses par elles-

    mmes, sans rien qui les claire : toute conscience estquelque chose, elle se confond

    avec la chose, cest--dire avec limage de lumire. Mais il sagit dune conscience en

    droit, partout diffuse et qui ne se rvle pas. []Ce nest pas la conscience qui estlumire, cest lensemble des images, ou la lumire, qui est conscience, immanente

    la matire 31.

    Une lumire non rvle. Cette lumire nest pas plus thologique quelle nest physique : ni

    lumire divine, ni lumire naturelle conue comme lment. Le concept est proprement

    paradoxal, puisquil faut bien la lumire du phnomne mais il ne faut pas que cette lumire

    prcde le phnomne ; penser une lumire qui ne soit plus une condition (de visibilit

    physique aussi bien que dintelligence mtaphysique) mais une Expression : lumire de

    lapparence et non lumire danslaquelle les apparences auraient lieu.

    Linvocation de tous les phnomnes de bioluminescence ne saurait tre un contre-

    argument. Ce phnomne fascinant, extrmement courant chez les tres des grands fonds

    poissons, mduses, poulpes , semblerait prcisment contrevenir la perception de droit

    quimplique toute apparence inadresse, et au-del toute lumire non rvle puisquil parat

    rintroduire de la lumire comme condition dune apparence visible. Il appert pourtant que labioluminescence ne sert en rien lapparatre des formes vivantes. Les tres des profondeurs

    passent le plus clair de leur temps dans lobscurit totale, et ce nest le plus souvent que par

    une stimulation externe quils silluminent. Cette stimulation correspond des fonctions tout

    fait dtermines : lattraction de proie, la protection contre des prdateurs, lclairage enfin.

    Mais jamais la bioluminescence ne sert lapparence comme condition de perception dun

    individu32.

    29G. Deleuze, Cinma I. Limage-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 88.30Ibid., p. 89, citant Bergson,Matire et mmoire, Paris, Puf-Ed. du Centenaire, 1959, p. 186.31G. Deleuze, Cinma 1, op. cit., p. 89-90.32 Voir par exemple Anne-Marie Bautz, La bioluminescence chez les animaux , Bulletin de l'Acadmie

    Lorraine des Sciences 2005, 44 (1-4).

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    *

    Un tel plan expressif de lumire na plus aucun substrat. Le risque dj dnonc plus

    haut serait de croire un substrat organique des apparences expressives ; ce qui ne signifie

    pas pour autant que ce plan expressif est davantage physique, puisque sa lumire ne relve pasdune condition naturelle de visibilit, mais sans rien avoir dune lumire transcendante.Autant dire quil ne sert rien de vouloir expliquer positivement les apparences par leur

    inscription sur une strate suppose plus profonde comme si leur inscription consciente

    sexpliquait par leur inscription organique qui elle-mme sexpliquait en dynamismes

    physico-chimiques si lon ne cherche pas les impliquer dans toute lpaisseur de la

    stratification cosmique. Le plan expressif est toujours une coupe transversale dans cette

    stratification et sa classique diffrenciation en couches physico-chimique (la matire),

    organique (le vivant) et psychique (le symbolique). Tel est bien le cadeau inou que nous fait

    Portmann avec le concept dapparence inadresse, un cadeau qui est tout autant une exigence

    proprement philosophique : la possibilit de renaturer les phnomnes expressifs, de rendre

    la nature leur puissance expressive, condition, bien entendu, que cette nature nesentende plus au sens moderne, post-kantien, dune rductibilit lorganique et au physico-

    chimique, sans pour autant retomber dans les affres dune philosophie naturelle

    mconnaissant toute science positive, ou pire, dans lillusion dune transcendance qui

    viendrait lhabiter33.

    Bertrand Prvost

    Universit Michel de Montaigne-Bordeaux 3 - EHESS

    33Dans un livre rcent, La manifestation de soi. Elments dune critique philosophique de lutilitarisme, Paris,

    La Dcouverte, 2010, Jacques Dewitte se sert de la pense portmanienne (dont il est un des rares spcialistes,

    sinon le seul) pour jeter quelques hypothses en faveur dune esthtique gnrale voire dune thorie de la

    culture (au travers, notamment, des questions de la guerre, de lornement, de luvre architecturale tirant parti,

    au passage, du dossier des uvres conues ad majorem Dei gloriam ). Mais il nous semble que le point de

    vue conomique et pragmatique qui donne forme au questionnement, sous lalternative cot/gratuit,

    utilit/inutilit ne permet pas de bien poser le problme, puisquil en rate la dimension proprement mtaphysique

    mais une mtaphysique entendre comme philosophie naturelle (mta-physique, prcisment). Les choses se

    compliquent davantage encore quand il appert que le point de vue conomique dpend lui-mme dun horizon

    phnomnologique (tout fait revendiqu par lauteur, au demeurant), et qui trouve tout son sens dans lidedune gratuit originaire, dun don ontologiquement premier, dans lesprit bien phnomnologique dun Es gibt.

    Le problme est que cest cela mmequi doit tre expliqu, et qui na en soi aucune valeur explicative.